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tradition - Page 369

  • 24 mars : et si on se retrouvait malgré tout sur les Champs ?

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    Même s’il n’y a pas encore d’arrêté préfectoral signifiant officiellement l’interdiction, la préfecture de police de Paris a tenu à faire savoir par communiqué de presse aux « éventuels » (sic) participants à la manifestation contre le mariage pour tous qu’ils ne pourraient pas, pour des raisons tenant à la préservation de l’ordre public, emprunter un itinéraire passant par les Champs-Élysées.

    Mais la préfecture s’est-elle interrogée deux minutes sur les « éventuelles » conséquences du ton hautain de son avertissement sur les « éventuels » manifestants ? N’a-t-elle pas envisagé l’éventualité que cette posture intransigeante pourrait avoir un effet anabolisant sur des manifestants déjà dans les starting-blocks ? Aurait-elle oublié que la passion n’est rien d’autre, comme le disait Beaumarchais, qu’un désir irrité par la contradiction, et que cette posture coercitive peut, éventuellement, au lieu de dépassionner le débat, décupler le désir d’être entendu ?

    Et si éventuellement, les « éventuels » manifestants commençaient à prendre ombrage d’être traités comme un camp de roms indésirables que l’on chasse d’ici parce qu’il a dégradé les espaces verts et de là parce qu’il va effrayer les touristes et les bourgeois ? Et si éventuellement, ces « éventuels » manifestants refusaient d’aller manifester sur la planète Mars, seul lieu, ou presque, que le gouvernement peut encore leur proposer pour éviter tout risque majeur d’endommager le revêtement au sol, de nuire au commerce et de rencontrer une caméra de télévision ?

    Et si éventuellement certains, voire beaucoup, décidaient quand même, en ce premier week-end de printemps, d’aller prendre l’air à Paris et de déambuler en famille dans la plus belle avenue du monde, ordonnerait-on aux forces de l’ordre de charger des poussettes, de balancer des gaz lacrymogènes sur des femmes enceintes et des élèves de CM2, de disperser à la matraque des grands-mères à chignon blanc et des pères de famille portant enfant sur les épaules, de provoquer affolement et bousculade avec tous les risques de piétinement que l’on imagine dans une foule aussi compacte ?

    Et dans l’éventualité où la politique du bras de fer intégral dans laquelle le gouvernement s’est lancé se révélait être une gaffe monumentale, le plan B de Hollande, ce serait quoi ?

    Gabrielle Cluzel pour Boulevard Voltaire

    http://fr.altermedia.info

  • Habemus bonum papam

    « Pape des pauvres », les médias internationaux sont satisfaits ; les organisations juives aussi ; alors tout va bien, l’humanité a un bon pape ! Jean-Yves Le Gallou commente l’événement. polemia

    1-En 2005, les médias avaient tenté de s’inviter au conclave. Ils faisaient alors campagne pour l’élection d’un pape « progressiste » et surtout pour faire barrage au cardinal Ratzinger.

     

    2-Celui-ci fut malgré tout élu. Son pontificat fut marqué par les campagnes de diabolisation conduites contre lui : à l’occasion du discours de Ratisbonne où il rappelait le rôle de la raison hellène dans la foi ; puis lors de son voyage en Afrique où il dénonça le tout préservatif ; puis lors du rapprochement avec les traditionalistes.

     

    3-Les médias ont été relativement plus discrets lors de l’élection du successeur de Benoît XVI. D’abord, parce qu’il n’y avait probablement pas de papabile aux convictions conformes à la doxa médiatique, aucun cardinal n’étant en rupture avec les papes précédents sur la défense de la vie et du mariage. Tout au plus de nombreux médias exprimaient-ils leur préférence pour un pape non européen.

     

    4-Sur ce point les vœux médiatiques sont exaucés : même s’il est d’origine italienne, le pape François est le premier pape qui vient d’un pays du Sud du monde. C’est culturellement et géopolitiquement important pour l’Eglise mais aussi pour l’Europe et les Européens.

     

    5-On objectera, bien sûr, que ce choix du conclave est logique puisque l’Eglise romaine est universelle et que 40% des catholiques sont sud-américains, principalement hispaniques ; d’autant que le christianisme est en vive concurrence dans le monde (y compris en Europe, d’ailleurs) avec l’islam et le pentecôtisme.

