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géopolitique - Page 881

  • Alexandre SoIjénitsyne : La Russie sous l'avalanche (arch 1999)

    De retour dans sa patrie, un homme ne cesse de « prendre la mesure » de son peuple et des maux qui l'accablent.
    Ancien prisonnier du Goulag sibérien et ancien exilé dans le Vermont américain, Alexandre Soljénitsyne possède plus qu'aucun autre la double expérience lui permettant de peser à leur juste poids les idéologies qui ont défiguré le monde.
    Pour simplifier - ce qui ne veut pas dire caricaturer - on le voit occuper aujourd'hui une position médiane incarnée dans l'expression « ni droite ni gauche », qui n'est pas seulement un slogan mais la juste conscience des menaces comme des impératifs.
    Celui qui a tant. dénoncé le monde communiste ne peut se satisfaire de l'univers capitaliste.
    Pour ce chrétien orthodoxe, moins enclin qu'un Occidental à se laisser prendre aux pièges de la modernité et du progressisme, les deux systèmes, issus d'une même conception étroitement économique, sont les deux brasiers d'un même enfer.
    C'est pourquoi ce qu'on nommait naguère le monde libre, c'est-à-dire soumis à la seule dictature des marchés et des banques, considère désormais d'assez haut ce vieux prophète à la longue barbe grise auquel nos médias font volontiers une réputation de ratiocineur, si ce n'est de réactionnaire. Bref de ronchon.
    S'il a vécu des rencontres salutaires avec des milliers de femmes et d'hommes de son peuple, Soljénitsyne n'a eu aucun succès auprès des instances (si peu) dirigeantes de son pays retrouvé. Il n'est que de lire le récit de sa prise de parole à la Douma, l'Assemblée nationale russe, en octobre 1994 : « Pendant ce temps-là, comme en témoigne l'enregistrement télévisé, les députés discutaient entre eux, travaillaient sur leur ordinateur portable, bâillaient, dormaient ... Pendant trois quarts d'heure, j'ai parlé dans le vide. »
    Ce que le grand écrivain voulait dire aux représentants de ses compatriotes était fort peu "politiquement correct".
    Il estime, comme beaucoup de ses interlocuteurs rencontrés lors de ses tournées dans l'ex-URSS, qu'il existe « un plan concerté, une politique délibérée de destruction de la Russie ».

    Entreprise de subversion
    Et il dénonce le rôle néfaste de Radio-Liberty (station de radio à destination des pays de l'Est, basée en Europe occidentale mais subventionnée en grande partie par l'administration américaine). Et il affirme : « Bien sûr qu'il fallait s'extirper de la Babylone communiste. Mais nous avions le choix entre plusieurs voies, et celle qu'on a choisie pour nous fut la pire, celle qui, en elle-même, générait la perversion et le mal. »
    On a voulu faire croire au peuple russe qu'il existait des « valeurs universelles » alors que celles-ci traduisaient « les penchants hégémoniques [des Américains] à contrôler l'ensemble de la planète ». Aussi s'est développée, venue de l'étranger mais relayée par le pouvoir post-communiste, une véritable campagne « contre les traditions de la Russie,  voire contre sa religion et sa culture », ceci pour entraîner l'ex-empire soviétique « dans le monde de la finance internationale » et établir le règne de l'argent-roi : le « dollar-rouble ».
    La complicité du gouvernement et d'une partie du peuple russe à cette gigantesque entreprise de subversion témoigne d'une attitude véritablement "suicidaire", d'autant qu'elle correspond à un déclin démographique vertigineux « qui condamne le peuple russe à être noyé dans une majorité musulmane en pleine expansion ».
    La seule riposte serait de « continuer à suivre notre propre voie, aussi difficile soit-elle, en nous ancrant dans le passé de notre nation, dans sa culture et la foi orthodoxe ».
    Vaste programme dont l'auteur de L'Archipel du Goulag mesure bien l'incongruité dans le monde actuel et le rejet inévitable par l'idéologie dominante. Comme lui disait un débardeur de Samara : « Les Russes, on les brime partout. Mais quand ils essaient de se défendre, on les traite de fascistes ! »
    Et ce n'est pas leurs dirigeants qui les soutiendront : « Les responsables de notre pouvoir central ont une totale atrophie de l'intérêt - si tant est qu'il ait jamais existé - pour les besoins spécifiques du peuple russe. »
    Soljénitsyne constate que nombreux sont ses compatriotes qui sont en train de devenir des exclus dans leur propre pays où l'on accorde plus de facilités aux étrangers qu'aux indigènes : « Dans la seule région de Moscou se sont ainsi concentrés 400 000 migrants en provenance de divers pays. » Africains et Asiatiques trouvent ainsi « un pays de premier asile » avant de tenter leur chance dans le reste de l'Europe ou de s'incruster à l'ombre du Kremlin.
    Les opinions du grand écrivain vont souvent à rebours du "prêt-à-penser" occidental, qu'il s'agisse des Ukrainiens, des Tchétchènes ou des Azéris. Et on imagine les réactions de nos médias quand il prône la « réhabilitation de la paysannerie » par la « propriété privée avec usufruit illimité et transmission héréditaire ». Car l'agriculteur, pour lui, n'a pas seulement une fonction économique : « Il vit en osmose permanente avec la nature et ses cycles. (...) C'est dans la communion du paysan avec la terre - les sources, les ruisseaux, les rivières, les taillis et les bois que s'enracine la spiritualité populaire. C'est de la terre que jaillit la source inépuisable et pure de l'amour de la patrie. C'est sur elle que repose la stabilité de l'Etat : Ce lien profond qui lie l'âme d'un peuple à sa terre, ce ne peut être une "marchandise" cotée en bourse, il nous est aussi cher que notre patrie, notre âme. »
    Voilà ce que ses adversaires nomment « l'idéologie nationale-chauvine » !
    Peu importe à l'auteur de ce nouveau pamphlet, publié après Comment réaménager notre Russie (1990) et Le problème russe à la fin du XXe siècle (1994). Cela ne l'empêche pas d'affirmer, avec un tranquille courage, qu'il faut lutter contre « le modèle mondial (américain, anglo-saxon) qui menace d'éteindre toutes les couleurs de la palette de l'humanité, toute sa complexité spirituelle, sa vigueur ». Contre cette standardisation mondialiste, Soljénitsyne s'écrie :
    - Toute culture nationale est bénie !
    Et comme lui disait un de ses interlocuteurs, rencontré à Vladivostok :
    - Si nous ne sauvons pas la culture, nous ne sauverons pas la nation.
    Oui, cette fois, on peut parler d'une grande lueur à l'Est, quand le plus grand des écrivains russes exalte « le processus d'autodéfense de l'identité » et estime que « le droit aux racines » est plus vital que « les droits de l'homme ».
    Jean MABIRE National Hebdo du 18 au 24 février 1999
    Alexandre SoIjénitsyne : La Russie sous l'avalanche, 360 pages, Fayard.

    Lire aussi du même auteur chez le même éditeur : Le grain tombé entre les meules, esquisses d'exil, 1974-1978, 552 pages.

  • « L’art de la guerre » Obama la préfère cachée

    Les Etats-Unis n’ont plus les moyens de lancer de grandes guerres comme en Corée, au Vietnam ou en Irak. Obama préfère intensifier l’action militaire secrète. Manlio Dinucci détaille le programme.

    Le président Obama n‘aime pas la guerre. Non pas parce qu’il est prix Nobel de la paix, mais parce que l’action belliqueuse ouverte découvre les cartes de la stratégie étasunienne et des intérêts qui en sont à la base. Il a ainsi lancé un grand plan qui, écrit le Washington Post, « reflète la préférence de son administration pour l’espionnage et l’action secrète plutôt que pour l’usage de la force conventionnelle ».

    Ce plan prévoit de restructurer et potentialiser la DIA (Agence de renseignement militaire), jusqu’ici concentrée sur les guerres en Afghanistan et Irak, de façon qu’elle puisse opérer à l’échelle globale en tant qu’ « agence d’espionnage focalisée sur les menaces émergentes, plus étroitement reliée avec la CIA et les unités militaires d’élite  ».

    Le premier pas sera d’augmenter l’organigramme de la DIA qui, doublé pendant la dernière décennie, comprend environ 16 500 membres. Sera formée « une nouvelle génération d’agents secrets » à envoyer à l’étranger. La CIA s’occupera de leur entraînement dans son centre de Virginie, connu comme « la Ferme », où on élève des agents secrets : pour ceux de la DIA, qui constituent aujourd’hui 20 % des élèves, seront créés de nouveaux postes.

    La collaboration de plus en plus étroite entre les deux agences est témoignée par le fait que la DIA a adopté quelques unes des structures internes de la CIA, parmi lesquelles une unité appelée « Persia House », qui coordonne les opérations secrètes à l’intérieur de l’Iran.

    Les nouveaux agents DIA fréquenteront ainsi un cours de spécialisation auprès du Commandement des opérations spéciales. Celui-ci est spécialisé, outre dans l’élimination d’ennemis, en « guerre non conventionnelle » conduite par des forces extérieures entraînées à dessein ; en « contre-insurrection » pour aider des gouvernements alliés à réprimer une rébellion ; en « opérations psychologiques » pour influencer l’opinion publique afin qu’elle soutienne les actions militaires étasuniennes.

    La formation terminée, les nouveaux agents de la DIA, au départ 1 600 environ, seront assignés par le Pentagone à des missions dans le monde entier. Le Département d’État s’occupera de leur fournir de fausses identités, en en introduisant une partie dans les ambassades. Mais, comme celles-ci sont remplies d’agents de la CIA, on fournira aux agents de la DIA d’autres fausses identités, comme celle d’universitaire ou d’homme d’affaires.

    Les agents de la DIA, grâce à leur expérience militaire, sont réputés être plus idoines pour recruter des informateurs en mesure de fournir des données de caractère militaire, par exemple sur le nouvel avion de chasse chinois. Et le développement de leur organigramme permettra à la DIA d’élargir la gamme des objectifs à frapper avec les drones et avec les forces spéciales.

    Ceci est la nouvelle façon de faire la guerre, qui prépare et accompagne l’attaque ouverte par l’action secrète pour miner le pays de l’intérieur, comme on l’a fait en Libye, ou pour le faire s’écrouler de l’intérieur, comme on tente de le faire en Syrie. C’est dans cette direction que va la restructuration de la DIA, lancée par le président Obama.

    On ne sait pas si le néo-candidat premier ministre Pier Luigi Bersani [1], qui a une grande estime pour Obama, l’a déjà félicité. En attendant il est allé en Libye pour « reprendre le fil d’une présence forte de l’Italie en Méditerranée ». Le fil de la guerre contre la Libye, à laquelle l’Italie a participé sous commandement étasunien. Tandis que Bersani jouissait, en s’exclamant « à la bonne heure ».

    Traduction
    Marie-Ange Patrizio

    Source
    Il Manifesto (Italie)

    1] Secrétaire du Partito democratico, élu dimanche 2 décembre aux élections primaires pour conduire les « listes progressistes » aux prochaines élections politiques dont sera issu le nouveau gouvernement, que Bersani se prépare à présider. NdT. Site de campagne

  • Afghanistan / Voilà enfin un général français qui ose le dire : cette guerre n'est pas la nôtre ! 'arch 2010)

    Même si c'est à la une du Monde et non malheureusement dans Présent, ne boudons pas notre plaisir. Voilà enfin un général français écouté et respecté qui ose dire haut et fort ce que nous écrivons ici même depuis de longs mois et mardi dernier encore : l'Afghanistan « est une guerre américaine » dans laquelle « il n'y a pas de voix stratégique des alliés ».
    Car, explique-t-il avec un certain bon sens, « quand vous êtes actionnaire à 1 %, vous n'avez pas la parole ». Or les Américains disposeront bientôt de plus des deux tiers des troupes de la coalition présente en Afghanistan. En d'autres termes : cette guerre n'est pas la nôtre !
    Directeur du Collège interarmées de défense (CID), le général Vincent Desportes émet en effet, dans une interview accordée au Monde, de sérieux doutes sur l'actuelle stratégie américaine qui « ne semble pas fonctionner », où « factuellement, la situation n'a jamais été pire ». De fait, avec 102 morts, le mois de juin a été le plus meurtrier pour la coalition internationale depuis son engagement en Afghanistan en 2001.
    Et le général Desportes n'hésite pas non plus à s'en prendre ouvertement au président Barack Obama qui avait pourtant fait de l'Afghanistan sa « priorité » à son arrivée à la Maison-Blanche. En critiquant tout à la fois ses valses-hésitations, sa décision d'envoyer 30 000 soldats américains en renfort, prise le 1er décembre dernier, et son annonce précipitée dans la foulée d'un début de retrait des troupes américaines dès le 1er juillet 2011, c'est-à-dire dans exactement douze mois. « Tout le monde savait que ce devait être zéro ou 100 000 de plus », observe-t-il, car « on ne fait pas des demi-guerres. »
    « La doctrine de contre-insurrection traditionnelle, telle que l'a engagée le général Stanley McChrystal (le commandant des forces américaines et alliées, limogé par le président américain) depuis un an, avec un usage restreint de l'ouverture du feu, des moyens aériens et de l'artillerie pour réduire les dommages collatéraux, ne semble pas fonctionner », affirme-t-il. Avant d'enchaîner : « Si la doctrine McChrystal ne fonctionne pas ou n'est plus acceptée, il faudra bien revoir la stratégie » et « probablement repousser la date du retrait d'Afghanistan ».
    « L'affaire McChrystal révèle une faiblesse », estime encore le général Desportes, en affirmant que le président Obama aurait pu se contenter de « morigéner son chef militaire et le renvoyer au combat, comme l'avait fait Roosevelt avec le général Patton, qui avait dû s'excuser d'avoir giflé un soldat ».
    « Tout se passe comme si le président Obama n'était pas très sûr de ses choix », ajoute-t-il, en rappelant qu'il avait déjà renvoyé le général David McKiernan, le prédécesseur de McChrysral, il y a un an. Preuve qu'il y a en Afghanistan un réel problème de commandement sur le terrain. Vicié pratiquement dès le départ avec les deux dispositifs désormais commandés par un seul et unique général américain qui a la double casquette : celle de patron de l'opération « Enduring freedom » (Liberté immuable), déclenchée dès le 7 octobre 2001 pour chasser les talibans du pouvoir et faire la guerre à Al-Qaïda et Ben Laden, et celle de commandant en chef de l'ISAF (Force internationale d'assistance à la stabilité) qui, sous mandat de l'ONU et drapeau de l'OTAN, entend officiellement participer à la pacification et à la reconstruction du pays mais qui mène toute à la fois des opérations de guerre et des actions civilo-militaires !
    Cette ambivalence sur les véritables buts de la mission et les doutes sur la stratégie américaine ont « des conséquences sur le moral des troupes », relève encore avec justesse le général Desportes, et l'on « ne peut pas faire la guerre contre le moral des soldats ».
    Reste à savoir bien sûr si, après cette courageuse interview quelque peu iconoclaste, le général Desportes ne va pas être à son tour relevé de ses fonctions ou mis sur une voie de garage comme vient de l'être aux États-Unis le général McChrystal, coupable d'avoir dit enfin la vérité... Car avec Nicolas Sarkozy, toujours prompt à se mêler de tout et qui, à l'image de son modèle Obama, accepte de moins en moins la contradiction, rien n'est impossible !
    « En matière de guerre contre-insurrectionnelle, on doit tout faire pour protéger la population et réduire les pertes parmi les civils innocents », a cependant réaffirmé pour sa part, jeudi au siège de l'OTAN à Bruxelles, le nouveau patron des troupes américaines et alliées en Afghanistan, le général David Petraeus, lui-même à l'origine du changement de stratégie que son prédécesseur avait commencé à mettre en œuvre il y a un an.
    « J'ai réaffirmé au président afghan Hamid Karzaï, a assuré le général Petraeus, comme au secrétaire général de l'OTAN, Anders Fogh Rasmussen, et aux dirigeants américains que nous devons maintenir notre engagement de réduire les pertes de civils innocents au niveau minimal », car c'est « un impératif de la lutte contre l'insurrection ». Il est grand temps que les généraux qui conduisent et réfléchissent sur cette guerre qui n'en finit pas et que l'on ne gagnera jamais fassent enfin - en France comme aux États-Unis - entendre leurs voix.
    YVES BRUNAUD PRÉSENT- Samedi 3 juillet 2010

  • Après Erdogan, Morsi ? Autant en emporte le vent

    Ex: http://www.dedefensa.org/

    erdogan-mursi-gorus.jpgIl y a une semaine, nous constations la chute accélérée de la position du Turc Erdogan, qui n’avait pu réussir, au long de la crise de Gaza (Gaza-II), à se rétablir dans la perception de l’opinion musulmane et de celle du reste du monde. Gaza-II n’avait démontré qu’une chose : la toute-puissance de la position de Morsi, l’homme-clef de la crise, montrant de la fermeté vis-à-vis d’Israël tout en contrôlant le Hamas et en s’attirant le soutien enthousiaste de Washington. C’était effectivement le 23 novembre 2012 que tout cela était rapportét.

