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tradition - Page 372

  • Jacques Bompard dénonce la partialité du CESE

    “Alors que plus de 700.000 Français ont demandé la saisine du Conseil économique, social et environnemental, celui-ci a jugé que leur pétition était irrecevable. On apprend aujourd’hui, que discrètement, le 18 février dernier, la troisième assemblée de France avait sollicité l’avis / les ordres du gouvernement sur la recevabilité de cette pétition, au mépris le plus total du principe fondamental de séparation des pouvoirs. Par ailleurs, la saisine du Conseil par voie de pétition doit remplir quatre conditions formelles. Ces quatre conditions étant en l’espèce remplies, le Conseil n’avait pas le pouvoir de refuser d’examiner au fond cette pétition dont il a été légalement saisi. Un des membres du CESE, Jean-François Bernardin, a d’ailleurs démissionné pour protester contre cette décision qu’il perçoit comme «une insulte contre les 700.000 pétitionnaires».

    Ce refus du CESE est donc non seulement un déni de démocratie mais également un acte anticonstitutionnel. Il confirme, par ailleurs, l’inutilité de cet organe coûteux et non démocratique, qui est aujourd’hui définitivement discrédité. En ces temps d’économies budgétaires, le gouvernement devrait tirer les conséquences de l’inutilité de cette assemblée couteuse et non démocratique et la supprimer purement et simplement.

    Face à ce blocage institutionnel, Jacques Bompard est convaincu que le seul moyen pour les Français de faire entendre leur voix est de descendre massivement dans la rue. Il sera donc présent à Paris à la manifestation du 24 mars prochain, accompagné de nombreux élus et habitants du Vaucluse et appelle tous les Français à s’y rendre en nombre pour défendre la démocratie et la famille, fondement de notre société.”

    source: Le Salon Beige

    http://fr.altermedia.info

  • Pour une nouvelle définition du nationalisme

    ♦ Conférence donnée par Robert Steuckers, le 16 avril 1997 à Bruxelles

    “Nationalisme” signifie, au départ, selon une définition minimale, la défense de la “nation” sur les plans politique, culturel et écono­mique. Par conséquent, toute définition du “nationalisme” dérive forcément d'une définition de la “nation”.

    Qu'est-ce qu'une “nation” ? Le terme “nation” vient du latin natio, substantif dérivé du verbe nasci, naître. Donc, dans sa signification originelle, natio signifie naissance, origine, famille, clan (Sippe), la population d'un lieu précis (d'une ville, d'une province, d'un État ou, plus généralement, d'un territoire). Dans nos ré­gions au Moyen-Âge, on appelait diets(ch) ou deutsch les locuteurs de langue thioise (= germanique), en précisant que ceux qui habitaient la rive gauche du Rhin étaient des Westerlingen, tandis que ceux qui habitaient à l'Est du grand fleuve se faisaient appeler Oosterlingen. Cette terminolo­gie se retrouve en­core dans les noms de famille Westerlinckx ou Oosterlinckx (ainsi que leurs variantes, orthographiées dif­férem­ment).

    À l'époque médiévale, Regino de Prüm, en évoquant les na­tiones populorum, indique que les “nations” sont des groupes de populations possédant tout à la fois des ancêtres communs, une langue commune et, surtout, ce que l'on a tendance à oublier quand on fait aujourd'hui du “nationalisme” comme Monsieur Jourdain fai­sait de la prose, des systèmes communs de droit, voire des es­quisses de constitu­tions. Dans la définition de Regino de Prüm, l'aspect juridique n'est pas exclu, le continuum du droit fait partie intégrante de sa définition de la nation, alors que certains nationalismes actuels ne réfléchissent pas à la nécessité de rétablir des formes traditionnelles de droit national et se contentent d'interpréter le droit en place, qui fait, par définition, abstraction de toutes les appartenances supra-individuelles de l'homme.

    Ce droit en place n'a pas été voulu par les néo-nationalistes : il s'opposera toujours à eux. Ou alors, les néo-nationalistes se bornent à rejeter le droit et plaident pour des mesures d'exception ou pour un gouvernement par ukases ou par comités de salut public, ce qui n'est possible que dans des périodes troublées, notamment quand un ennemi extérieur menace l'intégrité du territoire ou quand des bandes de hors-la-loi troublent durablement la convivialité publique (attaques de forugons convoyant des fonds ou initiatives de réseaux de pédophiles en chasse de “chair fraîche”).

    Dans le contexte belge, il convien­drait de rejeter toutes les formes de droit et toutes les institutions qui nous ont été léguées par la Ré­vo­lution française et le code napoléonien, pour les remplacer par des formes modernisées du droit cou­tumier flamand, brabançon, liégeois, etc. La grande faiblesse des mouvements nationaux dans notre pays, y compris du mouvement flamand, a été de ne pas proposer un droit alternatif, inspiré du droit cou­tumier d'avant 1792 et de contester globalement et systématiquement les formes de “droit” (?) dominantes, non-démocratiques et héritées de la révolution française.

    Dans quel contexte le terme de “nation” a-t-il été employé pour la première fois ? Dans les universités : une natio, dans la Sorbonne du Moyen-Âge, est une communauté d'étudiants issus d'une région particulière. Ainsi, la Sorbonne comptait une natio germanica ou teutonica regroupant les étudiants flamands, alle­mands et scandi­naves, une natio scozia (ou scotia) regroupant les étudiants venus des îles britanniques, une natio franca, regroupant les étudiants d'Ile-de-France et de Picardie, une natio normanica, avec les Normands (que l'on distinguait des “Français”) et une natio provencialensis, pour les Provençaux, et, plus généralement, les locuteurs des par­lers d'oc.

    Mais, par ailleurs, au Moyen-Âge, les gens voyageaient peu, sauf pour se rendre à Compostelle ; ils n'avaient que rarement affaire à des étrangers. Ceux-ci étaient généralement bien accueillis, surtout s'ils avaient des choses originales, drôles, étranges à raconter. Le rôle de l'étranger est souvent celui du con­teur d'histoires insolites. Certaines manières des étrangers étonnent, sont considérées comme bizarres, voire inquiètent ou suscitent l'animosité : très souvent, on est choqué quand ils parlent trop haut ou trop vite ; dans le Nord, on est rebuté par la manie méridionale de toucher autrui, dans le Sud, on est froisé par la distance corporelle qu'aiment afficher les gens du Septentrion. Les habitudes alimentaires sont généra­lement mal jugées. L'animosité à l'égard de l'étranger se limitait, au fond, à ces choses quotidiennes, ce qui est bien souvent le cas encore au­jour­d'hui.

    La conscience d'une “nationalité” n'est pas perceptible dans les grandes masses au Moyen-Âge. Seuls les nobles, qui ont fait les croi­sades, les clercs qui sont davantage savants et connaissent l'existence d'autres peuples et d'autres mœurs, et les marchands, qui ont accompli de longs voyages, savent que les coutumes et les manières de vivre sont différentes ailleurs, et que ces différences peuvent être sources de conflictualités.

    Le nationalisme ne devient une idéologie qu'avec la Révolution française. Celle-ci exalte la nation, mais dans une acception bien différente des nationes de la Sorbonne médiévale. La nation est la masse des citoyens, qui n'appartenaient pas auparavant à la no­blesse ou au clergé. Cette masse est désormais po­litisée à outrance, pour des raisons d'abord militaires : les hommes du peuple, indis­tinctement de leurs origines régionales ou tribales, sont mobilisés de force dans des armées nombreuses, par la levée en masse. À Jemappes et à Valmy, en 1792, les beaux régiments classiques de la guerre en dentelles, qu'ils soient wallons, autrichiens, croates, hon­grois ou prussiens, sont submergés par les masses compactes de conscrits français hâtivement vêtus et armés. Jemappes et Valmy annoncent l'ère de la “nationalisa­tion des masses” (George Mosse). Celle-ci, dit Mosse, prend d'abord l'aspect d'une militarisa­tion des corps et des gestes, par le truchement d'une gymnastique et d'exercices physiques à but guer­rier : Hébert en France, Jahn en Prusse, drillent les jeunes gens pour en faire des soldats. Plus tard, les premiers na­tio­na­listes tchèques les imitent et créent les sokol, sociétés de gymnastique.

    Après les guerres de la Ré­vo­lution et de l'Empire, le nationalisme en Allemagne est révolutionnaire et se si­tue à gauche de l'échi­quier politique. Puisque le peuple allemand s'est dressé contre Napoléon et a aidé le roi de Prusse, les prin­ces locaux, la noblesse et le clergé à chasser les Français, il a le droit d'être repré­senté dans une as­semblée, dont il choisit directement les députés, par élection. En 1815, dans l'Europe de Metternich, le peu­ple ne reçoit pas cette liberté, il est maintenu en dehors du fonctionnement réel des institutions. D'où une évidente frustration et un sentiment de profonde amertume : si le simple homme du peuple peut être ou doit être soldat, et mourir pour la patrie, alors il doit avoir aussi le droit de vote. Tel est le raisonnement, telle est la revendication première des gauches nationales sous la Restauration metter­nichienne en Eu­rope centrale.

    Dans l'Allemagne de l'ère Metternich, le nationalisme est un “nationalisme de culture” (Kultur­natio­na­lismus), où l'action poli­tique doit viser la préservation, la défense et l'illustration d'un pa­tri­moine culturel précis, né d'une histoire particulière dans un lieu donné. La culture ne doit pas être l'apanage d'une élite réduite en nombre mais être diffusée dans les masses. Le nationalisme de culture s'accompagne toujours d'une “pédagogie populaire” (Volkspedagogik) ou d'une “pédagogie nationale”. Concours de chants et de poésie, promotion du patrimoine musical national, inauguration de théâtres en langue populaire (Anvers, Prague), in­térêt pour la littérature et l'histoire locale/nationale sont des mani­festations importantes de ce nationalisme, jugées souvent plus im­portantes que l'action politique propre­ment dite, se jouant dans les élections, les assemblées ou les institutions. Le nationalisme de culture permet d'organiser et de capillariser dans la société un “front du refus”, dirigé contre les institutions nées d'idées abstraites ou détachées du continuum historique et culturel du peuple. Ce na­tionalisme de culture est toujours tout à la fois affirmateur d'un héritage et contestataire de tout ce qui fonctionne en dehors de cet héritage ou contre lui.

    Le nationalisme selon Herder et le nationalisme selon Renan

    De la volonté d'organiser une “pédagogie populaire” découlent 2 tendances, dans des contextes diffé­rents en Europe.

    ◘ 1) D'une part, il y a les pays où la nation est perçue comme une “communauté naturelle”, c'est-à-dire une communauté reposant sur des faits de nature, de culture, sur des faits anthropologiques ou linguistiques. Cette vision provient de la philosophie de Herder et elle structure le nationalisme allemand, le nationa­lisme des peuples slaves (Russes, Serbes, Bulgares, Croates ; en Pologne et chez les Tchèques, cet hé­ritage herdérien s'est mêlé à d'autres éléments comme le catholicisme, le messianisme de Frank, un héri­tage hus­site ou un anti-cléricalisme maçonnique), et, enfin, le nationalisme flamand qui est “herdérien” tant dans ses acceptions catholiques que dans ses acceptions laïques (souvenir de la révolte des Gueux contre l'Espagne).

    ◘ 2) D'autre part, nous trouvons dans l'histoire européenne une con­ception de la nation comme “communauté de volonté” (wilsgemeenschap) ; pour l'essentiel, elle est dérivée des écrits de Renan. Elle est la caracté­ristique principale d'un nationalisme fran­çais postérieur à l'ère révolutionnaire et jacobine. Le nationalisme français n'est pas un nationalisme de culture (et donc ne constitue nullement un nationalisme pour les Allemands, les Slaves et les Flamands) parce qu'il implique un refus des faits naturels, une né­gation du réel, c'est-à-dire des mille et unes particularités histo­riques des nations concrètes. Renan savait que la France de son temps n'était déjà plus un peuple homogène, mais un mixte com­plexe où intervenaient un fonds préhistorique cromagnonique-auri­gnacien (grottes de Lascaux, sites archéologiques périgourdins, etc.), un fonds gaulois-celtique ou basque-aquitain, un apport romain-la­tin et des adstrats francs-germa­niques ou normands-scandinaves.

    Aucune de ces composantes ne peut revendiquer de représenter la France seule : donc ces réalités, pourtant impassables, doivent être niées pour que fonctionne la ma­chine-État coercitive, de Bodin, des monarques, de Richelieu et des jacobins. Pour que l'idéologie ne soit pas trop raide, schématique et abstraite, donc rébarbative, Renan table non pas sur les réalités con­crètes, anthropologiques, ethniques ou linguisitiques, mais sur une émotion artificiellement entretenue pour des choses construites, relevant de l'“esprit de fabrication” (dixit le Savoisien Joseph de Maistre) ou sur des modes assez ridi­cules et des fantaisies sans profondeur (modes vestimentaires pa­risiennes, glamour féminin, produits culinaires ou cosmétiques à la réputation surfaite et toujours parfaitement inu­tiles, etc.). Le ci­toyen d'une telle nation adhère avec un enthousiasme artificiel à ces constructions abs­traites ou à ces styles de vie mondains et cita­dins sans profondeur ni épaisseur, et, en même temps, nie ses pa­trimoines réels, ses traditions rurales, ses héritages, qu'il brocarde par une sorte de curieuse auto-flagellation, de concert avec les pro­pagandistes politiques et les mercantiles qui diffusent ces modes ne correspondant à aucun substrat populaire réel.

    Cette adhésion est une “volonté”, dans l'optique de Renan. Sa fameuse idée d'un “plébiscite quotidien” n'est jamais que l'exercice d'auto-flagellation des ci­toyens, le catéchisme qu'il doit apprendre pour être un “bon élève” ou un “bon citoyen”, pour oublier ce qu'il est en réalité, pour exorciser le “plouc” qui est en lui et l'empêche d'adhérer béatement à tous les pa­risianismes. Aujourd'hui, les modes vestimentaires, musicales, cinématographiques américaines, diffu­sées en Europe, jouent un rôle analogue à celui qu'avaient les modes françaises jusqu'en 1940. Les mani­festations d'américanisme oblitèrent les traditions historiques et culturelles d'Europe comme les manifes­ta­tions du parisianisme avaient oblitéré les traditions historiques et culturelles des provinces soumises aux rois de France, puis à la secte jacobine-fanatique.

    Que signifie cette dualité dans les traditions nationalistes en Europe ? Pour Herder, le peuple, en tant qu'héritage et continuité pluriséculaire, prime toutes les structures, qu'elles soient étatiques, démocra­tiques, républicaines, monarchiques ou autres. Les struc­tures passent, les peuples demeurent (Geen tronen blijven staan, maar een Volk zal nooit vergaan [Aucun trône ne reste debout, mais un peuple ne passe jamais]), dit l'hymne national flamand, contenant ainsi une magistrale profession de foi herdérienne dont les Flamands qui le chantent aujourd'hui ne sont plus guère cons­cients et dont la portée philosophi­que est pourtant universelle).