     

    6-Tout ceci  n’est pas sans importance : car alors comment garder l’équilibre entre raison et émotion ? Comment garder l’équilibre entre traditions européennes et présence de plus en plus importante de fidèles d’origine africaine et amérindienne ? N’y a-t-il pas alors un risque pour les Européens de déseuropéanisation de la foi chrétienne qui est depuis près de 2000 ans leur religion ? au moment même où leur droit à l’identité est mis en cause ?

     

    7-Le pape François n’aura pas seulement – comme il en est pressé, là aussi, par les médias – à réformer la curie, il aura aussi à répondre à d’immenses questions. Les Européens eux-mêmes devront aussi s’interroger sur leurs racines et leur identité.

     

    8-Après tout, les Sud-Américains, catholiques ou non, cultivent leur hispanité et leur indianité. Les Africains, leur négritude. Les Européens eux-mêmes – s’ils veulent survivre – n’échapperont pas non plus à un retour sur eux-mêmes et à la culture de leur européanité. Le souci de l’universel ne peut effacer la réalité de la pluralité des mondes ni les différences, ni même les préférences de civilisation.

     

    Jean-Yves Le Gallou http://www.polemia.com
    14/03/2013

  • Qu’est-ce que le dandy ? par Pierre Le Vigan

    Répondre à la question : qu’est-ce que le dandy, c’est comprendre l’individualité contrariée dans une société de masse. Penser le dandy, c’est d’abord penser deux choses. C’est penser la déféminisation de l’hystérie, et c’est penser sa désexualisation. Pour le comprendre, il faut d’abord faire un bref retour sur la théorie de l’hystérie, puis évoquer la figure du dandy telle qu’elle s’est constituée au XIXe siècle. Ce cheminement amènera à rencontrer des figures plus mineures de l’hystérie : le mondain, le sophistiqué, le bohème… 

    Faisons rapidement retour sur la théorie de l’hystérie. Après avoir été analysée, conformément à son étymologie, comme une maladie « féminine », - la maladie de la matrice -, l’hystérie a été rapprochée de la neurasthénie, au XVIIè siècle, en un mouvement qui ne faisait que reprendre une théorie du IIe siècle ap. JC avec Sextus Empiricus, et elle a été étendue aux hommes.  

    L’hystérie a été vue sous l’angle d’une maladie neurologique par Jean-Martin Charcot (1825-1893). Elle concernait donc tant les hommes que les femmes. Freud a repris ce point de vue mais a resexualisé, – voire sursexualisé selon certains –  l’hystérie quant à son origine, qu’il voit principalement dans des émotions sexuelles mal digérées. L’hystérie est alors un paradigme de la maladie mentale. Un siècle plus tard, nous n’en sommes plus là, et c’est la notion même d’hystérie qui semble disparaître derrière des symptômes rattachés à d’autres pathologies. Dans ces conditions, l’hystérie peut-elle encore nous dire quelque chose de la maladie mentale ?

    En tout cas, l’approche de l’hystérie en termes de paradigme ne paraît plus adéquate. C’est une approche en termes de position de vie qui retient notre attention. L’hystérie est une attitude, une position. C’est une position devant le monde et devant les autres. En cela, c’est une solution à un problème. Plus précisément c’est une tentative de solution à un problème d’économie psychique défaillante. Il s’agit d’économie psychique, et non seulement d’économie sexuelle. Ce que nous explorons ne se situe donc pas dans la lignée de la position de Freud de l’origine sexuelle de toutes les névroses donc de l’hystérie. 

    Comprendre à nouveaux frais l’hystérie, c’est la désexualiser.  L’hystérie, est  « une pathologie dans l’engagement des rôles, qu’ils soient sexuels ou non » écrit Georges Charbonneau. Nous évoquions plus haut l’idée que toute position de vie assumée constitue une tentative d’auto-thérapie. On peut estimer que l’hystérie est une « mauvaise » réponde à un vrai problème : une forme particulière de neurasthénie, l’acédie. Il y a en effet des liens entre hystérie et acédie, exactement entre l’hystérie et une tentative de soigner une acédie, celle-ci entendue  comme non pas une paresse, non pas une simple tépidité (défaillance de l’énergie, relâchement) mais au contraire comme une tension, mais une tension qui ne sait à quoi s’employer, une tension qui s’entrave elle-même et qui se heurte au non désir de soi, produisant ainsi une sorte de « tristesse sèche ».

