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culture et histoire - Page 1979

  • De l’utopie à nulle part ailleurs

    Il n’est pas de période plus propice à la réflexion, à la prise de distance, que ce passage, encore perçu comme un rituel, entre l’année défunte et celle qui point, lourde de menaces et d’espoirs. Le dieu Janus, à double face, regarde encore le passé, tandis qu’il scrute l’avenir, et c’est dans l’interstice entre ces deux visions, l’une qui mesure le chemin parcouru, et l’autre qui ouvre aux horizons, que le temps hésite, se fixe, et offre le luxe d’une méditation.
    La vie est passage, cheminement, pérégrination, et, pour qui la prend au sérieux, fatalement orientation, peut-être même, comme y invite l’avant-dernier terme, pèlerinage. Nous aspirons tous à parvenir à quelque but satisfaisant, chacun à notre niveau, et c’est cela qui procure l’énergie d’avancer.
    Cependant, il ne faut pas confondre chemin, itinéraire, voie, c’est-à-dire tout autant tracé individuel et/ou collectif que parcours initiatique, et autoroute balisée, grandes artères encombrées, laides et déshumanisées, dont les différentes étapes, jadis pourvoyeuses d’expériences symboliques et éducatives, sont ces péages et ces bretelles d’accès, qui transforment l’homme en nomade pérenne et payant, voire en animal de bétaillère, tout juste bon à errer d’un point à un autre, dans ce pays de nulle part qu’est l’utopie moderne.
    Ainsi, le slogan d’extrême gauche internationaliste : « Les capitaux circulent, et pas les êtres humains ! » rejoint-il, dans sa concision saisissante, les vœux les plus chers du patronat mondialiste, qui rêve d’une planète « libérée » de tous les obstacles entre le sujet pur, réduit à sa plus simple expression, physiologique, pulsionnelle, sensorielle, et la marchandise, de plus en plus bardée de technique.
    Pour expliquer cette rencontre « nomade » qui pourrait paraître improbable à ceux dont la vue est moins perçante que celle de notre Janus, lequel est un dieu, rappelons-le, il serait nécessaire de pousser l’exploration plus loin que l’Histoire immédiate, mai 68 étant en l’occurrence un môle auquel la pensée journalistique tend à se raccrocher. D’où vient, en effet, ce projet de déracinement intégral de l’être humain, désireux d’achever la maîtrise intégrale de la bête sauvage qui réside en chaque homme ?
    En fait, poser la question ainsi est reprendre la problématique qui sert de socle au projet civilisationnel gréco-latin. Certes, c’était un modèle virtuellement universaliste, qui s’est fondu avec l’ère d’expansion impériale romaine, et même plus loin, et qui reposait sur la conviction que la culture des belles choses de l’esprit ne pouvait qu’élever la bête humaine. Le sauvageon avait vocation à être élagué, bonifié, perfectionné pour donner ses fruits.
    Toutefois, il n’était pas dans le dessein des Romains d’arracher ce plant à sa terre, et l’Empire laissa à chaque ethnie, à chaque communauté, la substance de son être au monde.
    Or, l’utopie moderne (le mot « moderne » étant pris ici dans son acception historique, et désignant la période qui commence avec la Renaissance) recherche exactement le but inverse : l’homme doit, pour elle, se délivrer de ses singularités ethniques, nationales, culturelles, particulières, c'est-à-dire de la terre, pour accéder à un universel abstrait, dont le plus petit dénominateur commun ne peut être que ce qui rend semblables les hommes, la réduction à l’espèce dans sa dimension biologique. Encore que nous voyions maintenant cette dernière niée au nom d’un essentialisme subjectif, qui conduit à définir, in fine, l’humain comme étant la « libre » décision de l’être. Sera alors homme celui qui se déclarera tel, comme on serait mâle ou femelle, voire les deux, par assentiment à une hypothétique identité sexuelle à géométrie variable. L’emprise des techno-sciences sur le vivant risque de rendre encore plus périlleuse toute conviction cohérente en ce domaine, l’animal humain, borné dorénavant à sa simple composante biochimique, se transformant en complexe matériel démontable, adaptable et recomposable à volonté.
    Un temps de méditation est donc vital pour bien peser (du latin pensare, « penser ») ces choses très graves et redoutables, car l’on voit ici qu’il ne s’agit pas uniquement de l’anéantissement de notre nation, de notre culture, de notre histoire, mais aussi de la fin d’une idée de l’homme, voire de l’homme lui-même.
    Car, s’il est légitime d’être en prise avec l’actualité, et, par là-même, avec des mouvements de fond mettant en jeu nos vies, notre bonheur et notre avenir, s’il est nécessaire de lutter , dans la sphère de l’Histoire immédiate, contre ce qui nous détruit ou nous asservit, il faut aussi sans doute se demander au nom de quoi, de quelle conception de l’existence on le fait.
    Et d’abord, il faut fixer des bornes aux ambitions d’une action qui, souvent, n’est qu’une réaction, et, de ce fait, partage la même nature de ce contre quoi elle s’effectue. Combattre le capitalisme dit « ultralibéral » est vain si c’est pour revendiquer la perpétuation d’un certain mode de vie, ou de survie, fondé sur justement ce qui a assis le libéralisme, l’hédonisme matérialiste, le productivisme, le subjectivisme individualiste et la massification des besoins, autrement dit l’économisme. De la même façon, il faut raison garder et se méfier des emballements, même si l’on peut comprendre qu’on ne s’engage pas sans un minimum d’enthousiasme, et même d’illusions. Ainsi, depuis 2008, voire avant, d’aucuns prédisent la crise finale, l’effondrement du système, la révolte des masses. Appartenant à une génération déjà ancienne, j’ai vécu maintes crises, maints hypothétiques « effondrements du système » et pas mal de révolutions annoncées comme imminentes. Non que je n’envisage que l’Histoire me donne tort, et qu’un mouvement insurrectionnel puisse avoir lieu, ici ou là, encore que j’en doute fortement, mais j’émets de sérieuses réserves en ce qui concerne le résultat d’un tel bouleversement, les séismes historiques ayant la plupart des fois, accéléré le processus de décomposition de la société en croyant remédier à ses maux. Il va aussi de soi en outre que nous nous trouvons dans un système quasiment inédit, qui se nourrit de la crise perpétuelle, laquelle révolutionne tout et profite des cassures de toutes sortes pour glisser des réformes définitives, parce que fondées sur l’assentiment des gens, et même, parfois, leur « intérêt » (car il faudrait aussi se défaire de la superstition qui voudrait que tout ce que la satisfaction épisodique du peuple, pour réelle qu'elle puisse être – par exemple obtenir des postes dans une économie nuisible, et même mortifiante – se concilie avec l'enjeu véritable d'un combat qui le dépasse la plupart des fois).
    Tout cela est bien expliqué dans une brochure, « Gouverner par le chaos » (Max Milo Editions, Paris, 2010, 9,90€ ). Dans ce pamphlet sont aussi décrits tous les moyens techno-scientifiques élaborés depuis un siècle pour manipuler et contrôler les masses.
    Plutôt que de s'en prendre aux partis de la collaboration, gauche, droite, extrême-gauche, extrême droite, en fait à une mince pellicule plus ou moins occulte, qui profite du système, et ne représente qu'elle-même, ou la voix du maître, il faudrait s'interroger sur l'existence d'un pareil état de fait, car le lierre ne prospère que sur un arbre mourant. A mon sens, la décadence de la France, de l'Europe et d’une partie majeure du monde, s'est manifestée à partir de l'idéologisation de la lutte politique, donc, à terme, du brouillage et de l'infection des rapports de force par la moraline et les délires intellectuels de pacotille. On n'a pas idée de ce qu'était le sens du pouvoir avant cette intoxication collective. On a perdu la vision saine de la hiérarchie, de la nature des conflits, et du prix à payer pour sauvegarder dignité et liberté d'être. Le mensonge a coiffé de son ombre empoisonnée tous les sursauts, populaires et élitistes, qui voulaient empêcher l'esclavage. Pire, plus on se débattait, plus on s'enlisait; plus on croyait se libérer, plus on se chargeait de chaînes. Si bien que le mensonge passe maintenant pour la plus grande liberté. En quoi consiste son plus grand triomphe.
    Cette substitution axiomatique a été analysée par Jean-Claude Michéa dans des ouvrages qui feront date, le dernier, Le Complexe d’Orphée ( Editions Climats, 2011) étant le plus suggestif. Il y dévoile en effet la généalogie de l’utopie moderne consistant à abstraire les hommes de leur substrat historique, et ses conséquences dans l'émergence du mythe du progrès.
    Si, de fait, le projet de domestiquer l’homme s’est accéléré par contrecoup aux guerres de religions du XVIe siècle, c’est à l’aube du XVIIIe siècle, du siècle dit « des Lumières », que le soubassement philosophique de l’entreprise de standardisation sociale et spirituelle s’est consolidé, notamment avec l’anglais Locke, qui opposa ses thèses sensualistes à Descartes, Malebranche et Leibniz. Voltaire, Condillac, Helvétius l’ont suivi sur cette voie, et en partie Rousseau et Diderot.
    L’ouvrage polémique posthume de Diderot, Le Supplément au Voyage de Bougainville, constitue justement un jalon essentiel du projet utopique contemporain, et il n’a cessé d’agir sur les imaginations. Tahiti, en effet, et la libre sexualité des îles « paradisiaques » des Mers du Sud, ont représenté longtemps des symboles, voire un programme, jusque dans le mouvement alternatif des années 60 du vingtième siècle.
    La thèse de Diderot, apparemment redevable de celle de Rousseau (mais en apparence seulement, car Rousseau reprend à son compte le legs religieux) est que la loi, la morale et les besoins doivent s'harmoniser, au profit des derniers. Le plaisir est l’indice d’une bonne adéquation entre les trois « codes », et le législateur sera attentif à se rapprocher le plus possible, et d’adapter subséquemment la loi, des nécessités physiologiques de l’homme. L’utilitarisme s’allie à l’hédonisme. Tout ce qui est transcendant, injonctif (hormis les nécessités naturelles), normatif, est perçu comme une atteinte à l’intégrité humaine. Diderot élude étrangement des informations délivrées par Bougainville, comme l’atrocité des guerres et de la torture pratiquées par les Tahitiens, l’esclavage et les grandes inégalités qui régulent leur vie économique et sociale, et, surtout, la dimension religieuse de leur civilisation, qui est remplacée par un naturisme naïf. Son « Autre » est à l’image de celui que notre monde nous propose bien souvent : idéalisé, réduit à sa composante la plus acceptable, la plus édifiante, la plus sympathique, et allégé de tout ce qui peut gêner et susciter un rejet. Ainsi de l’immigré, de l’homosexuel, du délinquant, etc., devenus les héros de notre temps.
    On voit bien comment l’utopie tahitienne peut servir de paradigme à l’utopie contemporaine, bien que Diderot eût l’intelligence de refuser toute application mécanique du modèle « sauvage » à l’Occident. En effet, l’île, en elle-même, suppose un monde coupé de toute contamination, de toute influence pernicieuse, de tout empoisonnement des cœurs et des consciences. Et c’est justement la volonté de rompre avec les liens historiques, entachés d’imperfections, qui impose cette icône insulaire comme symbole du projet d’Ordre mondial qui est à l’arrière plan de toutes les décisions de l’oligarchie transnationale contemporaine.
    Pour illustrer cet article, j’ai reproduit une photographie prise lors d’une visite de crèche, il y a un ou deux mois, par deux ministres, l’une, Najat-Belkacem, et l’autre, Dominique Bertinotti. Il s’agissait de la crèche de Bourdarias, à Saint-Ouen. Regardez, contemplez, admirez bien cette photo, qui serait parfaite pour illustrer une couverture du Brave New World d'Aldous Huxley... Toute la stupidité de ceux qui ont raison, contre la nature, contre le passé, contre les gens, contre la décence, resplendit dans ces sourires... Là est synthétisé le projet faustien, programmé et appliqué par ces petits militants de l'horreur déshumanisante, de transformer l'homme, de lui enlever tout repère, de le vider comme un poulet, de le chosifier, de le modeler au grès de lubies délirantes, de le livrer en pâture aux avidités marchandes et sexuelles... Toute la bêtise d'une époque qui se veut BONNE parce qu'elle cultive le mélangisme, l'indifférenciation, la vacuité, le déracinement universel. La bonté des éleveurs de bestiaux... Dans ces sourires s'affiche le triomphe satisfait et diabolique d'une entreprise de déconstruction et d'anéantissement.
    Il était jadis assez aisé d’être un homme d’honneur. La société fixait les règles : on vivait et on mourait pour la famille, le clan, la patrie, les dieux, Dieu ou même le prolétariat. La loi nous tombait dessus dès l’âge de raison, sans doute avant si, dès l’apprentissage de la langue maternelle, l’enfant suce le lait de la Tradition.
    Mais justement, la langue maternelle, on veut nous l’enlever, avec la mère, avec la Tradition. Et même, c’est en grande partie fait, et c’est même peut-être trop tard. La grosse classe moyenne noie tout, avec ses membres qui, désapprenant la réalité, régurgitent reliefs avariés de la propagande. Depuis que la société s'est arrachée à la campagne, aux travaux paysans, depuis que le cheval a été remplacé par l'automobile (on ne mesurera jamais assez ce que l'homme a perdu en rompant avec la civilisation du cheval!), dès que l'animal grégaire a décidé de cultiver, comme en serre, dans les grandes cités, ses perversions et ses lubies, dès qu'il a eu l'impression d'accéder au savoir positif, cette escroquerie qui n'est somme toute qu'un bagage portatif pour demi-savant prétentieux et intolérant, on s'est retrouvé dans la bulle éthérée des concepts et des conditionnements innombrables. C’est une expérience que celui qui sent profondément et ne se contente pas de la pâture idéologique quotidienne connaît bien, ce malaise face à des êtres qui croient penser en restituant un prêt-à-penser, un prêt-à-sentir, un prêt-à-rêver, un prêt-à-jouir. Le mécanique plaqué sur du vivant est la marque essentielle d’une société de marques, un automatisme qui conduit infailliblement tout aussi bien au tragique, dans ses variantes pathologiques, qu'au comique, dans sa déclinaison bouffonne. L’époque balance entre le tragique et le bouffon, les deux au demeurant exprimant l'angoisse, la mélancolie la plus sordide.
    Il serait bien difficile et téméraire de donner, en cette fin d’année, des conseils avisés, surtout s’ils sont politiques. J’avoue être, comme Baudelaire, antipolitique. En tout cas, je fais comme Mérimée qui, paraît-il, portait une broche au revers de laquelle était inscrite cette maxime : « Souviens-toi de te méfier ». En quoi il avait pourtant tort, car, comme le montrait son camarade Stendhal dans ses romans, il n’est sans doute pas de bonheur sans abandon à une certaine innocence de la confiance. Il faut parfois être enfant.
    Henri Beyle, d'ailleurs, qui a eu le génie de formaliser l’art de chasser le bonheur sous le nom de « beylisme », offre par sa vie et ses écrits une manière certaine d’échapper à la maladie moderne de l’aseptisation du moi, et donc à son anéantissement. Il utilise souvent, pour désigner des comportements chargés de caractère, le terme « singulier ». Cette singularité d’un être original, qui concentre, par divers moyens, dont l’énergie, l’indépendance de vue, l’humour, la distance et quelque chose qui l’intègre dans le jeu cosmique, un je ne sais quoi de divin, entre Eros et Apollon, me fait penser à la différenciation telle que la conçoit Julius Evola, qui, lui-même, dans « Chevaucher le tigre », se garde bien de donner des recettes de combat toutes faites.
    Il faut être soi. Indéniablement. Mais l’on voit que là commence la difficulté. Des mots avant tout. Car n’est-ce pas d’ailleurs le langage stéréotypé de la publicité qui prétend avec aplomb qu’on se retrouve en s’aliénant dans les objets ?
    J’ignore donc ce que signifie « être soi », mais il ne me paraît pas au-dessus des forces humaines d’éviter, ou de repousser ce qui peut empêcher de l’être. Nettoyer les portes de la perception est probablement le devoir le plus urgent.
    Avant donc de trouver le bonheur dans la concrétude des choses, des êtres, de Dieu, de leurs relations, d’épouser dans des noces pérennes la beauté réelle du monde, par laquelle nous nous sauverons, il est indispensable de s’interdire certaines fréquentations. J’irais presque à reprendre le fameux « Vade retro, Satanas ! ». Mais nous n’en sommes pas loin. Et un bon assainissement, outre qu’il rend la vie plus agréable, rend possible une autre occupation de l’être.
    Ainsi me semble-t-il très sain (puisque nous sommes au moment des bonnes résolutions), de ne plus perdre de temps à commercer avec les instruments de communication du système, télévision, radio d’informations, musique et images formatées, publicité, rassemblements festifs ineptes, de ne plus croire sur parole les explications et analyses qu’on déverse sur les cerveaux (et cela peut être très subtil), de ne plus utiliser des mots forgés par la fabrique langagière contemporaine, en grande partie américaine, mais de revenir aux sources de notre langue, qui est un outil de liberté, de connaissance, et de sensations, de ne pas consommer n’importe quel objet, souvent inutile ou nocif, sans en avoir estimé l'utilité, de ne pas imiter les emballements esthétiques de la masse, mais de me faire ma propre idée de ce qu’il faut aimer et savourer.
    Tout être qui ne veut pas se faire aspirer, avaler par la masse doit, en outre, approfondir, cultiver, élargir ce qu’il considère être sa voie, qu’elle soit religieuse, artistique, sentimentale, familiale, professionnelle... Tout devoir conduit au Grand devoir, qui est d’être à sa place dans l’univers voulu par Dieu. Il ne faut pas avoir peur, il faut oser, et se dire que ce que l’on a en face de nous est mensonger, donc faux et faible.
    Enfin, rien n’égale ce qui est concret, que l’on peut caresser réellement avec sa main ou son âme, son cœur, ce qui est là, près de soi, à portée de voix et de tendresse, la pierre, l’arbre, la compagne, le chat, le feu dans l’âtre, le vent qui gifle le visage, la pluie qui enveloppe le corps, la lumière qui éblouit, la terre qui porte les pas, et la maison qui abrite notre amour. Cela, c’est vrai, concret, réel. Il faut haïr l’abstraction, car elle est devenue le monde de fantômes errants qui nous hante et nous ensorcelle sans nous enchanter. La seule voie qui soit permise, à mon sens, est celle-là : celle de la proximité, de la présence, de la certitude d’être là, et bien là... nulle part ailleurs.