    Pourquoi, chez Herder, cette primauté du donné brut et naturel qu'est le peuple par rapport aux institutions étatiques construites ? Parce qu'au mo­ment où il écrit ses traités sur l'histoire, il n'y a pas un État alle­mand unitaire. Les Allemands du continent sont éparpillés sur une multitude d'État, comme c'est encore le cas aujourd'hui. Dans le contexte allemand du XVIIIe s., on ne peut donc pas parler de l'État comme d'une réalité concrète, puisque cet État n'existe pas. Ce qui existe en réalité, ce qui est vraiment là, sous les yeux de Herder, c'est une vaste population germanique, diversifiée dans ses façons de vivre et par ses dialectes, mais unie seulement par une langue littéraire et une culture générale permet­tant d'harmoniser ses dif­férences régionales ou dialectales. Herder voit une nation germa­nique en devenir constant, un édifice non achevé. Les nationalismes qui dérivent de sa philosophie de l'histoire perçoivent leur objet privilégié, soit la nation-peuple, comme un phénomène mouvant, en évolution constante.

    La primauté de la culture sur les institutions (jugées toujours éphémères et sur la voie de la caducité), du peuple sur l'État, conduit aisément à la pratique de défendre les Volksge­nossen (“congénères”) contre les États étrangers qui les oppri­ment ou qui, plus simplement, ne permettent pas leur dé­ploiement op­timal. Tous les “congénères” doivent en théorie béné­ficier d'insti­tutions souples et protectrices, déduites de l'héritage juridique et historique national voire d'institutions partagées par la majorité nationale. Il appa­raît intolérable que certains “congénères” soient sous la coupe d'institutions étrangères ou contraints de servir de chair à canon dans des armées non nationales. Le sentiment qui naît de voir des “congénères” subir des injustices conduit parfois à une vo­lon­té d'irrédentisme. Dans cette optique nationale-allemande et herdérienne, les Autrichiens, les Alsa­ciens, les Luxembourgeois, les habitants d'Eupen et de Saint-Vith, les Tyroliens du Sud, les res­sortis­sants des disporas allemandes de la Vistule à la Volga et de Bessarabie au Turkestan sont des com­patriotes allemands à part entière.

    Pour les Flamands, les habi­tants du Westhoek ou les diaspo­ras fla­mandes réparties jusqu'au pied des Pyrénées sont des compatriotes — indé­pendamment de leur “natio­nalité de papier” — qu'il faut proté­ger quand ils ont maille à partir avec l'État étranger qui les tient sous tutelle. Le conflit entre Serbes et Croates vient du fait que ni les uns ni les autres ne peuvent accepter de voir les leurs sous la coupe d'un État reposant sur des principes qui leur sont étrangers : orthodoxes-byzantins pour les uns, catholiques-romains pour les autres. Les Russes aussi se sentent les protec­teurs de leurs compa­triotes en Ukraine, en Estonie, au Kazakstan et dans toutes les ré­publiques musul­ma­nes de l'ex-URSS. Les Hongrois affirment au­jourd'hui haut et fort qu'ils protègent leurs compatriotes des Tatras et de la Voïvodine et laissent sous-entendre, notamment à la Slova­quie et à la Serbie, qu'ils sont prêts à intervenir militairement si les droits des minorités hongroises sont bafoués.

    Pour Renan, l'idée d'une “communauté de volonté” ou d'un “plé­biscite quotidien” repose de fait sur une volonté d'oublier chaque jour ce que l'on est en substance, afin de correspondre à une idée abstraite (la citoyenneté républicaine et universelle dans la version rationaliste, délirante et fanatique) ou à une image idéale (dans la version édulcorée et modérée). Pour les tenants du natio­nalisme de culture, une telle dé­marche est une aberration. C'est ce que repro­chent les nationalistes flamands ou les germanophiles al­saciens à leurs franskiljoens ou à leurs Französlinge. Rien de plus ridicule évidemment que le franco­phile brabançon ou strasbour­geois qui se pique de suivre les modes de Paris. Gauche et mala­droit, il ca­mou­fle, derrière des propos grandiloquents et un caté­chisme sché­ma­tique, une honte et une haine patho­logiques de soi, qu'il essaye fé­bri­le­ment, de surcroît, d'inculquer à ses compatriotes. À Bruxelles, cer­taines nullités politiciennes de bas étage inféodées au FDF (Front des Francophones) jouent ce jeu avec une obstination inquiétante, avec un fanatisme comparable à celui qui s'est exercé sous la Ter­reur, et bé­néficient du soutien à peine dissimulé de quelques ser­vices du Quai d'Orsay.

    Pour Tilman Mayer (cf. Prinzip Nation : Dimensionen der nationalen Frage am Beispiel Deutschlands, 1986 ; B.. Estel/T. Mayer, Das Prinzip Nation in modernen Ge­sell­schaften : Länderdiagnosen und theoretische Perspektiven, 1994), philosophe allemand qui s'est penché sur la question du nationalisme, il convient de distinguer dans cette pro­blématique Herder/Renan, les notions d'ethnos et de demos.

    L'ethnos est un groupe démographique humain, avec une base eth­nique bien clairement profilée. Le demos est l'ensemble des élec­teurs (donc des habitants de toutes les circonscriptions électorales d'un pays donné), sans qu'il ne soit néces­sai­re­ment tenu compte de leur profil ethnique/anthropologique ; ceux-ci peuvent certes exprimer leurs opinions sur le plan politique et institutionnel, mais ils ne peuvent en aucun cas porter atteinte au fait naturel, au factum qu'est l'ethnos. Pour Mayer, comme jadis pour Herder, les peuples sont autant d'expressions spécifiques de cette humanité diversifiée voulue par Dieu (Herder est pasteur protestant), autant de façons de “l'être-homme” (het menszijn/Mensch-sein). Cette affirmation appelle d'autres réflexions d'or­dre philosophique et anthropolo­gique. À leur tour, ces réflexions condui­sent à l'affirmation de prin­cipes politiques pratiques :

    • Première réflexion : l'homme (l'humanité) est ontologiquement faible. Dans le donné naturel brut, dans sa déréliction, jeté au beau milieu d'un monde souvent hostile, l'homme nu, seul, est désarmé, ne pourrait survivre. Le “petit d'homme” n'a ni la fourrure de l'ours, ni les crocs du tigre, ni la fulgurante rapidité du guépard, ou l'agilité du dauphin ou les muscles puissants des grands singes anthropo­morphes. Pour pal­lier à ces défauts, l'homme a besoin de la tech­nique et de la culture.

    • La technique, la fabrication d'outils, l'habilité manuelle lui procu­rent les instruments quotidiens (vête­ments, armes, ustensiles di­vers, récipients, etc.) qui lui assurent sa survie biologique.

    • La culture, en ce sens, est un ensemble de rites, de traditions, de règles ou d'institutions anthropolo­giques (mariage, famille, etc.) ou politiques (État, organisation militaire, judiciaire, etc.), qui permet­tent soit d'orienter les comportements vers le maximum d'efficacité soit de déployer autant de stratégies pos­sibles pour répondre aux innombrables défis que lancent le monde et l'environnement.

    Pluriversalité

    L'humanité est répandue sur l'ensemble du globe, sous toutes les latitudes et dans tous les climats ou les biosphères ; cette répartition humaine est mouvante par l'effet des phénomènes migratoires, la pluralité des modes culturels/institutionnels est dès lors un postu­lat nécessaire, pour ne pas désorienter les hommes, pour leur con­server à tous un fil d'Ariane dans leurs pérégrinations à travers un monde labyrin­thique. Les cultures doivent être maintenues et pro­mues dans leur extrême diversité, de façon à ce que les stratégies de survie restent nombreuses pour affronter les innombrables si­tuations ou contextes aux­quels l'homme est sans cesse confronté.

    Ce postulat de la diversité nécessaire induit un “pluriversalisme” et réfute les démarches universalistes. Le monde est un plurivers et non un univers. Un monde qui serait géré par une et une seule vi­sion des choses serait un danger pour l'humanité, car cette vision unique, cette pensée unique, éliminerait la possibilité de déployer, ne fût-ce que par imitation, des stratégies mul­tiples éprouvées avec succès dans d'autres Umwelten que le mien (les explorateurs po­laires européens imitent les Esquimaux, les soldats européens imi­tent en Guyane, au Gabon ou en Birmanie les stratégies de survie des Pygmées dans les forêts vierges africaines, les explorateurs du désert calquent leurs com­portement sur les Bédouins ou les Touaregs, etc.).

    La pluriversalité est donc bel et bien une nécessité et un avantage pour l'homme, et la volonté perverse de certains cé­nacles, officines ou bureaux d'imposer une “political correctness”, niant cette luxuriante pluriversalité au profit d'une fade universa­lité, est une dangereuse aberration.

    Si, en permanence, on peut tester au quotidien des stratégies vitales ethniquement ou biorégionalement profilées, on donne à l'humanité dans son ensemble plus de chances de survie. Dans une telle optique, l'Autre (l'Étranger) est toujours un ensei­gnant, tout comme nous sommes pour lui aussi des enseignants. L'ennemi dans une telle optique est celui, compatriote ou étranger, qui refuse d'entendre et d'écouter l'Autre, d'enseigner ce qu'il sait, d'approfondir ce qu'il est, celui qui impose des modèles abstraits et inféconds par coercition ou par séduction perverse. Car dans un monde régi par le mono-modèle pré­co­ni­sé par les tenants de l'idéologie dominante et par leurs inquisiteurs, une réciprocité fé­conde et bien­veil­lan­te, comme celle que nous souhaitons planétari­ser, ne serait pas possible.

    Ces options pour la pluriversalité ou la pluralité doivent se répercu­ter au sein même de la nation. Au sein de sa nation, l'homme public ou politique, qui opte pour la vision herdérienne, plurielle et pluri­verselle, doit, pour demeurer logique avec lui-même, respecter la pluralité qui constitue sa propre nation. Car la nation n'est jamais un monolithe, même quand elle est apparemment homogène ou plus homogène que ses voi­sines. La nation est une communauté complexe et multidimensionnelle, et non un groupe humain simple et unidimensionnel. La complexité et la multidimensionalité per­mettent de réaliser au sein de la nation ce qui se fait dans le monde : tester à chaque instant autant de stratégies vitales diffé­rentes que possible.

    Le personnel politique pluriversaliste sélec­tionne alors les meilleures stratégies disponibles et les adapte à la situation et aux défis du moment : tel est le véritable pluralisme, et non pas cette pluralité d'options par­tisanes figées que l'on nous suggère aujourd'hui, en nous disant qu'elle est la panacée et l'unique forme de démocratie possible. Un État trop centralisé as­sèche ses potentialités : c'est le cas de la France qui tombe en que­nouille sous le poids de ses contradictions mais c'est aussi le cas de la Wallonie ruinée où le PS francophile impose trop unilatéralement ses schémas et ce serait le cas d'une Flandre où seul le CVP aurait le dernier mot. Une vision organique de la nation implique la présence constante d'une pluralité de réseaux d'opinions ou une pluralité de projets, qui doivent avoir pour but, évidemment, de renforcer la co­hésion de la nation, d'y introduire de l'harmonie, d'optimiser son déploiement.

    La typologie des nationalismes chez John Breuilly

    Dans Nationalism and the State (1993), John Breuilly nous offre une excellente classification de différents types de nationalismes qui se sont présentés sur la scène mondiale.

    Première remarque de Breuilly : le nationalisme peut être porté par des strates très différentes de la so­ciété. Il peut être porté par la noblesse et la ruling class (comme en Angleterre), par la classe bourgeoise révolutionnaire (en France, de la Révolution à la Troisème République), par les paysans, par les ouvriers ou par les intellectuels. En Afrique du Sud, en Bulgarie, en Croatie, partielle­ment en Flandre (pendant la révolte paysanne contre la république française en 1796-99), en Irlande ou en Roumanie, les paysans sont porteurs de l'idée nationale. Avec James Connolly en Irlande et avec le péronisme en Argentine, les ouvriers et les syndicats (socialistes ou justicialistes) affirment la souveraineté nationale. Les intellec­tuels jouent un rôle moteur dans l'éclosion du na­tionalisme en Tchèquie, en Finlande, en Flandre, en Ir­lan­de, au Pays Basque et en Catalogne.

    ◘ 1. Dans un contexte où il n'existe pas d'États-nations, nous trouvons :

    • des nationalismes d'unification, comme en Italie, en Allemagne ou en Pologne au XIXe siècle.

    • des nationalismes de séparation, où les nations tentent de s'affranchir des empires dans lesquels elles sont incluses, comme la Hongrie, la Tchèquie, la Croatie dans l'empire austro-hongrois, ou la Roumanie, la Grèce et la Bulgarie dans l'empire ottoman.

    La Serbie, par ex., est séparatiste contre les Ottomans, mais unificatrice dans le contexte yougo­slave à partir de 1918, où elle est dominante. Les Arabes sont séparatistes contre les Turcs pendant la première guerre mondiale, mais unitaires dans leurs revendications nationales ultérieures. On peut éga­lement dire que le nationalisme flamand est tout à la fois séparatiste contre l'État belge mais vise l'unification pan-néerlandaise dans l'idée des Grands Pays-Bas, l'unification de Dunkerque à Memel dans l'idée hanséatique et “basse-allemande” (Aldietse Beweging) de C. J. Hansen (1833-1910), l'unification de tous les peuples germaniques chez quelques ultras de la collaboration entre 1940 et 1945 (De Vlag, etc.).

    Pour les nations qui ne disposent pas d'une pleine souveraineté et sont incluses dans de vastes empires coloniaux, le nationalisme peut revêtir les aspects suivants :

    ♦ a. Être un nationalisme anti-colonialiste, comme en Inde jusqu'à l'indépendance en 1947 ou comme dans les nations afri­caines avant la grande vague de décolonisation des années 60 (où les sol­dats ghanéens revenus du front de Birmanie et travaillés par les miliants indiens et gandhistes, hostiles à la tutelle britannique, ont joué un rôle primordial).

    ♦ b. Être un sous-nationalisme dans des États issus des par­tages impérialistes décidés en Europe et/ou des adminis­trations coloniales qui en ont résulté. Ce fut le cas du Pa­ki­stan en Inde, ce qui conduira à la partition du sous-continent indien. Ce fut également le cas au Ka­tan­ga dans l'ex-Congo belge, mais cette sécession fut un échec.

    ♦ c. Être un nationalisme réformiste. Le nationalisme réformiste est un nationalisme qui se rend compte que la souveraineté for­melle de la nation est insuffisante voire inutile, qu'elle ne peut faire valoir clairement ses prérogatives théoriques, vu le retard écono­mique, industriel, institutionnel, militaire et technique que le pays a accumulé au cours de son histoire. Le nationalisme réformiste vise donc à accé­lérer le passage à un stade de développement optimal qui permet de faire face plus efficacement aux im­périalismes qui tentent d'empiéter la souveraineté nationale. Les exemples histo­riques de nationalisme réformiste sont le Japon de l'ère Meiji, la Chine de Sun Ya-Tsen et la Turquie des Jeunes Turcs.

    ◘ 2. Dans un contexte où n'existent que des États-nations, où les im­périalismes coloniaux ont théorique­ment disparu et où les empires multinationaux tendent à disparaître, plusieurs types de nationa­lismes peuvent se manifester :

    ♦ a. Les nationalismes d'unification, qui prennent parfois le relais d'un nationalisme anti-colonialiste et sont, à ce titre, séparatistes. Ces na­tionalismes d'unification post-coloniaux sont le panafricanisme après la vague des indépendances dans les années 60. Ou le pana­rabisme, le nationalisme panarabe de Nas­ser.