    «D’un côté, il y a une appréciation générale selon laquelle Erdogan s’est trouvé dans cette crise à la remorque de Morsi, tandis que son attitude durant ces quelques jours est perçue plutôt comme de la gesticulation sans beaucoup de substance. […][S]elon un article du New York Times [… :] “The analysts stressed that while Turkey became a vocal defender of Palestinians and a critic of the Israeli regime, ‘it had to take a back seat to Egypt on the stage of high diplomacy.” […] “While most of the region’s leaders rushed to the nearest microphone to condemn Israel, the normally loquacious prime minister was atypically mute,” said Aaron Stein from a research center based in Istanbul. Stein added that while Erdogan was touring a factory that makes tanks, Egypt President Mohamed Morsi had “put his stamp on world réaction…»

    • L’impression est immanquable : Erdogan est “perdu corps et bien”, Morsi est le grand homme d’une époque nouvelle… Combien de temps, cette “époque nouvelle” ? Eh bien, disons, une semaine, dix jours, deux semaines ? Aujourd’hui, Morsi est à la dérive ; l’on dirait presque, bientôt, qu’il est “perdu corps et bien”… Le constat semble aussi rapide que le temps qui passe et que l’Histoire se fait.

    • Ces trois-quatre derniers jours, Morsi s’est trouvé entraîné dans le tourbillon d’une contestation qui prend des allures, une fois de plus, révolutionnaires, ou plutôt déstructurantes ; destructrices de structures encore si fragiles mises en place peu à peu depuis le départ de Moubarak, et dont Morsi avait pensé qu’elles suffiraient à canaliser les passions et les fureurs. Le schéma est assez simple : deux ou trois jours après sa “victoire” dans Gaza-II, au pinacle de sa puissance nouvelle, Morsi s’est jugé en position de force pour assurer son pouvoir intérieur en relançant sa querelle avec le pouvoir législatif, contre lequel il avait lancé jusqu’ici des assauts contenus et même retournés contre lui, et cette fois lui-même pour placer un coup décisif. Il semble que Morsi se soit trop appuyé sur ses conseillers juridiques, selon le journaliste Rana Mamdouh, du quotidien Al-Akhbar English, ce 27 novembre 2012 : «As Egyptian President Mohammed Mursi faces yet another showdown with the judiciary, this time over his recent decree placing himself beyond the power of the courts, sources tell Al-Akhbar that the real masterminds behind these disastrous decisions are Mursi’s advisors.»

    Rana Mamdouh semble, d’après ses sources, assez pessimiste sur l’issue de la crise pour Morsi, qu’il voit dans une nouvelle capitulation du même Morsi face au pouvoir législatif : «The president, on the other hand, met with the Higher Judicial Council on Monday in an attempt to close the rift caused by the declaration. The meeting was widely seen as an attempt to find a way out while allowing Mursi to save face – this would be the fourth reversal of a presidential decision in relation to the judiciary.»

    • …Pourtant, serait-on tentés d’écrire, Morsi semblait avoir assuré sa position, notamment auprès des USA. Justement : à quoi servent les USA aujourd’hui et qui s’en soucie vraiment, au Caire, dans la rue par où doit passer toute décision politique ? La caution des USA, n’est-ce pas la caution de l’incendiaire donnée à l’apprenti-pompier ? Le même Al-Akhbar English, du 27 novembre 2012, publie une rapide et savoureuse mise en situation sur son Live Blog, le 27 novembre au matin ; laquelle nous montre 1) que le côté américaniste est affolé et ne comprend plus rien à une situation qu’il n’a jamais comprise, avec l’ambassade tweetant que, finalement, elle serait plutôt contre Morsi et aux côtés des révolutionnaires, du peuple et des droits de l’homme ; 2) que les contestataires anti-Morsi n’ont rien à faire des manifestations diverses de l’américanisme affolé, sinon à leur faire passer texto le message qu’ils ne veulent plus des accords de Camp David (accord de paix Israélo-Égyptien)…

    « Who cares what the US says anyways ? » Are the Americans back peddling on Mursi ? Under Mubarak, the US maintained its opposition to the Brotherhood. When Mursi won the presidential election and made clear his intentions to maintain ties with Israel and keep providing them with fuel, the US backed him. It was just a few days ago that US Secretary of State Hillary Clinton praised Mursi's “leadership” on Gaza. Now today, the US Embassy in Cairo basically called Mursi a dictator or Twitter: » “ @USEmbassyCairo : The Egyptian people made clear in the January 25th revolution that they have had enough of dictatorship #tahrir”.

    »Conveniently, the embassy failed to address the incident just outside its doors earlier today when an activist was killed by riot police. Those protesters aren't just sending a message to Mursi, they are also rallying against US meddling in their internal affairs, and in particular, Camp David.»

    • Première conclusion (sous forme de question) : Morsi est-il en train de prendre une direction semblable à celle d’Erdogan, par d’autres voies ? Seconde conclusion : il semblait bien que ces deux dirigeants musulmans, supposés habiles, certainement réformistes et un poil révolutionnaire, populiste sans aucun doute, charismatiques, étaient du genre “qui a compris que la rue pèse d’un poids terrible” après le “printemps arabe” ; eh bien, sans doute ne l’ont-ils pas assez bien compris.

    … Mais est-ce bien une question de “bien comprendre”, finalement ? L’impression générale, dans la région, est véritablement celle d’un tourbillon évoluant en spirale vers un trou noir, que plus personne ne peut espérer contrôler. La tension générale ne rend pas compte de lignes de force tendant à imposer leurs lois, mais au contraire d’un désordre grandissant, d’un chaos où s’accumulent toutes les composantes de la crise terminale du Système, de type postmoderniste. Tous les pays autour de la Syrie sont en train de se transformer en une sorte de Pakistan circulaire, encerclant la Syrie-Afghanistan. La Turquie attend la réponse la plus stupide possible de l’OTAN (un “oui”) à la requête la plus stupide possible qu’elle ait faite, de déployer des Patriot de pays de l’OTAN (on connaît leur redoutable et presque légendaire inefficacité) à la frontière syrienne, sous contrôle d’engagement de l’OTAN. Tout le reste est à l’avenant, avec l’hypothèque absolument terrifiante de la destinée de l’Arabie Saoudite, qui se trouve au seuil d’une période explosive et absolument déstructurante. Tous les grands projets plus ou moins teintés d’idéologie religieuse et activiste, sunnites, salafistes, etc., sont en train de s’évaporer sous la poussée du désordre, avec même le Qatar qui se retire de plus en plus, tandis que les diverses forces en présence se transforment de plus en plus en bandes, en réseaux du crime organisé, etc. La pathétique sottise américaniste-occidentaliste domine tout ce champ de ruines de sa haute taille et de sa prétention sans faille et au pas précautionneux, – l’image du paon ferait bien l’affaire, – attentive à venir poser, à la moindre occasion, par exemple à l’aide d’un de ses drones dont le président BHO “qui marche sur l’eau” a le secret, un de ces actes stupides, absurdes, nuisibles et illégaux, pour encore aggraver ce qui est déjà si grave.

    Dès qu’un homme apparaît et paraît pouvoir prétendre “chevaucher le tigre”, – et même un de ces hommes au demeurant d’allure et de conviction qui nous le rendraient sympathiques, – il est finalement désarçonné, et nullement au profit du Système qu’il semblait en position de pouvoir affronter, mais dans un dessein finalement radicalement antiSystème, – parce que cet homme-là, justement, n’est pas assez antiSystème pour les desseins supérieurs consentant à s'occuper des choses du monde. Bien qu’un Erdogan en son temps, puis un Morsi dans le sien, soient loin de nous sembler des marionnettes du Système, et même au contraire, la terrible loi du comte Joseph de Maistre joue contre eux. «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.» Erdogan et Morsi ne sont pas des “scélérats”, à l’image des révolutionnaires français, mais ils restent au service de desseins extérieurs à eux, qui se débarrassent d’eux s’ils prétendent trop précisément interrompre le cours de “la révolution”, qu’on nomme ici “printemps arabe”, qui n’a pas pour tâche d’établir ni la démocratie ni les droits de l’homme, qui a pour tâche d’abattre les structures du Système et rien d’autre. Le chaos a un envers qui le rend lui-même nécessaire.

    http://euro-synergies.hautetfort.com/

  • Afghanistan : une guerre programmée depuis 210 ans 

    ♦ Conférence prononcée par Robert Steuckers le 24 novembre 2001 à la tribune du Cercle Hermès de Metz, à la tribune du MNJ le 26 janvier 2002 et à la tribune commune de Terre & Peuple-Wallonie et de Synergies Européennes-Bruxelles le 21 février 2002

