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culture et histoire - Page 1242

  • La philosophie de Heidegger et ses conséquences politiques

    Ivan Blot, conférence donnée à l’Institut Iliade

    ♦ Qu’est-ce que l’Institut Iliade ?

    Les citoyens actuels de l’Europe mésestiment le rôle joué par leur civilisation dans l’histoire du monde. Cet effacement mémoriel anticipe l’acceptation d’une disparition collective.
    Refusant une telle extinction, l’Institut ILIADE pour la longue mémoire européenne entend œuvrer à l’affirmation de la richesse culturelle de l’Europe et à la réappropriation de leur identité par les Européens.

    Par cette initiative, nous entendons participer de manière originale, novatrice et la plus décisive possible à un effort plus général – et impérieux : le réveil de la conscience européenne.

    1/ La philosophie existentielle

    Heidegger est l’héritier du courant des philosophies existentielles qui distinguent la vie (biologique, commune à l’animal et à l’homme) et l’existence. L’homme sait qu’il va mourir et cherche à donner du sens à son existence, pas l’animal. Selon le philosophe français Pascal, l’homme a le choix entre une vie de divertissement (pour oublier la mort) ou une vie religieuse où il est missionné sur terre par Dieu pour participer à l’œuvre de création divine. Pour le Danois Kierkegaard, l’homme a le choix entre une vie tournée vers l’instant fugitif, une vie insérée dans l’histoire, ou une vie tournée vers la perspective de l’éternité. La première, dite « vie esthétique », est une vie de plaisirs égoïstes et irresponsable, un peu animale. La deuxième, dite éthique, consiste à se marier et avoir des enfants, avoir un métier et une vie civique : elle vise à s’inscrire dans le temps historique et est reliée au bien commun, donc à autrui qui n’est plus un simple instrument de satisfaction de l’ego. La troisième vie est la vie religieuse.

    Heidegger, lui, distingue la vie authentique, où l’homme assume son être véritable de mortel à la destinée tragique, donc disposée à l’héroïsme pratiqué dans la joie, et la vie inauthentique, où l’homme a une vie dominée par ses instincts chaotiques, vie stérile hors de l’histoire et ponctuée d’Erlebnisse (de sensations vécues purement ludiques). La première est créatrice d’histoire à travers des événements (Ereignisse). L’homme civilisé n’atteint sa plénitude que dans l’authenticité où il sort de l’oubli de l’être

    2/ Le monde

    Pour Heidegger, parler de l’individu isolé n’a pas de sens. La personne humaine est insérée dans un monde qui donne du sens à l’existence structurée par quatre pôles :

    L’honneur

         Le Divin ←                       → la personne

    Les racines

    Comme dit Heidegger, l’homme n’est pas jeté dans l’absurde mais « missionné » dans l’histoire (dimension ignorée de l’animal), ce qui l’oblige à une certaine « tenue » qui l’élève au-dessus de lui-même, qui le conduit à des exploits à signification historique, même s’ils sont modestes.

    D’où vient la mission ? Elle vient des racines qui nous préexistent. La langue, la raison, l’héritage de la civilisation préexistent à notre naissance : on ne les a pas créés. L’homme ne peut donc sans dommages renier son héritage. Une révolution est de ce point de vue une gigantesque perte d’informations et l’homme régresse.

    3/ Le Gestell

     Heidegger considère que l’Occident à partir de Descartes va évoluer vers un rationalisme abstrait qui va lui faire « oublier son être ». Un « im-monde » va se substituer au monde autour de quatre idoles qui vont étouffer l’héritage civilisationnel. Dieu est remplacé par l’ego qui connaît une boursouflure croissante. La personne et ses qualités sont noyées dans la masse. La technique va remplacer les racines et on assiste à une destruction de la terre. Le ciel de l’idéal est obscurci et l’argent devient la valeur suprême.

    C’est le monde dit moderne où l’homme devient « la plus précieuse des matières premières du système ». L’Occident actuel est un tel système que Heidegger appelle « le Gestell », qui est un mécanisme d’arraisonnement utilitaire de l’homme. Celui-ci n’est plus capable de méditer sur lui-même et sur le sens de son existence. Il est balloté par le système techno-économique qui s’impose à lui. Son humanité régresse.

    4/ Les régimes politiques

    Heidegger distingue trois sortes de Gestell : la société communiste, la société nazie et la société occidentale. Dans les trois cas, l’ego, à commencer par celui du ou des chefs, devient un absolu, en l’absence de la Divinité. Dans les trois cas, le peuple est massifié par la consommation et les moyens de communication de masse.