    En ce sens, Albert Camus écrivait : « Le dandysme est une forme dégradée de l’ascèse ». Il poursuivait : « Le dandy créé sa propre unité par des moyens esthétiques, … La créature jusque là recevait sa cohérence du créateur. A partir du moment où elle consacre sa rupture avec lui, la voilà livrée aux instants, aux jours qui passent, à la sensibilité disperse. Il faut donc qu’elle se reprenne en main. » (L’Homme révolté, 1951).  L’hystérie est une tentative d’échapper à l’acédie ; elle s’inscrit dans un système global d’économie psychique. D’où l’intérêt d’étudier, au delà de tout paradigme, les figures passées et actuelles de l’hystérie, maintenant nommée l’histrionisme.

    Certaines de ces figures ont un profil assez reconnaissable. Ne négligeons pas ce que nous dit le sens commun sur l’hystérique : celui qui « fait des histoires », le coléreux pour un rien, l’acariâtre. C’est là l’hystérie rouge pourrait-on dire. Naturellement, ces caractéristiques peuvent se trouver chez d’autres types de personnalité, le psychopathe par exemple. Elles ont par contre un sens particulier chez l’hystérique, c’est le « vouloir se faire remarquer » (comme une tour que l’on voit de loin dans un paysage – ce qui pourrait amener à évoquer une hystérie architecturale), « vouloir attirer l’attention », « vouloir être au centre des préoccupations des autres ».  

    L’hystérique est ainsi un être qui adopte une attitude de hauteur, non pas par distance radicale avec les autres, mais pour se faire remarquer. Le succès recherché et surtout affiché, ou encore la revendication insatiable peuvent être ses moyens. L’hystérique est un phobique à l’envers, il a toujours besoin d’être sûr d’être au centre de l’attention d’autrui. 

    Le mondain, le dandy, le sophistiqué

    Le mondain est une figure possible de l’hystérie, il veut être parmi ses pairs, du petit nombre de ceux « qui comptent ». Il y a une affectation dans l’hystérie. Le sophistiqué, le délicat, le maniéré sont d’autres figures possibles de l’hystérie, même si ces figures peuvent renvoyer aussi à d’autres personnalités pathologiques, narcissiques notamment, évitantes parfois (ce qui n’est pas le cas du mondain). Ces dernières figures, ces attitudes sont toutes tangentielles par rapport à la centralité : entendons qu’elles ne visent pas à la centralité d’une manière simple, classique, comme le mondain y vise, mais d’une manière détournée. Plus radicale est une autre figure de l’hystérique. Nous voulons parler de la figure du dandy.

    Il y a trois modes de repérage possibles des hystéries : en fonction de la typification des rôles sexuels (ainsi le Don Juan …), de la symptomatologie corporelle (ainsi l’hypocondriaque …), du positionnement dans le champ social. Le dandy relève de ce troisième registre. Qu’est-ce qui caractérise le dandy ? C’est un rapport à la centralité complexe. Le dandy est obsédé par la centralité, mais toutefois il ne souhaite pas participer à celle-ci n’importe comment. Il souhaite apparaître, vu du centre, comme étant aux marges, ailleurs, « différent ». L’important pour le dandy, c’est « comment on le voit du centre ». C’est là toute la différence avec le mondain qui veut être « de ceux du centre », et non seulement au centre, et encore moins « vu du centre ». Il y a une dimension « nostrique » (la nostrité, l’appartenance au « nous », à une communauté) chez le mondain (la volonté « d’en être »). C’est une dimension d’appartenance qu’il n’y a pas chez le dandy.

    Autre figure, le sophistiqué. Celui-ci  est intermédiaire entre le mondain et le dandy. Il est certes, avant tout, proche du dandy. Mais sa sophistication ne constitue pas un refus aussi radical de la « nostrité » - le sentiment d’un ‘’nous’’ -  que pour le dandy. Le sophistiqué est snob d’apparence mais il est moins méprisant que le dandy. Sa sophistication est une mise à distance des autres qui ne va pas jusqu’à l’auto-mise à l’écart du dandy entendu stricto sensus. Ceci posé, les frontières entre ces sous catégories sont minces. Ecoutons les propos du chanteur Christophe, un contemporain qui relève d’un dandysme sophistiqué : « le dandysme ce serait une différence, je n’ai jamais regardé la définition sur mon dictionnaire [le dandy ne regarde pas dans un dictionnaire mais dans son dictionnaire -JML], le dandysme ce serait une différence dans laquelle je me retrouve, qui m’appartient… Mais je peux prendre des exemples. Un dandy c’est quelqu’un qui aime avoir des exemplaires uniques – mettons, j’ai créé ces bottes : alors que d’habitude on met toujours la fermeture à l’intérieur de la jambe, sur ce modèle elles sont à l’extérieur. (…). Pour moi, le dandysme c’est l’affirmation d’une différence assumée à tous les niveaux… en ce sens on peut parler d’une attitude, mais une attitude commandée par l’esprit. » i. Le dandysme est du « beau bizarre », selon le terme du parolier Bob Decout et le titre d’une chanson de Christophe, avec toujours une dimension de nostalgie et de romantisme. Charles Baudelaire avait écrit : « Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu'il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie non voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau » (1855).

