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plus ou moins philo - Page 30

  • De la démocratie à l’esclavage

    Dans le livre VIII de La République, Socrate dialogue avec les frères de Platon, Glaucon et Adimante, à qui il expose sa théorie de la dégradation des régimes politiques. Au régime parfait à ses yeux, l’’aristocratie, succède d’’abord la timarchie, constitution fondée sur l’’honneur guerrier qui apparaît lorsque les aristocrates délaissent la sagesse. Puis oligarchie, démocratie et tyrannie s’’enchaînent en vertu d’’un mécanisme implacable.
    Dans l’’oligarchie, les aristocrates délaissent cette fois l’’honneur au profit d’’une quête de la richesse. Cette domination de l’’or accroît les inégalités et les injustices, entraînant la révolte du peuple contre la noblesse et l’’établissement de la démocratie. Dans cette dernière, le peuple s’’enivre de liberté et refuse progressivement toute forme d’’autorité. Il porte au pouvoir les flatteurs qui lui promettent n’’importe quoi et refuse d’’obéir à ceux qui lui prêchent l’’effort et la recherche du Bien commun. Finalement, la ruine générale qui résulte de la mauvaise gestion démocratique conduit le peuple à s’’abandonner à un sauveur qu’’il choisit parmi les pires démagogues. Celui-ci va alors accaparer tous les pouvoirs et toutes les richesses… La tyrannie est établie.
    L’’extrait que nous avons choisi décrit la décadence démocratique puis le passage de la démocratie à la tyrannie. Son actualité, sensible à chaque ligne, nous convainc de la permanence des lois de la physique sociale. Maurras, auteur de textes comme L’’Amitié de Platon ou De Demos à César, saura se souvenir de la leçon platonicienne. Quant à l’’histoire des derniers siècles, elle nous fournit avec les deux Bonaparte succédant l’’un à la Révolution de 1789, l’’autre à celle de 1848, ou avec Adolf Hitler succédant à la République de Weimar, un nombre suffisant d’’exemples concrets de ce lien nécessaire entre démocratie et tyrannie.
    Stéphane Blanchonnet

    « Lorsqu’’une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s’’enivre de ce vin pur au delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d’’être des criminels et des oligarques.
    –- C’’est assurément ce qu’’elle fait, dit-il.
    –- Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d’hommes serviles et sans caractère ; par contre, elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l’air de gouvernés et les gouvernés qui prennent l’air de gouvernants. N’’est-il pas inévitable que dans une pareille cité l’’esprit de liberté s’’étende à tout ?
    –- Comment non, en effet ?
    –- Qu’’il pénètre, mon cher, dans l’’intérieur des familles, et qu’’à la fin l’’anarchie gagne jusqu’aux animaux ?
    –- Qu’’entendons-nous par là ? demanda-t-il.
    -– Que le père s’’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’’égale à son père et n’’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’’il veut être libre, que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque et l’’étranger pareillement.
    –- Oui, il en est ainsi, dit-il.
    –- Voilà ce qui se produit, repris-je, et aussi d’’autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s’’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d’’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques.
    –- C’’est tout à fait cela.
    –- Mais, mon ami, le terme extrême de l’’abondance de liberté qu’’offre un pareil État est atteint lorsque les personnes des deux sexes qu’’on achète comme esclaves ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetées. Et nous allions presque oublier de dire jusque’’où vont l’égalité et la liberté dans les rapports mutuels des hommes et des femmes.
    –- Mais pourquoi ne dirions-nous pas, observa-t-il, selon l’’expression d’’Eschyle, “ce qui tantôt nous venait à la bouche” ?
    –- Fort bien, répondis-je, et c’’est aussi ce que je fais. À quel point les animaux domestiqués par l’’homme sont ici plus libres qu’’ailleurs est chose qu’’on ne saurait croire quand on ne l’’a point vue. En vérité, selon le proverbe, les chiennes y sont bien telles que leurs maîtresses ; les chevaux et les ânes, accoutumés à marcher d’’une allure libre et fière, y heurtent tous ceux qu’’ils rencontrent en chemin, si ces derniers ne leur cèdent point le pas. Et il en est ainsi du reste : tout déborde de liberté.
    -– Tu me racontes mon propre songe, dit-il, car je ne vais presque jamais à la campagne que cela ne m’’arrive.
    –- Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu’ils rendent l’’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’’indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s’inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n’’avoir absolument aucun maître.
    –- Je ne le sais que trop, répondit-il.
    -– Eh bien ! mon ami, repris-je, c’’est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense.
    –- Juvénile, en vérité ! dit-il ; mais qu’’arrive-t-il ensuite ?
    –- Le même mal, répondis-je, qui, s’’étant développé dans l’’oligarchie, a causé sa ruine, se développe ici avec plus d’’ampleur et de force, du fait de la licence générale, et réduit la démocratie à l’’esclavage ; car il est certain que tout excès provoque ordinairement une vive réaction, dans les saisons, dans les plantes, dans nos corps, et dans les gouvernements bien plus qu’’ailleurs.
    –- C’est naturel.
    -– Ainsi, l’’excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l’’individu et dans l’’État.
    –- Il le semble, dit-il.
    –- Vraisemblablement, la tyrannie n’’est donc issue d’’aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d’’une extrême et cruelle servitude. »
    PLATON
    La République, Livre VIII, 562-564
    Traduction de E. Chambry (Librairie Garnier Frères)
    L’’Action Française 2000 du 31 août au 6 septembre 2006

  • La pensée de Klages

    Voici une philosophie qui nous paraît de plus en plus étrange au fur et à mesure que tout en nous et hors de nous devient machine.
    Quelques grands penseurs, dont Nietzsche après Goethe, ont compris à la fois l’importance de la vie en tant que qualité et le risque auquel s’exposait l’humanité en réduisant la vie à ce que la science objective peut nous apprendre à son sujet. Au moins un grand philosophe contemporain, Ludwig Klages, aura fait l’effort de penser la vie en tant que qualité, dans le cadre d’une oeuvre comparable à celle de Hegel par son ampleur, son architecture et sa rigueur.
    Seule la vie peut reconnaître la vie, dit en substance Klages. Le regard qui porte en guise de verres une grille mécaniste ne peut voir que des rouages et des forces. Les êtres vivants ne sont que des machines en mouvement si nous les regardons d’un regard qui ne peut et ne veut voir en eux que des rouages et des forces. Ils ont une âme si nous les regardons nous-mêmes d’un regard animé. Et s’il y a des raisons de penser que nous projetons notre âme en eux, il y en a encore plus d’affirmer que les lois quantitatives que nous croyons y apercevoir sont de pures constructions de notre esprit.
    «Le corps vivant, écrit Ludwig Klages, est une machine dans la mesure où nous le saisissons et il demeure à jamais insaisissable dans la mesure où il est vivant. [...] De même que l’onde longitudinale n’est pas le son lui-même mais l’aspect quantifiable du support objectif du son, de même le processus physico-chimique dans le corps cellulaire n’est pas la vie elle-même de ce corps mais le résidu quantifiable de son support objectif.» Pour bien comprendre cette citation, il faut noter que le verbe allemand begreifen, traduit par saisir, désigne, dans le contexte où il est employé, l’acte de l’esprit analytique, réducteur, par opposition à l’acte de l’âme. Quand Klages écrit que le vivant est insaisissable, (unbegreiflich) il ne veut pas dire qu’il est inconnaissable, mais qu’il est, en tant que vivant, hors de la portée de l’esprit qui analyse. La distinction faite ici entre l’âme capable d’établir un rapport intime avec la vie, et l’esprit condamné à n’en saisir que le support objectif, renvoie à un dualisme métaphysique où l’esprit apparaît comme l’adversaire irréductible et éternel de la vie. En raison de la rigidité qui la caractérise, cette partie de la pensée de Klages est peut-être la moins intéressante.
    Le rapport entre la vie et l’esprit prend aussi la forme d’un dualisme psychologique qui présente le plus grand intérêt, même pour celui qui n’en accepte pas les présupposés métaphysiques. L’âme est unie au corps par un lien encore plus étroit que l’union substantielle d’Aristote. L’âme est le sens du corps et le corps est le signe de l’âme. Le corps exprime donc l’âme. En ce sens, l’âme est à la périphérie du corps plutôt qu’en son centre. D’où l’importance pour Klages de tous les modes d’expression du corps, de l’écriture par exemple, «cette synthèse immobile des mouvements de l’âme.»
    L’esprit est l’adversaire de l’âme. Ils cohabitent dans le moi. L’âme est la source des mobiles de libération (abandon, amour, création) tandis que l’esprit, siège de la volonté, est la source des mobiles d’affirmation de soi (activité, extériorité, intelligence qui glace et décompose). Pendant longtemps, l’âme et l’esprit ont cohabité dans l’équilibre et l’harmonie. L’avènement de la philosophie grecque classique a marqué la rupture de l’équilibre en faveur de l’esprit. D’où, toujours selon Klages, la montée, en Occident du moins, d’un ascétisme vengeur à l’égard de la vie et d’une forme de connaissance centrée sur le concept et la saisie intellectuelle plutôt que sur l’âme et sur les images, qui sont l’âme des événements cosmiques. Comparant l’Occident à l’Orient, Klages dira qu’en Occident, l’esprit a désanimé le corps, tandis qu’en Orient il a désomatisé l’âme.
    La conception mécaniste du monde et le règne de la technique sont aux yeux de Klages la conséquence ou la manifestation de l’hypertrophie de l’esprit, à laquelle correspond dans l’action une importance démesurée des mobiles volontaires ou d’affirmation de soi.
    Pendant ce temps, l’âme subit à l’intérieur de l’homme un sort semblable à celui de la vie sur la planète terre: elle se rétrécit comme une peau de chagrin, et avec elle disparaît le seul mode de connaissance de la vie que possède l’être humain.
    La vie est inconcevable. On l’éprouve. On ne la définit pas. Mais on peut réfléchir sur la vie qu’on éprouve et élaborer à partir de cette réflexion une science de la vie qui ne devra rien à la saisie intellectuelle.
    La connaissance vitale est l’éveil de l’âme. La sensation proprement dite appartient au corps; elle ne saisit que des différences d’intensité, non de qualité. Elle n’existe pas à l’état pur. Elle est toujours associée à la contemplation, ou intuition (schauen, en allemand). Celle-ci appréhende les qualités et les âmes.
    Klages semble renouer avec l’animisme. Alors que nous avons tendance à chosifier les réalités vivantes, il a plutôt tendance à rendre leur âme à des réalités qu’il préférera appeler événements plutôt que choses. «Toute âme, écrit-il, ne peut se réaliser qu’en s’incarnant dans un corps. Toute apparence sensible est nécessairement animée. [...] L’ensemble du monde des qualités, et par conséquent aussi des images, existe dans l’événement pur. Mais à l’état de non-délivrance. Il se transforme en apparition grâce au fait de l’union de cet événement cosmique avec les âmes». Ainsi donc, la métaphore qui est au centre de la philosophie klagésienne de la connaissance est celle de l’enfantement. L’âme accouche de l’événement qui s’est déposé en elle, inachevé.
    Le sentiment d’étrangeté que nous éprouvons en face d’une telle théorie commence à se dissiper dès lors que nous nous tournons vers des formes de rapport au monde ou à la vie, qui sont de la plus haute importance pour nous, mais dont les théories de la connaissance les plus accréditées, toutes fondées sur la saisie intellectuelle, sont incapables de rendre compte. Voici le chat qui, au premier beau jour du printemps, va se percher à l’endroit précis, la clôture de votre jardin par exemple, d’où il pourra vous briser le coeur par son abandon à la joie de vivre. Un rayon de soleil tombant sur un tableau, un meuble, un plat de fruits peut avoir le même effet sur nous; un coucher de soleil et un visage aimé à plus forte raison. Que seraient nos existences sans ces petites extases que nous vivons comme autant de miracles au coeur de notre vie quotidienne? N’avons-nous pas dans ces moments le sentiment que s’opère une fusion entre notre âme et le monde, au terme de laquelle l’événement, qui ne nous était que présenté devient, enfanté par notre âme, une présence? Il existe, précise Klages, un lien polaire entre l’événement et l’âme, lesquels sont attirés l’un vers l’autre comme l’oiseau migrateur est attiré par son aire de nidification.
    «C’est l’image de l’eau qui pousse le caneton vers la mare, c’est l’image de la bien-aimée, du ciel et des astres qui fait rêver et chanter le poète.» C’est l’image du paysage familier qui nous attirera, tel un aimant, nous dispensant de faire un effort de volonté pour partir en promenade. De la même manière, c’est l’image de la cuisine, si elle est vivante, qui nous tirera du lit le matin. Si notre environnement physique et symbolique était omni-vivant, nous pourrions nous acquitter de nos tâches quotidiennes avec un minimum d’efforts de volonté.
    L’âme liée à l’événement vivant par lien polaire est fécondée par lui en même temps qu’elle le féconde. Elle reçoit de lui l’énergie grâce à laquelle elle se dirige vers lui. Voilà pourquoi nous revenons reposés d’une promenade dans un lieu, attrayant pour l’être vivant que nous sommes. Ce lieu peut être aussi bien un paysage sauvage qu’une ville comme Paris, où l’on marcherait indéfiniment sans fatigue, parce qu’on y est porté, telle une embarcation légère sur la mer, par une succession de sensations agréables et vivifiantes.
    Le lien polaire constitue l’essentiel d’une existence comme celle de Chouinard ou d’Ulysse. Sa disparition progressive est un facteur de déshumanisation en même temps que de dévitalisation. Son absence totale enlève tout sens à la vie. Quand, après avoir évoqué un environnement urbain privé des couleurs et des rythmes de la vie, Mumford note que la volonté de vivre elle-même est vaincue («the will to live is defeated») il pense et sent comme Klages. Peut-être même nous donne-t-il ainsi la seule bonne explication du suicide dans nos sociétés riches et hautement technicisées, et non seulement du suicide, mais de toutes ces morts lentes que nous appelons santé et longévité.
    http://www.voxnr.com/cc/dh_autres/EFZlFppFupxsEgEpVS.shtml