    ♦ b. Le nationalisme de réforme en Europe. En Italie, par ex., le nationalisme démarre dans le gi­ron du libéralisme italien qui est rigoureusement étatiste et centraliste. Il vise à créer en Italie un appareil industriel capable de concurrencer l'Angleterre, la France et l'Allemagne. L'obsession des libéraux italiens est de voir le pays basculer dans le sous-développement et devenir ainsi le jouet des puissances étran­gères. Le fascisme prendra directement le relais de ce libéralisme national : sur le plan philoso­phique, la filia­tion libéralisme/fascisme prend son envol à partir de Hegel pour aboutir à l'interprétation ita­lienne originale de Benedetto Croce et de celui-ci, qui reste libéral et s'oppose au fascisme, à l'actualisme hégé­lien/fasciste de Giovanni Gentile. À cette volonté permanente de modernisation de la société, de l'éco­no­mie et des institutions ita­liennes, s'ajoute l'idéologie du futurisme qui proclame haut et clair ses in­tentions de balayer tous les archaïsmes qui frappent la société italienne d'incapacité. En Allemagne, à partir de Bismarck et de Guillaume II, la volonté de ne pas devenir le jouet de l'Angleterre ou de la France est clai­re­ment affichée : le programme d'industrialisation va bon train, couplé à une vision autarcique et contex­tuelle de l'économie (où les règles du jeu économique doivent favoriser un contexte politique et his­torique précis, sans prétendre à l'universel ; cf. les “écoles historiques” en économie et les pratiques pré­conisées par le “socialisme de la chaire”). Les historiens anglais reconnaissent volontiers que les Allemands les ont battus à la fin du XIXe siècle sur le plan des technologies chimiques et que la chimie a été le moteur d'un développement ultra-rapide de l'industrie allemande.

    ♦ c. Le nationalisme de séparation au sein d'États constitués, bi-ethniques ou multiethniques, bi­lingues ou multilingues, se mani­feste dans des contextes de déséquilibres entre les composantes. Le nationalisme de séparation flamand prend actuellement de l'ampleur car le déséquilibre entre les 2 modèles d'économie en Belgique (le wallon et le flamand) ne sont pas compatibles au ni­veau fédéral, n'exigent pas les mêmes réponses et les mêmes modu­lations. En effet, une vieille structure économico-industrielle comme la Wallonie, qui correspond à la “première vague” de la société industrielle et a connu de graves difficultés à cause de l'effondrement des conjonctures en Europe, ne peut être gérée par les mêmes principes qu'une Flandre au tissu plus neuf, composé de PME, mais plus fragile face à la grande finance internationale. En Écosse, les problèmes sont également différents de ceux de l'Angleterre. En Italie du Nord, avec les ligues régiona­listes, les clivages qui opposent les provinces septentrionales à l'État fédéral et aux structures sociales complexes (mafias incluses) des régions méridionales sont profonds, mais s'expriment davantage par un populisme séparatiste plutôt que par un nationalisme de culture ou d'État, d'ancienne mouture, avec son folklore et ses ri­tuels.

    Le besoin vital d'identité selon Kurt Hübner

    Sur les plans psychologique, anthropologique et ontologique, l'homme a un besoin vital d'identité, tant au niveau personnel qu'aux niveaux communautaire et politique. Le philosophe allemand contemporain Kurt Hübner (in : Das Nationale : Verdrängtes, Unvermeidliches, Erstrebenswertes, 1991) résume brillamment en 8 points majeurs ce besoin vital d'identité :

    ◘ 1. L'identité d'une nation est un postulat anthropologique.

    ◘ 2. L'identité nationale repose sur un ensemble structuré de systèmes de règles, qui harmonisent les liens entre les individus et les groupes au sein de la nation.

    ◘ 3. Ces systèmes de règles fonctionnent comme des régulateurs et ne doivent pas être définis plus préci­sément, car toute définition serait ici un enfermement conceptuel infécond qui ferait fi des innombrables potentialités de la nation, en tant que fait de vie.

    ◘ 4. Ces systèmes nationaux sont instables et connaissent des hautes et des basses conjonctures.

    ◘ 5. Cette instabilité exige une adaptation constante, c'est-à-dire une attention constante aux transforma­tions potentielles qui ne cessent de survenir. Dans un tel contexte, le nationaliste est celui qui demeure toujours en état d'alerte, parce qu'il souhaite que la conjoncture reste toujours haute pour le bénéfice de son peuple et est prêt à consacrer volontairement toutes ses énergies personnelles à ce travail quotidien de réception et d'adaptation des défis et des nouveautés.

    ◘ 6. Les transformations qu'une nation est appelée à subir ne sont jamais prévisibles. Dans l'appréhension du fait national (das Nationale), on ne peut donc pas faire appel à une grille de déchiffrement détermi­niste. Le nationalisme est toujours plutôt volontariste, il refuse d'accepter les basses conjonctures ou les dysfonctionnements de la machine étatique ou les imperfections génératrices de déclins et de crises : c'est là la grande différence entre le nationalisme et les autres grandes idéologies des XIXe et XXe siècles, comme le libéralisme, qui accepte les effets pervers de l'économie et les juge inéluctables, ou le marxisme (de moutures sociale-démocrate ou communiste), qui se réclame philosophiquement du déter­minisme positiviste le plus plat et rejette toutes les formes et les manifestations de volontarisme comme des irrationalités dangereuses.

    ◘ 7. Le nationalisme ne parle donc jamais de déterminations mais de destin (lot, Schicksal, destiny). La no­tion de destin, à son tour, postule l'adhésion à la raison pratique (voire à des jeux diversifiés de raisons pratiques), plutôt qu'à la raison pure, toujours perçue comme unique en soi. La/les raison(s) pratique(s) appréhende(nt) les imperfections, les chutes de conjoncture, sans jamais chercher à les éluder mais, au contraire, visent à les travailler de multiples façons et à améliorer les situations dans la mesure du pos­si­ble, tandis que la raison pure, en politique, dans le flux de l'histoire, tente de plaquer des principes irréels sur le réel, provoquant à terme des déphasages insurmontables. La manie de la “political correctness” est un avatar médiocre de cette raison pure de kantienne mémoire, appliquée maladroitement et déformée ou­trancièrement par des idéologues a-critiques. Dont les agitations frénétiques provoqueront bien évidem­ment des déphasages catastrophiques selon l'adage : qui veut faire l'ange, fait la bête.

    ◘ 8. La nation n'est donc pas une essence figée, comme l'affirment trop souvent les vieilles droites ou les romantismes nationaux étriqués, car tout caractère figé implique une sorte de déterminisme, induit une propension problématique à répéter des formes mortes, à proclamer des discours répétitifs, en porte-à-faux par rapport au réel mouvant et effervescent. Au contraire, la nation doit toujours être perçue comme un mouvement dyna­mique, comme une modulation localisée du destin auquel tous les hommes sont confrontés, comme un mouvement dynamique qu'il n'est jamais simple de définir ou d'enfermer dans une définition trop étroite. Cela ne veut pas dire qu'il faille rejeter sans ménagement l'héritage romantique ou les formes anciennes de nationalisme. Un tel rejet se perçoit dans les gauches qui font toujours abstrac­tion du temps et de l'espace (catégories auxquelles personne ne peut se soustraire) ou dans un parti ex-nationaliste comme la Volksunie flamande où l'on court d'un novisme sans épaisseur à l'autre, en se mo­quant méchamment et sottement des héritages que le nationalisme plus traditionnel aime à cultiver. Le tra­vail des nationalistes romantiques constitue un héritage divers, où s'accumulent des trésors de dé­cou­vertes culturelles, litté­raires et archéologiques. Parmi tous ces éléments, on trouve des matériaux utiles pour promouvoir une dynamique nationale actuelle. La manie du rejet est donc une aberration sup­plé­men­taire du modernisme actuel.

    Conclusion + remarques sur la “marche blanche”

    En résumé, dans notre optique, tout nationalisme doit placer la concrétude “peuple” (Volk) avant l'ab­strac­tion “État”. Si l'État passe avant le peuple concret, et si cette pratique se proclame “nationaliste”, nous avons affaire à un paradoxe pervers. La priorité accordée à la population concrète dans un conti­nuum historique concret signifie que, dans tous les cas de conflit ou de contestation violente, la vérité ou la solution est à rechercher dans la population elle-même. La “marche blanche” du 20 octobre 1996 à Bru­xelles a montré que cette idée est ancrée dans le fond du subconscient populaire, tant en Flandre qu'en Wallonie, mais qu'elle ne peut pas s'exprimer dans les institutions étatiques belges, ce fatras d'ab­strac­tions dysfonctionnantes et sans avenir positif possible. La “marche blanche” a exprimé un mé­con­ten­tement sans proposer un droit alternatif, clairement exprimé.

    L'échec de cet étonnant mouve­ment po­pulaire est dû à l'absence, dans la société belge, d'écoles (méta)politiques cohérentes, capables de vivi­fier constamment les legs du passé : seule l'Inde actuelle a donné l'exemple d'un mouvement para­politique actif et efficace, vieux de près d'un siècle, le RSS, think tank bien drillé se profilant derrière la victoire récente du BJP. Les parents des enfants disparus ou assassinés ont eu tort de répondre à l'invitation du Premier Ministre à la fin de cette journée mémorable du 20 octobre 1996 : ils auraient dû refuser de le voir ce jour-là et réclamer, devant la foule innombrable venue les acclamer, la poursuite des grèves sponta­nées et des manifestations populaires contre les palais de justice et poser davantage de condi­tions :

    • exiger au moins le retour inconditionnel du juge Connerotte, la démission de Stranard et Liekendael voire la dissolution de toute la Cour de Cassation,

    • exiger l'incarcération des magistrats notoirement incompétents et leur jugement dans les 2 mois par une cour populaire spéciale,

    • réclamer que les gendarmes fautifs et/ou négligeants soient traduits devant une cour martiale expé­ditive, com­posée de militaires de réserve, occupant tous une profession indépendante dans la société (méde­cins, chefs d'entreprise, avocats d'affaires, professeurs d'université, gestionnaires de grandes en­tre­pri­ses de pointe), expression d'une souveraineté populaire, d'une créativité professionnelle qui ont le droit de s'exprimer et de juger très sévèrement, avec une rigueur implacable, les fonctionnaires incompé­tents, auxquels on autorise de porter des armes et à qui on accorde des prérogatives ou des passe-droits et qui ne s'en servent pas à bon escient, qui sont assermentés dont parjures quand ils défaillent ; de telles négligences sont des crimes graves de trahison à l'encontre de notre peuple ;

    • imposer le rétablissement de la peine de mort pour les crimes contre les enfants et, enfin,

    • imposer la mise sur pied immédiate d'un comité de salut public composé d'officiers de réserve, de ju­ristes indépendants et de citoyens n'étant ni fonctionnaires de l'État ou d'une région ni membres d'un parti (quel qu'il soit) ; ce comité de salut public aurait été commandé par un lieutenant-drossard (fonction pré­vue par le droit brabançon au XVIIIe s. pour lutter contre la grande criminalité, notamment les bandes de “chauffeurs” qu'étaient les bokkenrijders, avant l'adoption aberrante du droit révolutionnaire et napo­léonien, véhicule d'abstractions perverses et de délires juridiques modernistes) ; ce comité de sa­lut public et ce lieutenent-drossard auraient eu préséance sur toutes les autres institutions judiciaires et au­raient pu agir à leur guise et procéder à des arrestations rapides, mais uniquement dans le cadre de l'en­quête sur les agissements de Dutroux, menée par le juge Connerotte, légalement désigné au départ (Un comité de salut public ne saurait avoir la prétention de régenter tout le fonctionnement de la société au-delà des compétences concrètes des professionnels, mais seulement de gommer ponctuellement, au plus vite, par une bonne et diligente justice, les anomalies les plus dan­ge­reuses de la société).

    La naïveté des parents et de la foule a été incommensurable et le cynisme abject du pouvoir en place — qui ne se sou­cie ni des dysfonctionnements ni de la vie des enfants et des humbles — a pu s'imposer rapidement, au bout de quelques semaines. Sur le plan philosophique et politique, le comité de salut pu­blic aurait eu pour fonction de prouver urbi et orbi la priorité de l'homme concret sur toutes les structures abstraites, assu­rant ainsi le triomphe d'une idée vivante mais étouffée qui traverse notre peuple. Devant le citoyen simple et honnête, meurtri dans ce qu'il a de plus cher, les autorités doivent toujours plier, que ces autorités soient la gendarmerie, la magistrature ou l'État.

    Enfin, dernière remarque, le nationalisme, dans ce pays, ne doit pas se contenter de discours idéalistes, de grandiloquences sans objet, de lamentations interminables sur tout ce qui ne va plus, mais travailler à im­poser au pouvoir corrompu — qui se revendique d'idéologies irréelles ne donnant jamais la priorité aux faits réels marqués par le temps et le lieu — les ins­truments juridiques qui sanctionneraient cette priorité : p. ex. le referendum et la multiplication des ombud­smen, dans tous les domaines de la fonction publique.

    Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°32, 1997. http://vouloir.hautetfort.com

    ◘ Sources principales :

    • John Breuilly, Nationalism and the State, Manchester Univ. Press, Manchester-UK, 1993, 474 p.
    • Bernd Estel / Tilman Mayer (Hrsg.), Das Prinzip Nation in modernen Gesellschaften. Länderdiagnosen und theoretische Perspektiven, Westdeutscher Verlag, Opladen, 1994, 325 p. Dans ce volume, cf. Wolfgang Lipp, « Regionen, Multikulturalismus und Europa : Jenseits der Nation ? », pp. 97-114 ; Tilman Mayer, « Kommunautarismus, Patriotismus und das nationale Projekt », pp. 115-130 ; Klaus Schubert, « Frankreich - von der Großen Nation zur ziellosen Nation ? », pp. 171-196.
    • Kurt Hübner, Das Nationale : Verdrängtes, Unvermeidliches, Erstrebenswertes, Styria, Graz, 1991, 313 p.
    • Tilman Mayer, Prinzip Nation : Dimension der nationalen Frage am Beispiel Deutschlands, Leske & Budrich, Leverkusen, 1986, 267 p. Sur cet ouvrage, cf. Luc Nannens, « Le principe “Nation” », in Vouloir n°40/42, 1987.
    • Heinrich August Winckler (Hrsg.), Nationalismus, Verlagsgruppe Athenäum/ Hain/ Scriptor/ Hanstein, Königstein/Ts., 1978, 308 p. À propos de ce livre, cf. Robert Steuckers, « Pour une typologie opératoire des nationalismes », in Vouloir n°73-74-75, 1991, pp. 25-30.

    ◘ Sources secondaires :

    • Colette Beaune, « La notion de nation en France au Moyen-Âge », in : Communications n°45/1987 « Éléments pour une théorie de la nation », pp. 101-116, Seuil, 1987.
    • Rogers Brubaker, Citizenship and Nationhood in France and Germany, Harvard Univ. Press, Cambridge-Massachussetts, 1994 (2nd ed.), 270 p. Ouvrage capital pour comprendre comment Français et Allemands conçoivent les notions de nationalité et de citoyenneté. Ces approches allemande et française sont fondamentalement différentes.
    • Liah Greenfeld, Nationalism : Five Roads to Modernity, Harvard Univ. Press, 1993 (2nd pbk ed.). Les sources du nationalisme en Angleterre, en France, en Allemagne, en Russie et aux États-Unis.
    • Georges Gusdorf, « Le cri de Valmy », in : Communications n°45/1987, op. cit., pp. 117-146.
    • Stein Rokkan, « Un modèle géo-économique et géopolitique », in : Communications n°45/1987, op. cit., pp. 75-100.
    • Heinrich August Winckler & Hartmut Kaelble, Nationalismus, nationalitäten, Supra-nationalität, Klett-Cotta, Stuttgart, 1993, 357 p. Dans ce volume, cf. Gilbert Ziebura, « Nationalstaat, Nationalismus, supranationale Integration : Der Fall Frankreich », pp. 34-55 ; Wolfgang Kaschuba,  « Volk und Nation : Ethnozentrismus in Geschichte und Gegenwart », pp. 56-81.
  • Un témoin de la Tradition : René Guénon

    Il y a cinquante ans, le 7 janvier 1951, disparaissait au Caire, en Egypte, le Français René Guénon, l’un des principaux représentants de la pensée traditionnelle au XXème siècle.