    Claude Bourrinet http://www.voxnr.com/

  • Projet de loi Peillon : dans la continuité de la destruction de l'Ecole

    Ce projet de loi n’est pas une « nouvelle lune » du nouveau ministre. Il s’inscrit dans la poursuite de la mise en œuvre de la « refondation » de l’Ecole, du primaire à l’université incluse, engagée depuis plus de 10 ans, puisqu’elle résulte de l’adoption de la charte de Claude Allègre en 1999. Cl.MB

    La logique du lieu de vie

    Cette « refondation » a été déjà très largement engagée au cours du quinquennat précédent. Elle vise à assurer une véritable rupture dans la transmission des connaissances et de la formation intellectuelle par la suppression de tous les cours (interdit, désormais, d'assurer des cours) pour les remplacer par des activités appelées « projets d’élèves », activités au cours desquelles l’élève est censé construire son savoir sans qu’il y ait obligation de résultat préétabli et contrôlé.

    Il ne s’agit donc plus d’une logique d’Ecole mais de lieu de vie.

    Des objectifs ambitieux ou des leurres ?

    Dans son article 1er sont définis les objectifs (affichés). A ce niveau, évidemment, il n’y a rien à dire :

    • « Rebâtir une Ecole juste pour tous, exigeante pour chacun » ;
    • « Elever le niveau de tous les élèves » ; • « Maîtriser les connaissances de base en français et en maths fin de CE1 » ;
    • « Maîtriser les instruments fondamentaux de la connaissance fin CE2 » ;
    • « Diminuer le nombre d’élèves sortant du système scolaire sans qualification » ;
    • « Réaffirmer des objectifs de + de 80% d’une classe d’âge au bac » ;
    • « Donner la priorité à l’école primaire pour réduire les difficultés scolaires… »

    En fait, il s’agit de ce que l’on pourrait appeler des « vœux pieux » si l’on était tenté de penser que l’intention existe. En réalité, ces pseudo-objectifs sont destinés à faire écran à une politique d’éducation qui poursuit des objectifs totalement inverses, comme nous allons le voir, et qui vont totalement à l’encontre de ce que les Français attendent de l’Ecole.

    Moyens humains : des emplois indifférenciés

    60.000 créations de poste sont programmés au cours du quinquennat.

    En réalité, il ne s’agit pas de programmer des postes d’enseignant mais d’ « emplois dans l’enseignement », emplois indifférenciés venant à la suite de la suppression de 80.000 postes d’enseignant et de 35.000 postes de surveillant sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy : il s’agit donc, en fait, de remplacer des enseignants diplômés par des « emplois » non qualifiés, ce qui permet déjà d’apprécier, à travers cette mutation du personnel d’encadrement, la révolution de l’Institution scolaire en lieu de vie.

    Par ailleurs, il est stipulé : « …il y aura plus de maîtres que de classes… pour accompagner des pédagogies innovantes (sic) au service d’une amélioration significative des résultats… » (resic) ! Les « pédagogies innovantes », ce sont les activités en remplacement des cours : il faut donc davantage de personnel pour animer que pour enseigner, ce qui sera le cas du primaire à l’université.

    La formation initiale se fera uniquement dans les IUFM rebaptisés « Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation » où les nouvelles recrues, vierges de toute connaissance, seront formatées pour faire de l’animation.

    A noter que ces écoles seront chargées également de la formation continue pour reconditionner les enseignants à l’animation.

    « Programmes » : le mot « connaissance » a disparu

    En réalité, il n’y a pas de programmes puisque le texte stipule que «… les programmes définissent des compétences attendues » et des « méthodes de travail » à assimiler… ». Or, les compétences passent par des savoirs préalables à acquérir et ces savoirs ne sont aucunement définis : ce n’est pas l’objet de cette « refondation » !

    Il est question, dans l’art. 6, de renvoyer à un décret la « fixation des éléments constitutifs du socle »… il n’est même plus formulé de « socle commun de connaissances » que les élèves étaient censés devoir acquérir à l’issue de la scolarité obligatoire, c’est-à-dire fin de 3e ; la formulation du mot « connaissances » a disparu, c’est dire !

    L’ « éducation artistique et culturelle » est le pivot sur lequel va reposer la « refondation »

    Il est stipulé qu’ « …elle se fait tout au long de la scolarité et … il est proposé d’adopter une approche globale qui couvre l’ensemble des enseignements mais aussi les actions éducatives sur les temps scolaires et périscolaires…», autrement dit les activités pseudo-culturelles dont les élèves vont être abreuvés serviront d’enseignement dans les autres disciplines ; elles remplaceront les cours de français, maths, sciences, histoire, géographie…

    Par ailleurs, « …Il sera fait une grande place aux technologies de l’information et de la communication dans les programmes d’enseignement… et aussi par des enseignements spécifiques… », autrement dit une place importante sera donnée à l’usage de l’ordinateur.

    Supprimer les évaluations pour supprimer les problèmes

    Dans ce cadre, les évaluations traditionnelles sont obsolètes. Elles sont donc supprimées ou dénaturées.

    Il est stipulé qu’ « …il y a suppression de l’obligation d’une évaluation prise en compte dans la suite de la scolarité… en raison de la difficulté d’évaluation et du rejet, par les enseignants, des outils d’évaluation lourds et peu coordonnés… ».

    En effet, dans le cadre de ces activités déjà en œuvre en grande partie, les enseignants « s’arrachaient les cheveux » car comment noter alors que l’activité est choisie par l’élève et que rien n’est défini au départ comme résultat à atteindre ? Les grilles d’évaluation étaient d’une complexité ahurissante !

    Donc, plus d’évaluation, plus de problèmes : en cassant le thermomètre, le malade est guéri !

    Dans la foulée, il est prévu la suppression de l’article qui détaille les acquis validés par le brevet et prévoit de fixer ses conditions d’attribution par décret, « …l’évolution du socle commun nécessitant de repenser le rôle de ce diplôme au terme de la scolarité obligatoire… » (sic) et, dans la foulée, le bac sera modifié « …afin d’expliciter les objectifs du diplôme… » (resic).

    Donc suppression ou dénaturation des évaluations à tous les niveaux, puisque les évaluations existantes dans le cadre des cours apprécient des connaissances et que ce n’est plus l’objet de la « refondation ».

    Organisation de l’Ecole en « cycles »

    Le projet de loi stipule que « …les progressions prévues par les programmes ne seront plus nécessairement annuelles… », que « le principe des cycles pourra ainsi être réellement mis en œuvre » et que « leur nombre et leur durée seront fixés par décret… ».

    La notion de classe est donc appelée à disparaître, ce qui est logique puisque, dans un cadre de lieu de vie où les enfants s’adonnent seulement à des activités, il n’y a pas de niveau à atteindre et les cycles permettant le regroupement d’élèves de niveaux et d’âges différents seront la règle.

    Regroupement école primaire/collège

    Pour ne pas effaroucher le public sur la primarisation du collège, le texte stipule simplement la « relation école/collège » (l’adjectif primaire est supprimé).

    Il est prévu la mise en place d’ « enseignements ou de projets pédagogiques communs » et … l’ « institution d’un conseil école/collège pour faire des propositions à cet égard, les modalités figurant dans les projets d’établissements et d’écoles… ». Donc, activités en commun école primaire/collège, ce qui se conçoit également dans un système où il n’y a pas de niveau à atteindre.

    Dans ce contexte, le principe du collège unique est forcément réaffirmé avec, par surcroît, la suppression des dispositions de la loi Cherpion du 28/07/11 qui prévoyait une initiation aux métiers en alternance pour les jeunes de moins de 15 ans.

    Survalorisation de la langue étrangère au détriment du français

    Alors qu’aucun contenu n’est défini par ailleurs dans les « programmes » où il n’est question que de « compétences » à acquérir, a contrario, pour la langue vivante étrangère dont l’enseignement doit commencer en CP, il est stipulé qu’il faut : « …insister sur la formation en langue vivante étrangère en préférant le terme d’enseignement (sic) à celui, plus vague, d’apprentissage utilisé dans la rédaction actuelle… ».

    Poursuivant ainsi, « …il convient de mettre un accent particulier sur la maîtrise des langues vivantes. Proposition d’un « véritable enseignement (bis repetita placent … de peur que l’on n’ait pas compris !) en langue vivante obligatoire dès le début de la scolarité obligatoire (CP)… »

    Par ailleurs, il est stipulé que « …la fréquentation d’œuvres et de ressources pédagogiques en langue étrangère est favorisée… ».

    Autrement dit, d’une part, seule la langue vivante étrangère est enseignée mais également la culture qui y est attachée, « fréquentation d’œuvres » : rien de tel pour le français. A noter également que « …les ressources pédagogiques », c’est-à-dire la documentation mise à la disposition des élèves d’une façon générale, doivent se faire prioritairement en langue étrangère.

    Il est donc très clair que cette survalorisation de la langue étrangère marque la volonté d’effacer notre identité culturelle française chez nos enfants en imprimant une culture étrangère dès la prime enfance pour les amener à s’identifier à cette culture.

    Conclusion

    Vide du contenu des connaissances à acquérir et de la formation intellectuelle, ce projet de loi marque le fait que l’ « Ecole de France » – publique et privée sous contrat – n'en est plus une. Elle devient une « auberge espagnole », sauf en langue vivante étrangère.

    Il apparaît donc urgent de nous mobiliser en masse pour exiger les moyens de la liberté scolaire pour tous les enfants, face à ce qu'il est convenu d'appeler un drame national.

    Claude Meunier Berthelot  http://www.polemia.com
    21/12/2012

    Nos lecteurs pourront aussi se reporter à :

    Claude Meunier Berthelot, Comprendre la « refondation « de l’école en 25 leçons, éditeur Trianons, novembre 2012, 144 pages, 15 € . A commander à chaPitre.com
    Contributrice régulière de Polémia, Claude Meunier Berthelot y décrit avec une belle alacrité la spirale du déclin de l’éducation nationale.

  • Odin et Thor : dieux guerriers de la pensée et de l'action (2/2)

    La popularité du dieu au marteau 

    L'un des moyens les plus sûrs pour mesurer la popula­rité d'un dieu consiste à recenser les noms de lieux qui lui sont dédiés. Un toponyme renfermant le nom d'une divinité suivi d'un appellatif tel que -vé ("sanctuaire"), -hof ("temple"), -hörgr ("tertre, autel"), témoigne d'un culte rendu à cet endroit. Mais le nom de la divinité peut également s'accoler à des termes désignant des lieux naturels, comme -lundr ("bosquet"), -bekkr ("ruisseau"), -ey ("île"), etc. 

    Le résultat est très contrasté. Si Odin exerce une suprématie imposante dans les sources littéraires, si ses exploits sont largement diffusés par les scaldes, qui en ont fait en quelque sorte leur "patron", en revanche, il n'est guère représenté dans la toponymie scandinave (pas plus que dans l'anthroponymie) : peu de sites, peu de noms. C'est le domaine de Thor, omniprésent dans la désignation des hommes et des lieux. Les Vikings — matois et prudents — semblent avoir voulu tenir à distance de leur vie quotidienne Odin, l'inquiétant souverain.

