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culture et histoire - Page 1242

  • Il y a 40 ans, mourait le général Franco

    Le 20 novembre 1975, mourait le général Franco

       Après trente cinq jours d’agonie, et un acharnement thérapeutique digne des médecins du Kremlin, beaucoup de désinformations sur son état de santé, et peut-être même sur sa survie, produisirent, en dehors de l’Espagne, une forme de gêne sinon de dégoût à l’égard d’un homme de l’Histoire qui reçut bien peu d’éloges posthumes. De façon remarquablement contradictoire, la presse européenne à la fois relevait la mort d’un dictateur, le dernier issu des terribles années trente, et redoutait que sa disparition signalât une nouvelle période de troubles dans son pays. « L’après-franquisme » comme on disait alors semblait lourd de menaces, dans une société qui ne s’était pas complètement réconciliée avec elle-même, en proie au terrorisme basque et à l’irrédentisme catalan, dont plusieurs régions affichaient encore un visage de sous-développement, où l’Église romaine semblait tenir sous la coupe de l’obscurantisme un peuple en grande partie arriéré, et dont l’avenir politique, avec un futur roi de pacotille qui ne pourrait qu’échouer, paraissait aussi sombre que le pelage des taureaux a las cinco de la tarde.

       Et puis le miracle se produisit. Seul des dirigeants occidentaux, Valéry Giscard d’Estaing l’avait pressenti. La Movida, la démocratisation, le surgissement de responsables politiques de qualité, la modernisation économique et sociale, un bouillonnement culturel dont toute l’Europe devint jalouse, enfin l’admirable prise en main du destin du pays par ce jeune roi qui allait se révéler comme un des plus grands hommes d’État de la fin du XXe siècle.

       L’Espagne avait-elle, d’un fier coup d’épaule bien dans la tradition castillane, tourné le dos aux « années noires » du franquisme ? Ou bien Franco était-il pour quelque chose dans cette inattendue et admirable métamorphose ? Telle est bien la question qui, pendant longtemps, n’osa être posée. Avec le temps, l’écriture de l’Histoire s’apaise et permet d’examiner plus sereinement les causes des évènements comme les aboutissements des phénomènes.

       Certes Franco fut un homme brutal, secret, manipulateur, implacable et cruel, fermé à la perception de bien des évolutions de son temps. À bien des égards, il se situe dans cette lignée interminable des généraux félons qui, à coup de pronunciamientos, bâtirent tout au long du XIXe siècle la légende noire de l’Espagne.

        Le coup d’État dynastique commis par Ferdinand VII le 31 mars 1830 ayant plongé le royaume dans un état quasiment constant de guerre civile, aggravé par les déconvenues outre mer de l’ancienne première puissance coloniale mondiale, avait brisé  ce lien qu’Ernest Renan baptisa «  vouloir vivre ensemble » pour qualifier ce qui fait le ciment d’une nation. Alors que, partout en Europe, notamment en Allemagne et en Italie, les vieux souverainismes régionaux s’effaçaient pour donner naissance à de nouvelles puissances, l’Espagne s’enfonçait au contraire dans le réveil d’irréductibles différences qu’aucun ferment fédérateur ne parvenait à réduire. Et le paroxysme en fut atteint avec la guerre civile déclenchée en 1936 par les exactions du gouvernement de Front populaire.

        Indubitablement, Franco était un homme de cette époque et agit en homme de cette époque. Cependant,  et voilà tout le mystère du personnage, il réussit là où tous ses prédécesseurs avaient échoué, offrant à l’Espagne la fin de ses déchirements. La paix et l’ordre rétablis au prix d’une dictature de trente ans. Était-il possible de faire autrement ?

        Mais Franco fut aussi un homme du futur et même souvent, visionnaire. Au moins par trois fois et à des titres essentiels.

        C’est d’abord lui qui, en 1940, sut dire non à Hitler, refusant que les troupes allemandes traversassent son pays pour fermer la Méditerranée. L’Espagne y aurait gagné la reprise de Gibraltar mais aurait porté une lourde responsabilité devant l’Histoire : que serait en effet devenue la deuxième guerre mondiale si l’Allemagne avait contrôlé l’Afrique du Nord dès juillet 1940 ? De même que pendant quatre ans, le sud des Pyrénées devint la seule région d’Europe continentale à représenter un refuge, certes fragile et incertain mais refuge quand même, pour les juifs persécutés. Justifiant la fameuse formule : « Franco a sauvé plus de juifs que Picasso » (qui, en effet, n’en sauva aucun) Conscient de tout cela, De Gaulle refusait qu’on dît du mal de Franco devant lui et se dépêcha, dès qu’il eut quitté le pouvoir en 1969, d’aller saluer le caudillo à qui la France libre devait tant.

        C’est lui qui, en deuxième lieu, fonda le redressement de l’économie espagnole sur deux atouts : le tourisme et l’immobilier. Politique qui suscita par la suite de nombreuses et vives critiques mais que, curieusement, aucun des gouvernements postérieurs à 1975 ne remit fondamentalement en cause …

       C’est lui, enfin, qui comprit que l’avenir de l’Espagne passait par le rétablissement de la monarchie légitime tant il est vrai qu’aucun État de droit ne peut se passer d’ancrage dans son Histoire, comme il comprit que seul ce régime permettrait à son pays d’établir durablement la démocratie et les libertés publiques, toujours ignorées jusque là.