    À beaucoup d’égards, le sophistiqué est proche du snob. « Il n'existe pas de snob à temps partiel ou d'intermittent du snobisme. Il s'agit d'une vocation, d'un sacerdoce, d'une carrière. » écrit Jean-Noël Liaut ii. Le terme snob vient de William Makepeace Thackeray, auteur de Barry Lindon et d’un Livre des snobs, publié en 1848.  Le snob, qui tient à la fois du sophistiqué et du mondain, est d’emblée un être marqué par un décalage. Il veut paraître au dessus de ce qu’il est socialement. Il aspire, note l’historien Frédéric Rouvillois, « à un statut supérieur au sien ; [c’est en ce sens] un intrus, un imitateur, un vaniteux. » iii. A la fin du XIXe siècle, le critique littéraire Jules Lemaître écrit que le snob est un « mouton de Panurge prétentieux, un mouton qui saute à la file, mais d’un air suffisant. » Le snob peut aussi être proche du dandy quand ce dernier est un mondain paradoxal.

    Ainsi était Arthur Meyer, issu d’une famille juive, fondateur du Musée Grévin, boulevardier notoire, comploteur au coté de la royaliste duchesse d’Uzès, qui fut, au tournant du XIXe et du XXe siècle un dandy caractérisé, cherchant à dérouter par rapport à ses origines et à être où on ne l’attendait pas.  C’est ainsi que ce fils de rabbin devint catholique, antidreyfusard et royaliste. Néanmoins, il se bâtit en duel avec l’antisémite Edouard Drumont et fut attaqué par l’Action française. Il était par ailleurs  patron du journal Le Gaulois, un titre qui évoque un journal populaire et qui était au contraire un quotidien peu diffusé, aristocratique et mondain, qui finira racheté par Le Figaro en 1929. Un homme de paradoxes savamment entretenus. 

    Arthur Meyer lui-même voyait dans le snobisme « le refuge naturel d’une société à laquelle la république a refusé toutes les réalités, et qui est condamnée à se contenter des apparences. » Il en ressort en tout cas clairement que le snobisme et le dandysme sont ici la même chose – une chose qui consiste à vouloir apparaître en écart avec les conventions. A l’extrême, et sans le talent d’Arthur Meyer, cela produit des gens en décalage mental avec leur situation réelle, dans une sorte de paraître sans être et qui vivent, en termes heideggeriens, sans authentique « être-là ». Toutefois, il ya bel et bien une différence entre le dandy et le snob. Emilien Carassus allait même jusqu’à dire que le snob est une « falsification du dandy ». Pourquoi ? Parce que le snob cherche à paraître au dessus de ce qu’il est dans la hiérarchie sociale, tandis que le dandy cherche à imposer sa propre image « décalé ».

    L’attitude dandy vise à essayer d’attirer les regards mais pour dire « je ne suis pas celui que vous croyez que je suis ». Cette dérive de l’identité trouve un terrain fertile dans les temps modernes. Pourquoi ? Parce que les identités de rôle y sont de moins en moins données d’avance. Les incertitudes identitaires peuvent ainsi déployer leurs figures à foison. En outre, les sociétés démocratiques amènent à un certain nivellement apparent des moeurs. Dans le cas de ces sociétés, l’attitude dandy a pu être analysée, de manière sans doute trop complaisante, mais qui contient une part de vrai, comme « une réaction pour établir la personne humaine dans ce qu’elle a de beau, d’unique, face à une société qui tend à uniformiser, à réduire les êtres » iv. C’est par réaction à cette uniformisation, et parfois par envie de situations sociales supérieures que le dandysme  trouve à s’employer en mobilisant les artifices du snobisme.  Il semblerait d’ailleurs que snob veuille dire « non noble » et, en ce sens, Marcel Proust v parle quelque part d’une femme « snob bien que duchesse » - ce qui semble bien indiquer une antinomie.

