Cher, Monsieur Claude Allègre, nous n'avons pas eu l'occasion de parler de Jules Verne, ce prolifique romancier quand vous travailliez dans le laboratoire de géologie appliquée que je dirigeais à l'Université Pierre et Marie Curie ? Mais aujourd'hui vous avez en charge l'Education nationale, et vous vous souciez de la morale à l'école, et Jules Verne, justement, peut en être un bon support. Dans chacun de ses quatre-vingt « Voyages extraordinaires », sous des aventures tramées de science et de technique, n'a-t-il pas glissé des leçons édifiantes ? Sa recette est simple : prêter aux personnages principaux des comportements intelligents et nobles aboutissant à d'heureux résultats. Chez le jeune lecteur naît alors le désir de les imiter. L'efficacité du message est affaire de dosage, de rythme et de ton. Jules Verne s'y entend bien : c'est un moraliste dynamique et souriant.
Ouvrons par exemple, mais pas tout à fait par hasard, L'île mystérieuse (1874). En 1865, en pleine guerre de Sécession, cinq Fédéraux captifs dans une ville assiégée tenue par les Sudistes s'évadent de nuit en sautant dans la nacelle d'un ballon prêt pour l'envol. Un ouragan monstrueux les pousse jusqu'au Pacifique sud-ouest, et ils atterrissent en catastrophe sur une petite île dont ils ne parviendront à déterminer la position qu'un an plus tard. Auparavant ils auront sans relâche amélioré leur alimentation, leur outillage et leur habitat, en appliquant seulement des connaissances scientifiques et des procédés industriels de leur époque. Il s'agit donc de vulgarisation et non pas de science-fiction. Ainsi, on les voit fabriquer successivement de la poterie, de l'acier, un fusil de chasse, de l'acide sulfurique, de l'acide nitrique, du savon et même de la nitroglycérine pour faire sauter des rochers ! Pour rendre plausibles ces tours de force présentés sur le ton de l'évidence, l'auteur a pris quelques libertés avec les ressources naturelles. Notamment celle-ci : avec la constitution rocheuse qu'il prête à une île de quelque 60 km², y rencontrer à la fois argile, houille, minerai de fer, pyrite et salpêtre ( « en couches ») est plus qu'un miracle géologique. Verne - on peut le noter souvent - était bien moins exact en géologie qu'en astronomie ou en navigation.
Ne nous attardons pas sur ce léger défaut et considérons les six rescapés : cinq hommes et un chien. Plus psychologiques que physiques, leurs portraits sont dessinés par touches successives, parfois très espacées.
Moraliste souriant
L'ingénieur : « les yeux ardents, la bouche sérieuse, la physionomie d'un savant de l'école militante (sic), un de ceux qui ont voulu commencer par manier le marteau et le pic, comme ces généraux qui ont voulu débuter simples soldats ». Ses connaissances étendues permettent à l'équipe de triompher de toutes les difficultés. « Avec lui on ne peut désespérer ». Sans que le mot soit prononcé, il est le chef. Un bon chef : « abolitionniste de raison et de coeur », c'est lui qui a affranchi l'esclave nègre. Le journaliste : « de la race de ces étonnants chroniqueurs anglais ou américains qui ne reculent devant rien pour obtenir une information exacte et pour la transmettre à leur journal dans les plus brefs délais. Il avait été de toutes les batailles et la mitraille ne faisait pas trembler son crayon. » Le marin : débrouillard comme tous les gens de mer, il apprend vite à tout faire et joyeusement. Il faut dire que son patronyme fleure les Cornouailles :
Pencroff ... Le Noir : très doué pour les tâches ménagères, « intelligent et doux, toujours souriant et serviable », il n'a pas voulu quitter l'ingénieur qui l'a libéré. L'orphelin de quinze ans : sa science favorite étant l'histoire naturelle, il rend de grands services dans l'identification des plantes et des animaux, ainsi qu'à la chasse. Le chien : un « magnifique anglo-normand », excellent chasseur (parfois pour son seul compte !) ; en donnant l'alerte il a sauvé l'ingénieur, son maître, très malmené lors de l'atterrissage. Ce détail fait sentir le poids du destin ; si l'ingénieur avait emporté son savoir dans la mort, ses compagnons auraient-ils pu s'en tirer ?
Courage, loyauté, curiosité intellectuelle, esprit d'entreprise, indomptable ténacité, telles sont les qualités différemment dosées dont Jules Verne a doté ses personnages. L'union de leurs compétences et de leurs talents est le ressort du succès. Chacun a du coeur à l'ouvrage parce que le chef est un conducteur naturel : il observe, écoute, explique, et n'a pas à donner d'ordres puisqu'après ses explications, ce qu'il faut faire coule de source. Fort de ses connaissances, il ne se décourage jamais. Aucun ne geint et personne ne triche. Enfin, attachés comme tous les Américains aux préceptes de la Bible, les quatre hommes n'oublient pas de sanctifier par le repos leur premier jour de Pâques sur l'île.
Alors, quand le jeune lecteur voit le marin et l'ingénieur entreprendre la construction d'un sloop, il ne peut douter qu'encore une fois, avec l'aide du Ciel, les « naufragés de l'air » réussiront. Des lecteurs adultes penseront : « Ces braves gars vont bientôt rejoindre une société très complexe où ils devront affronter des difficultés beaucoup plus épineuses et les traîtrises de l'argent.» Ce futur ne sera pas ouvert par Jules Verne. Il semble que dans son œuvre l'argent ne soit jamais ouvertement un grand moteur. Des éducateurs pourront déplorer ce manque, mais il sera aisément comblé par le spectacle des soupes populaires et, dans les familles, par les drames du chômage et les échos des abjections qui ruinent et décomposent le pays.
À mon avis on pourrait donc encore, avec grand profit, lire et expliquer Jules Verne à l'école. Mais parce que notre grand écrivain appartient à tous les Français, mon espoir est plus large. Puissé-je alors, Monsieur et Madame les ministres en charge de l'Education nationale, vous avoir convaincus que sur papier, sur disquettes ou sur Internet, Jules Verne demeure un professeur de morale attrayant, digne d'une école moderne de la République.
Pierre Routhier Vice-président du Conseil Scientifique du FN
Français d'abord! - 1ère quinzaine mars 1998
culture et histoire - Page 1978
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Pour la morale, Jules Verne peut encore servir
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Nouvelles considérations sur le palais de Versailles par Yves BRANCA
Si le palais de Versailles, comme les meilleurs historiens l’ont finalement reconnu, figure un « grand dessein » à déchiffrer et à méditer, rien ne peut mieux nous y aider que le plus bref mais le plus juste des portraits que l’on ait faits de son auteur, et qui corrobore si bien ce que révèlent de lui ses étonnants Mémoires pour l’instruction du Dauphin. Il est de Madame de La Fayette, dans son Histoire de Madame Henriette d’Angleterre : « On le trouvera sans doute un des plus honnêtes hommes de son royaume, et l’on pourrait dire le plus parfait, s’il n’était point si avare de l’esprit que le Ciel lui a donné, et qu’il voulût le laisser paraître tout entier, sans le renfermer si fort dans la majesté de son rang ». Pierre Goubert lui reconnaît « une culture à la fois sûre et incomplète », mais cette culture est par excellence celle de l’« honnête homme ». Madame de la Fayette s’y entendait : Louis XIV ne « se piquait » que du seul art qui lui incombait, celui de « bien gouverner ». Excellent danseur et cavalier, bon musicien, amateur de poésie, à laquelle il s’essaya, jusqu’à ce que Boileau l’en eût adroitement découragé, il s’en ouvre dans les Mémoires (année 1662, section 2) : « Vous savez le mot de ce roi d’autrefois à son fils : “ N’as-tu point de honte de jouer si bien de la lyre ? ” Souffrez qu’en toutes ces sortes de choses, il y ait parmi vos sujets des gens qui vous surpassent, mais que nul ne vous égale, s’il se peut, dans l’art de gouverner, que vous ne pouvez trop bien savoir, et qui doit être votre application principale » ; sans jamais toutefois confier au Dauphin qu’il a voulu passer maître dans l’art des bâtiments et des jardins afin de léguer à ses successeurs le plus parfait et le plus subtil des instruments de gouvernement.Dans ses recommandations au duc d’Anjou fait roi d’Espagne, il ne parle que de l’« innocence » du goût pour quelque maison de campagne. Mais au Dauphin, il a donné une clef : « L’art de la politique est de se servir des conjonctures et de profiter de toutes chose; plus il est grand et parfait, plus il se cache et se dérobe à la vue (ibid.). » Par là s’explique que pour accomplir cette œuvre de sa vie, le roi ait souvent joué d’improvisation, et feint le caprice. Pierre Gaxotte l’avait bien vu : « Il suit son idée, qu’il ne découvre que peu à peu pour éviter qu’on lui fasse des objections; le plan général est de lui. »
Olivier Chaline note qu’à Versailles, « la fête et le jardin précèdent l’extension du château ». L’axe du large vallon que Versailles commande, entre les hauteurs de Satory et celles de Marly, avait orienté le premier château vers le couchant d’entre le 15 août et la Saint-Louis, ce qui s’accordait aux traditions antiques et médiévales, et à la dévotion de Louis XIII. Louis XIV décida quant à lui, dès l’année 1662, où il prit le Soleil pour corps de devise, que la course de l’Astre du jour serait marquée, dans les jardins, par l’axe Apollon – Latone. Dans son prolongement, le Grand Canal est creusé de 1667 à 1668; le bassin de Latone, mère d’Apollon et de Diane par les œuvres de Jupiter, et le bassin d’Apollon, disposés dès 1668, sont ornés dès l’année suivante. À peine commencée, la grande métamorphose du château est déjà sous l’égide d’Apollon. Pour bien comprendre cette démarche, il faut revenir un peu en arrière.