    Dans les trois cas, l’utilitarisme étouffe les valeurs morales de la tradition, au profit de la collectivité ou de l’individu. Les « communautés » traditionnelles sont détruites ou mises au pas. Comme le système doit se justifier, il met en avant des « valeurs » qui vont être utilisées pour combattre l’être. Par exemple, les « valeurs » justifient de laisser son pays envahir par des réfugiés sans limites. Les « valeurs » sont utilisées pour créer une pensée politiquement correcte où la nation est interdite du droit d’autodéfense. Le système des valeurs de « l’im-monde moderne est le suivant :

    Egalitarisme

    Droits de l’homme ←« valeurs universelles »→ « démocratie »

    Progrès utilitariste

    Ces valeurs sont des escroqueries : au nom de l’égalitarisme et des droits de l’homme, on s’attaque aux traditions considérées comme discriminantes. C’est ainsi que le droit au mariage homosexuel devient une obligation même si l’opinion publique est contre. La démocratie mise en avant est une farce : en fait, on est en oligarchie. Le « progrès » est aussi mis en avant pour détruire les traditions, c’est-à-dire l’héritage civilisationnel.

    Tous les régimes politiques du XXe siècle sont donc analogues métaphysiquement. Cette affirmation a valu à Heidegger de nombreux ennemis.

    5/ Le retour à l’être

    Ce retour est-il possible afin que l’homme retrouve ce qui fait son humanité, notamment sa dimension héroïque et spirituelle ? Heidegger pense que « l’histoire de l’être » ne dépend pas des volontés humaines. On ne peut qu’accompagner l’événement (Ereignis) qui permet seul le retour à l’être. L’événement est porté par des hommes, bien sûr, mais il ne dépend pas d’eux. Sans la seconde guerre mondiale, De Gaulle n’aurait pas été De Gaulle au regard de l’histoire. Comme il disait lui-même, un grand homme est le produit de circonstances et d’un grand caractère. L’homme ne peut maîtriser le destin. Imaginons que l’attentat commis par le monarchiste Johann Georg Elser à Munich contre Hitler ait réussi (8 novembre 1939), la mémoire de Hitler ne serait pas la même. Il n’y aurait sans doute pas eu de deuxième guerre mondiale et Hitler aurait des statues pour avoir vaincu le chômage et le Traité de Versailles. L’Allemagne n’aurait peut-être pas attaqué l’URSS. Le politiquement correct serait très différent, etc. Tout le destin tenait dans un simple changement d’emploi du temps qui fait que la bombe a explosé 13 minutes trop tard. Hitler est parti plus tôt car le climat interdisait de reprendre son avion, et il devait alors prendre un train.

    On voit que l’histoire peut dépendre d’un simple détail. L’action de l’homme a-t-elle alors un sens ? Heidegger répond que oui.

    6/ Le « ménagement de l’être »

    Pour Heidegger, l’homme doit adopter une attitude susceptible de permettre à l’Ereignis de reconstituer un monde civilisé. L’Ereignis n’est pas prévisible : ainsi, la montée de l’islam terroriste inventé par quelques lettrés en Egypte avant la deuxième guerre mondiale (comme Sayyid Qutb ; 1906-1966) peut changer l’Occident et permettre la chute du Gestell.

    Le « ménagement » du monde a quatre aspects : permettre le retour du Divin et l’accueillir. Eclairer le ciel qui a été obscurci par le Gestell (retour du primat de l’honneur sur l’argent, par exemple). Sauver la terre (et l’héritage civilisationnel qui lui est lié). Permettre aux mortels de redevenir des mortels conscients du tragique de l’existence et de ne pas rester de simples « matières premières » du système techno-économique.

    7/ L’Ereignis russe

    Avec la chute de l’URSS s’est produit un « Ereignis » qui a surpris presque tout le monde. L’effondrement du communisme a permis en Russie un retour progressif au « monde » et aux racines qui lui sont liées. Un penseur russe comme Alexandre Douguine a d’ailleurs écrit un livre sur Heidegger La Possibilité d’une philosophie russe et d’un nouveau commencement. Il imagine un nouveau système politique et social distinct des trois variantes du Gestell du XXe siècle.