    Depuis que les troupes américaines et occidentales ont dé­barqué en Afghanistan, dans le cadre de la guerre anti-ter­ro­ristes décrétée par Bush à la suite des attentats du 11 sep­tembre 2001, un regard sur l'histoire de l'Afghanistan au cours de ces 2 derniers siècles s'avère impératif ; de mê­me, joindre ce regard à une perspective plus vaste, englo­bant les théâtres et les dynamiques périphériques, permet­trait de juger plus précisément, à l'aune de l'histoire, les ma­nœuvres américaines en cours. Il nous induit à constater que cette guerre dure en fait depuis au moins 210 ans. Pour­quoi ce chiffre de 210 ans ? Parce que les principes, qui la guident, ont été consignés dans un mémorandum anglais en 1791, mémorandum qui n'a pas perdu de sa validité dans les stratégies appliquées de nos jours par les puissances ma­­ritimes. Seule l'amnésie historique, qui est le lot de l'Eu­rope actuelle, qui nous est imposée par des politiques aber­rantes de l'enseignement, qui est le produit du refus d'en­sei­­gner l'histoire correctement, explique que la teneur de ce mémorandum n'est pas inscrite dans la tête des diplo­ma­tes et des fonctionnaires européens. Ils en ignorent généra­le­ment le contenu et sont, de ce fait, condamnés à ignorer le moteur de la dynamique à l'œuvre aujourd'hui.
    Louis XVI : l'homme à abattre
    Quel est le contexte qui a conduit à la rédaction de ce fameux mémorandum ? La date-clef qui explique le pourquoi de sa rédaction est 1783. En cette année-là, à l'Est, les ar­mées de Catherine de Russie prennent la Crimée et le port de Sébastopol, grâce à la stratégie élaborée par le Ministre Potemkine et le Maréchal Souvorov (cf. : Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie - Des origi­nes au nu­cléaire, Laffont/Bouquins, 1990). À partir de cette année 1783, la Crimée devient entièrement russe et, plus tard, à la suite du Traité de Jassy en 1792, il n'y aura plus aucune troupe ottomane sur la rive septentrionale de la Mer Noire. À l'Ouest, en 1783, la Marine Royale française écrase la Royal Navy anglaise à Yorktown, face aux côtes américaines. La flotte de Louis XVI, bien équipée et bien commandée, réorganisée selon des critères de réelle ef­fi­cacité, domine l'Atlantique. Son action en faveur des insur­gés américains a pour résultat politique de détacher les 13 colonies rebelles de la Couronne anglaise. À partir de ce moment-là, le sort de l'artisan intelligent de cette vic­toire, le Roi Louis XVI, est scellé. Il devient l'homme à a­battre. Exactement comme Saddam Hussein ou Milosevic au­jourd'hui. Paul et Pierrette Girault de Coursac, dans Guer­res d'Amérique et libertés des mers (cf. infra), ont dé­crit avec une minutie toute scientifique les mécanismes du complot vengeur de l'Angleterre contre le Roi de France qui a développé une politique intelligente, dont les 2 piliers sont : 1) la paix sur le continent, concrétisée par l'alliance avec l'Empire autrichien, dépositaire de la légitimité impé­riale romano-germanique, et 2) la construction d'une flotte appelée à dominer les océans (à ce propos, se rappeler des expéditions de La Pérouse ; cf. Yves Cazaux, Dans le sillage de Bougainville et de Lapérouse, Albin Michel, 1995).
    L'Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, battue à Yorktown, me­nacée par les Russes en Méditerranée orientale, va vou­loir inverser la vapeur et conserver le monopole des mers. Elle commence par lancer un débat de nature juridique : la mer est-elle res nullius ou res omnius, une chose n'appar­te­nant à personne, ou une chose appartenant à tous ? Si elle est res nullius, on peut la prendre et la faire sienne ; si elle est res omnius, on ne peut prétendre au monopole et il faut la partager avec les autres puissances. L'Angleterre va évidemment arguer que la mer est res nullius. Sur terre, l'An­gleterre continue à appliquer sa politique habituelle, mise au point au XVIIe siècle, celle de la “Balance of Po­wers”, de l'équilibre des puissances. En quoi cela consiste-t-il ? À s'allier à la seconde puissance pour abattre la pre­miè­re. En 1783, cette pratique pose problème car il y a désor­mais alliance de facto entre la France et l'Autriche : on ne peut plus les opposer l'une à l'autre comme au temps de la Guer­re de Succession d'Espagne. C'est d'ailleurs la première fois depuis l'alliance calamiteuse entre François Ier et le Sul­tan turc que les 2 pays marchent de concert. Depuis le mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine, il est donc impossible d'opposer les 2 puissan­ces traditionnellement ennemies du continent. Cette union continentale ne laisse rien augurer de bon pour les Anglais, car, profitant de la paix avec la France, Joseph II, Empe­reur germanique, frère de Marie-Antoinette, veut exploiter sa façade maritime en Mer du Nord, dégager l'Escaut de l'é­tau hollandais et rouvrir le port d'Anvers. Joseph II s'inspire des projets formulés quasiment un siècle plus tôt par le Comte de Bouchoven de Bergeyck, soucieux de développer la Compagnie d'Ostende, avec l'aide du gouverneur espa­gnol des Pays-Bas, Maximilien-Emmanuel de Bavière. La ten­tative de Joseph II de forcer le barrage hollandais sur l'Escaut se termine en tragi-comédie : un canon hollandais tire un bou­let qui atterrit au fond de la marmite des cui­si­nes du ba­teau impérial. On parlera de “Guerre de la Mar­mi­te”. L'Es­caut reste fermé. L'Angleterre respire.
    Organiser la révolution et le chaos en France
    Comme cette politique de “Balance of Powers” s'avère im­possible vu l'alliance de Joseph II et de Louis XVI, une nou­velle stratégie est mise au point : organiser une révolution en France, qui débouchera sur une guerre civile et affai­blira le pays, l'empêchant du même coup de financer sa po­litique maritime et de poursuivre son développement in­dustriel. En 1789, cette révolution, fomentée depuis Lon­dres, éclate et précipite la France dans le désastre. Olivier Blanc, Paul et Pierrette Girault de Coursac sont les his­to­riens qui ont explicité en détail les mécanismes de ce pro­cessus (cf. : Olivier Blanc, Les hommes de Londres - His­toire secrète de la Terreur, Albin Michel, 1989 ; Paul et Pier­rette Girault de Coursac, Guerre d'Amérique et liberté des mers 1718-1783, F.X. de Guibert/OEIL, Paris, 1991). En 1791, les Anglais obtiennent indirectement ce qu'ils veu­lent : la République néglige la marine, ne lui vote plus de crédits suffisants, pour faire la guerre sur le con­ti­nent et rom­pre, par voie de conséquence, l'harmonie fran­co-impé­riale, prélude à une unité diplomatique européenne sur tous les théâtres de conflit, qui avait régné dans les vingt an­nées précédant la Révolution française.
    Trois stratégies à suivre
    À Londres, on pense que la France, agitée par des avocats convulsionnaires, est plongée pour longtemps dans le ma­ras­me et la discorde civile. Reste la Russie à éliminer. Un mémorandum anonyme est remis, la même année, à Pitt ; il s'intitule Russian Armament et contient toutes les recet­tes simples et efficaces pour abattre la seconde menace, née, elle aussi, en 1783, qui pèse sur la domination poten­tielle des mers par l'Angleterre. Ce mémorandum contient en fait 3 stratégies à suivre à tout moment :
    • 1) Contenir la Russie sur la rive nord de la Mer Noire et l'empêcher de faire de la Crimée une base maritime capable de porter la puissance navale russe en direction du Bosphore et au-delà ; cette stratégie est appliquée aujourd'hui, par l'alliance turco-américaine et par les tentatives de satelliser la Géor­gie de Chevarnadze.
    • 2) S'allier à la Turquie, fort affaiblie de­puis les coups très durs que lui avait portés le Prince Eu­gène de Savoie entre 1683 et 1719. La Turquie, incapable dé­sormais de développer une dynamique propre, devait de­venir, pour le bénéfice de l'Angleterre, un verrou infran­chissable pour la flotte russe de la Mer Noire. La Turquie n'est donc plus un “rouleau compresseur” à utiliser pour dé­truire le Saint Empire, comme le voulait François Ier ; ni ne peut constituer un “tremplin” vers la Méditerranée orienta­le et vers l'Océan Indien, pour une puissance continentale qui serait soit la Russie, si elle parvenait à porter ses forces en avant vers les Détroits (vieux rêve depuis que l'infortu­née épouse du Basileus, tombé l'épée à la main à Constan­tinople en 1453 face aux Ottomans, avait demandé aux Rus­ses de devenir la “Troisième Rome” et de prendre le re­lais de la défunte Byzance) ; soit l'Autriche si elle avait pu consolider sa puissance au cours du XIXe siècle ; soit l'Alle­magne de Guillaume II, qui, par l'alliance effective qu'elle scelle avec la Sublime Porte, voulait faire du territoire tur­co-anatolien et de son prolongement mésopotamien un “trem­plin” du cœur de l'Europe vers le Golfe Persique et, par­tant, vers l'Océan Indien (ce qui suscita la fameuse “Ques­tion d'Orient” et constitua le motif principal de la Pre­mière Guerre Mondiale ; rappelons que la “Question d'O­rient” englobait autant les Balkans que la Mésopotamie, les 2 principaux théâtres de conflit à nos portes ; les 2 zo­nes sont étroitement liées sur le plan géopolitique et géo­stratégique).
    • 3) Éloigner toutes les puissances euro­péennes de la Méditerranée orientale, afin qu'elles ne puis­sent s'emparer ni de Chypre ni de la Palestine ni de l'isthme égyptien, où l'on envisage déjà de creuser un canal en di­rection de la Mer Rouge.
    La réouverture de l'Escaut
    En 1793, la situation a cependant complètement changé en France. La République ne s'enlise pas dans les discussions stériles et la dissension civile, mais tombe dans la Terreur, où les sans-culottes jouent un rôle équivalent à celui des talibans aujourd'hui. En 1794, après la bataille de Fleurus remportée par Jourdan le 25 juin, les armées révolution­nai­res françaises s'emparent définitivement des Pays-Bas au­tri­chiens, prennent, avec Pichegru, le Brabant et le port d'An­vers, de même que le Rhin, de Coblence — ville prise par Jourdan en même temps que Cologne — à son embou­chure dans la Mer du Nord. Ils réouvrent l'Escaut à la na­vi­gation et entrent en Hollande. Le delta des 3 fleuves (Es­caut / Meuse / Rhin), qui fait face aux côtes anglaises et à l'estuaire de la Tamise, se trouve désormais aux mains d'une puissance de grande profondeur stratégique (l'Hexa­go­ne). La situation nouvelle, après les soubresauts chaoti­ques de la révolution, est extrêmement dangereuse pour l'An­gleterre, qui se souvient que les corsaires hollandais, sous la conduite de l'Amiral de Ruyter, avaient battu 3 fois la flotte anglaise et remonté l'estuaire de la Tamise pour incendier Londres (1672-73) (1). En partant d'Anvers, il faut une nuit pour atteindre l'estuaire de la Tamise, ce qui ne laisse pas le temps aux Anglais de réagir, de se por­ter en avant pour détruire la flotte ennemie au milieu de la Mer du Nord : d'où leur politique systématique de détacher les pays du Bénélux et le Danemark de l'influence française ou allemande, et d'empêcher une fusion des Pays-Bas sep­ten­trionaux et méridionaux, car ceux-ci, unis, s'avèreraient ra­pidement trop puissants, vu l'union de la sidérurgie et du charbon wallons à la flotte hollandaise (a fortiori quand un empire colonial est en train de se constituer en Indonésie, à la charnière des océans Pacifique et Indien).
    Lord Castlereagh proposa à Vienne en 1815 la consolidation et la satellisation du Danemark pour verrouiller la Baltique et fermer la Mer du Nord aux Russes, la création du Ro­yau­me-Uni des Pays-Bas (car on ne perçoit pas encore sa puis­sance potentielle et on ne prévoit pas sa future pré­sence en Indonésie), la création du Piémont-Sardaigne, État-tam­pon entre la France et l'Autriche, et marionnette de l'An­gleterre en Méditerranée occidentale ; Homer Lea théo­ri­sera cette politique danoise et néerlandaise de l'Angleterre en 1912 (cf. infra) en l'explicitant par une cartographie très claire, qui reste à l'ordre du jour.
    Nelson : Aboukir et Trafalgar
    Les victoires de la nouvelle république, fortifiées à la suite d'une terreur bestiale, sanguinaire et abjecte, notamment en Vendée, provoquent un retournement d'alliance : d'insti­gatrice des menées “dissensionnistes” de la révolution, l'An­gle­terre devient son ennemie implacable et s'allie aux adversaires prussiens et autrichiens de la révolution (stratégie mise au point par Castlereagh, sur ordre de Pitt). Résultat : un espace de chaos émerge entre Seine et Rhin. Dans les an­nées 1798-99, Nelson va successivement chasser la ma­ri­ne française de la Méditerranée, car elle est affaiblie par les mesures de restriction votées par les assemblées révo­lu­tionnaires irresponsables, alors que l'Angleterre avait lar­ge­ment profité du chaos révolutionnaire français pour con­so­li­der sa flotte. Par la bataille d'Aboukir, Nelson isole l'armée de Bonaparte en Égypte, puis, les Anglais, avec l'aide des Turcs et en mettant au point des techniques de débar­que­ment, finissent par chasser les Français du bassin oriental de la Méditerranée ; à Trafalgar, Nelson confisque aux Fran­çais la maîtrise de la Méditerranée occidentale.
    Géostratégiquement, notre continent, à la suite de ces 2 batailles navales, est encerclé par le Sud, grâce à la tri­ple alliance tacite de la flotte anglaise, de l'Empire otto­man et de la Perse. La thalassocratie joue à fond la carte turco-islamique pour empêcher la structuration de l'Europe continentale : une carte que Londres joue encore aujour­d'hui. Dans l'immédiat, Bonaparte abandonne à regret toute visée sur l'Égypte, tout en concoctant des plans de retour jus­qu'en 1808. Par la force des choses, sa politique devient strictement continentale ; car, s'il avait parfaitement com­pris l'importance de l'Égypte, position clef sur la route des Indes, et s'il avait pleine conscience de l'atout qu'étaient les Indes pour les Anglais, il ne s'est pas rendu compte que la maîtrise de la mer implique ipso facto une domination du continent, lequel, sans la possibilité de se porter vers le lar­ge, est condamné à un lent étouffement. La présence d'es­cadres suffisamment armées en Méditerranée ne ren­dait pas la conquête militaire — coûteuse — du territoire é­gyptien obligatoire.
    Dialectique Terre/Mer
    Depuis cette époque napoléonienne, notre pensée politi­que, sur le continent, devient effectivement, pour l'essen­tiel, une pensée de la Terre, comme l'attestent bon nombre de textes de la première décennie du XIXe siècle, les é­crits de Carl Schmitt et ceux de Rudolf Pannwitz.
    [cf. R. Steuckers : « Rudolf Pannwitz : “Mort de la Terre”, Im­perium Europæum et conservation créatrice », in : Nou­vel­les de Synergies Européennes n°19, avril 1996 ; « L'Europe entre déracinement et réhabilitation des lieux : de Schmitt à Deleuze », in : Nouvelles de Sy­nergies Européennes n°27, 1997 ; « Les visions d'Europe à l'époque napoléonienne - Aux sour­ces de l'européisme contemporain », in : Nouvelles de Synergies Européennes n°45, 2000]
    C'est contre cette limitation volontaire, contre cette “thalassophobie”, que s'insurgeront des hommes comme Friedrich Ratzel (cf. : R. Steuckers, « F. Ratzel (1844-1904) : anthropo­géo­graphie et géographie politique », in : Vouloir n°9/ns, 1997) et l'Amiral von Tirpitz. Le Blocus continental, si bien décrit par Bertrand de Jouvenel (cf. : B. de Jou­venel, Napoléon et l'économie dirigée - Le blocus con­ti­nental, Ed. de la Toison d'Or, Bruxelles, 1942), a des as­pects positifs et des aspects négatifs. Il permet un déve­loppement interne de l'industrie et de l'agriculture euro­péenne. Mais, par ailleurs, il condamne le continent à une forme dangereuse de “sur place”, où aucune stratégie de mobilité globale n'est envisagée. À l'ère de la globalisation— et elle a commencée dès la découverte des Amériques, comme l'a expliqué Braudel —  cette timidité face à la mo­bi­lité sur mer est une tare dangereuse, selon Ratzel.
    Le plan du Tsar Paul Ier
    En 1801, il y a tout juste 200 ans, l'Angleterre doit faire face à une alliance entre le Tsar Paul Ier et Napoléon. L'ob­jectif des 2 hommes est triple :
        •    1) Ils veulent s'emparer des Indes et les Français, qui se souviennent de leurs dé­boires dans ce sous-continent, tentent de récupérer les a­touts qu'ils y avaient eus,
        •    2) Ils veulent bousculer la Perse, alors alliée des Anglais, grâce aux talents d'un très jeune of­ficier, le fameux Malcolm, qui, enfant, avait appris à par­ler persan à la perfection, et qui fut nommé capitaine à 13 ans et général à 18,
        •    3) Ils cherchent les moyens capables de réaliser le Plan d'invasion de Paul Ier : acheminer les troupes françaises via le Danube et la Mer Noire (et nous trouvons exactement les mêmes enjeux qu'aujourd'hui !), tandis que les troupes russes, composées essentiellement de cavaliers et de cosaques, marcheraient à travers le Turkestan vers la Perse et l'Inde. Dans les conditions techniques de l'époque, ce plan s'est avéré irréalisable, parce qu'il n'y avait pas en­core de voies de communication valables. Le Tsar conclut qu'il faut en réaliser (en germe, nous avons le projet du Transsibérien, qui sera réalisé un siècle plus tard, au grand dam des Britanniques).
    En 1804, malgré qu'elle ne soit plus l'alliée de la France na­poléonienne, la Russie marque des points dans le Caucase, amorce de ses avancées ultérieures vers le cœur de l'Asie centrale. Ces campagnes russes doivent être remises au­jour­d'hui dans une perspective historique bien plus vaste, d'une profondeur temporelle immémoriale : elles visent, en réalité, à parfaire la mission historique des peuples indo-européens, et à rééditer les exploits des cavaliers indo-ira­niens ou proto-iraniens qui s'étaient répandu dans toute l'A­sie centrale vers 1600 av. JC. Les momies blanches du Sin­kiang chinois prouvent cette présence importante et domi­nante des peuples indo-européens (dont les Proto-Tokha­riens) au cœur du continent asiatique. Ils ont fort proba­ble­ment poussé jusqu'au Pacifique. Les Russes, du temps de Ca­therine II et de Paul Ier, ont parfaitement conscience d'ê­tre les héritiers de ces peuples et savent intimement que leur présence attestée en Asie centrale avant les peuples mongols ou turcs donne à toute l'Europe une sorte de droit d'aînesse dans ces territoires. L'antériorité de la conquête et du peuplement proto-iraniens en Asie centrale ôte toute légitimité à un contrôle mongol ou turc de la région, du moins si on raisonne sainement, c'est-à-dire si on raisonne avec longue mémoire, si on forge ses projets sur base de la plus profonde profondeur temporelle. Des Proto-Ira­niens à Alexandre le Grand et à Brejnev, qui donne l'ordre à ses troupes de pénétrer en Afghanistan, la continuité est établie.
    La ligne Balkhach/Aral/Caspienne/Volga