  • Les anti-Lumieres

    Dans un ouvrage, le ministre de l'éducation nationale Vincent Peillon écrit « La révolution implique l'oubli total de ce qui précède la révolution. Et donc l'école a un rôle fondamental, puisque l'école doit dépouiller l'enfant de toutes ses attaches-pré-républicaines pour l'élever jusqu'à devenir citoyen. Et c'est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l'école et par l'école, cette nouvelle église avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelle tables de lois ». Dans cette phrase caractéristique de l'esprit des Lumières on prône donc l'oubli total de ce qui précède, de dépouiller l'individu de son passé, de tout ce qu'a transmis la famille, pour créer un citoyen c'est à dire un homme nouveau conçu par l'État et conforme à l'idéologie républicaine.
    Laurence Rossignol, sénatrice PS déclarait : « Les enfants n'appartiennent pas à leurs parents, ils appartiennent à l'État ». Les anti-Lumières, sans être explicitement des défenseurs de la famille, s'opposent radicalement à cette nouvelle vision de l'homme, c'est à dire créer un homme abstrait coupé de tout aspect charnel et de toute tradition et historicité comme Platon créait un monde des idées en se coupant du monde sensible. Pour les anti-Lumières l'homme appartient charnellement à une communauté historique de la terre et des morts, du sang et du sol.
    Ce débat feutré entre intellectuels et universitaires prend une tournure radicale sur le plan politique. L'Étude des anti-Lumières permet d'approfondir par symétrie les idées des Lumières. Pour les tenants actuels des Lumières, la France commence à la révolution, puisque selon leur idéologie on fait table rase du passé, et on ne l'appelle pratiquement plus que la République. La pensée des anti-Lumières a été essentiellement une pensée réactive dans un premier temps contre la révolution française pour ensuite fonder l'idée d'un nationalisme moderne.
    Globalement les anti-Lumières s'opposeront à l'idée de raison, cette dernière n'ayant été jamais vraiment définie, si ce n'est l'opposer aux préjugés et à la tradition. L'histoire a montré qu'on a tué massivement au nom de la Raison surtout lorsqu'elle était synonyme de sens de l'Histoire. Les anti-Lumières défendront les préjugés, l'autorité, la tradition, la hiérarchie, l'historicité, le plus souvent la religion même si la plupart de ceux-ci n'étaient guère croyants si l'on excepte le pasteur Herder. Ils vomiront tous la démocratie et l'idée d'égalité entre les hommes. Nietzsche a été un cas à part par son combat contre la religion et a été sans doute le plus talentueux pour ridiculiser l'idée d'égalité. Il associait dans le même mépris christianisme et démocratie.
    Edmund Burke
    Ce philosophe et politique irlandais a considéré la Révolution française comme la plus grande catastrophe de son époque. Il a développé son analyse dans « réflexion sur la Révolution de la France ». Burke a fait aussi une apologie de l'Ancien Régime. On ne peut faire atteinte à un ordre établi par l'Histoire.
    Burke n’a pas de mots assez durs contre cette révolution qui.veut « l'extirpation de la religion ». Il faut donc que les puissances chrétiennes abattent « le mauvais génie qui s'est saisi du corps de la France ». En 1789 la peste s'est installée en Europe. Le philosophe rejette l'idée du contrat social prôné par Rousseau. Pour ce grand conservateur, il faut impérativement préserver la hiérarchie sociale et la tradition. On ne fonde pas un système politique sur une raison abstraite et de plus mal définie. Il faut faire confiance aux constructions historiques de chaque peuple.
    Herder
    Ce pasteur Luthérien allemand n'a pas fait que geindre sur la révolution française et a fondé les bases du nationalisme. Son christianisme ne l'a pas empêché de défendre un germanisme virulent. En termes jungiens on peut dire qu'il a exprimé l'inconscient collectif allemand ou germanique où la supériorité du Germain ou des races nordiques semblait aller de soi. Il fait l'apologie de l'idée du peuple qui doit être préservé. Herder critique bien sur la raison desséchante face à la vitalité de l'instinct.
    Sa pensée pro-allemande devient même très anti-française sur le plan politique et même vis à vis du classicisme français.
    Le pasteur défend le préjugé qui vient de la tradition. L'ancien élève de Kant défend le sentiment religieux qui est devenu honteux pour les Lumières. Une nation doit conserver sa religion, sa langue, ses traditions... L'homme est le produit de ses ancêtres et non pas des institutions. La culture est première selon Herder. Toutes ces idées fonderont le nationalisme allemand et même français. Ces deux nationalismes se croiseront sans cesse au cours de l'Histoire. Maurras à la différence de Herder verra la supériorité de la culture gréco latine, mais le fond idéologique est semblable. L'Allemand a fondé l'historisme. Les ennemis de la pensée herderienne sont Voltaire, Rousseau et en Allemagne bien sur son ancien professeur Kant et ses valeurs universelles. Herder comme Burke dénonce l'universel au nom du particulier. Sa haine contre Voltaire vient aussi du fait que le Français était l'incarnation du rationalisme et de l'athéisme de plus anti-chrétien ce qui ne pouvait que révulser le pasteur. « Voltaire est le représentant typique de l'esprit philosophique de la modernité idéologique et de son corollaire, la décadence française ? La sénilité du XVIIIème siècle philosophique s'exprime dans la culture française de son temps, symbole en voie de dépérissement de tout un monde, un monde où « on raisonne », où on publie des dictionnaires et des encyclopédies, le monde d'un « esprit abstrait ! Philosophie à l'aide de deux idées, la chose la plus mécanique du monde ». Le tempérament français « n'est que faux-semblant et faiblesse ».
    « La philosophie de la langue française empêche donc la philosophie de la pensée ».
    La pensée politique de Herder pourrait s'annoncer ainsi « Aucun humain, aucun pays, aucun peuple, aucune histoire nationale, aucun État n'est pareil à l'autre, par suite donc le vrai, le beau et le bien n'y sont pas pareils. Si l'on ne cherche pas cela, si l'on prend aveuglément une autre nation pour modèle, tout est étouffé ». On a là une définition du relativisme culturel.
    Joseph de Maistre
    Savoyard puisque la Savoie n'était pas encore française, cet écrivain défendit l'idée du préjugé « digue contre la raison ». Le préjugé vient d'une tradition et préserve un peuple. Il écrivit aussi cette phrase qui deviendra un lieu commun pour la pensée nationale ou nationaliste.
    « J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes et je sais même grâce à Montesquieu qu'on peut-être Persan mais quant à l'Homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ».
    Il critique bien sur l'idée du contrat social de Rousseau. La société n'est pas une somme d'individus. L'individu seul n'est rien. Il faut une Autorité. La société est définit par ses traditions. La Religion par ses croyances communes soude une nation et crée la cohésion d'un peuple. Si les Lumières ont considéré le christianisme comme ennemi de la République, Maistre étant royaliste considère qu'il soutient le pouvoir monarchiste. Maistre est pour la hiérarchie et considère l'égalité comme une utopie néfaste. Il fut une référence pour les royalistes. Honoré de Balzac pour qui « les élections étaient un raz de marée de la médiocrité » fut influencé par le penseur savoyard. Finissons par un extrait écrit dans « Considérations sur la France de 1796 ».
    « Il y a dans la Révolution française un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu'on a vu et peut-être de tout ce qu'on verra. Il n'y a plus de prêtres, on les a chassés, égorgés, avilis, on les a dépouillés. Et ceux qui ont échappé à la guillotine, aux bûchers, aux poignards, aux fusillades, aux noyades, à la déportation, reçoivent aujourd'hui l'aumône qu'ils donnaient jadis. Les autels sont renversés, on a promené dans les rues des animaux immondes sous des vêtements de pontifes. Les coupes sacrées ont servi à d'abominables orgies. Et sur ces autels que la foi antique environne de chérubins éblouis, on a fait monter des prostituées nues ».
    Ernest Renan
    Ce Breton particulièrement brillant et doté d'une immense culture fut reçu premier à l'agrégation de philosophie. Pour lui « l'égalité est la plus grande cause d'affaiblissement politique et militaire qu'il y ait ». « Ne comprenant pas l'inégalité des races... la France est amenée à concevoir comme la perfection sociale une sorte de médiocrité universelle »
    Citons encore Renan : « s'il a pu être nécessaire à l'existence de la société, l'esclavage a été légitime ; car alors les esclaves ont été les esclaves de l'humanité, esclaves de l'œuvre divine ».
    « La nature a fait une race d'ouvriers, c'est la race chinoise... une race de travailleurs de la terre, c'est le nègre... une race de maitres et de soldats, c'est la race européenne ».
    « Le Nègre est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le Blanc ».
    Renan voit dans le christianisme « non la continuation du judaïsme mais bien une réaction contre l'esprit dominant du judaïsme opéré dans le sein du judaïsme lui-même ».
    « L'Islam n'est pas tombé sur une terre aussi bonne (l’Europe) a été en somme plus nuisible qu'utile à l'espèce humaine ».
    « L'inégalité est le secret du mouvement de l'humanité, le coup de fouet qui fait marcher le monde ». Pour le Breton qui a été professeur au Collège de France « un pays démocratique ne peut être bien gouverné, bien administré, bien commandé ».
    De tout ceci on peut dire que Renan en écrivant ne subissait pas la pression du politiquement correct qui nous terrorise de nos jours. L'écrivain conciliait l'amour de la petite patrie, la Bretagne et de la grande, la France. Il finira par accepter la République plus par patriotisme que par conviction. En écrivant « la vie de Jésus », il se braqua contre l'Église catholique. Il étudia « scientifiquement » Jésus et la Bible. Les laïcards de la république érigèrent un monument en son honneur inauguré par le « bouffeur de curés », le petit père Combes. Les catholiques de l'époque considèrent l'événement comme une provocation.
    Dans cette confrontation sur l'idée de l'homme, la philosophie des Lumières s'est imposée en France même si le pays a connu quelques soubresauts. Si les écrivains des anti-Lumières ne sont guère étudiés à l'école de la république il reste toujours la littérature dont vont se délecter tous ceux qui n'ont pas le comportement pavlovien de s'agenouiller lorsqu'ils entendent le mot « démocratie ». En France, les deux écrivains de cette mouvance les plus politiques du dernier siècle furent Barrés et Maurras. Lorsque le Lorrain Barrés écrit : « Aux sources les plus intimes du Moi, ce sont les grandes forces issues du passé que l'on se trouve contraint de reconnaître », son historicisme est à l'opposé de la tabula rasa de l'idéologie républicaine. Maurras quant à lui écrira : « La nation est la plus vaste des cercles communautaires qui soit (au temporel) solide et complet. Brisez-le et vous dénudez l'individu... ». Pour le Provençal, la nation n'est pas une somme d'individus mais les constitue. Cette pensée est dans la lignée des anti-Lumières. L'agnostique Maurras considérait que le catholicisme était nécessaire pour unifier la France.
    Actuellement notre république est confrontée au multi-culturalisme et vouloir gommer les particularismes culturels et religieux des allogènes comme on l'a fait pour les nationaux semble bien aléatoire. L'école de la république semble bien fragile face par exemple à un Islam conquérant et sans compromis. La grande lessiveuse de l'école républicaine comme le voulait le ministre de l'éducation nationale ne fonctionne plus comme avant.
    PATRICE GROS-SUAUDEAU