    DE L’OCCULTISME A L’ESOTERISME

    Guénon est né à Blois, en 1899, dans une famille très catholique. En 1904, après un pélerinage à Lourdes, il vient poursuivre ses études supérieures à Paris. Musardant, il n’obtient sa licence qu’à 29 ans, puis est recalé à l’agrégation de philosophie à 32 ans, tandis que sa thèse de doctorat, consacrée à une «Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues», est refusée.

    Parallèlement à ses études, Guénon fréquente, dès son arrivée dans la Capitale, les milieux occultistes, se lançant dans une course effrénée aux affiliations et initiations. Il entre à l’Ecole Hermétique, est reçu dans l’Ordre Martiniste, fréquente diverses organisations maçonniques occultistes, est initié dans la loge Tebah de la Grande Loge de France. En 1908, il est secrétaire du IIème Congrès spiritualiste et maçonnique, et devient Souverain Grand Commandeur de l’Ordre du Temple Rénové. L’année suivante, à 23 ans, il est consacré «évêque d’Alexandrie» de l’Eglise gnostique de France, sous le nom de Palingénius, et assure la direction de La Gnose, «revue mensuelle consacrée à l’étude des sciences ésotériques».

    Après plusieurs expériences décevantes dans les milieux occultistes, il se tourne vers l’Orient pour trouver la juste voie, celle de la «Connaissance initiatique». Après s’être intéressé au Taoïsme, il est initié, en 1912, au Soufisme, un courant initiatique islamique, sans pour autant embrasser la religion musulmane, comme il le précisera plus tard à un correspondant. Ayant appris le chinois et l’arabe, lisant les textes originaux, il tente de travailler avec des initiés de chaque tradition.

    Tout en donnant des leçons particulières et des cours de philosophie, René Guénon écrit de nombreux articles, dans des publications catholiques, comme la Revue universelle du Sacré-Cœur Regnabit, ou traditionalistes, comme Le Voile d’Isis, qui deviendra Etudes traditionnelles. Il publie également des livres.

    LA TRADITION CONTRE LE MONDE MODERNE

    Dans Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921), et l’Homme et son devenir selon le Vedanta (1925), il définit les critères de la métaphysique traditionnelle universelle. Chez lui, la Tradition désigne l’ensemble de la connaissance d’ordre «métaphysique» : elle admet une variété de formes, tout en restant une dans son essence.

    Il insiste sur l’idée, déjà formulée avant lui par Joseph de Maistre et Fabre d’Olivet, d’une Tradition primordiale, qui renvoie à un Centre suprême, détenteur de toutes les connaissances spirituelles, et qui les diffuse par le biais de «chaînes initiatiques» présentes dans les différentes voies religieuses. Dans Aperçus sur l’Initiation (1946), il défend la nécessité du rattachement à une «chaîne», à une «organisation régulière», mais n’offre guère d’alternative à ceux qui refusent de s’en remettre, comme lui, à des musulmans ou des Orientaux. Tout juste reconnaît-il que la franc-maçonnerie reste en principe, malgré sa dégénérescence, une organisation dispensatrice d’une réelle initiation.

    L’aspect le plus intéressant de l’œuvre de René Guénon réside dans sa critique radicale du monde moderne, auquel il oppose une référence positive, le monde de la Tradition. Selon lui, la civilisation traditionnelle qui s’est réalisée en Orient comme en Occident -Inde, Moyen-Age catholique, Chine impériale, Khalifat islamique- repose sur des fondements métaphysiques. Elle est caractérisée par la reconnaissance d’un ordre supérieur à tout ce qui est humain, et l’autorité d’élites qui tirent de ce plan transcendant les principes nécessaires pour assoir une organisation sociale articulée.

    Celle-ci repose sur la division de la société en quatre castes ou classes fonctionnelles : au sommet, les représentants de l’autorité spirituelle, puis l’aristocratie guerrière, la bourgeoisie des marchands et des artisans, enfin les masses laborieuses. Cette notion de caste fait bien évidemment référence au système hindou, indo-aryen, divisé entre brahmane, kshatriya, vaishyas et çudras. De même, l’Iran, la Grèce et la Rome antiques connurent en partie un type d’organisation sociale analogue, que l’on retrouve, d’ailleurs dans la doctrine politique de Platon. L’ultime reviviscence de ce système en Occident fut le Moyen-Age féodal, le clergé correspondant aux brahmanes, la noblesse aux kshatriyas, le tiers-Etat aux vaishyas et les serfs aux çudras.

    Au pôle opposé du monde de la Tradition se tient la civilisation moderne, à laquelle sont propres la désacralisation, la méconnaissance de tout ce qui est supérieur à l’homme, le matérialisme, l’activisme forcené.

    Deux livres majeurs, La Crise du monde moderne (1927) et Le règne de la quantité et les Signes des temps (1946) contiennent l’essentiel de cette critique, auxquels on peut ajouter Orient et Occident (1924), qui soutient que ne subsistent désormais de civilisations traditionnelles qu’en Orient. Ce qui conduit Guénon à s’établir au Caire, en 1930, où il prend l’identité du cheikh Abdel Wâhid Yahiâ.

    LA REGRESSION DES CASTES

    René Guénon n’eut jamais d’activité politique, bien qu’évoluant dans des milieux parisiens d’Action française, car il estimait qu’«il n’y a, à l’époque contemporaine, aucun mouvement méritant qu’on y adhère».

    Pour lui, nous sommes à la fin d’un cycle, le Kalî-Yuga ou «Age sombre» prévu par les anciens textes hindous, mais aussi annoncé par d’autres traditions -que l’on songe à «l’Age de fer» d’Hésiode-. Son interprétation du cours de l’Histoire dans un sens involutif, résolument antimarxiste et antiprogressiste, repose sur l’idée de «régression des castes» : à une société gouvernée dans des temps quasi-mythiques, par des Rois sacrés de droit divin issus de la première caste, succède le règne de la caste guerrière, de monarques de type laïc, chefs militaires ou seigneurs de justice temporels, qui s’achève en Europe avec le déclin des grandes monarchies, puis vient le gouvernement du tiers-Etat, de la bourgeoisie, l’aristocratie cédant le pas à la ploutocratie, enfin, c’est l’émergence de la dernière caste, de la classe ouvrière, qui trouve sa conclusion logique dans le communisme et le soviétisme.

    Cette idée de régression des castes sera reprise par Julius Evola dans son maître-livre Révolte contre le monde moderne, publié en 1934. Guénon consentira d’ailleurs à la publication de ses écrits dans la page culturelle dirigée par Evola, de 1934 à 1943, dans le quotidien Il Regime Fascista..

    CONNAISSANCE ET ACTION

    Redevable en bien des domaines à Guénon, Evola s’en sépare cependant sur un point : il s’agit des rapports de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel, c’est-à-dire du sacerdoce et de la royauté. Dans son livre Autorité spirituelle et pouvoir temporel publié en 1929, Guénon affirme la primauté du sacerdoce par rapport à la royauté. Pour lui, le Brahmane est supérieur au Kshatriya parce-que la connaissance est supérieure à l’action et le domaine «métaphysique» au domaine «physique». Même dans le cas où les membres de la caste sacerdotale ne paraissent plus dignes de leur fonction, le bien-fondé de leur supériorité de principe ne saurait être discuté, afin d’éviter le risque d’une désagrégation du système socio-politique. Au contraire, Evola, qui considère que la culture de l’Occident s’enracine dans une «tradition de guerriers», défend la thèse inverse, estimant qu’avec le raisonnement de Guénon l’on se trouve en présence du «point de vue brahmanico-sacerdotal d’un Oriental».

    Fidèle à sa nature de brahmane, de sage, René Guénon fut plus un témoin de la Tradition qu’un acteur de son temps, à l’opposé du kshatriya, du guerrier Julius Evola, seul véritable révolté contre le monde moderne au XXème siècle.

    Edouard Rix http://www.voxnr.com

  • Napolitano apprend le respect aux Allemands

    Le président italien Giorgio Napolitano, en visite en Allemagne, a annulé le dîner prévu hier soir avec Peer Steinbrück, le candidat social-démocrate à la chancellerie.

    Pourtant Napolitano est lui aussi un homme de gauche, ancien communiste. Mais il est le président italien, et il n’admet pas qu’on traite de clowns les personnalités politiques de son pays, aussi contestées ou contestables soient-elles. Or c’est ce qu’a fait Peer Steinbrück en déplorant les scores de Beppe Grillo et Silvio Berlusconi.

    « Nous avons un profond respect pour l’Allemagne, a déclaré Napolitano, et évidemment nous exigeons que notre pays soit également respecté. »

    Cela me fait penser aux ministres tchèques défendant avec panache Vaclav Klaus devant le Parlement européen alors qu’ils n’étaient pas sur sa ligne anti-UE.

    Quant à Peer Steinbrück, c’est aussi l’homme de gauche qui avait essayé de cacher qu’il donnait des conférences grassement payées dans des réunions organisées par des banques, qui affirma que jamais il ne boirait un vin à 5€ la bouteille, et que le salaire du chancelier allemand est trop bas… Si le parti social-démocrate voulait se suicider, c’est cet homme-là qu’il choisirait pour être candidat face à Angela Merkel.

    Ah bon, c’est le cas ? C’est étrange…

    Le blog d’Yves Daoudal

  • L'Europe comme «troisième force»