De 1661 à 1666, la Cour se partage entre le Louvre, Fontainebleau, Chambord, Saint-Cloud, et Saint-Germain. En 1666, le roi fait du Château neuf de Saint-Germain sa résidence préférée. Choix provisoire, mais lui seul le sait. La terrasse dont il prolonge l’édifice est un hommage à ce Versailles d’Henri IV : admirable ensemble de pavillons, de rampes, de terrasses, de bassins, et de grottes qui, sur la rive escarpée de la Seine, reproduisait l’immense ouvrage de soutènement du temple hellénistique de la Fortune primordiale de Préneste (Palestrina), près de Rome, et dont la structure permit à Palladio et à Pierre de Cortone de dessiner des reconstitutions du sanctuaire. Lorsque Louis XIV et Le Nôtre, en pensant à Saint-Germain et à Préneste, conçoivent les Cent marches de l’Orangerie de Versailles, et la montée de l’Allée royale au Parterre d’eau par les degrés de Latone, leur inspiration vient donc de beaucoup plus loin que du « modèle culturel romain à son apogée dans la capitale baroque d’Urbain VIII, acclimaté aux bords de la Seine par Mazarin » (Olivier Chaline). On ne peut critiquer ici ce poncif du « baroque » qui autorise toutes les facilités; disons seulement que, pour apprécier la « nourriture » mythologique, la culture antique et italienne, la sûreté de goût que ses précepteurs, et surtout Mazarin et sa nièce Marie Mancini avaient su transmettre au jeune roi, il faut remonter bien plus haut. Pendant que s’élève en vingt ans la façade occidentale de Versailles, est conçue à ses pieds une suite de pièces d’eau, de bosquets, de parterres, qui, depuis les bassins de Neptune et du Dragon au nord, jusqu’à l’Orangerie et au Lac des Suisses au midi, forment l’axe secondaire des jardins. Vincent Beurtheret y voit, non sans raisons, un parcours initiatique librement inspiré du Songe de Polyphile, ouvrage hermétique néoplatonicien du XVe siècle italien, dont Mazarin avait offert au roi des exemplaires anciens, et qui lui fut expliqué par le poète humaniste Ascanio Amalteo, ce « Chevalier Amalthée » dont le Mercure Galant rappelle en 1673 qu’« il avait enseigné l’italien à sa majesté ». Aux yeux de Jean Phaure, tout le symbolisme des lieux, dont nous considérerons quelques motifs, figure le monde sortant de la Nuit et du Chaos.
De même qu’à Saint-Germain, on appela d’abord « château neuf » le palais de pierre blanche dont Le Vau, à l’étonnement de tous, commença en 1669 à envelopper le corps central de Louis XIII. Ce mot est vite oublié lorsque Louis y a fixé la Cour en mai 1682, et que s’annonce la perfection de ce qui devient une sorte de temple solaire. Le roi ne cessera jamais de le parachever, jusque dans les années terribles où, pour donner l’exemple et soulager le peuple, il envoie fondre à la monnaie tout son mobilier d’argent (1689), puis sa vaisselle d’or (1709). Les deux ailes nord et sud sont terminées par Hardouin-Mansart en 1689. Ni les revers de Malplaquet et d’Audenarde, ni les affronts de Gertruydenberg, ne ralentirent, de 1708 à 1710, l’achèvement de la chapelle. Alexandre Maral a fait très judicieusement remarquer qu’entre plusieurs témoins, qui tous ont noté fidèlement les dernières paroles de Louis XIV au petit Dauphin, le seul Saint-Simon a cru entendre que le roi se serait repenti en mourant de son « goût pour les bâtiments »…
Versailles est une image terrestre du Palais du Soleil selon Ovide. Seuls peuvent lui être comparés dans le monde, et par opposition, l’Escurial, espèce de couvent dont la clôture est celle du dogme catholique; et la Cité interdite de Pékin, enceinte encore plus close et homogène d’une liturgie cosmogonique. La très singulière unité de Versailles naît de l’harmonie de trois éléments, dominés par une inspiration qui, nous le verrons pour conclure, est de nature impériale « occidentale ». Le palais est ouvert; sa majesté n’a rien d’accablant; il nous accueille avec grâce, de cour en cour, et nous emporte entre ses ailes. Passé la galerie des glaces et les Parterres d’eau, il nous dirige calmement dans la direction du couchant vers les jardins, les forêts, l’Océan, l’infini. À l’orient, il est un agrandissement magnifique du pavillon de Louis XIII. Les bustes des empereurs romains et des héros antiques de la Cour de marbre, et Mars et Hercule de Girardon, à l’horloge, y rappellent que le roi assume les grands exemples de l’histoire, mais restent des ornements, à côté des fleurs de lys et de l’emblème solaire. Ce côté-là est celui de la vie et du gouvernement du Roi très chrétien; il garde le style Louis XIII, la brique et l’ardoise, jusque dans les Ailes des ministres et les Écuries. La chapelle Saint-Louis y rend un hommage subtil aux Saintes chapelles médiévales de la Cité et de Vincennes. Ce qui est à proprement parler le Palais du Soleil s’adosse au vieux château à l’occident, et l’enveloppe en déployant ses ailes du nord et du sud. Pour la façade, Le Vau s’était inspiré de la structure et de l’attique du Palais des Sénateurs au Capitole de Rome, et pour les ornements, de Saint-Pierre, et du Logis du Capitaine vénitien de Palladio, à Vicense, en développant les conceptions de Michel-Ange, que magnifiera encore Mansart. Louis XIV voulut être en dépit de tout le « pape gallican (1) », et un parallèle s’impose ici : le nouveau Capitole, selon la volonté des grands papes de la Renaissance, rassemblait les chefs-d’œuvre de l’art antique pour les présenter aux Romains et au monde; le nouveau palais du roi de France et ses jardins présentent et rappellent aux princes, aux honnêtes gens, aux ambassadeurs, et d’abord au roi lui-même, une somme de la sagesse et de la culture de l’Empire gréco-romain hellénistique, que Louis XIV admire dans les personnes d’Alexandre, et surtout d’Auguste. Il parle sobrement dans les Mémoires de l’avantage d’« avoir devant les yeux les vérités dont on est persuadé ». Sur le seul axe Nord – Sud, devant Neptune, les Enfants de l’allée qui monte vers le Bain des nymphes et le Parterre d’eau où dirige la Pyramide marine, dans la lumière de midi, échappent en quelque sorte au Dragon, qui est le Python des mystères de Delphes, abattu par les flèches d’Apollon (lancées par des amours). Comme le géant Encelade enseveli sous l’Etna, dans son bosquet voisin du Bassin d’Apollon, sur l’autre axe; comme la belle et suppliante Latone dominant, au cœur même des jardins, les rustres changés en grenouilles, Python est un puissant rappel des forces obscures et chthoniennes, restes du chaos primordial auxquelles l’esprit apollinien doit donner ordre sans relâche, avec la constance de la course du Soleil.