  • 2014: NKM ne sera pas élue maire de Paris

    Alors que 12,5 millions d’élèves font aujourd’hui leur rentrée des classes,  un sondage CSA pour RTL confirme que  les Français sont de plus en plus amères devant la dégradation de la qualité de l’enseignement en France, un indicateur parmi d’autres du déclin de notre pays.  58% des sondés  ne la jugent pas satisfaisante, en tête desquels  les plus âgés, les catégories populaires, les ouvriers, et les sympathisants de droite sont les plus nombreux. Là aussi, là encore, l’immigration de peuplement, la babélisation des établissements, la baisse de niveau  et les tensions qu’elle génère,  est pointée du doigt par les Français. Yves-Marie Cann, de l’institut CSA, l’a relevé implicitement au micro de RTL, réagissant à un autre résultat de cette enquête selon lequel là aussi 6 personnes sur 10  estiment que les professeurs n’ont pas les outils pour accomplir leurs missions, ne sont pas  assez bien formés.  M. Cann explique  que «  Du point de vue des Français, les professeurs aujourd’hui ne sont pas bien formés pour affronter des événements du type conflits entre les élèves ou même conflits entre les élèves et les enseignants sur des sujets comme la religion »…Qu’en termes choisis ces choses là sont dites…

     Pas bien formée pour affronter la gauche et représenter le peuple de droite : telle est aussi le problème de   Nathalie Kosciusko-Morizet à Paris pour les municipales,  qui tente de  porter la contradiction à  sa principale adversaire, la socialiste Anne Hidalgo.

     Pourtant, une lecture superficielle du dernier sondage Ifop pour le JDD publié en fin de semaine pourrait faire croire que NKM a réduit considérablement l’écart avec Mme Hidalgo, laquelle obtiendrait 36,5% des voix contre 35% pour la candidate de l’UMP au premier tour.  Dans la perspective d’un second tour qui opposerait les deux femmes, la socialiste l’emporterait par 52,5% des voix contre 47,5%.

     Petite parenthèse, rappelons la singularité des municipales dans la capitale  où comme à Lyon et Marseille, les électeurs votent par arrondissement. Ce sont les conseillers de Paris, désignés par les  scrutins par arrondissement, qui élisent le maire. Ainsi  un candidat minoritaire en voix, comme le fut Bertrand Delanoë en 2001,  peut très bien se retrouver élu maire  de Paris, s’il s’impose dans des arrondissements décisifs qui permettent « d’empocher » les suffrages de beaucoup de conseillers de Paris ;  ce fut le cas il y a douze ans  avec la victoire de la gauche dans le 12ème arrondissement.

     Mais l’enseignement le plus intéressant de cette enquête Ifop, est bien la montée très sensible des intentions de vote en faveur du Front National et de son candidat Me Wallerand de Saint-Just, Trésorier du FN et membre de son Bureau Exécutif.

     Il progresse de  trois points par rapport au  sondage de ce même institut en date de juin dernier. Et s’impose ainsi comme la troisième force politique dans la capitale devant l’européiste du  MoDem,  Marielle de Sarnez (6,5%), le délicat Ian Brossat du Front de Gauche de (6%), l’écolo-gauchiste Christophe Najdovski (6%) et le représentant de l’UDI  de Jean-Louis Borloo, Christian Saint-Etienne (3%).

     Or comme le note aussi  Le Parisien, «  Dans certains arrondissements de l’ouest parisien, comme le 16e ou le 15e, le FN enregistre des intentions de vote supérieures à 10%. Si de tels chiffres se traduisaient dans les urnes, voire s’amplifiaient, des triangulaires pourraient avoir lieu dans quelques arrondissements. Un tel scénario pourrait avoir une influence sur la tonalité de la campagne municipale. Alors que Nathalie Kosciusko-Morizet préfère plutôt élargir son discours au centre, convaincre les électeurs frontistes pourrait s’avérer décisif dans la quête de la mairie de Paris. »

     Paniqué par cette percée du vote national dans la capitale, dans laquelle le précédent trésorier du FN, Jean-Pierre Reveau,  fut  Conseiller de Paris de 1995 à 2001, le camp NKM ressort les vieilles ficelles. A l’instar du Porte-parole de Nathalie Kosciusko-Morizet pour les municipales de 2014, le Conseiller de Paris et Conseiller régional Pierre-Yves Bournazel. Il affirme dans le JDD que la bobo NKM et ses communicants  vont tenter de contrer le FN en « (faisant) d’ailleurs bientôt des propositions très fortes sur la sécurité » (sic) et en affirmant que « seule NKM peut battre Hidalgo à Paris »,  qu’ «il est évident que la montée du FN fait le jeu de la gauche ». Le bla-bla habituel.

     Toujours dans le JDD, Wallerand de Saint-Just note plus justement que cette percée du  FN dans la capitale se fait au nom des mêmes raisons que dans le  reste du pays (insécurité, immigration, fiscalisme confiscatoire…).

    Sachant précise-t-il,  qu’«à Paris, il y a deux grandes catégories d’électeurs pour le FN. L’électorat populaire et les classes moyennes, et toute une frange bourgeoise qui a des craintes et qui ne se reconnaît plus dans l’UMP et encore moins dans sa candidate, Nathalie Kosciusko-Morizet  (…). NKM a peut-être beaucoup de qualités mais je ne pense pas qu’elle soit la candidate idoine à l’heure actuelle contre Anne Hidalgo. Marine Le Pen a parlé de sœur jumelles, c’est vrai !».

     « NKM a commis l’erreur de traiter les responsables du FN comme des moins que rien et de refuser de leur parler. Elle a même écrit un bouquin pour le dire. C’est un peu insulter l’avenir » constate Wallerand qui fait référence au petit livre, (dans tous les  sens du terme), commis par NKM avant la présidentielle, « Le Front antinational ».

      Comme dans une réunion du PS ou du Front de Gauche, NKM ânonnait dans celui-ci que  « le FN est une menace  pour nous, pour nos enfants », qu’il  a «toujours défendu des thèses xénophobes et populistes, à commencer par « la préférence nationale », que «  Marine Le Pen est , un mensonge ». « Le FN peut bien se cacher, se masquer, prendre les traits avenants d’un sourire, d’une blondeur, d’un prénom », « le vote FN tient du suicide politique », « le Front National refuse la République ».