    C’est une erreur de croire que la Russie aujourd’hui obéit à un régime fondé sur la seule volonté de puissance. C’est le Gestell occidental qui est ainsi et qui ne s’en rend pas compte puisqu’il vit dans l’oubli de son être propre. Le président Poutine a donné des indications sur sa pensée (Védrine fait remarquer que c’est un homme qui médite et lit beaucoup, à la différence des politiciens occidentaux). Il a fait envoyer à ses hauts fonctionnaires pour Noël 2014 trois livres de philosophie à méditer : La Philosophie de l’inégalité, de Nicolas Berdiaev, La Justification du Bien, de Vladimir Soloviev, et Nos missions, d’Ivan Ilyine.

    Berdiaev est un philosophe existentiel, comme Heidegger, qu’il cite parfois (rarement). Il considère que l’homme doit vivre dans la liberté pour être créateur, co-responsable de la création avec Dieu selon une conception propre à l’orthodoxie. Soloviev fait une critique du « Gestell » en attaquant l’utilitarisme occidental qui détruit les trois bases de la morale : le sens de l’honneur qui nous distingue des animaux, l’amour des autres jusqu’au sacrifice de soi (héroïsme) et la ferveur à l’égard du Sacré. Ilyine défend les traditions contre l’ensauvagement de l’homme et met parmi celles-ci l’amour de la famille et de la patrie. Il appelle à un Etat fort mais enraciné dans les valeurs traditionnelles de la Russie.

    On peut dire de ces trois philosophes qu’ils incitent aux combats suivants :

    –Berdiaev défend la liberté créatrice contre l’égalitarisme qui fait des hommes des esclaves ; il appelle l’homme à retrouver le sens de la véritable aristocratie ;

    –Soloviev défend la « justice sacrificielle » contre l’utilitarisme, le relativisme et le matérialisme de l’Occident ;

    –Ilyine défend le patriotisme, la lignée et l’héritage qui permettent de mener une existence authentique. Il combat le cosmopolitisme et appelle à un Etat fort, avec une composante monarchique au sommet et une composante démocratique à la base (les traditions populaires).

    Les trois philosophes sont aussi très religieux, puisant dans la tradition spirituelle de la religion orthodoxe. Ils défendent les trois vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité : la foi empêchant la trahison ; l’espérance donnant le courage pour éviter la désertion ; et la charité sans laquelle l’homme ne se reproduit plus et ne crée plus (stérilité). Trahison, désertion et stérilité ne sont-elles pas les trois causes de l’autodestruction de l’Occident aujourd’hui ?

    Conférence de Ivan Blot, 29/11/2015

    Institut Iliade pour la longue mémoire européenne

    http://www.polemia.com/la-philosophie-de-heidegger-et-ses-consequences-politiques/