    L'analyse cartographique de Colin MacEvedy, auteur de nom­breux atlas historiques, montre que lorsqu'un peuple non européen se rend maître de la ligne Lac Balkhach, Mer d'Aral, Mer Caspienne, cours de la Volga, il tient l'Europe à sa merci. Effectivement, qui tient cette ligne, que Brze­zin­ski appelle la “Silk Road”, est maître de l'Eurasie tout en­tière, de la fameuse “Route de la Soie” et de la Terre du Mi­lieu (Heartland). Quand ce n'est pas un peuple européen qui tient fermement cette ligne, comme le firent les Huns et les Turcs, l'Europe entre irrémédiablement en déclin. Les Huns s'en sont rendu maîtres puis ont débouché, après avoir franchi la Volga, dans la plaine de Pannonie (la future Hongrie) et n'ont pu être bloqués qu'en Champagne. Les A­vars, puis les Magyars (arrêtés à Lechfeld en 955), ont suivi exactement la même route, passant au-dessus de la rive sep­tentrionale de la Mer Noire. De même, les Turcs sel­djou­kides, passant, eux, par la rive méridionale, prendront toute l'Anatolie, détruiront l'Empire byzantin, remonteront le Danube vers la plaine hongroise pour tenter de conquérir l'Europe et se retrouveront 2 fois devant Vienne.
    En 1838, les Britanniques prévoient que les Russes, s'ils con­tinuent sur leur lancée, vont arriver en Inde et établir une frontière commune avec les possessions britanniques dans le sous-continent indien. D'où, bons connaisseurs des dynamiques et des communications dans la région, ils for­gent la stratégie qui consiste à occuper la Route de la Soie sur son embranchement méridional et sur sa portion qui va de Herat à Peshawar, point de passage obligatoire de tou­tes les caravanes, comme, aujourd'hui, de tous les futurs oléo­­ducs, enjeux réels de l'invasion récente de l'Afgha­nis­tan par l'armée américaine. On constate donc que le but de guerre de 1838 ne s'est réalisé qu'aujourd'hui seulement !
    Un Afghanistan jusqu'ici imprenable
    Sur le plan stratégique, il s'agissait, pour les Anglais de l'é­poque, de :
        •    1) protéger l'Inde par une plus vaste profondeur territoriale, sous la forme d'un glacis afghano-himalayen, sinon l'Inde risquait, à terme, de n'être qu'un simple réseau de comptoirs littoraux, plus difficilement défendable con­tre une puissance bénéficiant d'un vaste hinterland centre-asiatique (les Anglais tirent les leçons de la conquête de l'Inde par les Moghols islamisés) ;
        •    2) de contenir la Russie selon les principes énoncés en 1791 pour la Mer Noire, cet­te fois le long de la ligne Herat-Peshawar (cf. à ce propos, K. Marx & F. Engels, Du colonialisme en Asie - In­de, Perse, Afghanistan, Mille et une nuits, n°372, 2002).  Les opérations anglaises en Afghanistan se solderont en 1842 par un désastre total, seule une poignée de survivants reviendront à Peshawar, sur une armée de 17.000 hommes. La victoire des tribus afghanes contre les Anglais en 1842 sau­vera l'indépendance du pays. Jusque aujourd'hui, en effet, mise à part la tentative soviétique de 1979 à Gorbat­chev, l'Afghanistan restera imprenable, donc indépendant. Un destin dont peu de pays musulmans ont pu bénéficier.
    De 1852 à 1854 a lieu la Guerre de Crimée. L'alliance de l'An­gleterre, de la France et de la Turquie conteste les po­si­tions russes en Crimée, exactement selon les critères a­van­cés par l'Angleterre depuis 1783. En 1856, au terme de cette guerre, perdue par la Russie sur son propre terrain, le Traité de Paris limite la présence russe en Mer Noire, ou la rend inopérante, et lui interdit l'accès aux Détroits. En 1878, les armées russes, appuyées par des centaines de mil­liers de volontaires balkaniques, serbes, roumains et bul­gares, libèrent les Balkans de la présence turque et a­van­cent jusqu'aux portes de Constantinople, qu'elles s'ap­prê­tent à libérer du joug ottoman. Le Basileus byzantin a fail­li être vengé. Mais l'Angleterre intervient à temps pour é­viter l'effondrement définitif de la menace ottomane qui a­vait pesé sur l'Europe depuis la défaite serbe sur le Champ des Merles en 1389. Tous ces événements historiques vont con­tribuer à faire énoncer clairement les concepts de la géo­politique moderne.
    Mackinder et Lea : deux géopolitologues toujours actuels
    En effet, en 1904, Halford John MacKinder prononce son fa­meux discours sur le “pivot” de l'histoire mondiale, soit la “Terre du Milieu” ou “Heartland”, correspondant à l'Asie cen­trale et à la Sibérie occidentale. Les états-majors britan­ni­ques sont alarmés : le Transsibérien vient d'être inauguré, don­nant à l'armée russe la capacité de se mouvoir beau­coup plus vite sur la terre. Le handicap des armées de Paul Ier et de Napoléon, incapables de marcher de concert vers la Perse et les Indes en 1801, est désormais surmonté. En 1912, Homer Lea, géopolitologue et stratège américain, favorable à une alliance indéfectible avec l'Empire bri­tannique, énonce, dans The Day of the Saxons, les prin­cipes généraux de l'organisation militaire de l'espace situé entre Le Caire et Calcutta. Dans le chapitre consacré à l'I­ran et à l'Afghanistan, Homer Lea explique qu'aucune puis­sance — en l'occurrence, il s'agit de la Russie — ne peut fran­chir la ligne Téhéran-Kaboul et se porter trop loin en di­rection de l'Océan Indien. De 1917 à 1921, le grand souci des stratèges britanniques sera de tirer profit des désordres de la révolution bolchevique pour éloigner le pouvoir effec­tif, en place à Moscou, des rives de la Mer Noire, du Cau­ca­se et de l'Océan Indien.
    Les préliminaires de cette révolution bolchevique, qui ont lieu immédiatement après le discours prémonitoire de Mac­Kinder en 1904 sur le pivot géographique de l'histoire et sur les “dangers” du Transsibérien pour l'impérialisme britanni­que, commencent dès 1905 par des désordres de rue, suivis d'un massacre qui ébranle l'Empire et permet de décrire le Tsar comme un monstre (qui redeviendra bon en 1914, com­me par l'effet d'un coup de baguette magique !). Selon toute vraisemblance, les services britanniques tentent de procéder de la même façon en Russie, dans la première dé­cennie du XXe siècle, qu'en France à la fin du XVIIIe : sus­ci­ter une révolution qui plongera le pays dans un désordre de longue durée, qui ne lui permettra plus de faire des in­vestissements structurels majeurs, notamment des travaux d'aménagement territorial, comme des lignes de chemin de fer ou des canaux, ou dans une flotte capable de dominer le large. Les 2 types de projets politiques que combat­tent toujours les Anglo-Saxons sont justement :
        •    1) les amé­na­­gements territoriaux, qui structurent les puissances con­tinentales et diminuent ipso facto les atouts d'une flotte et de la mobilité maritime, et qui permettent l'autarcie com­mer­ciale ;
        •    2) la construction de flottes concurrentes. La Fran­ce de 1783, la Russie de 1904 et l'Allemagne de Guil­lau­me II développaient toutes 3 des projets de cette na­ture : elles se plaçaient par conséquent dans le collimateur de Londres.
    De 1905 à 1917
    Pour détruire la puissance russe, bien équipée, dotée de ré­ser­ves immenses en matières premières, l'Angleterre va utiliser le Japon, qui était alors une puissance émergeante, depuis la proclamation de l'ère Meiji en 1868. Londres et une banque new-yorkaise — la même qui financera Lénine à ses débuts — vont prêter les sommes nécessaires aux Ja­po­nais pour qu'ils arment une flotte capable d'attirer dans le Pacifique la flotte russe de la Baltique et de la détruire. C'est ce qui arrivera à Tshouchima (pour les tenants et a­bou­tissants de cet épisode, cf. notre article sur le Japon : R. Steuckers, « La lutte du Japon contre les impéria­lismes occidentaux », in : Nouvelles de Synergies Euro­péen­nes n°32, 1998).
    En 1917, on croit que la Russie va être plongée dans un dé­sordre permanent pendant de longues décennies. On pense :
        •    1) détacher l'Ukraine de la Russie ou, du moins, détruire l'atout céréalier de cette région d'Europe, grenier à blé con­current de la Corn Belt américaine ;
        •    2) on spécule sur l'effondrement définitif du système industriel russe ;
        •    3) on prend prétexte du caractère inacceptable de la révolution et de l'idéologie bolcheviques pour ne pas tenir les promes­ses de guerre faites à la Russie pour l'entraîner dans le car­nage de 1914 ; devenue bolchevique, la Russie n'a plus droit à aucune conquête territoriale au-delà du Caucase au détri­ment de la Turquie ; ne reçoit pas d'accès aux Détroits ; on ne lui fait aucune concession dans les Balkans et dans le Del­ta du Danube (les principes du mémorandum de 1791 et du Traité de Paris de 1856 sont appliqués dans le nouveau contexte de la soviétisation de la Russie).
    En 1918-19, les troupes britanniques et américaines occu­pent Mourmansk et asphyxient la Russie au Nord ; Britanni­ques et Turcs, réconciliés, occupent le flanc méridional du Caucase, en s'appuyant notamment sur des indépendan­tis­tes islamiques azéris turcophiles (exactement comme au­jour­d'hui) et en combattant les Arméniens, déjà si dure­ment étrillés, parce qu'ils sont traditionnellement russo­phi­les (ce scénario est réitéré de nos jours) ; plus tard, Enver Pa­cha, ancien chef de l'état-major turc pendant la premiè­re guerre mondiale, organise, au profit de la stratégie glo­bale des Britanniques, des incidents dans la zone-clef de l'A­sie centrale, la Vallée de la Ferghana.
    De la “Question d'Orient” à la révolte arabe
    L'aventure d'Enver Pacha dans la Vallée de la Ferghana, qui s'est terminée tragiquement, constitue une application de ce que l'on appelle désormais la “stratégie lawrencienne” (cf.: Jean Le Cudennec, « Le point sur la guerre américaine en Afghanistan : le modèle “lawrencien” », in : Raids n°189, fév. 2002). Comme son nom l'indique, elle désigne la stra­tégie qui consiste à lever des “tribus” hostiles à l'ennemi sur le propre territoire de celui-ci, comme Lawrence d'Ara­bie avait mobilisé les tribus arabes contre les Turcs, entre 1916 et 1918. Déboulant du fin fonds du désert, fondant sur les troupes turques en Mésopotamie et le long de la vallée du Jourdain, la révolte arabe, orchestrée par les services bri­tanniques, annihile, par le fait même de son existence, la fonction de “tremplin” vers le Golfe Persique et l'Océan Indien que le binôme germano-turc accordait au territoire anatolien et mésopotamien de l'Empire ottoman. L'objectif majeur de la Grande Guerre est atteint : la grande puis­sance européenne, qui avait le rôle du challengeur le plus dangereux, et son espace complémentaire balkano-anatolo-mésopotamien (Ergänzungsraum), n'auront aucune “fenê­tre” sur la Mer du Milieu (l'Océan Indien), qui, quadrillé par une flotte puissante, permet de tenir en échec la “Terre du Milieu” (le “Heartland” de MacKinder).
    Après les traités de la banlieue parisienne, les Alliés pro­cè­dent au démantèlement du bloc ottoman, désormais divisé en une Anatolie turcophone et sunnite, et une mosaïque arabe balkanisée à dessein, où se juxtaposent des chiites dans le Sud de l'Irak, des Alaouites en Syrie, des chrétiens araméens, orthodoxes, de rite arménien ou autre, nesto­riens, etc. et de larges masses sunnites, dont des wahha­bi­tes dans la péninsule arabique ; le personnage central de la nouvelle république turque devient Moustafa Kemal Ata­türk, aujourd'hui en passe de devenir un héros du cinéma américain (cf. : Michael Wiesberg, « Pourquoi le lobby is­raélo-américain s'engage-t-il à fond pour la Turquie ? Parce que la Turquie donne accès aux pétroles du Caucase », in : Au fil de l'épée, Recueil n°3, oct. 1999).
    Les atouts de l'idéologie d'Atatürk
    Atatürk est un atout considérable pour les puissances tha­lassocratiques : il crée une nouvelle fierté turque, un nou­veau nationalisme laïc, bien assorti d'un solide machisme militaire, sans que cette idéologie vigoureuse et virile, qui sied aux héritiers des Janissaires, ne mette les plans bri­tanniques en danger ; Atatürk limite en effet les ambitions turques à la seule Anatolie : Ankara n'envisage plus de re­pren­dre pied dans les Balkans, de porter ses énergies vers la Palestine et l'Égypte, de dominer la Mésopotamie, avec sa fenêtre sur l'Océan Indien, de participer à l'exploitation des gisements pétroliers nouvellement découverts dans les ré­gions kurdes de Kirkouk et de Mossoul, de contester la pré­sence britannique à Chypre ; le “turcocentrisme” de l'i­déo­­logie kémaliste veut un développement séparé des Turcs et des Arabes et refuse toute forme d'État, de khanat ou de califat regroupant à la fois des Turcs et des Arabes ; dans une telle optique, la reconstitution de l'ancien Empire ottoman se voit d'emblée rejetée et les Arabes, livrés à la do­­mination anglaise. On laisse se développer toutefois, en marge du strict laïcisme kémaliste, une autre idéologie, cel­le du panturquisme ou pantouranisme, qu'on instrumen­ta­lisera, si besoin s'en faut, contre la Russie, dans le Cau­ca­se et en Asie centrale. De même, le turcocentrisme peut s'a­vérer utile si les Arabes se montrent récalcitrants, ruent dans les brancards et manifestent leurs sympathies pour l'A­xe, comme en Irak en 1941, ou optent pour une alliance pro-soviétique, comme dans les années 50 et 60 (Égypte, Irak, Syrie). Dans tous ces cas, la Turquie aurait pu ou pour­ra jouer le rôle du père fouettard.
    Le rôle de l'État d'Israël
    Israël, dans le jeu triangulaire qui allie ce nouveau pays, né en 1948, aux États-Unis (qui prennent le relais de l'Angle­ter­re), et à la Turquie — dont la fonction de “verrou” se voit consolidée — a pour rôle de contrôler le Canal de Suez si l'É­gypte ne se montre pas suffisamment docile. Au sud du dé­sert du Néguev, Israël possède en outre une fenêtre sur la Mer Rouge, à Akaba, permettant, le cas échéant, de pallier tou­te fermeture éventuelle du Canal de Suez en créant la pos­sibilité matérielle d'acheminer des troupes et des ma­té­riels via un système de chemin de fer ou de routes entre la côte méditerranéenne et le Golfe d'Akaba (distance somme toute assez courte ; la même stratégie logistique a été uti­li­sée du Golfe à la Caspienne, à travers l'Iran occupé, dès 1941 ; le matériel américain destiné à l'armée soviétique est passé sur cette voie, bien plus longue que la distance Médi­terranée-Akaba et traversant de surcroît d'importants mas­sifs montagneux).
    Dans ce contexte, très effervescent, où ont eu lieu toutes les confrontations importantes d'après 1945, voyons main­te­nant quelle est, plus spécifiquement, la situation de l'Af­gha­nistan.
    Entre l'année 1918, ou du moins après l'échec définitif des opérations envisagées par Enver Pacha et ses comman­di­tai­res, et l'année 1979, moment où arrivent les troupes sovié­tiques, l'Afghanistan est au frigo, vit en marge de l'histoire. En 1978 et 1979, années où l'Iran est agité par la révolution islamiste de Khomeiny, l'URSS tente de réaliser le vieux rê­ve de Paul Ier : foncer vers les rives de l'Océan Indien, procé­der au “grand bond vers le Sud” (comme le qualifiera Vladi­mir Jirinovski dans un célèbre mémorandum géopolitique, qui suscita un scandale médiatique planétaire).
    Guerre indirecte et “counter-insurgency”
    Les États-Unis, héritiers de la stratégie anglaise dans la ré­gion, ne vont pas tarder à réagir. Le Président démocrate, Jimmy Carter, perd les élections de fin 1980, et Reagan, un faucon, arrive au pouvoir en 1981. Le nouveau président ré­publicain dénonce la coexistence pacifique et rejette toute politique d'apaisement, fait usage d'un langage apoca­lyp­ti­que, avec abus du terme “Armageddon”. Ce vocabulaire apo­calyptique, auquel nous sommes désormais habitués, re­vient à l'avant-plan dans les médias, au début du premier mandat de Reagan : on parle à nouveau de “Grand Satan” pour désigner la puissance adverse et son idéologie com­mu­nis­te. Sur le plan stratégique, la parade reaganienne est sim­ple : c'est d'organiser en Afghanistan une guerre indirec­te, par personnes interposées, plus exactement, par l'inter­mé­diaire d'insurgés locaux, hostiles au pouvoir central ou prin­cipal qui se trouve, lui, aux mains de l'ennemi diabo­li­sé. Cette stratégie s'appelle la counter-insurgency et est l'héritière actuelle des sans-culottes manipulés contre Louis XVI, des Vendéens excités contre la Convention — parce qu'el­le a fini par tenir Anvers — et puis ignoblement trahis (af­faire de Quiberon), des insurgés espagnols contre Napo­léon, des guérilleros philippins armés contre les Japonais, etc.
    En Afghanistan, la counter-insurgency se déroule en 3 étapes : on arme d'abord les “moudjahiddins”, qui opèrent en alliant anti-communisme, islamisme et nationalisme af­ghan, pendant toute la période de l'occupation soviétique. Le harcèlement des troupes soviétiques par ces combat­tants bien enracinés dans le territoire et les traditions de l'Afghanistan a été systématique, mais sans les armements de pointe, notamment les missiles “Stinger” fournis par les États-Unis et financés par la drogue, ces guerriers n'au­raient jamais tenu le coup.
    Seconde étape : entre 1989 et 1995/96, nous assistons en Afghanistan à une sorte de mo­dus vivendi. Les troupes soviétiques se sont retirées, la Rus­sie a cessé d'adhérer à l'idéologie communiste et de la pro­fesser. De ce fait, la diabolisation, le discours sur le “Grand Satan” n'est plus guère instrumentalisable, du moins dans la version établie au temps de Reagan. La troisième éta­pe commence avec l'arrivée sur la scène afghane des ta­li­bans, moudjahiddins plus radicaux dans leur islam de fac­ture wahhabite. Il s'agit d'organiser une counter-insurgen­cy contre un gouvernement central afghan russophile, qui en­tend conserver la neutralité traditionnelle de l'Afgha­nis­tan, acquise depuis la terrible défaite subie par les troupes bri­tanniques en 1842, neutralité qui avait permis au pays de rester à l'écart des 2 guerres mondiales.
    Ben Laden, l'ISI et Leila Helms
    Les talibans déploient leur action avec le concours de l'Ara­bie Saoudite, dont est issu leur maître à penser, Oussama Ben Laden, du Pakistan et de son solide service secret, l'ISI, et des services américains agissant sous l'impulsion de Leila Helms. Les Saoudiens fournissent les fonds et l'idéologie, l'ISI pakistanais assure la logistique et les bases de repli sur les territoires peuplés par l'ethnie pachtoune. Les 2 ex­perts français Brisard et Dasquié (cf. JC Brisard & G. Dasquié, Ben Laden - La vérité interdite, De­noël, 2001) explicitent clairement le rôle joué par Leila Helms dans leur ouvrage magistral, bien dif­fu­sé et immédiatement traduit en allemand (cette simulta­néité laisse espérer une cohésion franco-allemande, criti­que à l'égard de l'unilatéralisme américain). Toutefois, dans ce jeu, chacun des acteurs poursuit ses propres objectifs. Dans le livre de Brisard et Dasquié, le double jeu de Ben La­den est admirablement décortiqué ; par ailleurs Bauer et Rau­fer (cf. : Alain Bauer & Xavier Raufer, La guerre ne fait que commencer - Réseaux, financements, armements, at­ten­tats… les scénarios de demain, JC Lattès, 2002) sou­li­gnent le risque d'une exportation dans les banlieues fran­çai­ses (et ailleurs en Europe) d'une effervescence anti-eu­ro­péenne, conduisant à terme à la dislocation totale de nos so­ciétés.
    Le pétrole et le coton