     Dans cet opuscule, Mme Kosciusko-Morizet expliquait aussi qu’elle voulait «protéger le modèle familial et social traditionnel»,  la famille « ciment de notre société », son  refus « de céder de manière béate à toutes les nouveautés »….Pourtant,  on s’en souviendra, elle   a refusé de voter contre le mariage et l’adoption pour les couples  homosexuel, « avancée sociétale » rejetée  par  les électeurs traditionnels de l’UMP à Paris  qui ont défilé en masse aux côtés des sympathisants du FN contre la loi Taubira.

     Nathalie Kosciusko-Morizet  note Bruno Gollnisch se situe dans  la pire tradition chiraquienne du « cordon sanitaire » contre l’opposition nationale. Elle a appelé plusieurs fois à l’établissement d’un front ripoublicain, c’est-à-dire au vote PS pour faire barrage au FN.

     Il est évident que les électeurs de la droite de conviction ne pourront pas voter  au premier tour  des municipales pour cette adversaire acharnée des défenseurs de notre identité et souveraineté nationales, des valeurs traditionnelles de notre civilisation. Et les électeurs nationaux  n’auront aucune raison légitime de le faire en cas de présence éventuelle  de cette dernière face à sa « sœur-jumelle » du PS au second tour. NKM  ne sera pas  élue maire de Paris.

    http://www.gollnisch.com/2013/09/03/2014nkm-sera-pas-elue-maire-paris/

  • Et si on relisait Platon ?

    Soyons francs. La plupart d’’entre nous, à l’’évocation de Platon, pensent aux volumes poussiéreux pieusement rangés sur une armoire inaccessible, ou à des cours de lycée vite appris, vite oubliés. En tout cas, à rien qui puisse éclairer les débats et les enjeux contemporains. La traduction récente par O. Sedeyn des cours de philosophie politique de Leo Strauss sur Platon devrait les inciter à réviser leurs positions. Si Strauss est souvent associé dans l’’actualité immédiate aux origines du mouvement néoconservateur– qui aurait inspiré l’invasion américaine de l’Irak – peu de personnes peuvent se targuer d’avoir lu ses travaux philosophiques.
    Défense du régime mixte
    Platonicien, antimoderne, hostile aux prétendues “sciences” sociales, Strauss donne en 1959 un cours à l’’Université de Chicago sur Le Banquet, que retranscrira ensuite l’’un de ses meilleurs élèves, Hilail Gildin. A priori, le sujet du Banquet semble assez éloigné de la politique. Tout le monde sait que le dialogue en question est une sorte de compétition entre différents protagonistes, qui cherchent à faire le plus bel éloge du désir, d’’éros.
    Strauss rappelle toutefois qu’’il est le dialogue par excellence de l’’affrontement entre la philosophie et la poésie, Socrate et ses adversaires. Parce que la spécificité de la tradition philosophique inaugurée par Socrate fut d’avoir compris l’’essence du Politique, contrairement à ses adversaires sophistes, poètes et présocratiques, elle est une école de sagesse : « L’’implication de la philosophie platonico-aristotélicienne est […] qu’’il ne peut pas y avoir de société rationnelle, c’est-à-dire de société composée d’êtres humains purement rationnels », d’où la défense classique du régime mixte, qui donne non seulement la parole aux plus rationnels, donc aux plus sages, mais aussi à la “ « non-sagesse » au demos, qui s’exprime par la voie du consentement.
    Cela étant dit, Strauss fait du Banquet un concours de sagesse entre philosophie politique et poésie. La poésie se distingue de la philosophie parce qu’’elle fabrique des mythes, elle invente sans souci du vrai, ce qui rend les interlocuteurs de Socrate sans doute lyriques, mais incapables de comprendre la nature d’’Eros.
    L’’exégèse straussienne, érudite et pénétrante, nous incite à nous replonger dans Platon avec le sentiment qu’’il existe encore quelque chose de profond et d’’aventureux, peut-être même de dangereux, à considérer les dialogues socratiques.
    Des lois et des marionnettes
    Pour ceux encore sceptiques, la nouvelle traduction des Lois de Platon par L. Brisson et J-F Pradeau peut servir de test. Elle achève une entreprise de retraduction des dialogues initiée depuis un peu plus de vingt ans par Flammarion, et a le mérite de mettre à la portée des bourses les plus modestes un texte essentiel de la philosophie politique, puisque les autres traductions n’’étaient disponibles qu’’en Pléiade et en Belles Lettres, c’’est-à-dire dans des gammes de prix nettement plus élevées.
    En général, la vulgate oppose la République aux Lois, faisant de la première une œœuvre de jeunesse utopiste que la seconde corrige en un sens plus pragmatique. C’’est là céder à un préjugé historiciste qui tend à dévaloriser le contenu philosophique de la République comme des Lois. Ces dernières décrivent en 12 livres la constitution fictive d’’une cité excellente capable de former des citoyens vertueux et heureux. Cette cité des Magnètes qui doit s’installer en Crète est l’’objet d’’un dialogue entre un Athénien, un Lacédémonien et un Crétois que l’’âge et l’expérience ont rendu plus sages, ou du moins dépassionnés. Le dialogue est un prétexte pour comprendre l’’éducation à la vertu des hommes depuis la petite enfance jusqu’’à l’’âge adulte par la loi, la loi platonicienne ici incluant aussi les mœurs et plus généralement tout ce qui touche l’’homme en tant qu’’il vit en société : « […] il existe la raison qui calcule ce qui en ces sentiments [l’’attente, la crainte, la confiance] vaut le mieux et ce qui est le pire pour chacun de nous ; et quand ce calcul est devenu le décret commun de la Cité, il porte le nom de “loi” » (I,644d).
    Pour bien comprendre le rôle de la loi dans la Cité, l’’étranger athénien évoque un mythe resté célèbre, qui compare les êtres humains à des marionnettes manipulées par les dieux, dont on ne sait si elles ont été constituées dans un but sérieux ou pour leur simple amusement. La conduite des individus se conforme aux lois comme les marionnettes aux fils qui les relient aux mains des dieux, le plus souple de ces fils étant la Raison, dont la contrainte doit être acceptée pour parvenir à l’’excellence dans son acception la plus complète. Toutefois, l’’existence de fils moins souples, plus raides et de facture moins noble (le fil de la Raison est d’’or, les autres de métaux non précieux) nous enseigne aussi sur la nature double des lois, qui s’’adressent aux citoyens capables d’’accéder à la vertu par la persuasion rationnelle, mais aussi à tous les autres, la multitude inspirée par la crainte qui ne comprend que la force.
    À l’’ère du localisme, des utopies communicationnelles, des démocraties participatives et autres métastases issues du mouvement démocratique égalitaire, les Lois viennent nous donner une leçon assez simple : les législateurs qui tentent d’élaborer une constitution construite sur le dogme de l’’égalité entre les hommes se trompent lourdement, parce qu’’ils ne sont pas capables de distinguer l’’ordre naturel de la convention. La philosophie platonicienne, et plus généralement la pensée classique, dont l’’Action française s’’est voulue la continuatrice, est devenue le refuge véritable de la pensée critique car en dissidence radicale avec le projet moderne dans sa totalité.
    Pierre Carvin L’’Action Française 2000 du 20 juillet au 3 août 2006
    * Leo Strauss, Sur le Banquet. La philosophie politique de Platon, éditions de l’’Éclat, 334 pages, 32 euros.
    * Platon, Les Lois (deux volumes, livres I à VI et VII à XII), Éd. Garnier Flammarion.

  • Perspectives sur notre société : réflexions d’Ivan Illich et Hannah Arendt

     

    Ivan Illich est une personnalité sans doute assez peu connue, mais dont la pensée est importante pour comprendre les crises d’aujourd’hui. Prêtre de l’Église catholique, il est aussi un penseur du XXème siècle. À travers ses écrits, il propose une critique radicale de notre société à partir des années 1960. Il développa ainsi la notion de “contre-productivité”, élément important de ces réflexions, qui aujourd’hui encore semblent être d’actualité.

     

     

    Pour commencer simplement, nous pouvons reprendre un exemple que proposait Ivan Illich. Il s’agit de la vitesse d’une bicyclette et d’une voiture. Une voiture se déplace naturellement plus vite qu’une bicyclette si nous ne prenons en compte que le temps de trajet. Cependant, sur le modèle du coût total en économie, Illich propose un « temps total ».

     

    La voiture est un moyen de transport, mais comme chacun le perçoit, et de plus en plus d’ailleurs, c’est aussi un gouffre financier. Or, pour gagner de l’argent, nous passons du temps à travailler. Ce temps passé à gagner l’argent nécessaire au bon fonctionnement de la voiture peut être alors inclus dans un temps total. Et le temps total est alors très largement supérieur au temps de trajet seul.

     

    La bicyclette au contraire ne demande que peu de frais -que ce soit l’entretien du vélo ou la nourriture du cycliste- ce qui fait que le temps total n’est que peu supérieur au temps de trajet. L’un dans l’autre, une voiture et une bicyclette mettent approximativement le même temps total pour faire un trajet, d’après les calculs d’Illich. Il pourrait être intéressant de refaire le calcul à notre époque.

     

    En effet, les prix de l’énergie s’envolent ces dernières années ; et s’ajoute maintenant le coût des conséquences sur l’environnement de la voiture – qui est bien supporté in fine par le contribuable et le consommateur-. La conclusion n’en serait alors que plus saillante.
    Une voiture n’avance pas plus vite qu’un vélo.

     

    À partir de cet exemple, nous arrivons à une des idées principales d’Illich qui est la contre-productivité. Arrivés à un seuil critique, les systèmes finissent par être contre-productif. Les moyens de communication détruisent l’information, les moyens de transport font perdre du temps, le système de santé aliène et tue. Et pour reprendre une phrase d’Illich : “Les écoles sont des usines à chômeurs”.

    Pour argumenter sur le fond et non plus prendre des exemples, revenons à la distinction fondamentale entre autonomie et hétéronomie, et la différence entre moyens et fins. L’un apprend au contact de la nature en exerçant ses sens, l’autre apprend auprès d’un professeur chargé de l’enseigner. L’un a une approche autonome, l’autre une approche hétéronome.

    L’intérêt n’est pas d’opposer autonomie et hétéronomie. L’hétéronomie est caractéristique de nos sociétés. Elle est rendue nécessaire par le fait que nous sommes matériellement incapables, en tant qu’individus, de parvenir à certaines fins. Ainsi, la thésaurisation du savoir et sa transmission organisée procède du fait que nous ne pouvons reproduire toutes les expériences menées jusqu’à nos jours pour obtenir la somme des connaissances actuelles.