    L'Islande — pourtant haut lieu de la poésie scaldique — ne recèle aucun lieu-dit composé à partir du nom d'Odin. Pour découvrir quelques rares toponymes « odiniques », il faut se rendre dans le reste de la Scandinavie. On trouve entre autres Odense (*Óðinsvé, "sanctuaire d'Odin") au Danemark, Onslunda (*Óðinslundr, "bosquet d'Odin") en Suède, ou encore Onsøy (*Óðinsey, "île d'Odin") en Norvège. La description du temple d'Uppsalir en Suède par Adam de Brême, qui mentionne une statue d'Odin (Wodan) aux côtés de son fils, demeure un fait isolé. La littérature islandaise, pourtant si riche de détails, ne décrit nulle part une statue ou un temple consacré au dieu. Il existe quelques représentations gravées du dieu, peu nombreuses. La pierre de Tjängvide (sur l'île de Gotland en Suède), qui le montre chevauchant Sleipnir, demeure l'une des plus connues, ainsi que la stèle de Kirk Andreas (sur l'île de Man en Écosse), où l'on voit le loup Fenrir dévorer Odin, un de ses corbeaux sur l'épaule.

    Les Scandinaves rechignent avec la même constance à porter le nom d'Odin. Odinkar, au Danemark, en fournit l'un des rares exemples. Mais le dieu borgne donne tout de même son nom au mercredi norrois : Óðinsdagr (le "jour d'Odin"), qui subsiste aujourd'hui sous la forme onsdag en Scandinavie. 

    Il ne faut évidemment pas en conclure qu'Odin est absent de la vie courante des sociétés scandinaves, au contraire, mais c'est un dieu qui ne rassure pas. Snorri le nomme "gouverneur du ciel et de la terre". Tous constatent — redoutent — ses interventions, souvent ambiguës. On lui offre des sacrifices, on craint ses colères. La puissance d'Odin, par trop liée à la mort, suscite une angoisse certaine. Divinité élitiste, cérébrale et pleine de détours, Odin est heureusement complété par son fils, Thor, qui apporte aux hommes sa force et sa rugueuse simplicité. 

    À la fin de l'époque païenne, Thor est sans conteste le dieu le plus honoré de Scandinavie. Outre les nombreux toponymes composés autour de son nom, son culte est attesté en de nombreux endroits. En Islande, une vingtaine de lieux conservent la trace du dieu : þórsmörk ("forêt de Thor"), þórsà ("rivière de Thor"), etc. Le dieu a également donné son nom à des caps, des ports... En Norvège, au moins trente toponymes sont recensés : þorsæter (*þórssetr, "abri de Thor"), Torshov ("þórshof, "temple de Thor"), etc. Même chose en Suède, avec Torsvi ("þórsvé, "sanctuaire de Thor"), Torstuna (*þórstún, "ferme de Thor"), etc. Et presque autant au Danemark : Torsager (*þórsakr, "champ de Thor"), Torslund (*þórslundr, "bosquet de Thor"), etc. Des sources irlandaises surnomment les Norvégiens du royaume de Dublin le « peuple de Thor ». À Kiev, une chronique slave atteste en 1046 de l'existence d'un temple dédié au dieu Thor. Plus près de nous, la Normandie conserve des traces ténues, mais remarquables, de la toponymie norroise. Dans les annales médiévales, par exemple, l'île Sainte-Catherine se trouve mentionnée sous la forme Thorhulmus, transcription latine du "þórshólmr scandinave ("îlot de Thor"). Même si aucun lieu de culte n'a été retrouvé, on sait que cette île de la Seine, proche de Rouen, abritait un camp viking. 

    Le mouvement est aussi net s'agissant des noms de personnes. Rappelons que le solide buveur et lanceur de foudre figure encore jusqu'en France dans les familles normandes : Toutain (þorsteinn), Turgis (þorgisl), Turgot (þorgautr), Thouroude (þorvaldr), etc.

    En Islande, nous connaissons, notamment grâce au Landnámabók (« Livre de la colonisation »), le nom des colons venus s'implanter sur l'île. Leur généalogie y est consignée, ce qui équivaut à plus de trois mille cinq cents personnes : un quart d'entre eux portent un nom formé sur celui de Thor, soit plus de mille individus ! L'Eyrbyggja saga ("Saga des gens d'Eyrr") ne rapporte-t-elle pas, par exemple, toujours en Islande, le bannissement de þorleifr kimbi (le "Gouailleur"), fils de þorbrandr, et frère de þóroddr, þorfinnr et þormóðr. Une telle diffusion ne signifie cependant pas l'existence d'une dévotion profonde. Chaque individu n'entretenait pas nécessairement une relation étroite avec la divinité. Mais on y voit la marque d'une sympathie ancienne : la valeur propitiatoire du nom de Thor était ancrée dans les mentalités scandinaves. 

    Le Livre de la colonisation raconte comment les colons s'en remettaient souvent à Thor à l'approche des côtes islandaises : l'un d'eux, þórólfr Mostrarskegg, jeta pardessus bord, en arrivant dans un large fjord, les montants de son haut siège, sur lesquels l'image de Thor était sculptée, afin que le dieu lui désigne l'endroit le plus propice où s'installer. Il nomma du nom de Thor le cap où les montants s'étaient échoués (þórsnes, "cap de Thor"), ainsi que la rivière voisine (þórsá), avant d'élever un temple qu'il consacra au dieu. 

    L'île étant restée païenne plus d'un siècle après sa colonisation, le culte de Thor s'y enracina profondément. Thor courageux, fort, droit et bon vivant, offre l'image d'un dieu conforme à l'idéal des premiers colons islandais. Ils se vouent volontiers au fils d'Odin, un dieu proche, vigoureux et simple, qui fait en quelque sorte figure de protecteur de la colonisation de l'Islande. 

    D'autres textes suggèrent que la figure de proue de certains navires était à l'effigie du dieu. Sa fonction protectrice est aussi clairement attestée par les nombreuses pierres runiques scandinaves gravées de formules comme "Que Thor consacre ces runes" (þur uiki þasi runaR) : il est le seul dieu dont le nom soit explicitement mentionné dans ce type d'inscriptions. 

    Sa popularité explique par conséquent la large diffusion de son culte, dans toutes les couches de la société. Deux descriptions de temples norvégiens qui nous sont parvenues montrent que Thor était élevé au rang de dieu suprême : dans celui de Mœrin, dans le Trøndelag, "Thor siégeait au milieu et il était le plus honoré." Il en allait de même dans le temple des Dalar (l'actuelle vallée du Gudbrandsdal). 

    Adam de Brême donne une description précise — à défaut d'être exacte, puisqu'il n'y est jamais allé — du temple d'Uppsalir consacré à la triade divine, Thor, Odin et Freyr : "Dans ce temple, qui est tout recouvert d'or, on vénère les statues des trois dieux. Thor, qui est le plus puissant des trois, siège au milieu de la salle, Wodan siège à côté de lui et Fricco de l'autre côté." L'intérêt du texte réside dans cette indication ; les sources mentionnent rarement les dieux qui accompagnent Thor. Ici, l'Ase au marteau siège en majesté, malgré la présence d'Odin, le dieu habituellement souverain, et de Freyr, le dieu topique d'Uppsalir. Le temple, édifié dans une cuvette, comme l'explique Adam de Brême, est ceinturé d'une chaîne d'or, spectacle certainement merveilleux pour les fidèles qui l'observent du haut des collines avoisinantes. Enfin, un arbre sacré toujours vert s'élève à proximité du lieu de culte — à l'image d'Yggdrasill à Ásgarðr —, ainsi qu'un bourbier, destiné à l'immolation des victimes, parfois humaines... L'ensemble du site évoque le monde d'Ásgarðr avec ses édifices et sa richesse. 

    Dans les mentions de triades divines rédigées par les chroniqueurs ou les auteurs de sagas, les dieux vanes sont interchangeables. En revanche, Odin et Thor représentent toujours les deux principaux dieux scandinaves. Paul Diacre, érudit du ville siècle, alors qu'il évoque la guerre engagée par Charlemagne contre le roi des Danois qui sera abandonné par ses dieux, écrit : "Thonar [Thor] et Waten [Odin] ne lui seront d'aucun secours." Et l'auteur de la Laxdæla saga ("Saga des gens de Laxdalr") fait dire au roi Ôlâfr Tryggvason à propos d'un jeune Islandais : "On voit à l'allure de Kjartan qu'il estime avoir plus confiance en sa force et en ses armes qu'en Thor et Odin." 

    Honorait-on les dieux d'Ásgarðr par des sacrifices humains ? À l'époque viking, de telles immolations sont encore attestées par les textes et par l'archéologie. La description des rites funéraires dans la Risala d'Ahmad ibn Fadlan (ambassadeur du calife de Bagdad qui fait le récit de l'enterrement d'un chef scandinave sur les bords de la Volga en 922) fait état du sacrifice d'une jeune esclave, allongée ensuite à côté du défunt. Et dans certaines tombes, aux ossements calcinés du guerrier mort s'ajoutent ceux d'une esclave : c'est le cas sur l'île de Man ou aux Orcades, et même en Bretagne, sur l'île de Groix, où un chef viking a été inhumé avec soin, accompagné dans l'au-delà par un cheval et (vraisemblablement) une esclave. Cette sépulture à bateau, datée grâce au matériel découvert, remonterait à la fin du IXe siècle. 

    Les textes, quant à eux, ont marqué des générations de chercheurs... effarés par la description du sacrifice, dit de "l'aigle de sang" (blóðörn), consacrant une victime à Odin : le dos de la victime est excisé afin d'extraire les poumons, qui sont ensuite déployés comme des ailes. Des gravures sur roche protohistoriques représentent déjà cette "pratique". À l'époque viking, il ne s'agit peut-être plus que d'une image littéraire qu'on retrouve dans deux sagas : dans l'Orkneyinga saga ("Saga des Orcadiens") — le jarl Einarr venge la mort de son père en torturant ainsi un des fils du roi de Norvège vers 895 — et la Ragnars saga loðbrókar ("Saga de Ragnarr aux Braies velues") rapporte ce même supplice infligé par des Vikings danois au roi Ella de Northumbrie en 867. 

    C'est à Thor, qu'ils appellent Harðvéurr ("Fort protecteur"), que les Vikings sacrifient, en cas de famine ou d'épidémie. Dudon de Saint-Quentin décrit en ces termes, au début du XIe siècle, les sacrifices humains qu'ils effectuent en l'honneur de leur dieu "Thur" avant de partir en expédition : "Quand le prêtre-devin choisissait les victimes, elles étaient cruellement frappées à la tête, d'un seul coup, à l'aide d'un joug de bœuf, et dès que l'une d'elles, tirée au sort, avait eu le crâne brisé [...] on recherchait la fibre de son cœur, c'est-à-dire la veine. Après avoir recueilli le sang, ils en enduisaient leur tête et celle de leurs compagnons conformément à leurs habitudes, puis ils se hâtaient d'offrir aux vents les voiles de leurs navires."

    Malgré les récits de Dudon et d'Adam de Brême — à prendre avec la plus grande précaution : rappelons qu'ils étaient clercs — la pratique de sacrifices humains, si elle existe encore durant la période viking, va diminuant. Il en est de même en Islande où les sources — pourtant fort riches — ne mentionnent aucune victime humaine immolée aux dieux. En revanche, on sacrifiait des animaux. 

    La popularité de Thor méritait, par ailleurs, qu'un jour de la semaine lui soit dédié, et on l'a assimilé à Jupiter pour le jeudi : en norrois þórsdagr ("jour de Thor") et, dans les langues scandinaves modernes, torsdag. En islandais moderne ce "jour de Thor" est devenu le "cinquième jour" (fimmtudagur), tout comme le "jour d'Odin" est devenu celui du "milieu de semaine" (miðvikudagur). On s'est demandé pourquoi le « jour de Jupiter » n'avait pas été dédié à Odin, ce que la "hiérarchie" suggérerait, la fonction de père lui étant réservée. Mais Thor possède aussi des points communs avec Zeus — du moins le "jeune" Zeus, pas encore Zeus Pater. Avant d'être père, le fils d'Ouranos maîtrise, comme Thor, la foudre, par laquelle il détruit les géants et autres titans. Adam de Brême rapporte d'ailleurs que le Thor d'Uppsalir : "avec le sceptre, paraît figurer Jupiter". Le genius jupitérien pourrait avoir donné naissance, dans la mythologie gréco-latine, à la figure d'Hercule. Lui-même fils de Zeus, il partage avec Thor un certain nombre de traits, relevés par Tacite : ennemi, dès le berceau, des serpents, courageux et viril. Hercule — qui fut très populaire — et Thor sont bâtis sur le même modèle indo-européen du dieu guerrier et victorieux.

    Quand Odin met Thor à l'épreuve

    La religion scandinave, très individualisée — contrairement à la religion juridique impériale romaine — était l'affaire des personnes : il n'y avait pas de clergé Spécialisé. Le choix du dieu auprès de qui sacrifier relevait sans doute de l'empathie personnelle. Les Vikings, de ce fait, s'en remettaient prudemment à Thor pour la vie ordinaire, laissant à Odin les faits extraordinaires, notamment tout ce qui concernait la vie guerrière. Seuls les rois ou les chefs s'en remettaient pleinement à la majesté d'Odin.

    C'est le cas du roi norvégien Haraldr hárfagri ("Aux beaux cheveux") en l'honneur duquel le scalde þorbjörn hornklofi compose ses Hrafnsmál ("Dits du corbeau"), sous la forme d'un dialogue entre une valkyrie et un corbeau. Dans son enfance, dit le scalde, Haraldr avait été l'invité d'Odin. Une génération plus tard, son fils, Eiríkr blóðox ("à la hache sanglante") était reçu à la Valhöll par le dieu en personne, si l'on en croit les Eiríksmál ("Dits d'Eirikr") — faveurs dues au fait qu'Odin lui-même était réputé l'ancêtre des princes norvégiens, tout comme il l'était de la dynastie danoise des Skjöldungar. Pour son plus grand plaisir, il rappelle que seule l'élite est digne d'être accueillie chez le dieu : "À Odin reviennent les jarls qui tombent au combat, mais à Thor la race des esclaves." 

    Peut-on, cependant, parler d'une réelle opposition entre Thor et Odin ? D'autres sociétés — pensons aux querelles, jalousies et trahisons de l'Olympe — mettent en scène les rivalités divines. Deux récits évoquent, en des termes très différents, non pas une querelle entre les deux dieux, mais plutôt une mise à l'épreuve, souvent facétieuse, parfois cruelle, du fils par un père, qui n'aime rien tant que surprendre ! 