       Relevons au passage que le « régent du royaume d’Espagne », en désignant Juan Carlos plutôt que le prince Alphonse, libéra la branche aînée des Bourbons pour le trône de France, la séparation des deux couronnes, gravée dans le marbre d’Utrecht, se trouvant ainsi définitivement assurée et conforme aux lois fondamentales du royaume. On ne sait toutefois si Franco prit cette décision en toute connaissance de cause. Mais, s’il s’agit d’une légende, outre sa portée réelle, elle justifie de la part des royalistes français une reconnaissance presque aussi grande que celle exprimée par le général De Gaulle.

    Daniel de Montplaisir

    http://www.vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/1644-il-y-a-40-ans-mourait-le-general-franco

  • Ce qu'était un roi de France - Frantz Funck-Brentano - Vidéo

    Ce qu'était un roi de France - Frantz Funck-Brentano - Vidéo
    La propagande révolutionnaire et plus de deux siècles construits sur ce socle bien tassé font que, depuis longtemps, plus personne en France ne sait exactement ce qu'était un roi de France, pas plus que comment ces rois étaient considérés par leurs sujets, nos ancêtres. L'historien Frantz Funck-Brentano tente de soigner les Français de leur amnésie.
    http://www.democratie-royale.org/2015/12/ce-qu-etait-un-roi-de-france-frantz-funck-brentano-video.html

  • Civilisation : ce terme si galvaudé

    De Christophe Dickès sur Atlantico :

    "La civilisation n’a donc rien à voir avec le progrès. Elle était pour l’historien Jacques Bainville comme la santé, destinée à un équilibre instable : « C’est une fleur délicate. Elle dépend de tout un ensemble de conditions économiques, sociales et politiques. Supprimez quelques-unes de ces conditions : elle dépérit, elle recule ». Et il ajoutait plus loin : « La réalité que l’on avait oubliée ou méconnue et qui se rappelle à nous cruellement, c’est que la civilisation, non seulement pour se développer, mais pour se maintenir, a besoin d’un support matériel. Elle n’est pas dans les régions de l’idéalisme. Elle suppose d’abord la sécurité et la facilité de la vie qui suppose à son tour des Etats organisés, des finances saines et abondantes. » Et c’est ici que Bainville donne la définition de la civilisation. Elle est, écrit-il, « un capital. Elle est ensuite un capital transmis. Car les connaissances, les idées, les perfectionnements techniques, la moralité se capitalisent comme autre chose. Capitalisation et tradition, -tradition c’est transmission, - voilà deux termes inséparables de l’idée de civilisation. »

    Il peut paraître étonnant de la part de Bainville, historien et spécialiste des relations internationales, d’associer l’idée de civilisation en partie à des nécessités économiques. Pourtant, c’est oublier qu’il fut, dans l’histoire de la presse, un des tous premiers journalistes économiques, collaborateur du journal libéral Le Capital. A cet égard, il offre bien des leçons pour notre temps et n’aurait pas été dépaysé sous la présidence de François Hollande et le gouvernement de Manuel Valls : il blâmait les rigueurs du fisc qui empêchait l’investissement ; il souriait de la fuite des capitaux en rappelant l’histoire de Voltaire que l’on considérerait aujourd’hui comme un exilé fiscal ; il soutenait le sort des classes moyennes « qui sont le plus solide support de la civilisation » contre l’Etat-providence.

    [...]

    Néanmoins, l’enseignement de Bainville a ses limites. En effet, il aurait été surpris par les fractures sociale et sociétale de notre époque, tout comme par le développement du communautarisme. La France du début du XXe siècle, c’est-à-dire la France de la IIIe République gardait une identité forte incarnée dans l’éloquence de ses hommes politiques, de ses gens de Lettres et ses hommes de presse. C’était un temps aussi où l’on respectait le professeur dont le rôle était de transmettre un savoir et non d’éduquer des enfants. La IIIe république entretenait aussi le culte du passé. De tout le passé, sans exception. A La Sorbonne, l’amphithéâtre Louis Liard qui date des premières années du régime républicain, un des plus beaux d’Europe, incarne cette conception assumée de notre histoire : on y voit le portrait en pied de Richelieu au-dessus de la chaire principale et, dans les médaillons, on reconnaît Pascal, Bossuet, Descartes, Racine, Molière et Corneille. L’âme française.Bainville pleurerait de voir que la civilisation est aujourd’hui aux mains d’amateurs plaçant le latin comme un « enseignement de complément » selon le jargon du Ministère de l’Education nationale.

    Bainville, qui associait nécessités de la politique intérieure et défis de la politique étrangère, croyait aux permanences dans l’histoire. Pour cette raison, son œuvre, qui ne cesse de puiser des exemples dans le passé, reste profondément contemporaine. C’est peut-être pour cette raison que depuis sa mort en 1936, elle a été rééditée par les plus grandes maisons de la place parisienne. Si Bainville avait vécu de nos jours, il aurait été classé dans le camp des « déclinistes » aux côtés de Zemmour, Lévy, Rioufol ou de Villiers. Pourtant, il rappelait que « le pessimisme, cause de découragement pour les uns, est un principe d’action pour les autres. L’histoire vue sous un aspect est une école de scepticisme ; vue sous un autre aspect, elle enseigne la confiance. » L’année 2015, elle, nous aura enseigné une leçon oubliée, celle de la fragilité des temps. Il ne tient qu’à nous de redonner à notre civilisation toute sa force."