  • La transparence : un outil du totalitarisme

    Les médias, la presse et toute une mode exigent toujours plus de transparence dans la vie politique. Si le but est d'éviter la malhonnêteté, personne ne peut y trouver à redire. Mais l'exercice a ses limites : si le vote n'était pas secret, beaucoup d'électeurs voteraient différemment en raison de la pression sociale pesant sur eux.
    L'individu n'est pas une monade autonome. Il est plongé dans le milieu social et en interaction d'influence avec lui. L'exigence de transparence est celle de tout pouvoir totalitaire. George Orwell avait imaginé une telle société où le pouvoir vous disait : « Big Brother vous regarde ! ».
    La propriété privée est un espace de liberté précisément parce que les tiers en sont exclus. Si les médias peuvent pénétrer dans votre propriété et commenter tout ce que vous faites, il est évident que c'est une atteinte à vos libertés.
    Tocqueville a bien montré la puissance de l'opinion publique qui contraint tous les citoyens à afficher un grand conformisme.
    Dans toute société, quatre obstacles peuvent entraver la liberté d'expression :
    – la cause matérielle, pour reprendre la terminologie d'Aristote, est le manque de moyens financiers ;
    – la cause formelle est l'interdiction légale, le régime légal de la censure ;
    – la cause motrice, ce sont les hommes, pas seulement les censeurs professionnels mais l'opinion publique, plus ou moins conditionnée par le pouvoir dominant ;
    – la cause finale de l'absence de liberté peut être l'idéologie officielle du régime.
    Les deux dernières « causes » de l'absence de liberté peuvent utiliser l'exigence de transparence pour étouffer une pensée non conformiste. Ainsi, le « politiquement correct » dans certaines universités américaines restreint la liberté de parole sur beaucoup de sujets. Selon le système social, chaque cause pèsera d'un poids différent.
    En démocratie, c'est l'opinion et l'idéologie dominantes qui peuvent faire obstacle à la liberté d'expression. La loi de censure et les moyens financiers peuvent jouer un rôle mais il est second. Il est difficile d'échapper à cette contrainte. Soljenitsyne s'en est aperçu : en Russie, on lui disait « Tais toi » ! En Occident, on lui dit « Cause toujours » !
    Des organisations qui ont pu craindre dans le passé des persécutions comme la franc-maçonnerie ne pratiquent pas la transparence. Car l'opacité est source de pouvoir et d'influence et protège ceux qui agissent. Certains estiment cette pratique critiquable : les magistrats en Grande-Bretagne sont obligés de déclarer leur appartenance à la franc-maçonnerie.
    En fait, l'exigence de transparence ne frappe pas tout le monde de la même manière. Elle touche les hommes politiques beaucoup plus que les journalistes ou les chefs d'entreprise, ou la haute administration. C'est sans doute un signe que le pouvoir réel n'est sans doute pas chez les hommes politiques. Exiger la transparence de quelqu'un, c'est réduire ses pouvoirs. Beaucoup de « lobbies » qui influencent le pouvoir politique ne pratiquent pas la transparence mais l'exigent de la part des hommes politiques.
    On sait bien que le domaine de la défense nationale est aussi celui du secret légal, sinon l'ennemi pourrait affaiblir le dispositif de défense. Dans ce domaine, la transparence totale de l'Etat pourrait entraîner sa destruction ! Il en est de même pour les secrets technologiques des entreprises. Le secret ne peut pas être exclu de la vie sociale. Le secret de votre code de carte de crédit vous protège des voleurs. Il faut donc un équilibre entre secret et transparence pour qu'une société de liberté puisse réellement exister. Quand tout est secret, le citoyen n'a plus de pouvoirs pour contrôler les dirigeants politiques. Mais si tout est transparent, le citoyen transparent perd alors lui aussi sa liberté. Réclamer toujours plus de transparence peut être une façon de détruire la liberté au nom de la liberté.
    Un film a bien montré ce paradoxe. Il s'agit du film allemand « La vie des autres » qui montre comment la police politique de l'Allemagne de l'Est communiste espionnait les citoyens afin d'empêcher toute critique du régime. Lorsque l'Etat veut tout connaître de la vie des autres, il réduit les autres à un statut d'esclave.
    Bien entendu, il ne faut pas faire d'angélisme et il est normal qu'un Etat écoute et espionne les grands criminels ou ceux qui préparent des attentats terroristes. Comme dans beaucoup de domaines, la vertu réside dans le juste milieu, comme les philosophes grecs l'ont toujours affirmé. C'est pourquoi la pensée manichéenne est toujours à proscrire. C'est celle des fanatiques. Il y a aussi des fanatiques de la transparence : qu'ils le sachent ou non, comme disait Sartre, qu'ils soient salauds ou naïfs, ils préparent toujours une forme de destruction des libertés.
    Yvan BLOT, 19/03/08

    http://archives.polemia.com/article.php?id=1640

  • Conférence Dextra : « Face au chaos migratoire : La préférence de civilisation » avec Jean Yves Le Gallou

     
    Chers amis, chers camarades,
     ce vendredi 11 décembre nous aurons la chance de recevoir Jean Yves le Gallou, président de la Fondation Polémia,
    qui nous entretiendra sur le chaos migratoire et la préférence de civilisation, 
    thématique plus que jamais d’actualité.
    Nous vous attendons nombreux aux « Grands Ducs » 19 rue Pascal, Paris Ve, à partir de 19h.

  • L’approche civilisationnelle en question

    Le monde huntingtonnien

    Lancée par Samuel P. Huntington voilà quelques années, tout d’abord par la publication d’un article dans Foreign Affairs puis dans par livre traduit en français chez Odile Jacob, la thèse du « choc des civilisations » (Le choc des civilisations, titre de l’ouvrage de Samuel Huntington, est tiré d’une analyse de Bernard Lewis, datant de 1990, sur les racines de la violence musulmane) fait aujourd’hui recette en France d’autant plus après l’attentat multicible de New York, car il faut expliquer au public comment cela a pu être possible, trouver des fondements à l’inexplicable et mettre cela en perspective.