    Le Lai de Hárbarðr relate l'une de ces provocations d'Odin, bien décidé à se payer la tête de son fils. Déguisé en passeur (dont la verdeur des propos compose un thème classique dans la littérature scandinave), il attend que Thor, de retour du pays des géants, le hèle pour franchir la rivière. Odin-Hárbarðr ("Barbe grise") refuse de s'exécuter. Une discussion s'engage alors... Les insultes ne tardent pas à fuser des deux côtés de la berge. Habillé comme un vagabond, sentant le gruau et le hareng, Thor est traité par Odin de voleur, "la pire insulte que connaisse le monde scandinave" (Régis Boyer). Les propos "rustiques" et violents de l'Ase au marteau ne font pas le poids face aux persiflages d'Odin. Thor décrit ses exploits. Odin les tourne en dérision. 

    Ce combat d'injures, combat de réputation, s'inscrit dans une tradition que l'on retrouve chez les aèdes, comme lors du combat d'Achille et d'Énée dans l'Iliade : "Faut-il que nous luttions d'injures et d'outrages, comme des femmes furieuses qui combattent sur une place publique à coups de mensonges et de vérités, car la colère les mène ?" Au bord du fleuve nordique, la joute se conclut avec le départ de Thor. Le dieu tourne les talons, ébahi par la tournure des événements, alors qu'Odin, toujours sur la berge opposée, émet à présent des doutes sur la fidélité de Sif, l'épouse de son fils... 

    Une saga légendaire, la Gautreks saga ("Saga de Gautrekr") relate un autre désaccord entre Odin et Thor, lors d'une assemblée des dieux. Ils s'opposent sur le destin à attribuer à Starkaðr, d'ascendance monstrueuse. Odin s'affiche comme son protecteur, au grand mécontentement de Thor. À tour de rôle, ils s'affrontent en lançant à Starkaðr des sorts, les uns bénéfiques, les autres néfastes : Thor annonce qu'il n'aura pas d'enfants, Odin lui accorde trois vies ; il aura le don d'improviser des vers... mais il ne s'en souviendra d'aucun, rétorque Thor, etc. 

    Les différences marquées entre le père, aristocrate, souverain, magicien et le fils, guerrier solitaire, tueur de géants, ne sauraient masquer leur solidarité. Combattant les forces du chaos, ils sont complémentaires lors de la bataille finale. Loin de s'affronter, Odin et Thor s'unissent pour affirmer la grandeur des dieux.

    http://www.theatrum-belli.com
     Jean RENAUD

    Professeur de langues, littérature et civilisation scandinaves à l'université de Caen

    Alexis CHARNIGUET

    Archéologue, médiéviste de formation et journaliste

    In Odin et Thor, dieux des Vikings ; Éditions Larousse 2008

  • Odin et Thor : dieux guerriers de la pensée et de l'action (1/2)

    Dieu de la poésie, Odin est également le dieu guerrier, comme en attestent ses aventures. Et Snorri le confirme : c'était un "grand homme de guerre (…). Il était tellement favorisé par la victoire que, dans toute bataille, c'est lui qui gagnait". L'évêque Adam de Brême ajoute : "Wodan [Odin] dirige les guerres et communique à l'homme le courage contre les ennemis."  

    Odin lui-même, après avoir vanté auprès de Thor ses exploits amoureux, évoque ses souvenirs de combattant :  

    "J'étais dans l'armée 

    Qui par ici s'en vint, 

    Gonfanons en tête, 

    Rougir les lances."

    En tant que souverain, Odin conserve la haute main sur l'exercice des armes, ce qui constitue l'une des particularités de la mythologie viking : à la différence du panthéon méditerranéen qui distingue bien les attributions d'un Jupiter de celles d'un Mars, Odin possède un certain nombre de "savoir-faire" qui lui permettent d'intervenir en "spécialiste" sur le champ de bataille.

    Si les scaldes ne rapportent guère de faits d'armes, ils multiplient pourtant les allusions à l'Odin guerrier. C'est ce que révèle la pléthore de kenningar et heiti tirés du registre militaire : le combat devient "la tempête du Très-Haut" et la broigne, "les habits du vacillant" ; Odin est surnommé Hnikarr ("Frappeur"), Herjann ("Chef de l'armée"), Sigföðr ("Père de la victoire"), Gunnblindi ("Aveugle du combat"), Biflindi ("Secoueur de bouclier"), Herteitr ("Joyeux parmi les guerriers"), Hjàlmberi ("Porte-heaume"), etc.  

    Dieu du Destin des hommes, où pouvait-il mieux que sur le champ de bataille jouer leur fortune ou leur infortune ? Car Odin aime la guerre comme on aime le jeu. Lors des batailles, il aime surprendre, au risque de se montrer comme un arbitre qui est tout sauf impartial. 

    En tant que souverain des dieux, le Borgne rusé s'intéresse d'abord spontanément au destin des rois de la terre, puis lorsque des rois chrétiens commencent à monter sur le trône de Norvège, plusieurs sagas le montrent, sous un nom d'emprunt, venir à la rencontre d'Ólàfr Tryggvason, puis du futur saint Ólàfr, et s'adresser à eux d'égal à égal. 

    Rien d'étonnant à ce que les récits fassent d'Odin l'ancêtre de plusieurs dynasties scandinaves — ainsi selon Bède le Vénérable, les rois de Kent descendent de "Uoden". Mais se prévaloir d'une telle ascendance n'est pas sans danger : si Odin élève les rois, il prend aussi plaisir à les défaire... Pour prix de son intervention, le dieu peut demander à une reine sa progéniture... Et un roi mythique d'Uppland lui sacrifie successivement ses neuf fils afin de retarder l'heure de sa propre mort. Ailleurs, le dieu intervient directement dans le combat : il brise l'épée du roi adverse, symbolisant par là le verdict divin. Odin se plaît même à semer la discorde, déclenchant des luttes fratricides : en témoignent ces vers de la Helgakviða Hundingsbana (le second "Chant de Helgi, meurtrier de Hundingr") :  

    "Odin seul provoque

    Toute infortune,

    Car entre parents par alliance 

    C'est lui qui porte runes de combat."

    D'ailleurs Odin aime les morts violentes : "Un guerrier frappé par le fer, Yggr [Odin] à présent va l'avoir." Odin est un dieu "preneur" — Fengr ("Celui qui capture") — insatiable amateur de proies humaines, fournies par la guerre qu'il se plaît à attiser : "La guerre est une opération religieuse qu'il inspire et dont il recueille le fruit." (Pierre Renauld-Krantz.) 

    L'expression "être l'hôte d'Odin" signifie "être tué". Massacrer des hommes, c'est "accroître l'armée d'Odin". En ce sens, l'activité guerrière constitue bien la première "source" de sélection pour Odin. Même si quelques textes établissent d'autres "partages", puisque selon ces témoignages une partie des guerriers occis serait accueillie par Freyja : "Elle choisit chaque jour la moitié du valr, Odin possède l'autre moitié." Au bout du compte, cela revient au même.  

    Les einherjar sont désignés aux valkyries qui les emportent, car Odin choisit avec soin les guerriers nobles, tombés au combat, qu'il indique du bout de sa lance. Les guerriers évitent de regarder le ciel non par peur, mais pour éviter peut-être de hâter par trop le destin. « Regarder en l'air, tu ne dois pas dans la bataille », car les messagères d'Odin survolent les combats, promptes à saisir ceux qui conviennent. 

    Dans nombre de sagas, les guerriers s'insurgent. Ils accusent le dieu de trahisons, de revirements injustes : "Mais à Odin nous devons en vouloir qui à tel roi a ravi la victoire", "Pourquoi changes-tu ainsi... le combat, Geirskögull [une valkyrie, représentante d'Odin] ? Nous avions pourtant mérité des dieux la victoire !" Loki se fait l'écho de ces griefs, lorsqu'il dénonce l'influence néfaste d'Odin dans l'issue de certaines batailles : il lui reproche de trop souvent laisser les lâches l'emporter. 

    Dieu des rois et des chefs, Odin est, si l'on peut dire, consubstantiel aux batailles. Il ne se jette pas pour autant dans la mêlée, ni ne frappe directement. C'est un stratège : il pense la règle du jeu sans y jouer lui-même. Odin, par exemple, invente de nouveaux dispositifs, tels que la disposition des troupes en coin (fylkja hamalt) : "Ceux-là ont la victoire qui savent voir devant soi, prompts au jeu des glaives, ou disposer les troupes en coin." C'était d'ailleurs la formation favorite des troupes du Nord, au début de notre ère. Tacite témoigne déjà de cette pratique. De même, Odin apprend-il au cavalier le choix du bon cheval ; au héros la lutte contre le dragon ; au chef l'art de sélectionner les meilleurs guerriers pour composer une troupe invincible... 

    Au banquet des valkyries et au bonheur des dises

    Les einherjar résident à la Valhöll et passent leurs journées à combattre. L'issue de cette guerre divine, cependant, reste fraîche et joyeuse : au soir, les blessés guérissent et les morts reviennent à la vie. Tous participent au banquet donné par Odin. Menu invariable, mais délectable : sanglier préparé par le cuisinier Andhrímnir ("Exposé à la suie"), hydromel servi par les valkyries. La halle d'Odin, en tant que lieu des festivités, souligne la place éminente réservée aux guerriers. Ce "centre du monde héroïque", cet endroit "où les hommes boivent" correspond à la définition de la halle telle qu'on la trouve également dans Beowulf, le célèbre poème anglo-saxon du VIIIe siècle : dans la société des dieux comme dans le monde viking, un festin donné dans une halle aristocratique représente un "lieu d'harmonie et d'abondance où les communautés se définissent et se retrempent", comme l'exprime Alban Gautier dans le Festin dans l'Angleterre anglo-saxonne.

    Odin trône en majesté, ne buvant que du vin et laissant la viande à ses loups. Lors du Ragnarök, les einherjar sortiront de la Valhöll par rangs de 960 guerriers à la fois pour aller affronter les forces du chaos. Être choisi par Odin est un honneur. Le Viking qui tombe au combat rejoint la Valhöll, tandis que ceux qui meurent dans leur lit, de vieillesse ou de maladie, sont condamnés à errer dans Hel, où, chose effrayante, rien ne se passe. A contrario, retrouver les camarades de combat, banqueter avant de se jeter dans la bataille finale, voilà qui constitue un "horizon d'attente" théoriquement bien plus appréciable – encore que peu d'einherjar soient nommément immortalisés par les scaldes en ce monde. 

    Les valkyries (valkyriur) sont exclusivement au service d'Odin. Si le dieu souverain possède ses "corbeaux-espions", Huginn et Muninn, les valkyries portent et exécutent ses ordres. Leur mission consiste à "choisir le vair" (comme leur nom l'indique), puis à convoyer les guerriers morts jusqu'à la Valhöll. Cette milice guerrière féminine suit une règle rigoureuse, qui contraste avec les mille et une libertés que s'autorisent dieux et déesses. Odin réprime sévèrement les tentations amoureuses. Sigrdrífa ("Celle qui donne la victoire") désobéit à Odin en refusant la victoire au champion désigné par le dieu. Pour avoir "abattu un autre homme que celui qu'il voulait avoir", il la plonge dans un sommeil magique derrière un rideau de flammes. C'est Sigurðr qui l'éveillera, après avoir tué le dragon Fáfnir ("Celui qui enlace"). Épisode rendu célèbre par la version qu'en donne Wagner dans Die Walküre ("La Walkyrie"), puis Siegfried

    On a vu que les guerrières doivent aussi se faire servantes. Mais dans les Dits de Grimnir, où sont citées treize d'entre elles occupées à servir les cornes à boire, les noms de ces "filles d'Odin" sont sans équivoque : Hildr ("Bataille"), Göll ("Vacarme"), Geirölul ("Lance pointée"), Skögul ("Combat")... Les scaldes brossent vigoureusement leur portrait : casquées, revêtant la broigne, maniant parfois des armes. 

    Le Darrađarljóð ("Lai de Dörruðr" ou "Lai de la lance"), composé au XIe siècle, présente douze valkyries avec une délectation macabre. La distinction entre valkyries et nornes est ici à peine marquée. Les voici réunies dans une salle, autour d'un métier à tisser – image fréquente pour désigner la destinée humaine, qui ne tient qu'à un fil : 

    "Il y avait des têtes d'hommes en guise de poids de tension,

    des intestins en guise de trame et de chaîne,

    une épée comme fouloir et une flèche pour navette."

    [Elles chantent et le sang coule :] 

    "Vaste est montée

    Pour la mort des hommes La toile à tisser.

    Le sang pleut. 

    Le tissu gris des hommes 

    Est monté maintenant 

    Sur l'avant de la lance."

    Ce sort qu'elles tissent, au service d'Odin, est celui des batailles. Une valkyrie porte par ailleurs le nom de Herfjötur ("Liens de l'armée"), qui annonce la fonction magico-religieuse du "liage", dans laquelle Odin est passé maître. Nous y reviendrons. 

    Il faut aussi noter l'existence d'autres femmes fatales — mais plus obscures : les dises (dísir). Parmi elles, les "dises du combat" (imundísir) se confondent aux valkyries. Les scaldes les appellent les "dises d'Odin", tirant ainsi les conclusions qui s'imposent lorsqu'on constate leur perfidie. Bon sang ne saurait mentir. 

    À la différence des valkyries, toutefois, les dises semblent aussi chargées de tâches plus heureuses : on les invoque lors des accouchements. Elles sont associées à la naissance et au destin des hommes, et peut-être apparentées à de très anciennes divinités de la fécondité indo-européennes. Aux dísir scandinaves, correspondraient les dhisinas du sanskrit. Les dises, divinités de la Fécondité et du Combat, faisaient l'objet d'un culte et de sacrifices (dísablót), ce qui n'était pas le cas pour les valkyries et les nornes. Mais elles ne sont guère dissociées. Freyja, surnommée Vanadis, est sans doute en quelque sorte leur patronne, ou leur est analogue, sans appartenir à leur famille. Il est vraisemblable que les Vikings — et leurs ancêtres avant eux — n'avaient plus une conscience claire de leur nature, ni de leur rôle. 

    Les fureurs du sire des Loups

    Odin et les siens sont décidément de "fabrication" complexe. Les multiples visages du grand dieu témoignent d'anciennes traditions que des générations de scaldes s'efforcèrent d'harmoniser — avant que les érudits médiévaux tentent eux-mêmes d'y mettre de l'ordre. Ce passage de l'oral à l'écrit est d'autant moins simple que bien des usages ou des rituels paraissaient désormais obscurs. 