    Michel Janva

  • La contre-révolution de Thomas Molnar

    L’œuvre de Thomas Molnar, quand elle est traduite en français, ce qui n'est même pas le cas de l'ouvrage qu'il a consacré à Georges Bernanos, reste encore fort peu connue. Il faut s'en étonner et s'en affliger, car la lecture de l'ouvrage qu'il a consacré à la contre-révolution, en ces temps d'inflation des gloses universitaires, est un réel plaisir : tout est fluide, la moindre phrase n'est pas immédiatement flanquée d'une note s'étendant sur plusieurs pages et dévorant la substance même de l'ouvrage pour se perdre dans le pullulement fantomatique des langages seconds, et des langages au cube des langages seconds.
    Thomas Molnar ne s'embarrasse pas d'un inutile et poussif appareil de notes et, assez vite, précise sa pensée : évoquer la contre-révolution, c'est, analyser les raisons d'un échec historique, qui se répète jusqu'à nos jours. Il est d'autant plus intéressant et même amusant de constater que l'année de publication du livre de Molnar dans sa langue originale est celle où une révolution de boudoir germanopratin a fait vaciller le pouvoir français si ce n'est la France tout entière, révolution pour intellectuels de salon et demi-mondaines qui aujourd'hui encore reste aussi sacrée, pour tous ces vieux porcs devenus bourgeois (pardon : l'ayant toujours été, mais ayant confortablement arrondi leurs fins de mois), que le Saint-Suaire l'est pour un catholique.
    L'échec de la contre-révolution est celui-là même sur lequel se conclut le livre de Molnar, qui écrit que la tâche des contre-révolutionnaires «n'est pas une tâche spectaculaire, elle ne connaît pas de victoire finale, elle obtient ses succès dans le cœur et l'esprit plutôt que sur le forum», car c'est «une tâche sans fin» qui consiste à simplement «défendre la société et les principes d'une communauté d'ordre» (1). Je sais bien que les esprits esthètes affirmeront, comme Thomas Molnar d'ailleurs, que cet échec de la contre-révolution signe non seulement sa grandeur manifeste mais sa réussite, y compris sociale puisque, bon an mal an, les sociétés que nous pourrions définir comme s'inspirant de principes contre-révolutionnaires, disons des sociétés dirigées d'une main de fer par des dictateurs de droite, malgré leurs exactions que je ne minimise en aucun cas (et sur lesquelles Molnar ne semble guère fixer son attention), auront tout de même massacré moins de millions d'hommes que les régimes communistes et autres sectes d'inspiration plus ou moins millénariste dans le monde.
    Thomas Molnar semble tellement douter de l'échec de la contre-révolution qu'il écrit encore, évoquant un «nouveau Malaparte», la nécessité d'enseigner «aux contre-révolutionnaires quelque chose de mieux qu'une technique : il devrait apporter les paroles de l'esprit et de la vérité aux institutions occidentales» (p. 299), car son objectif premier n'est pas d'agir, «encore moins de dominer la situation sur le mode faustien, mais d'expliquer la nature intime de la relation présent-passé, de sorte que l'avenir ne vienne pas briser la continuité», continuité d'essence métaphysique puisque les contre-révolutionnaires «voient dans le péché originel l'explication de leur inquiétude première et de leur croyance actuelle dans l'immuabilité de la nature humaine» (p. 294). Il faudrait, en somme, imaginer le contre-révolutionnaire heureux sinon accompli, ce qu'il n'est que fort rarement, et capable de se contenter du rôle peu flatteur d'aiguillon, de grogneur jamais content puisqu'il doit constamment rappeler aux hommes les dangers qu'il y a à prendre des vessies pour des lanternes et des avenirs de fer pour des lendemains qui chantent.
    L'auteur explique l'échec historique de la contre-révolution par plusieurs raisons, que nous pouvons toutefois regrouper dans une seule catégorie, relative aux techniques de communication modernes, bien trop délaissées par les penseurs contre-révolutionnaires, «largement incapables d'utiliser des méthodes modernes, une organisation, des slogans, des partis politiques et la presse» (p. 179). C'est d'ailleurs grâce à leurs écrits que les révolutionnaires ont imposé leurs idées, jusque y compris dans le camp adverse : «Á mesure que les années passaient, les idées proposées par le parti révolutionnaire paraissaient de plus en plus attrayantes, non pas en raison de leurs mérites intrinsèques, mais parce qu'elles imprégnaient le climat intellectuel, acquéraient un monopole, isolaient les idées contraires en arguant de leur modération pour prouver leur impotence» (p. 59). Cette idée n'est à proprement parler pas vraiment neuve, puisque Taine puis Maurras l'ont développée avec quelques nuances, le premier critiquant la décorrélation de plus en plus prononcée entre la réalité et les discours évoquant cette dernière (2), le second affirmant que la Révolution française ne s'était pas produite le 14 juillet 1789 mais, comme l'écrit Molnar, qu'«elle s'est faite bien avant au tréfond[s] de l'esprit et de la sensibilité populaires, imprégnés des écrits des philosophes» (p. 65). D'une certaine manière, cette thèse fut aussi développée par le général Giraud qui dans un article paru durant l'été 1940 attribua une partie de la défaite française à la littérature, coupable à ses yeux d'avoir sapé les bases de la nation, puis par Jean Raspail dans son (trop) fameux Camp des Saints. Ne perd que celui qui, secrètement, a déjà perdu, tel est le drame intime de tout contre-révolutionnaire.
