Tout a commencé le 24 juin. Jean-Baptiste apprend que Nicolas Bernard-Buss est condamné à une peine scandaleuse au regard de ses actions. Inspiré par l'exemple de la place Taksim, il décide d'aller protester, seul, devant le ministère de la Justice. Un ami le prend en photo et publie la photo sur Twitter. Les réseaux sociaux s'en emparent. Quelques heures plus tard, quatre amis en train de diner la voit circuler : « On a vu ça, on a vu qu'il se tenait debout, on n'a pas hésité une seconde, on s'est dit "c'est génial, on y va !" et on a sauté dans un taxi. » Ils débarquent place Vendôme où Jean-Baptiste a été remplacé par trois compagnons.
Les sept jeunes gens s'alignent, et un policier leur demande de se disperser : l'un d'entre eux s'éloigne de quelques mètres, s'immobilise et invite les autres à en faire autant. Le policier remonte dans son fourgon, demandent des ordres... Les sept passeront la nuit séparés ensemble, à « veiller debout », les policiers les regardant, coincés dans leur véhicule. « Le matin, les autres sont arrivés, ça avait fait le tour sur Facebook, et ils ont pris la relève. » Les Veilleurs Debout sont nés.
Minimal et efficace
Immédiatement, cette nouvelle manière de manifester remporte un succès inattendu : c'est qu'elle vient combler un manque. Après des mois le manifestations géantes, de mouvements de foule, de bataille des nombres, les Veilleurs Debout proposent un mode d'action efficace, visible, simple, immédiat, autonome. Tout le monde peut veiller, seul ou en famille, en allant à la fac ou pendant la pause déjeuner, un quart l'heure ou une nuit entière. Il suffit désormais que quelqu'un soit là, tout le temps.
Chacun s'empare de l'idée, avec cette spontanéité et cette liberté qui fait la saveur de la lutte anti-mariage gay ; il n'y a d'ailleurs pas d’organisateurs des Veilleurs Debout, juste une page Facebook où sont répertoriées les veilles, les incidents avec la police, les abus de pouvoir... « C'est une démarche individuelle, on se contente de relayer, de dire comment ça se passe. »
La station debout est une expérience particulière : le Veilleur Debout est actif. Là où les « Veilleurs assis » dispensent un enseignement, chantent, installent des haut-parleurs, le Veilleur Debout ne fait rien d'autre que se tenir debout, sans rien attendre, sans rien recevoir. Est-ce vraiment une action? « Oui, et franchement ennuyeuse ! On n'en peut plus assez rapidement, on a envie de bouger : on se force, ce n'est pas vraiment passif même si ce n'est pas spectaculaire. Cela dit, une rangée de gens immobiles, c'est très impressionnant, ça marque les esprits. »
L'homme révolté
Les Veilleurs Debout se placent sous le signe de Camus, en citant L'Homme révolté : « Plutôt mourir debout que de vivre à genoux. » Car il s'agit bien d'une révolte, au sens camusien : « Qu'est-ce qu'un homme révolté ? Un homme qui dit non. [...] Quel est le contenu de ce "non " ? Il signifie, par exemple, "les choses ont trop duré", "jusque-là oui, au-delà non", "vous allez trop loin ", et encore, "il y a une limite que vous ne dépasserez pas". En somme, ce non affirme l'existence d'une frontière. » Ce qui compte, désormais, c'est se tenir debout face aux lieux de pouvoir (ministères, mairies, palais de justice, Assemblée...), qui symbolisent tous ceux qui n'écoutent pas, qui méprisent, qui répriment. Dans un manifeste intitulé L'esprit du Veilleur Debout, les animateurs précisent : « Le Veilleur Debout est un résistant silencieux qui se dresse contre l'injustice et le mensonge des gouvernements. » Les gouvernements, car comme le précise l'un d'entre eux : « ceux d'avant n'ont pas forcément fait mieux et ceux d'après, on a peur qu'ils ne fassent pas mieux... »
Si la protestation est née autour de Nicolas Bernard-Buss, elle se poursuit légitimement : « À partir du moment où on a décidé de dire non au mensonge, on ne peut pas se résigner, il n'y a pas de compromis possible. On veut une société juste, on va se battre pour y arriver, peut-être toute notre vie, mais "on ne lâchera rien ". » Un combat au nom d'une civilisation qui paraît s'effacer sans que rien ne la remplace, sinon l'arbitraire de l’État - un État d'ailleurs attentif à réprimer un mouvement qui irrite, quitte à être plus répressif que l’État turc, et encore une fois à agir dans la plus complète illégalité. Le 19 juillet, les Veilleurs Debout ont d'ailleurs publié un communiqué sans équivoque : « [...] Ne nous habituons pas à l'illégalité des actions des forces de l'ordre ! Soyons vigilants, ne nous laissons pas berner par la fausse amitié de certains policiers ! Tant qu'ils exécutent ces ordres, ils collaborent avec le pouvoir que nous combattons, ils n'ont pas compris l'importance de notre combat, ils ne sont pas nos amis ! »
Quousque tandem abutere patienta nostra ?
Chacun veille donc où il veut et pourquoi pas, un jour, devant les usines qui licencient ou les laboratoires qui utilisent des embryons, là où le pouvoir économique opprime aussi sûrement que le pouvoir politique. Mais les Veilleurs Debout, qui font plutôt partie de la population active, ne sentent pas, chez ceux qui veillent, y compris les démunis et les chômeurs, la nécessité d'affirmer le primat de l'économique. Chez ceux qui se lèvent, c'est l'absence terrifiante de sens qui prévaut, la claire conscience que nous n'allons nulle part et que l'homme ne peut qu'être dégradé par les révolutions successives touchant la filiation, la conception, le genre, la mort...
« La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent », disait Camus. Les Veilleurs dans leur manifeste ne disent pas autre chose : « [le Veilleur Debout] refuse de léguer aux générations futures un monde relativiste et individualiste, où le bien et le mal, le vrai et le faux, ne suscitent que l'indifférence générale. » C'est aujourd'hui qu'il faut se lever et veiller - c'est aujourd'hui, chaque jour, que ce gouvernement franchit les limites.
Hubert Champrun Monde & vie