    On trouve les traces de ces harmonisations difficiles dans la "sauvagerie" qui, brusquement, semble entacher le haut prestige du dieu. Sur terre, Odin ne se contente pas de choisir du bout de sa lance ses serviteurs. Il "possède" des guerriers d'exception. Ce sont les berserkir et les úlfheðnar, les guerriers-fauves — berserkr signifie littéralement "chemise d'ours", úlfheðinn "fourrure de loup". Tous, directement inspirés par Odin, se jettent dans la mêlée sans autre cuirasse qu'une protection magique liée à leurs animaux totémiques. En proie à la furor si redoutée des Romains, rien ne peut les blesser :

    "Ses hommes à lui allaient sans broigne, enragés comme des chiens ou des loups, mordant leurs boucliers, forts comme des ours ou des taureaux. Ils tuaient les gens mais eux, ni fer ni feu ne les navrait. C'est ce que l'on appelle la fureur des berserkir."

    Cette fureur (berserksgangr) est une forme de "possession", un état passager, ultra violent, concentré sur la guerre. On songe aux débordements qu'inspire Dionysos à ses fidèles déchaînés — étripant, émasculant, lacérant — voire à la transe chamanique. 

    À partir du XIe siècle, dans toute l'Europe, des écrits (monastiques le plus souvent) relatent l'apparition dans le ciel nocturne d'une troupe sauvage, comme celle des démons de la mesnie Hellequin. C'est aussi "l'Armée furieuse", la "Chasse sauvage", à la tête de laquelle se trouvent, selon les cas, Wotan, Odin, Arthur... Le surgissement des morts, le cortège des revenants — croyances bien ancrées dans le monde nordique — sont réinterprétés dans un sens chrétien et moral. Chez les Scandinaves, cette "Chasse" ne représente pas l'entière légion des damnés, comme finirent par le penser les chrétiens, mais la seule armée des einherjar, en route vers la Valhöll menée par Odin, lors du solstice d'hiver (jól). 

    La présence du vieil Arthur celtique est éclairante. Arthur, dans les récits anciens, est "l'Arth [Ours] de l'armée". On retrouve cet animal dans plusieurs heiti d'Odin, et il se rattache à une longue aventure européenne, avant que le lion propre aux traditions méditerranéennes n'entre en concurrence. Odin apparaît souvent devant ses champions sous la forme d'un ours qui va leur transférer sa force. 

    Existait-il vraiment, dans les mondes germanique et scandinave, de tels combattants d'exception ? Il est sûr qu'on trouve dans l'aire indo-européenne une tradition de groupes initiatiques guerriers : les Phocéens, le visage et les armes couverts de plâtre, se lançaient la nuit contre les Thessaliens ; ou les Arii, décrits par Tacite. L'auteur latin évoque peut-être des guerriers fauves, lorsqu'il cite les qualités redoutables de ces Arii, dont le nom provient peut-être de herjar ("guerriers"). Surpassant les autres tribus : 

    "[...] leurs boucliers et leurs corps sont teints en noir ; ils choisissent pour combattre les nuits sombres, et par l'aspect formidable et la couleur lugubre de leur armée, ils répandent l'épouvante dans les rangs ennemis. Nul ne peut soutenir un spectacle si étrange et pour ainsi dire infernal ; car dans tous les combats, les yeux sont les premiers vaincus."

    La description littéraire que donne Snorri des guerriers scandinaves offre, de fait, quelques parallèles avec le récit de La Germanie. Le Lai de Hárbarðr évoque même des "guerrières-louves", aussi féroces que leurs équivalents masculins. Odin, déguisé, raille Thor qui s'est battu contre des femmes, mais pas n'importe lesquelles puisque le dieu au marteau précise :

    "Des femmes berserkir

    Je molestais à Hlésey,

    [...] Des louves, c'étaient,

    À peine des femmes,

    Fracassèrent mon bateau [...] 

    Me menacèrent de gourdins de fer."

    Difficile, toutefois, d'établir s'il s'agit d'une création fantasmatique, destinée à faire symétrie — à tout masculin un homologue féminin — ou d'une réalité. On sait, dans un tout autre contexte, ce qu'il en est des amazones. 

    Plus important reste sûrement le thème de la pulsion "animale". Dans une cabane en forêt, deux protagonistes de la Saga des Völsungar, découvrent deux hommes endormis, leurs "formes" de loups (úlfhamir) suspendues au-dessus d'eux : entrer dans le hamr d'un loup, c'est faire bien plus que passer un vêtement, c'est pénétrer la nature même de l'animal, c'est devenir loup... Ce que nos deux curieux expérimentent puisque, une fois endossées, ils ne réussiront à s'en défaire que plusieurs jours plus tard. 

    Malgré l'aide apportée par ces fidèles guerriers-fauves, malgré ses hautes compétences stratégiques, Odin — redisons-le — n'apparaît guère au cœur de la mêlée. On ne lui connaît que deux combats dans le monde des dieux : le premier lors du conflit qui oppose les Ases aux Vanes — mais y combat-il ? — et le second, lors du Ragnarök, toujours armé de sa lance. Odin "consacre" plutôt le conflit, en ouvrant les hostilités de manière magique, en jetant sa lance Gungnir au-dessus de l'armée adverse. Dans un cas comme dans l'autre, Gungnir n'est d'ailleurs pas véritablement une arme. Odin l'emploie comme un objet magique et religieux : ce geste du "Maître de l'épieu" est reproduit par tout chef qui veut s'assurer de la victoire. Gungnir souligne l'appartenance d'Odin à une catégorie Spécifique de dieux : les dieux magiciens, les "dieux lieurs" que l'on rencontre aussi bien en Inde qu'à Rome. Les sagas, nous l'avons vu, qualifient ce lancer magique "d'ancienne coutume". 

    Vaincre au cœur d'une mêlée ne repose pas seulement sur l'adresse ou la vaillance, mais aussi sur le contrôle, par le héros, de forces magiques. Il s'agit d'avoir le "don". 

    "Quand il était à l'armée », écrit Snorri, « Odin apparaissait terrible à ses ennemis. Et cela venait de ce qu'il avait le talent de changer de visage et de corps en telle manière qu'il lui plaisait. [...] Il pouvait aussi dans la bataille rendre ses ennemis aveugles ou sourds ou pleins d'effroi, et leurs armes ne coupaient pas plus que des bâtons."

    Pourtant, quand il s'agit de s'opposer aux géants, l'Ase suprême rechigne aux "combats de contact", à la différence de Thor, coutumier de ces joutes. Bien souvent, Odin choisit la ruse ou l'indifférence, là où Thor brandit son marteau. Ainsi, nous l'avons vu, quand Odin provoque Hrungnir, il tolère mal les foucades du géant, mais c'est à Thor que revient la tâche d'éliminer l'importun. De même, lorsque Loki agonit d'injures les dieux attablés, seules les menaces de Thor font taire le gêneur :

    "Mais devant toi seul

    Je sortirai 

    Car je sais que tu frapperas."

    Thor, dernier recours des païens

    Les mythes consacrés à Thor mettent tous en avant sa force physique. Prompt à la lutte, le dieu aime se battre. La poésie scaldique énumère, personnages de récits désormais perdus, les géants tués par son marteau : Keila ("Passe étroite"), Lùtr ("Courbé"), Bùseyra ("Grandes Oreilles"), Hengjankapta ("Mâchoire pendante"), etc. Les fragments d'un mythe, mentionné par Snorri, opposent Thor au géant Privaldi ("Trois fois puissant"), dont il tranche les neuf têtes. Une saga évoque Starkaar ("Puissant"), un géant à 8 bras, capable de manier quatre épées à la fois, et que Thor extermine parce qu'il a violé la fille d'un roi... Seul dieu d'Ásgarðr à pratiquer le corps à corps, Thor apparaît peu sur les champs de bataille : il se bat en solitaire. Les kenningar qui désignent les batailles ou la force des armes demeurent, paradoxalement, l'apanage d'Odin. Thor, pourtant toujours sur la brèche, toujours combattant, n'appartient pas au monde militaire : rien chez lui n'évoque le guerrier de son temps, ni broigne, ni casque. Dieu protecteur des hommes menacés par les géants, il est rarement invoqué par l'élite guerrière viking. À l'inverse d'Odin, Thor demeure le dieu du peuple, l'homme de main par lequel la survie reste possible. La littérature norroise se fait l'écho de la lutte spirituelle qui déchira la Scandinavie à la fin du Xe siècle. Dès lors, Thor devient le rempart des dieux face au Dieu chrétien. Face aux géants comme au Christ, Thor se consacre à la défense de la communauté païenne, hommes et dieux confondus. Ainsi, dans la ÓLáfs saga helga ("Saga de saint Óláfr"), on fait de Thor le champion d'Ásgarðr contre le Christ :

    "Si nous tirons de notre temple Thor qui se tient ici à cette place et nous a toujours aidés et s'il voit cet Óláfr et ses gens, alors je crois que son dieu [celui d'Óláfr] sera confondu et que lui et ses gens seront réduits à rien."

    Dans ce heurt des cultures, peut-on faire confiance à Odin ? On a vu que le Borgne était capable de tenter transactions et transitions pour rester l'ancêtre ou le protecteur des dynasties... Tandis que Thor y va franchement. La magie ne lui fait pas peur. Et, pour les anciens Scandinaves, l'affrontement avec le Dieu des chrétiens fut d'abord vécu comme une concurrence de pouvoirs magiques. 

    On voyait donc en Thor une force de résistance déjà mentionnée dans bien d'autres récits, notamment dans l'un des plus populaires d'entre eux : celui de la visite de Thor à Útgarða-Loki ("Loki d'Útgarðr", en fait l'équivalent de Loki dans le monde des géants), longuement raconté par Snorri – visite à laquelle d'autres textes font également allusion.

    Accompagné de þjálfi – son fidèle serviteur, autre lui-même – et du versatile Loki, Thor parcourt les forêts de l'Est. Alors que le soir tombe, une vaste maison apparaît devant eux. L'occasion de passer une nuit au sec ne se refuse pas ; franchissant une porte monumentale, le trio pénètre dans la demeure, s'installe et ne tarde pas à plonger dans le sommeil. Au cours de la nuit, des secousses énormes se font sentir. Thor saisit son marteau. Il se réfugie avec ses compagnons dans une petite pièce... Au matin, tout redevient calme, Thor peut enfin sortir de la halle, et se trouve devant un géant endormi sous un arbre, à côté de la maison. L'Ase, fidèle à sa nature, passe sa ceinture de force et s'apprête à lever son marteau quand le géant bondit comme un ressort et se dresse : "[...] pour une fois, Thor fut saisi de Stupeur et hésita à le frapper". Or il n'est pas au bout de ses surprises. Ce qu'il pensait être une maison n'était que le gant du géant. C'est là que le trio s'était assoupi, avant d'être éveillé – et secoué – par ses ronflements. 

    Après leur avoir proposé de faire route ensemble, le géant, qui dit s'appeler Skrymir ("Colossal", ou peut-être "Vantard"), laisse les dieux disposer de son sac pour y mettre leurs provisions, et les contraint à marcher à grands pas jusqu'au soir. Le géant s'allonge alors sous un chêne et s'endort. Thor prend le sac, mais il ne parvient pas à en dénouer les cordons et, fou de rage, frappe Skrýmir à la tête à trois reprises avec son marteau. À chaque coup, le géant se réveille : il demande d'abord si une feuille lui est tombée sur la tête, puis s'il s'agit d'un gland. La troisième fois, Thor utilise toute sa force d'Ase : il "brandit le marteau de toutes ses forces et lui asséna un coup sur la tempe qui lui faisait face : le marteau s'y enfonça jusqu'au manche". Mais c'est peine perdue, car Skrýmir demande alors si quelques brindilles lui sont tombées dessus. 

    Enfin le trio se sépare de leur étrange compagnon de voyage et arrive en vue d'une forteresse si haute qu'ils ont peine à en apercevoir le sommet. Après s'être glissés tant bien que mal à l'intérieur, car Thor ne réussit pas à ouvrir la grille, ils rencontrent le maître des lieux, Útgarða-Loki, dans sa halle. Le géant, qui traite Thor de "petit", les convie à une série d'épreuves qui se solderont toutes par des échecs cuisants. Chacun des trois voyageurs doit exceller dans la discipline qu'il estime le mieux maîtriser, requête qui n'est pas sans évoquer la joute scandinave du mannjafnaðr, où chaque orateur compare ses exploits à ceux des autres convives – joute verbale qui souvent dégénère... 

    Loki prétend donc manger plus vite qu'un certain Logi qu'on lui oppose. Logi et Loki s'installent de part et d'autre d'une auge remplie de viande. Si Loki mange à pleines dents, Logi dévore non seulement la viande, mais aussi les os et l'auge. Premier échec. Puis þjálfi affirme qu'il est capable de courir plus vite que n'importe qui. Néanmoins, un certain Hugi le bat par trois fois à plate couture. Vient le tour de Thor. Celui-ci propose une épreuve dans un domaine qu'il affectionne particulièrement : la boisson. Útgarða-Loki lui tend une corne en déclarant qu'un excellent buveur la vide d'un seul trait. Mais bien qu'il s'y prenne à trois fois, Thor ne parvient pas à la vider. Alors le géant lui propose de manière fort humiliante deux autres épreuves : 

    "Maintenant, il est manifeste que ta force n'est pas aussi grande que nous le pensions. [...] Les jeunes garçons se livrent ici à un jeu qui doit paraître insignifiant : ils soulèvent de terre mon chat. Je n'aurais pas osé en parler à Àsaþórr si je n'avais constaté auparavant que tu étais beaucoup moins puissant que je ne le croyais."

    Thor s'empare vigoureusement de l'animal, dont l'échine s'étire à tel point que seule une de ses pattes ne touche plus le sol... Échec et colère de Thor qui subit une dernière vexation, celle d'être battu à la lutte par la vieille nourrice du géant. Il ne reste plus qu'à passer la nuit à banqueter, et le lendemain matin le géant les accompagne hors de sa forteresse. L'heure n'est pas à la fête pour Thor : "[...] je sais que vous allez me qualifier de minable, et cela me déplaît". 

    La déconvenue de Thor répond parfaitement à ce que nous connaissons des Vikings, qui prônent l'honneur et la réputation. Ainsi, une strophe des Dits du Très-Haut scande : 

    "Meurent les biens,

    Meurent les parents,

    Et toi, tu mourras de même ;

    Mais la réputation

    Ne meurt jamais,

    Celle que bonne l'on s'est acquise."

    Odin lui-même, dans son combat d'injures avec Thor, se complaira à lui rappeler la nuit passée dans le gant du géant : 

    "Tu n'avais plus alors le courage,

    En raison de ta terreur,

    D'éternuer ni de péter,

    De peur que [Útgarða-Loki] n'entendît." 