    Plusieurs fois, Thomas Molnar nous expliquera que les révolutionnaires ont su imposer leurs vues, non seulement parce qu'elles paraissaient moins paradoxales que celles des contre-révolutionnaires (3), mais surtout parce qu'ils ont su se rendre maîtres des techniques modernes de communication je l'ai dit et, aussi, qu'ils sont parvenus à faire accepter du plus plus grand nombre leurs idées et analyses : «Il faut distinguer entre les intellectuels qui forment les concepts révolutionnaires et ceux qui viennent à leur appui en amplifiant leur voix, en allongeant leurs griffes, en élargissant leur public, en préparant ce dernier à recevoir des idées qu'il n'aurait autrement considérées qu'avec méfiance ou indifférence» (p. 96). Thomas Molnar ne cessera d'insister sur le rôle essentiel que jouent non pas les théoriciens de la révolution, mais ses relais, issus de la classe moyenne précise-t-il : «La considération dans laquelle on tient la révolution à notre époque vient principalement de la pénétration progressive des idées d'extrême gauche dans les classes moyennes. Celles-ci les cultivent pour les répandre ensuite dans toutes les directions par tous les moyens de communication disponibles. L'intellectuel issu d'une classe moyenne représente, en tant que membre de la république des lettres, aussi bien individuellement que sur le plan corporatif, un banc d'essai et un champ de bataille pour ces idées; il n'a pas même besoin de faire du prosélytisme : sa profession de professeur, d'écrivain, de politicien ou de journaliste conserve ces idées en vitrine, tandis que la considération dont il bénéficie, reflet de valeurs et d'une conduite plus traditionnelles, témoigne pour la justesse ou du moins la pertinence de ses propos» (pp. 99-100).
    Il serait pour le moins difficile de dénier à Thomas Molnar la justesse de tels propos, y compris si nous devions tracer quelque parallèle avec notre propre époque, où triomphent ces «intellectuels des classes moyennes» (p. 108) qui à force de cocktails et de mauvais livres cherchent à s'émanciper de leur caste, pour fréquenter les grands, ou ceux qu'ils considèrent comme des grands, tout en n'affectant qu'un souci fallacieux de ce qu'ils méprisent au fond par-dessus tout et qu'ils sont généralement vite prêts à qualifier du terme méprisant (dans leur bouche) de peuple. Ce peuple est instrumentalisé, et ce n'est que par tactique que les intellectuels révolutionnaires peuvent donner l'impression de le flatter, voire de le respecter : «Ce qui est essentiel, les révolutionnaires ont rapidement compris que bien que 1789 ait ouvert la porte du pouvoir aux masses, celles-ci ne l'utiliseront jamais pour elles-mêmes, mais permettront seulement qu'il passe entre les mains de ces nouveaux privilégiés que sont les entraîneurs de foules, les faiseurs d'opinion et les idéologues» (p. 119). Finalement, la révolution n'est pas grand-chose, si nous nous avisions de la séparer de ses béquilles, que Thomas Molnar appelle «sa méthode de propagation dans tous les coins de la société» (p. 110) et, surtout, l'élevage quasiment industriel de ces intellectuels si remarquablement définis par Jules Monnerot.
    Il y a plus tout de même que la simple réussite, fut-être réellement remarquable, d'une politique médiatique ou de ce que nous appellerions actuellement une campagne de presse ou d'opinion, et ce plus réside dans les différences fondamentales qui existent entre la révolution et la contre-révolution ou plutôt, nous le verrons, entre le style révolutionnaire et le style contre-révolutionnaire. Thomas Molnar explique l'échec des contre-révolutionnaires en distinguant la révolution de la contre-révolution, et en précisant que : «la tâche d'incarner la marche du progrès peut être confiée à d'autres mains, mais du point de vue privilégié de l'utopie, il n'est aucun risque de la voir abandonnée. Et pour la raison exactement opposée il semble que les contre-révolutionnaires, cherchant à préserver les structures existantes, s'adressant à la réalité concrète, créent toujours l'impression de défendre quelque chose de temporaire. C'est le mouvement qui constitue le véritable substratum de la philosophie révolutionnaire telle qu'elle s'affiche; une conception immobiliste des choses est considérée comme retardataire, anti-historique» (pp. 124-5) bref, vouée à l'échec. Quelques pages auparavant, l'auteur a pris le soin de séparer les deux frères ennemis en évoquant leur style respectif : «C'est l'insolite qui confère sa popularité au style révolutionnaire; le contre-révolutionnaire respecte les règles établies pour l'usage des mots, des objets, des couleurs, des idées, les règles de syntaxe, les règles du raisonnement rigoureux; il prend la vie au sérieux parce qu'il est convaincu qu'un pouvoir supérieur l'a ordonnée. En conséquence, il croit qu'une idée clairement exprimée n'a pas besoin de publicité, qu'elle est protégée par une providence spéciale qu'il serait presque irrévérencieux de renforcer par trop de persuasion. Par contraste, le révolutionnaire cultive les associations fortuites de mots, d'idées ou de couleurs, il est prêt à sacrifier l'expérience et la raison à la nouveauté et aux produits de l'émotion ou des sensations bizarres» (pp. 113-4).