Dans les jardins, on voit que, de part et d’autre de l’Allée royale qui relie Apollon et Latone, les deux ensembles de bosquets dits Chemins du nord et du sud ont pour axes parallèles, respectivement, l’Été et le Printemps (Cérès et Flore), et l’Hiver et l’Automne (Saturne et Bacchus). Au dessus de Latone, devant la croisée des grands axes cardinaux, le Parterre aux deux Miroirs d’eau est le parvis même du temple solaire. À la façade centrale de Le Vau et Mansart, statues et mascarons figurant les saisons et les âges répondent au poème des jardins sur les cycles de la nature et de la vie humaine, de même que les miroirs de la Galerie aux Miroirs d’eau. La transformation du Parterre d’eau, orné dès 1674, fut déterminée par la décision de construire la Galerie des Glaces et d’établir le gouvernement à Versailles, qui solennisa la Paix de Nimègue (1678). La réforme de la vie du roi, son retour à la fidélité conjugale, la mort de la Reine en 1683, suivie du mariage secret, coïncident parfaitement avec la nouvelle distribution des appartements qu’exige la Galerie. Le « château neuf » de Le Vau consistait en deux Grands appartements, celui du Roi au nord, celui de la Reine au sud, parfaitement symétriques et reliés par une vaste terrasse à l’occident. Au temps où commençait la métamorphose de Versailles, Louis, dans les Mémoires, compare le Soleil à un grand monarque par « la lumière qu’il communique aux autres astres qui lui composent une espèce de cour ». Chacun des deux Grands appartements représentait cette gravitation, qui s’opéra d’abord autour de Jupiter; si ce n’est que le roi, dans les siens, regardait le nord comme le soleil à son zénith, dont la Reine par le sud, recevait la lumière, comme la Lune. Après la mort de Marie-Thérèse (1683), Louis XIV se logea dans les antichambres des appartements privés de la reine qui donnait sur la Cour de marbre, et fit de ses Grands appartements un lieu de réception (les fameuses soirées d’« appartements »), ouvert au public, où Apollon évinça le Père des Dieux. À l’extrémité sud de la Galerie, l’ancien Cabinet de la Reine devenait le Salon de la Paix, et au nord, le Salon de Jupiter, premier cabinet du Roi, le Salon de la guerre. Le suivant, celui d’Apollon, première chambre du roi, puis salle du trône, commanda alors les cinq autres, dits « des planètes » (Mercure, Mars, Diane ou la Lune, Vénus, et l’Abondance, remplaçant Saturne relégué aux jardins). Cet ensemble olympien devient donc apollinien, suite de vestibules magnifiques par où, désormais, les planètes menaient au sanctuaire de cette nef multipliant la lumière, où le trône fut placé en 1685; de même qu’à Marly, achevé en 1686, le Pavillon royal et les douze pavillons des invités figurent le Soleil et le Zodiaque. De part et d’autre des Miroirs d’eau, l’érection des deux vases de la Guerre et de la Paix qui correspondent aux salons du même nom marqua l’achèvement du Parterre, où le nombre et la rapidité des transformations, après la « grande commande » de 1674, avait témoigné du tournant du règne. Charles Le Brun fut chargé d’en dessiner les nouveaux ornements, tandis qu’il peignait de sa main, aux plafonds de la Galerie, une épopée du règne jusqu’à la Paix de Nimègue, dont le motif central est « Le roi gouvernant par lui-même ». Aux Miroirs d’eau, la « grande commande » présentait encore « un monarque maître des saisons et des éléments – écrit Chaline – […] Puis ce stade est dépassé. Les sculptures commandées sont dispersées dans les jardins […] tandis que le Parterre se mue en deux bassins environnés des bronzes représentant les fleuves du royaume qui semblent venir tous s’y jeter […] La mythologie cède le pas à l’histoire du règne, qui n’est pas jugée moins merveilleuse…». La Manière de montrer les jardins de Versailles, écrite par le roi, prescrit alors un détour par le Dragon pour monter aux Miroirs d’eau par l’Allée des Enfants, en partant du bosquet de l’Arc de triomphe, où depuis 1683, un groupe de Tuby et Coysevox représente la France assise sur un char avec à ses pieds l’Espagne, l’Empire, et une hydre expirante qui n’est autre que la Triple-Alliance de La Haye de 1668.
Mais il faut se garder d’opposer le motif de la France victorieuse et unie et de l’autorité rétablie aux sujets mythologiques. Ici s’opère le prodige de la réflexion de l’axe solaire dans les miroirs de la Galerie, où réside le secret de Versailles. Le bassin d’Apollon (qui dans la perspective se confond avec la mer du Grand canal où flottaient des vaisseaux), en révèle le sens : au lieu de plonger dans les eaux, le dieu sur son char émerge à l’Occident, comme s’il retournait vers sa mère Latone et la grande nef solaire, au centre du Palais. Aussi est-ce en tant que représentation réfléchie, que la lumière solaire, escortée de toutes les beautés de la Nature et du Parc, pénètre le château, transmuée en puissance d’ordre intellectuel. Les glaces de la Galerie sont les miroirs de la connaissance. L’Empereur de Chine, sur son trône regardant le Midi, recevait passivement la lumière cosmique, comme la Lune, comme la reine à Versailles. Sans son autre face occidentale, Versailles ne recevrait que la lumière vitale de l’Aurore. Mais « Versailles n’attend pas du Soleil la chaleur et la clarté, mais surtout la lumière de l’Esprit » – a écrit Jean Phaure. On peut même dire que Versailles est le lieu où se révèle cette lumière de l’esprit, que Hegel appellera « le Soleil intérieur (2) ». Les Mémoires exposent longuement comment le jeune roi s’est en quelque sorte commandé à lui-même de réaliser la personne accomplie du roi. Ce degré supérieur de réflexion et de conscience de soi est la raison suffisante d’un prodige esthétique et symbolique : la parfaite unité harmonique du palais solaire et du palais du roi de France très chrétien, qui ne communiquaient directement que par l’Escalier des Ambassadeurs et celui de la Reine, la salle du Conseil, et les vestibules de la Chapelle; et dont chaque face, approchée par un visiteur ignorant, ne lui laisse rien deviner de l’autre. De même que, dès l’origine, le petit château est devenu palais sous l’égide de cette représentation apollinienne, le palais ne fut lui-même achevé à l’orient que sous l’égide du Soleil intérieur révélé par sa face occidentale. Les dépenses de la guerre ayant désormais la priorité; la chambre du roi ne prit sa place centrale qu’en 1701; et en 1708, selon les derniers plans de Mansart, le roi en personne, à force d’opiniâtreté, fit élever la chapelle dont le plafond s’ouvre sur l’éclat de la Gloire divine. Dans cette perfection atteinte en 1710, l’idéal d’unité dont Versailles est le signe splendide, né d’un tourment profond et presque obsédant des troubles et des trahisons de la Fronde, ne se distingue plus d’une aspiration puissante, secrète, intuitive, à conjurer la dualité fatale de la culture européenne depuis le triomphe du christianisme, et dont, par les coups et contrecoups de la Querelle du Sacerdoce et de l’Empire, de la Réforme et de la Contre-Réforme, du nouvel esprit scientifique, et de la fondamentale ambiguïté du jésuitisme, la nature composite et les contradictions s’aggravaient. Joseph Joubert l’avait aperçu : « L’Antiquité finit en 1715 (3). »