     

    La caractéristique intrinsèque de l’hétéronomie est son appui sur un moyen issu de l’œuvre humaine pour parvenir à une fin.

     

    La critique d’Illich ne rejette pas l’hétéronomie, mais souligne que les systèmes, en atteignant une taille critique, se perdent entre les moyens et les fins, et deviennent contre-productif.

     

    Développons alors un deuxième exemple, celui de l’argent. Il est censé être un moyen de paiement. Le troc ayant ses limites, il devient nécessaire de passer par un moyen construit par l’être humain pour faciliter les échanges. Cependant, lorsque l’argent devient une fin en soi, surgissent les difficultés. Un président français avait eu ce mot célèbre « Travailler plus pour gagner plus ». En soi, c’est un condensé résumant parfaitement notre société. Nos activités humaines se réduisent maintenant au travail contre-produtif ; et tout cela avec un but, l’argent, qui n’était à l’origine qu’un moyen.

     

    Sans doute n’est-il pas nécessaire d’approfondir plus, chacun je pense peut mettre une image concrète derrière cet exemple. Que ce soit le trading haute fréquence, les dettes souveraines, les bulles immobilières, ou autre, notre époque est si profondément marquée par le financiarisme qu’il n’est pas besoin de chercher bien loin les manifestations concrètes de la dérive du système.

     

    Pour approfondir cette réflexion, à la suite d’Illich, je voudrais aussi attacher la pensée d’Hannah Arendt.

     

    Brièvement, pour Illich, cette évolution est caractérisée aussi par l’abandon du domaine politique -politique au sens large et originel de vie de la cité-. Les choix sociaux, le but vers lequel nous voulons tendre, en un mot la fin, se décidait par le passé dans le domaine politique. Et les choix techniques, les moyens, relevant du domaine des experts, étaient subordonnées à cette vision de la société. Cependant, nous avons progressivement abandonné le domaine politique, au profit du domaine technique. Nous avons alors basculé dans une technocratie qui n’a plus de la démocratie que l’apparence.

     

    Nous approchons alors ici un des thèmes centraux de la pensée d’Hannah Arendt. Pour elle, la vie active de l’Homme, se divise entre le travail, labour; l’œuvre, work; et l’action politique et sociale, politic and social.

     

    Le véritable point où se rejoignent Arendt et Illich concerne la confusion entre ces activités dans cette société.

     

    Le domaine politique représente pour Arendt le sommet de la vie active. C’est par l’action et le langage que les êtres humains se mettent en relation les uns les autres, édifient une société. Elle met en évidence que le domaine d’activité politique et sociale a été abandonné au profit du domaine du travail. Nous retrouvons le même mot présidentiel « Travailler plus pour gagner plus ». Dans cette société pervertie, perversion au sens premier de détournement, le travail est devenu le principal domaine d’activité ; alors qu’il a perdu en quelque sorte son sens et sa matérialité.

     

    Il est important de souligner à nouveau que le travail est devenu contre-productif. Il n’a plus pour but la production de bien, mais l’argent. Ou plus exactement l’argent-dette, le renflouement des dettes privées et publiques de plus en plus colossales, dans une cavalerie financière à l’échelle planétaire.

     

    Concrètement, cette crise de notre société se retrouve dans les mouvements populaires et spontanés de ces dernières années. Notamment pour Los Indignados, où, en dehors de la révolte contre une situation économique catastrophique, se manifeste également le besoin de faire revivre la cité. Et de sortir du modèle politique partisan droite/gauche qui a encore perdu un peu plus de sens – si tant est qu’il en ait déjà eu – pour redonner à la politique son sens premier de mettre les gens en relation.

     

    Pour citer à nouveau Illich, la politique de droite est celle du dirigisme démocratique; la politique de gauche celle de l’autoritarisme socialiste. Et j’ajouterais que la politique en général est devenue juste une affaire de gestion, un idéal technocratique. Les dirigeants colmatent dans l’urgence et tant bien que mal les brèches qui s’ouvrent les unes après les autres sans comprendre les véritables enjeux.

     

    les-crises.fr

    Olivier D. http://fortune.fdesouche.com/319069-perspectives-sur-notre-societe-reflexions-divan-illich-et-hannah-arendt-2#more-319069

  • L’énigme de la servitude volontaire

    Posée pour la première fois par Étienne de La Boétie, 
la question de la servitude volontaire demeure un mystère que 
maintes théories politiques ont tenté en vain d’élucider. Aujourd’hui, 
le texte initial continue de susciter l’intérêt des philosophes politiques.

    « Je désirerais seulement qu’on me fît comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire (1). »

    Lorsqu’il écrivit ses lignes, Étienne de La Boétie n’aurait eu que 16 ans. Une précocité qui ne manque pas de forcer l’admiration tant l’œuvre dont il est question, Discours de la servitude volontaire, a su traverser les siècles, préservant en elle l’actualité toujours intacte d’une interrogation, d’une énigme politique qu’aucune époque n’a su résoudre jusqu’alors : comment est-il possible qu’un ensemble d’individus aussi vaste qu’une nation puisse se soumettre à la volonté d’un seul et perdurer sous sa domination ?

    Formulée et reformulée à de multiples reprises auprès de divers penseurs, la réponse à cette question semble presque fondamentalement échapper à celui qui la pose, à tel point qu’elle apparaît souvent comme l’énigme par excellence de la politique, celle qui se trouve au cœur même de sa définition. Pourquoi les sociétés humaines se construisent-elles sous le joug d’un État qui les gouverne ? Longtemps perçu comme un pamphlet politique en faveur de la république contre la monarchie, le Discours de la servitude volontaire ouvre, cependant, une voie de réflexion qui dépasse la simple lecture militante pour trouver un écho universel qui n’épargnerait aucun régime politique.

    La question de la servitude volontaire, en effet, semble indépendante de toute appartenance historique. Elle ne pose pas seulement la question de la domination mais celle de sa persévérance et de son apparente acceptation par le peuple. Elle cherche à débusquer ces mystérieuses forces spirituelles et matérielles qui poussent l’homme à accepter la soumission et à aller, parfois, jusqu’à la souhaiter.

     

    Une œuvre universelle

    Né à Sarlat le 1er novembre 1530 dans une famille de magistrats, La Boétie appartient à la classe des bourgeois éclairés. De lui, la postérité ne retient généralement que son amitié, devenue emblématique, avec un autre penseur humaniste de son temps, Michel de Montaigne. Mais il revient justement au Discours de la servitude volontaire d’avoir réuni les deux amis. Condamné dans les premiers temps à une diffusion clandestine à cause de sa portée subversive, l’ouvrage souffre d’une circulation restreinte auprès d’une élite d’hommes éduqués dont Montaigne fait partie.

    Troublé par la lecture de ce texte, Montaigne veut très vite en connaître l’auteur et rencontre La Boétie en 1557 à Bordeaux, entamant une amitié fusionnelle qui ne s’achèvera qu’avec la mort de La Boétie en 1563. C’est alors que Montaigne se charge de publier les œuvres de son ami défunt, à l’exception du Discours qu’il a l’intention d’inclure comme partie principale de sa prochaine œuvre. Mais en 1557, des partisans calvinistes, reprenant à leur compte l’appel à la révolte porté par le texte de La Boétie, contrarient son projet et publient une édition pirate du Discours, sans indiquer le nom de l’auteur. En 1576, une nouvelle édition du Discours est éditée sous le nom de La Boétie avec comme titre Le Contr’un. Forcé d’y renoncer, Montaigne abandonne son projet. C’est donc comme un pamphlet d’idéologie calviniste que le texte se fait connaître, entraînant l’œuvre dans des considérations étroitement partisanes que La Boétie lui-même n’aurait assurément pas voulu. En effet, l’ouvrage de ce dernier, bien que repris à travers le prisme de multiples lectures militantes, se veut fondamentalement ouvert.

    Ni pamphlet antimonarchique, ni éloge de la démocratie, le Discours de la servitude volontaire est un traité politique, à l’image du Prince de Nicolas Machiavel à qui l’on attribue volontiers la naissance de la science politique.

    Mais les deux auteurs adoptent des points de vue opposés. Alors que Machiavel se situe franchement du côté du prince et assume le point de vue de celui qui gouverne, La Boétie se place du côté du peuple asservi, celui qui a à se libérer de la tyrannie et de l’oppression. Mais cette oppression semble, pour lui, ne se justifier sur rien d’objectif, rien d’extérieur. En effet, la crainte ou la lâcheté ne peuvent être les seuls mobiles de l’acceptation d’être dominé puisqu’il suffit de cesser de servir celui qui asservit pour le voir démuni de toute arme de répression, de tout pouvoir de punition.

    Tout porte à croire que La Boétie a eu l’idée de rédiger le Discours suite à la grande révolte de la gabelle survenue en 1548 en Guyenne. Alors que les paysans s’insurgeaient contre l’exigence fiscale du roi, la répression du mouvement a été sans pitié. Cette information nous prémunit contre l’idée que le terme « servitude » sous la plume de La Boétie soit synonyme de passivité. Le peuple sait se révolter. Il lui arrive d’ailleurs d’en faire la démonstration courageuse à de nombreuses périodes de son histoire.

    La servitude est toujours là

    Ce que montre La Boétie, c’est que la servitude demeure, même pendant les soulèvements. La servitude est toujours là, dans le mouvement même de la liberté. C’est pourquoi il n’appelle pas à la révolution qui ne saurait, selon lui, avoir d’autre dénouement que celui d’un nouvel ordre asservissant. Tuer le tyran ne suffit pas à tuer la tyrannie.

    « Il n’est pas besoin de combattre le tyran. Il n’est pas besoin de se défendre contre lui ; il se défait de soi-même. Le pays doit seulement ne pas consentir à la servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ; il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de rien faire contre soi… Si l’on ne donne rien aux tyrans et si on ne leur obéit plus, alors, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien ; comme une racine qui ne trouve plus d’humidité ni de nourriture, devient un morceau de bois sec et mort. »

    Déroutante solution que nous propose La Boétie. La liberté ne s’acquiert pas par des actes, elle se gagne simplement en la désirant de telle sorte qu’être libre et vouloir être libre ne sont qu’une seule et même chose : « Soyez résolus de ne servir plus et vous voilà libres. » Il suffirait alors de cesser d’obéir, sans même avoir besoin de s’insurger, pour que le pouvoir sur lequel repose le tyran s’évanouisse.

    La servitude très concrète du peuple qui doit payer ses impôts, s’enrôler dans l’armée pour défendre le pouvoir de son chef, sacrifier parfois la pratique de sa propre religion pour adopter celle du régime dominant, ne tiendrait, pour La Boétie, que sur la servitude des esprits qui consentent à reconnaître le pouvoir comme légitime.