    L'écrivain contre-révolutionnaire, quoi qu'il affirme, reste irrévocablement marqué au fer du provincialisme et, précise Thomas Molnar, est accablé par la mauvaise conscience de ceux «qui n'ont pratiquement jamais entendu répéter leurs paroles, vu reprendre leurs idées» (p. 174) : «il ne représente au regard de l'histoire qu'un moment peut-être brillant, mais passé, donc isolé, déposé loin du lit principal du fleuve» (p. 122), alors que, en face de lui, vainqueur qui n'a même pas eu besoin de mener un combat, se dresse l'intellectuel révolutionnaire, un de ces hommes «perpétuellement déchirés entre l'action et la réflexion, le bureau du philosophe et les barricades du révolutionnaire, la prose résignée du sceptique et l'allure de David devant Goliath, le mépris de l'esthète devant le chaos et l'enthousiasme du guerillero dans le feu de l'action» (pp. 126-7), description qui pourrait sans aucune difficulté s'appliquer à la majorité de nos propres penseurs révolutionnaires et même, sans doute, aux rares qui font profession de penseurs contre-révolutionnaires ou, disent les pions universitaires, d'antimodernes.
    Un autre tort grève la pensée contre-révolutionnaire, qui constitue, selon Thomas Molnar, la thèse de son livre : si le révolutionnaire fait rêver, le contre-révolutionnaire n'est qu'un emmerdeur, un empêcheur d'utopiser en rond : «l'échec général de la contre-révolution est dû à sa trop grande préoccupation du concret, qu'il s'agisse des faits ou de la nature humaine» (p. 173, l'auteur souligne). En effet, les thèses contre-révolutionnaires, «aussi bien pour Burke, Maistre ou Maurras, commencent avec l'affirmation que l'homme est limité (par ses capacités, son expérience, son lieu et sa date de naissance, les idées propres à son environnement), qu'il est donc mieux fait pour s'occuper de problèmes particuliers, dont il possède une connaissance concrète». Cette «approche conservatrice», précise Thomas Molnar, se définit par la «restriction de l'activité à l'environnement immédiat; le manque d'intérêt pour la structure d'ensemble de cet environnement; une préférence pour les détails; une conception du corps social comme étant essentiellement dérivé du passé; et le concept de liberté non pas dissout dans l'égalité mais compris comme une garantie des libertés et de la diversité locales» (pp. 166-7).
    Parvenu à ce stade de son développement, Thomas Molnar a conscience qu'il lui faut différencier le contre-révolutionnaire de ce qu'il appelle l'extrémiste de droite, car «seul un siècle et demi de frustration l'a conduit au désespoir et à la peur; son attitude antidémocratique ne fait qu'un avec sa loyauté à l'égard du principe monarchique, si bien qu'il lui était naturel de tenir ce raisonnement, qu'au fur et à mesure que la démocratie et les partis affaiblissent la nation et en ébranlent l'esprit, la nécessité se fait davantage sentir de trouver un souverain ou un substitut temporaire, qui abolirait les partis, limiterait la sphère de la démocratie et restaurerait l'unité nationale» (pp. 217-8). Une nouvelle fois, Thomas Molnar recourt à l'explication par les médias, dont l'usage a été génialement monopolisé par les révolutionnaires, pour expliquer la «frustration ressentie par les contre-révolutionnaires» (p. 218). Assez étrangement, Thomas Molnar rapproche deux noms que tout oppose, ce qu'il n'oublie pas d'ailleurs de signaler, Adolf Hitler et Karl Kraus, deux hommes qui «concevaient le danger d'un déclin de la civilisation presque de la même manière, compte tenu du vocabulaire brutal du premier et de la subtile acuité du second» (p. 219). L'un et l'autre en tout cas illustrent selon Molnar «le type du diagnostic contre-révolutionnaire» (p. 221) mais aussi, bien sûr, deux formes d'échec, la pensée et la culture contre-révolutionnaires «n'existant qu'à l'extérieur de l'univers dominant du discours» qui est, en somme, un «monopole révolutionnaire» (p. 227), les révolutionnaires étant par ailleurs «constamment sur le pied de guerre» comme une «petite bande d'utopistes entourée de son public de semi-intellectuels», alors que «les contre-révolutionnaires sont divisés en un grand nombre de groupes, qui, tout en partageant les mêmes idées, ne partagent pas la même conscience de la menace qui pèse sur elles» (pp. 240-1).

