culture et histoire - Page 1714
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Bagadou Stourm - La Gangrène - Breizh
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Fraction - 6h du mat' -
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La publicité élément clé de l’idéologie dominante (1/5)
Avant d’aborder la question de savoir comment la publicité se met au service de l’idéologie dominante, il convient de rappeler quelle est cette idéologie.
L’idéologie dominante est un mélange (explosif) de trois composantes principales :
- l’idéologie des Lumières, revisitée par l’idéologie libertaire de Mai-1968 et qui s’exprime notamment aujourd’hui dans la nouvelle idéologie des droits de l’homme, l’antiracisme, et la promotion de la « diversité » et du cosmopolitisme ;
- le libre-échange comme modèle économique et le monde anglo-saxon comme modèle social ;
- la prétention à créer un homme nouveau et une société nouvelle, qui emprunte à l’appareil idéologique de la gauche et qui suppose de s’affranchir des principes démocratiques traditionnels, pour imposer à la population des évolutions qu’elle ne souhaite pas.
Au plan sociologique cette idéologie sert de justification et de levier à la prise du pouvoir par l’oligarchie des dirigeants des grandes entreprises mondialisées et des institutions financières, au sein des sociétés occidentales (post-démocratie).
Pourquoi la publicité diffuse-t-elle cette idéologie ?
Cinq raisons.
A) La publicité, une idéologie intrusive
A.1. La persuasion publicitaire est une idéologie
A.1.1. Selon la définition de l’idéologie selon Jean Baechler (Qu’est-ce que l’idéologie ? Idées Gallimard, 1976), la publicité est une idéologie, c’est-à-dire un discours qui vise à produire des effets sur le comportement de ceux qui le reçoivent. L’idéologie politique est un discours qui vise une finalité politique (en particulier qui légitime la distinction ami/ennemi).
La publicité est une idéologie à finalité commerciale qui vise à légitimer un comportement d’achat compulsif.
Par essence la publicité est donc une « manipulation » qui vise à provoquer un comportement que le sujet n’a pas nécessairement voulu consciemment ou personnellement. Vance Packard définit ainsi dès 1957 les publicitaires comme des « manipulateurs » (La Persuasion clandestine, Calmann-Lévy, 1958).
La publicité s’efforce en effet de faire apparaître au client potentiel que le produit qu’elle met en scène présente :
- une valeur perçue supérieure à son coût perçu : il s’agit de mettre l’accent sur les qualités réelles et supposées (ex. la mise en exergue de qualités en réalité accessoires : les gadgets destinés à vendre des automobiles, alors qu’ils n’augmentent pas en général les performances ou la sécurité du véhicule, et à en diminuer le coût apparent (d’achat [ex. 499 € et non pas 500…] ou d’usage) ;
- une valeur supérieure à celle des produits de la concurrence (même si la publicité comparative est interdite).
Il s’agit donc à chaque fois de jouer sur les perceptions du sujet autant et sinon plus que sur le produit lui-même. Pour cette raison la publicité se rattache à la désinformation, à l’action psychologique et à l’influence.
A.1.2. Il n’y a pas de différence de nature entre publicité, propagande et influence, sinon que les émetteurs des messages peuvent différer. La publicité est une forme d’influence de la population qui ne se différencie pas fonctionnellement de la désinformation à caractère politique, idéologique ou sectaire. La seule différence tient à ce que cette désinformation se développe à une échelle très vaste et qu’elle est encouragée ouvertement.
Par contre, la cible est bien la même : formater le même citoyen, qu’il se présente sous la forme de l’électeur, du lecteur, de l’auditeur, du téléspectateur ou du consommateur.
Non seulement la cible est la même, mais le contenu des messages est en outre très proche au fond, qu’il s’agisse de la propagande médiatique ou de la propagande publicitaire. « La publicité n’est pas seulement parole commerciale, mais aussi parole politique, parole sociale, parole morale, discours idéologique toujours. Elle est le langage dominant de la culture », Bernard Cathelat (Publicité et Société, Payot 2001).
A.1.3. La publicité (comme la propagande politique…) aime se présenter sous la forme de communication (ex. la charte de Publicis fait référence à la communication et non à la publicité). Lors de l’ouverture de la télévision française à la publicité (le 1er octobre 1968 sur la première chaîne et en 1971 sur la seconde, soit après Mai-1968, ce qui est significatif), le slogan était d’ailleurs « Avec la publicité vous êtes informés » : une façon d’identifier information et publicité.
Mais c’est une communication biaisée car :
- elle ne repose pas sur un dialogue ni sur une demande : elle impose des messages unilatéralement au public pour le transformer en consommateur ;
- les publicitaires s’arrogent en outre le droit intrusif de « communiquer » quand bon leur semble (ex. coupures de films, publicité subliminale, profilage des consommateurs, envoi de messages publicitaires sur Internet, ciblage du profil des internautes, etc.) et en tout cas de plus en plus.
En fait, ce n’est pas de la communication mais bien de l’intrusion, une intrusion à caractère totalitaire, en outre.
A.2. La persuasion publicitaire est une coercition
La publicité relativise la portée de l’affirmation selon laquelle la concurrence et le marché donnent au consommateur la liberté de choisir le produit « qu’il veut » (le consommateur/client n’est-il pas roi ?). En fait, cette liberté du choix cache l’obligation de choisir, donc d’acheter, comme le souligne de son côté François Brune : obligation justement créée par la désinformation publicitaire.
A.2.1. Les techniques de manipulation publicitaire ont commencé d’être théorisées aux Etats-Unis au moment de la seconde guerre mondiale, lorsqu’il s’agissait de préparer les ménages américains à l’économie de guerre (cf. travaux de Kurt Lewin, Décisions de groupe et changement social, 1947). Les travaux de Lewin ont montré qu’en passant d’un modèle de commandement à un modèle plus suggestif, car donnant l’apparence du libre choix, on parvenait mieux à faire changer le comportement des gens (en l’occurrence les ménagères américaines) dans le sens souhaité.
Dans la suite de ces analyses fondatrices, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois (Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, PUG [Presses universitaires de Grenoble] 2002), enseignants de psychologie sociale, affirment que les techniques de manipulation sont d’autant plus efficaces qu’elles sont pratiquées dans un contexte de liberté de choix apparente. Les études montrent que les comportements attendus seraient 25% fois plus élevés quand l’expérimentateur a apparemment donné le choix à ses sujets (« mais-bien-sûr-vous-êtes-libre-de ») que dans le cas contraire.
A.2.2. La publicité est justement une douce coercition qui repose sur la fiction du choix raisonné laissé au consommateur. Mais c’est une désinformation car la publicité vise à provoquer en réalité l’achat compulsif permanent.
Joule et Beauvois, dans leur Petit traité, mettent l’accent sur le comportement de persévération comme vecteur de manipulation, c’est-à-dire le fait que les personnes aient tendance à adhérer durablement à leurs décisions initiales en rationalisant leurs choix a posteriori, même si ces décisions se révèlent peu profitables.
Comme l’écrivent Joule et Beauvois on peut se demander paradoxalement « si l’une des fonctions essentielles des images publicitaires, plutôt que d’appâter le client potentiel, ce que l’on proclame, ne serait pas de conforter les clients effectifs dans les comportements d’achat qu’ils ont déjà réalisés, ce qu’on ne dit pas » (op. cit., page 224).
- La « fidélisation » des consommateurs autour des marques renvoie clairement à ce processus de persévération/rationalisation.
- La publicité cherche en outre à créer une tension destinée à donner naissance à une envie à assouvir (créer une envie pour la transformer ensuite en « besoin »). D’après certaines études (notamment évoquées par V. Packard), 7 achats sur 10 seraient compulsifs, comme pour se libérer d’une tension (qui a été provoquée par la manipulation publicitaire justement).
Vance Packard montre comment les psychologues, les psychiatres et les psychanalystes ont investi après la seconde guerre mondiale le domaine de la publicité et des relations publiques aux Etats-Unis. Ils vont en effet fonder une nouvelle démarche publicitaire sur le principe que les attentes des consommateurs ne sont pas rationnelles et qu’une publicité efficace passe par « l’analyse » de leurs mobiles et motivations réels, afin de découvrir et d’exploiter leurs phobies ou leurs préférences cachées. D’où le développement exponentiel des recherches de motivation (à base d’entretiens, de sondages ou de dynamiques de groupe) pour connaître les « véritables raisons » pour lesquelles les gens achètent ou n’achètent pas un produit. Comme dans la démarche psychanalytique, il s’agissait de « libérer » le consommateur en quelque sorte du refoulé qui ferait obstacle à sa pulsion de consommation.
Packard mettait par exemple en lumière le fait que les supermarchés (et a fortiori les hypermarchés de nos jours !) ont justement pour effet de soumettre le consommateur à un stress créé par l’accumulation de produits sur les rayons, dont il doit se libérer justement en remplissant son caddie. Accessoirement les étalages sont conçus pour attirer l’œil des client(e)s sur les produits où la marge de profit est la plus grande (notamment par l’usage des couleurs ou des emballages adéquats), ou sont constamment maintenus pleins car cela stimule l’achat (22% d’achats en plus si les rayons sont toujours pleins (op. cit., page 106). Il cite des études montrant aussi que les achats sont moindres quand le client doit s’adresser à un vendeur plutôt que se servir lui-même (ce qui était d’ailleurs la règle jusque dans les années 1950).
Il ne s’agit pas que d’une approche de théoriciens.
Ainsi, par exemple, M6 Publicité, en collaboration avec Ipsos Trend Observer, présentant ses tendances publicitaires pour 2013 insiste sur trois axes majeurs : la créativité pour tous (« jusqu’à l’exubérance, l’extravagance »), le luxe pour tous (merci la crise !!!…) et la « liberté avant tout », c’est-à-dire le « sans engagement, sans contrainte d’une consommation rapide et spontanée » (sic)… (La Correspondance de la presse du 18 avril 2013). C’est reconnaître ouvertement que l’on vise l’achat compulsif « spontané » et non pas raisonné.