      Avant de prendre congé d'eux, Útgarða-Loki passe aux aveux. Fameux magicien, il leur révèle qu'ils ont été victimes d'un sortilège. Il était lui-même Skrýmir : il avait lié son sac avec des liens de fer ensorcelés, placé une montagne invisible entre sa tête et les coups de marteau portés par Thor – qui apparemment ne produisaient aucun effet —, mais Mjöllnir y avait creusé trois profondes vallées. Lors des épreuves, Loki a affronté Logi ("Flamme") : c'était le feu qui dévore tout ; et þjálfi n'a pu courir aussi vite que Hugi ("Pensée") : la pensée est plus rapide que tout. La corne proposée à Thor avait, quant à elle, son extrémité plongée dans la mer, que le dieu ne pouvait évidemment pas vider. Mais les longs traits qu'il a bu ont suffi à provoquer une marée basse ! Enfin, le chat n'était autre que l'éternel adversaire, le serpent de Miðgarðr, et la vieille nourrice Elli ("Vieillesse"), l'âge auquel personne ne peut résister. En guise d'adieu, le géant, qui avoue s'être senti durant leur séjour à "deux doigts du désastre", conseille à Thor d'éviter de revenir car la magie sera toujours la plus forte. L'Ase brandit son marteau et "se retourna alors vers le fort avec l'intention de le détruire, mais il ne vit là qu'une belle et vaste plaine, et point de fort".  

    Ce récit rompt avec le cycle habituel. Pour Pierre Renauld-Krantz, il ne relève plus de la mythologie, mais du conte allégorique où tout n'est qu'illusion. Des mondes apparaissent et disparaissent par enchantement, ce qui ne va pas sans rappeler les aventures de Gylfi dans la Mystification de Gylfi : le roi se rend — incognito, pense-t-il — chez les Ases, qui n'ignorant rien de son projet, mobilisent leur magie et préparent "à son endroit des illusions visuelles". 

    Néanmoins la rudesse de Thor et sa promptitude à jouer du marteau peuvent occasionnellement laisser place à une attitude plus... réfléchie. C'est ce que suggère la lecture des Alvíssmál ("Dits d'Alvíss"), dans lequel Thor engage une joute verbale avec le nain Alvíss ("Omniscient"). Le poème procède par questions et réponses : Thor met ainsi à l'épreuve le nain, qui désire épouser la fille du dieu et s'en vient chercher la fiancée. Thor décide naturellement de se débarrasser du prétendant. Mais au lieu d'utiliser son marteau, il pose une série interminable de questions au nain, qui se prend au jeu et en oublie l'aurore qui s'annonce. Or le soleil pétrifie les nains. Et c'est avec satisfaction — sa ruse ayant réussi — que Thor fait preuve d'un cynisme comparable à celui d'Odin : 

    "Onques n'ai vu

    Plus d'antique science.

    Grand fourbe,

    Je le déclare, t'a abusé.

    Sur toi, nain, l'aube point.

    Voici que le soleil scintille dans la salle."

    Á suivre…

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  • « Iran, la destruction nécessaire » ou la colère de Jean-Michel Vernochet

    L’Iran doit être détruit. Malgré sa série d’échecs militaires, l’alliance occidentale doit mener cette campagne peut-être suicidaire. Pourquoi ?

    Non seulement parce que l’Iran  remettrait en cause le monopole du feu nucléaire détenu au Proche-Orient par l’État hébreu. Ni en raison de la lutte acharnée que se livrent les grandes puissances pour s’approprier les gisements d’énergies fossiles, notamment le gaz iranien. Et ne parlons pas des arguments émotionnels liés aux droits de l’homme et au statut de la femme.

    Aucune de ces raisons n’est suffisante, mais toutes ensemble elles participent d’une logique d’ensemble, systémique, qui les englobe. Et qui ne peut souffrir la présence d’une puissance iranienne échappant au nivellement libéral-démocratique du monde.

    La cible est donc déjà verrouillée sur les écrans de guidage des centres d’opérations américains.

    Intégrant le contexte global et l’enseignement des décennies qui précèdent, sans s’aveugler sur le régime iranien, Jean-Michel Vernochet livre une réflexion géopolitique de haut vol sur «notre» prochaine guerre. Peut-être la guerre de trop ?

    « Iran, la destruction nécessaire » ou la colère de Jean-Michel Vernochet

    Par Maria Poumier

    Jean-Michel Vernochet, journaliste expérimenté, sait trouver des titres équivoques qui sont autant de titres choc. Son livre de 2003, « L’islam révolutionnaire », mise en forme de la pensée de « Carlos » Ilich Ramirez

    Sanchez, a ainsi trouvé ses lecteurs, non seulement du côté des musulmans passionnés de politique et de révolution, mais aussi chez d’autres, terrifiés par l’idée que l’islam porte effectivement un projet révolutionnaire dévastateur pour les sociétés européennes telles qu’elles fonctionnaient avant la grande vague d’immigration musulmane.

    Ce nouveau livre à tonalité apocalyptique passionnera tant ceux qui souhaitent la destruction de l’Iran, que ceux qui la redoutent. Riche d’informations relevant de la géopolitique, des tendances enracinées dans l’espace et l’histoire diplomatique, il établit la centralité de l’Iran dans la conjoncture actuelle, mais ne traite nullement du potentiel idéologique subversif qu’il était censé abriter jusqu’à une date récente. C’est là la première surprise, reflet d’une mise à jour radicale.

    Effectivement, depuis ces dernières années, l’islam sunnite est le cadre de reprises en main de nombreux pays, mais bien souvent sans plus contester le système économique néo-libéral, et dialogue avec les représentants de l’ex « grand Satan » occidental dans des termes qui vont de la courtoisie à la collaboration, tandis que l’islam chiite, son concurrent, ne semble nullement soucieux de convertir l’Occident à sa foi. L’Iran réaliste cherche à se faire des alliés sur la base des intérêts économiques mutuels, et ne brandit plus guère dans sa rhétorique qu’une question passionnelle, la condamnation d’Israël comme haut lieu de mensonge, de terrorisme d’Etat et de vol des terres palestiniennes; ce bilan de l’Etat juif étant désormais partagé par toute la planète, comme vient de le montrer le vote à l’ONU en faveur de la reconnaissance de l’Etat palestinien, l’antisionisme iranien ne constitue plus un fer de lance contre l’Occident, mais un lieu commun pouvant servir de base de travail.

    Pourtant, Hollywood relance la propagande contre l’Iran avec le film Argo, sorti en novembre 2012, montrant les Iraniens révolutionnaires animés par la foi de l’iman Khomeiny comme des gens soudés par une férocité à toute épreuve. Il s’agit d’un film conçu directement par le Pentagone comme outil de brouillage de la sensibilité populaire aux questions de politique internationale, préalable indispensable à une agression militaire, qui devrait, pour réussir, passer comme une lettre à la poste dans l’opinion publique du monde entier. Et la sortie mondiale du film a été programmée pour accompagner l’entrée en vigueur de la nouvelle présidence US, et un nouvel élan guerrier. La riposte de

    J. M. Vernochet vise les profondeurs cachées de l’enjeu, et son livre, mémoire pédagogique, clair, précis et ordonné, établit l’existence de blocs de réalité sourds à toute idéologie, mais pour cela même, infiniment plus déterminants que tous nos divers souhaits, et concourant vers la catastrophe.

     

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    Se situant dans une avant guerre inéluctable, l’auteur conclut: « au demeurant l’issue de la crise iranienne se jouera au final sur une partie de poker tricontinentale. L’Amérique abattant ses cartes avec le revolver sur la table, la Russie et la Chine s’interrogeant avec anxiété » sur la part de bluff que les gens de Washington et de Tel Aviv font intervenir dans ce jeu délétère, se demandant quant à eux jusqu’où ne pas aller trop loin. » Si c’est bien là une représentation dessillée des forces en présence, le pronostic ne fait guère de doute…

    Radicalement pessimiste, toute l’analyse des facteurs financiers, énergétiques, géopolitiques et diplomatiques débouche sur le pari que l’Iran va tout perdre, dans très peu de temps: sa souveraineté, son intégrité territoriale, sa capacité à se doter d’installations nucléaires civiles, la maîtrise de ses hydrocarbures, et sa fierté nationale bâtie sur une longue histoire de résistance aux impérialismes occidentaux. C’est ce qui est arrivé à l’Irak, à l’Afghanistan, à la Libye, c’est ce qui est prévu en Syrie, la porte d’accès à l’Iran.

    Les références appuyant ce raisonnement sont détaillées, vont à la source, et font découvrir des auteurs peu connus. Comme c’est souvent le cas, on les trouve dans les notes de bas de page qui ont pour but d’étayer le discours principal, en haut de page, mais qui introduisent de fait une diversification des points de vue, contrastant avec l’homogénéité de la thèse principale, selon laquelle nous sommes, dans le monde entier, prisonniers d’un système unique, « l’Amérique-monde »: « de la même façon que la tectonique des plaques rend compte des mouvements de l’écorce terrestre des séismes subséquents, la rencontre du bloc est-asiatique Russie-Chine et de la puissance océanique, l’Amérique du Nord et son satellite européen, est régie par une logique tri-dimensionnelle dont le développement est autonome, indépendant de la volonté des hommes auxquelles elle impose ses nécessités intangibles. »

    Si nous prolongeons l’esprit des notes, où voisinent, comme références, le marquis de Sade, Max Stirner, Ayn Rand, David Friedman, Marcela Yacub, Francis Caballero, Jean Danet, Frederic Grimm, James Burnham, la sphère des idées reprend de sa vigueur, tout d’abord avec la foi quelque peu dogmatique de l’auteur dans la cohérence du système-monde.

    Il y a des forces qui nous écrasent et poussent inexorablement à la destruction de l’Iran, certes, mais la première contradiction qu’apporte le livre à sa propre lucidité fataliste, c’est la colère de l’auteur.

    Son livre intensément subjectif, porté par l’indignation contre ceux qui veulent l’anéantissement de l’Iran, c’est un excellent outil de mobilisation. Il faut protéger l’Iran, car c’est la condition de notre survie comme nation, et c’est l’indépendance de l’Europe qui est en jeu, contre USA et Israël, voilà le message que le titre maquille.

    L’avenir que « le système » réserve à l’Iran, c’est le sort de l’Allemagne, dont la ruine, l’impuissance et le morcellement ont été planifiés et mis en œuvre par les Britanniques et les Américains dès le XIXème siècle, et prolongée bien après 1945. Pourtant, l’Allemagne a retrouvé son unité, sa richesse, et sa capacité d’initiative. Le nationalisme est-il la grande idée qui porte la résilience allemande ? Fait-il toujours la force de la résistance iranienne ? Est-ce ce qui peut nous ressusciter ? Le besoin de justice sociale est tout aussi fort, pour soulever les peuples, que la fascination pour leur propre identité.

    Dans le contexte de crise financière faisant redécouvrir la misère aux anciens pays qui vivaient des rentes de l’impérialisme, la poussée révolutionnaire chez les sacrifiés et chez leurs penseurs est réelle. Comme dans toute résistance à une agression étrangère, c’est dans la synchronisation entre nationalisme et revendications à la base de la société que se cache la clé de la victoire. Vernochet n’aime pas les communistes, et il insiste lourdement sur les faits qui confortent son idée que le bloc soviétique a été soutenu, entretenu, maintenu en vie par les vivres que lui fournissaient de grands exportateurs américains.

    Mais il faudrait ajouter que le monde capitaliste a été en retour obligé par le modèle soviétique d’instaurer des systèmes de protection sociale qu’il abomine et ruine chaque fois qu’il le peut. Obama a affronté, combattu et vaincu l’Amérique wasp en implantant un minimum de sécurité sociale dans son pays, au moment où celui de l’Europe subit les coups de boutoir du rouleau compresseur de l’anarcho-capitalisme. C’est un retournement de situation au cœur du système. Il ne peut qu’être porteur d’autres surprises d’envergure.

    La guerre contre l’Iran est déjà en cours, les sanctions assassinent l’économie iranienne et déstabilisent le gouvernement, après avoir plombé le potentiel idéologique libérateur du chiisme dans l’opinion publique occidentale. Dans les facteurs concourant pourtant à une victoire de l’Iran, il faudrait développer la relative autonomie de l’Afrique du Sud, de l’Angola, du Venezuela, de l’Argentine, capables de surprendre et de consolider le groupe de ceux qui ont choisi de signer des accords de coopération en complète opposition avec les projets US: Brésil, Inde, Turquie. Comme la Turquie, les autres voisins de l’Iran ont des intérêts contradictoires, mais la Syrie et l’Irak sont d’ores et déjà ses alliés, outre la Russie et la Chine, et les atouts de l’Iran mériteraient un autre livre complémentaire. Certains dans la classe politique israélienne, envisageraient même l’alliance avec l’Iran, contre les USA, tandis qu’aux USA, il en est d’autres qui souhaitent la consolidation nucléaire de l’Iran pour parer à la folie expansionniste d’Israël ! Une chatte persane saura-t-elle y retrouver ses petits ?

    L’auteur appelle de ses vœux un miracle, qu’il se manifeste sous forme d’homme providentiel ou d’une colossale défaillance inattendue dans le camp des présumés vainqueurs. Nous parions sur l’accumulation de petits miracles, dont ce livre fait d’ores et déjà partie. Si l’Iran réchappe du plan de destruction inclus dans la logique prédatrice de l’anarcho-capitalisme hégémonique, ce sera entre autres grâce au travail de réinformation des journalistes sérieux.

    Maria Poumier http://www.mecanopolis.org

    « Iran, la destruction nécessaire » peut-être directement commandé chez l’éditeur Xénia

  • Louvre Lens, un cadeau empoisonné ?