    http://www.juanasensio.com

    Notes
    (1) Thomas Molnar, La contre-révolution (The Counter Revolution, traduction de l'anglais d'Olivier Postal Vinay, Union Générale d’Éditions, 10/18, 1972), p. 306 et dernière.
    (2) Thomas Molnar condense sont propos dans une formule frappante : «L'édifice monarchique s'écroula sous les coups de canon des marchands de formules» (p. 68).

    http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2016/01/02/la-contre-revolution-de-thomas-molnar-5738321.html

  • A propos de Stepan Bandera (1909-1959), une figure controversée du nationalisme ukrainien (Pascal Lassalle)

    Vendredi 1er janvier, des milliers d’Ukrainiens ont défilé lors d’une marche aux flambeaux à Kyiv et dans plusieurs villes du pays pour commémorer le 107ème anniversaire d’une figure éminente, mais controversée de l’histoire tumultueuse de leur nation, Stepan Andriïovytch Bandera.

    Né en effet le 1er janvier 1909 en Galicie (Ukraine occidentale), alors sous domination autrichienne, d’un père prêtre grec-catholique (uniate), le jeune Stepan a grandi dans une atmosphère de patriotisme et de culture nationale ukrainienne.

    Conjointement à ses études secondaires, il devint membre du mouvement scout patriotique Plast et milita dans un groupe de jeunes nationalistes. En 1927, muni de l’équivalent du baccalauréat, il entra à l’Institut agronomique de L’viv.

    Dans une Galicie sous administration polonaise, objet d’une violente politique d’assimilation et de « pacification » de la part de Varsovie, il adhéra à l’Organisation militaire ukrainienne (U.V.O.) du colonel Yevhen Konovalets, vivier de jeunes activistes dans laquelle il rencontra des hommes comme Yaroslav Stetsko ou Roman Choukhevytch.

    À partir de 1929, il devint membre de la toute nouvelle Organisation des nationalistes ukrainiens (O.U.N.) dont il gravit rapidement les échelons hiérarchiques jusqu’à prendre la tête de l’exécutif de sa branche d’Ukraine occidentale.

    Au sein de cette structure politique marquée par le nationalisme intégral de l’idéologue Dmytro Dontsov, il organisa un attentat contre le consul soviétique Maylov à L’viv (1933), puis ordonna l’exécution du ministre polonais de l’Intérieur Bronislaw Pieracki (1934), sanglant « pacificateur » de la Galicie et de la Volhynie.

    Arrêté et condamné à mort, sa peine fut commuée en emprisonnement à vie.

    Libéré au moment de l’invasion allemande de la Pologne en septembre 1939, il s’opposa à la ligne suivie par le dirigeant de l’O.U.N., Andriy Melnyk, qui avait pris la tête de l’organisation après l’assassinat de Konovalets par un agent de Staline.

    Représentant les combattants de l’intérieur, Bandera, Stetsko et Choukhevytch contestèrent vivement la ligne suivie par les dirigeants émigrés, refusant notamment un alignement sur l’Allemagne et exigeant une intensification de la lutte contre les Soviétiques.

    La rupture intervint dès février 1940 avec la création d’une branche révolutionnaire de l’organisation, l’O.U.N.-B. (B pour Bandera, qui adopta notamment le célèbre drapeau aux bandes rouges et noires) désormais distincte et souvent rivale de l’O.U.N.-M. (Melnyk), ce qui occasionna par moment des règlements de compte entre représentants des deux branches.

    Circonspects vis-à-vis des Allemands, Bandera et ses partisans n’en négocièrent pas moins auprès de la Wehrmacht, la formation d’une Légion ukrainienne de 680 hommes constituée des bataillons Nachtigall et Roland.

    L’O.U.N.-B. se prépara à prendre le pouvoir en Ukraine avec ou sans l’assentiment des Allemands : au moment de l’offensive hitlérienne de juin 1941 contre l’U.R.S.S., 5 000 à 8 000 éléments de l’organisation s’infiltrèrent en Ukraine soviétique.

    Le 30 juin 1941 à L’viv, les représentants de l’O.U.N.-B. proclamèrent unilatéralement un État ukrainien indépendant sous la direction de Yaroslav Stetsko. Quelques jours plus tard, Bandera et plusieurs de ses partisans furent arrêtés par les Allemands chez lesquels avait prévalu la ligne funestement raciste et pangermaniste défendue par Hitler et nombre de ses exécutants, dont le sinistre Erich Koch, futur commissaire du Reich pour l’Ukraine.

    Transféré à Berlin, Bandera fut ensuite interné au camp de concentration de Sachsenhausen jusqu’en septembre 1944. Dès lors, il refusa de s’associer au Comité national ukrainien créé avec l’aval des Allemands et entra dans la clandestinité alors qu’en Ukraine même, les résistants nationalistes de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (U.P.A.) dirigée par Roman Choukhevytch (alias Taras Tchouprynka), menaient un combat désespéré contre l’Armée rouge et les troupes du NKVD après avoir lutté contre les forces du Reich et les Polonais lors des tragiques événement de Volhynie en 1943 (une blessure mémorielle qui n'est toujours pas complètement cicatrisée entre les deux voisins slaves et que Moscou ne manque pas d’exploiter).

    Après 1945, il resta en R.F.A. où il devint président de l’O.U.N.-B. en exil, mobilisa la diaspora et coordonna la résistance des derniers noyaux de l’U.P.A. jusqu’au début des années cinquante.

    Très actif, il édita de nombreuses publications et suscita la création du Bloc antibolchevik des nations (A.B.N.).

    Bête noire des Soviétiques qui redoutaient plus que jamais l’action des Bandéristes et autres « nationalistes bourgeois » ukrainiens, il fut l’objet de multiples attentats jusqu’à ce jour fatal d’octobre 1959, où il mourut assassiné par l’agent du KGB Bodan Stachynskyi (1).