Michel Geoffroy, 6e Journée de la réinformation, 26/10/2013
http://www.polemia.com/polemia-6e-journee-de-la-reinformation-la-publicite-element-cle-de-lideologie-dominante-15/ -
L’AF 2000, un instrument fondamental dans la diversité royaliste
La qualité de « L’Action Française 2000 » ne se dément pas.
Le dernier numéro titre sur « Les Français rejettent les partis », thème de l’éditorial de François Marcilhac.
Il contient aussi un dossier sur « Immigration, le naufrage de l’Europe »
et des articles de Flavien Bertran de Balanda (sur l’islamo-laïcité),
Philippe Besnard sur le travail du dimanche,
d’Aristide Leucate sur « la topographie du FN », et d’autres encore,
sans oublier un entretien avec l’abbé Guillaume de Tanoüarn sur le pape François.
Il est indispensable de se le procurer, soit auprès des vendeurs volontaires, soit chez les marchands de journaux (cliquer ici), soit par internet (cliquer ici).
Mais, justement, à l’époque d’internet, n’est-il pas ringard de promouvoir encore un journal papier ?
Internet a de grandes qualités. Il est rapide et permet d’obtenir vite une large audience. Il est facile d’accès et permet l’expression de nombreuses sensibilités.
L’imprimé permet de présenter les idées maurrassiennes dans une publication facile à lire et à transporter. La vente à la criée est une bonne école militante pour les jeunes d’Action Française. Elle permet de montrer une présence réelle dans la rue et non pas dans le monde virtuel. Elle facilite les contacts et les discussions.
La suite dans le blog de l’Action francaise Provence
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René Guénon : « Le symbolisme du Graal »
Nous faisions allusion tout à l’heure aux « Chevaliers de la Table Ronde »; il ne sera pas hors de propos d’indiquer ici ce que signifie la « queste du Graal », qui, dans les légendes d’origine celtique, est présentée comme leur fonction principale. Dans toutes les traditions, il est fait ainsi allusion à quelque chose qui, à partir d’une certaine époque, aurait été perdu ou caché: c’est, par exemple, le Soma des Hindous ou le Haoma des Perses, le « breuvage d’immortalité », qui, précisément, a un rapport fort direct avec le Graal, puisque celui-ci est, dit-on, le vase sacré qui contient le sang du Christ, lequel est aussi le « breuvage d’immortalité ». Ailleurs, le symbolisme est différent: ainsi, chez les Juifs, ce qui est perdu, c’est la prononciation du grand Nom divin [01]; mais l’idée fondamentale est toujours la même, et nous verrons plus loin à quoi elle correspond exactement.
Le Saint-Graal est, dit-on, la coupe qui servit à la Cène, et où Joseph d’Arimathie recueillit ensuite le sang et l’eau qui s’échappaient de la blessure ouverte au flanc du Christ par la lance du centurion Longin. Cette coupe aurait été, d’après la légende, transportée en Grande-Bretagne par Joseph d’Arimathie lui-même et Nicodème [02]; et il faut voir là l’indication d’un lien établi entre la tradition celtique et le Christianisme. La coupe, en effet, joue un rôle fort important dans la plupart des traditions antiques, et sans doute en était-il ainsi notamment chez les Celtes; il est même à remarquer qu’elle est fréquemment associée à la lance, ces deux symboles étant alors en quelque sorte complémentaires l’un de l’autre; mais ceci nous éloignerait de notre sujet [03].
Ce qui montre peut-être le plus nettement la signification essentielle du Graal, c’est ce qui est dit de son origine: cette coupe aurait été taillée par les Anges dans une émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute. Cette émeraude rappelle d’une façon très frappante l’urnâ, la perle frontale qui, dans le symbolisme hindou (d’où elle est passée dans le Bouddhisme), tient souvent la place du troisième œil de Shiva, représentant ce qu’on peut appeler le « sens de l’éternité », ainsi que nous l’avons déjà expliqué ailleurs. Du reste, il est dit ensuite que le Graal fut confié à Adam dans le Paradis terrestre, mais que, lors de sa chute, Adam le perdit à son tour, car il ne put l’emporter avec lui lorsqu’il fut chassé de l’Eden; et, avec la signification que nous venons d’indiquer, cela devient fort clair. En effet, l’homme, écarté de son centre originel, se trouvait dès lors enfermé dans la sphère temporelle; il ne pouvait plus rejoindre le point unique d’où toutes choses sont contemplées sous l’aspect de l’éternité. En d’autres termes, la possession du « sens de l’éternité » est liée à ce que toutes les traditions nomment, comme nous l’avons rappelé plus haut, l’« état primordial », dont la restauration constitue le premier stade de la véritable initiation, étant la condition préalable de la conquête effective des états « suprahumains ». Le Paradis terrestre, d’ailleurs, représente proprement le « Centre du Monde »; et ce que nous dirons dans la suite, sur le sens originel du mot Paradis, pourra le faire mieux comprendre encore.
Ce qui suit peut sembler plus énigmatique: Seth obtint de rentrer dans le Paradis terrestre et put ainsi recouvrer le précieux vase; or le nom de Seth exprime les idées de fondement et de stabilité, et, par suite, il indique en quelque façon la restauration de l’ordre primordial détruit par la chute de l’homme [04]. On doit donc comprendre que Seth et ceux qui après lui possédèrent le Graal purent par là même établir un centre spirituel destiné à remplacer le Paradis perdu, et qui était comme une image de celui-ci; et alors cette possession du Graal représente la conservation intégrale de la tradition primordiale dans un tel centre spirituel. La légende, d’ailleurs, ne dit pas où ni par qui le Graal fut conservé jusqu’à l’époque du Christ; mais l’origine celtique qu’on lui reconnaît doit sans doute laisser entendre que les Druides y eurent une part et doivent être comptés parmi les conservateurs réguliers de la tradition primordiale.
La perte du Graal, ou de quelqu’un de ses équivalents symboliques, c’est en somme la perte de la tradition avec tout ce que celle-ci comporte; à vrai dire, d’ailleurs, cette tradition est plutôt cachée que perdue, ou du moins elle ne peut être perdue que pour certains centres secondaires, lorsque ceux-ci cessent d’être en relation directe avec le centre suprême. Quant à ce dernier, il garde toujours intact le dépôt de la tradition, et il n’est pas affecté par les changements qui surviennent dans le monde extérieur; c’est ainsi que, suivant divers Pères de l’Eglise, et notamment saint Augustin, le déluge n’a pu atteindre le Paradis terrestre, qui est « l’habitation d’Hénoch et la Terre des Saints [05] », et dont le sommet « touche la sphère lunaire », c’est-à-dire se trouve au-delà du domaine du changement (identifié au « monde sublunaire »), au point de communication de la Terre et des Cieux [06] . Mais, de même que le Paradis terrestre est devenu inaccessible, le centre suprême, qui est au fond la même chose, peut, au cours d’une certaine période, n’être pas manifesté extérieurement, et alors on peut dire que la tradition est perdue pour l’ensemble de l’humanité, car elle n’est conservée que dans certains centres rigoureusement fermés, et la masse des hommes n’y participe plus d’une façon consciente et effective, contrairement à ce qui avait lieu dans l’état originel [07], telle est précisément la condition de l’époque actuelle, dont le début remonte d’ailleurs bien au delà de ce qui est accessible à l’histoire ordinaire et « profane ». La perte de la tradition peut donc, suivant les cas, être entendue dans ce sens général, ou bien être rapportée à l’obscuration du centre spirituel qui régissait plus ou moins invisiblement les destinées d’un peuple particulier ou d’une civilisation déterminée; il faut donc, chaque fois qu’on rencontre un symbolisme qui s’y rapporte, examiner s’il doit être interprété dans l’un ou l’autre sens.
D’après ce que nous venons de dire, le Graal représente en même temps deux choses qui sont étroitement solidaires l’une de l’autre: celui qui possède intégralement la « tradition primordiale », qui est parvenu au degré de connaissance effective qu’implique essentiellement cette possession, est en effet, par là même, réintégré dans la plénitude de l’« état primordial ». A ces deux choses, « état primordial » et « tradition primordiale », se rapporte le double sens qui est inhérent au mot Graal lui-même, car, par une de ces assimilations verbales qui jouent souvent dans le symbolisme un rôle non négligeable, et qui ont d’ailleurs des raisons beaucoup plus profondes qu’on ne se l’imaginerait à première vue, le Graal est à la fois un vase (grasale) et un livre (gradale ou graduale), ce dernier aspect désigne manifestement la tradition, tandis que l’autre concerne plus directement l’état lui-même.
Nous n’avons pas l’intention d’entrer ici dans les détails secondaires de la légende du Saint-Graal, bien qu’ils aient tous aussi une valeur symbolique, ni de suivre l’histoire des « Chevaliers de la Table Ronde » et de leurs exploits; nous rappellerons seulement que la « Table Ronde », construite par le roi Arthur sur les plans de Merlin, était destinée à recevoir le Graal lorsqu’un des Chevaliers serait parvenu à le conquérir et l’aurait apporté de Grande-Bretagne en Armorique. Cette table est encore un symbole vraisemblablement très ancien, un de ceux qui furent toujours associés à l’idée des centres spirituels, conservateurs de la tradition; la forme circulaire de la table est d’ailleurs liée formelement au cycle zodiacal par la présence autour d’elle de douze personnages principaux [08], particularité qui, comme nous le disions précédemment, se retrouve dans la constitution de tous les centres dont il s’agit.