    Christine Sourgins, tout comme sa consœur Aude de Kerros bien connue des lecteurs de Polémia, est artiste, écrivain, historienne et critique d’art – art contemporain, cela va sans dire, pour en « déconstruire la déconstruction ».
    Attentive à tout événement culturel, elle s’intéresse à la muséologie, ce qui l’a conduite tout naturellement à suivre le projet du Louvre Lens et de donner un commentaire sitôt son inauguration du 4 décembre dernier, publié sur son blog sourgins.over-blog.com le 17 décembre. Polémia le présente ci-après à ses lecteurs.
    Polémia

    Paris est favorisé en musées, la faute, non aux Parisiens mais à l’histoire ; la capitale est aussi plus centrale que Lens, cette fois c‘est la géographie qu‘il faudrait incriminer : pour les « Sudistes » venir voir des œuvres majeures du Louvre dans le Pas de Calais, va s’avérer beaucoup plus compliqué et onéreux. La moitié de la France est pénalisée de fait. Il y a pire : certes le bassin minier a beaucoup souffert mais est-il le désert culturel qu‘on nous serine ? Deux des plus riches musées de France, Lille et Arras, sont respectivement à une demi-heure et un quart d’heure de train. Plutôt que de créer un nouveau musée, n’aurait-il pas mieux valu aider ceux déjà existants ? Louvre Lens a dérapé sur le plan financier avec 50% d’augmentation soit un coût de 150 millions qui explique que les autres musées du Nord-Pas-de-Calais voient leurs budgets diminuer... Et depuis quand « déshabiller Paul pour habiller Pierre » s’appelle décentralisation ?
    Si la construction de cette antenne de province se justifie pour des raisons d’équité ou de compensation de pertes d‘activités, combien de villes méritantes et déshéritées auront-elles droit à leur antenne ? Vider le Louvre parisien n’y suffirait pas, sauf à le mettre sur roulettes pour un grand tour de France : à quand la caravane du Louvre ?

    Démocratiser l’art

    Le résultat ? Extérieurement pas de grand geste architectural, l’agence japonaise Sanaa, a privilégié une structure basse, dont la discrétion laisse dubitatif : est-ce un musée ou une aérogare ? La volonté de nier la notion de « Palais » accolée au (vrai) Louvre, est claire : il faut montrer qu’on démocratise la culture et donc priver le peuple de Palais (démocratiser voulant dire : ne pas lui donner des idées de grandeur). En revanche, à l’intérieur, tout le monde reconnaît une belle lumière, une qualité de visibilité des œuvres indéniable. L’immensité des lieux est spectaculaire, c’est vrai, mais « La Liberté guidant » le peuple de Delacroix, fleuron de la présentation, « flotte » dans cette Kunst-hall démesurée : « je la voyais plus grande » commentent certains visiteurs.

    Assemblage temporel

    Le gros du spectacle est donc la Galerie du Temps qui présente de manière chronologique et transversale, des d’œuvres du IVe millénaire avant Jésus-Christ au XIXème siècle. En fait ces œuvres n’ont d’autre lien que d’être des chefs-d’œuvre du Louvre et d’avoir appartenu à la même époque. Mais tel peintre florentin connaissait-il l’œuvre du céramiste musulman exposée quelques pas plus loin ? Le lien entre deux œuvres d’une même époque n’est pas toujours évident et, faute d‘explication, le visiteur peut penser que deux œuvres de la Renaissance sont influencées l’une par l’autre, alors que toutes deux ne font que se référer à l’Antique. Voilà posé le problème de la contemporanéité : si on est toujours contemporain de ce que l’on regarde, deux artistes vivants au même moment peuvent fort bien ne partager aucune communauté de pensée. Le Louvre Lens fait donc, involontairement, une démonstration de la relativité de cette notion pourtant si hégémonique et si politiquement correct qu’est « le contemporain ».

    « Déshabiller Paul pour habiller Pierre »

    L’amateur qui fréquente déjà ces chefs-d’œuvre appréciera une sensation de proximité nouvelle. Un peu comme lorsqu’on croise en villégiature des voisins trop connus, M. Bertin (portraituré par Ingres) par exemple, que l’on redécouvre alors sous un autre jour ; cependant ces voisins là sont des exilés forcés supportant des transports dangereux. Les œuvres sont fragiles, ainsi des experts, dont M. Pomarède conservateur en chef des peintures au Louvre, se sont alarmés en vain de l’état du tableau de Delacroix : visiblement les politiques (*) n’en n’ont cure et ont décidé de brandir « La Liberté guidant le peuple » jusqu’à ce que la toile s’effondre. Inquiétant symbole.
    Si le Louvre a pu être privé d’œuvres insignes, c’est que sa cohérence interne est niée, comme l’est celle de l’exposition Raphaël : le Balthazar Castiglione a été décroché sans vergogne plus d’un mois et demi avant la fin de cette grande exposition : bref « Déshabiller Paul pour habiller Pierre » devient le maître mot de la politique muséale française.
    Le dépeçage de la collection du Louvre, entre Atlanta puis Abou Dhabi ou Lens montre un Palais parisien ravalé au rang d’un entrepôt, d’un show-room où l’on pioche à volonté pour faire des coups médiatiques. Le Louvre parisien est en train de devenir un gruyère, certains s’amusent déjà à en photographier les vides, tandis que d’autres s’agacent des audio-guides commentant les tableaux absents des cimaises…

    En ce mois festif de décembre, Le Louvre Lens pourrait bien être un cadeau empoisonné.

    Christine Sourgins
    Le blog de Christine Sourgins 
    17/12/2012

    (*) Sur les enjeux politiques voir A. Warlin « La face cachée du Louvre », Michalon, p.73 et ss. Les intertitres sont de la rédaction

    Correspondance Polémia – 27/12/2012

  • « LA-HAUT, UN ZOO AU-DESSUS DES NUAGES » par Pieter Kertens

    J’ai eu la chance de pouvoir parcourir cet automne le nord du Tonkin sur plus de 3.000 km. Ce circuit en boucle, de Hanoi à Haiphong, en passant par Mai Chau, Son La, Dien Bien Phu, Cha Pa, Bao Ha , Yen Binh, Bac Quang, Quan Ba, Yen Minh, Coc Pan, Cao Bang, Dong Khe, Na Cham, Dong Dang, On, Bac Ninh, et Ha Long m’a permis de visualiser le cadre décrit dans les multiples ouvrages concernant la guerre d’Indochine (de 1945 à 1954).
    Ce périple « sur les traces de la Légion Etrangère » était aussi l’accomplissement d’une promesse faite à deux anciens képis blancs -à des périodes différentes- si d’aventure j’allais au Viet Nam, je rechercherais les lieux historiques et j’irais aussi me recueillir, en mémoire du sacrifice des dizaines de milliers de soldats tombés pour la défense du drapeau français et des valeurs qui s’y rattachent (courage, fidélité, patrie, famille, honneur, abnégation ou ténacité).
    La Gloire est le soleil des Morts

     

    À Dien Bien Phu se trouvent d’immenses monuments érigés à la gloire de l’Armée de Libération du Vietminh, commandée par le génial et illustre général GIAP au service de l’Oncle HO ; monuments qui écrasent les visiteurs étrangers par la hauteur de leur suffisance. Pour ma part j’ai ignoré la propagande marxiste (nous étions selon mon guide, mon épouse et moi, les seuls touristes étrangers à ne pas vouloir visiter le champ de batailles, le musée et le mausolée) et je me suis rendu au monument de l’armée française.
    Ce petit obélisque se situe dans le quartier Thanh Truong, près de la reconstruction du tunnel De Castries. Très rares sont les visiteurs qui se recueillent là, dans ce carré chargé de symboles, de sang et de sacrifices, d’explosions et d’exploits, de victoires et d’humiliations.
    Ce monument a été érigé grâce à l’obstination de Rolf RODEL, sous-officier de la Légion et ancien combattant du Front de l’Est. En effet selon certaines sources, la Légion Étrangère avait enrôlé 35.000 soldats allemands issus des camps de prisonniers, au lendemain de l’armistice, dont plusieurs dizaines de sous-officiers et certains officiers, très compétents et efficaces, pour un engagement de 5 ans. Partout ailleurs au Tonkin, à Lao Kay ou à Lay Chau, à Ha Giang ou à Dong Van, à Meo Vac ou à Bao Lac, à Cao Bang ou à Dong Khe, à That Khe, à Lang Son, Dong Trieu ou Haiphong,  RIEN ! ! !  
    Vae  Victis …Mais, « la gloire est le soleil des morts », R.I.P.
    Plus aucune trace d’un siècle de présence française

     

    Au Tonkin, en novembre 2012, plus aucune trace d’un siècle de présence française. TOUT a été effacé, martelé, éradiqué. Subsistent encore les passerelles volantes au-dessus des rivières, des poteaux en béton portant les câbles électriques, quelques rares maisons coloniales et le chemin de fer qui n’a subi aucune amélioration ni modernisation ces 60 dernières années…
    Hormis les alentours des grandes villes comme Hanoi ou Haiphong, le réseau routier est dans un état lamentable et nombreuses sont les routes coupées où nous avons dû stopper pour permettre aux pelleteuses et niveleuses de dégager les éboulements.
    Peu de « touristes » et pour les attirer le régime marxiste a découvert l’exploitation de la visite des « minorités » (54 ethnies au Viet Nam). Ces indiens des temps modernes se retrouvent parqués dans des zones sous contrôle et se visitent comme des bêtes curieuses en voie de disparition, de la même manière que l’on visiterait le zoo de Vincennes ou les réserves indiennes de l’Arizona. C’est particulièrement vrai dans la région de Sapa (ex  Cha-Pa).
    Comme ma femme et moi-même sortons en permanence des sentiers battus, nous avons pu nous rendre dans des villages isolés, seulement accessibles à pied, accompagnés par un « officier de liaison » de la milice, responsable de tribus H’mongs fleuris (méos), hameaux où seul arrive l’électricité. On touche ici à la réalité du paradis communiste dans ses moindres détails…
    Langue de bois et « je ne sais pas encore » en réponse à nos questions. 
    Excepté les innombrables constructions scolaires neuves (écoles primaires, collèges et lycées) et tous les bâtiments du pouvoir politique (sièges du Parti et maison du Peuple), le parc immobilier tonkinois et l’infrastructure hôtelière sont proches du délabrement et de l’insalubrité.
    Le contraste entre le Tonkin et la Cochinchine est frappant

     

     Le contraste entre le Tonkin et la Cochinchine est frappant : du 19ème siècle, on passe sans transition à 2012 et Saïgon  (Ho Chi Minh City) se présente comme la vitrine commerciale de la République Socialiste du Viet Nam, avec toutes les dérives correspondantes au mondialisme conquérant.
    À l’extrême Sud du pays, dans le golfe de Thaïlande et à moins de 10km du Cambodge, l’île de Phu Quôc avait été choisie par le Pouvoir il y a 10 ans, comme une perle tropicale qui devait recevoir le tourisme balnéaire international, avec golfs, casino, hôtels 5 étoiles, etc… En 2012, cela reste un projet sans suite qui permet quand même à quelques « robinsons » de goûter au silence, de contempler des paysages superbes, de parcourir les plages vierges du Nord-Ouest de l’île, mais avec un confort rustique. Une réelle exception heureusement ignorée par la masse.
    Le Viet Nam, pays sous-développé à la démographie galopante, concentre une inégalité criante parmi sa population et il n’est pas rare de voir une multitude de motos côtoyer des Mercedes 320 ou des BMW X6 (véhicules étrangers taxés à 150%) et ceci, même dans les villages les plus septentrionaux.
    En conclusion de ce voyage de 4 semaines : brume, saleté, corruption et humidité. Un autre séjour s’impose pour découvrir l’Annam et le delta du Mékong, afin de pouvoir se forger une opinion, loin des clichés des guides touristiques actuels qui vantent des chimères asiatiques.
    Pieter KERSTENS, Carnet de voyages. http://www.francepresseinfos.com/

    NB : la visite en bateau de la baie d’Ha Long pourrait se comparer à un séjour à Disneyland. Mieux vaut regarder chez soi un bon DVD de National Geographic sur le sujet.

  • Hollande Louis XVI et les réformes

    La comparaison entre Louis XVI et François Hollande me semble, disons-le tout net, insultante pour le roi martyr. Mais, une fois surmonté le dégoût, sur un point au moins, on peut la tenir pour pertinente : même souhait des réformes, pareille conscience, sans doute, de leur nécessité, mais incapacité comparable de les promouvoir.

    Explorons donc ce parallèle du p. de la r. avec Louis XVI. Lancée par Jean-Luc Mélenchon (1)⇓, l'assimilation a bien provoqué quelques remous pendant deux ou trois jours. Notre Robespierre d'opérette avait  dit : "Pourquoi tient-il compte seulement des éléments les plus droitiers et les plus archaïques de sa majorité ? François Hollande est aussi aveugle que Louis XVI. Incapable de penser un autre monde." Comme il s'agit d'un des rares hommes politiques à se réclamer ouvertement de la franc-maçonnerie ses moindres frasques disposent  d'un écho complaisant. Mais on s'avise rapidement qu'il admire en Chavez une sorte de réincarnation de Bolivar pour café-concert, qu'il nie le caractère dictatorial de Fidel Castro, et, au bout du compte que ce grand démocrate se révèle incapable de se faire élire au scrutin uninominal. Pour le système il se réduit donc au rôle de bouffon supplétif.

    On se dispense ainsi d'examiner le fond de son propos.

    Or, une légende tenace assimile le malheureux roi aux Mérovingiens. Les faux lettrés aiment ainsi à retenir que Louis XVI aurait marqué sur un certain carnet, à la date du 14 juillet 1789 : "rien". À cet égard, la Mémoire trompeuse s'efforce d'oublier que cette mention provient en fait du tableau de chasse royal.

    Aujourd'hui Monsieur Normal qui par tant de points ressemble effectivement, lui, à un roi fainéant de caricature, se préoccupe sérieusement d'enrayer cette critique. Il sait qu'il serait critiqué pour n'avoir rien inscrit à son agenda pendant les fêtes de cette fin d'année. Cette rumeur était diffusée par L'Express le 24 décembre à 11 h 35. Elle fut rapidement démentie sur le site, décidément plus bienveillant, du Figaro. Lequel titrait le même jour à 17 h 22 : "Hollande et le gouvernement privés de vacances de Noël". On peut tenir ces ordres et contre-ordres pour des broutilles. Elles paraissent assez révélatrices de la mythologie jacobine à l'œuvre dans les cercles dirigeants de notre république. On peut aussi se demander pourquoi un journal appartenant à Serge Dassault se montre aussi ambigu par rapport à l'actuel pouvoir d'État.

    Le même site s'ouvrait ainsi ce 27 décembre au matin sur la nouvelle triomphale et, n'en doutons pas, capitale de la "visite surprise de François Hollande à Rungis". Le même matin, d'ailleurs, le même journal diffusait sans commentaire l'évaluation trompeuse de l'Insee prétendant que la dette publique française aurait reculé à l'automne 2012.

    L'opération Rungis appelait quant à elle des commentaires critiques. Elles venaient notamment de la gauche. Ainsi un chroniqueur comme Éric Dupin posait la question : "Hollande, la tête de veau et Rungis. Comment un "communiquant" peut-il encore croire à ce genre de truc ?" (2)⇓

    À 4 h 35 du matin, ce 27 décembre le chef de l'État s'affichait pourtant visitant le pavillon carné à Rungis en compagnie de Mme Nadjet Boubekeur, attachée de presse de l'Élysée, elle-même accompagnée du ministre délégué chargé de l'agroalimentaire, Guillaume Garot, et du ministre délégué à la Consommation, Benoît Hamon. Message non exempt d'une idée de lutte des classes : tout ce beau monde va à la rencontre de ceux qui travaillent dur "pendant cette période de fête". Et de se montrer photographié au milieu des tripes, abats et découpage de tête de veau. Par ailleurs, on se garde bien de s'attarder sur les cochonnailles.