    Les objectifs immédiats des États-Unis, tant dans l'opéra­tion consistant à appuyer les talibans de manière incondi­tionnelle, que dans l'opération ultérieure actuelle, visant à les chasser du pouvoir à Kaboul sont de 2 ordres ; le pre­mier est avoué, tant il est patent : il s'agit de gérer correc­te­ment l'acheminement du pétrole de la Caspienne et de l'A­sie centrale via les futurs oléoducs transafghans. Le se­cond est généralement inavoué : il s'agit de gérer la pro­duc­tion du coton en Asie centrale, de faire main basse, au profit des grands trusts américains du coton, de cette ma­tiè­re première essentielle pour l'habillement de milliards d'ê­tres humains sur la planète. L'exploitation conjointe des nap­pes pétrolifères et des champs de culture du coton pour­rait transformer cette grande région en un nouvel El­do­rado.
    Les deux anacondas
    La gestion optimale de l'opération militaire, prélude à une gigantesque opération économique, est désormais possible, à moindres frais, grâce à la couverture de satellites que possèdent désormais les Américains. Haushofer, le géopo­lito­logue allemand, disait que les flottes des thalassocraties parvenaient à étouffer tout développement optimal des grandes puissances continentales, à occuper des bandes lit­torales de comptoirs soustraites à toute autorité politique venue de l'intérieur des terres, à priver ces dernières de dé­bouchés sur les océans. Haushofer utilisait une image ex­pressive pour désigner cet état de choses : l'anaconda qui en­serre sa proie, c'est-à-dire les continents eurasien et sud-américain. Si les flottes anglo-saxonnes des premières dé­cen­nies du XXe siècle, consolidées par le traité fonciè­rement inégal que fut ce Traité de Washington de 1922, sont le premier anaconda, il en existe désormais un nou­veau, maître de l'espace, autre res nullius à l'instar des mers au XVIIIe siècle. Le réseau des satellites observateurs américains constitue le second anaconda, enserrant la terre tout entière.
    Le réseau des satellites consolide un autre atout que se sont donné les puissances anglo-saxonnes depuis la Seconde Guerre mondiale : les flottes de bombardiers lourds. Il faut se rappeler la métaphore de Swift, dans les fameux Voya­ges de Gulliver, où un peuple, vivant sur une île flottant dans les airs, écrase ses ennemis selon 3 stratégies : le lancement de gros blocs de roche sur les installations et les habitations du peuple ennemi, le maintien en état station­naire de leur île volante au-dessus du territoire ennemi afin de priver celui-ci de la lumière du soleil, ou la destruction totale du pays ennemi en faisant atterrir lourdement l'île volante sur une ville ou sur la capitale afin de la détruire totalement. Indubitablement, ce récit imaginaire de Swift, répété à tous les Anglais pendant des générations, a donné l'idée qu'une supériorité militaire aérienne totale, capable d'écraser complètement le pays ennemi, était indispensa­ble pour dominer définitivement le monde. Toutefois la théo­risation du bombardement de terreur par l'aviation vient du général italien Douhet (cf. : Gérard  Chaliand, An­tho­logie mondiale de la stratégie - Des origines au nu­cléaire, Laffont, 1990). Elle sera mise en application par les “Bomber Commands” britannique et américain pendant la Seconde Guerre mondiale, mais au prix de plus de 200.000 morts, rien que dans les forces aériennes. Aujour­d'hui, la couverture spatiale, les progrès de l'avionique en gé­néral et la précision des missiles permettent une utili­sa­tion moins coûteuse en hommes de l'arme aérienne (de l'air power). C'est ainsi qu'on envisage des opérations de gran­de envergure avec “zéro mort”, côté américain, côté “Empire du Bien”, et un maximum de cadavres et de désola­tion, côté adverse, côté “Axe du Mal”.
    Face à la situation afghane actuelle, qui est le résultat d'une politique délibérée, forgée depuis près de 2 sièc­les, avec une constance étonnante, quels sont les déboires, les possibilités, les risques qui existent pour l'Europe, quel­le est notre situation objective ?
    Les déboires de l'Europe :
    ◊ 1. Nous avons perdu sur le Danube, car un complot de même origine a visé l'élimination physique ou politique de 4 hommes, très différents les uns des autres quant à leur car­te d'identité idéologique : Ceaucescu, Milosevic, Haider et Kohl (voire Stoiber). À la suite d'une guerre médiatique et de manipulations d'images (avec les faux charniers de Timi­soara), le dictateur communiste roumain est éliminé. On a pu penser, comme nous-mêmes, à la liquidation d'une mau­vaise farce, mais ce serait oublier que ce personnage bal­kanique haut en couleur avait réussi vaille que vaille à or­ganiser les “cataractes” du Danube, à faire bâtir 2 ponts reliant les rives roumaine et bulgare du grand fleuve et à creuser le canal “Danube - Mer Noire” (62,5 km de long, afin d'éviter la navigation dans les méandres du delta). Notons que le creusement de ce canal avait mécontenté les So­vié­tiques qui ont un droit d'accès au delta, mais non pas à un ca­nal construit par le peuple roumain. Même si l'arbi­traire du régime de Ceaucescu peut être jugé a posteriori pénible et archaïque, force est de constater que sa disparition n'a pas apporté un ordre clair au pays, capable de poursuivre un projet danubien cohérent ou de générer des fonds suf­fi­sants pour financer de tels travaux.
    Milosevic, le Danube et l'Axe Dorien
    Les campagnes médiatiques visant à diaboliser Milosevic ont 2 raisons géopolitiques majeures : créer sur le cours du Danube, à hauteur de Belgrade, point stratégique im­portant comme l'attestent les rudes combats austro-otto­mans pour s'emparer de cette place, une zone soustraite à toute activité normale, via les embargos. L'embargo ne sert pas à punir des “méchants”, comme veulent nous le faire croi­re les médias aux ordres, mais à créer artificiellement des vides dans l'espace, à soustraire à la dynamique spa­tiale et économique des zones visées, potentiellement puis­santes, afin de gêner des puissances concurrentes plus for­tes. La Serbie, de dimensions fort modestes, n'est pas un con­­current des États-Unis ; par conséquent son élimination n'a pas été le véritable but en soi ; l'objectif visé était ma­ni­festement autre ; dès lors, il s'est agi d'affaiblir des puis­san­ces plus importantes.
    Dans la région, ce ne peut être que l'Europe en général et son cœur germanique en par­ti­cu­lier. Enfin, le vide créé en Serbie par la politique d'em­bargo, empêche tout consortium euro-serbe, toute fédé­ra­tion balkanique ou tout resserrement de liens entre petites puissances balkaniques (comme la Grèce et la Serbie), em­pêche d'organiser définitivement le corridor Belgrade - Sa­lo­nique, excellente “fenêtre” de l'Europe centrale sur la Mé­diterranée orientale, que nous avions appelé naguère “l'Axe Dorien”.
    Haider et Kohl : dénominateur commun : le Danube
    Les campagnes de diffamation contre Jörg Haider relèvent d'une même volonté de troubler l'organisation du trafic da­nubien. Les tentatives, heureusement avortées, d'organiser un boycott contre l'Autriche, auraient installé une deu­xième zone “neutralisée”, un deuxième vide, sur le cours du grand fleuve qui est vraiment l'artère vitale de l'Europe. En­fin, le Chancelier allemand Helmut Kohl, qui a réalisé le plus ancien rêve européen d'aménagement territorial, soit le creusement du Canal Rhin - Main - Danube, a été promp­tement évacué de la scène allemande à la suite d'une cam­pagne de presse l'accusant de corruptions diverses (mais bien bénignes à côté de celles auxquelles les féaux de l'O­TAN se sont livrées au cours des décennies écoulées). Son successeur, à la tête des partis de l'Union chrétienne-démo­crate (CDU/CSU), le Bavarois Stoiber, a subi, à son tour, des campagnes de diffamations infondées, qui l'ont empê­ché d'accéder aux commandes de la RFA — du moins jusqu'à nouvel ordre.
    ◊ 2. Nous avons perdu dans le Caucase. L'Azerbaïdjan est com­plètement inféodé à la Turquie, fait la guerre aux Armé­niens au Nagorni-Karabakh, s'aligne sur les positions anti-russes de l'Otan, coince l'Arménie résiduaire (ex-république soviétique) entre la Turquie et lui-même, ne permettant pas des communications optimales entre la Russie, l'Ar­ménie et l'Iran (ou le Kurdistan potentiel). En Tchétchénie et au Daghestan, les troubles suscités par des fondamen­talistes financés par l'Arabie Saoudite — également soutenus par les services turcs travaillant pour les États-Unis —  em­pêchent l'exploitation des oléoducs et réduisent l'influence russe au nord de la chaîne du Caucase. Plus récemment, la Géorgie de Chevarnadze, en dépit de la solidarité ortho­doxe qu'elle devrait avoir avec la Russie et l'Arménie, vient de s'aligner sur la Turquie et les États-Unis. Ces 3 fais­ceaux d'événements contribuent à empêcher l'organisation des communications en Mer Noire, dans le Caucase et dans la Caspienne.
    Du “containment” de l'Iran
    ◊ 3. Nous avons perdu sur la ligne Herat - Ladakh, dans le Ca­chemire. Le verrouillage pakistanais des hauteurs hima­layennes au Cachemire sert à empêcher l'établissement de toute frontière commune entre la Russie (ou une républi­que post-soviétique qui resterait fidèle à une alliance rus­se) et l'Inde. La présence américaine à Herat, par fractions de l'Alliance du Nord interposées, permet aussi de placer un premier pion dans le containment de l'Iran. Celui-ci est dé­sormais coincé entre une Turquie totalement dépen­dan­te des États-Unis et un glacis afghan dominé par ces der­niers. Il reste à éliminer l'Irak pour parfaire l'encerclement de l'Iran, prélude à son lent étouffement ou à son invasion (comme pendant l'été de 1941).
    ◊ 4. Nous avons perdu dans les mers intérieures. Les 2 mers intérieures qui sont le théâtre de conflits de grande am­pleur depuis plus d'une décennie sont l'Adriatique et le Gol­fe Per­sique. Ces 2 mers intérieures, comme j'ai déjà eu main­­tes fois l'occasion de le démontrer, sont les 2 espa­ces ma­ritimes (avec la Mer Noire) qui s'enfoncent le plus pro­­fondément dans l'intérieur des terres immergées de la mas­­se continentale eurasienne. La Guerre du Golfe (et cel­les qui s'annoncent dans de brefs délais), de même que les com­plots américains qui ont amené à la chute du Shah (cf. : Houchang Nahavandi, La révolution iranienne - Vérité et men­­songes, L'Âge d'Homme, 1999), visent non seu­­lement à contrôler l'embouchure des 2 grands fleu­ves mésopotamiens, artères du Croissant Fertile, soit le Chatt El Arab, et à contenir l'Iran sur la rive orientale du Gol­fe.
    La révolution islamiste d'Iran a eu la même fonction que la révolution sans-culotte en France ou la révolution bol­chevique en Russie : créer le chaos, abattre un régime rai­sonnable en passe de réaliser de grands travaux d'in­fra­struc­ture et d'aménagement territorial, et, dès que le nou­veau régime révolutionnaire se stabilise, l'attaquer de front et appeler à la croisade contre lui, sous prétexte qu'il in­car­nerait une nouveauté perverse et diabolique.
    Quant à l'i­dée de verrouiller l'Adriatique, elle apparaît évidente dès que l'Allemagne et l'Autriche, par l'intermédiaire d'une pe­ti­te puissance qui leur est traditionnellement fidèle, comme la Croatie, accèdent à nouveau à la Méditerranée via les ports du Nord de l'Adriatique. Ce verrouillage aura lieu exac­­tement comme au temps de la domination ottomane (é­­phémère) sur ces mêmes eaux, à hauteur du Détroit d'O­trante, dominé par l'Albanie.
    Formuler une stratégie claire
    Face à cette quadruple défaite européenne, il convient de formuler une stratégie claire, un programme d'action géné­ral pour l'Europe (qu'il sera très difficile de coordonner au dé­part, les Européens ayant la sale habitude de tirer tou­jours à hue et à dia et de travailler dans le désordre). Ce pro­gramme d'action contient les points suivants :
    ◊ Les Européens doivent montrer une unité inflexible dans les Balkans, s'opposer de concert à toute présence amé­ri­caine et turque dans la péninsule sud-orientale de notre con­tinent. Cette politique doit également viser à neutra­li­ser, dans les Balkans eux-mêmes et dans les diasporas alba­nai­ses disséminées dans toute l'Europe, les réseaux crimi­nels (prostitution, trafic de drogues, vol d'automobiles), liés aux structures albanaises anti-serbes et anti-macédo­nien­nes, ainsi qu'au binôme mafias-armée de Turquie et à cer­tains services américains. La cohésion diplomatique eu­ro­péenne dans les Balkans passe dès lors par un double tra­vail : en politique extérieure — faire front à toute réimplan­tation de la Turquie dans les Balkans — et en politique in­térieure — faire front à toute installation de mafias issues de ces pays et jouant un double rôle, celui de déstabiliser nos sociétés civiles et celui de servir de cinquièmes co­lonnes éventuelles.
    ◊ Les Européens doivent travailler de concert à ôter toute marge de manœuvre à la Turquie dans ses manigances anti-européennes. Cette politique implique :
    • 1) d'évacuer de Chypre toutes les unités militaires et les administrations ci­viles turques et de permettre à toutes les familles grecques expulsées lors de l'agression de l'été 1974 de rentrer dans leurs villages ancestraux ; d'évacuer vers la Turquie tous les “nouveaux” Cypriotes turcs, non présents sur le territoire annexé avant l'invasion de 1974 ;
    • 2) d'obliger la Turquie à re­noncer à toute revendication dans l'Égée, car la conquête de l'Ionie s'est faite à la suite d'un génocide inacceptable à l'encontre de la population grecque, consécutif d'un autre génocide, tout aussi impitoyable, dirigé contre les Armé­niens ; la Turquie n'a pas le droit de revendiquer la moindre parcelle de terrain ou les moindres eaux territoriales dans l'Égée ; la Grèce, et derrière elle une Europe consciente de ses racines, a, en revanche, le droit inaliénable de reven­di­quer le retour de l'Ionie à la mère patrie européenne ; la Tur­quie dans ce contexte, doit faire amende honorable et s'excuser auprès des communautés chrétiennes orthodoxes du monde entier pour avoir massacré jadis le Patriarche de Smyrne, d'une manière particulièrement effroyable (le cas échéant payer des réparations sur son budget militaire) ;
    • 3) d'obliger la Turquie à cesser toute agitation auprès des mu­sulmans de Bulgarie ;
    • 4) d'obliger la Turquie à cesser toute ma­nœuvre contre l'Arménie, avec la complicité de l'Azer­baï­djan ; de même, à cesser tout soutien aux terroristes tché­tchènes ;
    • 5) l'Europe, dans ce contexte, doit se poser comme protectrice des minorités orthodoxes en Turquie ; au début du siècle, celles-ci constituaient au moins 25% de la population sous la souveraineté ottomane ; elles ne sont plus que 1% aujourd'hui ; cette élimination graduelle d'un quart de la population interdit à la Turquie de faire partie de l'UE ;
    • 6) d'obliger la Turquie à évacuer toutes ses troupes disséminées en Bosnie et au Kosovo ;
    • 7) de faire usage des droits de veto des États européens au sein de l'OTAN, au moins tant que les problèmes de Chypre et d'Arménie ne sont pas résolus ; dans la même logique, refuser toute for­me d'adhésion de la Turquie à l'UE.
    La question du Danube
    ◊ La politique commune d'une Europe rendue à elle-même, à ses racines et ses traditions historiques, doit évidemment travailler à rendre la circulation libre sur le Danube, depuis le point où ce fleuve devient navigable en Bavière jusqu'à son embouchure dans la Mer Noire. Le problème de la navigation sur le Danube est fort ancien et n'a jamais pu être réglé, à cause de la rivalité austro-russe au XIXe siè­cle, des retombées des 2 guerres mondiales dont la ri­va­lité hungaro-roumaine pendant l'entre-deux-guerres, et de la présence du Rideau de Fer pendant 4 décennies. Le dégel et la fin de la guerre froide auraient dû remettre à l'ordre du jour cette question cruciale d'aménagement territorial sur notre continent, dès 1989, dès la chute de Ceau­cescu. L'impéritie de nos gouvernants a permis aux A­méricains et aux Turcs de prendre les devants et de gêner les flux sur l'artère danubienne ou dans l'espace du bassin danubien. Une logique qu'il faut impérativement inverser.
    Le corridor Belgrade/Salonique
    ◊ L'Europe doit avoir pour objectif de réaliser une liaison optimale entre Belgrade et Salonique, par un triple ré­seau de communications terrestres, c'est-à-dire autorou­tier, ferroviaire, fluvial (avec l'aménagement de 2 rivières balkaniques, la Morava et le Vardar, selon des plans déjà prévus avant la tourmente de 1940, auxquels Anton Zischka fait référence dans C'est aussi l'Europe, Laffont, 1960). Le trajet Belgrade Salonique est effectivement le plus court entre la Mitteleuropa danubienne et l'Egée, soit le bassin oriental de la Méditerranée.  
    ◊ L'Europe doit impérativement se projeter, selon ce que nous appelons l'Axe Dorien, vers le bassin oriental de la Mé­diterranée, ce qui implique notamment une maîtrise stra­tégique de Chypre, donc la nécessité de forcer la Turquie à l'évacuer. L'adhésion prochaine de Chypre à l'UE devrait aussi impliquer le stationnement de troupes européennes (en souvenir des expéditions médiévales et de Don Juan d'Au­triche) dans les bases militaires qui sont aujourd'hui exclusivement britanniques. La maîtrise de Chypre permet­tra une projection pacifique de puissance économique en direction du Liban, de la Syrie, de l'Égypte et du complexe volatile Israël-Palestine (dont une pacification positive doit être le vœu de tous).  
    Libérer l'Arménie de l'étau turco-azéri  
    ◊ Dans le Caucase, la politique européenne, plus exacte­ment euro-russe, doit consister à appuyer inconditionnel­lement l'Arménie et à la libérer de l'étau turco-azéri. Face à la Turquie, l'Europe et la Russie doivent se montrer très fermes dans la question arménienne. Comme à Chypre, il con­vient de protéger ce pays par le stationnement de trou­pes et par une pression diplomatique et économique con­tinue sur la Turquie et l'Azerbaïdjan. Prévoir de sévères me­sures de rétorsion dès le moindre incident : si la Turquie possède un atout majeur dans sa démographie galopante, l'Europe doit savoir aussi que ces masses sont difficilement gérables économiquement, et qu'elles constituent dès lors un point faible, dans la mesure où elles constituent un bal­last et réduisent la marge de manœuvre du pays. Par con­sé­quent, des mesures de rétorsions économiques, plon­geant de larges strates de la population turque dans la pré­carité, risquent d'avoir des conséquences sur l'ordre public dans le pays, de le plonger dans les désordres civils et, par suite, de l'empêcher de jour le rôle d'“allié principal” des États-Unis et de constituer un danger permanent pour son environnement immédiat, arménien ou arabe. De même, le renvoi de larges contingents issus de la diaspora turque en Europe, mais uniquement au cas où il s'avèrerait que ces in­dividus sont liés à des réseaux mafieux, déséquilibrerait ai­sément le pays, au grand soulagement des Arméniens, des Cypriotes grecs, des Orthodoxes araméens de l'intérieur et des pays arabes limitrophes. Le taux d'inflation catastro­phi­que de la Turquie et sa faiblesse industrielle devrait, en tou­te bonne logique économique, nous interdire, de toute façon, d'avoir des rapports commerciaux rationnels avec Ankara. La Turquie n'est pas un pays solvable, à cause ju­ste­ment de sa politique d'agression à l'égard de ses voisins. Enfin, une pression à exercer sur les agences de voyage et sur les assureurs, qui garantissent la sécurité de ces voya­ges, limiterait le flux de touristes en Turquie et, par voie de conséquence, l'afflux de devises fortes dans ce pays vir­tuellement en faillite, afflux qui lui permet de se maintenir vaille que vaille et de poursuivre sa politique anti-hellé­ni­que, anti-arménienne et anti-arabe.  