     ARCHIVES DE "SYNERGIES EUROPEENNES" - 1990

    Malgré les proclamations atlantistes, malgré l'engouement des droites libérales pour le reaganisme, malgré l'oubli général des grands projets d'unification continentale, depuis la fin des années 70, de plus en plus de voix réclament l'européisation de l'Eu­rope. Nos deux publications, Orientations et Vouloir, se sont fai­tes l'écho de ces revendications, dans la mesure de leurs très fai­bles moyens. Rapellons à nos nouveaux lecteurs que nous avons presque été les seuls à évoquer les thèses du social-démo­crate allemand Peter Bender, auteur en 1981, de Das Ende des ideo­logischen Zeitalter. Die Europäisierung Europas (= La fin de l'ère des idéologies. L'Européisation de l'Europe). L'européisme hostile aux deux blocs apparaît encore et toujours comme un ré­sidu des fascismes et de l'«Internationale SS», des rêves de Drieu la Rochelle ou de Léon Degrelle, de Quisling ou de Serrano Su­ñer (cf. Herbert Taege in Vouloir n°48-49, pp. 11 à 13). C'est le reproche qu'on adresse à l'européisme d'un Sir Oswald Mosley, d'un Jean Thiriart et de son mouvement Jeune Europe, ou parfois à l'européisme d'Alain de Benoist, de Guillaume Faye, du GRECE et de nos propres publications. Il existe toutefois une tradition sociale-démocrate et chrétienne-démocrate de gauche qui s'aligne à peu près sur les mêmes principes de base tout en les justifiant très différemment, à l'aide d'autres «dérivations» (pour reprendre à bon escient un vocabulaire parétien). Gesine Schwan, professeur à la Freie Universität Berlin, dans un bref essai inti­tulé «Europa als Dritte Kraft» (= L'Europe comme troisième force), brosse un tableau de cette tradition parallèle à l'européisme fascisant, tout en n'évoquant rien de ces européistes fascisants, qui, pourtant, étaient souvent des transfuges de la so­ciale-démocratie (De Man, Déat) ou du pacifisme (De Brinon, Tollenaere), comme l'explique sans a priori l'historien allemand contemporain Hans Werner Neulen (in Europa und das III. Reich, Universitas, München, 1987).
    Dans «Europa als Dritte Kraft»,
    in Peter HAUNGS, Europäisierung Europas?, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1989, 160 S., DM 38, ISBN 3-7890-1804-X,
    Gesine Schwan fait commencer le néo-européisme dès 1946, quand la coopération globale entre l'URSS et les Etats-Unis tourne petit à petit à l'échec. L'Europe sent alors confusément qu'elle risque d'être broyée en cas d'affrontement de ces deux su­per-gros. Des esprits indépendants, mus aussi par le désir de reje­ter le libéralisme extrême des Américains et le bolchévisme stalinien des Soviétiques avec toutes leurs conséquences, com­mencent à parler d'«européisation» de l'Europe, ce qui vise à une plus grande unité et une plus grande indépendance du continent vis-à-vis des blocs. La question se pose alors de savoir où s'arrête cette Europe de «troisième voie» ? A la frontière polono-soviétique ? A l'Oural ? Au détroit de Béring et aux confins de la Mandchourie ?
    Mais l'essai de Gesine Schwan comprend un survol historique des conceptions continentales élaborées depuis la première moi­tié du XIXième siècle. Essai qui met l'accent sur le rôle chaque fois imparti à la Russie dans ces plans et ébauches. Au début du XIXième, ni la Russie ni l'Amérique, en tant que telles, n'appa­raissaient comme des dangers pour l'Europe. Le danger majeur était représenté par les idées de la Révolution Française. L'Amé­rique les incarnait, après les avoir améliorés, et la Russie repré­sentait le principe légitimiste et monarchiste. Les démo­crates étaient philo-américains; les légitimistes étaient russo­philes. Mais Washington et Petersbourg, bien qu'opposés sur le plan des principes de gouvernement, étaient alliés contre l'Espagne dans le conflit pour la Floride et contre l'Angleterre parce qu'elle était la plus grande puissance de l'époque. Russes et Américains pratiquent alors une Realpolitik pure, sans prétendre universa­liser leurs propres principes de gouvernement. L'Europe est tan­tôt identifiée à l'Angleterre tantôt contre-modèle: foyer de cor­rup­tion et de servilité pour les Américains; foyer d'athéisme, d'é­goïs­me, d'individualisme pour les Russes.
    L'Europe du XIXième est donc traversée par plusieurs antago­nis­mes entrecroisés: les antagonismes Angleterre/Continent, Eu­­ro­pe/Amérique, Russie/Angleterre, Russie + Amé­rique/An­gle­­terre, Russie/Europe... A ces antagonismes s'en su­perposent d'autres: la césure latinité-romanité/germanité qui se traduit, chez un historien catholique, romanophile et euro-œcu­méniste comme le Baron Johann Christoph von Aretin (1772-1824) en une hos­tilité au pôle protestant, nationaliste et prus­sien; ensuite la cé­sure chrétienté/islam, concrétisé par l'opposition austro-hon­groi­se et surtout russe à l'Empire Otto­man. Chez Friedrich Gentz se dessine une opposition globale aux diverses formes de l'idéologie bourgeoise: au nationalisme jacobin et à l'interna­tio­na­lisme libéral américain. Contre cet Oc­cident libéral doit se dres­ser une Europe à mi-chemin entre le na­tionalisme et l'inter­na­tionalisme. Le premier auteur, selon Ge­sine Schwan, à prôner la constitution d'un bloc européen contre les Etats-Unis est le pro­fesseur danois, conseiller d'Etat, C.F. von Schmidt-Phisel­deck (1770-1832). Après avoir lu le cé­lèbre rapport de Tocque­ville sur la démocratie en Amérique, où l'aristocrate normand per­çoit les volontés hégémoniques des Etats-Unis et de la Rus­sie, les Européens commencent à sentir le double danger qui les guette. Outre Tocqueville, d'aucuns, comme Michelet et Henri Martin, craignent l'alliance des slavo­philes, hostiles à l'Europe de l'Ouest décadente et individualiste, et du messianisme pansla­viste moins rétif à l'égard des acquis de la modernité technique.
    La seconde moitié du XIXième est marquée d'une inquiétude: l'Eu­rope n'est plus le seul centre de puissance dans le monde. Pour échapper à cette amorce de déclin, les européistes de l'épo­que prônent une réorganisation du continent, où il n'y aurait plus juxtaposition d'unités fermées sur elles-mêmes mais réseau de liens et de rapports fédérateurs multiples, conduisant à une unité de fait du «grand espace» européen. C'est la grande idée de l'Au­trichien Konstantin Frantz qui voyait l'Empire austro-hon­grois, une Mitteleuropa avant la lettre, comme un tremplin vers une Europe soudée et à l'abri des politiques américaine et russe. K. Frantz et son collègue Joseph Edmund Jörg étaient des con­servateurs soucieux de retrouver l'équilibre de la Pentarchie des années 1815-1830 quand règnait une harmonie entre la Rus­sie, l'Angleterre, la France, la Prusse et l'Autriche-Hongrie. Les prin­cipes fédérateurs de feu le Saint-Empire devaient, dans l'Eu­rope future, provoquer un dépassement des chauvinismes na­tio­naux et des utopismes démocratiques. Quant à Jörg, son conser­vatisme est plus prononcé: il envisage une Europe arbitrée par le Pape et régie par un corporatisme stabilisateur.
    Face aux projets conservateurs de Frantz et Jörg, le radical-démo­crate Julius Fröbel, inspiré par les idées de 1848, constate que l'Europe est située entre les Etats-Unis et la Russie et que cette détermination géographique doit induire l'éclosion d'un ordre social à mi-chemin entre l'autocratisme tsariste et le libéra­lisme outrancier de l'Amérique. Malheureusement, la défi­nition de cet ordre social reste vague chez Fröbel, plus vague que chez le corporatiste Jörg. Fröbel écrit: «1. En Russie, on gou­verne trop; 2. En Amérique, on gouverne trop peu; 3. En Eu­rope, d'une part, on gouverne trop à mauvais escient et, d'autre part, trop peu à mauvais escient». Conclusion: le socialisme est une force morale qui doit s'imposer entre le monarchisme et le républicanisme et donner à l'Europe son originalité dans le monde à venir.
    Frantz et Jörg envisageaient une Europe conservatrice, corpora­tiste sur le plan social, soucieuse de combattre les injustices lé­guées par le libéralisme rationaliste de la Révolution française. Leur Europe est donc une Europe germano-slave hostile à une France perçue comme matrice de la déliquescence moderne. Frö­bel, au contraire, voit une France évoluant vers un socialisme solide et envisage un pôle germano-français contre l'autocratisme tsariste. Pour Gesine Schwan, l'échec des projets européens vient du fait que les idées généreuses du socialisme de 48 ont été par­tiellement réalisées à l'échelon national et non à l'échelon conti­nental, notamment dans l'Allemagne bismarckienne, entraînant une fermeture des Etats les uns aux autres, ce qui a débouché sur le désastre de 1914.
    A la suite de la première guerre mondiale, des hécatombes de Verdun et de la Somme, l'Europe connaît une vague de pacifisme où l'on ébauche des plans d'unification du continent. Le plus cé­lèbre de ces plans, nous rappelle Gesine Schwan, fut celui du Comte Richard Coudenhove-Kalergi, fondateur en 1923 de l'Union Paneuropéenne. Cette idée eut un grand retentissement, notamment dans le memorandum pour l'Europe d'Aristide Briand déposé le 17 mai 1930. Briand visait une limitation des souve­rainetés nationales et la création progressive d'une unité écono­mique. La raison pour laquelle son mémorandum n'a été reçu que froide­ment, c'est que le contexte des années 20 et 30 est nette­ment moins irénique que celui du XIXième. Les Etats-Unis ont pris pied en Europe: leurs prêts permettent des reconstructions tout en fragilisant l'indépendance économique des pays emprun­teurs. La Russie a troqué son autoritarisme monarchiste contre le bolché­visme: d'où les conservateurs ne considèrent plus que la Russie fait partie de l'Europe, inversant leurs positions russo­philes du XIXième; les socialistes de gauche en revanche es­timent qu'elle est devenue un modèle, alors qu'ils liguaient jadis leurs efforts contre le tsarisme. Les socialistes modérés, dans la tradition de Bernstein, rejoignent les conservateurs, conservant la russophobie de la social-démocratie d'avant 14.
    Trois traditions européistes sont dès lors en cours: la tradition conser­vatrice héritère de Jörg et Frantz, la tradition sociale-démo­crate pro-occidentale et, enfin, la tradition austro-marxiste qui consi­dère que la Russie fait toujours partie de l'Europe. La tradition sociale-démocrate met l'accent sur la démocratie parle­mentaire, s'oppose à l'Union Soviétique et envisage de s'appuyer sur les Etats-Unis. Elle est donc atlantiste avant la lettre. La tra­dition austro-marxiste met davantage l'accent sur l'anticapita­lisme que sur l'anti-stalinisme, tout en défendant une forme de parlementa­risme. Son principal théoricien, Otto Bauer, formule à partir de 1919 des projets d'ordre économique socia­liste. Cet or­dre sera planiste et la décision sera entre les mains d'une plu­ralité de commission et de conseils qui choisiront entre diverses planifica­tions possibles. Avant d'accèder à cette phase idéale et finale, la dictature du prolétariat organisera la transition. Dix-sept ans plus tard, en 1936, Bauer souhaite la victoire de la Fran­ce, de la Grande-Bretagne et de la Russie sur l'Allemagne «fasciste», afin d'unir tous les prolétariats européens dans une Europe reposant sur des principes sociaux radicalement différents de ceux préconisés à droite par un Coudenhoven-Kalergi. Mais la faiblesse de l'austro-marxisme de Bauer réside dans son opti­misme rousseauiste, progressiste et universaliste, idéologie aux as­sises intellectuelles dépassées, qui se refuse à percevoir les an­tagonismes réels, difficilement surmontables, entre les «grands es­paces» européen, américain et soviétique.
    Gesine Schwan escamote un peu trop facilement les synthèses fascisantes, soi-disant dérivées des projets conservateurs de Jörg et Frantz et modernisés par Friedrich Naumann (pourtant mem­bre du Parti démocrate, situé sur l'échiquier politique à mi-che­min entre la sociale-démocratie et les libéraux) et Arthur Moeller van den Bruck. L'escamotage de Schwan relève des scru­pules usuels que l'on rencontre en Allemagne aujourd'hui. Des scru­pules que l'on retrouve à bien moindre échelle dans la gauche fran­çaise; en effet, la revue Hérodote d'Yves Lacoste pu­bliait en 1979 (n°14-15) l'article d'un certain Karl von Bochum (est-ce un pseudonyme?), intitulé «Aux origines de la Commu­nauté Euro­péenne». Cet article démontrait que les pères fonda­teurs de la CEE avaient copieusement puisé dans le corpus doc­trinal des «européistes fascisants», lesquels avaient eu bien plus d'impact dans le grand public et dans la presse que les austro-marxistes disciples d'Otto Bauer. Et plus d'impact aussi que les conserva­teurs de la résistance anti-nazie que Gesine Schwan évoque en dé­taillant les diverses écoles qui la constituait: le Cercle de Goer­deler et le Kreisauer Kreis (Cercle de Kreisau).
    Le Cercle de Goerdeler, animé par Goerdeler lui-même et Ulrich von Hassell, a commencé par accepter le fait accompli des vic­toires hitlériennes, en parlant du «rôle dirigeant» du Reich dans l'Europe future, avant de planifier une Fédération Européenne à partir de 1942. Cette évolution correspond curieusement à celle de la «dissidence SS», analysée par Taege et Neulen (cfr. supra). Dans le Kreisauer Kreis, où militent le Comte Helmut James von Moltke et Adam von Trott zu Solz, s'est développée une vision chrétienne et personnaliste de l'Europe, et ont également germé des conceptions auto-gestionnaires anti-capitalistes, as­sor­ties d'une critique acerbe des résultats désastreux du capita­lis­me en général et de l'individualisme américain. Moltke et Trott restent sceptiques quant à la démocratie parlementaire car elle débouche trop souvent sur le lobbyisme. Il serait intéressant de faire un parallèle entre le gaullisme des années 60 et les idées du Krei­sauer Kreis, notamment quand on sait que la revue Ordre Nou­veau d'avant-guerre avait entretenu des rapports avec les person­nalistes allemands de la Konservative Revolution.
    Austro-marxistes, sociaux-démocrates (dans une moindre me­sure), personnalistes conservateurs, etc, ont pour point commun de vouloir une équidistance (terme qui sera repris par le gaul­lisme des années 60) vis-à-vis des deux super-gros. Aux Etats-Unis, dans l'immédiat après-guerre, on souhaite une unification européenne parce que cela favorisera la répartition des fonds du plan Marshall. Cette attitude positive se modifiera au gré des cir­constances. L'URSS stalinienne, elle, refuse toute unification et entend rester fidèle au système des Etats nationaux d'avant-guerre, se posant de la sorte en-deça de l'austro-marxisme sur le plan théorique. Les partis communistes occidentaux (France, Ita­lie) lui emboîteront le pas.
    Gesine Schwan perçoit très bien les contradictions des projets socialistes pour l'Europe. L'Europe doit être un tampon entre l'URSS et les Etats-Unis, affirmait cet européisme socialiste, mais pour être un «tampon», il faut avoir de la force... Et cette for­ce n'était plus. Elle ne pouvait revenir qu'avec les capitaux américains. Par ailleurs, les sociaux-démocrates, dans leur décla­ration de principe, renonçaient à la politique de puissance tradi­tionnelle, qu'ils considéraient comme un mal du passé. Com­ment pouvait-on agir sans détenir de la puissance? Cette qua­drature du cercle, les socialistes, dont Léon Blum, ont cru la ré­soudre en n'évoquant plus une Europe-tampon mais une Europe qui ferait le «pont» entre les deux systèmes antagonistes. Gesine Schwan souligne très justement que si l'idée d'un tampon arrivait trop tôt dans une Europe en ruines, elle était néanmoins le seul projet concret et réaliste pour lequel il convenait de mobiliser ses efforts. Quant au concept d'Europe-pont, il reposait sur le vague, sur des phrases creuses, sur l'indécision. La sociale-démocratie de­vait servir de modèle au monde entier, sans avoir ni la puis­sance financière ni la puissance militaire ni l'appareil déci­sion­nai­re du stalinisme. Quand survient le coup de Prague en 1948, l'idée d'une grande Europe sociale-démocrate s'écroule et les par­tis socialistes bersteiniens doivent composer avec le libéralisme et les consortiums américains: c'est le programme de Bad-Go­des­berg en Allemagne et le social-atlantisme de Spaak en Bel­gique.
    Malgré ce constat de l'impuissance des modèles socialistes et du passéisme devenu au fil des décennies rédhibitoire des projets conservateurs  —un constat qui sonne juste—  Gesine Schwan, à cause de son escamotage, ne réussit pas à nous donner un sur­vol complet des projets d'unification européenne. Peut-on igno­rer l'idée d'une restauration du jus publicum europaeum chez Carl Schmitt, le concept d'une indépendance alimentaire chez Herbert Backe, l'idée d'une Europe soustraite aux étalons or, sterling et dollar chez Zischka et Delaisi, le projet d'un espace économique chez Oesterheld, d'un espace géo-stratégique chez Haushofer, d'un nouvel ordre juridique chez Best, etc. etc. Pourtant, il y a cu­rieu­sement un auteur conservateur-révolutionnaire incontour­na­ble que Gesine Schwan cite: Hans Freyer, pour son histoire de l'Europe. Le point fort de son texte reste donc une classification assez claire des écoles entre 1800 et 1914. Pour compléter ce point fort, on lira avec profit un ouvrage collectif édité par Hel­mut Berding (Wirtschaftliche und politische Integration in Eu­ropa im 19. und 20. Jahrhundert, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1984; recension in Orientations, n°7, pp. 42 à 45).
    (publié sous le pseudonyme de "L.N.").   http://robertsteuckers.blogspot.fr/
  • SOS-Mamans : au secours des enfants à naître et des futures mères