    Dans le foisonnement de ces figures, la moins hystérique est le mondain, qui est dans le registre d’un certain plaisir de la vie sociale (cf. le poème de Voltaire qui porte ce nom), puis vient le sophistiqué qui correspond à une hystérie plus grande, ou en tout cas à une névrose plus prononcée, puis enfin le dandy, qui est dans l’esquive permanente, et dans l’hystérie la plus pathologique.

    Qu’est-ce à dire quand nous parlons de figures plus ou moins hystériques ? C’est ici qu’il est nécessaire de revenir sur la symptomatologie complexe de l’hystérie. Elle n’est pas spectaculaire. Nous avons tous en tête l’image de l’hystérique comme celui, celle qui « en fait trop ». Mais l’hystérie peut être discrète. Et le dandy se rapproche alors de la discrétion de l’hystérie quotidienne. Petite description phénoménale de cette dernière. Une femme entre dans une rame de métro. Habillée en rouge. Elle se précipite vers une place assise, et ouvre immédiatement, visiblement en état d’urgence, la fenêtre pour avoir plus d’air. Sans bien sûr demander si cela gène quelqu’un (nous sommes en mai, ce n’est pas la canicule). Elle se rassoie, serre ses sacs contre elle, sourit (se sourit à elle-même), témoignant du sentiment d’avoir réussi sa mission : trouver une place, l’aménager, s’y installer. Trente secondes plus tard, elle baille ostensiblement (l’ennui arrive vite chez l’hystérique). Puis son vis-à-vis se lève, elle se précipite alors pour s’asseoir à la place laissée vacante, le tout rigide, lèvres serrées. C’est cela l’hystérie : surjouer le quotidien et le banal, et exactement surjouer l’instant, bien plus souvent que « faire des crises d’hystérie » même si cela peut être une modalité. L’hystérique surjoue l’instant car « l’instant est le sommet de la centralité ».  

    La fausse concision du style dandy

    A la discrétion de l’hystérie quotidienne répond la sobriété du style dandy. Le style dandy, ce n’est pas l’extravagance, celle par exemple des Merveilleuses  du Directoire, extravagance toute dans la centralité et dans une sorte d’égalitarisme de la centralité. Ce qui caractérise le style dandy, c’est la sobriété vi. Mais il y a dans cette sobriété quelque chose de décalé. Cette sobriété est une fausse concision. Elle est elliptique. Il y a ainsi, dans le dandysme littéraire, un « reste à dire », et, dans le dandysme vestimentaire, un subtil décalage qui dit : « Je ne suis pas là où vous croyez. Et je ne suis pas celui que vous croyez ». Le dandy aime le simulacre, et tout particulièrement le simulacre du naturel, le faussement négligé par exemple. 

    Au plan littéraire, le dandysme est toujours de l’auto-narration. Le sujet et l’auteur sont mélangés. Tout est peu ou prou auto-portrait chez le dandy. Le dandy affectionne la litote, celle-ci qui est, relève Clément Rosset, « la caricature du secret, ou encore son échec, puisque la chose que l’on prétend voiler y est, non pas dissimulée ou diminuée, mais au contraire présentée sur un plateau et proposée, démesurément grossie, au spectacle universel » vii.

    Remarquons la fausse concision du style littéraire dandy maintenant. C’est le fait que l’abondant, le florissant, auxquels on pourrait s’attendre (le baroque en d’autres termes) sont remplacés par un style « court », qui, à défaut d’être vigoureux, est une forme brève de la grandiloquence. C’est une hystérie discrète, une sorte d’hystérie blanche. Le dandy porte des masques. Mais ceux-ci ne cachent pas une personnalité secrète – un secret romantique, une sombrerie, ni même des personnalités multiples -, ils masquent plutôt l’absence de personnalité. 

    Ce qui  tient lieu de personnalité au dandy, c’est le fétichisme. Pour le dandy, sa singularité se joue socialement et lui tient lieu d’identité. Le dandy ne s’approprie pas son propre désir ; il vit à travers le regard des autres. Sa singularité  est validée par et seulement par le regard des autres. Pour le dandy, l’autre ne sert qu’à cela : servir de miroir. Conséquence : l’autre au sens de la concrétude d’une autre personne humaine n’existe tout simplement pas pour le dandy. Le dandy est en un sens rabattu sur son identité idem et non sur son identité ipsé, mais ce qui compte pour lui, c’est moins son rôle réel que celui que lui attribuent les autres. Le dandy est un être à regarder, il érotise son « être vu » qui est un « être à voir ». La panne identitaire du dandy l’amène à sans cesse surenchérir dans le déploiement du style viii. Le dandy aime la parade : c’est une « vamp » masculine. Ce qu’il aime dans la parade, c’est le signifiant, pas le signifié : les signes de la virilité par exemple, pas son exercice. (En ce sens on peut considérer que H-P Lovecraft était exactement un dandy comme le montre Lyon Sprague de Camp ix).