    La thèse du livre tient dans sa vision originale du monde d’aujourd’hui et des conflits de demain ; nous sommes confrontés à une nouvelle structure organisationnelle du monde, laquelle n’est plus idéologique, politique, ou économique, mais culturelle et civilisationnelle. Sur cette vision du monde, quelques reproches, dont la liste des “civilisations” reconnues par l’auteur, liste contestable parce qu’implicitement en découle une dynamique relationnelle inter-étatique bien convenable pour les États-Unis. Le monde nous dit Huntington est décomposé en huit entités : occidentale, islamique, hindou, slave-orthodoxe, japonaise, africaine, latino-américaine et confucéenne. Toujours selon l’auteur, les conflits à venir seront inter-civilisationnels, et s’opèreront surtout aux différentes zones de ruptures, aux zones de contacts inter-civilisationnelles. Néanmoins, on constate que seuls les lignes de contact entre le monde islamique et les autres civilisations fait apparaître conflits et affrontements sanglants.

    Parmi ces “conflits inter-civilisationnels”, Huntington en recense un particulièrement révélateur de la profondeur et de la puissance de ses arguments : le conflit du Timor. Dans cette partie du monde nous serions, selon l’auteur, à une des zones de contact entre la civilisation islamique et la civilisation occidentale : CQFD. Pourtant, pour peu que l’on connaisse les origines de ce conflit, force est de constater qu’il est plus de nature politique que “civilisationnel”, religieux ou même ethnique. Sur l’île de Timor, tant dans la partie indonésienne que dans la partie orientale, 98% de la population est chrétienne catholique, et d’une ethnie homogène. Seul le fait politique et le sentiment national expliquent ici le conflit, et il suffit de lire les noms de tous les chefs du camp pro-intégrationiste (donc indonésien) comme de leurs partisans pour constater qu’ils sont tous catholiques. L’Islam n’a donc rien à voir dans ce conflit ; il y a d’un côté ceux qui défendent l’idée du rattachement du Timor oriental à l’Indonésie et de l’autre ceux qui veulent l’indépendance. On cherche en vain le motif religieux, civilisationnel…

    Nous pourrions développer sur la faiblesse de la thèse huntingtonienne en passant au crible d’autres conflits qualifiés de “civilisationnels” par l’auteur et présentés sur sa carte du monde, pour démontrer l’inanité de ce motif unique, sorte de deus ex machina de son paradigme. Ce tableau montrerait que le motif civilisationnel n’est pas le seul et encore moins le premier des facteurs entrant en ligne de compte pour expliquer les différents conflits à travers le monde où la civilisation islamique entre en contact avec les autres civilisations.

    Une grille d'analyse binaire et monocausale

    Certes, nous pourrions admettre que si le paradigme civilisationnel est instructif, en ouvrant des possibles et des jeux nouveaux dans le concert des nations, il n’est pas pour autant suffisant ; l’élément géostratégique demeurant nécessaire à une bonne lecture du monde. En elle-même, cette explication des conflits est déjà une politique étrangère, une lecture idéologique du monde ; car ce qui frappe surtout dans la thèse huntingtonnienne, c’est la grille d’analyse proposée : binaire et mono causale.

    Tout géopoliticien même commençant, sait que la civilisation n’est pas et ne peut être l’élément unique à même de permettre une analyse méthodique et rationnelle de la réalité mondaine. La géographie, la réalité des nations, les différences ethniques et raciales, la religion, l’idéologie, la politique et l’économie sont autant de facteurs entrant en ligne de compte pour lire le monde et ses mouvements. Certes, il y a une hiérarchie dans ces éléments, mais il appartient de ne pas choisir (?) celle qui nous est présenté par autrui, ce dernier fut-il le maître du monde, l’hyper-puissance mondiale elle-même. Le choix et la hiérarchie d’entre ces éléments ne peuvent et ne doivent être que le résultat de l’analyse politique des rapports de pouvoirs dans les relations internationales, c’est à dire le produit de la réflexion et de l’action de l’homme politique, œuvre géostratégique qu’il établit à partir des intérêts propres de son pays.

    Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, les États-Unis et l’Europe, si elles embrassent la même religion chrétienne, n’ont pas pour autant les mêmes intérêts ni les mêmes approches économiques, politiques, culturelles. La “civilisation occidentale” regroupant USA et Europe, ne possède donc pas un “nous”. Comment l’Europe, et en particulier la France, pourraient-elles avoir la même géopolitique que les États-Unis alors qu’un océan les sépare, que leur géographie respective les ouvre à des perspectives de relations internationales différentes, que leur Histoire et leur civilisation bien que parfois concomitantes sont néanmoins distinctes à jamais ? Des accords ou des alliances existent et ont existé, mais elles ne peuvent avoir qu’un caractère contingent.