De même que Louis XIV avait compris à quelle hauteur spirituelle pouvaient conduire les traditions et l’histoire de l’Antiquité, Bossuet osait écrire que « le Saint-Esprit n’a pas dédaigné de louer, dans le livre des Macchabées, la haute prudence, la sagesse, et les conseils vigoureux du sénat romain (4) ». Sa fameuse apostrophe du sermon de 1662 « Sur les devoirs des rois » paraissait d’ailleurs blasphématoire à Marc Bloch : « Vous êtes des dieux, encore que vous mouriez, et votre autorité ne meurt pas. Cet esprit de royauté passe tout entier à vos successeurs […]. L’homme meurt, il est vrai, mais le roi, disons-nous, ne meurt jamais : l’image de Dieu est immortelle ». Dans les pages où Louis XIV expose lui-même sa foi en « une puissance supérieure, invisible, dont la nôtre est une partie », il distingue l’humilité que doivent avoir les rois « pour eux-mêmes », et la fierté « pour la place qu’ils occupent ». À ses yeux, cette puissance « établit l’ordre naturel du monde, et ne le viole pas aisément (5) ». Lorsqu’il ramène « la nation toute entière » à « la personne du roi », il s’agit à le fois d’un constat empirique, et d’une aspiration idéaliste, d’origine néoplatonicienne, à l’unité politique, reflet de la transcendance de l’Un, et d’un tout autre ordre que la « centralisation » moderne. Dans la pensée de Louis, comme des meilleurs esprits de son temps, État, République et Empire sont rigoureusement synonymes. La nation « fait corps » dans la personne du roi mortel, et « l’esprit de royauté » qui « ne meurt pas » est l’essence même de l’État : Louis XIV l’a rappelé en mourant. Cet État, où le Roi et « ses peuples » se reconnaissent et connaissant réciproquement, est ce que Hegel appelle l’État de l’Empire occidental, le seul élément où il est possible que se lève le Soleil intérieur de la conscience de soi, parce que la vie réelle des individus n’y est plus « une accoutumance inconsciente et une pratique coutumière de l’unité », mais « la liberté subjective de sujets réfléchissants, personnels, existant pour soi ». Par la communauté reconnue du roi et de la nation, l’État selon Louis XIV posait tout au moins les fondements de cette liberté. L’Empire occidental est aussi selon Hegel celui où enfin « apparaît le principe de la conciliation de l’Église et de l’État »; on peut en voir un essai malheureux dans le gallicanisme de Louis, au temps où Bossuet correspondait avec Leibniz sur « la réunion des Églises ».
Ce que des centaines de théories sur le rapide déclin de la monarchie française, exposées en milliers de volumes, oublient en général, c’est que le règne de Louis XIV est une époque terminale. Aussi, dans son synoptique des « époques politiques contemporaines » de l’introduction au Déclin de l’Occident, Oswald Spengler, le seul sans doute qui l’ait compris par sa conception cyclique de l’histoire, qualifie-t-il l’« absolutisme » de « suprême perfection de la forme de l’État », associant Frédéric II de Prusse et Louis XIV. Un tel déclin marque, selon Spengler, le passage de la culture (Kultur) à la civilisation.
L’idéalisme solaire de Louis XIV était étranger, plutôt qu’aveugle, à ces forces nées en Europe de ce que Spengler appelle « la compénétration de la forme politique par les puissances économiques », qui inaugure « la civilisation » moderne; il les coalisa contre lui, alliées à des vestiges de féodalité décadentes, minant l’État et la nation à l’intérieur. À Versailles, sous Louis XV et Louis XVI, la symétrie de la Cour royale rompue par Gabriel, l’Escalier des Ambassadeurs détruit pour aménager des petits boudoirs, le symbolisme planétaire effacé aux appartements de la Reine, étaient les signes funestes de ce « mal qui arrive aux États quand les intérêts publics sont réglés par les intérêts particuliers (6) », et que le fulgurant génie de Napoléon n’a pas suffi à conjurer.
Mais l’histoire et le monde n’ont pas de fin. Charles Maurras, qui aurait dû rester poète, a écrit : « J’ose comparer l’esprit de Louis le Grand à ces dieux souterrains, dont le travail édificateur ne s’arrête plus. »
Yves Branca http://www.europemaxima.com/
Notes
1 : Préface de Marc Fumaroli à Alexandre Maral, Le Roi–Soleil et Dieu, Perrin, 2012, cf. chap. IV, « Le souverain gallican », et chap. VI.
2 : Hegel, La raison dans l’histoire, chap. V.
3 : Recueil des pensées de M. Joubert, publié par Chateaubriand, 1838.
4 : Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, III, 6.
5 : Louis XIV, Mémoires, 1661, 2 et 3.
6 : Richelieu, Testament politique, chap. V.
Orientations bibliographiques
Sur Louis XIV et Versailles, on pourra consulter avec profit :
• Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, préface de Pierre Goubert, Imprimerie nationale, 1992.
• Vincent Beurtheret, Versailles. Des jardins vers ailleurs, A.M.D.G., 1996.
• Versailles, le Temple du Roi-Soleil, 1979, film documentaire de Paul Barba-Negra, brillant commentaire de Jean Phaure, disponible sur le site Internet de l’I.N.A.
• François Bluche, Louis XIV, Fayard, 1986.
• Jean-Christian Petitfils, Louis XIV, Perrin, 1995 et 2008.
• Olivier Chaline, Le règne de Louis XIV, Flammarion, 2005.
• Pierre Gaxotte, La France de Louis XIV, Hachette, 1946, le « grand classique ».
Cette réflexion, sous une forme un peu simplifiée et abrégée, et sous le titre « Versailles, le Palais du Soleil », ouvre le « Dossier Versailles » du Spectacle du Monde d’octobre 2012 (accès au site Internet de la revue : www.lespectacledumonde.fr).
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Ordre Nouveau
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« Le procès de l’Europe » de Jean-François Mattéi, par Pierre de Meuse
Jean-François Mattéi nous a donné il y a déjà trente mois un nouveau sujet de réflexion avec un livre intitulé « le procès de l’Europe ». La lecture de cet ouvrage est, comme toujours, pleine d’enseignements et même dispensatrice de plaisir. Jamais, en effet, on n’y trouve d’austères périodes, ni surtout de langage obscur ou ampoulé comme malheureusement de nombreux philosophes nous en infligent trop souvent le déchiffrement. Non, Mattéi parle en clair, dans un français hellénique, nous donnant sans cesse à penser avec le jeu des étymologies, un exercice que nous ont transmis les grecs, et qui révèle le sens des mots cachés sous l’acception commune. Parler avec élégance et naturel des choses graves et essentielles est le propre des grands esprits. Ils ne sont pas très nombreux par les temps qui courent. A l’érudition et la clarté, Mattéi ajoute le courage, puisque le sujet de son livre est la culpabilisation de l’Europe et sa mise en accusation par la pensée dominante. A-t-on le droit de vouloir que l’Europe soit autre chose qu’un marché ou une expression géographique ? Peut-on être fier de son identité européenne alors que tant de penseurs, de Julien Benda à Bédarida, en passant par Frantz Fanon, pointent du doigt les crimes qui jalonnent l’Histoire de notre vieux continent, simple excroissance à l’extrémité de l’Asie ? Mattéi, non seulement se refuse à plaider coupable, mais réclame le non-lieu.
Avec sa connaissance exceptionnelle de la philosophie, notamment celle de Platon, mais aussi des sciences et de la musique, le philosophe montre comment la connaissance et la mesure du monde ont été possibles, non seulement par l’expérience de la main, comme l’ont fait toutes les cultures humaines, mais par deux inventions des grecs : la logique et l’abstraction, qui procèdent par généralisation et progression dialectique. Ainsi les Européens ont accumulé des inventions permettant de dominer la nature comme personne ne l’avait fait avant eux. Grâce à eux, selon Mattéi, le monde est devenu intelligible. De sorte qu’aujourd’hui, s’il existe encore des sciences et desmusiques propres à certaines cultures, personne ne conteste que LA science et LA musique sont celles que les Européens ont conçues. Les fils de l’Europe ont créé un modèle universel de la raison et l’ont offert à l’humanité. Leur société, ouverte sur les autres et sur l’extérieur, a permis l’invention de l’humanisme. En effet, c’est l’Europe et l’Europe seule, éclairée par la pensée grecque et le christianisme, qui a imaginé que l’homme, l’homme en soi, pouvait exister. Et Mattéi d’égrener les étapes de cette naissance : de la Magna Carta à la controverse de Valladolid et aux bills of Rights, jusqu’à la déclaration des Droits de l’homme de 1948.