    L’état naturel de la liberté

    Néanmoins, La Boétie ne dit rien sur les possibles réprimandes que subirait le peuple s’il se mettait vraiment à ignorer les lois du tyran. Il oublie que le recours à la force de la part du pouvoir n’est pas seulement réservé aux grandes révoltes mais aussi aux petites désobéissances concrètes. La Boétie semble passer un peu trop vite sur la capacité matérielle d’un tyran de réprimander son peuple lorsqu’il n’obéit plus. Cette capacité aurait tout lieu, pourtant, de dissuader, par la peur, tout acte de résistance et d’expliquer ainsi le choix de la servitude. En vérité, pour lui, il existe un dédoublement intérieur qui lie le désir de servir à celui de se révolter. Un peuple se montre un jour capable de révolte, l’autre jour d’une soumission religieuse. Mais alors, comment expliquer le mouvement qui consiste à désirer contre notre propre intérêt ?

    Pour répondre à cela, La Boétie imagine la genèse de l’asservissement des peuples. À l’origine, les hommes vivaient libres jusqu’à ce qu’un événement extérieur, une attaque ou une ruse viennent les asservir. D’autres hommes viennent alors au monde et n’ont jamais connu l’état de liberté dans lequel vivaient leurs aînés et en ignorent même jusqu’à son bénéfice. C’est alors la coutume qui est la première chaîne de la servitude. Les hommes ont oublié qu’ils ont été libres un jour et que cela fait partie de leur droit le plus naturel. Mais pour La Boétie, la nature a moins d’emprise que la coutume :

    « Le naturel pour bon qu’il soit se perd s’il n’est pas entretenu. Nous devenons toujours ce que notre nourriture nous fait, quelle qu’elle soit, malgré la nature. (…) De même que les arbres fruitiers portent des fruits étrangers, dont des entes leur ont été greffées, de même les hommes portent la non-liberté. Les hommes ne savent rien, hormis qu’ils sont sujets : il en a toujours été ainsi, disent-ils. »

    La Boétie dévoile ici le caractère historique, c’est-à-dire non nécessaire, de la domination.

    Le passage de la liberté à la servitude relève alors d’un accident de l’histoire humaine qui a provoqué la division de la société. Cet événement contingent se trouve à l’origine de l’histoire, au sens marxiste, c’est-à-dire fondée sur l’opposition entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés. Elle correspond à la naissance du pouvoir politique.

    La « chaîne des gains »

    Par ailleurs, La Boétie avance une autre explication de la servitude volontaire, plus fondamentale selon lui, Il s’agit de la « chaîne des gains ». Un petit groupe de personnes proches du tyran tâche de le conseiller afin de profiter des profits qu’ils partagent avec lui. Ceux-là dirigent un autre groupe de personnes plus grand, qu’ils corrompent afin d’obtenir leur loyauté et cela ainsi de suite jusqu’à ce qu’« il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable que de ceux auxquels la liberté serait utile ». Chaque individu a alors l’impression d’avoir négocié sa servitude selon des conditions qui le confortent au mieux. Il croit avoir vendu sa servitude assez cher en échange d’un gain en pouvoir, en titres honorifiques, en gains matériels.

    Cette logique accompagne l’émergence d’une nouvelle catégorie intermédiaire, appelée « les tyranneaux », qui vient complexifier le rapport social qui n’est plus à penser sous le mode simple du face-à-face entre le peuple et le tyran. Deux aspects de la servitude volontaire sont ainsi révélés. D’une part, la servitude volontaire comme résignation d’un peuple qui a oublié le caractère naturel de sa liberté, vivant sa servitude comme une seconde nature. D’autre part, la servitude de ceux qui soutiennent activement le tyran, pensant précisément échapper ainsi à une plus grande servitude, en acquérant quelque pouvoir sur d’autres hommes.

    La philosophie et les sciences humaines vont par la suite tenter d’apporter une réponse à cette énigme. Telles sont les théories de l’aliénation (dans l’optique marxiste), de la légitimation du pouvoir (Max Weber), de la soumission à l’autorité (Hannah Arendt, Stanley Milgram), de « l’amour du chef » (Freud) ou encore de la violence symbolique (Pierre Bourdieu) (encadré ci-dessous). Toutes ces théories postulent l’existence d’une forte emprise mentale du pouvoir en place sur les citoyens. Mais ce constat massif d’une subordination des consciences au pouvoir est-il vraiment avéré ? Les études sur les régimes autoritaires (Béatrice Hibou) ou la faible adhésion citoyenne dans les sociétés démocratiques laissent supposer que la plupart des citoyens ne sont pas massivement asservis « volontairement » au pouvoir en place.

    Dans les pays autoritaires comme dans les pays démocratiques, il existe tout un spectre de postures entre l’adhésion, la résignation, l’hostilité, le désintérêt, la résistance passive ou active que ne rend pas assez en compte la théorie unilatérale de la servitude volontaire.

    Les théories de la soumission

    ◊ Karl Marx (1818-1883)
    L’idéologie comme domination

    Pour l’instigateur du matérialisme historique, la cause de la domination est à comprendre à partir du problème de l’idéologie. L’idéologie, représentée par l’idéalisme allemand et plus particulièrement par Georg Hegel, fait de la conscience le lieu de manifestation du réel. Or pour Karl Marx, « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience ». La conscience n’est que le produit des rapports sociaux déterminés eux-mêmes par les rapports de force de production. L’idéologie consiste à inverser ce rapport et à faire croire que c’est la pensée qui détermine la vie matérielle. La bourgeoisie assoit sa domination en distillant une idéologie, c’est-à-dire une conception de la réalité erronée puisque pensée indépendamment des rapports de production.

    ◊ Sigmund Freud (1856-1939)
    La légitimité de la domination

    Dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), Sigmund Freud développe sa théorie de « l’amour du chef ». Selon lui, les foules se soumettent aux chefs parce qu’elles éprouvent pour eux une véritable fascination, dont les racines psychologiques se trouvent dans le rapport que l’enfant a eu avec ses parents. La source psychologique de la soumission serait ainsi l’amour. Celui d’un enfant à ses parents, d’un fidèle à son dieu ou d’un peuple à son chef.

    ◊ Max Weber (1864-1920)
    La légitimité de la domination

    Pour Max Weber, la servitude volontaire n’est autre que la légitimation du rapport de domination par le dominé. Le dominé reconnaît le maître comme maître et par conséquent lui obéit. Selon Weber, cette légitimation fonctionne selon trois types de domination : traditionnelle, charismatique et légale-rationnelle.

    ◊ Stanley Milgram (1933-1984)
    L’état agentique

    Connu pour son expérience de psychologie qui vise à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime, Stanley Milgram s’est attaché à analyser le processus de soumission lorsque celle-ci implique des actes donnant lieu à des cas de conscience, telle que la cruauté envers un autre individu. Pour Milgram, l’être humain n’est cependant pas un monstre en puissance trahi par cette expérience. L’essentiel repose sur la crédibilité accordée à l’autorité, au fait que celle-ci endosse la responsabilité ultime de ses propres actes. Cette résignation à n’être qu’un instrument au service d’un supérieur hiérarchique s’appelle l’« état agentique ».

    ◊ Hannah Arendt (1906-1975)
    La banalité du mal

    Couvrant le procès d’Adolf Eichmann pour le New York Times, la philosophe Hannah Arendt estime qu’il est donné à tout le monde de participer à des actes monstrueux en toute bonne conscience, pourvu que l’on se montre soumis à une hiérarchie responsable, au sein d’un appareil d’État totalitaire, nous empêchant de penser et d’émettre le moindre esprit critique. Ainsi, nul besoin d’être un monstre pour se montrer capable, dans un contexte où le mal est banalisé et prend le visage de la légitimité.

    ◊ Pierre Bourdieu (1930-2002)
    La violence symbolique

    Pour le sociologue Pierre Bourdieu, le dominé, s’il est complice de sa servitude, n’engage pas sa volonté. L’adhésion du dominé réside dans l’intériorisation des structures sociales. Cette intériorisation appelée « habitus » est constituée de schémas conceptuels déterminés par la société. Les structures cognitives apparaissent au dominé comme légitimes puisque naturelles. Mais les structures objectives sont, en vérité, celles des dominants, présentées comme universelles. En intériorisant ces structures, l’homme reproduit la domination.

    http://fortune.fdesouche.com/318361-lenigme-de-la-servitude-volontaire

    Notes :

    1. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1576), transcription par Charles Teste, 1836, rééd. Flammarion, coll. « GF », 2011. Toutes les autres citations sont issues du même ouvrage.