Il y a encore un symbole qui se rattache à un autre aspect de la légende du Graal, et qui mérite une attention spéciale: c’est celui de Montsalvat (littéralement « Mont du Salut »), le pic situé « aux bords lointains dont nul mortel n’approche », représenté comme se dressant au milieu de la mer, dans une région inaccessible, et derrière lequel se lève le Soleil. C’est à la fois l’« île sacrée » et la « montagne polaire », deux symboles équivalents dont nous encore à reparler dans la suite de cette étude; c’est la « Terre d’immortalité », qui s’identifie naturellement au Paradis terrestre. Pour en revenir au Graal lui-même, il est facile de se rendre compte que sa signification première est au fond la même que celle qu’a généralement le vase sacré partout où il se rencontre, et qu’à notamment, en Orient, la coupe sacrificielle contenant originairement, comme nous l’indiquons plus haut, le Soma védique ou le Haoma mazdéen, c’est-à-dire le « breuvage d’immortalité » qui confère ou restitue, à ceux qui le reçoivent avec les dispositions requises, le « sens de l’éternité ».
Notes :
[01] : Nous rappellerons aussi, à cet égard, la « Parole perdue » de la Maçonnerie, qui symbolise pareillement les secrets de l’initiation véritable; la « recherche de la Parole perdue » n’est donc qu’une autre forme de la « queste du Graal ». Ceci justifie la relation signalée par l’historien Henri Martin entre la « Massenie du Saint-Graal » et la Maçonnerie; et les explicaitons que nous donnons ici permettront de comprendre ce que nous disions, à ce propos, de la connexion très étroite qui existe entre le symbolisme même du Graal et le « centre commun » de toutes les organisations initiatiques.
[02] : Ces deux personnages représentent ici respectivement le pouvoir royal et le pouvoir sacerdotal; il en est de même d’Arthur et de Merlin dans l’institution de la « Table Ronde ».
[03] : Nous dirons seulement que le symbolisme de la lance est souvent en rapport avec l’« Axe du Monde »; à cet égard, le sang qui dégoutte de la lance a la même signification que la rosée qui émane de l’« Arbre de Vie »; on sait d’ailleurs que toutes les traditions sont unanimes à affirmer que le principe vital est intimement lié au sang.
[04] : Il est dit que Seth demeura quarante ans dans le Paradis terrestre; ce nombre 40 a aussi un sens de « réconciliation » ou de « retour au principe ». Les périodes mesurées par ce nombre se rencontrent très souvent dans la tradition judéo-chrétienne: rappelons les quarante jours du déluge, les quarante ans pendant lesquels les Israélites errèrent dans le désert, les quarante jours que Moïse passa sur le Sinaï, les quarante jours de jeûne du Christ.
[05] : « Et Hénoch marcha avec Dieu, et il ne parut plus (dans le monde visible ou extérieur), car Dieu le prit » (Genèse, V, 24).
[06] : « Ceci est conforme au symbolisme employé par Dante, situant le Paradis terrestre au sommet de la montagne du Purgatoire, qui s’identifie chez lui à la « montagne polaire » de toutes les traditions.
[07] : La tradition hindoue enseigne qu’il n’y avait à l’origine qu’une seule caste, qui était appelée Hamsa; cela signifie que tous les hommes possédaient alors normalement et spontanément le degré spirituel qui est désigné par ce nom, et qui est au delà de la distinction des quatre castes actuelles.
[08] : Les « Chevaliers de la Table Ronde » sont parfois au nombre de cinquante (qui était, chez les Hébreux, le nombre du Jubilé, et qui se rapporte aussi au « règne du Saint-Esprit »); mais même alors, il y en a toujours douze qui jouent un rôle prépondérent. – Rappelons aussi, à ce propos, les douze pairs de Charlemagne dans d’autres récits légendaires du moyen âge.
René Guénon, dans « Le Roi du Monde » – 1927
« Les figures du mythe et de la légende ne seraient, pense-t-on, que les sublimations abstraites de figures historiques, qui ont fini par prendre la place de ces dernières et par valoir en soi et pour soi d’une manière mythologique et fantastique. Or, c’est exactement le contraire qui est vrai, à savoir qu’il existe des réalités d’un ordre supérieur, métaphysique, diversement suggérées par le symbole ou par le mythe. Il peut arriver que, dans l’histoire, des structures ou des personnalités déterminées incarnent, dans -une certaine mesure, ces réalités. »
Julius Evola
http://la-dissidence.org/2012/09/11/le-symbolisme-du-graal-par-rene-guenon/
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La politique est une science
« Dieu merci, nous n’avons pas à créer cette science de toutes pièces. Il y a depuis des siècles des maîtres pour l’enseigner et l’appliquer. Une longue expérience s’est acquise à leur école. Les générations qui se sont suivies nous lèguent un précieux héritage de lumière. Nous n’avons quà le recueillir et à le comprendre. Les enseignements qu’il nous offre demandent à être vérifiés sur le passé par l’histoire et sur le présent par l’observation. Grâce à ce double travail de vérification, le vrai se distingue du faux ; le certain, du probable ; le nécessaire, du contingent. La raison procède donc en politique comme en philosophie ou en biologie. La politique est une science qui s’apprend par le travail avec une méthode sous la direction de maîtres compétents. »
Dom Besse
Il n’est pas superflu de rappeler que ces mots ne sortent pas de la bouche d’un positiviste. Ils furent prononcés dans la chaire du Syllabus de l’Institut d’Action française par un moine bénédictin de Ligugé. Recueil d’un an de conférences, Église et Monarchie fut publié en 1910.
Dom Besse montre d’abord que l’Église romaine est une société organisée comme une nation, mais avec un but différent qui donne à chacune des sociétés des caractères distinctifs : « l’une procure le bonheur de la terre, l’autre, le bonheur des cieux. » La politique de l’Église se comprend par l’histoire qui la montre de l’extérieur ; par le droit canon qui en révèle la structure ; par la théologie qui apprend qu’elle est sa vie intérieure dans laquelle la science ne fait que coordonner ce que la foi lui révèle.
L’Église a des droits universels mais elle ne les exerce que sur ses fidèles, et elle n’est pas seule à avoir autorité sur eux : ses temples sont édifiés sur un sol qui appartient à un pays ; ses desservants ont une patrie qui a des droits sur eux. « Ses membres, ses terres, ses édifices appartiennent donc aux deux cités. L’Église n’entend pas les soustraire aux charges communes de la patrie ; il est juste que, de son côté, la patrie reconnaisse leur caractère ecclésiastique. »
Comme l’Église jouit d’une constitution propre, l’État ne peut l’ignorer et des relations de société à société doivent nécessairement être instaurées. La politique de l’Église consiste donc « dans la science et l'art de son gouvernement intérieur et de ses rapports avec la société civile. » Tout cela est lumineux.
Un concordat n’est pas une concession ou un empiétement, c’est l’organisation légitime et nécessaire des rapports entre deux sociétés distinctes mais non séparées puisque les deux cités vivent l’une dans l’autre tout en évoluant chacune dans sa sphère propre. Mais il faut que les deux parties se respectent. Du jour où l’État passe entre les mains des ennemis de Dieu, le concordat tombe de lui-même en fait avant d’être dénoncé en droit. C’est ce qui s’est passé dans le courant du XIXe siècle et au début du XXe.
Contre-Révolution
Nous ne rapporterons pas dans le détail les neuf autres leçons de Dom Besse. Après avoir rappelé les diverses formes de monarchie, traditionnelle ou constitutionnelle, il montre l’origine et le fonctionnement de la monarchie qui dirige l’Église catholique, monarchie élective tempérée d’aristocratie, « monarchie de droit divin, dans toute la force du terme ». Et seule cette monarchie permet l’indépendance des Églises par rapport aux États.
Après avoir défini l’Église, sa politique, sa constitution monarchique, son attitude face à l’État en général, Dom Besse passe aux rapports entre l’Église et la dynastie capétienne : il expose les liens étroits, privilégiés, que l’histoire a tissés entre les deux monarchies. Une leçon entière expose le sacre de nos rois qui fortifie religieusement les liens qui unissent le souverain à son peuple, renforçant et adoucissant à la fois l’autorité et l’obéissance.
La dixième leçon porte sur la Papauté et la Révolution française. Elle montre la rupture de la tradition religieuse de la France, la condamnation pontificale de la révolution ecclésiastique, les insuffisances d’un Concordat que les Gallicans contraignirent la Restauration à reconduire.
Dom Besse conclut donc à l’incompatibilité de l’Église et de la Révolution. « L’Église a politiquement échoué en France ». L’une des causes est le viol de fait du Concordat par des hommes politiques hostiles au catholicisme ; l’autre, moins visible mais plus profonde est que tout, dans la France telle que la Révolution la faite, contrariait l’apostolat social de l’Église. La France fut monarchique et chrétienne dès ses origines ; le trône et l’autel, dit Dom Besse, y possèdent des intérêts communs en vue du Bien commun. L’avenir moral et physique du pays passe donc par la contre-révolution.
Gérard Baudin L’Action Française 2000 du 21 décembre 2006 au 3 janvier 2007
* Dom Besse : Église et Monarchie, Jouve & Cie Editeurs. Paris. 1910. -
Jean Raspail : Notre civilisation est en train de disparaître
Entretien. Écrivain, Jean Raspail décrivait en 1973, dans son roman “le Camp des saints”, la submersion de l’Europe par la multitude des migrants du tiers-monde.
Que vous inspire la situation actuelle ?