Bien sûr, l’Europe a déraciné des cultures, au cours de ses conquêtes, mais elle ne fut pas la seule à le faire, ce qui est indiscutable, car toutes les cultures ont prospéré sur la ruine de celles qu’elles avaient dominées. De plus, ces cultures ne pouvaient pas survivre à l’irruption d’une abstraction qu’elles n’étaient pas en mesure d’assimiler : « La vie de l’anthropologie européenne signe, quoi qu’on fasse, la mort des cultures indigènes. La voix de la nature s’éteint quand les signes de l’écriture apparaissent : le monde ne résiste pas à la prise du concept » (p.91). D’autre part, l'auteur estime que beaucoup ne méritaient pas de se perpétuer, à cause de leur cruauté ou leur brutalité, comme les Aztèques ou les Incas. Mattéi écarte donc l’accusation, qu’elle concerne la colonisation ou la traite, dont il souligne que ce n’est pas l’Europe qui a inventé l’esclavage, mais que c’est elle qui l’a aboli. Enfin, il montre que c’est aussi l’Europe qui a fait des autres cultures les objets d’un regard neutre et attentif, grâce à la distanciation, le « regard éloigné » dont parle Lévi-Strauss. A mesure que les langues et les légendes des pays conquis disparaissaient, les savants, plus tard les ethnologues les recueillaient pieusement et même amicalement.
Reste la question ultime, et la seule à notre avis, qui mérite qu’on la pose, car elle concerne notre survie : nous reste-t-il, à nous Européens, une identité qui nous soit propre ? Pouvons-nous espérer transmettre à nos enfants quelque chose qui n’appartienne à personne d’autre qu’à nous ? Mattéi répond, formellement oui, mais son argumentation attend encore quelques précisions pour être vraiment convaincante.
Le philosophe passe en revue les critiques de ceux qui refusent d’admettre que l’Europe possède une identité exprimée par une culture propre, qui la distinguerait radicalement des autres cultures. Ainsi, il donne l’exemple d’Alain Badiou, pour qui « l’Europe vide ou évide la pensée », Denis Guenoun : « le vide est son avenir positif » ; Ulrich Beck : « vacuité substantielle et ouverture absolue ». En bref, tous proclament que l’identité de l’Europe est impossible et que le seul destin de l’Europe est de devenir étranger à soi. On pense immanquablement à Lévi-Strauss qui se demandait ironiquement « comment nous métisser nous-mêmes ? ». Citant Pierre Manent, Mattéi constate la permanence et la nocivité de cet interdit jeté sur l’identité de l’Europe.
Pourtant, on ne peut pas vouloir une chose et son contraire. Si, comme le dit Mattéi, « la raison européenne s’est toujours identifiée à son ouverture vers l’Universel » (p.182), si la culture européenne n’est pas une culture mais une métaculture, alors elles ne nous appartiennent pas, et c’est à bon droit que les philosophes précités, quelle que soit parfois leur médiocrité, nous emprisonnent dans nos promesses inconsidérées. Si l’Europe est une Idée offerte aux autres hommes, de quel droit voulons nous l’accaparer dans notre chair ? En somme, le modèle universel de la rationalité peut il encore avoir une identité ? L’universalité du droit édifiée sur les modèles des Lumières est-elle compatible avec l’affirmation de ce qui nous est propre ? Et pour finir : peut-on encore se considérer comme une culture si l’on s’affirme comme une « culture supérieure », surtout si cette affirmation est acceptée par les autres cultures ? Les historiens savent que le peuple qui impose sa vision à l’empire qu’il a conquis perd toujours son particularisme.
Afin de répondre à cette question restée sans réponse valable, quelle que soit la forme sous laquelle on l’énonce, il convient de se demander si l’Europe ne s’est pas empoisonnée avec ses propres concepts. Elle a, nous dit l’auteur, créé le modèle d’une « société ouverte ». Peut-être trop ouverte, au point de détruire toutes les légitimes différences ? Elle a, poursuit-il, osé l’ouverture à l’ « homme ». Mais qu’est-ce que l’homme ? Croit-on qu’après avoir fabriqué un tel concept, il va rester sagement limité aux passions humaines communes, à la littérature ou aux fins dernières ? Et laisser intacts traditions, langues, religions et particularismes ? Et les Droits de l’Homme dont le Pape Pie IX disait qu’ils étaient « une monstruosité », non pas parce qu’ils sont des droits, mais parce qu’ils se prétendent attachés à l’homme. Souvenons nous enfin de ce fameux quolibet de Maistre : « l’homme, je ne l’ai jamais rencontré ! »
Osons nous demander, en espérant que notre éminent ami ne nous en tiendra pas rigueur, s’il ne conviendrait pas, au lieu d’accepter sans réserve tout l’héritage accumulé depuis l’École de Salamanque jusqu’aux Lumières, de faire sécession de cette Europe mentale, incompatible avec notre survie, et de nous demander à quel moment les choses ont commencé à déraper. Une telle démarche nous permettrait, comme disent les juristes, d’accepter la succession « sous bénéfice d’inventaire ». Après tout avons-nous toutes les raisons de nous glorifier de notre cadeau de la raison universelle offert au monde ? Le voyageur peut constater aisément en visitant les pays de tous les continents, que le monde s’enlaidit à mesure et à proportion de son européanisation. C’est le visage hideux de la modernité, certes, mais comme le montre Mattéi, c’est notre œuvre.
Or, de Vico à Herder, à Maistre, Donoso Cortès et Spengler, nombreux furent les penseurs qui contestèrent et rejetèrent « l’idée d’une intelligibilité qui régirait aussi bien le monde que l’homme », refusèrent « l’idée de raison universelle » et espérèrent « en finir avec l’idée linéaire menant l’humanité vers le progrès » (p.121). Avaient-ils tort, ou n’étaient-ils pas européens ?
Osons aussi regretter que notre Europe contemporaine n’ait pas conservé comme les grecs classiques, à côté de leur philosophie, une poésie épique, qui façonnait les esprits et les volontés vers les vertus vitales. Osons déplorer encore que notre société ait perdu le sens du tragique, dont Mattéi nous dit qu’il « s’enracine dans le théâtre des Grecs plus que dans leur philosophie », ajoutant que « c’est toujours cette dernière qui donne le la ».
N’allons pas jusqu’à souhaiter, comme Platon qui exigeait que les poètes restassent en dehors de la cité, réserver le même sort aux philosophes, afin que l’Europe, telle Ulysse « abandonne son nom de « Personne », Ουτις, lorsque le fils de Laërte aura retrouvé, avec la terre natale, son identité (p.93).
Jean-François Mattéi, Procès de l’Europe, Grandeur et misère de la culture européenne, PUF, 22 €, 264 p.
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« COMMENT RÉAMÉNAGER NOTRE RUSSIE ? » SOLJÉNITSYNE
Après un long silence, Alexandre Soljénitsyne, il y a quelques mois, décidait de livrer son sentiment sur les conditions de la survie de sa patrie.
Ses réflexions ont déplu à l'intelligentsia occidentale, russophobe, mais sont loin de faire l'unanimité au sein du mouvement national russe, partagé sur l'attitude à adopter envers les républiques satellites de l'empire, au moment même où celui-ci fait donner les chars à Vilnius.
Intitulé comment réaménager notre Russie ? Le texte de SoIjénitsyne, ainsi que l'indique son titre, s'adresse avant tout aux Soviétiques. Il a été publié, à la fin du mois de septembre 1990, dans la Komsomolskaïa Pravda et dans la Literatournaia Gazeta, deux journaux totalisant un tirage de plusieurs millions d'exemplaires, avant d'être commenté quelques jours plus tard par Gorbatchev en personne à la tribune du Soviet suprême.