    SCIENCES HUMAINES

  • La découverte de Cioran en Allemagne

    Cioran, inclassable philosophe, Roumain exilé à Paris, sceptique et mystique à l'écriture limpide, n'a pas encore trouvé beaucoup de biographes. Outre-Rhin, il commence à intriguer ; il devient l'objet d'études minutieuses, de spéculations audacieuses. Parmi celles-ci, l'œuvre de Cornelius Hell, natif de salzbourg, formé dans l'université de sa ville natale. Hell a enseigné à Vilnius en Lithuanie soviétique et est l'auteur d'un livre consacré à la mystique, au scepticisme et au dualisme de Cioran.
    Difficile à cerner, la pensée de Cioran se situe in toto dans ces trois univers dualiste, mystique et sceptique. À la question que lui posaient des journalistes allemands du Süddeutsche Zeitung :  « Êtes-vous un sceptique ou un mystique ? », Cioran répondit: « Les deux, mon ami, les deux ». Comment décortiquer cet entrelacs philosophique et métaphysique ? Hell croit pouvoir apporter une réponse. La pensée dualiste de Cioran lui donne les catégories nécessaires à décrire le monde en tant que situation, à saisir la condition humaine. Le scepticisme indique la voie pour trouver la thérapeutique. La mystique, pense Hell, sert à déterminer les objectifs positifs (pour autant que l'on trouve des objectifs positifs à déterminer dans l'œuvre de Cioran).
    Cette tripartion de l'œuvre de Cioran peut nous apparaïtre assez floue. Le Maître parvient à échapper à toutes les classifications rigides. Reste une tâche à accomplir, à laquelle Hell s'essaie : repérer les influences philosophiques que Cioran a reçues. Pour lui, l'homme a tout de l'animal et rien du divin mais le théologien analyse mieux notre condition que le zoologue. L'homme a échappé à l'équilibre naturel, par le biais de l'esprit, ce trouble-fête. L'homme est donc tiraillé entre deux ordres irréconciliables. Pour Hell, cette vision de la condition humaine se retrouve chez Kleist, dans son Marionettentheater et, plus récemment, chez cet héritier de la tradition romantique que fut Ludwig Klages. Pour ce dernier aussi, la conscience, l'esprit, trouble l'harmonie vitale. Klages comme Cioran partagent la nostalgie d'une immersion totale de l'être humain dans un principe vital suprapersonnel. Klages comme Cioran critiquent tous les deux la fébrilité, la vanité et la prétention activiste de l'homme, notamment dans la sphère politique.
    On pourrait, poursuit Hell, rapprocher Schopenhauer de Cioran car les deux philosophes rejettent la volonté et la thématique du péché originel. Hell mentionne également les influences de Simmel, de Spengler, d'Elias Canetti et d'Adorno. Les sources françaises de la pensée de Cioran doivent être recherchées, elles, chez Montaigne et Pascal. Face à Sartre et Camus, ses contemporains, la position de Cioran se résume en une phrase : « Pour moi, Sartre n'a rien signifié. Son œuvre m'est étrangère et sa parution ne m'intéresse pas… Il serait pour un existentialisme objectif. Dans ce cas, je qualifierai le mien de “subjectif”. J'ai, moi, une dimension religieuse. Lui n'en a certainement aucune ». Quant à Camus, sa conclusion dans La Peste se situe aux antipodes de la pensée de Cioran, puisqu'il affirme qu'il y a davantage à admirer chez l'homme qu'à mépriser.
    Pour Hell, c'est le néo-conservatisme allemand d'un Gerd-Klaus Kaltenbrunner et d'un Armin Mohler qui a contribué à mettre l'œuvre de Cioran en valeur Outre-Rhin. Ce néo-conservatisme et cette “Nouvelle Droite”, issue de sa consœur parisienne, ont attiré les regards sur ce marginal des années 50 et 60.
    En résumé, une analyse philosophique profonde et une mise en perspective prometteuse.

    ►Article publié sous le psuedonyme de Luc Nannens , Vouloir n°25/26, 1986.

  • Vivre hors de la matrice : José et le génie de la montagne andalouse

     

    L’Espagnol est sobre, loyal, patient et désintéressé ;
    il est fier, il est brave, il est religieux. Que lui veut-on
    de plus, ou de moins ? Il a les défauts de ses vertus,
    mais il n’a pas de vices.

    Bonald

    José et sa laitue avec un grand sourire

    Pour vivre hors de la matrice, il ne faut pas filer au fin fond de l’Amazonie ou de la Sibérie. Cette folie ne dure que quelque temps, le temps de faire un reportage. On sautille partout et puis il faut rentrer en avion ou en bécane.

    Il faut rester en un lieu où l’on ait la force de rester. C’est une question d’habiter avec soi-même, non de filer avec soi-même. La matrice est la fuite, et le refus de l’être. Il faut donc être en un lieu où l’on ne mesure pas le temps d’une fuite. L’église est une nef, un vaisseau, et pas un fleuve. On laisse le fleuve à Héraclite et au capitalisme en continu, on réalise le christianisme champêtre, ce clavecin bien tempéré du monde. C’est cela "habiter", et c’est le champ du monde. Comme a dit un écolo pour une fois bien inspiré, la terre donne et produit pendant mille ans ou plus, la construction deux mois par an ou bien zéro. A méditer à l’heure où notre terre est recouverte (disait Mumford) de détritus urbains, à méditer quand notre euro vaudra zéro.

    ***

    Vivre hors de la matrice ne doit pas durer le temps d’un caprice, d’une rupture, d’une vacance. Je ne mesure jamais, me dit mon logeur José, ancien maire de Trevelez. José a construit des centaines de mètres carrés avec les pierres de sa rivière, mais il n’a pas mesuré ! Il travaille douze à quinze heures par jour, mais il n’a pas mesuré. Il porte la même chemise propre et repassée pour travailler depuis dix ans, mais il n’a pas mesuré. Il a peut-être trop construit mais comme dit Bonald, c’est le défaut de ses vertus et ce n’est pas un vice.

    Le vice est venu dévorer la côte d’usure en Espagne, car comme a dit Piéplu, les cons sont sur les bords. José me donne l’exemple de sa sagesse dans son village construit non seulement à la campagne mais aussi - mais aussi, pour faire rager le trop spirituel Allais - à la montagne. Il a gardé sa famille autour de lui, grands enfants y compris. Pourquoi envoyer ses enfants comme tant de Français à Singapour ou à Seattle ? Qu’y a-t-il là-bas, à part quelques dollars de plus, vite dépensés dans les avions et dans l’immobilier ? La société où tout est basé sur le fric est de moins en moins rentable, elle est de plus en plus radine. Que j’en ai connais des gens, partout, qui vivent mal avec dix ou vingt mille dollars mensuels...

    José a vu arriver les touristes dans ces parages hauturiers de nos Alpujarras, mais il affirme que le tourisme de Trevelez est un tourisme lent. Eloge de la lenteur... On vit d’autre chose ici, et c’est cette autre chose qu’il convient de découvrir et de préserver. Maire humble, sans indemnités ni casseroles aux fesses, candidat à la non-réélection (ce qui me paraît une excellente option en politique : on ne se fait réélire que si l’on veut durer par intérêt, alors qu’on se fait élire pour un programme (soi-disant ; le programme de José c’était les sentiers, José était un pontife !).

    Un de mes cousins aussi, nommé Augustin, était maire en Lozère de son village. Le reste de sa vie, il taillait des pierres, construisait des maisons qu’il me signalait sur la route, à des kilomètres de chez lui. Lui aussi n’a été maire qu’une fois. Il faut être mère plusieurs fois et maire une seule, notre société fait tout à l’envers.

    ***
    Un cheval sibyllin sachant cheminer seul

    Les grands américains ont tout dit en deux phrases : Thoreau, qu’il ne faut pas être l’esclave de sa conscience (on accuse la société de notre malheur, mais nous en sommes les seuls auteurs) ; Poe qu’il faut renoncer à toute ambition abstraite. De ce fait nous restons alors tranquilles pour nous adonner à la grandeur concrète : la maison, le jardin potager, la forêt, l’animal, la famille, l’équilibre vital. La civilisation industrielle presque a tout détruit et tout homogénéisé pour presque rien en 200 ans, et elle a disparu ; la civilisation postindustrielle et virtuelle, nous le voyons, n’est rien, quand on n’est pas dans la technophilie et l’addiction médiatique. Elle n’est que "presse digitation", "com. inique action". Elle passera après avoir occupé l’esprit de quelques agités de la politique et des affaires à qui il faut empêcher de détruire ce qui reste à détruire, libertés y compris. Mais ne polémiquons pas, Léon Bloy l’ayant fait mieux que nous :

    « Et l’époque est sans doute peu éloignée où les hommes fuiront toutes les vanités du monde et tous ses plaisirs et se cacheront dans les solitudes pour se consacrer entièrement, exclusivement, aux AFFAIRES. »

    Et bien c’est fait.

    Le coeur de Trevelez - avec les jambons, de haute tenue, et qui incarnent ici, vrais instruments de combat, l’esprit serein de la Reconquista - ce sont ses jardins. Ils compénètrent le village, ils vivent avec lui. La construction n’a pas osé trop empiéter, c’aurait été trop d’impiété. Au contraire en Espagne depuis la Crise (une expérience intéressante, qui finalement renforce la famille, la non-violence, la balance commerciale, les solidarités, qui déconnecte les gens des ruineux médias, et qui les rapproche de ce qui donne immédiatement, la terre justement comme on dit aujourd’hui encore ici à la télé...) on reconnaît une petite renaissance terrienne et tellurique. On redécouvre l’intérieur, on n’est plus à la plage.

    ***
    Un homme non marteau avec une faucille!

    Donc José file à cinq heures du soir à sa huerta, où il cultive son jardin. Il a planté beaucoup de framboises, des cerisiers, des pommiers, de poiriers, il aime les patates, les tomates, du persil pour chaque jour, des courges et courgettes, des haricots pour plats typiques (dit ma femme, élevée dans le devoir de Dvor dans la défunte Union soviétique), concombres et carottes (attaquées par des taupes aussi aveugles que nos politiciens), des aubergines (le mot en castellan, berenjena, m’a toujours enchanté !). Il ne fatigue guère, comme tous les gens qui travaillent durement. Ils se plaignent brièvement, se remettent à l’ouvrage, et la douleur trépasse. L’inverse du citadin que je suis, et qui emphatise sa douleur, quand il ne la crée pas mentalement. Tout est dans la conscience, Thoreau toujours. Le dynamisme de la population du village, dans une région enkystée par l’obésité, fait plaisir à voir. Il faut voir ces ancianos comme on dit dresser les meules à la nuit tombante ou se presser le matin dans un sentier de montagne pour quelque petite affaire. Trevelez est d’ailleurs une cité silencieuse : le flot de purin de la mélodie mondiale ne l’atteint pas, ou alors peu. On apprend à vivre avec un petit silence mondain, entrecoupé des chansons du torrent, du hennissement équestre, de l’aboiement lointain, (les chiens d’ici sont bien doux, bien élevés et le maître n’a pas été dressé à ramasser leur merde). Le frémissement de la montagne à l’apparition de la lune pleine (assez phénoménale ici) ou du soleil suffit à exalter le silence. La montagne d’ailleurs, l’été comme l’hiver, devient terrain de sport, avec le touriste moyen en bâton de marche nordique et maillot de bain, la tête couverte comme Lawrence d’Arabie mais les cuisses grillées à l’air, sous une intensité solaire tout aussi olympique. Mais ces gens-là repartent vite et la montagne reste la source de l’eau pure et du discret mystère. On voit parfois un promeneur libre se livrer à l’étude de l’herboristerie.

    ***

    Ce n’est pas parce qu’on est dans un village que l’on est hors de la matrice. Voyez le village de France, ses banques, ses débits de boisson (relire Céline et Mirbeau à ce propos), ses salons d’esthétique (Marguerite, suis-je belle, mon miroir, etc.), ses agences immobilières (ô désastre mondain !) ; et puis aussi ses pharmacies car dans notre monde de malades imaginaires... Il faut donc bien considérer en entrant dans un village pour s’y retirer ou s’y étirer à quelle distance il se tient de la matrice. Au cas contraire, rester en ville. La banque a été ici le vrai détonateur, le vrai problème, la vraie matrice, avec l’euro le vrai péché (la dette, en latin d’église : dimitte debita nostra...) ; profitant comme tous les tentateurs moins du vice que de l’absence d’une certaine vertu que l’on nommait jadis méfiance. On la transforma en préjugé et tout le monde se ruina pour faire plaisir à la Bête.