Jean Raspail - Vous savez, je n’ai guère envie de me joindre à la grande ronde des intellectuels qui passent leur temps à débattre de l’immigration… J’ai l’impression que ces colloques ne servent à rien. Le peuple sait déjà toutes ces choses, intuitivement : que la France, telle que nos ancêtres l’ont façonnée depuis des siècles, est en train de disparaître. Et qu’on amuse la galerie en parlant sans cesse de l’immigration sans jamais dire la vérité finale. Une vérité d’ailleurs indicible, constatait mon ami Jean Cau, car celui qui la proclame est immédiatement poursuivi, condamné puis rejeté. Richard Millet s’en est approché, voyez ce qui lui est arrivé !
On dissimule aux Français la gravité du problème ?
Oui. À commencer par les dirigeants politiques ! Publiquement, “tout va très bien, Madame la marquise”. Mais, la porte fermée, ils reconnaissent que “oui, vous avez raison : il y a un vrai problème”. J’ai sur ce sujet des lettres édifiantes de hauts responsables de gauche, de droite aussi, à qui j’avais envoyé le Camp des saints. “Mais vous comprenez : on ne peut pas le dire…” Ces gens-là ont un double langage, une double conscience. Je ne sais pas comment ils font ! Je pense que le désarroi vient de là : le peuple sait qu’on lui cache les choses. Aujourd’hui, des dizaines de millions de gens ne partagent pas le discours officiel sur l’immigration. Ils ne croient aucunement que ce soit une chance pour la France. Parce que le réel s’impose à eux, quotidiennement. Toutes ces idées bouillonnent dans leur crâne et ne sortent pas.
Vous ne croyez pas possible d’assimiler les étrangers accueillis en France ? [...]
La suite sur Valeurs Actuelles
http://www.actionfrancaise.net/craf/?Jean-Raspail-Notre-civilisation
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Francs Tireurs Patriotes - Rupture de ban - 07 Lettre à mon fils
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« La Grande Séparation » d’Hervé Juvin
« La solidarité ne peut exister que dans de véritables communautés ; la planète uniformisée et atomisée que Jacques Attali appelle de ses vœux serait un enfer dans lequel la cupidité anonyme règnerait sans limites. »
Après « Le Renversement du monde », Hervé Juvin publie un nouveau livre majeur : « La Grande Séparation ». Il y analyse le recul de la mondialisation, le retour des frontières, la montée des affirmations identitaires. Un essai brillant et documenté et pourtant aussi plaisant à lire qu’un roman. Un roman de l’identité. Bruno Guillard en livre ici l’analyse en parallèle avec celle de « La Conquête sociale de la terre », d’Edward O. Wilson, qui montre l’importance de la socialité pour l’humanité. Compte tenu de son importance Polémia reviendra sur l’ouvrage d’Hervé Juvin dont nous ne pouvons que vivement conseiller l’achat à nos lecteurs.
Polémia.
Hervé Juvin vient de publier le troisième ouvrage d’une trilogie dont les deux premiers étaient intitulés L’Avènement du corps et Produire le monde ; cet ouvrage est intitulé La Grande Séparation et est une ode à la diversité du monde naturel en général et humain en particulier. Cet ouvrage est particulièrement bienvenu à un moment où les sociétés occidentales tendent à détruire le premier et à unifier le second.Comment peut-on être de Guémené (*) en 2013 ?
C’est sur cette interrogation, qui peut surprendre, que s’ouvre ce livre dérangeant et important. En effet, comment peut-on se réclamer d’un terroir et d’une tribu en ces temps de nomadisme ? Comment peut-on préférer, parmi tous les terroirs magnifiques que compte notre planète, l’un d’entre eux en particulier et comment peut-on avoir besoin de cultiver des liens privilégiés avec les indigènes de ce terroir en ces temps d’individualisme obligatoire ? Contrairement à ce que disent en boucle les chantres de la mondialisation heureuse, l’enracinement dans une communauté n’est pas haine de l’autre mais il établit une distinction qui seule est à même de permettre la solidarité ; car, comme l’a bien compris le philosophe Jean-Claude Michéa, la solidarité ne peut exister que dans de véritables communautés ; la planète uniformisée et atomisée que Jacques Attali appelle de ses vœux serait un enfer dans lequel la cupidité anonyme règnerait sans limites.
Il est évident que la division de l’humanité en communautés dotées de leurs propres cultures et de leurs propres intérêts est susceptible de générer des conflits mais, comme l’a écrit Claude Lévi-Strauss, c’est le prix à payer pour maintenir la diversité humaine. Par ailleurs, l’argument des mondialistes qui affirme que la paix éternelle et universelle impose la création d’un Etat mondial ne vaut rien parce qu’un tel Etat supprimerait sans doute les guerres inter-étatiques mais non les guerres civiles, lesquelles sont les plus dures. En fait, l’unification mondialiste ne peut venir à bout du conflit, lequel est au cœur de notre nature. La suppression des frontières étatiques ne marque pas la fin des conflits de nature économique, sociale, religieuse ou ethnique et, quand les Etats historiques disparaissent, de nouvelles tribus se forment, en général sur des bases ethniques ou religieuses. L’organisation du monde sur la base d’Etats souverains telle que nous l’avons connue au cours des derniers siècles a permis une diminution importante de la mortalité guerrière par rapport aux périodes antérieures, comme l’a montré Jean Guilaine dans son livre intitulé Sur le sentier de la guerre.
Le Même et l’Autre
Une des caractéristiques principales de la civilisation occidentale réside dans son refus de l’Autre, dans sa volonté d’imposer la Mêmeté ; mais cette obsession de l’uniformisation est une autre forme du racisme, un racisme qui nie l’Autre et qui lui impose de se fondre dans le Même.
Le livre d’Hervé Juvin est un plaidoyer en faveur de l’Autre, de tous les Autres, un plaidoyer en faveur de la différence et de la pluralité. Ce livre, qui est consacré à la problématique essentielle du XXIe siècle, universalisme versus pluralité, est une vraie bouffée d’air frais et le signe d’un changement qu’il décrit. L’humanité a goûté au cosmopolitisme pendant quelques décennies et en a déjà fait le tour ; elle a constaté tout ce que cette idéologie avait de pervers. Hervé Juvin lève le voile sur ses fondements véritables qui sont tout sauf désintéressés : « La proclamation d’une ère post-nationale, les agressions organisées contre les nations européennes et les peuples du monde ont le même objectif : assurer à la révolution capitaliste la maîtrise d’un monde unique et d’une société planétaire d’individus à disposition. »
La grande séparation
Il y a deux façons d’envisager la grande séparation : celle des oligarques mondialistes, qui séparent les hommes verticalement – dirigeants de l’ordre libéral mondialisé d’une part, exécutants de l’autre, eux-mêmes séparés en sous-catégories plus ou moins éloignées de la caste dirigeante ; et il y a celle des partisans d’une anthropologie pluraliste, qui sépare horizontalement l’humanité en communautés « organiques ». La deuxième façon de séparer, qui est celle que promeut Hervé Juvin et qui participe de ce qu’on peut appeler la cause des peuples (il écrit : « Il faut inverser radicalement la proposition des droits de l’homme : les droits des peuples d’abord, comme la conférence d’Alger les avait affirmés en 1974, les droits de l’individu ensuite »), présente deux avantages : elle permet la pratique d’une vraie solidarité et la satisfaction de notre besoin d’identité. Quant à la première, elle permet de satisfaire l’égo de certains mais elle mène à l’anomie car, comme l’écrit Hervé Juvin : « L’anomie qui guette nos sociétés en voie de décomposition ethnique, morale et sociale rapide n’est pas un dommage collatéral de l’avènement de l’individu, du constructivisme juridique et de la primauté de l’économie. Elle en est une composante essentielle ». Elle mène aussi, du fait de l’affaissement des solidarités, à l’injustice et à la montée des inégalités, comme nous le constatons depuis trente ans.
Ces deux modes de séparation sont présents simultanément : d’un côté, les firmes transnationales sont de plus en plus puissantes, les organisations néo-libérales (OMC, FMI, Banque mondiale) et les oligarchies régionales qui leur sont liées continuent d’appliquer leur programme visant à l’éradication des Etats historiques, tout particulièrement en Europe où l’organisation de Bruxelles continue sa marche frénétique vers l’atomisation des peuples ; d’un autre côté, on constate une augmentation permanente du nombre des Etats et des résurgences de plus en plus fréquentes d’identités ethniques ou religieuses. Il y a aussi une renaissance des patriotismes traditionnels ; ainsi en Europe, le choc de la mondialisation imposée par Bruxelles a provoqué la naissance de révoltes patriotiques et anti-européistes qu’on ne croyait plus possibles depuis 1968.
L’apport de la psychologie évolutive
Les spécialistes de psychologie évolutionniste tels qu’Edward O. Wilson (il fut le créateur de ce qu’on appela la sociobiologie), qui vient de publier un livre intitulé La Conquête sociale de la terre, nous disent que notre nature est profondément tribale et territoriale ; notre nature tribale est liée au fait que nos ancêtres ont évolué principalement sous l’effet d’une sélection de groupe et secondairement seulement sous l’effet d’une sélection individuelle. Cette évolution à plusieurs niveaux explique que nous soyons toujours tiraillés entre altruisme et égoïsme : l’altruisme, qui est une conséquence de la sélection de groupe, est une dimension essentielle du tribalisme parce qu’il induit une forte cohésion de la tribu face aux tribus concurrentes ; tandis que l’égoïsme permet seulement aux membres de cette tribu de tirer le meilleur parti de leur appartenance à celle-ci. Edward Wilson insiste sur le fait que le succès évolutif de l’humanité tout comme celui des fourmis repose sur le fait que ces espèces ont évolué vers la socialité dont l’altruisme tribal est le fondement principal.