Feignant le demi-étonnement enveloppé de « regrets » et de « déception », l'inévitable Bernard-Henri Lévy, nouvel agité du bocal qui dit le droit, le bien et le vrai, faisait savoir dès le 26 septembre, via Libération, son « très sérieux malaise » à la lecture du texte : un écrit où, chose horrible, on respire « un parfum d' obscurantisme » ; des pages remplies de « fulminations antimodernes », qui, certes, ne doivent pas être confondues avec la xénophobie grossière de Pamiat, mais relèvent quand même d'une « mouvance intellectuelle » bien précise selon BHL : l'odieux « populisme ».
En réalité, il n 'y a rien de vraiment neuf dans le dernier livre de Soljénitsyne, sauf au plan des propositions concrètes. L'anti-humanisme de l'écrivain, dont se disent choqués tant de représentants de l'intelligentsia, ne date pas d'hier. Soljénitsyne l'avait affirmé en toutes lettres dans son célèbre discours de Harvard, en juin 1978, sur le « déclin du courage ». Il y dénonçait nettement la « conception humaniste selon laquelle l'homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal », et rejetait l'idée que « tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu'il importe d'amender ».
BRADER L'EMPIRE POUR SAUVER LA RUSSIE
Soljénitsyne renouait alors avec un thème cher à beaucoup d'auteurs chrétiens du XXe siècle: la défense de la personne comme ultime rempart non seulement contre toutes les formes de totalitarisme, mais contre tout conditionnement collectif, toute technique de nivellement, tout processus d'aliénation au sens propre du terme. Il n'a pas changé depuis et il faut lui reconnaître, qu'on soit d'accord ou non avec lui, le mérite de la cohérence,
Ainsi, s'en prenant en 1978 aux tartuffes des médias occidentaux, toujours abrités derrière la « déontologie de l'information » mais prêts à participer aux manipulations les plus abjectes (« "Tout le monde a le droit de savoir" : slogan mensonger pour un siècle de mensonge, car bien au-dessus de ce droit il y en a un autre, perdu aujourd'hui : le droit qu'a l'homme de ne pas savoir, de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités »), Soljénitsyne, aujourd'hui inquiet devant le déferlement, en URSS, de la musique ahurissante et des modes aberrantes en provenance d'Occident, pose cette question : « Comment donc faire respecter le droit de nos oreilles au silence, le droit de nos yeux à la vision intérieure ? »
Mais ce ne sont pas ces positions de caractère philosophique et moral que rejette une fraction importante du mouvement national russe. La tradition autoritariste de celui-ci est déroutée par les appels de Soljénitsyne en faveur d'une certaine forme de démocratie. Bien sûr, il s'agit d'une démocratie désabusée, consciente de ses tares - ainsi Soljénitsyne cite un auteur russe du XIXe siècle qui disait : « Des aristocraties de toute sorte, une seule surnage sous la démocratie celle de l'argent », et écrit lui-même, à propos de la perestroïka « Nous n'entrons pas dans la démocratie à l' heure où elle se porte le mieux », Il n'en demeure pas moins que cette « démocratie indirecte, sage, lente », « tempérée d'helvétisme », selon G. Nivat, ami et traducteur de l'écrivain, paraît bien utopique aux yeux des éléments radicaux du mouvement national russe, et, surtout, inapte à empêcher la désagrégation de l'empire.
Or, sur ce dernier point, Soljénitsyne prend une position tranchée : «... il faut d'urgence proclamer haut et clair que les trois républiques baltes, les trois républiques de Transcaucasie, les quatre d'Asie centrale, et également la Moldavie, si elle est plus attirée par la Roumanie, que ces onze républiques-oui ! - sont destinées de façon absolue et irrésistible à faire sécession ».
Selon Soljénitsyne, il faut donc brader l'empire pour sauver la Russie, en faisant l'« Union de Russie », avec les Russes proprement dits, les Biélo-Russes et les Ukrainiens. Cette position semble à présent partagée par Boris Eltsine, chef de la puissante « Fédération de Russie , qui vient de condamner l'intervention de l'Armée Rouge à Vilnius,
PAMIAT
Elle est en revanche rejetée par le très hétérogène front des « conservateurs » : par le groupe Soyouz (« Union ») désormais majoritaire au Parlement et composé surtout d'apparatchiks peu désireux de céder la place; par la « droite ») nationale-communiste qui a le soutien de plusieurs écrivains connus et officiels, hérauts de la « littérature paysanne » (Astafiev, Raspoutine, Belov), et de la revue à grande diffusion Natch Sovremennik (« Notre Contemporain ») ; enfin par les extrémistes de l'association Pamiat (« Mémoire »), monarchistes, panslavistes et violemment antisémites.
Pour Pamiat, la Russie, qu'il s'agisse de la Russie tsariste ou de la Russie communiste, n'a pas été une « prison des peuples », Au contraire, les premières victimes de l'Empire soviétique ne seraient autres que les vrais Russes, qui auraient tout perdu à l'affaire, alors que les républiques satellites, tant baltes que musulmanes, auraient grassement profité de leur appartenance à l'Union. Un discours peut-être vrai pour les républiques du Caucase, mais qu'on a du mal à accepter dans le cas des pays baltes, dont le niveau de vie et le niveau de culture - il suffit de songer aux places magnifiques des cités historiques de ces pays - ne doivent sans doute pas grand-chose au « grand frère russe ».
Comme chaque fois qu'elle est confrontée à une crise grave, une partie de l'élite intellectuelle russe se tourne vers l'un de ses vieux démons : le complexe d'encerclement, associé au mythe du complot. Sous Brejnev, l'immense empire surarmé était constamment menacé d'encerclement par l'impérialisme américain, d'un côté, et par les masses chinoises, de l'autre, Aujourd'hui, la « russité » profonde serait victime d'une conspiration. Récemment, un jeune slavisant italien, de retour d'URSS, pouvait écrire : « Privé de son histoire et de sa culture nationale, victime de discriminations dans les sphères de l'art et des sciences, réduit à un niveau de vie inférieur à celui des autres républiques soviétiques, démographiquement en déclin, le peuple russe apparaît, dans les analyses des propagandistes de Pamiat, comme l'objet d'une conspiration visant à l'anéantir » (1).
LE MYSTÈRE RUSSE
Il n'est pas jusqu'à l'une des plus grandes figures de la dissidence authentique, Igor Chafarevitch, mathématicien de renommée mondiale, auteur d'un livre intitule Russophobie dont on parle actuellement beaucoup à Moscou (et qui sera peut-être traduit chez un petit éditeur français), qui n'estime qu'il serait plus juste de parler de « russophobie juive » que d'« antisémitisme russe »...
L'hostilité à l'éclatement de l'empire, d'un point de vue proche de Pamiat et non de celui des « conservateurs » communistes, nous en avons trouvé aussi une expression dans une petite publication de la mouvance « traditionnelle » française, car dans les temps troublés, certaines idées, pour se répandre, empruntent les canaux les plus inattendus « Ce serait méconnaître totalement la Russie - lit-on dans cet article - que de croire qu'une "démocratie" à, l'occidentale, ploutocratique et totalitaire, intolérante et antinationale, pourrait s'y maintenir longtemps [ ... ], Ce n'est qu'en tant qu'Empire que la Russie peut et doit prétendre à l'indépendance ; autrement, elle sera asservie aux capitaux anonymes des banquiers internationaux et, en conséquence, à une politique d'uniformisation, de métissage et de technologisation forcenée qui aboutira immanquablement à une perte d' identité nationale, culturelle et traditionnelle ».
Soljénitsyne, qui se veut orthodoxe avant d'être Russe, appartient au courant solidariste chrétien des slavophiles, à l'instar de Constantin Leontiev, grand penseur conservateur du XIXe siècle et défenseur d'une conception essentiellement culturelle, et non ethnique, du « peuple ». Son courage et son envergure morale méritent toute notre sympathie, sans faire de lui un prophète infaillible en politique. Par les temps incertains qui courent, restons prudents et attentifs aussi aux raisons du solidarisme impérialiste des panslavistes, dont l'Occident ne nous offre toujours qu'une vision caricaturale.