    Aujourd’hui, la figure de Bandera reste éminemment controversée.

    Honoré dans la diaspora et en Ukraine de l’Ouest (plusieurs monuments ont été érigés à L’viv, Ivano-Frankivsk ou Ternopil’), il suscite des sentiments beaucoup plus mitigés dans le reste du pays qui vont jusqu’à la franche hostilité tant les effets d’une propagande soviétique mensongère qui le dépeint comme un simple collaborateurs des nazis et un abominable massacreur de Juifs (accusations sans fondements) ont porté leurs fruits, en particulier dans cette poche de soviétisation et de russification extrême que constitue le Donbass, avec les résultats que l’on connaît depuis bientôt deux ans.

    Ces mensonges et contrevérités continuent à êtres véhiculés par les nostalgiques du communisme, mais aussi et surtout par le Kremlin, en particulier depuis la « Révolution Orange » de 2004, qui dénonce l’« instrumentalisation de l’Histoire à des fins politiques », les multiples atteintes à l’« Histoire commune » (comprendre l’historiographie russo-soviétique, hégémonique en Occident qui englobe le « petit frère » ukrainien et lui dénie toute histoire propre) et la « réhabilitation des collaborateurs des nazis » en Ukraine. Le pouvoir russe actuel sacrifie en fait à une tradition moscovite immuable, celle de vouer aux gémonies toutes les figures et événements historiques qui rappellent au monde entier que les Ukrainiens ne sont pas des Russes et qu’ils n’ont jamais cessé, comme l’affirmait Voltaire, de lutter obstinément pour leur liberté et la reconnaissance de leur identité.

    Ce phénomène récurrent s’est depuis intensifié sous la forme d’un Blitzkrieg médiatique malheureusement efficace visant à sidérer et hystériser des pans entiers des populations russes ou russophones d’Ukraine, avec un certain succès (sans parler des relais occidentaux cyniquement instrumentalisés et menés en bateau, qu’ils soient sincères ou simplement stipendiés), en présentant notamment les événements de l’hiver 2013-2014 et ceux qui ont suivi comme un remake de la « Grande guerre patriotique » qui assimile la lutte contre les patriotes et nationalistes ukrainiens à celle menée par les grands ancêtres soviétiques contres les « fascistes » (usage d’une rhétorique vintage dans laquelle la « junte fasciste de Kiev » côtoie, entre autres, les prétendues exactions des « bataillons punitifs »), sans parler aussi des délires sur Gladio, les manipulations des services occidentaux et tout un fatras indigeste et confus qui en dit plus long sur leurs auteurs qu’il n’en reflète des réalités plus nuancées et complexes. Stepan Bandera n’était certainement pas un enfant de chœur, mais sûrement pas le monstre qu’une propagande virulente et diabolisante continue de dépeindre sur un mode obsessionnel. Il fut quoi qu’il en soit, malgré ses failles et ses limites dans un contexte historique troublé et extrême, l’incarnation d’un nationalisme intransigeant inaccessible à tout compromis et à toute corruption, ce qui constitue plus que jamais un symbole puissant et agissant dans des franges croissantes de l’opinion ukrainienne, ce qu’il convient donc d’éradiquer, du côté du Kremlin et de ses soutiens inconditionnels.

    Pascal Lassalle / C.N.C.

    Note 1 : Il n’existe à ce jour aucune biographie en français sur Bandera. L’histoire du nationalisme ukrainien reste encore une terra incognita dans notre pays.

    Christophe Dolbeau a rédigé un formidable outil de travail et de mémoire avec son Petit dictionnaire des résistances nationales à l’Est de l’Europe, 1917 – 1989 face au bolchevisme (Première édition chez Artic, en 2006, réédition chez Akribéia en 2015) dans lequel on trouve une partie très complète sur l’Ukraine.

    L’ouvrage de l’Italien Alberto Rosselli, La résistance antisoviétique et anticommuniste en Europe de l’Est de 1944 à 1956, a enfin été traduit en français, toujours aux Éditions Akribeia (Saint-Genis-Laval, 2009), avec un bon chapitre consacré à la lutte de l’U.P.A.

    Roland Gaucher a naguère également parlé du combat des nationalistes ukrainiens dans son ouvrage L’opposition en U.R.S.S. 1917 – 1967 (Albin Michel, Paris, 1967).

    Le journaliste Patrice de Plunkett, ex A.F. et G.R.E.C.E. (sous le pseudonyme de Patrick Louth) a aussi évoqué la lutte du chef de l’O.U.N.-B. dans le tome 2 de l’ouvrage collectifLes survivants de l’aventure hitlérienne (Éditions Famot, Genève, 1975), titre d’ailleurs très équivoque qui peut contribuer à entretenir la controverse sur l’action du chef nationaliste.

    Dans son livre Safe for democracy : The Secret Wars of the CIA (Ivan R. Dee, Chicago, 2009), l’historien étatsunien John Prados, rappelle que la CIA considérait Bandera comme « anti-américain » et a refusé de le protéger, s’efforçant de convaincre le SIS britannique de faire de même.

    Le lecteur intéressé pourra, le cas échéant, se référer à l’énorme fond documentaire de la Bibliothèque ukrainienne Symon-Petlura au 6, rue de Palestine dans le XIXe arrondissement de Paris.