    ◊ Dans la mesure du possible, l'Europe et la Russie doivent jouer la carte kurde, si bien qu'à terme, l'alliance amé­ricano-turco-azérie dans la région devra affronter et des mouvements séditieux kurdes, bien appuyés, et l'alliance entre l'Europe, la Russie, l'Iran, l'Irak et l'Inde, amplifi­ca­tion d'un axe Athènes-Erivan-Téhéran, dont l'embryon avait été vaguement élaboré en 1999, en pleine crise serbe.  
    ◊ En Asie centrale, l'Europe, de concert avec la Russie, doit apporter son soutien à l'Inde dans la querelle qui l'oppose au Pakistan à propos des hauteurs himalayennes du Ca­che­mire. L'objectif est d'obtenir une liaison terrestre inin­ter­rompue Europe-Russie-Inde. La réalisation de ce projet grandiose en Eurasie implique de travailler 2 nouvelles petites puissances d'Asie centrale, le Tadjikistan persano­pho­ne et le Kirghizistan, point nodal dans le futur réseau de communication euro-indien. De même, le tandem euro-russe et l'Inde devront apporter leur soutien à la Chine dans sa lutte contre l'agitation islamo-terroriste dans le Sinkiang, selon les critères déjà élaborés lors de l'accord sino-russe de Changhaï (2001).
    Une politique arabe intelligente  
    ◊ L'Europe doit mener une politique arabe intelligente. Pour y parvenir, elle devrait, normalement, disposer de 2 pièces maîtresses, la Syrie et l'Irak, qu'elle doit proté­ger de la Turquie, qui assèche ces 2 pays en régulant le cours des fleuves Tigre et Euphrate par l'intermédiaire de barrages pharaoniques. Autre pièce potentielle, mais d'im­portance moindre, dans le jeu de l'Europe : la Libye, enne­mie d'Oussama Ben Laden, ancien agent de la CIA (cf. : Das­quié/Brisard, op. cit.). En Égypte, allié des États-Unis, l'Europe doit jouer la minorité copte et exiger une pro­tec­tion absolue de ces communautés en butte à de cruels at­tentats extrémistes islamistes. La protection des Coptes en Égypte doit être l'équivalent de la protection à accorder aux Orthodoxes araméens de Turquie et aux Kurdes.  
    ◊ L'Europe doit spéculer sur la future guerre de l'eau. L'al­lié secondaire des États-Unis au Proche-Orient, Israël, est dépendant de l'eau turque, récoltée dans les bassins artifi­ciels d'Anatolie, créés par les barrages construits sous Özal. L'Europe doit inscrire dans les principes de sa politique ara­be l'idée mobilisatrice de sauver le Croissant Fertile de l'assèchement (bassin des 2 fleuves, Tigre et Euphrate, et du Jourdain). Ce projet permettra d'unir tous les hom­mes de bonne volonté, que ceux-ci soient de confession is­lamique, chrétienne ou israélite. La politique turque d'éri­ger des barrages sur le Tigre et l'Euphrate est contraire à ce grand projet pour la sauvegarde du Croissant Fertile. Par ailleurs, l'Égypte, autre allié des États-Unis, est fragilisée parce qu'elle ne couvre que 97% de ses besoins en eau, en dé­pit des barrages sur le Nil, construits du temps de Nas­ser. Toute augmentation importante de la population égyp­tien­ne accentue cette dépendance de manière dramatique. C'est un des points faibles de l'Égypte, permettant aux É­tats-Unis de tuer dans l'œuf toute résurgence d'un indé­pendantisme nassérien. Enfin, la raréfaction des réserves d'eau potable redonne au centre de l'Afrique, dont le Congo plongé depuis 1997 dans de graves turbulences, une impor­tance stratégique capitale et explique les politiques anglo-saxonnes, notamment celle de Blair, visant à prendre pied dans certains pays d'Afrique francophone, au grand dam de Pa­ris et de Bruxelles.  
    Les risques qu'encourt l'Europe :
    Perdante sur tous les fronts que nous venons d'énumérer, fragilisée par la vétusté de son matériel militaire, handi­ca­pée par son ressac démographique, aveugle parce qu'elle ne dispose pas de satellites, l'Europe court 2 risques sup­plémentaires, incarnés par les agissements des réseaux trotskistes et par les dangers potentiels des zones de non-droit qui ceinturent ses grandes villes ou qui occupent le centre même de la capitale (comme à Bruxelles).
    Deux exem­ples : les réseaux trotskistes, présents dans les syndi­cats français, et obéissant en ultime instance aux injonc­tions des États-Unis, ont montré toute leur puissance en dé­cembre 1995 quand Chirac a testé de nouveaux arme­ments nucléaires à Mururoa dans le Pacifique, ce qui dé­plaisait aux Etats-Unis. Des grèves sauvages ont bloqué la France pendant des semaines, contraignant le Président à lâcher du lest (Louis-Marie Enoch & Xavier Cheneseau, Les taupes rouges - Les trotskistes de Lambert au cœur de la Ré­publique, Manitoba, 2002 ; Jean Parvulesco, « Dé­cembre 1995 en France : “La leçon des ténèbres” », Ca­hier n°3 de la Société Philosophique Jean Parvulesco, 2e tri­mestre 1996 - paru en encart dans Nouvelles de Sy­nergies Européennes n°18, 1996).
    Quant aux zo­nes de non-droit, el­les peuvent constituer de dangereux abcès de fi­xation, pa­ra­lyser les services de police et une par­tie des effectifs mi­litaires, créer une psychose de ter­reur et fo­men­ter des at­tentats terroristes. Les ouvrages de Guillau­me Faye, dans l'es­pace militant des droites fran­çaises, et surtout l'ouvrage de Xavier Raufer et Alain Bauer, pour le grand public avec re­lais médiatiques, démontrent claire­ment que les risques de guerre civile et de désordres de grande ampleur sont dé­sormais parfaitement envisageables à court terme. Une gran­de puissance extérieure est capa­ble de manipuler des “ré­seaux” terroristes au sein même de nos métropoles et de dé­stabiliser ainsi l'Europe pendant longtemps.   Notre situation n'est donc pas rose. Sur les plans historique et géopolitique, notre situation équivaut à celle que nous avions à la fin du XVe siècle, où nous étions coincés entre l'Atlantique, res nullius, mais ouvert sur sa frange orientale par les Portugais en quête d'une route vers les Indes en con­­tournant l'Afrique, et l'Arctique, étendue maritime gla­ciaire an-écouménique, sans accès direct à des richesses com­me la soie ou les épices.
    En 1941, les États-Unis éten­dent leurs eaux territoriales à plus de la moitié de la sur­fa­ce maritime de l'Atlantique Nord, confisquent à l'Europe son poumon océanique, si bien qu'il n'est plus possible de ma­nœuvrer sur l'Atlantique, d'une façon ou d'une autre, pour rééditer l'exploit des Portugais du XVe siècle.  
    Les conditions du développement européen  
    En résumé, l'Europe a le vent en poupe, est un continent via­ble, capable de se développer, si :
    ◊ si elle a un accès direct à l'Égypte, comme l'avait très bien vu Bonaparte en 1798-99 ;
    ◊ si elle a un accès direct à la Mésopotamie, ou du moins au Croissant Fertile, comme l'avait très bien vu Urbain II, quand il prêchait les Croisades en bon géopolitologue avant la lettre ; les tractations entre Frédéric II de Hohenstaufen et Saladin visent un modus vivendi, sans fermeture aux voies de communications passant par la Mésopotamie (Ca­lifat de Bagdad) ; la Question d'Orient, à l'aube du XXe sièc­le, illustre très clairement cette nécessité (géo)­po­liti­que et la Guerre du Golfe de janvier-février 1991 constitue une action américaine, visant à neutraliser l'espace du Crois­sant Fertile et surtout à le soustraire à toute influence européenne et russe.
    ◊ si la route vers les Indes (terrestre et maritime) reste li­bre; tant qu'il y aura occupation pakistanaise du Jammu et me­naces islamistes dans le Cachemire, la route terrestre vers l'Inde n'existera pas).  
    L'épopée des Proto-Iraniens  
    Rappelons ici que la majeure partie des poussées européen­nes durant la proto-histoire, l'antiquité et le moyen âge se sont faites en direction de l'Asie centrale et des Indes, dès 1600 av. JC, avec l'avancée des tribus proto-iraniennes dans la zone au Nord de la ligne Caspienne - Mer d'Aral - Lac Balkhach, puis, par un mouvement tournant, en direc­tion des hauts plateaux iraniens, pour arriver en lisière de la Mésopotamie et contourner le Caucase par le Sud. La Per­­se avestique et post-avestique est une puissance euro­péen­ne, on a trop tendance à l'oublier, à cause d'un mani­chéisme sans fondement, opposant un “Occident” grec-athé­nien (thalassocratique et politicien) à un “Orient” perse (chevaleresque et impérial), auquel on prête des tares fan­tasmagoriques.  
    Quoi qu'il en soit, l'œuvre d'Alexandre le Grand, macé­do­nien et impérial plutôt que grec au sens athénien du terme, vise à unir le centre de l'Europe (via la partie macédo­nien­ne des Balkans) au bassin de l'Indus, dans une logique qu'on peut qualifier d'héritière de la geste proto-historique des Pro­to-Iraniens. L'opposition entre Rome et la Perse est une lutte entre 2 impérialités européennes, où, à la char­niè­re de leurs territoires respectifs, dont les frontières sont mouvantes, se situait un royaume fascinant, l'Arménie. Ce ro­yaume a toujours été capable de résister farouchement, tantôt aux Romains, tantôt aux Perses, plus tard aux Arabes et aux Seldjoukides, grâce à un système d'organisation po­litique basé sur une chevalerie bien entraînée, mue par des principes spirituels forts. Cette notion de chevalerie spiri­tuel­le vient du zoroastrisme, a inspiré les cataphractaires sar­mates, les cavaliers alains et probablement les Wisi­goths, a été islamisée en Perse (la fotowwah), christianisée en Arménie, et léguée par les chevaliers arméniens aux che­­valiers européens. L'ordre ottoman des Janissaires en a été une imitation et doit donc aussi nous servir de modèle (cf. ce qu'en disait Ogier Ghiselin de Busbecq, l'ambas­sa­deur de Charles-Quint auprès du Sultan à Constantinople ; le texte figure dans Gérard Chaliand, Anthologie…, op. cit.).  
    Des Croisades à Eugène de Savoie et à Souvorov   Dans cette optique d'une histoire lue à l'aune des constats de la géopolitique, les Croisades prennent tout naturelle­ment le relais de la campagne d'Othon Ier contre les Magyars, vaincus en 955, qui se soumettent à la notion romaine-ger­manique de l'Empire.
    Ces campagnes de l'Empereur salien, de souche saxonne, sont les premières péripéties de l'affir­ma­tion européenne. Après les Croisades et la chute de By­zan­ce, la reconquista européenne se déroule en 3 actes : en Espagne, les troupes d'Aragon et de Castille libèrent l'Andalousie en 1492 ; une cinquantaine d'années plus tard, les troupes russes s'ébranlent pour reprendre le cours en­tier de la Volga, pour débouler sur les rives septentrionales de la Caspienne et mater les Tatars ; il faudra encore plus d'un siècle et demi pour que le véritable sauveur de l'Euro­pe, le Prince Eugène de Savoie-Carignan, accumule les vic­toires militaires, pour empêcher définitivement les Otto­mans de revenir encore en Hongrie, en Transylvanie et en Au­triche. Quelques décennies plus tard, les troupes de Ca­therine II, de Potemkine et de Souvorov libèrent la Crimée. Cet appel de l'histoire doit nous remémorer les grands axes d'action qu'il convient de ne pas oublier aujourd'hui. Ils sont restés les mêmes. Tous ceux qui ont agi ou agiront dans ce sens sont des Européens dignes de ce nom. Tous ceux qui ont agi dans un sens inverse de ces axes sont d'abjects traî­tres. Voilà qui doit être clair. Limpide. Voilà des principes qui ne peuvent être contredits.  
    Regards nouveaux sur la Deuxième Guerre mondiale  
    Pour terminer, nous ramènerons ces principes historiques et géopolitiques à une réalité encore fort proche de la nô­tre, soit les événements de la Seconde Guerre mondiale, pré­ludes à la division de l'Europe en 2 blocs pendant la guerre froide. Généralement, le cinéma et l'historiogra­phie, le discours médiatique, évoquent des batailles spec­ta­culaires, comme Stalingrad, la Normandie, les Ardennes, Monte Cassino, ou en montent de moins importantes en épingle, sans jamais évoquer les fronts périphériques où tout s'est véritablement joué. Or ces fronts périphériques se situaient tous dans les zones de turbulences actuelles, Afghanistan excepté. Soit sur la ligne Caspienne - Iran (che­mins de fer) - Caspienne, dans le Caucase ou sur la Volga (qui se jette dans la Caspienne) (cf. George Gretton, « L'ai­de alliée à la Russie », in Historia Magazine n°38, 1968).  
    Les Britanniques et leurs alliés américains ont gagné la se­conde guerre mondiale entre mai et septembre 1941. Défi­nitivement. Sans aucune autre issue possible. En mai 1941, les troupes britanniques venues d'Inde et de Palestine (cf. : H. Stafford Northcote, « Révolte de Rachid Ali - La route du pé­­trole passait par Bagdad », in Historia Magazine n°20, 1968 ; Luis de la Torre, « 1941 : les opérations militaires au Pro­che-Orient », in : Vouloir n°73/75, 1991 ;  Mar­zio Pi­sa­ni, « Irak 1941: la révolte de Rachid Ali contre les Britan­ni­ques », in : Partisan n°16, nov. 1990) en­va­hissent l'I­rak de Rachid Ali (cf. : Prof. Franz W. Seidler, Die Kolla­bo­ration 1939-1945, Herbig, München, 1995), qui sou­haitait se rapprocher de l'Axe. Les Britanniques dispo­sent alors d'une base opérationnelle importante, bien à l'ar­rière du front et à l'abri des forces aériennes allemandes et ita­­lien­nes, pour alimenter leurs troupes d'Égypte et de Li­bye. En juin et juillet 1941, les opérations contre les trou­pes de la France de Vichy au Liban et en Syrie parachèvent la maî­trise du Proche-Orient (cf.: Général Saint-Hillier, « La cam­pagne de Syrie », in : Historia Magazine n°20, 1968 ; Jac­ques Mordal, « les opérations aéronavales en Syrie », i­bid.). Au cours des mois d'août et de sep­tem­bre 1941, l'Iran est occupé conjointement par des trou­pes anglaises et so­vié­tiques, tandis que des équipes d'ingé­nieurs américains ré­or­ganisent les chemins de fer iraniens du Golfe à la Ca­spienne, ce qui a permis de fournir, au dé­part des Indes, du ma­tériel militaire américain à Staline, en remontant, à par­tir de la Caspienne, le cours de la Volga (notons que les So­vié­tiques, en vertu des règles codifiées par Lea en 1912 — cf. supra — n'ont pas été autorisés à de­meurer à Téhéran, mais ont dû se replier sur Kasvin).
    L'Axe n'a pas pu prendre pied à Chypre et la Turquie a con­servé sa neutralité “égoïste” comme le disait le ministre Me­ne­mencioglu (Prof. Franz W. Seidler, Die Kollaboration 1939-1945, Herbig, München, 1995) ; par conséquent, cet es­pace proche-oriental, au Sud-Est de l'Europe, a permis une reconquista des territoires européens conquis par l'Axe, en prenant les anciens territoires assyrien et perse comme base, en encerclant l'Europe selon des axes de pénétration imités des nomades de la steppe (de la Volga à travers l'U­kraine) et des cavaliers arabes (de l'Égypte à la Tunisie con­tre Rommel). Les opérations soviétiques dans le Caucase, grâ­ce au matériel américain transitant par l'Iran, ont pu dès l'au­tomne 1942, sceller le sort des troupes allemandes ar­ri­vées à Stalingrad et prêtes à couper l'artère qu'est la Volga. Les résidus des troupes soviétiques acculées aux contreforts septentrionaux du Caucase peuvent résister grâce au cor­don ombilical iranien. De même, les troupes allemandes ne peuvent atteindre Touapse et la côte de la Mer Noire au Sud de Novorossisk et sont repoussées en janvier 1943, juste avant la chute de Stalingrad (cf. : Barrie and Frances Pitt, The Month-By-Month Atlas of World War II, Summit Books, New York/London, 1989). Le sort de l'Europe tout en­tière, au XXe siècle, s'est joué là, et se joue là, en­co­re aujourd'hui. Une vérité historique qu'il ne faut pas oublier, même si les médias sont très discrets sur ces é­pisodes cruciaux de la Seconde Guerre mondiale.
    De l'aveuglement historique  
    “L'oubli” des opérations au Proche-Orient en 1941 et dans le Caucase en automne 1942 et en janvier 1943 profite d'une certaine forme d'occidentalisme, de désintérêt pour l'his­toi­re de tout ce qui se trouve à l'Est du Rhin, a fortiori à l'Est de la Mer Noire. Cet occidentalisme est une tare ré­dhi­bi­toire pour toutes les puissances, trop dépendantes d'une opinion publique mal informée, qui se situent à l'Ouest du Rhin. L'atlantisme n'est pas seulement un engouement im­bécile pour tout ce qui est américain, il est aussi et surtout un aveuglément historique, dont nous subissons de plein fouet les conséquences désastreuses aujourd'hui.  
    En effet, l'Europe actuelle a perdu la guerre, bien plus cruel­lement que le Reich hitlérien en 1945. Jugeons-en :
    ◊ L'Atlantique est verrouillé (ce qui réduit à néant les ef­forts de Louis XVI, dont la flotte, commandée par La Pérou­se, avait ouvert cet océan au binôme franco-impérial).
    ◊ La Méditerranée orientale est verrouillée.
    ◊ La Mer Noire est également verrouillée.
    ◊ La voie continentale vers l'Inde est verrouillée.
    ◊ La “Route de la Soie” est verrouillée.
    ◊ Nous vivons dans le risque permanent de la guerre civile et du terrorisme.   La renaissance européenne, que nous appelons tous de nos vœux, passe par une prise de conscience des enjeux réels de la planète, par une connaissance approfondie des manœuvres systématiquement répétées des ennemis de notre Europe. C'est ce que j'ai tenté d'expliquer dans cet exposé. Il faut savoir que nos ennemis ont la mémoi­re longue, que c'est leur atout majeur. Il faut leur oppo­ser notre propre “longue mémoire” dans la guerre cogni­ti­ve future. Autre principe méthodologique : l'histoire n'est pas une succession de séquences, coupées les unes des autres, mais un tout global, dans lequel il est impos­sible d'opérer des coupures.  
     Robert SteuckersNouvelles de Synergies Européennes n°54, 2002.
    • Note :
     1 : À cette époque, l'Angleterre était alliée à la France pour dé­truire les Provinces-Unies des Pays-Bas, alliées au Brandebourg (la fu­­ture Prusse), à l'Espagne (pourtant son ennemie héréditaire), au Saint Empire et à la Lorraine. Les troupes d'invasion françaises, blo­quées par l'ouverture des digues, sont chassées des Provinces-Unies en 1673. Avec l'alliance suédoise, les Français retournent toutefois la situation à leur avantage entre 1674 et 1678, ce qui débouche sur le Traité de Nimègue, qui arrache au Saint Empire de nombreux ter­ritoires en Flandre et dans le Hainaut. Cet épisode est à retenir car les puissances anti-européennes, la France, l'Angleterre, la Suède et l'Em­pire ottoman se sont retrouvés face à une coalition impériale, re­­groupant puissances protestantes et catholiques. Les unes et les au­­tres acceptaient, enfin, de sauter au-dessus du faux clivage reli­gieux, responsable du désastre de la guerre de Trente Ans (comme l'a­vait très bien vu Wallenstein, avant de finir assassiné, sous les coups d'un zélote catholique). Cette alliance néfaste, d'abord diri­gée contre la Hollande, a empêché l'éclosion de l'Europe et explique les menées anti-européennes plus récentes de ces mêmes puissan­ces, Suède exceptée.