Plus que jamais, la Russie garde son mystère de terre de nulle part, entre l'Orient et l'Occident. Préparons-nous à interpréter correctement les signaux qu'elle ne manquera pas de nous envoyer.
• Xavier Rihoit Le Choc du Mois. Février 1991
Alexandre Soljénitsyne, Comment réaménager notre Russie ?, Fayard, 118 p..
(1) A. Ferrari, « Pamiat et la renaissance du nationalisme russe », in Krisis, 5 avril 1990 (5, impasse Carrière-Mainguet -75011 Paris).
(2) E, Ovtchinnikov, « L'ivraie et le bon grain », in L'Oie messagère, 2, été 1990 (c/o Amaryllis - B.P. 579 - 13092 Aix-en-Provence Cedex 02). -
27 décembre 1585 : mort de Pierre de Ronsard,
premier poète moderne et patriote fervent.
Il meurt dans son prieuré de saint Cosme (près de Tours). Ce parent de Bayard et de la reine Elizabeth d’Angleterre était né au château de la Possonnière dans la paroisse de Couture-sur-Loir en 1524. Devenu sourd très jeune, il se consacra alors à la littérature. Fondateur du groupe de la Pléiade avec Joachim du Bellay, il a renouvelé l’inspiration et la forme de la poésie française (Odes, Amours, Hymnes, etc.)
Les Italiens le mettent au-dessus de leurs plus grands poètes ; dans l’Europe entière, il est lu et admiré. Lorsqu’il traverse Paris, la jeunesse l’acclame et les étudiants touchent sa robe pour devenir poètes. Ses seuls adversaires seront les protestants. En 1562, Ronsard, expert à l’escrime et à l’équitation, devait réunir une bande de garçons pour massacrer des Réformés qui venaient de saccager des œuvres d’art.Voici de ses vers qui n’ont rien perdu de leur actualité :
Des Turcs, des Mammeluks, des Perses, des Tartares ;
Bref, par tout l’univers tant craint et redouté,
Faut-il que par les siens luy-mesme soit donté ?
France, de ton malheur tu es cause en partie ;
Je t’en ay par mes vers mille fois advertie :
Tu es marastre aux tiens et mere aux estrangers,
Qui se mocquent de toy quand tu es aux dangers,
Car sans aucun travail les estrangers obtiennent
Les biens qui à tes fils justement appartiennent.
in Discours à Guillaume des-Autels, Œuvres complètes de Ronsard, éd. La Pléiade, tome II, p.568.
Pour retrouver nombre de ses poèmes, cliquez ici.
Ci-dessous, une intéressante critique littéraire - avec superbes citations – parue dans La Muse française en 1924, sous la plume de Gustave Cohen, sur le thème Ronsard, poète de la patrie.
« Un Ronsardisant de qualité, M. H. Vaganay, a publié naguère, dans la Revue d’Histoire littéraire de la France de 1920, ce qu’il a appelé l’Acte de Naissance du mot « patrie ». Qu’on ne croie pas qu’il soit aussi ancien que notre pays. Le premier emploi est de 1539, encore ne figure-t-il que dans une traduction du Songe de Scipion, où il est signalé comme un hardi néologisme : « Et pourquoy globe ne sera aussi bien reçu que la patrie ? de laquelle diction je voy aujourd’huy plusieurs usurper. »
De fait, il faut attendre le XVIe siècle, et en particulier le règne de François Ier, pour voir la France, enfin échappée intacte et comme par miracle aux luttes intérieures et extérieures, prendre conscience de son unité et de sa puissance, qu’elle va porter au delà des monts. Là se réchauffe et s’épanouit, au soleil de la pensée italienne et de la pensée romaine qu’elle reflète, notre sentiment national. C’est en effet un phénomène singulier que l’Antiquité, ressuscitée non dans sa lettre, qui était connue au moyen âge, mais dans son esprit, qui y était souvent ignoré, a servi à accroître en nous l’amour de la patrie, de la petite, qui est le lieu de notre naissance, et de la grande, qui est le lieu de notre pensée.
Si un Pierre de Ronsard entonne la louange du Vendômois, s’il célèbre la forêt de Gastine, au pied de laquelle il est né, et « ses antres secrets, de frayeur tout couverts », ou la fontaine Bellerie, que les habitants du hameau de Vauméan-lez-Couture appellent la fontaine de la Belle Iris ; s’il fait, dans l’Isle Verte, au confluent du Loir et de la Braie, Élection de son sépulcre, c’est uniquement parce que Virgile a célébré Mantoue en Cisalpine, Horace, Venouse en Apulie. De ses deux premiers maîtres de poésie, il a retenu la leçon, et « l’argentine fonteine vive » ne sera plus aperçue par lui qu’à travers le cristal du Fons Bandusiae.
Mais Ronsard a un autre maître qu’il ne cite que rarement, à qui il ne rend, et encore par occasion, qu’un hommage dédaigneux, sans qui pourtant il n’existerait point, car il lui doit son métier, sa science du rythme et des rimes, je veux dire Clément Marot. Or celui-ci, avant de mourir et pour son chant du cygne, après avoir beaucoup raillé, d’une satire qui va loin parfois, et loué Dieu, d’une louange qui monte haut souvent, avait, éternel précurseur incapable de porter son art à sa perfection, entonné, mais un peu gauchement, le péan de la bataille de Cérisoles (14 avril 1544). Ronsard ramasse la lyre tombée des mains du chantre expirant, et exalte, à son tour, François de Bourbon, le jeune héros dont la victoire attendait
la main parfaite
D’un ouvrier ingenieus
Par qui elle seroit faite
Jusques au comble de son mieus.C’est la première en date, sans doute, des Odes pindariques de Ronsard, ces odes, si magnifiquement grandiloquentes et si oubliées, où il loue la race des Valois. Mais, en même temps, avant de publier, en 1550, le fameux recueil, si impatiemment attendu par la jeunesse de Coqueret et les lecteurs de la Deffence (avril 1549), il donne, dans l’année même où celle-ci parut, et en une forme moins compliquée que la triade, une pièce à rimes plates, sans alternances, intitulée l’Hymne de France.
Il nous plaît de voir le premier de nos poètes modernes entrer dans la vie littéraire, en publiant la louange du pays qu’il devait illustrer ; cependant, la pièce ne répond ni à notre attente, ni à la promesse du début :
Le Grec vanteur la Grece vantera,
Et l’Espaignol l’Espaigne chantera,
L’Italien les Itales fertiles,
Mais moy, Françoys, la France aux belles villes,
Et son sainct nom, dont le crieur nous sommes,
Ferons voler par les bouches des hommes.À la bonne heure ! mais, après, on tombera sur des platitudes dans le genre de celle-ci :
Quoy ? nostre France, heureusement fertile,
Donne à ses filz ce qui leur est utile.
Le fer, l’airain, deux metaulx compaignons,
Ce sont les biens de ses riches roignons,heureusement suivies de meilleures louanges à l’honneur de nos femmes, de nos peintres, de nos « vainqueurs de laurier couronnéz », lesquelles se terminent par cette apostrophe :
Je te salue, ô terre plantureuse,
Heureuse en peuple et en princes heureuse.Plus préoccupé de ses amours pour Cassandre ou pour Marie, et, davantage encore, en véritable artiste, des modes les plus propres à les honorer, Pierre de Ronsard, dans la période qui va de la publication des Odes, en avril 1550, à celle des Hymnes, en 1555-1556, semble négliger le dessein qu’il avait manifesté de célébrer, lui premier, « le loz » ou la louange de sa patrie. Pourtant le titre seul aurait dû déjà le lui remettre en mémoire, mais les deux livres des Hymnes sont plutôt consacrés à ces larges thèmes philosophiques qui prennent alors pied dans notre poésie. Il y use aussi de l’alexandrin à l’égard duquel il avait, jusqu’à 1555, partagé les préjugés de ses prédécesseurs et de ses émules. Chose déconcertante, les poètes trouvaient ce mètre, peut-être parce qu’il était long, trop voisin de la prose. Ronsard, épris en même temps de Marie et de la simplicité, sans qu’on puisse démêler exactement, dans ce cœur et ce cerveau d’écrivain, laquelle des deux passions a précédé l’autre, s’est avisé de le reprendre et, prodigieux musicien comme il l’était, il en a mesuré d’un coup d’oreille toutes les ressources et les sonorités, soit qu’il les appliquât à envelopper d’harmonie ses tendresses, soit qu’il l’employât à porter l’idée sur les ailes du son. Aussi lui doit-on ces vers somptueux adressés aux étoiles :
Je vous salue, enfants de la premiere nuit,
ou à Dieu :
Tu es premier chaisnon de la chaisne qui pend.