    Ce qui importe au dandy, c’est comment on le considère socialement. Le dandy refuse tout échange social normal, il organise les conditions pour que tout don n’entraîne jamais un contre-don, pour prendre chacun à rebours. Exemple : quelqu’un signala une fois à Brummell qu’il le trouvait fort élégant. Réponse de Brummell : «  Hélas non, puisque vous l’avez remarqué ». L’attitude du dandy est de chercher à être remarqué mais en faisant toujours la « fine bouche », ce qui est bien sûr une position « féminine », entendons par là, une position correspondant à la représentation sociale de la position féminine. 

    Chose importante, cette attitude va avec un antiféminisme théorique fort : le dandy se veut un être « froid » à l’opposé de la « chaleur » féminine et de ses « pleurs ». Barbey d’Aurevilly nous dit que le dandy voit les femmes comme de « dramatiques machines à larmes ». De fait, l’antiféminisme du dandy est radical, bien que lui-même représente plus un troisième sexe que le sexe masculin. Mais précisément, si le dandy était homme, il se distinguerait de la femme sans avoir à la haïr.

    L’antiféminisme du dandy est lié à sa haine de la « nature », à sa détestation de la « campagne ». Baudelaire écrit : « La femme est le contraire du dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim et elle veut manger. Soif, et elle veut boire. Elle est en rut et elle veut être foutue. Le beau mérite ! La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du Dandy. » (Mon cœur mis à nu. Journal intime). Le dandy déteste la femme mais il vomit aussi l’amour, qu’il renvoie à la perte de l’identité individuelle. Même jouissant, le dandy reste un avare et un coquet. 

    Offert, mais imprenable, le dandy fait de lui-même un objet de consommation. Son désir, c’est d’être désiré, et c’est même là son seul désir. Il esthétise la vie sociale elle-même en même temps qu’il l’érotise. L’essence du dandysme n’est aucunement, comme croit pouvoir l’avancer Michel Onfray, « la rébellion perpétuelle, le refus du grégarisme, l’éloge de l’individu, l’insoumission permanente » x. D’une part, le dandy est bien trop froid pour être comparable à un volcan, d’autre part il n’est ni un anarchiste, ni un rebelle, ni un « sculpteur d’énergie » comme aimerait le croire Onfray. Il n’est ni l’anarque de Jünger, ni Napoléon, ni Stendhal.  Le dandy a le souci de l’ordre – un souci exactement maniaque au sens médical du terme. « L’écriture ponctue, structure, rachète une débauche solitaire, sans en sortir, sans jamais viser,  ne fût-ce que par l’imagination, un ailleurs réel » xi.
     
    Le dandy suppose un certain style de société : il faut que l’aristocratie soit en déclin et que la démocratie ne soit pas pleinement installée. Hors ces conditions, l’extravagance a plus sa place que le dandysme à proprement parler. Mais la vanité mêlée de recherche d’originalité trouve toujours à s’employer. Barbey a ainsi pu parler de dandy d’avant le dandysme pour le duc de Lauzun, petit marquis devenu favori de Louis XIV, et on peut bien sûr trouver maints exemples de dandys d’après le dandysme.

    Mais la catégorie de dandy ne saurait être étendue sans discernement. Elle perdrait alors toute valeur en tant que forme de personnalité hystérique-histrionique. Ainsi, on peut douter que le prince Charles-Joseph de Ligne, militaire de valeur, écrivain, homme de contacts suivis avec ses pairs ait quelque chose à voir avec le dandysme : il ne suffit certainement pas d’être brillant pour être dandy, il faut être un inadapté social – et ce n’est pas donné à tout le monde ! 

    Fils de personne
    Le dandy est à l’écart de toute vraie collectivité humaine. Le dandy est « fils de personne ». Il nie les filiations, dans le sens ascendant comme descendant. Laisser des traces, non, brouiller les pistes, oui. Le dandy s’abstrait du poids de l’histoire. Il brouille aussi les appartenances sociales : elle n’est ni bourgeois ni prolétaire. Pas plus qu’il ne croit à l’histoire, le dandy ne croit à la nature. Le romantisme de la nature ? Très peu pour lui. Ni croyance au progrès ni souci d’un quelconque ordre naturel : le dandy n’est ni conservateur ni progressiste. La vision du monde du dandy est ainsi une clé de compréhension du style qu’il adopte. Le dandy voit le monde en esthète, et il le trouve laid. Voir en esthète ce qui relève du pratique permet de se donner le « luxe » de prendre un air dégouté. Le dandy privilégie les figures marginales de ce monde : l’« Apache » en 1900, le milieu « underground » de nos jours. 