Wilson écrit dans ce livre : « L’altruisme authentique est fondé sur un instinct biologique pour le bien commun de la tribu, mis en place par la sélection de groupe et qui a permis aux groupes d’altruistes dans la préhistoire de l’emporter sur les groupes d’individus désorganisés par l’égoïsme. Notre espèce n’est pas celle de l’homo economicus ». Notons que du fait que la sélection de groupe a prévalu sur la sélection individuelle, nous sommes des êtres avant tout sociaux comme l’avait bien compris Aristote. Cela permet de récuser l’anthropologie individualiste qui est commune à tous les libéraux de droite et de gauche ainsi qu’aux individualistes de tendance collectiviste. Les histoires d’individus solitaires se réunissant après avoir passé contrat sont des fables sans fondement ou de pures constructions intellectuelles n’ayant aucun rapport avec le réel.
Nous pourrions écrire beaucoup plus longuement sur l’ouvrage, riche et dense, d’Hervé Juvin que tous ceux qui refusent l’unification, l’uniformisation et la mise à sac de notre planète trouveront du plaisir à lire. Quant à celui d’Edward Wilson, il marque un tournant dans l’avancée de la psychologie évolutive.
Bruno Guillard, 25/10/2013
(*) Guémené-Penfao, d’où est originaire Hervé Juvin, est une commune de Haute-Bretagne située tout au nord du département de Loire-Atlantique dans ce que les indigènes, dont je suis, appellent le Pays de la Mée.
Hervé Juvin, La Grande Séparation/ Pour une écologie des civilisations, Gallimard collection Idées, 10/10/2013, 400 p.
Edward O. Wilson, La Conquête sociale de la terre, Flammarion.
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Julius Evola : « L’affaiblissement des mots »
Une des preuves que le cours de l’histoire n’a pas suivi, en dehors du plan purement matériel, une direction de progrès, c’est la pauvreté des langues modernes par rapport à de nombreuses langues anciennes. Pas une seule des « langues vivantes » occidentales ne peut soutenir la comparaison, en matière d’organicité, de précision et de souplesse, avec, par exemple, le latin ou le sanskrit. Parmi toutes les langues européennes, il n’y a peut-être que l’allemand qui ait conservé quelque chose de la structure archaïque (et c’est pour cela que la langue allemande a la réputation d’être « si difficile »), alors que la langue anglaise et celles des peuples scandinaves ont également subi un processus d’érosion et d’affaiblissement. D’une manière générale, on peut dire que les langues anciennes étaient tridimensionnelles, tandis que les langues modernes sont bidimensionnelles. Le temps a agi, ici aussi, dans un sens corrosif ; il a rendu les langues « fluides » et « pratiques » au détriment, justement, du caractère organique. Ceci n’est qu’un reflet de ce qui s’est vérifié dans bien d’autres domaines de la culture et de l’existence. Les mots, eux aussi, ont leur histoire et, souvent, le changement qu’ont subi leurs contenus est un indice barométrique intéressant de modifications correspondantes de la sensibilité générale et de la vision du monde. En particulier, il serait intéressant de comparer le sens qu’eurent certains mots dans la vieille langue latine et le sens propre à des termes, restés pratiquement les mêmes, de la langue italienne et d’autres langues romanes également. On observe généralement une chute de niveau. Le sens le plus ancien a été perdu, ou ne survit sous une forme résiduelle que dans certaines acceptions ou locutions particulières, mais ne correspond plus au sens désormais courant ou, encore, semble tout à fait déformé et fréquemment banalisé. Nous donnerons ici quelques exemples.
1 – Le cas le plus typique et le plus connu, c’est peut-être celui du mot virtus. La « vertu » au sens moderne n’a rien à voir avec la virtus antique. Virtus désignait la force de caractère, le courage, la prouesse, la fermeté virile. Ce terme dérivait de vir, l’homme véritable, non l’homme dans un sens général et naturaliste. Le même terme a pris, dans la langue moderne, un sens essentiellement moraliste, très souvent associé à des préjugés d’ordre sexuel, au point que, se référant à lui, Vilfredo Pareto a forgé le terme « vertuisme » pour désigner la morale bourgeoise puritaine et sexophobe. Quant on dit une « personne vertueuse », on pense aujourd’hui à quelque chose de bien différent de ce que pouvaient signifier par exemple, à l’aide d’une réitération efficace, des expressions comme celle-ci : vir virtute praeditus. II n’est pas rare que la différence se transforme en opposition. En effet, une âme forte, fière, intrépide, héroïque est le contraire de ce que veut dire une personne « vertueuse » au sens moraliste et conformiste moderne. Le sens de virtus comme force efficiente ne s’est maintenu que dans certaines locutions particulières : la « vertu » d’une plante ou d’un médicament, « en vertu » de ceci ou de cela.
2 – Honestus. Lié à l’idée d’honos, ce terme eut pour les Anciens le sens prédominant d’honorable, noble, de noble rang. De cela, que s’est-il conservé dans le terme moderne correspondant ? Une personne « honnête », c’est aujourd’hui un représentant « bien-pensant » de la société bourgeoise, quelqu’un qui ne se livre pas à de mauvaises actions. L’expression « né de parents honnêtes » a même de nos jours une nuance quasiment ironique, tandis que dans la Rome antique elle servait à désigner précisément une noblesse de naissance, qui était souvent liée aussi à une noblesse biologique. Vir honesta facie signifiait en effet un homme de belle prestance, de même qu’en sanskrit le terme arya se référait à la fois à une personne digne d’être honorée et à une noblesse aussi bien intérieure que physique.
3 – Gentilis, gentilitas. Aujourd’hui chacun pense à une personne courtoise, affable, bien élevée. Le terme antique renvoyait par contre à la notion de gens, la race, la caste ou le lignage. Pour les Romains, était « gentil » celui qui possédait les qualités dérivant d’un lignage et d’un sang bien différenciés, lesquelles peuvent éventuellement, et comme par réflexion, déterminer une attitude de courtoisie détachée, chose très différente des « bonnes manières » que peut aussi posséder le parvenu après avoir lu un manuel de savoir-vivre – et différente, également, de la vague notion moderne de « gentillesse ». Peu de gens sont aujourd’hui capables de saisir le sens le plus profond d’expressions comme « un esprit gentil » et autres, restées comme des prolongements isolés chez des écrivains d’autres temps que le nôtre.
4 – Genialitas. Qui est « génial » de nos jours ? Un type d’homme foncièrement individualiste, riche de trouvailles originales et de fantaisie. A la limite, on a le « génie » dans le domaine artistique, auquel la civilisation bourgeoise et humaniste a voué un culte fétichiste, si bien que le « génie » – plus que le héros, l’ascète ou l’aristocrate – a souvent été considéré, dans cette civilisation, comme le type humain le plus élevé. Le terme latin genialis renvoie, lui, à quelque chose de fort peu individualiste et « humaniste ». II provient du mot genius, qui désigna originellement la force formatrice et génératrice, interne, spirituelle et mystique, d’une certaine lignée. On peut donc affirmer que les qualités « géniales » au sens antique eurent une certaine relation avec les qualités « raciales », dans l’acception la plus haute du terme. En opposition au sens moderne, ce qui est « génial » se distingue ici de ce qui est individualiste et arbitraire ; il se rattache à une racine profonde, obéit à une nécessité intérieure par une fidélité aux forces supra-personnelles d’un sang et d’une lignée, donc à ces forces qui, dans toute famille patricienne, étaient en rapport, on le sait, avec une tradition sacrée.
5 – Pietas. Inutile de rappeler ce que veut dire aujourd’hui une « personne pieuse ». On songe à une attitude sentimentale plus ou moins humanitaire – et « pieux » est parfois synonyme de compatissant. Dans la vieille langue latine, la pietas, par contre, appartenait au domaine du sacré, désignait en premier lieu les rapports que l’homme romain entretenait avec les divinités, en second lieu ses rapports avec d’autres réalités liées au monde de la Tradition, y compris l’État lui-même. Envers les dieux, il s’agissait d’une vénération calme et digne : sentiment d’appartenance et, simultanément, de respect, d’accord reconnaissant, de devoir et d’adhésion aussi, comme renforcement du sentiment que faisait naître la sévère figure du pater familias (ce qui explique aussi la pietas filialis). La pietas pouvait également se manifester dans le domaine politique : pietas in patriam voulait dire fidélité et sens du devoir envers l’État et la patrie. Dans certains cas, le terme en question connote aussi le sens de iustitia. Celui qui ne connaît pas la pietas, celui-là est également l’injuste, presque l’impie, celui qui veut ignorer la place qui est sienne et qu’il doit occuper dans le cadre d’un ordre supérieur, à la fois humain et divin.
6 – Innocentia. Ce mot évoquait lui aussi l’idée de clarté et de force ; son sens le plus courant dans l’Antiquité exprimait la pureté de l’âme, l’intégrité, le désintérêt, la droiture. Ce terme n’avait donc pas un sens purement négatif : « ne pas être coupable ». II ignorait la nuance de banalité que présente aussi l’expression « un esprit innocent », devenue presque synonyme de simplet. Dans d’autres langues romanes, comme le français par exemple, le même terme, innocent, finit par désigner les idiots, les tarés de naissance, les faibles d’esprit.
7 – Patientia. Le sens moderne, par rapport au sens ancien, est de nouveau émoussé et affaibli. Quelqu’un de patient, c’est aujourd’hui quelqu’un qui ne se met pas en colère, qui ne s’énerve pas, qui tolère. Dans la langue latine la patientia désignait une des « vertus » fondamentales de l’homme romain : elle connotait l’idée d’une force intérieure, d’une imperturbabilité, faisait allusion à la capacité de tenir bon, de garder l’âme non troublée devant n’importe quel échec et n’importe quelle adversité. C’est pour cela qu’il fut dit de la race de Rome qu’elle avait en propre le pouvoir d’accomplir de grandes choses et d’endurer des malheurs tout aussi grands (cf. la fameuse formule de Livius : et facere et pati fortia romanum est). Le sens moderne est, par rapport à l’autre, complètement déformé. Aujourd’hui, comme exemple d’une nature typiquement « patiente », on se réfère à l’âne.