Qui dira, chez le poète, si, dans les profondeurs de son âme, c’est le rythme qui suscite la pensée, ou la pensée qui appelle le rythme ? Toujours est-il que, dès 1560, date de la première édition collective des Œuvres, à la lyre qu’il avait, en 1550, montée « de cordes et d’un fust », il avait ajouté une corde d’airain, à laquelle les malheurs de la patrie allaient arracher des accents inconnus. L’Élégie à Guillaume des Autels les annonce déjà. L’écrivain gémit de la querelle religieuse qui ruine la France et il accuse les réformés de la détruire « pour un poil de bouc », c’est-à-dire pour la longue barbe pointue de Calvin, rompant ainsi l’unité morale et traditionnelle du pays :
Las ! pauvre France, helas ! comme une opinion
Diverse a corrompu ta première union !…
Tes enfants, qui devroient te garder, te travaillent,
Et pour un poil de bouc entre eux-mesmes bataillent !Et comme reprouvéz, d’un courage meschant,
Contre ton estomac tournent le fer tranchant…
Ou par l’ire de Dieu ou par la destinée,
Qui te rend par les tiens, ô France, exterminée ?L’exhortation est impuissante à dompter la tempête. Que peut contre elle un pilote qui chante dans le vent ? Pourtant il ne se découragera pas ; il enfle sa voix, crie, gémit, insulte. La vague furieuse la domine, mais, par delà la vague qui bave et meurt, cette voix atteindra la postérité qui écoute.
Le 1er juin 1562, paraît le Discours des Miseres de ce temps, suivi vers le 1er octobre, de la Continuation du Discours des Miseres de ce temps et, deux mois après, vers le 1er décembre, de la Remonstrance au peuple de France.
Le but du discours est bien précisé par son exorde :
Ô toy, historien, qui d’ancre non menteuse
Escris de nostre temps l’histoire monstrueuse,
Raconte à nos enfans tout ce malheur fatal,
Afin qu’en te lisant ils pleurent nostre mal,
Et qu’ils prennent exemple aux pechés de leurs peres,
De peur de ne tomber en pareilles miseres.Ce qui perd « nostre France », et l’on sentira la caresse du possessif, c’est la présomption, l’orgueil, qui permet à l’individu de s’ériger en juge et qui fait la nation sans frein ni loi : « morte est l’autorité ». Inventant l’image que retrouvera Barbier, il la compare à un cheval emporté :
Tel voit-on le poulain dont la bouche trop forte,
Par bois et par rochers son escuyer emporte
Et, maugré l’esperon, la houssine et la main,
Se gourme de sa bride et n’obeist au frein :
Ainsi la France court, en armes divisée,
Depuis que la raison n’est plus autorisée.La Continuation du Discours des Miseres de ce temps a plus d’ampleur et d’éloquence encore. À mesure que le danger augmente et que s’accroît le tragique du spectacle, l’âme d’un poète s’émeut davantage et, pour la première fois peut-être dans notre histoire, s’identifie avec celle de la patrie. « Madame », dit-il à la reine Catherine de Médicis,
Madame je serois, ou du plomb ou du bois
Si moy que la Nature a fait naistre François,
Aux siecles advenir je ne contois la peine
Et l’extreme malheur dont rostre France est pleine.
Je veux, maugré les ans, au monde publier,
D’une plume de fer sur un papier d’acier,
Que ses propres enfans l’ont prise et devestue,
Et jusques à la mort vilainement batue.Eh quoi ! dit-il en se tournant cette fois vers les réformés :
Et quoy ! brusler maisons, piller et brigander,
Tuer, assassiner, par force commander,
N’obeir plus aux Roys, amasser des armées,
Appellez-vous cela Églises reformées ?Puis, apostrophant leur chef, Théodore de Bèze, le bras droit de Calvin à Genève, et faisant appel à ce sentiment patriotique vraiment nouveau, ou, du moins, si profondément renouvelé au XVIe siècle, il l’adjure :
La terre qu’aujourd’hui tu remplis toute d’armes,
Et de nouveaux Chrestiens desguisés en gens d’armes…
Ce n’est pas une terre allemande ou gothique,
Ny une region Tartare ny Scythique,
C’est celle où tu nasquis, qui douce te receut,
Alors qu’à Vezelay ta mere te conceut,
Celle qui t’a nourry, et qui t’a fait apprendre
La science et les arts, dés ta jeunesse tendre…
Ne presche plus en France une Évangile armée,
Un Christ empistollé tout noirci de fumée,
Qui comme un Mehemet va portant en la main
Un large coutelas rouge de sang humain…
Car Christ n’est pas un Dieu de noise ny discorde,
Christ n’est que charité, qu’amour et que concorde.Que n’a-t-il continué sur ce ton, que n’a-t-il, s’inspirant de son illustre protecteur Michel de l’Hospital, continué à prêcher la tolérance et la mansuétude, dont la France qu’il aimait avait tant besoin ! Mais hélas ! c’est un Dieu de vengeance qu’à son tour il invoque, c’est la destruction de ses ennemis et non leur conversion qu’il implore du « Pere commun des Chrestiens et des Juifs, des Turcs et d’un chacun », dont il parle au début de la Remonstrance au Peuple de France, de beaucoup plus agressive que les Discours. Quand il s’y adresse aux princes protestants, à Louis de Condé en particulier, il s’excuse du ton en ces termes si simples d’allure :
Mais l’amour du pays et de ses loix aussi
Et de la vérité me fait parler ainsiet il termine par cette superbe exhortation :
Ha ! Prince, c’est assez, c’est assez guerroyé :
Vostre frere avant l’aage au sepulchre envoyé,
Les playes dont la France est par vous affligée,
Et les mains des larrons dont elle est saccagée,
Les loix et le pays, si riche et si puissant,
Depuis douze cens ans aux armes fleurissant,
L’extreme cruauté des meurtres et des flames,
La sport des jouvenceaux, la complainte des femmes,
Et le cry des vieillards qui tiennent embrassés
En leurs tremblantes mains leurs enfans trespassés,
Et du peuple mangé les souspirs et les larmes,
Vous devroient esmouvoir à mettre bas les armes…Une dernière fois, Pierre de Ronsard devait prendre la plume, pour exalter son pays et terminer le monument qu’il avait érigé à sa gloire : les quatre premiers livres de la Franciade parurent en septembre 1572. C’était au lendemain de la Saint-Barthélemy ; l’époque était mal choisie, le sujet aussi, qui s’inspirait plus de l’Iliade et de l’Énéide que de l’histoire de France. L’évocation, par la Sibylle Hyanthe, des rois depuis Pharamond jusqu’à Pépin ne parvient pas à nous émouvoir, parce que ces pseudo-descendants de Francus n’ont pas ému le poète, qui laissa son œuvre incomplète. Il regretta sans doute, mainte fois, avant de mourir, de n’avoir pas su donner à sa patrie cette épopée dont il avait, dès 1550, résolu de lui faire hommage, oubliant assurément que, sans dessein littéraire arrêté, sous la seule pression des circonstances, dans le deuil des luttes fratricides, il lui avait dédié ces Discours de 1562, véritable épopée d’amour filial, immortelle et brûlante, qu’il avait écrite pour elle
D’une plume de fer sur un papier d’acier. »
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Le rôle du décret Crémieux dans la détérioration des relations franco-arabes
Thèmes :
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