    Apparaissant une fois de plus en renégat du christianisme qu'il se confirme jour après jour, et après qu'il eut souhaité une excellente fête de l'Aïd-el-kébir aux musulmans, on ne l'avait entendu évoquer ni le Noël de ses anciens coreligionnaires ni la fête des Lumières, probablement devenue suspecte depuis que le grand rabbin de France Gilles Bernheim a si brillamment étrillé le projet de loi sur l'homoparentalité.

    Tout tend à faire oublier la crise, le nombre des chômeurs, le risque de stagnation qu'aggrave le poids délirant de la fiscalité et des charges sociales.

    Car contrairement au malheureux monarque qui, après l'échec de l'assemblée des notables de 1787 convoqua les états généraux de 1789, pour faire adopter les réformes qu'il savait nécessaires, le compagnon de Madame Twitter cherche plutôt à communiquer sur la moindre importance de la crise, conjoncturelle pour l'Europe, structurelle pour l'Hexagone qu'il administre.

    Il souhaite nous entretenir aujourd'hui dans l'illusion bien connue des derniers instants de bonheur. Il s'agit bien, là aussi, d'une réminiscence révolutionnaire : "encore une petite minute Monsieur le bourreau". Cette phrase fameuse, attribuée à tort à beaucoup d'autres victimes du "rasoir national", et même à Marie Stuart, fut prononcée en 1793 par la malheureuse comtesse Du Barry. La voici désormais en passe de devenir comme une sorte de viatqiue du déni français, du déclin français.

    JG Malliarakis http://www.insolent.fr/

    Apostilles

    1. Mis en ligne sur le site de Libération le 29 novembre 2012 à 22:06
    2. gazoullis du 27 décembre.

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  • Ce n'est pas le nucléaire qui menace l'humanité d'anéantissement

    À côté des forces de gravitation, le nucléaire - c'est-à-dire l'énergie issue de la fission de noyaux atomiques - règne en maître sur notre Univers. C'est l'énergie nucléaire - par la fission de l'hydrogène en hélium - qui embrase le soleil, fait de notre planète une réalité plus aimable qu'un roc glacé qu'elle serait sans cela. Ce rayonnement solaire, grâce au miracle de la photosynthèse, se trouve être la source de la vie, de la plus modeste cyanobactérie à la créature humaine. C'est encore l'énergie nucléaire qui, dans les entrailles de la Terre, met en action les mouvements qui modifient sa surface, y érige des montagnes, approfondit des océans, fait vomir des laves et jaillir des volcans... et provoque des séismes. L'énergie nucléaire est partout jusque - à la plus petite échelle - dans de nombreuses techniques de diagnostic ou de thérapeutique médicale. Ainsi une hyperactivité de la thyroïde est assagie par l'ingestion d'une gélule radioactive. Condamner, ou a fortiori diaboliser ce type d'énergie sous le prétexte d'utilisation humaine parfois contes-table, voire détestable, est d'une grande naïveté.
    Avec la Seconde Guerre mondiale, avec les deux premières « bombes atomiques » d'Hiroshima et de Nagasaki, l'utilisation pratique de cette énergie par l'homme faisait une entrée fracassante, tout auréolée d'horreur et de terreur. L'énergie nucléaire, c'était la démesure de l'homme jusque dans le mal métaphysique. C'est l'image qu'en ont conservée et que propagent activement, plus de soixante ans après, les écologistes de service moitié jobards moitié pervers. Savants et techniciens ont pressenti les potentialités formidables de cette nouvelle source d'énergie dans un monde d'une voracité insatiable. Les politiciens leur ont emboîté le pas : dès 1950, le président Eisenhower lançait le programme Atom for Peace. Pour illustrer cette voracité, la consommation annuelle d'hydrocarbures était de 300 millions de tonnes en 1945 ; elle était de 3 milliards de tonnes en 1973 ! Des études patientes et rigoureuses ont été alors menées dans de nombreux pays - 32, dont la France -, pour mettre au point des réacteurs grâce auxquels cette formidable énergie de fission serait domptée, canalisée et deviendrait source d'électricité. Tous les hommes de bonne foi s'y sont accoutumés. Actuellement 58 centrales nucléaires couvrent le territoire français et assurent près de 80 % de nos besoins en électricité, tout en nous permettant même une certaine exportation à l'étranger. Ce nucléaire assure à 50 % l'indépendance énergétique de la France.
    Mais au-delà de la France, prenons conscience de l'aspect géopolitique. Si la généralisation des centrales nucléaires dans le monde n'existait pas - ou ne devait plus exister -, la dépendance de l'humanité à l'égard des hydrocarbures deviendrait totale. L'or noir serait réellement le sang de l'Humanité. Dans ces conditions, non seulement la disponibilité assurée de ce pétrole et de ce gaz serait encore moins longue qu'elle ne l'est avec les consommations actuelles mais, en outre, on imagine facilement les extravagantes augmentations du prix du baril que les monarchies - comme on dit - musulmanes feraient peser sur la vente de ces richesses dont Allah leur a fait cadeau. Si bien des peuples ont éprouvé de la commisération pour le malheur frappant les Japonais, à coup sûr ce ne fut pas le cas des monarchies pétrolières arabes ou iraniennes qui ont perçu immédiatement la survaleur qu'allaient prendre leurs réserves fabuleuses en hydrocarbures. Bref, depuis longtemps, le nucléaire ce n'était plus Hiroshima et Nagasaki. Malgré quelques aboiements au sujet des sempiternels déchets radioactifs, plus personne n'en discutait les avantages vitaux, essentiels non point seulement pour notre économie - comme on dit perfidement - mais pour notre simple vie de tous les jours.
    Or, voilà qu'en cet hiver 2011, dans le Nord-Est du Japon, s'est produite une conjonction emboîtée et désastreuse : un séisme et son raz de marée, les ravages produits sur une importante centrale nucléaire affolée, 28 000 morts ou disparus, une contamination du milieu parfois persistante. On comprend que le débat se soit trouvé subitement relancé... et avec quelle vigueur ; même si en fait la grande majorité de ces victimes était imputable au séisme et à son raz de marée et non point à l'embrasement nucléaire.
    Une émission-radio symptomatique
    Le 27 mars 2011, en milieu de journée, je suis « tombé » sur une émission diffusée par une radio de bon aloi. Le sujet portait sur le nucléaire. Cette émission m'a surpris. Je dois dire qu'elle m'a même surpris désagréablement. Certes, on ne demande pas aux journalistes d'être spécialistes de la radio-activité dans tous ses états, ses racines, ses applications. Mais tout de même !
    Il y a eu d'abord des affirmations d'une taille parfois consternante. Passons sur le fait que les participants à l'émission ignorent qu'il y ait même une différence de sens entre les deux adjectifs : atomique et nucléaire. Il est plus fâcheux d'entendre parler de plusieurs millions de morts à Hiroshima comme si les 70 000 morts recensés ne suffisaient pas. L'un des participants s'est plaint à plusieurs reprises que, chaque matin, son rasoir fût alimenté par une centrale nucléaire. Si ce n'est que cela ! Il doit encore exister au marché aux puces des rasoirs à main. Et puis, il est difficile à EDF d'organiser un réseau parallèle à destination des rasoirs électriques où le précieux flux énergétique proviendrait d'un moulin à eau installé dans un site bucolique et écologique. Passons. Il y a plus grave.
    Parmi les intervenants, il y avait un philosophe. Nous n'avons donc pas coupé à une critique de fond du principe même d'utiliser l'énergie de fission nucléaire. Tenez-vous bien. L'électronucléaire, nous a-t-on expliqué, n'a en tête (sic) que l'efficacité économique. Or, il existe un débat philosophique sur la manipulation de l'atome. A-t-on le droit philosophiquement - « j'ai envie de dire ontologiquement », précise le philosophe - de détruire un être quel qu'il soit et... de manipuler la structure de l'être ? A-t-on le droit de manipuler la matière ? Cela raisonne creux et ronflant.
    Comme je l'ai dit en préambule, tout l'Univers est animé par l'énergie nucléaire qui automatiquement « manipule la structure des êtres ». Ne vaudrait-il pas mieux réserver la défense de la structure de l'être à des manipulations telles que le clonage ou d'autres thèmes dénoncés dans la bioéthique ? « Manipuler la matière » ? Alors l'homme préhistorique avait-il le droit de brûler du bois et du charbon et avons-nous, quant à nous, le droit de détruire ces molécules complexes qui constituent le pétrole, de brûler tous les ans des milliards de mètres cubes de méthane dans lequel carbone et hydrogène s'étaient associés miraculeusement ?
    Toujours au sujet de l'utilisation et de l'exploitation pacifique de l'énergie nucléaire, il devient question dans l'émission de « remettre en cause la consommation d'énergie ». Devant cette question enfin importante, l'intérêt de l'auditeur augmente. Va-ton enfin parler de cette débauche de consumérisme qui enflamme le monde après avoir affecté l'Occident et qui met si gravement à mal le futur de l'Humanité ? Va-t-on parler d'une nécessaire frugalité ou au moins d'une souhaitable frugalité qui permettrait - faute d'atteindre un utopique développement durable - la préservation de quelques réserves pour nos descendants ? Rien de tout cela, hélas ! au contraire, nés rapidement, on a pu entendre : « mais tout cela est utopique et on ne va pas s'y attarder » ! Toutefois, on a eu la surprise d'entendre que « l'homme moderne a un besoin d'énergie dont il pourrait se passer comme le Bédouin dans le désert ». Aucun des intervenants, semble-t-il, n'a jamais approché la vie bédouine. Son errance, misérable, ses parasites et ses maladies, sa propension inévitable à aller piller le sédentaire voisin cul-terreux méprisable dont on brûle la maison ou le gourbi au passage après lui avoir volé les produits de sa terre. Quelle perspective enviable pour éviter de recourir à l'énergie nucléaire !...
    L'énergie nucléaire comme instrument de guerre
    Depuis que les deux Grands de l'Après-Guerre - États-Unis et Union Soviétique - ont disposé tous deux de l'arme nucléaire - a fortiori depuis que celle-ci est devenue quasiment banale dans le monde entier -, nous vivons l'ère de la dissuasion nucléaire. En 1960, le Traité de non-prolifération nucléaire a été accepté, théoriquement au moins, par la plupart des puissances internationales. Un intervenant de l'émission rappelle justement que, grâce à cette menace réciproque et constante, le monde n'a plus connu ces conflits universels tels que ceux qui ont ensanglanté le XXe siècle. Il serait juste d'ajouter qu'en revanche des guerres plus locales sont quasiment permanentes sur un ou parfois plusieurs continents simultanément...
    L'anéantissement
    Mais voilà que, quelque peu contradictoirement avec cette attitude compréhensive à l'égard de la dissuasion nucléaire, l'émission s'oriente vers des risques d'anéantissement de l'Humanité qui seraient inhérents à cette arme du diable. Nous voilà revenus à un discours de style écologique. On nous ressort la présence de plus de 3 000 engins nucléaires existant sur la Terre. On évalue les dégâts incommensurables que produirait, sur notre planète, l'explosion simultanée de cet arsenal. Bref, on fait dans l'horreur.
    Cela fait des décennies qu'ont été publiées de telles évaluations sur l'effet que produirait la mise à feu simultanée de tous ces engins disponibles dans le cas d'une guerre mondiale nucléaire. On a ainsi prétendu qu'il y aurait assez de puissance pour faire sauter quatre-vingts fois la Terre (!).
    N'est-il pas cependant évident que l'intérêt de telles évaluations, si elles ont un intérêt, ne peut être qu'académique. Car à supposer qu'une puissance étatique devenue folle lance un missile nucléaire sur un voisin mal-aimé, à supposer que celui-ci retourne la politesse, l'horreur que déchaînera cette double catastrophe dans toute la population mondiale rend proprement inimaginable que chacun, et partout dans le monde, se mette à lancer tout le stock de bombes et d'engins dont il dispose. Il est confondant de constater à quel point ce genre de fantasmes a la vie dure.
    Imputer les risques d'anéantissement au nucléaire me paraît gravement erroné. Erroné parce qu'il y a d'autres mécanismes plus probables dont je vais dire un mot. Gravement, parce que parler ainsi du nucléaire, c'est s'associer à la campagne qui sous-estime ou occulte les risques bien réels d'anéantissement qui sont d'une tout autre nature. Remarquons d'abord que le nombre de morts à Hiroshima (de l'ordre de 70 000) n'est pas supérieur à celui (de l'ordre de 135 000 morts) qu'ont fait en deux nuits consécutives les bombes anglo-américaines, explosives et au phosphore, sur la ville de Dresde, durant la Seconde Guerre mondiale.
    Mais venons-en au fond du problème. Le désastre de la centrale nucléaire de Fukushima est coupable d'une certaine partie des 28 000 morts en un bref laps de temps. C'est effrayant. Toutefois si on veut bien me suivre dans un petit dénombrement macabre, on compte par mois, pour le seul peuple de France, quelque 20 000 enfants à naître tués dans le sein de leur mère. Fukushima, c'est moins de six semaines du train-train habituel et « normal » des enfants à naître tués en France. Mais la différence devient littéralement monstrueuse, si l'on songe que des Fukushima, après Tchernobyl, il y en a eu un seul en un quart de siècle. Au contraire, nos 20000 enfants à naître, assassinés, c'est un phénomène qui se reproduit chaque mois et depuis des décennies et qui ne tend pas à diminuer, loin de là.
    Si l'on reparlait un peu du Japon en dehors du domaine du nucléaire. Je crois avoir lu que le Japon était le pays qui se caractérisait par le taux de fécondité le plus bas du monde. Depuis des décennies, les Japonais se marient de moins en moins. Ils élèvent de moins en moins d'enfants. Ils procréent de moins en moins, comme s'ils avaient perdu collectivement le goût de la vie. L'élan vital qui caractérise toute la Création y semble en voie d'extinction. Cela c'est la mort programmée, non pas seulement d'une civilisation mais d'un peuple, d'une race. Fukushima, certes, n'en a pas moins été abominable. Mais par rapport à cette extinction naturelle, inéluctable, ce fut un détail.
    Georges Dillinger Présent du 4 juin 2011
    Georges Dillinger est l'auteur de Menace sur la Terre (Atelier Fol'Fer.P 20047,28260 Anet. Tel.: 06 74 68 24 40).