    Par ailleurs, force est de constater que l’approche civilisationnelle du monde se calque sur la grille de lecture qui prévalait avant la chute du mur et la désagrégation de l’URSS, celle qui existait pendant la guerre froide, et qui avait réussi à scinder le monde en deux : le “camp de la liberté” et celui du communisme. Aujourd’hui donc, avec Huntington, encore deux camps exclusifs, cette fois l’Occident et l’Islam (isme). Pauvre vue que celle de ce professeur à Harvard, qui ne peut se départir d’une approche binaire et mono causale des relations internationales.

    Cette « analyse » qui récuse formellement tout idéologie, créé en fait un système de représentation tout en symbiose avec celle de son « ennemi », de son double en fait : l’islamisme. “L’Occident” dont nous parle Huntington, cette sphère civilisationnelle dont l’État-Phare serait les États-Unis, n’est que le résultat d’une représentation idéologique du monde ; une idéologie au service et au bénéfice ultime des États-Unis seuls, à moins que l’on accepte la vassalisation de l’Europe et de la France, que l’on approuve ce statut de “dimmitude” accordé par ceux qui détiennent la “puissance globale” à un moment donné de l’histoire du monde.

    Avec l’Occidentalisme et l’Islamisme, nous sommes en fait en présence de deux idéologies totalitaires et hégémoniques, idéologies et systèmes de représentation corollaires qui font que quiconque ne choisit pas un des deux camps est immédiatement rejeté dans l’autre. C’est le manichéisme le plus total.

    — Vous récusez le Jihad, le concept coranique de guerre, la vision islamique/islamiste du monde ? Vous êtes donc un chien d’infidèle, un matérialiste athée et un rien qu’un consommateur !

    — Vous refusez de choisir le camp de la Liberté, de la défense de l’Occident et de ses valeurs (démocratie, droits de l’Homme, la loi du marché) ? Vous faites le jeu de l’Islamisme, vous êtes complice de la Jihad qui s’annonce, vous êtes un ennemi de la Liberté !

    Un discours qui mène à la vassalisation définitive de l’Europe

    Ces visions du monde binaire, ont le privilège de “fonctionner” à merveille dans le discours politique car ils sont simples, à même d’être entendu par tous, mais ils radicalisent et polarisent aux extrêmes les esprits, poussant à l’affrontement et conduisant à la guerre. Notons qu’en France depuis peu, certains chercheurs en géopolitique ont trouvé le moyen d’avoir de l’audience en reprenant le paradigme de guerre civilisationnelle, souvent même en récusant cette parenté intellectuelle pourtant claire. Mais cette attitude conduit logiquement d’une part à la défense et au soutien inconditionnel de pays au cœur de la déstabilisation moyen-orientale, et enfin à la vassalisation définitive de l’Europe par une puissance étrangère. Cette vassalisation passant aujourd’hui par la mise en place du bouclier anti-missiles NMD, comme elle le fut par l’IDS, la “guerre des étoiles”, ou par le parapluie nucléaire américain, et plus loin encore le Plan Marshall.

    Face à ces déterminismes existentiels et géopolitiques, il faut rappeler que la liberté réside en la faculté de choisir dans l’univers des possibles, et que la volonté politique peut ouvrir une troisième voie, que celle-ci pourrait être à même de faire valoir le sens de l’intérêt national. Une vision du monde bipolaire est par elle-même belligène. Rappelons que plus il y aura de camps, plus il y aura de pôles, plus il y aura d’options politico-stratégiques, moins il y aura possibilité de conflits car les antagonismes seront diffus. A contrario, quand les antagonismes seront réduits à deux ou trois parties, l’élan mobilisateur et la cristallisation des polarités seront à même de s’ouvrir sur la guerre totale.

    Il reste à nos hommes politiques mais aussi à nos concitoyens d’œuvrer dans le sens d’une politique étrangère française authentiquement nationale, respectueuse de l’identité des autres pays, et défendant une vision du monde originale s’inscrivant dans une tradition historique éprouvée.

    ► Philippe Raggi, 3 déc. 2001, in : Au fil de l’épée recueil n°30 (supplément à NSE n°53), février 2002.

    http://www.archiveseroe.eu/recent/44