    Conscient de l’uniformisation croissante du monde et des modes, le dandy réagit à cela, non par une extravagance générale mais par des particularités fétichistes. Il se veut œuvre d’art résolument fragmentaire, et non microcosmique ; il se veut à l’instar de la toile du peintre mise dans un cadre, comme ce cadre qui est partie intrinsèque de l’œuvre d’art et extrinsèque de la nature (cf. Kant, Critique de la faculté de juger, 1790). 

    Le dandy n’est pas « pittoresque » non plus qu’il ne se veut « authentique ». Il a « le besoin ardent de se faire une originalité » écrit Baudelaire (A noter que Baudelaire lui-même fut qualifié de « Boileau hystérique » par le critique Alcide Dusolier qui admirait son style sans partager son esprit). Le dandy n’est jamais naturel, et c’est son point commun avec le puritain. Il ne copie rien, mais il parodie tout. Il brouille la distinction entre l’original et la copie.  Il joue pour cela tout particulièrement sur l’ambiguïté du romantisme et du thème mélancolique. Il y a quelque chose de faisandé chez le dandy. L’esthétisation du tragique est la grande ressource du dandy, dans laquelle il puise pour orchestrer son style. 

    Cette esthétisation recherchée par le dandy est trop extrême pour ne pas donner de contre-effets. Ainsi, au plan vestimentaire, le dandy, à force de vouloir apparaître « distingué » finit par paraître surtout « décalé ». En même temps le dandy a bien vu, mieux que le mondain, que notre société n’a plus vraiment de centre, du moins fait vivre une pluralité de ceux-ci, circonstanciels, éphémères, en adéquation à des milieux et des stratégies qui ne durent qu’un temps. L’obsession de la centralité du dandy est donc doublement particulière : elle consiste à être fasciné « à rebours » donc à chercher à être en vue des marges, marges « à la mode », marges « branchées », des marges qui sont en fait des centralités périphériques ;  mais l’obsession « anti-centriste » (le dandy ne veut pas être au centre si le centre est le lieu de la banalité) du dandy est aussi en butte à l’incertitude sur ce que sont les marges et les centres ; d’où le fait que, à partir de 1848 et de l’entrée dans la modernité,  le dandy est avant tout – et paradoxalement – un homme des foules.

    ***

    Il y a une topologie particulière du dandy au XIXè siècle. Le dandy d’alors aime les « salons » puisqu’ils ont pour fonction de désennuyer et que la menace de l’ennui fait partie de l’arsenal du dandy. Il aime aussi les clubs, car on y joue sa visibilité de la centralité mais ce dans un cadre pré-choisi. Le dandy glisse alors vers le mondain. Il y a là ce que Robert Kempf appelle « une double postulation vers le cloître et la scène » xii. Mais le dandy peut aussi aimer laisser entrevoir l’ellipse de sa singularité dans la foule anonyme ou tout milieu anonyme. C’est là même tout son jeu – un jeu non conscient - proprement hystérique : se montrer, séduire et plus encore se laisser séduire (posture féminine qu’il prise), puis se dérober. Jeu de cache-cache infantile. Le style du dandy c’est apparaître, disparaître, et laisser une aura. 

    Bien entendu, le dandy ne peut travailler avec les autres, il est inapte à des relations de travail avec autrui, qui supposent engagement et fiabilité. Pour le dandy, « tout ce qui est utile est laid » comme écrit Théophile Gautier (préface à Mademoiselle de Maupin). Tout travail utile est donc laid.

    Toujours au XIXè siècle, le dandy est le promeneur de Baudelaire qui met sa singularité à l’épreuve du non sens de la société de masse, fasciné par la marchandise et, déjà, le fétichisme de la marchandise. Quand le dandy se fait homme des foules, il est toujours en retrait xiii. L’écriture d’esquisses, de croquis où il se tient à distance de lui-même peut lui tenir lieu de rôle. A l’occasion, le dandy préfèrera le « peu » du livre – de préférence sans lecteurs - au « trop » du journalisme. L’essentiel pour le dandy est de ne jamais s’engager vraiment, de refuser l’épaisseur et le poids des choses.