8 – Humilitas. Avec la religion qui a fini par prédominer en Occident, l’« humilité » est devenue une « vertu » dans un sens fort peu romain et a été glorifiée par opposition à la force, à la dignité, à l’attitude calmement composée dont nous avons parlé plus haut. Dans la Rome antique elle désigna au contraire l’opposé de toute virtus. Elle voulut dire bassesse, qui mérite le mépris, basse condition, abjection, lâcheté, déshonneur – au point qu’il fallait préférer la mort ou l’exil à l’« humilité » : humilitati vel exilium vel mortem anteponenda esse. Les associations d’idées sont fréquentes, comme par exemple mens humilis et prava, un esprit bas et mauvais. L’expression humilitas causam dicentium se rapporte à la condition inférieure et coupable de ceux qu’on mène devant un tribunal. On rencontre ici aussi une interférence avec l’idée de race ou de caste. Humilis parentis natus signifiait être né du peuple au sens péjoratif, né de la « plèbe », par opposition à la naissance noble, donc avec une différence sensible par rapport au sens moderne de l’expression « de condition humble », surtout si l’on songe que le critère exclusif de la position sociale est aujourd’hui le critère économique. De toute façon, jamais un Romain de la meilleure Rome n’aurait eu l’idée de faire de l’humilitas une vertu, encore moins de s’en vanter et de la prêcher. Quant à une certaine « morale de l’humilité » , on pourrait rappeler la remarque d’un empereur roman, selon laquelle rien n’est plus méprisable que l’orgueil de ceux qui se disent humbles, ce qui ne doit pas être pris pour une façon d’encourager l’arrogance et la prétention.
9 – Ingenium. Le sens ancien du terme ne s’est conservé que partiellement, et, de nouveau, sous son aspect le moins intéressant. Ingenium désignait aussi en latin la perspicacité, l’agilité d’esprit, la sagacité, la clairvoyance – mais, en même temps, ce terme renvoyait au caractère, à ce qui est, chez chacun, organique, inné, vraiment personnel. Vana ingenia put donc désigner des personnes sans caractère ; redire ad ingenium put signifier revenir à sa propre nature, à un mode de vie conforme à ce que l’on est vraiment. Ce sens profond a été perdu dans le terme moderne, ce qui a donné naissance à une antithèse. En effet, si l’on entend par « intelligence » quelque chose d’intellectualiste et de dialectique, on est alors très loin du second sens inclus dans le terme antique, qui se rapporte aussi au caractère, à un style en accord avec la nature propre ; l’intelligence est alors ce qui est superficiel par rapport à ce qui est organique, elle est mouvement inquiet, brillant et inventif de l’esprit, au lieu d’être un style de pensée rigoureux qui adhère parfaitement au caractère.
10 – Labor. En ce qui concerne certains changements de valeur des mots qui indiquent clairement un changement radical de la vision du monde, le cas le plus caractéristique est peut-être celui du terme labor. En latin, ce terme avait essentiellement un sens négatif. II pouvait désigner dans certains cas l’activité en général – comme par exemple dans l’expression labor rei militaris, activité dans l’armée. Mais son sens courant exprimait une idée de fatigue, d’épuisement, d’effort désagréable, et parfois même de disgrâce, de tourment, de poids, de peine. [...] Ainsi, laborare pouvait aussi signifier souffrir, être angoissé, tourmenté. Quid ego laboravi ? veut dire : pourquoi me suis-je tourmenté ? Laborare ex renis, ex capite signifie : souffrir du mal de reins ou de tête. Labor itineris : la fatigue, le désagrément du voyage. Et ainsi de suite. De sorte que jamais le Romain n’aurait pensé à faire du labor une espèce de vertu et d’idéal social. Et qu’on ne vienne pas nous dire que la civilisation romaine a été une civilisation de lambins, de fainéants et d’« oisifs ». La vérité, c’est qu’à l’époque on avait le sens des distances. Au « travailler » s’opposait l’agere, l’agir au sens supérieur. Le « travail » correspondait aux formes sombres, serviles, matérielles, anodines de l’activité humaine, en référence à ceux chez qui l’activité n’était provoquée que par un besoin, une nécessité ou un destin malheureux (car l’Antiquité connut aussi une métaphysique de l’esclavage). A eux s’opposaient ceux qui agissent au sens propre du terme, ceux qui entretiennent des formes d’activité libres, non physiques, conscientes, voulues, dans une certaine mesure désintéressées. Pour celui qui exerçait une activité matérielle, certes, mais possédant un certain caractère qualitatif, et qui le faisait à partir d’une vocation authentique et libre, on ne parlait déjà plus de « travail » ; celui-là était un artifex (il y avait également le terme opifexl, et ce point de vue fut aussi conservé dans l’atmosphère et le style des corporations artisanales traditionnelles. Le changement de sens et de valeur du terme en question est par conséquent un signe très clair de la vulgarité plébéienne qui a gagné le monde occidental, une civilisation qui repose toujours plus sur les couches les plus basses de toute hiérarchie sociale complète. Le « culte du travail » moderne est d’autant plus aberrant qu’aujourd’hui plus que jamais, avec l’industrialisation, la mécanisation et la production anonyme de masse, le travail a nécessairement perdu ce qu’il pouvait avoir de meilleur. Cela n’a pourtant pas empêché certains de parler de « religion du travail », d’« humanisme du travail » et même de souhaiter un « État du travail ». On en est arrivé à faire du travail une sorte d’impératif éthique et social insolent, applicable à tous, devant lequel on a envie de répondre par ce proverbe espagnol : El hombre que trabaja perde un tiempo precioso (l’homme qui travaille perd un temps précieux). En une autre occasion, nous avions déjà relevé l’opposition suivante entre le monde traditionnel et le monde moderne : dans le premier, même le « travail » put prendre la forme d’une « action », d’une « oeuvre », d’un art ; dans le second, même l’action et l’art prennent parfois la forme du « travail », c’est-à- dire d’une activité obligatoire, opaque et intéressée, d’une activité qu’on ne poursuit pas en fonction d’une vocation, mais du besoin et, surtout, en vue du profit, du lucre.
11 – Otium. Ce terme a subi le sort exactement contraire du précédent. Il a de nos jours, pratiquement sans exception, un sens négatif. Est oisif, selon l’acception moderne, celui qui est inutile à lui-même et aux autres. Etre oisif et être indolent, distrait, inattentif, paresseux, enclin au « dolce farniente » de l’Italie des mandolines pour touristes, reviennent plus ou moins au même aujourd’hui. Le latin otium avait par contre le sens de temps libre, correspondant essentiellement à un état de recueillement, de calme, de contemplation transparente. L’oisiveté au sens négatif – sens connu aussi de l’Antiquité – n’était que ce à quoi elle peut conduire quand elle est mal employée : dans ce cas uniquement on put dire, par exemple, hebescere otio ou otio dif luere, s’abrutir ou se laisser aller par oisiveté. Mais ce n’est pas le sens courant. Cicéron, Sénèque et d’autres auteurs classiques comprirent l’otium comme la contrepartie, saine et normale, de tout ce qui est activité, et même comme la condition nécessaire afin que l’action soit vraiment activité, non agitation, affairement (negotium), « travail ». On peut aussi se référer aux Grecs puisque Cicéron écrivit : Graeci non solum ingenio atque doctrina, sed etiam otio studioque abundantes – «Les Grecs sont riches non seulement en dons innés et en doctrine, mais aussi en oisiveté et en application ». D’un personnage comme Scipion l’Ancien on avait l’habitude de dire : Nunquam se minus otiosum esse quam cum otiosus esset, aut minus solum esse quam cum solus esset – « II n’était jamais aussi peu oisif que lorsqu’il ne faisait rien, et jamais aussi peu seul que lorsqu’il jouissait de la solitude », ce qui met en évidence une variante « active », au sens supérieur, de l’« oisiveté » et de la solitude. Et Salluste : « Maius commodum ex otio meo quam ex aliorum negotiis reipublicae venturum » – « Mon oisiveté sera plus utile à l’État que l’affairement des autres ». On doit à Sénèque un traité qui s’intitule justement De otio, dans lequel l’« oisiveté » est décrite comme menant progressivement à la contemplation pure. Certaines idées caractéristiques de ce traité valent la peine d’être rapportées ici. Selon Sénèque, il y a deux États : l’un, grand et privé de limites extérieures et contingentes, contient à la fois les hommes et les dieux ; l’autre est l’État particulier, terrestre, auquel on appartient par la naissance. Or, dit Sénèque, il y a des hommes qui servent les deux États à la fois, d’autres qui ne servent que le plus grand, d’autres encore qui ne servent que l’État terrestre. L’État le plus grand, on peut le servir aussi par l’« oisiveté », pour ne pas dire surtout par l’oisiveté – en cherchant donc en quoi consiste la virtus, la force et la dignité viriles : huis maiori rei publicae et in otio deservire possumus, imno vero nescio an in otium melius, ut quaeremus quid sit virtus. L’otium est étroitement lié à la tranquillité d’âme du sage, à ce calme intérieur qui permet d’atteindre les sommets de la contemplation ; laquelle contemplation, pour peu qu’on la comprenne dans son sens juste, traditionnel, n’est ni évasion du monde ni divagation, mais approfondissement intérieur et élévation jusqu’à la perception de l’ordre métaphysique que tout homme véritable ne doit cesser de voir dans sa vie même et dans son combat au sein d’un État terrestre. Du reste, dans le catholicisme lui-même (quand on n’avait pas encore pensé au Christ travailleur qu’il faut honorer le 18 mai et quand on ne pratiquait pas encore l’« ouverture à gauche ») a figuré l’expression sacrum otium, « oisiveté sacrée », en référence, précisément, à une activité contemplative. Mais dans une civilisation où l’action a fini par revêtir les aspects ternes, physiques, mécaniques et mercenaires d’un travail, même quand celui-ci doit tout à la tête (les « travailleurs intellectuels » qui ont naturellement leurs « syndicats » et qui font valoir, eux aussi, des « revendications catégorielles »), le sens positif et traditionnel de la contemplation devait inéluctablement disparaître. C’est pourquoi la civilisation moderne ne doit pas être considérée comme une civilisation « active », mais comme une civilisation d’agités et de névropathes. Comme compensation du « travail » et de l’usure d’une vie qui s’abrutit dans une agnation et une production vaines, l’homme moderne, en effet, ne connaît pas l’otium classique, le recueillement, le silence, l’état de calme et de pause qui permettent de revenir à soi-même et de se retrouver. Non : il ne connaît que la « distraction » (au sens littéral, distraction signifie « dispersion ») ; il cherche des sensations, de nouvelles tensions, de nouveaux excitants, comme autant de stupéfiants psychiques. Tout, pourvu qu’il échappe à lui-même, tout, pourvu qu’il ne se retrouve pas seul avec lui-même, isolé du vacarme du monde extérieur et de la promiscuité avec son « prochain ». D’où radio, télévision, cinéma, croisières organisées, frénésie de meetings sportifs ou politiques dans un régime de masse, besoin d’écouter, chasse au fait nouveau et sensationnel, « supporters » en tout genre et ainsi de suite. Chaque expédient semble avoir été diaboliquement disposé pour que toute vie intérieure soit détruite, pour que toute défense interne de la personnalité soit interdite dès le départ, pour que, tel un être artificiellement galvanisé, l’individu se laisse porter par le courant collectif, lequel, évidemment, selon le fameux « sens de l’histoire », avance vers un progrès illimité.