    Pour sauver les enfants à naître menacés d'avortement, la méthode la plus efficace consiste à aider, psychologiquement, mais aussi matériellement, les futures mamans. Fort de cette conviction, Wielfried Wuermeling a créé en 1995, avec un groupe de l'Union des nations de l'Europe chrétienne (UNEC), l'association SOS-Mamans.
    Comment fonde-t-on une association d'aide aux futures mères en détresse ? « En imitant le Bon Samaritain de l’Évangile, qui était venu au secours de son prochain en s'occupant de lui efficacement », répond Wielfried Wuermeling lorsqu'on lui pose la question. Avec un petit groupe de l'UNEC, nous nous sommes un jour rendus compte que nous multiplions depuis des années les tractages contre l'avortement, les lettres aux députés, les articles dans les journaux, les collectes de signatures, sans que cela sauve le moindre enfant », explique le président de SOS-Mamans. « Nous avons alors décidé d'«oublier» les élus, les lois, les autorités, et d'agir plus concrètement. » Très concrètement, donc, les militants de la Charité de SOS-Mamans travaillent aujourd'hui en petits groupes de trois ou quatre personnes, chacune chargée d'une tâche particulière : d'abord, une « fourmi » chargée de rechercher (dans la rue, les parcs ou les squares, les cafés, les pharmacies... ) et de contacter les futures mères « Il s'agit toujours d'une femme, car seule une femme peut trouver, comprendre, consoler une maman en détresse. Le sauvetage demande beaucoup de désintéressement, de patience et surtout de délicatesse », précise Wielfried Wuermeling. Ensuite, un comptable, qui crée et mobilise un réseau de donateurs - il en existe déjà plus de 900. Puis un responsable, qui supervise, s'applique à résoudre les problèmes et reste en contact avec la structure parisienne de l'association, « pour faire face ensemble quand il faut une situation extrême, voire dangereuse ».
    Enfin, une personne dévouée souvent un retraité - disposant d'une voiture pour aider éventuellement au déménagement de la future maman, ou stocker dans son garage des vêtements, des poussettes, des berceaux et lits... L'association dispose de neuf groupes construits sur ce modèle : sept en France, à Paris, en Normandie, en Auvergne, en PACA, à Toulouse, Lyon et Dijon... et deux à l'étranger, en Lituanie et en Géorgie. Au total ils ont déjà sauvé près de 500 bébés - ce qui fait dire à Wielfried Wuermeling que « s'il existait en France seulement 1 000 groupes de ce genre, il y aurait peut-être encore des lois sur l'avortement, mais plus d'avortements ! » Les femmes, en effet, ne se résignent pas de gaieté de cœur à sacrifier l'enfant qu'elles portent. « Je n'ai jamais vu une femme prête à avorter qui ne s'y soit sentie contrainte ». témoigne le fondateur de SOS-Mamans. Ces contraintes sont de natures diverses : elles tiennent aussi bien aux pressions exercées par les proches. qu'au manque de place ou de ressources. « Combien de fois n'avons-nous pas entendu une future maman nous dire : « Vous seuls me soutenez et m'aidez, tous les autres. mes parents. mon petit ami, mes meilleures amies, m'incitent à avorter... » Certaines sont menacées d'être chassées de chez leurs parents. d'autres battues par leur mari ou compagnon. « Les filles que nous prenons en charge se présentent souvent avec un ventre légèrement bombé et un visage tuméfié... », raconte Wielfried Wuermeling. « Elles sont démunies, presque toujours matériellement - certaines doivent être relogées le soir même de la rencontre -, et toujours moralement. En sauvant la vie des enfants, nous préservons aussi celle des mamans, qui garderaient sinon une profonde blessure au cœur. C'est particulièrement flagrant dans le cas des prostituées, des femmes-esclaves, des suicidaires : on peut dire alors que leur bébé les sauve. En général, d'ailleurs, les problèmes ne viennent pas de l'enfant, mais des adultes. Une conception, une naissance doivent toujours être regardées comme un cadeau tombé du Ciel, une vraie joie ! Pour bien le marquer, nous buvons toujours une coupe de champagne avec la future maman. Ensuite seulement, nous réfléchissons avec elle aux difficultés à surmonter. Elles sont alors nos meilleures alliées - il suffit de leur parler de la vie pour qu'elles s' envolent ... »
    Pour la mère, la naissance devient souvent une occasion de changer de vie, d'arrêter de se droguer, de boire, de mener une vie désordonnée, d'apprendre un métier... et parfois de se convertir. « Le véritable missionnaire, envoyé par Dieu, c'est le bébé lui-même », dit Wielfried Wuermeling, qui se réjouit d'avoir pu conduire au baptistère une douzaine d'enfants sauvés. Soutenues financièrement pendant leur grossesse, les mères restent suivies financièrement pendant quelques mois après la naissance, et parfois logées, les majeures dans l'un des quatre studios que }' association possède en région parisienne et les mineures dans des familles d'accueil. « Nous avons ainsi logé en studio une maman pendant trois ans et demi, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé une place en HLM », se souvient le président de SOS-Mamans.
    Ces sauvetages ont un coût : 1 000 euros en moyenne. La vie humaine est bon marché... « Au début, se souvient Wielfried Wuermeling, nous avions plus d'argent que de mamans à aider : deux ou trois par an seulement. Aujourd'hui, au contraire, nous avons plus de bébés à sauver que d'argent pour faire face. Mais à l'instant où nous nous croyons acculés, Dieu nous envoie de l'aide. » Mais si la Providence s'occupe du budget de SOS-Maman, on sait que Dieu aime associer l'homme à ses œuvres. Comment aider l'association ? « De diverses manières, répond son président : en faisant partie de nos équipes de sauvetage, ou en nous envoyant par la Poste des layettes (non tricotées main), ou encore par des dons. L'avortement est un défi pour tous les catholiques. À nous de le relever, tous ensemble ! »
    Hervé Bizien monde et vie 10 janvier 2008

  • Schopenhauer

    Schopenhauer, philosophe de la volonté et archétype du solitaire méprisant la politique

    Il y a 150 ans mourrait Arthur Schopenhauer (1788-1860)

    « L’absence d’esprit prend toutes les formes pour se dissimuler : elle se camoufle en pathos, en emphase ; elle prend le ton de la supériorité et se donne des grands airs et tout cela de cent autres façons. »

    La philosophie allemande classique du XIXe siècle peut se subdiviser, grosso modo, en 2 courants majeurs qui, tous 2, commencent avec Kant. Celui-ci avait accompli dans sa Critique de la raison pure une « révolution copernicienne » passant ainsi de l’ontologie à la théorie de la connaissance ; il avait aussi affirmé que la capacité humaine de connaître était intrinsèquement liée aux formes de la représentation que sont le temps et l’espace [formes a priori de la sensibilité], d’une part, les 12 catégories de la raison, d’autre part, parmi lesquelles le principe de causalité. Pour faire en sorte que la raison ne produise pas elle-même ces propres objets, Kant s’était vu contraint d’accepter une « chose en soi » transcendantale [qui concerne les conditions de possibilité de la connaissance], qui, pour le sujet connaissant, n’était pas connaissable au-delà de cet appareil fonctionnel.

    Côté subjectif de ce monde coupé en 2 par Kant, nous trouvons vers 1800 la philosophie idéaliste, qui culminera dans les grands systèmes de Hegel et de Schelling, puis, sous le signe du matérialisme, sera poursuivie par Marx et Engels. L’autre courant est moins visible, il est plutôt souterrain et cherche à saisir la face objective, en dépit de la césure kantienne. Ce courant-là commence avec Arthur Schopenhauer et nous amène, au-delà de Nietzsche, vers la modernité, une modernité qui n’est pas seulement philosophique.

    Schopenhauer, né le 22 février 1788 à Dantzig dans le foyer d’un négociant, est un penseur et une personnalité de la transition. Selon la tradition philosophique allemande, et surtout selon cet idéalisme allemand contre lequel il engage la polémique, Schopenhauer participe lui aussi à cette volonté de systématiser, c’est-à-dire de chercher à expliquer les principes métaphysiques du monde en un seul ouvrage : en effet, c’est ce qu’il tentera de faire dans son ouvrage principal, Die Welt als Wille und Vorstellung (Le monde comme volonté et comme représentation), dont le premier volume paraît dès 1819 et dont le second ne paraitra qu’en 1844. Il amorce ses réflexions au départ du principe fondamental de Kant, celui de la subjectivité de la faculté de connaître, et le soumet à une métaphysique volontariste, dans la mesure où il identifie la « chose en soi » avec la volonté (Wille), qu’il interprète comme une pulsion d’existence [une force vitale], agissant derrière tous les phénomènes. Contrairement à l’usage habituel, il entend la volonté comme un principe irrationnel, que l’on n’expérimente pas seulement lorsque l’on procède à une analyse introspective de soi et, partant, comme une pulsion vitale et sexuelle, mais qui se manifeste, compénétrante, à travers la nature toute entière voire aussi dans le déroulement causal non vivant.

    En dépit du caractère universel de la volonté qui se combat elle-même éternellement par le truchement des phénomènes qu’elle génère et qui détermine ainsi tout élan individuel de volonté, comme l’explique Schopenhauer dans un écrit de 1839, qui lui vaut un prix de la Société Royale Norvégienne des Sciences, et qui a pour titre Über die Freiheit des menschlichen Willens (De la liberté de la volonté humaine), eh bien, en dépit de cela, il existe tout de même 2 portes dérobées par lesquelles l’homme peut se dégager de la souffrance que lui inflige le monde : l’une est constituée par la morale, l’autre par l’esthétique. Par empathie avec les autres créatures souffrantes, l’homme peut dépasser son isolement apparent et reconnaître la même volonté de vivre (et en fin de compte se reconnaître lui-même) en tous les autres êtres, ce que Schopenhauer exprime par les mots « tat twam asi » (« cela, tu es »), empruntés aux Upanishads de l’Inde ancienne. Dans son éthique de la compassion, qu’il explicite dans Über das Fundament der Moral (Du fondement de la morale), il se tourne, de manière radicale, contre l’impératif catégorique de son maître Kant, dont il mésinterprète l’appel à toujours penser aux conséquences de sa propre action pour l’universalité (pour la chose publique), comme une obligation à se soumettre à une pensée obéissante à l’autorité. Tout anti-étatiste pourrait, en se soumettant à une telle pensée, considérer que les lois ne sont que contraintes et non par autant de formules dont la validité est universelle.

    L’autre échappatoire vers le paradis (toutefois sans Dieu) est la « contemplation détachée de tout intérêt » qu’offre la contemplation esthétique : en jouissant d’une œuvre d’art, surtout une œuvre musicale, l’homme peut aussi dépasser le principium individuationis et s’unir au fond cosmique de l’univers.

    Schopenhauer comme précurseur de la psychanalyse freudienne

    Aujourd’hui on ne juge pas tant l’importance de Schopenhauer à la teneur de ses principales idées philosophiques qu’à ses multiples influences postérieures. De son vivant, son ouvrage principal n’a quasiment pas été pris en considération. Il a fallu attendre le der nier tiers du XIXe siècle, donc après la mort de Schopenhauer, pour assister à une réception de son œuvre d’une rare intensité. Schopenhauer a amorcé ses réflexions philosophiques à l’époque dite des Biedermeier en Allemagne ; dans sa jeunesse, il a encore connu Gœthe. Sa mère, Johanna Schopenhauer, écrivait des romans et tenait un salon littéraire à Weimar. Sa célébrité posthume, Schopenhauer la doit au fait qu’il fut un contemporain de Richard Wagner, dont L’Anneau des Nibelungen avait été fortement imprégné par la pensée de notre philosophe. Il la doit également à Friedrich Nietzsche qui, dans ses Considérations inactuelles, évoque « Schopenhauer comme éducateur » et fait l’éloge de sa « volonté de vérité » et de son pessimisme héroïque. C’est justement au départ de cette réflexion nietzschéenne sur Schopenhauer qu’un filon s’amorce en direction de la critique révolutionnaire/conservatrice du XXe siècle. En effet, l’archétype du solitaire et du précepteur oisif, méprisant la politique, se repère dans le philosophe grognon des Considération d’un apolitique de Thomas Mann. Celui-ci reconnaît encore sa dette à l’endroit de Schopenhauer dans quelques-uns de ces récits, dont la nouvelle Tobias Mindernickel, où il traite de l’éthique de notre philosophe.

    L’œuvre de Schopenhauer a eu un impact considérable sur des écrivains aussi importants que Hermann Hesse, Samuel Beckett et Thomas Bernhard. Dans l’univers des philosophes, l’impact a d’abord été moindre et ce sont, dans un premier temps, des figures marginales du monde universitaire du début du XXe siècle qui se sont intéressées à lui : songeons à Georg Simmel et à Max Scheler qui, tous 2, font démarrer leurs réflexions à la suite de Schopenhauer. La plupart du temps, les philosophes universitaires l’ont considéré d’abord, et souvent à raison, comme un disciple original de Kant ou comme un précurseur de Nietzsche. Certes, il fut l’un des principaux précurseurs de Nietzsche mais il fut surtout l’une des principales figures anticipatrices de la psychanalyse. La réduction freudienne de la vie sentimentale à la pulsion sexuelle se retrouve, bien avant Freud, dans l’œuvre de Schopenhauer, et sans la moindre ambiguïté. Dans la conception schopenhauerienne de la volonté comme une puissance irrationnelle dépassant la conscience individuelle, nous trouvons les prémisses essentielles de l’inconscient collectif de Carl Gustav Jung.

    Schopenhauer nous a transmis aussi la sagesse indienne, ce qui ne fut pas le moindre de ses mérites. Le premier contact qu’il a eu avec l’univers mental indien date de 1813, lorsqu’il séjournait à Weimar et qu’il y rencontra pour la première fois l’orientaliste Friedrich Majer, disciple de Herder. Sous l’influence des études de Majer, Schopenhauer finit par se considérer comme « le premier bouddhiste d’Europe ». Ainsi débuta l’histoire d’une méprise créatrice, comparable à l’interprétation quiétiste de l’antiquité classique, dont on vantait « la noble simplicité et la grandeur tranquille ». Les conséquences de cette méprise résident surtout dans une interprétation fausse du bouddhisme comme nihilisme, un nihilisme qui reposerait sur une rétention vis-à-vis de tout agir et verrait le but le plus élevé de l’existence dans une immersion dans le “néant”. On a vu l’effet de cette mésinterprétation du bouddhisme sévir dans la décennie qui suivit la Grande Guerre, où régnait une ambiance de déclin, comme, plus tard, dans la vogue bouddhiste qui se retrouve en Occident jusque aujourd’hui.

    Petit bourgeois réactionnaire et ennemi des bourgeois étriqués

    Schopenhauer est lié à son temps quand il exprime son système philosophique basé sur la volonté ; il l’est également dans l’insouciance relative dont il fait montre à l’endroit de toute recherche empirique, ainsi que dans sa prétention à pouvoir présenter une interprétation générale du monde qui sera à jamais irréfutable. Mais les impulsions qui partent de son œuvre pour aboutir à notre temps sont fort nombreuses. Parmi elles : son habitus non académique de philosophe artiste et de littérateur. Il y a aussi son attitude ambivalente face à la classe bourgeoise : d’une part, Schopenhauer est très nettement un petit bourgeois réactionnaire qui méprise la période prérévolutionnaire d’avant 1848, le Vormärz ; d’autre part, en tant que demi bohémien, il est un ennemi de la mentalité bourgeoise étriquée (le Spiessertum), qui se manifeste surtout dans l’institution du mariage, cible de sarcasmes perpétuels pour ce misogyne grognon et animé par ses pulsions. Pour s’assurer un certain équilibre émotionnel, notre célibataire endurci s’est flanqué pendant toute sa vie d’un compagnon canin, un caniche : dès que l’un de ces animaux favoris mourrait, il s’en procurait un nouveau qu’il baptisait invariablement « Atman », comme tous ses prédécesseurs. Ce nom signifiait en sanskrit “souffle de vie” ou “âme individuelle”, car, croyait-il, il y avait, actif, dans chaque caniche un seul et même principe de vie, le Pudels Kern, le « noyau du caniche ».

     Arthur Schopenhauer meurt le 21 septembre 1860, comme un vieil original, peu célèbre et bizarre, à Francfort sur le Main, ville où, après ses années de pérégrination et d’études, il s’était fixé pour y passer la seconde moitié de sa vie. Quelques années après son passage de vie à trépas, Léon Tolstoï le nomme « le plus génial de tous les hommes ».

    ► Baal Müller (article paru dans Junge Freiheit n°38/2010, Berlin).

    http://vouloir.hautetfort.com

  • [Paris] cercle d’étude : Application de la pensée d’Action Française vendredi 01 mars

    L’école de pensée qu’est l’Action Française ouvre ses portes trois vendredis par mois pour la tenue du cercle des étudiants animé par Pierre de Meuse pour les parties initiation et application de la pensée d’AF.. C’est l’occasion d’apprendre les bases ou de se refamiliariser avec la pensée nationaliste maurrassienne !

    RDV 18h

    10 rue Croix des Petits Champs Paris 1er (2ème étage)

    Métro : Palais Royal - Musée du Louvre.

    Renseignements : etudiants.paris@actionfrancaise.net

  • Qu'est-ce que la guerre ?