  • Syrie, l'interminable guerre d'usure

    La grande offensive décisive de la rébellion se fait attendre. Après dix- huit mois d'empoignade, Assad tient bon. Damas et Alep, les deux seules villes qui comptent, restent siennes. L'insurrection ne parvient pas à l'acculer dans les cordes ; pourtant, depuis des mois, les médias occidentaux affirment que « l'infâme dictateur qui fait tirer sur son peuple » est à bout de souffle.
    Les succès de l'armée ces mois derniers ont été fatals à nombre des cadres de la rébellion syrienne, qui, en dépit du soutien logistique de l'Otan, ont échoué dans leur tentative d'organiser militairement la paysannerie et le « lumpenprolétariat » syriens.
    La configuration est la suivante : paysans et va-nu-pieds des bidonvilles contre citadins. Répétons-le, la révolution qui s'est déclenchée en Syrie ne fédère pas l'ensemble du peuple, c'est une révolte du bas peuple sunnite paupérisé qui cherche sa revanche sur ses oppresseurs alaouites. Le rêve des insurgés n'est pas d'établir la démocratie, mais un régime théocratique du genre de celui de l'Arabie Saoudite, avec la douce satisfaction de voir réduits au statut de citoyens de second rang les non mahométans. C'est dans cette perspective que la jeunesse sunnite rurale est parti à la chasse aux alaouites et aux chiites des grandes villes.
    Le fanatisme religieux prospère sur le terreau de la pauvreté
    On l'a compris, en Syrie comme ailleurs, le fanatisme religieux prospère sur le terreau de la pauvreté. La crise économique a exacerbé l'état de vulnérabilité dans lequel vivaient déjà des dizaines de milliers de paysans, d'éleveurs et de bergers qui subissent des épisodes récurrents de sécheresses à répétition. Le régime et son train de vie, son étalage obscène de richesses clinquantes (immeubles, automobiles etc..) rend fous les miséreux, en nombre croissant, qui ne supportent plus d'être humiliés et opprimés par la mafia de possédants qui gravite autour du clan et de l'appareil répressif de l'État. Une situation d'autant plus insupportable que les accapareurs sont, aux yeux des croyants de bonne obédience sunnite, des mauvais musulmans, voire des non musulmans.
    L'insurrection perdure parce qu'elle s'appuie sur déjeunes ruraux indignés. Il s'agit de déclassés incultes qui estiment n'avoir rien à perdre. Obéissant au fanatisme religieux, et aussi à des dynamiques claniques et familiales, ils mènent un rude mais exaltant combat sous les ordres de petits notables dépourvus d'expérience militaire. Le fait que les insurgés bénéficient de matériel infrarouge et des observations satellites fournies en sous main par Français et Américains ne change pas la donne. Ces informations facilitent seulement embuscades et « retraits tactiques ». Parfois, elles permettent de pirater les communications de l'armée en émettant des faux ordres, générateurs de confusion et de zizanie dans le camp loyaliste.
    Le fait est que l'opposition armée des damnés des campagnes, des bourgades et des bidonvilles n'a pas suscité un mouvement de soutien en sa faveur dans les bourgeoisies commerçantes d'Alep et de Damas. Soit elles demeurent dans l'expectative, soit elles soutiennent le régime. Alep n'est pas coupée de Damas. Des bus font le trajet, mais sont parfois forcés à de longs détours. Les aéroports du pays sont toujours sous contrôle du pouvoir, ainsi que les ports. Les périphéries immédiates des deux grandes villes sont sécurisées grâce au quadrillage des rues par les meilleures unités, qui emploient les matériels les plus sophistiqués. Ainsi les garnisons loyalistes tiennent bon face aux assauts et parviennent à éviter que des enclaves insurgées ne s'organisent.
    Dans cette empoignade pour le contrôle de Damas et d'Alep, les deux parties ne font aucun quartier. Si les horreurs commises par l'armée et les forces de sécurité syriennes - sans oublier les milices de supplétifs - sont largement évoquées par la presse internationale, les mises en causes sont beaucoup plus rares concernant les exactions de la rébellion : attentats à la voiture piégée, implication contre leur gré de celles et ceux qui désirent demeurer en dehors du conflit, attaques armées contre des villages kurdes, interdiction aux citadins de quitter leurs quartiers alors que des bombardements sont imminents...
    Les pertes des insurgés sont énormes, mais ils sont constamment réalimentés en chair à canon par le vivier quasi inépuisable que constituent les innombrables mouvements islamistes de la planète. Depuis le Qatar jusqu'à la Turquie, en passant par la Libye et même par les banlieues françaises, les volontaires pour le djihad arrivent en renfort, pour combattre les « mécréants » et, au besoin, mourir pour la sainte cause du Prophète.
    Le régime n'est pas au bout du rouleau
    Face à ces excités, peut-être bien renseignés par l'Otan, mais mal commandés sur le terrain, les pertes de l'armée sont faibles mais encore trop nombreuses, car, dans le camp loyaliste, la réserve n'est pas inépuisable. Le régime emploie cependant des milliers de mercenaires du hezbollah libanais en plus de centaines de gardiens de la révolution iranienne déjà venus prêter main-forte.
    En dépit de ces renforts, la plupart des observateurs sont convaincus que le régime d'Assad finira sous peu par tomber, ce qui est douteux. Si l'on prend comme exemple le plus proche la guerre en Algérie opposant le pouvoir en place au FIS/GIA, qui a fait 150000 morts en 13 ans pour une population de 35 millions d'habitants, on se demande combien de morts fera celle de Syrie pour une population de 23 millions, avec un apport de djihadistes étrangers beaucoup plus important qu'en Algérie et de nombreux combats urbains, qui étaient chose rare en Algérie...
    Dans cette guerre civile asymétrique : aviation, chars et artillerie d'un côté (mais peu d'infanterie), armes légères, masses inépuisables d'insurgés paysans et de volontaires fanatiques de l'autre, la victoire sera au plus endurant. Pour les insurgés ce n'est pas gagné. Assad peut mener une guerre d'usure et tenir encore des mois, voire plusieurs années, tant que son armée ne se désagrège pas.
    Henri Malfilatre monde & vie  10 novembre 2012

  • “La guerre des ruines. Archéologie et géopolitique”, J.-P. Payot, Paris, Choiseul