12 – Par association d’idées, il nous vient à l’esprit de faire remarquer le changement de sens subi par le terme grec theoria. Quand on parle aujourd’hui de « théories », c’est plus ou moins dans le sens d’« abstractions », de choses éloignées de la réalité, d’affaires « intellectuelles » ; un grand poète a même écrit : « Grise est toute théorie, mais toujours vert est l’arbre éternel de la vie ». De nouveau, on est en présence d’une altération et d’un affaiblissement du sens. Pour les Grecs, ??? [terme manquant, NDLR] ne voulait pas dire intellectualité abstraite mais vision réalisatrice, quelque chose de particulièrement actif, l’acte de ce qu’il y a de plus élevé chez l’être humain, l’intellect olympien (sur lequel nous reviendrons dans un autre chapitre).
13 – Servitium. Le verbe servio, servire a aussi en latin le sens positif d’être fidèle. Mais la signification négative – être serviteur – prévaut ; c’est ce sens, de toute façon, qu’on retrouve dans servitium, qui désignait précisément l’esclavage, le servage, car dérivé de servus = esclave. Dans les temps modernes, le verbe « servir » s’est répandu de plus en plus en perdant cette connotation négative et avilissante, au point qu’on a pu faire du service en tant que « service social », surtout parmi les peuples anglo-saxons, l’objet d’une éthique, de la seule éthique vraiment moderne. De même qu’on n’a pas compris qu’il était absurde de parler de « travailleurs intellectuels », de même on a pu voir dans le souverain « le premier serviteur de la nation ». Nous avons dit que les Romains ne se présentent pas du tout à nous comme un peuple d’« oisifs ». En ce qui concerne le point qui nous occupe, on peut dire aussi qu’ils nous offrent les exemples les plus élevés de loyalisme politique, de fidélité à l’État et aux chefs. Mais l’atmosphère est très différente. La transformation dé l’âme des mots n’est pas le produit du hasard. Que des mots comme labor, servitium, otium se soient imposés dans l’usage courant avec leur sens moderne, c’est un signe subtil, mais éloquent, d’un changement de perspective qui s’est fait à rebours de toute orientation virile, aristocratique, qualitative.
14 – Stipendium. N’insistons pas sur ce que signifie le « salaire » de nos jours. On pense immédiatement au petit employé, à la bureaucratie, au fameux 27 du mois des fonctionnaires. Dans la Rome antique, ce terme, par contre, se référait presque exclusivement à l’armée. Stipendium merere voulait dire être militaire, être sous les ordres de tel ou tel chef ou condottiere. Emeritis sti- pendis signifiait : après avoir accompli le service militaire ; homo nullius stipendii désignait celui qui n’avait pas connu la discipline des armes. Stipendis multa habere voulait dire pouvoir s’enorgueillir de nombreuses campagnes, de nombreuses entreprises guerrières. Ici aussi, le glissement de sens n’est pas mince. Le sens profond d’autres mots latins, comme studium et studiosus, n’est aujourd’hui conservé que dans certaines locutions spéciales, comme par exemple l’expression italienne « fare con studio », faire quelque chose exprès ou avec une certaine application. Dans le terme latin était présente l’idée de quelque chose d’intense, d’une chaleur, d’un intérêt profond, qui a disparu dans le vocable moderne car celui-ci fait penser surtout à des disciplines intellectuelles ou universitaires arides. Le latin studium pouvait même dire amour, désir, vive inclination. In re studium ponere signifiait prendre une chose à coeur, s’y intéresser profondément et activement. Studium bellandi désignait le plaisir, l’amour du combat. Homo agendi studiosus : celui qui aime l’action – donc qui était l’opposé, si l’on se souvient de ce que nous avons dit au sujet de labor, de celui pour qui l’action ne peut être que « travail » . Que faut-il penser, aujourd’hui, d’une expression comme studiosi Caesaris ? Elle ne voulait pas dire ceux qui étudient César, mais bien ceux qui le suivent, qui l’admirent, qui se rangent à ses côtés, qui lui sont dévoués et fidèles. Autres termes latins dont le sens antique a été oublié : docilitas, qui ne voulait pas dire docilité mais surtout bonne disposition, ou capacité d’apprendre, de faire sien un enseignement ou un principe ; puis ingenuus, qui n’avait pas du tout le sens d’ingénu, mais désignait l’homme né libre, de condition non servile. Une chose assez connue maintenant : humanitas ne voulait pas dire « humanité » au sens démocratique et fumeux d’aujourd’hui, mais culture de soi- même, plénitude de vie et d’expérience, sans qu’il faille voir là, du moins à l’origine, quelque chose d’« humaniste » à la Humboldt. Un autre exemple assez important : certus. Dans la vieille langue latine la notion de certitude, de chose certaine, était souvent en relation avec l’idée d’une détermination consciente. Certum est mihi veut dire : c’est ma ferme volonté. Certus gladio désigne celui qui peut se fier à son épée, qui est sûr de savoir s’en servir. On connaît aussi la formule diebus certis, qui ne veut pas dire « aux jours certains », mais aux jours fixés, établis. Ceci pourrait nous pousser à des considérations sur une certaine conception de la certitude : conception active, qui la fait dépendre de ce qui rentre dans notre pouvoir déterminant. C’est ce qu’énonça également, en quelque sorte, Gian Battista Vico avec la formule verum et factum convertuntur – mais tout devait finir plus tard dans les divagations de l’« idéalisme absolu » néo-hégélien. Nous mettrons fin à ces observations en examinant le contenu original de trois notions romaines antiques, celles de fatum, de felicitas et de fortuna.