    "La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens." Si cette affirmation de Clausewitz était fondée, le monde serait plus facile à comprendre. Clausewitz, un vétéran prussien des guerres napoléoniennes, qui consacra ses années de retraite à rédiger ce qui allait devenir le plus fameux ouvrage sur la guerre Von Griege (De la guerre), écrivit en effet que la guerre est la continuation des "relations politiques (des politischen Verkehrs) mélangée à d'autres moyens" (mit Einmishung anderer Mittel).
    L'allemand original exprime une idée plus subtile et plus complexe que les traductions fréquemment proposées. Malgré ce problème, la pensée de Clausewitz demeure incomplète. Elle suppose l'existence d'États, d'intérêts nationaux, et de calculs rationnels sur la manière de les mener à bien. Mais la guerre est antérieure de plusieurs millénaires à l'État, à la diplomatie et à la stratégie. Elle est presque aussi vieille que l'homme lui-même, et plonge ses racines jusqu'au plus profond du cœur humain, là où le moi érode la raison, où l'orgueil prévaut, où l'émotion est souveraine et l'instinct roi. "L'homme est un animal politique", disait Aristote. Clausewitz, disciple d'Aristote, se contenta de dire que l'animal politique est un animal qui fait la guerre. Il ne se hasarda pas non plus à aborder l'idée selon laquelle l'homme est un animal pensant dont l'intellect commande le besoin de chasser et l'aptitude à tuer.
    Cette idée n'est pas plus facile à envisager pour l'homme moderne qu'elle ne l'était pour un officier prussien, petit-fils d'un pasteur et élevé dans l'esprit du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières. Malgré toute l'influence que Freud, Jung et Adler ont exercée sur nos conceptions, nous avons conservé les valeurs morales des grandes religions monothéistes qui condamnent le meurtre de nos semblables en toutes circonstances, sauf les plus extrêmes. Ce que nous dit l'anthropologie, et que sous-entend l'archéologie, c'est que nos ancêtres non civilisés pouvaient avoir été des créatures sanguinaires. La psychanalyse tente elle aussi de nous persuader que le sauvage affleure en chacun d'entre nous. Nous n'en préférons pas moins reconnaître l'humanité de notre nature dans la conduite quotidienne de la majorité civilisée de l'époque moderne – imparfaite, il est vrai, mais certainement coopérative et fréquemment bienveillante. La culture semble être, à nos yeux, le facteur le plus déterminant du comportement humain. Dans l'impitoyable querelle académique entre nature et culture, c'est l'école prônant la théorie de la culture qui rencontre la plus grande adhésion. Nous sommes des animaux culturels et c'est la richesse de notre culture qui nous permet d'accepter notre indubitable potentiel de violence, tout en croyant malgré tout que cette violence est une aberration culturelle. Les leçons de l'histoire nous rappellent que les États où nous vivons, leurs institutions, leurs lois même, sont parvenus jusqu'à nous par une succession de conflits, souvent de la plus sanglante espèce. Notre ration quotidienne de nouvelles parle de sang versé, parfois dans des régions toutes proches de notre patrie, et dans des circonstances qui vont totalement à l'encontre de notre conception de la normalité culturelle. Nous parvenons malgré tout à placer les leçons respectives de l'histoire et de l'actualité dans une catégorie particulière et bien distincte, celle du différent qui ne ternit en rien nos espérances pour le monde de demain et d'après-demain. Nous nous persuadons que nos institutions et nos lois ont suffisamment entravé le potentiel humain de violence pour que celui-ci, dans son expression quotidienne, s'en trouve légalement condamné ; toutefois, dans le cadre des institutions de l'État, ce même potentiel sera utilisé et adoptera le statut particulier de "guerre civilisée".
    Les limites de la guerre civilisée sont définies par deux types humains antithétiques, le pacifiste et le "porteur d'armes légal". Le porteur d'armes légal a toujours été respecté, ne serait-ce que parce qu'il a les moyens de l'être ; le pacifiste, lui, s'est vu reconnu au cours des 2000 ans de l'ère chrétienne. Leur réciprocité s'exprime dans le dialogue échangé entre le fondateur du christianisme et un soldat de métier romain qui lui demandait de guérir, d'une parole, l'un de ses serviteurs : "Moi qui n'ai rang que de subalterne", confie le centurion au Christ, lequel s'émerveille de sa foi. Cette foi, le centurion, en tant que soldat, la considérait comme un complément au pouvoir légal qu'il personnifiait. Peut-on supposer que le Christ reconnaissait le statut moral du porteur d'armes légal, qui doit vouer sa vie aux exigences de l'autorité et peut ainsi se comparer au pacifiste prêt à se sacrifier plutôt qu'à violer ses propres convictions ? C'est une pensée complexe, mais que la culture occidentale ne trouve pas difficile à assimiler. De la sorte, le soldat de métier et le pacifiste engagé parviennent à coexister – parfois très intimement : dans le Commando 3, l'une des unités britanniques les plus coriaces de la Seconde Guerre mondiale, les brancardiers étaient tous des pacifistes ; mais ils étaient considérés avec le plus grand respect par leur commandant, à cause de leur bravoure et de leur disponibilité au sacrifice. La culture occidentale ne serait en effet pas ce qu'elle est si elle ne respectait pas à la fois le porteur d'armes légal et celui pour qui le seul fait de porter une arme est intrinsèquement illégitime. Notre culture n'est pas avare de compromis et elle est parvenue ainsi, en ce qui concerne le problème de la violence publique, à en déprécier les manifestations tout en légitimant son usage. Le pacifisme a été élevé au rang d'idéal. Le port légal d'armes – selon un strict code d'éthique militaire et dans le corpus d'une législation humanitaire – a été, lui, accepté comme une nécessité pratique.
    "La guerre comme continuation de la politique" fut la formule choisie par Clausewitz pour exprimer le compromis adopté par les États qu'il connaissait. Elle respectait leur morale dominante – souveraineté absolue, diplomatie organisée et traités légalement contraignants – tout en permettant au principe d'intérêt national de s'imposer. Bien que n'admettant pas l'idéal pacifiste, que le philosophe prussien Kant commençait seulement à transférer de la sphère religieuse à celle de la politique, elle opérait cependant une nette distinction entre le porteur d'armes légal et le rebelle, entre le mercenaire et le brigand. Elle présupposait un niveau élevé de discipline militaire et un impressionnant degré d'obéissance des subordonnés vis-à-vis de leurs supérieurs hiérarchiques. Elle escomptait que la guerre suivrait des formes étroitement définies – siège, bataille rangée, escarmouche, raid, missions de reconnaissance, de patrouille et d'avant-postes –, chacune possédant ses propres conventions admises. Elle présumait que la guerre avait un commencement et une fin. Mais elle ne se rapportait pas à une guerre sans début ni fin, à une guerre endémique ignorant la notion d'État, ni à des populations encore non étatisées pour lesquelles il n'existait pas de distinction entre le porteur d'armes légal et le porteur d'armes illégal puisque tous ses représentants mâles étaient a priori des guerriers. Cette dernière forme de guerre a prévalu durant de longues périodes de l'histoire de l'humanité et, indirectement, a toujours empiété sur la vie des États civilisés, finissant même par être récupérée à leur usage grâce au recrutement de troupes "irrégulières", dans les rangs de la cavalerie légère ou de l'infanterie. Les officiers des États civilisés préféraient détourner les yeux devant les méthodes illégales et non civilisées employées par ces soldats irréguliers pour s'enrichir lors des campagnes, ils se voilaient la face devant leurs formes barbares de combat. Et pourtant, sans leurs services, les armées surentraînées au sein desquelles Clausewitz et ses compagnons avaient été formés auraient été difficilement en mesure de garder leurs positions. Toutes les armées régulières, y compris celles de la Révolution française, ont recruté des irréguliers pour des patrouilles, des escarmouches ou des missions de reconnaissance. Le développement de ces forces – Cosaques, "chasseurs", Highlanders, "frontaliers", hussards – a été l'un des aspects les plus caractéristiques de l'histoire militaire du XVIIIe siècle. Les autorités policées qui les utilisèrent choisirent de jeter un voile sur leurs mises à sac, leurs pillages, leurs viols, meurtres, enlèvements et extorsions coutumiers, et sur leurs actes de vandalisme systématique. Ils préféraient ignorer cette forme de guerre plus ancienne et plus répandue que celle qu'ils pratiquaient eux-mêmes ; "la guerre... une continuation de la politique", voilà une pensée qui, une fois formulée par Clausewitz, s'avérait capable d'offrir à l'officier qui s'interrogeait un abri philosophique commode et de lui épargner une confrontation avec les aspects plus archaïques, plus sombres et plus fondamentaux de son métier.
    Mais Clausewitz était lui-même à moitié convaincu que la guerre était entièrement ce qu'il en affirmait. Au début de l'un de ses plus fameux passages, il suggère que "les guerres des peuples civilisés sont moins cruelles et destructrices que celles des sauvages". Mais il n'approfondit pas cette pensée car, avec toute la puissance philosophique dont il disposait, il s'efforçait de faire accepter une théorie universelle de ce que la guerre devait être, et non de ce qu'elle était et avait été en réalité. Il y réussit très largement. Les hommes d'État et le commandement suprême s'appuient toujours sur les principes de Clausewitz pour la pratique de la guerre. Mais, lorsqu'il leur faut en décrire fidèlement la réalité, le témoin oculaire et l'historien doivent s'écarter de la méthodologie clausewitzienne, bien que son auteur ait été lui-même simultanément un témoin et un historien de la guerre, et qu'il ait dû observer ou pu consigner dans ses écrits quantité de choses sans rapport avec ses théories. "Sans une théorie, les faits demeurent silencieux", a écrit l'économiste F.A. Hayek. C'est peut-être vrai des froides réalités de l'économie, mais les faits de guerre, eux, ne sont pas froids. Ils brûlent de la chaleur des feux de l'enfer. Au soir de sa vie, le général William Tecumseh Sherman, qui avait incendié Atlanta et livré aux flammes une bonne partie des États du Sud américain, formula exactement cette idée en des termes amers devenus par la suite presque aussi célèbres que ceux de Clausewitz : "Je suis fatigué et dégoûté de la guerre. Sa gloire n'est que pacotille... La guerre, c'est l'enfer."
    Clausewitz avait vu les feux infernaux de la guerre, il avait vu Moscou brûler. L'incendie de Moscou fut le plus grand désastre matériel des guerres napoléoniennes, un événement à l'échelle européenne d'un impact psychologique proche de celui provoqué par le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. À une époque de grande spiritualité, la destruction de Lisbonne fut ressentie comme une terrible manifestation de la toute-puissance divine, elle suscita un réveil religieux à travers le Portugal et l'Espagne. Aux temps de la Révolution, la destruction de Moscou fut considérée comme une manifestation de la puissance humaine, ce qu'elle était bien, en effet. On la considéra comme un acte délibéré – Rostopchine, gouverneur de la ville, s'en attribua le crédit tandis que Napoléon chassait et exécutait les incendiaires présumés – mais Clausewitz, curieusement, ne put admettre que cet incendie fut une action politique volontaire, un cinglant démenti à la victoire napoléonienne. Il écrivit au contraire : "Que les Français n'en aient pas été les agents, j'en étais fermement persuadé ; que les autorités russes fussent responsables de cet acte ne m'apparut guère plus fondé." Il préféra se persuader qu'il s'agissait d'un accident.
    "La confusion que je constatai dans les rues de Moscou lorsque l'arrière-garde les traversait et ce fait que les premières colonnes de fumée se sont élevées tout d'abord dans les faubourgs extérieurs qu'occupaient encore les Cosaques m'avaient convaincu que l'incendie de Moscou avait été une conséquence du désordre et de l'habitude prise par les Cosaques de piller sérieusement tout ce qu'il fallait abandonner à l'ennemi et d'y mettre ensuite le feu. [.. .] C'est, dans tous les cas, un des faits les plus singuliers de l'histoire qu'une action à laquelle l'opinion commune attribue une si grande influence sur le sort dela Russie reste sans père comme le fruit d'un amour défendu et demeurera toujours selon toutes probabilités, comme voilée de mystère."
    Pourtant Clausewitz aurait dû savoir qu'il n'y avait rien de vraiment accidentel dans cet acte "sans père" que fut l'incendie de Moscou, pas plus que dans aucune des nombreuses autres pratiques illégales qui marquèrent, en 1812, la campagne de Russie. La présence des Cosaques garantissait à elle seule une orgie de pillages, d'incendies, de viols, de meurtres et une bonne centaine d'autres atrocités ; pour les Cosaques, la guerre n'avait en effet rien de politique, elle était une culture et une façon de vivre.
    Soldats du tsar, les Cosaques étaient en même temps rebelles à l'absolutisme tsariste. L'histoire de leurs origines se pare de mythologie et il ne fait aucun doute qu'au fil du temps, ils y ont eux-mêmes contribué. L'essence de ces mythes est à la fois simple et réelle. Les Cosaques – mot dérivé du turc pour "homme libre" – étaient des chrétiens qui fuyaient la servitude imposée par les souverains de Pologne, de Lituanie et de Russie, et préféraient tenter leur chance ("aller cosaquer") dans les grands espaces de la steppe d'Asie centrale, riches mais encore ingouvernés.
    À l'époque où Clausewitz eut à connaître les Cosaques, le mythe de leur origine libre avait grandi tout en perdant de sa réalité. À l'origine, ils avaient fondé des sociétés authentiquement égalitaires – sans maîtres, ni femmes, ni propriété –, incarnations vivantes de ces hordes de guerriers indomptés, libres de vagabonder où bon leur semble, qui inspirèrent depuis toujours les récits épiques du monde entier. En 1570, Ivan le Terrible avait négocié avec les Cosaques de la poudre, du plomb et de l'argent – trois choses que la steppe ne produisait pas – en échange de leur soutien pour libérer les Russes prisonniers des Musulmans. Mais, avant la fin de son règne, il avait commencé à user de la force pour les incorporer au système tsariste. Ses successeurs maintinrent la pression. Pendant les guerres russes contre Napoléon, des régiments réguliers de Cosaques furent levés ; le terme "régulier" s'associe apparemment mal avec la nature des Cosaques mais le procédé demeurait cependant tout à fait conforme à la coutume, dans l'Europe contemporaine, d'incorporer dans les rangs des armées régulières des hommes originaires des forêts, des montagnes ou encore des peuples de cavaliers. Cette évolution s'acheva lorsque, en 1837, le tsar Nicolas 1er institua son fils "Ataman de tous les Cosaques". Leurs descendants peuplèrent encore les rangs de la garde impériale dans les régiments du Don, de l'Oural ou de la mer Noire, reconnaissables, par leur uniforme exotique, des autres unités de frontaliers (Lesquines, montagnards musulmans et caucasiens).
    Toutefois, malgré ce lent processus de domestication, les Cosaques connurent toujours le privilège d'être dispensés de l'impôt du cens qui marquait chaque sujet russe au fer rouge du servage ; tout comme ils étaient exemptés de la conscription, considérée par les serfs comme une condamnation à mort. En fait, même à la fin du tsarisme, le gouvernement russe continua de traiter les diverses populations cosaques comme de libres sociétés de guerriers pour lesquelles la responsabilité d'un engagement militaire incombait au groupe tout entier et non à chacun de ses membres. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, le ministre russe de la Guerre demanda aux Cosaques de lui fournir des régiments complets plutôt que des soldats individuels. Il perpétuait ainsi un système à la fois féodal, diplomatique et mercenaire qui, dès l'apparition de guerres organisées et sous des formes diverses, avait procuré aux États des contingents déjà bien entraînés.
    Les Cosaques que Clausewitz connut en son temps étaient beaucoup plus proches de leurs ancêtres maraudant librement dans la steppe que ne le furent les fringants aventuriers dépeints plus tard avec romantisme par Tolstoï dans ses premiers romans. Il était bien dans la nature des premiers d'allumer en 1812, dans les faubourgs de Moscou, des feux qui allaient embraser toute la capitale. Les Cosaques étaient restés un peuple cruel et un incendie de ce genre n'était pas la pire de leurs actions, même s'il laissa plusieurs centaines de milliers de Moscovites sans abri pour affronter un hiver polaire. Au cours de la retraite qui s'ensuivit, les Cosaques firent preuve d'une telle cruauté qu'elle réveilla chez leurs victimes le souvenir lointain des hordes barbares déferlant sur l'Europe occidentale, cavaliers nomades venus de la steppe, leurs bannières ornées de queues de cheval, semant la mort sur leur passage et marquant la mémoire collective d'une indélébile terreur. Les longues colonnes de la Grande Armée, pataugeant à mi-genoux dans la neige au cours de leur retraite désespérée, étaient suivies à portée de fusil par des escadrons de Cosaques à l'affût de la moindre faiblesse et fondant sans pitié sur les traînards. Quand un groupe de soldats s'arrêtait, exténué, il était aussitôt piétiné et anéanti. Quand les Cosaques rattrapèrent les restes de l'armée française qui n'avaient pas réussi à traverser la Berezina avant que Napoléon n'incendie les ponts, ils les massacrèrent tous. Clausewitz confia à sa femme qu'il avait été le témoin de "scènes épouvantables [...]. Si mon âme n'avait pas été endurcie, je serais devenu fou. Et même ainsi, il s'écoulera bien des années avant que je ne puisse me remémorer tout cela sans frissonner d'horreur."
    Pourtant Clausewitz était un soldat de métier, fils d'officier et éduqué pour la guerre, un vétéran de 20 ans de campagnes et le survivant des batailles d'Iéna, de Borodino – la plus meurtrière jamais menée par Napoléon – et de Waterloo. Il avait vu le sang couler à flots, parcouru des champs de bataille jonchés de morts et de blessés gisant comme des gerbes coupées après la moisson. Des troupes étaient décimées à ses côtés, un cheval avait été blessé sous lui, et il n'avait échappé à la mort que par hasard. Son âme, en effet, devait bien avoir été endurcie. Alors pourquoi trouva-t-il si particulièrement épouvantables les horreurs perpétrées par les Cosaques lancés à la poursuite des Français ? En vérité, nous ne pouvons nous endurcir qu'à ce que nous connaissons déjà. Nous rationalisons et même justifions des actes de cruauté accomplis par nous-mêmes ou par nos semblables, tout en étant choqués, voire écœurés, par des comportements également cruels qui, lorsqu'ils sont commis par des étrangers, revêtent une autre dimension. Pour Clausewitz, les Cosaques étaient des étrangers. Ils le révoltaient par leur habitude de foncer sur les traînards pour les transpercer de leur lance, de vendre les prisonniers aux paysans pour de la menue monnaie, et de laisser nus ceux qui étaient invendables afin de s'approprier leurs haillons. Il devait probablement partager le mépris de cet officier français : "Lorsque nous leur faisions face bravement, ils n'offraient jamais de résistance, même s'ils étaient deux fois plus nombreux que nous". En somme, les Cosaques se montraient impitoyables avec les faibles et lâches envers les braves, une conduite exactement opposée à celle enseignée à un officier prussien et à un gentleman. Ces comportements persistèrent. À la bataille de Balaclava, pendant la guerre de Crimée de 1854, deux régiments de Cosaques furent envoyés en avant pour repousser la charge de la Brigade légère. Un officier russe rapporta "qu'effrayés par l'ordre discipliné des troupes de cavaliers [britanniques] qui les chargeaient, [les Cosaques] n'opposèrent aucune résistance et, au contraire, se tournant vers la gauche, commencèrent à tirer sur leurs propres troupes afin de se frayer une issue pour s'enfuir". Quand la Brigade légère eut été chassée de la vallée de la Mort par l'artillerie, "les premiers à se reprendre", raconte un autre officier russe, "furent les Cosaques qui, fidèles à leur nature, reprirent aussitôt la situation en main, rassemblant les chevaux sans cavaliers et commençant à les vendre". Ce spectacle aurait sans doute accru le mépris de Clausewitz et renforcé sa conviction que les Cosaques ne méritaient pas la dignité du titre de "soldat". Malgré leur conduite, on ne pouvait même pas les considérer comme de véritables mercenaires, ces derniers respectant généralement les termes de leurs contrats. Pour un homme comme Clausewitz, ils étaient surtout des hyènes, vivant des abats de la guerre mais reculant devant la boucherie qui les menaçait eux-mêmes.
    Car la véritable finalité de la guerre, à l'époque de Clausewitz, était bien le carnage. Les hommes se tenaient en rangs, immobiles et passifs, souvent pendant des heures entières, prêts à se faire massacrer. On raconte qu'à Borodino le corps d'infanterie d'Ostermann-Tolstoï a tenu sous un feu d'artillerie tiré de prés deux longues heures "pendant lesquelles le seul mouvement était le resserrement des rangs chaque fois qu'un corps tombait". Survivre au massacre ne signifiait pas pour autant échapper à la boucherie. Larrey, le chirurgien en chef des armées napoléoniennes, effectua deux cents amputations dans la nuit qui suivit la bataille de Borodino et, encore, ses patients étaient de ceux qui avaient de la chance. Eugène Labaume raconte ce qu'il vit au fond des ravines en sillonnant le champ de bataille : "presque tous les blessés s'y étaient traînés dans un instinct naturel de survie, pour y chercher çà et là refuge [...] entassés les uns au-dessus des autres et nageant dans leur sang, impuissants, ils appelaient à l'aide ceux qui passaient à leur portée."
    Ces scènes d'abattoir étaient l'issue inévitable d'une manière de faire la guerre qui incitait les Cosaques – qualifiés de sauvages par Clausewitz – à s'enfuir lorsqu'ils risquaient de s'y trouver entraînés ; elles les auraient fait rire s'ils ne les avaient vues de leurs propres yeux et qu'on se fût contenté de les leur décrire. Lorsque Takashima, le réformateur de l'armée japonaise, fit faire pour la première fois, en 1841, une démonstration des manœuvres militaires européennes devant quelques samouraïs de haut rang, ceux-ci les trouvèrent ridicules. Le Grand Maître de l'Ordre déclara que ce spectacle "d'hommes levant et maniant leurs armes tous en même temps et d'un seul mouvement évoquait un jeu d'enfants". C'était la réaction de guerriers habitués au corps à corps, pour lesquels le combat représentait un engagement personnel où l'homme démontrait non seulement son courage mais aussi sa personnalité. En 1821, lorsque éclata la guerre d'indépendance en Grèce, les klephts grecs – mi-bandits, mi-insurgés contre le gouvernement turc, que leurs sympathisants philhellènes français, allemands et britanniques (dont la plupart étaient d'anciens officiers des guerres napoléoniennes) tentèrent de former au combat rapproché – trouvèrent eux aussi cela ridicule, mais plus par incrédulité que par mépris. Leur propre style de combat remontait loin dans le temps et Alexandre le Grand avait déjà dû l'affronter lors de sa conquête de l'Asie Mineure. Il consistait à construire des murets au lieu supposé de rencontre avec l'ennemi, puis à provoquer celui-ci avec force railleries et insultes. Quand l'ennemi se rapprochait, ils s'enfuyaient. Ils survivaient ainsi, d'affrontements en affrontements, sans chercher à gagner la guerre, cette idée étant pour eux inconcevable. Les Turcs se battaient aussi selon leurs traditions ethniques qui consistaient à se ruer sur l'adversaire en une charge désordonnée avec un mépris fanatique des pertes. Les philhellènes expliquèrent aux Grecs que s'ils ne se décidaient pas à affronter courageusement les Turcs, ils ne remporteraient jamais une bataille. Mais les Grecs leur objectèrent qu'en exposant leurs poitrines nues aux mousquets turcs, à la manière européenne, ils seraient tous tués et, ainsi, perdraient de toute façon la guerre.
    "Pour les Grecs, le rouge au front – pour la Grèce, une larme", écrivit Byron, le plus célèbre des philhellènes. Il avait espéré, avec d'autres amoureux de la liberté, "faire revivre de nouvelles Thermopyles" aux côtés des Grecs. Découvrir qu'ils n'étaient irréductibles que par leur ignorance des tactiques rationnelles le déçut et le déprima, et il en fut de même pour d'autres idéalistes européens. Au cœur du philhellénisme régnait la croyance que, sous leur saleté et leur ignorance, les Grecs modernes étaient semblables aux anciens. Dans sa préface à Hellas – "Les temps héroïques renaissent / L'âge d'or revient" –, Shelley exprima cette croyance dans sa forme la plus succincte : "Le Grec moderne est le descendant de ces êtres glorieux que l'imagination refuse presque de concevoir comme étant de notre sorte; il a beaucoup hérité de leur sensibilité, de leur rapidité conceptuelle, de leur enthousiasme et de leur courage." Mais après s'être battus aux côtés des Grecs, les philhellènes cessèrent rapidement de croire que ceux-ci étaient à l'image de leurs ancêtres. De ceux qui survécurent et retournèrent en Europe, "tous presque sans exception", écrit William St Clair, l'historien du philhellénisme, "haïssaient les Grecs avec une profonde répugnance et se maudissaient de s'être laissé aussi stupidement abuser". Les naïfs élans poétiques de Shelley proclamant le courage des Grecs modernes étaient singulièrement malvenus. Les philhellènes s'obstinaient à croire que ces derniers manifesteraient la même ténacité au combat en formation serrée, dans une "lutte à mort", que celle des anciens hoplites durant les guerres qui les opposèrent aux Perses. C'était ce style de combat qui, par des voies détournées, avait fini par donner sa marque à leur propre conception de la guerre en Europe occidentale. Ils espéraient au moins que les Grecs contemporains se montreraient désireux de réapprendre les tactiques de combat en formation serrée, ne serait-ce que parce que c'était le seul moyen de conquérir leur liberté contre les Turcs. Lorsqu'ils comprirent qu'ils n'en avaient nulle intention, que leurs "objectifs de guerre" se limitaient à la coutume klepht de narguer les autorités ennemies dans les montagnes frontalières, subsistant de rapines, retournant leur veste lorsque cela les arrangeait, assassinant leurs adversaires religieux quand la chance s'en présentait, paradant dans des accoutrements voyants, brandissant des armes menaçantes tout en remplissant leurs besaces par une corruption déshonorante et, surtout, ne s'exposant jamais, jamais, à être tués – pas même le premier d'entre eux –, les philhellènes furent bien obligés d'en conclure qu'un pareil effondrement de la tradition ne pouvait s'expliquer que par une rupture avec l'héritage héroïque des anciens.
    Les philhellènes essayèrent d'enseigner aux Grecs leur culture militaire, mais ils échouèrent. Clausewitz ne se risqua pas à la même entreprise avec les Cosaques mais, si cela avait été le cas, il lui aurait été tout autant impossible de leur faire accepter sa propre culture militaire. Ce que ni lui ni les philhellènes n'ont compris, c'est que leur art occidental de la guerre, celui-là même que le grand maréchal de Saxe, au XVIIIe siècle, a résumé par "l'ordre, la discipline, et la manière de combattre, était l'expression de leur propre culture, à l'instar des tactiques guerrières de survie au jour le jour" des Cosaques et des Klephts.
    En résumé, c'est au niveau culturel que la réponse de Clausewitz à la question "qu'est-ce que la guerre ?" est erronée. Cela n'est pas vraiment étonnant. Il est difficile pour chacun d'entre nous de conserver suffisamment de distance par rapport à notre propre culture pour percevoir ce que celle-ci fait de nous, en tant qu'individus. Les Occidentaux modernes, avec leur credo de la toute-puissance de l'individualité, n'ont pas mieux réussi que les autres cet exercice. Clausewitz appartenait à son temps, il était un enfant des Lumières, un contemporain du romantisme allemand, à la fois intellectuel et réformateur réaliste, un homme d'action apte à critiquer la société de son époque et croyant avec passion à son nécessaire changement. Il fut un observateur perspicace du présent et un inconditionnel du futur. Mais il n'a pas su voir à quel point il demeurait lui-même ancré dans son propre passé, le passé d'une classe d'officiers de métier, dans un État européen centralisé. S'il avait poussé plus loin ses capacités de raisonnement – et il était, en vérité, un esprit déjà fort distingué –, il aurait été en mesure de comprendre que la guerre englobe bien plus que le politique, qu'elle représente toujours l'expression d'une culture, étant souvent génératrice de nouvelles formes culturelles, jusqu'à même devenir, dans certaines sociétés, l'incarnation de la culture elle-même.
    John KEEGAN