    Un village tout blanc au fond de la montagne

    Ce n’est pas non plus parce qu’on est hors de la matrice que l’on ne sait rien faire. Je dirai même l’inverse : en sortant de la matrice, on redécouvre le monde matériel, on quitte l’idéalisme et puis le virtuel, on redécouvre la matière et l’incarnation. Tout le monde ici sait bêcher, sarcler, planter, réparer, bricoler, repriser, édifier, dépanner, se soigner. L’homme autarcique, contraire au libre-échange globalisé, règne en maître sur son petit territoire qui devient grand comme le monde. C’est Chesterton qui en parle quelque part de ce bourgeois mondialisé qui vit dans un monde petit (à Seattle, à Singapour), quand notre paysan polyfacétique et polytechnicien, banquier, chimiste aussi, cuisinier, physicien, survit en vrai seigneur dans le microcosme absolu.

    Comme le marin hauturier ou le pêcheur d’antan, José a appris à tout faire. Je me rappelle avec émotion mon cousin Augustin, dieu bricoleur (le samilnadach chez nos ancêtres) lorsqu’il discutait avenir avec sa soeur en un patois parfait. C’était aussi un homme de la Renaissance, la vraie, pas de celle des pauvres comme Jobs qui tripotent leur Androïd ou le Smartphone sans savoir ni ce que c’est ni où c’est fabriqué.

    Il faut apprendre dans quel monde on survit, le savez-vous, amis ?

    ***

    On raconte que Tolkien fut émerveillé à Venise par l’absence de l’automobile. Ailleurs, il écrit qu’à l’occasion de l’ouverture d’une énième station-service on se trouve au Mordor. Il est important au vrai d’échapper à l’information, à la presse oppressante (on ne voit même pas de journaux ici, cela n’intéresse plus personne comme dans ce film de Philippe de Broca où Marielle découpe toutes les mauvaises nouvelles, ne laissant au pékin qu’un lambeau de journal) qui remue le scandale, mais il est aussi important de retrouver le cheval. Ce serait bon un monde où l’on renoncerait au moteur. Le village interdit ici physiquement l’utilisation de la bagnole, donc on monte, on descend, on monte à cheval, on vit dans l’essence de la science silencieuse. Evidemment, on doit bien sûr avoir parfois recours à cette mécanique pour quelques courses lointaines. Sortir du village ou y venir en temps de crise avec un baril coûteux devient obtus.

    Les travailleurs de meule à la tombée du jour

    José, qui est politiquement d’une gauche bon teint travailleuse - sans donc me prendre la tête une seconde, ni se la prendre -, me raconte sa jeunesse : il avait seize ans, il avait quitté l’école avec donc toute sa tête, il transportait les vaches dans la province de Cordoue, plus belle ville de ce monde, par groupes de 400. Il y allait à pied, avec un petit groupe, dormant à la belle étoile ; on partait en novembre au moment des frimas de la montagne (on est quand même à 1600 m ici). Pas une plainte, pas un bobo, des petits veaux naissaient, ils retrouvaient leur mère dans le petit troupeau, et on suivait la route jusqu’à Cordoue. Parfois on se perdait dans un pueblo, on doutait d’une route ou pire de la rue. Eh bien me dit José, on laissait partir avant les plus expérimentées des vaches et elles retrouvaient bravement le chemin, avec toute leur tête. Ce n’est pas si sot une vache ; on la trouvait d’ailleurs dans notre crèche.

    ***

    J’arrête là, je n’écris plus de livre, l’époque ne s’y prêtant plus (on a autre chose à faire, des affaires et des guerres notamment). José apprend deux choses : la chair est faible, certes : on ne veut pas se baisser pour travailler la terre, on ne veut pas se lever, on ne veut pas marcher ; mais l’esprit aussi est faible. On préfère l’HLM et le poulet aux hormones comme dit Jean Ferrat, à toute autre vie moins urbaine.

    Et qu’on ne me casse pas les pieds ou souille mon texte avec le retour à la terre.

    Je parle d’un retour à la raison.

    Nicolas Pérégrin http://www.france-courtoise.info/?p=1483#suite


    Contact José : Meson Del Jamon, barrio Medio, Treveléz. Espagne
  • La démonstration

    Les hommes ont toujours voulu convaincre les autres avec leurs idées. Pour cela, il y a plusieurs moyens.
    1/ L'aphorisme : On énonce une assertion. Sa compréhension vient de la maturité de ou des interlocuteurs pour qui cette phrase peut être un dévoilement ou une intuition qui vous cisaille. Il faut pour cela un vécu qui court-circuite tout développement.
    2/ Une histoire, une parabole comme le fit Jésus ou une fable comme en écrivit La Fontaine. Dans « le Loup et l'Agneau », on veut « prouver » que la raison du plus fort est toujours la meilleure.
    Ceci peut même prendre la forme d'une œuvre littéraire où par exemple Balzac dans « la Comédie Humaine » veut montrer les hommes mus par l'ambition.
    3/ L'expérience : cette forme de conviction a ses limites si l'on en croit Goethe qui la définit ainsi : « l'expérience est une lanterne qui n'éclaire que celui qui la porte ».
    4/ La foi ou l'argument d'autorité : On a foi en celui qui émet une opinion sans remettre en question ce jugement ou cette assertion.
    5/ La doxa : On s'en remet à l'opinion commune. Comme le soulignait Heidegger, il existe la dictature du « on ». On répète ce que tout le monde dit. Ceci peut prendre la forme de la tradition. Comme pour la foi ou l'autorité, on ne remet pas en question les idées reçues.
    6/ La répétition : Un argument ou une assertion répétés à l'infini finissent par apparaître comme des vérités. C'est le principe de la rumeur mais des idées générales par un rapport de forces sociétal finissent par s'imposer de cette façon. Le combat politique utilise cette forme de conviction, la répétition s'appelant slogan.
    La mise en condition intellectuelle ou idéologique d'une société fonctionne avec tous les moyens énumérés ci-dessus. Il existe pourtant un moyen plus rare que nous allons étudier réservé aux « clercs » qui est celui de la démonstration qui s'oppose essentiellement à la doxa et se veut de l'ordre de l'épistémè, tout au-moins dans la rigueur du développement de l'argumentation.
    Descartes
    Dans la démonstration, il y a l'objectif d'établir la certitude. Comment parvenir à des vérités certaines ?
    Pour Descartes, on peut partir des évidences premières pour arriver de façon ordonnée par de longues chaînes de raison aux vérités.
    Descartes ne s'appuie pas sur la logique. Il y a dans le « Discours de la méthode » quatre principes pour bien raisonner. Le philosophe fait appel à l'évidence qu'on peut appeler aussi intuition intellectuelle.
    Les quatre principes sont :
    1/ « la première étant de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connaisse évidemment être telle... » Ce principe s'oppose à la tradition et à l'argument d'autorité.
    2/ « Le second de diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour mieux les résoudre ».
    3/ « conduire par ordre nos pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés,... ».
    4/ « faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre »
    Leibnitz à la différence de Descartes, fera confiance à la logique. Il se méfie de l'évidence. L'histoire des mathématiques se fera plus selon la vision de Leibnitz que selon celle de Descartes. L'intuition n'existe pas dans l'idée de démonstration.
    Pascal
    Le mathématicien-philosophe a vu les limites de la démonstration qui repose sur des propositions premières qui sont indémontrables.
    « Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible car il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir en supposeraient des précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres que les précédents, et ainsi il est clair qu'on n'arriverait jamais aux premières... ».
    Pour Hume, nos raisonnements n'ont aucune certitude logique et ne viennent que de l'habitude qui vient de l'expérience.
    Se pose la question alors, comment établir des vérités ?
    On a là la problématique de la science. Pour Russell, la connaissance scientifique est basée sur l'induction.
    Le principe d'induction est basé ainsi.
    1/ Si on a découvert qu'une certaine chose A est associée avec une autre chose B, et si on ne l'a jamais trouvée en l'absence de B, plus grand est le nombre de cas où A et B ont été associés, plus grande est la probabilité qu'ils soient à nouveau associés dans une situation où l'on sait que l'un des deux est présent.
    2/ Sous les mêmes conditions, un nombre suffisant de cas d'associations fera que la probabilité d'une nouvelle association tende vers la certitude, et s'en approchera au-delà de tout limite assignable.
    Un philosophe des sciences comme Karl Popper critiquera l'idée d'induction par son critère de falsifiabilité.
    (voir le texte : la Philosophie des Sciences sur internet)
    Logique et mathématique   
    La logique a été un modèle pour la pensée, les mathématiques pour la science. Pourtant, Wittgenstein disait que les vérités mathématiques ne sont que des tautologies. Elles ne disent rien et n'apprennent rien sur le monde. Les mathématiques sont devenues le langage de la science et un modèle selon Descartes et Kant pour la connaissance.
    « Par là, on voit clairement pourquoi l'arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c'est que seules, elles traitent d'un objet assez pur et simple pour n'admettre absolument rien que l'expérience ait rendu incertain et qu'elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnements... » (Règles pour la direction de l'esprit, Descartes)
    Ce modèle pour la connaissance ne semble pourtant guère judicieux si l'on prend des domaines comme la sociologie, la psychologie ou l'Histoire et même d'autres domaines.
    Les vérités mathématiques ne disent rien puisqu'elles ne sont qu'hypothético-déductives. Elles ne dépendent que des hypothèses. Les mathématiques ont évolué vers un pur formalisme. Les hypothèses ne font plus appel à l'intuition comme cela se trouve par exemple dans les géométries non euclidiennes. La logique qui est pour certains le fondement de ce formalisme a pourtant été mise à mal par Gôdel qui a démontré qu'il était impossible de démontrer la non-contradiction d'un système mathématique.
    Donc même dans son domaine qui servait de modèle, les mathématiques, l'idée de démonstration a ses limites.
    Conclusion
    L'idée de démonstration est la continuité d'un vieux mythe de l'homme où l'on pourrait tout démontrer et établir. La logique elle-même a montré ses limites. La connaissance humaine même si elle le nie, contient une grande part de métaphysique. On connaît par induction, par intuition, par dévoilement, par expérience... même lorsqu'on utilise la démonstration, il y a toujours des présupposés comme par exemple en économie où l'on suppose souvent la rationalité des agents économiques. Le « savoir » restera toujours quelque chose de partiel et d'approximatif. Le savoir absolu tel que le voulait Hegel n'existe pas.
    Patrice GROS-SUAUDEAU