    Notons également que le cinéaste ukrainien Oles Yanchuk a évoqué la dernière période de la vie de Stepan Bandera dans un long-métrage réalisé en 1995, L’attentat, un meurtre automnal à Munich (Attentat, ossinnye vbystvo v Miounkheni / Assassination, an autumn murder in Munich). De nombreux documentaires , généralement bien faits, ont aussi été réalisés en Ukraine ces dernières années, sans parler des très nombreux ouvrages, inégaux, parus là-bas et non traduits.

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com/le-cercle-non-conforme/

  • Interactions entre les entreprises américaines et l'armée allemande pendant la 2nde GM

    Commercer avec des régimes qui leur sont totalement hostiles et contribuer à leur renforcement militaire ont toujours été deux des caractéristiques essentielles du monde des affaires capitaliste, et parfois de ses dirigeants politiques. Ainsi, au début des années 40, la prédiction de Lénine paraissait accomplie : les sociétés multinationales avaient "hérité de la terre". General Motors et Ford (respectivement 900 000 et 500 000 salariés) dominaient alors le marché mondial de l'automobile et des véhicules tout-terrain. Henry Ford précise - principe garanti aussi robuste que ses modèles -, quelques semaines avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale : "Nous ne nous considérons pas comme une compagnie nationale, seulement comme une organisation multinationale."
         Lorsqu'il inaugure en 1939 un nouveau jeu de Monopoly qui, du premier coup de dés, le conduit à la case polonaise, Hitler transforme les chancelleries et les parlements en volières apeurées. Mais au même moment, Alfred Sloan, président de General Motors, rassure sèchement quelques actionnaires inquiets : "Nous sommes trop grands pour être gênés par ces minables querelles internationales."
         Mieux, la plus grande firme mondiale joue un rôle essentiel dans la préparation de ce vaste rallye transeuropéen organisé par l'ancien peintre viennois. En 1929, la société américaine est devenue propriétaire à 100% d'Opel. En 1935, à la demande du haut état-major nazi, les bureaux d'étude de cette firme, installés à Brandebourg, se consacrent à la mise sur roue d'un nouveau modèle de camion lourd qui devrait être moins vulnérable aux attaques aériennes ennemies. Dès 1938, l'Opel "Blitz", produit à une cadence accélérée, équipe l'armée allemande.Sensible au geste, Hitler épingle en 1938 son aigle de première classe au veston du "Chief Executive" de General Motors. Au même moment, Ford ouvre dans la banlieue de Berlin une usine d'assemblage ; selon les rapports des services de renseignements de l'armée américaine, ces bâtiments sont destinés à la production des transports de troupes pour la Wehrmacht.
        Au début de 1939, sept mois avant l'ouverture du conflit, General Motors reconvertit les établissements Opel à Rüsselsheim dans la fabrication d'avions militaires. De 1939 à 1945, ces usines produiront et assembleront à elles seules 50% de tous les systèmes de propulsion destinés au Junker 88, considéré par les experts aéronautiques comme le "meilleur bombardier équipant la Luftwaffe".
         Les filiales de General Motors et Ford construisent 80% des half-tracks de trois tonnes baptisés "mules" et 70% de tous les camions lourds de moyen tonnage qui équipent les armées du Reich. Pour les services secrets anglais, ces véhicules constituent "l'épine dorsale du système de transport de l'armée allemande". Là encore, l'entrée en guerre des États-Unis n'infléchit en rien la stratégie de ces firmes, aussi rectiligne qu'une autoroute.
         Le 25 novembre 1942, le gouvernement nazi nomme le Pr Carl Luer administrateur du complexe de Rüsselsheim. Mais la cour d'appel principale de Darmstadt précise que "l'autorité du conseil des directeurs ne sera pas affectée par cette décision administrative, les méthodes et les responsables du management resteront les mêmes". Et, de fait, Alfred Sloan et ses vice-présidents James B. Mooney, John T. Smith et Graene K. Howard continueront de siéger au conseil d'administration de General Motors-Opel durant toute la guerre. Mieux, en violation flagrante des législations existantes, les informations, rapports et matériels circulent on ne peut mieux entre le quartier général de Détroit, les filiales installées dans les pays alliés, et celles implantées dans les territoires contrôlés par les puissances de l'Axe.
         Les registres financiers d'Opel-Rüsselsheim révèlent que, de 1942 à 1945, la firme élabore ses stratégies de production et de vente en coordination étroite avec les usines de General Motors disséminées à travers le monde, notamment avec General Motors-Japon (Osaka) ; General Motors-Continental (Anvers) ; General Motors-China (Hong-Kong et Shangaï) ; General Motors-Uruguay (Montevideo) ; General Motors do Brazil (Sao Paulo), etc.
         En 1943, alors que les usines américaines du groupe équipent l'aviation des États-Unis, le groupe allemand élabore, fabrique, assemble les moteurs du Messerchmitt 262, premier chasseur à réaction au monde. L'avantage technologique ainsi conféré aux nazis est essentiel. Capable de voler à près de 1 000 km/h, cet appareil surclasse nettement en rapidité (plus de 200 km/h) son adversaire américain, le P 510 Mustang.
    Eric Laurent, La guerre des Bush