  • Catherine Rouvier : « Pour obtenir un résultat politique, il faut une action politique. »

    Nous postons cette interview de Mme Catherine Rouvier, non par esprit de critique, mais pour aider les organisateurs de la "manifestation pour tous" et par ce que nous mettons en avant la maxime de notre maître "Politique d’abord"

    Catherine Rouvier est docteur d’Etat en Droit public et en Sciences politiques de l’Université Paris II (Panthéon-Assas), ancienne élève de Sciences Po Paris et professeur à l’université de Paris XI (Orsay). Sa thèse d’histoire des idées politiques sur Gustave Le Bon, parue initialement en 1986 aux PUF avec une préface d’Edgar Faure et qui a reçu le prix Fabien de morale et de sociologie de l’Académie française, a permis de redécouvrir cet auteur qui fut le père de la psychologie collective et dont l’ouvrage Psychologie des foules, paru en 1895, connut un grand succès. Son ouvrage a été augmenté, enrichi et réédité en 2012 (avec une préface de Paul-Marie Coûteaux).

    Bago : Bonjour Madame, qu’a pensé la spécialiste de la psychologie des foules que vous êtes des manifestations contre le « mariage pour tous » ?

    Catherine Rouvier : Le déroulement de la manifestation ; la nature même des mots d’ordre et des chants ; la couleur rose apaisante et inoffensive des panneaux, des tee-shirts, des écharpes ; la scission des cortèges, venus de trois endroits différents, ce qui diluait l’effet de masse ; le caractère très lent de la marche, souvent stoppée par de longues minutes passées dans le froid, ce qui minimisait l’échauffement des corps mais aussi des esprits ; tout était fait pour que ne se produise pas de phénomène de foule, c’est-à-dire la fusion des individualités en un « moi collectif » animé d’une pensée commune, et parcouru de sentiments contagieux comme la colère ou l’enthousiasme. Or, seule la puissance invincible d’une véritable "foule" au sens psychosociologique du terme peut faire peur à un gouvernement jusqu’à le faire plier, comme ce fut le cas en 1984.

    Bago : Que faudrait-il, le 24 mars, pour que les gentils manifestants se changent en foule ?

    Catherine Rouvier : En priorité, il faut deux choses : des mots d’ordres et un chef.

    Bago : Les mots d’ordres ne convenaient-ils pas ? [1]

    Catherine Rouvier : Le message, pour générer l’action, doit être simple, clair, univoque. On ne peut pas faire dire à une foule qu’on souhaite mobiliser vraiment deux choses à la fois, surtout si elles sont presque exclusives l’une de l’autre. Sinon le message est brouillé, donc inefficace. Ainsi, en l’espèce, on ne pouvait pas, d’un côté, refuser d’appeler « mariage » la légalisation de la vie commune de deux hommes ou de deux femmes et refuser que cette union ait les mêmes conséquences que celle d’un homme et d’une femme ; et, d’un autre coté, reprendre à son compte le terme même qui justifie ces revendications : la lutte contre l’homophobie. Donc mettre sur les tracts appelant à manifester, sous le mot d’ordre principal, « manif’ pour tous » (qui était déjà un clin d’œil amical à l’appellation fallacieuse de « mariage pour tous » des adversaires - ce qui n’est pas très bon), un second mot d’ordre : « lutter contre l’homophobie », lequel brouillait le message.

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