    S’appuyant d’abord sur ses observations de terrain, le Recteur Gérard-François Dumont présente le livre de Jean-Pierre Payot, La guerre des ruines. Archéologie et géopolitique, Paris, Choiseul.
    Ce livre montre à quel point l’archéologie peut être prise au piège d’intentions qui souvent la dépassent. Illustré par de nombreux exemples, l’ouvrage innove par son exploration de cette face peu explorée de l’archéologie qu’est sa dimension géopolitique.
    NAGORNO KARABAGH, région à majorité arménienne que les Soviétiques ont attribué à l’Azerbaïdjan. Les quatre ans de guerre 1990-1994 se sont apaisés jusqu’à un cessez-le-feu toujours provisoire. À l’est de ce territoire, dans la partie située avant la ligne de cessez-le-feu, dans les années 2000, une fondation arménienne privée finance des fouilles archéologiques. Elles débouchent sur la découverte d’une très ancienne ville arménienne, Tigranakert, attestant de l’ancienneté de la présence arménienne dans cette région. Un argument de poids pour les Arméniens qui veulent que le Nagorno Karabakh ne relève pas à 100% de la souveraineté azerbaïdjanaise. Ce seul exemple montre les interactions possibles entre archéologie et géopolitique.
    Mais on peut aussi faire référence des images qui parfois envahissent notre petit écran. Des chars au beau milieu de ruines, des sommets au cours desquels des représentants de pays réclament à d’autres la restitution de vestiges, des foules en révolte contre un chantier de fouilles ou détruisant un monument au nom de leur dieu ou de leur idéologie… Autant de faits qui relèvent de la géopolitique. Autant d’événements qui relient de manière évidente deux disciplines qui, a priori,  n’ont guère en commun et qui, pourtant, ne sont pas si éloignées l’une de l’autre. Tout le mérite de l’ouvrage intitulé La guerre des ruines est de mettre en perspective les liens fondamentaux entre archéologie et géopolitique. Multipliant les exemples, présentés de manière vivante et choisis sur tous les continents, l’auteur met en perspective les multiples usages de l’archéologie à des fins géopolitiques.
    Un phénomène ancien
    Dans l’Antiquité déjà, un certain nombre de souverains n’ignoraient pas les possibilités qu’offrait à leur pouvoir une utilisation subtile de l’archéologie. Les Babyloniens savaient à quel point l’investissement symbolique dans le patrimoine archéologique pouvait servir leurs desseins géopolitiques. Autre exemple, les empereurs de Rome n’hésitèrent pas à construire leurs palais à l’endroit même où Romulus, le fondateur légendaire, avait, selon la tradition, construit le sien. Ainsi le peuple romain était-il avisé de la continuité, inscrite dans le territoire, du pouvoir légitime.
    L’époque contemporaine, avec son cortège de régimes totalitaires, n’a pas manqué, à son tour, d’instrumentaliser les ruines à des fins géopolitiques. De nombreux archéologues nazis ont, en effet, été sollicités pour apporter des preuves matérielles à la construction de « l’espace vital » cher à l’idéologie de Hitler.
    Le Moyen-Orient : une région emblématique
    Toutefois, les liens archéologie-géopolitique semblent prendre de nos jours une ampleur particulière dans certaines régions du globe marquées par des conflits récurrents. Le Moyen-Orient est emblématique d’un type de manipulation de l’archéologie souvent « détournée » de sa visée scientifique. Dans cette partie du monde, l’enjeu est tel que l’archéologie peut difficilement conserver son caractère neutre. Le nationalisme, largement entretenu par des régimes autoritaires, comme des religions plus ou moins militantes, entretiennent à l’égard du patrimoine archéologique, des liens forts qui aboutissent à placer l’archéologie au cœur des enjeux géopolitiques. Parfois, la guerre vient compliquer le jeu. De nombreux monuments peuvent être pris en otage par telle ou telle partie. Leur destin est alors fonction de stratégies ou d’intérêts le plus souvent idéologiques. Par exemple, en Afghanistan, comment expliquer la destruction des Bouddhas de Bâmyân sinon par la volonté des Talibans d’affirmer de manière spectaculaire leur contrôle sur le territoire ? Ici, religion et politique sont étroitement mêlées. Il en va de même en Palestine géographique, et en particulier à Jérusalem, où patrimoine culturel et archéologie sont l’objet de tensions sans cesse renouvelées. Or, derrière cette « guerre des ruines », se profile la question de la légitimité de l’existence même de l’Etat d’Israël.
    Trafic et restitution des vestiges
    Plus modestement, mais non moins éclairante, est la situation des innombrables artefacts qui circulent, souvent de manière illicite, dans le monde. Le trafic des objets archéologiques est, lui aussi, révélateur d’enjeux de nature géopolitique. Le pillage des musées qui accompagne certains conflits, ou la prédation organisée de patrimoines nationaux dans certains pays du Sud reviennent en effet à priver les États concernés de la possession de pans entiers de leur identité.
    Aussi, les demandes de restitutions, fréquemment à l’ordre du jour, témoignent-elles de la volonté de certains pays de remodeler leur image sur la scène internationale. La Chine, par exemple, est de plus en plus pressée de recouvrer la possession légale d’objets qui lui ont été subtilisés à une époque où elle n’était guère en mesure de s’y opposer…
    Archéologie et justice internationale
    Le XXe siècle a été marqué par des épisodes criminels contre des groupes humains, dont certains sont reconnus comme des génocides. Derrière ces événements dramatiques, se dessine en particulier l’univers macabre des charniers. Des charniers qui, après les conflits qui les ont provoqués, constituent, aux yeux de la justice internationale en charge de poursuivre leurs auteurs, autant d’éléments propres à déterminer la part de chacun dans les responsabilités des massacres. Or, dans ce cadre, l’archéologie intervient a posteriori. En usant des mêmes techniques que pour des fouilles classiques, les archéologues, auxiliaires précieux des médecins légistes, arrivent à reconstituer avec précision les circonstances des crimes. Leurs découvertes aident à « dire le droit » et apportent ainsi leur contribution dans l’analyse des termes géopolitiques qui ont présidé au déclenchement des génocides ainsi qu’à leur mise en oeuvre.
    Le livre La guerre des ruines montre à quel point l’archéologie peut être prise au piège d’intentions qui souvent la dépassent. Illustré par de nombreux exemples, l’ouvrage innove par son exploration de cette face peu explorée de l’archéologie qu’est sa dimension géopolitique.
    Par Gérard-François DUMONT*, le 12 novembre 2010
    * Recteur, Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne, Président de la revue Population et Avenir, www.population-demographie.org.

  • L’implication de l’OTAN dans le conflit syrien est évidente

    Le déploiement de missiles sol-air Patriot-II MIM-104 PAC-3 à la frontière turco-syrienne témoigne du début de l’implication de l’OTAN dans le conflit syrien, comme l’a indiqué vendredi Alexandre Grouchko, délégué permanent russe auprès de l’Alliance.

    « Ce déploiement est un premier pas qui montre que l’OTAN s’implique finalement dans le conflit, et il n’est pas à exclure que cette implication s’accentue, suite à un incident ou une provocation quelconque », a déclaré le diplomate lors d’un duplex Moscou-Bruxelles organisé par RIA Novosti.

    Membre de l’OTAN, la Turquie a officiellement demandé à l’Alliance le 21 novembre dernier de lui fournir des missiles sol-air Patriot pour protéger sa frontière de 900 km avec la Syrie. La décision de déployer des Patriot-II à la frontière turco-syrienne a, de fait, été adoptée le 4 décembre par le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’Alliance. Conformément à cette décision, deux batteries de Patriot-II seront fournies à la Turquie par l’Allemagne, et la troisième par les Pays-Bas.

  • Afghanistan : comme un arrière-goût de Vietnam (arch 2011)

    Ils doivent être quelques dizaines de milliers d'anciens combattants jadis rapatriés de Saigon dans les fourgons de l'amertume à trouver que l' "afghanisation" de la guerre, dont on nous chante maintenant les louanges, ressemble de plus en plus à la "vietnamisation" du conflit qu'ils ont connue voici une quarantaine d'années - les rizières en moins, les montagnes en plus. Même cynisme de la Maison Blanche, même gesticulations politiciennes, même soumission des galonnés. Et nous devons être encore quelques poignées dans les salles de rédaction, aux États-Unis, en France ou ailleurs, à nous souvenir plus que jamais de ces terribles années de repli psychologique, sentimental, militaire qui se frayèrent un chemin à travers l'abandon d'une mission, des négociations bâclées, un retour de vaincus jusqu'à l'oubli des braves et la paix des cimetières. Curieux comme de loin toutes les guerres se ressemblent : sans doute cette féroce odeur de cendre qui recouvre tout, qui pénètre partout, qui est la même sur toutes les terres remuées avec leurs fantômes sortis du même moule. Bien sûr, Obama n'est pas Nixon. Le rustique tribalisme de la société afghane se trouve à l'opposé du subtil cloisonnement des classes vietnamiennes ; le président Karzai n'a rien de commun avec le président Thieu ; aucun trait ne pourrait rapprocher les gueux traîneurs de Kalachnikov dans d'impériaux défilés rocheux et les souples maraudeurs asiates des mystérieuses plaines inondées ; enfin, qui oserait mettre en parallèle les Talibans et le Viêt-Cong ? D'ailleurs, l'essentiel n'est pas là. Si toutes les guerres ne se ressemblent que de loin, de près, certaines, étrangement, se rejoignent. Depuis quelques jours, le spectre du Vietnam recouvre l'Afghanistan.
    Il est vrai qu'Obama se surprend à rejoindre Nixon lorsque celui-ci, aux tout premiers mois de 1970, décida de retirer de l'embrasement vietnamien les grandes et lourdes unités que le Pentagone avait mises en place au cours du dernier tiers des années soixante. Il s'agissait à l'époque de centaines de milliers de soldats dotés d'un matériel considérable sur lesquels s'était brisée l'offensive nordiste du Têt en 1968. Appuyé par ses conseillers, Nixon estima alors que son allié local contre l'expansionnisme communiste avait réalisé suffisamment de progrès dans beaucoup de domaines (entraînement, tactique, équipement) pour autoriser, sans trop de risques apparents, la puissance protectrice à lui passer le relais des opérations. Et ainsi permettre aux États-Unis de relâcher leur pression sur l'ennemi commun avant de décrocher.   Décision capitale qui reposait sur trois éléments : l'analyse lucide des événements qui concluait qu'un conflit de ce type serait interminable, donc ingérable sur le long terme pour Washington ; la certitude que la victoire militaire autant qu'idéologique d'Hanoi n'irait pas au-delà de la réunification du pays et donc n'entraînerait pas la chute d'autres "dominos". La convergence de ces deux éléments devait forcément aboutir à un troisième qui en était comme la traduction factuelle : la remise de l'outil guerrier entre les mains des autochtones chargés ainsi de défendre leur terre, s'imposait comme la solution la plus logique, la plus populaire et la plus élégante. Mais, au moment où cette décision tomba comme un couperet, les voix officielles se gardèrent bien d'ajouter que la solution retenue était également la plus impraticable.
    Les calculs entourant la "vietnamisation" de la guerre eurent leur part d'hypocrisie comme ceux qui entourent maintenant l'"afghanisation" des escarmouches cernées d'un côté par les plaines arides de l'Iran, de l'autre par les ravins lunaires du Pakistan. La passation de pouvoir entre deux armées ne se résume pas à une cérémonie ultra-médiatisée avec échange de drapeaux et roulement de tambours. Il y a bien autre chose dans cette passation : un univers qui bascule, des cartes redistribuées, un nouveau visage de l'affrontement. Mais ce que l'image n'arrivera jamais à restituer dans ce genre de gesticulation festive, c'est le supplément de mensonge qui s'y loge. Nixon savait très bien que les Vietnamiens laissés seuls n'auraient ni le métier, ni la volonté, ni l'obstination de contenir les poussées de leurs envahisseurs. Obama réalise que les Afghans, privés bientôt de 33 000 soldats américains, ne seront pas prêts à assurer la relève pour les trois mêmes raisons qui handicapèrent leurs lointains prédécesseurs. Dans cette double tragédie, personne en haut lieu ne fut dupe, ou n'est dupe, de sa propre tactique adaptée aux circonstances. Le retrait était à ce prix ; il l'est toujours. On le savait dans le Washington de 1970 ; on le sait dans celui de 2011. Même bagarre politicienne, même manipulation des faits, même flatterie de l'opinion. (cf. Présent du 2 juillet) Et puis la capacité d'une armée encore dans les limbes de résister à un ennemi ouvre des débats infinis. La glose triomphe là où le flou persiste. Personne ne dispose des vraies réponses aux vraies questions parce que les scénarios-vérité ne peuvent être mis en place. Cette immense plage inconnue fut la précieuse marge de manœuvre de Nixon. Elle est désormais celle d'Obama.
    À qui l'incertain locataire de la Maison-Blanche devait-il "vendre" son calendrier de repli ? Pas à l'immense masse des Américains, dont l'ignorance chronique des subtilités de la géostratégie se satisfait de sondages périodiques dans lesquels elle se donne l'illusion d'un jugement et l'occasion d'une résistance. Pour ces électeurs, la lassitude l'emporte : précieux ingrédient qu'il faudra exploiter à fond au bon moment. À qui d'autre Obama devait-il "vendre" son retour aux chaumières ? Pas aux membres des institutions politiques dont la soumission aux méandreux courants du conformisme tient lieu de doctrine parfais à peine écorchée par d'imprévisibles sursauts d'opportunisme. Pour ces fidèles du système, une sortie de bourbier peut valoir 50 000 voix : atout inespéré qu'il convient d'utiliser comme tir de barrage. Qui restait-il à convaincre ? Devant quel public Obama allait-il devoir se montrer persuasif ? La société militaire. Ce fut un échec. La preuve par le général David Petraeus. Quatre étoiles, quinze rangées de décorations, une servilité pleine d'affectation, pimentée quand il le faut d'une raideur mondaine, le patron des 150 000 soldats multinationaux expédiés en Afghanistan s'est carrément opposé à l'initiative  présidentielle. Devant le sénat, il a martelé : c'est trop d'hommes retirés à une période critique, trop de handicaps accumulés pour des gains incertains - c'est une politique aventuriste qui cadre mal avec les réalités du terrain. Jamais la déception contenue de Petraeus n'avait à ce point dépassé les bornes. Pas d'éclat mais une froide fermeté. Le New York Times n'en est pas encore revenu.
    Lorsqu'Obama entama fin mai avec ses plus proches conseillers les conciliabules qui allaient générer ce revirement tactique, il demanda, bien sûr, son avis à Petraeus, mais en spécifiant que cette démarche n'était que consultative. Le général consentit à un reflux de ses troupes et le préconisa à un niveau qui se situait au tiers à peine de celui imposé maintenant par la Maison Blanche. Ce fut pour lui une sorte de camouflet et pour éviter toute fâcheuse bavure, Obama lui offrit immédiatement de quitter son poste pour prendre la direction de la CIA. Étonnant changement de trajectoire qui place Petraeus dans une situation inconfortable parce que scellée par un paradoxe. Voilà un bon théoricien de la guerre subversive - il l'a prouvé en Irak - et un défenseur de ses exigences stratégiques, qui articula tous ses efforts dans les vallées afghanes sur un quadrillage minutieux et systématique des zones infestées par les Talibans. Or, un quadrillage à l'échelle de quatre régions dans un pays qui n'est pas le Luxembourg implique la présence d'unités se comptant en divisions et non en régiments. Petraeus eut un cruel besoin des 30 000 soldats envoyés en renfort par Obama il y a dix-huit mois. Bientôt, son successeur les verra partir. Mais ce vide, par un curieux ricochet, affectera également Petraeus dans ses nouvelles fonctions. À la tête de la CIA, il ne dirigera plus, certes, comme naguère, des bêtes de guerre chargées d'empêcher tout contact entre l'ennemi et la population, mais des spécialistes du renseignement focalisés sur le démantèlement de l'appareil subversif. Cependant, les deux objectifs se rejoignent et chacun réclame beaucoup d'hommes sur un terrain où déjà soldats et espions se confondent. Petraeus sait que ces hommes, il ne les aura pas plus à la CIA qu'il ne les aurait eus dans l'armée. Le chantre du quadrillage massif butera sur le même problème, qui l'a finalement rattrapé.
    Christian Daisug Présent du 9 juillet 2011