15 – Fatum. Selon l’acception moderne la plus courante, le « destin » est une puissance aveugle qui plane sur les hommes, qui s’impose à eux en faisant que se réalise ce qu’ils souhaitent le moins, en les poussant éventuellement vers la tragédie et le malheur. Fatum a ainsi donné naissance au mot « fatalisme », qui est l’opposé de toute initiative libre et efficace. Selon la vision fataliste du monde, l’individu n’est rien ; son action, en dépit de toute apparence de libre- arbitre, est prédestinée ou vaine, et les événements se succèdent en obéissant à une puissance ou une loi qui le transcende et qui ne le prend pas en compte. « Fatal » est un adjectif qui a essentiellement une connotation négative : issue « fatale », accident « fatal », l’« heure fatale de la mort » , etc. Selon la conception antique, le fatum correspondait par contre à la loi de manifestation continue du monde ; cette loi n’était pas réputée aveugle, irrationnelle et automatique – «fatale » au sens moderne du mot – , mais chargée de sens et comme procédant d’une volonté intelligente, surtout de la volonté des puissances olympiennes. Le fatum romain renvoyait, de même que le rta indoeuropéen, à la conception du monde en tant que cosmos, en tant qu’ordre, et en particulier à la conception de l’histoire comme un développement de causes et d’événements reflétant une signification supérieure. Même les Moires de la tradition grecque, tout en présentant certains aspects maléfiques et « infernaux » (dus à l’influence de cultes pré- helléniques et pré-indo-européens), apparaissent souvent comme des personnifications de la loi intelligente et juste qui préside au gouvernement de l’univers, dans certaines de ses expressions. Mais c’est surtout à Rome que l’idée de fatum prend une importance toute particulière. Et ce parce que la civilisation romaine fut, de toutes les civilisations de caractère traditionnel et sacré, celle qui se concentra le plus sur le plan de l’action et de la réalité historique. Pour elle, il fut donc moins important de connaître l’ordre cosmique comme une loi supra-temporelle et métaphysique que de le connaître comme force en acte dans la réalité, comme vouloir divin qui ordonne les événements. C’est à cela que se rattachait le fatum pour les Romains. Ce terme vient du verbe fari, d’où dérive aussi le mot fas, le droit comme loi divine. Ainsi, fatum renvoie à la « parole » – à la parole révélée, surtout à celle des divinités olympiennes qui permet de connaître la norme juste (fas) en tant que celle-ci annonce ce qui va arriver. On doit ajouter, à propos de ce second aspect, que les oracles, par lesquels un art traditionnel précis cherchait à saisir en germe des situations devant se réaliser, s’appelaient aussi fata ; ils étaient pratiquement la parole révélée de la divinité. Mais, pour bien comprendre ce que nous sommes en train d’étudier, il faut se souvenir du rapport que l’homme entretenait, dans la Rome antique et dans les civilisations traditionnelles en général, avec l’ordre global du monde. C’était un rapport très différent de celui qui devait s’instaurer plus tard. Pour l’homme antique, l’idée d’une loi universelle et d’un vouloir divin n’annulait pas la liberté humaine ; mais sa préoccupation constante était de mener sa vie et son action de sorte qu’elles fussent la continuation de l’ordre global et, pour ainsi dire, comme le prolongement ou le développement de cet ordre. A partir de la pietas, c’est-à-dire, pour un Romain, de la reconnaissance et de la vénération des forces divines, on se fixe comme tâche de pressentir la direction de ces forces divines dans l’histoire de façon à pouvoir y accorder opportunément l’action, à la rendre extrêmement efficace et chargée de sens. D’où le rôle très important que jouèrent dans le monde romain, jusque dans le domaine des affaires publiques et de l’art militaire, les oracles et les augures. Le Romain avait la ferme conviction que les pires mésaventures, et notamment les défaites militaires, dépendaient moins d’erreurs, de faiblesses ou de travers humains que du fait d’avoir négligé les augures, c’est-à-dire, pour en revenir à l’essentiel, d’avoir agi de façon désordonnée et arbitraire, en suivant de simples critères humains, en rompant les liens avec le monde supérieur (donc, pour un Romain, cela voulait dire avoir agi sans religio, sans « rattachement »), sans tenir compte des « directions d’efficacité » et du « moment juste » indispensa- bles à une action couronnée de succès. On remarque que la fortuna et la felicitas ne sont souvent, dans la Rome antique, que l’autre face du fatum, sa face proprement positive. L’homme, le chef ou le peuple qui emploient leur liberté pour agir en conformité avec les forces divines cachées dans les choses connaissent le succès, réussissent, triomphent – et cela signifiait, dans l’Anti- quité, être «fortuné » et être « heureux » (ce sens s’est conservé dans des locutions comme « une heureuse initiative » , une « heureuse manoeuvre », etc.). Un historien contemporain, Franz Altheim, a cru pouvoir déceler dans cette attitude la cause effective de la grandeur de Rome. Pour éclairer encore mieux les rapports qui unissent le « destin » à l’action humaine, on peut recourir à la technique moderne. II y a certaines lois régissant choses et phénomènes, qui peuvent être connues ou ignorées, dont on peut tenir compte ou ne pas tenir compte. Face à ces lois l’homme reste foncièrement libre. II peut même agir de façon contraire à ce que ces lois lui conseilleraient, avec pour résultat l’échec ou l’atteinte du but après un gaspillage d’énergie et d’innombrables difficultés. La technique moderne correspond à la possibilité opposée : on cherche à connaître le mieux possible les lois des choses pour pouvoir les exploiter, pour qu’elles montrent le point de moindre résistance et donc d’efficacité maximale quant à la réalisation d’un objectif donné. II en va de même sur un plan où il ne s’agit plus des lois de la matière, mais de forces spirituelles et « divines ». L’homme de l’Antiquité estimait essentiel de connaître ou, du moins, de pressentir ces forces, afin de pouvoir se faire une idée des conditions propices à une action donnée et, éventuellement, une idée de ce qu’il devrait faire ou ne pas faire. Défier le destin, s’élever contre le destin, n’avait pour lui rien de « prométhéen » , au sens romantique de ce terme exalté par les modernes ; c’était tout simplement une sottise. L’impiété (le contraire de la piété qui se rapporte donc à l’être privé de religio, sans « rattachement » et sans compréhension respectueuse de l’ordre cosmique) équivalait plus ou moins, pour l’homme de l’Antiquité, à la stupidité, à l’infantilisme, à la fatuité. La comparaison avec la technique moderne n’est défectueuse que sur un point : parce que les lois de la réalité historique ne se présentaient pas comme froidement « objectives », tout à fait détachées de l’homme et de ses buts. On pourrait répondre ainsi : passée une certaine limite, l’ordre divin objectif lié au « destin » cesse d’être déterminant et devient incertain (ce que dit aussi la fameuse formule astrologique : astra inclinant non determinant). Ici commence le monde humain et historique au sens pro- pre. En toute rigueur, ce monde devrait continuer le précédent, la volonté humaine devrait prolonger la volonté « divine ». Que cela advienne, ou non, dépend essentiellement de la liberté : il faut le vouloir. Dans le cas positif, ce qui était seulement en puissance devient, grâce à l’action humaine, réalité. Le monde humain se présentera alors comme une continuation de l’ordre divin et l’histoire même revêtira les contours d’une révélation et d’une « histoire sacrée » ; alors, l’homme ne vaut plus et n’agit plus pour lui-même mais recouvert d’une dignité divine, et l’ordre humain acquiert, d’une certaine façon, une dimension supérieure. On voit donc qu’il ne s’agit pas ici de « fatalisme » . De même qu’une action contre le « destin » est sotte et irrationnelle, de même une action harmonisée avec le « destin » est non seulement efficace, mais aussi transfigurante. Celui qui ne tient pas compte du fatum est presque toujours emporté passivement par les événements ; celui qui le connaît, l’assume et s’y conforme est par contre guidé vers un accomplissement supérieur, chargé d’un sens qui dépasse l’individu. Telle est la signification de la maxime selon laquelle les fata « nolentem trahunt, volentem ducunt ». Dans le monde romain antique et dans l’histoire romaine, on trouve un grand nombre d’épisodes, de situations et d’institutions où est justement mise en lumière l’impression de rencontres « fatidiques » entre le monde humain et le monde divin. Des forces supérieures sont à l’oeuvre dans l’histoire et se manifestent à travers les forces humaines. Pour nous contenter d’un seul exemple, rappelons que « le moment culminant du culte romain de Jupiter était constitué par un acte où le dieu affirme sa présence, chez un homme, en qualité de vainqueur, de triomphateur. Ce n’est pas que Jupiter soit la seule cause de la victoire, il est lui-même le vainqueur ; on ne célèbre pas le triomphe en son honneur, mais c’est lui le triomphateur. C’est pour cette raison que l’imperator revêt les insignes du dieu » (K. Kerényi, F. Altheim). Actualiser le divin – parfois prudemment, parfois audacieusement – dans l’action et dans l’existence fut un principe directeur que la Rome antique appliqua aussi à l’ordre politique. C’est pourquoi certains auteurs ont fait remarquer avec raison que Rome ignora, à la différence d’autres civilisations, le mythe au sens abstrait et anhistorique ; à Rome le mythe se fait histoire, et l’histoire, à son tour, prend un aspect « fatal », devient mythique. D’où une conséquence importante. Dans des cas comme celui évoqué, c’est une identité véritable qui se réalise. Il ne s’agit pas d’une parole divine qui peut être entendue ou non entendue. II s’agit d’un déploiement des forces supérieures. On est ici en présence d’une conception spéciale, objective, nous serions tenté de dire transcendantale, de la liberté. En m’opposant au fatum, je peux bien sûr revendiquer pour moi un libre-arbitre, mais celui-ci est stérile, est un simple « geste » qui ne saurait avoir beaucoup d’incidence sur la trame de la réalité. Par contre, quand je fais en sorte que ma volonté continue un ordre supérieur, soit seulement l’instrument par lequel cet ordre se réalise dans l’histoire, ce que je veux dans un tel état de coïncidence ou de syntonie peut se traduire éventuellement par une injonction adressée à des forces objectives qui, autrement, ne se seraient pas pliées facilement ou qui n’auraient pas eu d’égard pour ce que les hommes veulent et espèrent.
On peut maintenant se poser la question suivante : comment en est-on arrivé à cette conception moderne qui fait du destin une puissance obscure et aveugle ? Comme tant d’autres, un tel glissement de sens n’a rien de fortuit. II reflète un changement de niveau intérieur et s’explique, essentiellement, par l’avènement de l’individualisme et de l’« humanisme » compris dans un sens général, c’est- à-dire en rapport avec une civilisation et une vision du monde uniquement fondées sur ce qui est humain et terrestre. II est évident que, cette scission s’étant produite, on ne pouvait plus saisir un ordre intelligible du monde, mais seulement un pouvoir obscur et étranger. Le « destin » devint alors le symbole de toutes les forces les plus profondes qui agissent et sur lesquelles l’homme, malgré sa maîtrise du monde physique, ne peut pas grand-chose parce qu’il ne les comprend plus, parce qu’il s’est détaché d’elles ; mais aussi d’autres forces que l’homme, par son attitude même, a libérées et rendues souveraines dans différents domaines de sa propre existence.
C’est avec cette étude des deux conceptions, l’antique et la moderne, du fatum, que s’achève ce chapitre. Notre étude pourra déjà donner une idée de l’intérêt et de l’importance que présenterait une philologie éclairée. Nous le répétons : les mots ont une âme et une vie, si bien que, dans ce secteur également, se référer aux origines peut souvent ouvrir des perspectives insoupçonnées. Ce travail, d’ailleurs, serait encore plus fécond s’il ne se contentait pas de reculer jusqu’au latin en partant des langues « romanes », mais si le latin lui-même était rattaché au tronc commun des langues indo-européennes dont il n’est, dans ses éléments fondamentaux, qu’une simple branche.
Julius Evola, Chapitre V de « L’arc et la massue » (PDF)
http://la-dissidence.org/2013/07/26/julius-evola-laffaiblissement-des-mots/