    Combler le vide en se tenant à distance de lui-même : c’est cela la méthode du dandy. « Le Dandy doit aspirer à être sublime, sans interruption. Il doit vivre et dormir devant un miroir. » écrit Baudelaire (Mon cœur mis à nu).  « Un dandy, écrit-il encore dans un article consacré à Constantin Guys [peintre à propos duquel Baudelaire rédige les essais Le peintre de la vie moderne], xiv peut être un homme blasé, peut être un homme souffrant ; mais, dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard. » De son coté, Barbey d'Aurevilly écrivait : « J'ai, parfois dans ma vie, été bien malheureux, écrivait, mais je n'ai jamais quitté mes gants blancs. » Une attitude que les Anglais résument par la formule : Never explain, never complain. Mais ce serait trop tirer le dandy vers le stoïcien que d’en rester là. Le vrai stoïcien est à l’opposé du narcissisme du dandy.

    Albert Camus remarquait : « ‘’Vivre et mourir devant un miroir’’», telle était, selon Baudelaire, la devise du dandy. Elle est cohérente, en effet. Le dandy est par fonction un oppositionnel. Il ne se maintient que dans le défi. » (L’Homme révolté).  L’archétype du dandy tel qu’il s’est définit au XIXe siècle c’est Georg Bryan Brummell (1778-1840). Le beau Brummell, d’origine modeste, fut un arbitre de la mode, ami du Prince de Galles, créateur de costume et esprit sarcastique. Il mourut ruiné après avoir fait de la prison pour dettes. Sa vie inspira Jules Barbey d’Aurevilly qui publia Du dandysme et de George Brummell en 1845 xv. 

    À cette date, Barbey d’Aurevilly est sur le point de se convertir au catholicisme. Il a abandonné les idées libérales de sa jeunesse pour se rapprocher des idées de Joseph de Maistre, doctrinaire de la contre-révolution. Son ouvrage sur Brummell est en vérité « le texte de son propre dandysme » comme écrit Fréderic Schiffter, auteur de fins essais sociétaux xvi. Comme Brummell, Barbey cherche à se « froidir » - à paraître froid. Il rappelle le principe de Brummell : restez dans le monde tant qu’on n’a pas produit d’effet, disparaître dés qu’on a produit un effet sur la société qui nous environne. Etonner plus que plaire vraiment. Garder son sang froid. Etre caustique, mais sans verve puisque celle-ci serait réservée aux passions et que le dandy n’en a pas. Savoir user du silence comme du bon goût de la fierté. Rester stoïque au point d’être parfois un martyr de la légèreté. N’accepter ne n’être fouetté que par sa propre vanité. Ne jamais rien donner aux autres et, en conséquence, en recevoir peu ou rien et ainsi être sûr de ne jamais rien perdre. N’être aimé que par spasmes. Aimer la distance non par pudeur mais parce qu’elle permet d’être fugitif. Etre ainsi un rejeté-rejetant, incompris-incompréhensible. L’ambition – car c’est bien de cela qu’il s’agit – de l’hystéro-dandy est d’être « impossible » xvii. Soyons assuré qu’il y arrive.

    La posture initiale de Brummell est toute de retenue, sobriété vestimentaire mais avec chic, sobriété de langage, pas d’engagement politique, absence de frasques sexuelles. La différence est grande avec des dandys tel lord Byron, ou, plus tard, Oscar Wilde. Comme le souligne Otto Mann, auteur de Der Moderne dandy (1925), il n’y a chez le dandy, à l’origine, rien de flamboyant mais une recherche d’équilibre – un équilibre qui se veut toutefois au dessus de la société moyenne de son temps, jugée médiocre xviii. En Allemagne, la figure du dandy est proche de celle, peu flatteuse, du Petit Bossu. Une chanson dit : « es-tu amoureux,/ lascif d'amour/ laisse moi, mon beau / voir de quoi tu as l'air? -/ Pfui! poilu,/ dandy bossu !/ Noiraud, calleux/ nain sulfureux!/ Cherche toi une fille,/ à qui tu plais! » 

    Le sentiment de médiocrité des temps présents qui affecte le dandy – à moins qu’il n’affecte seulement d’éprouver ce sentiment - se nourrit de la nostalgie d’une société plus haute comme chez Joseph Addison et Richard Steele (Les beautés du spectateur, 1801) qui exhortent à retrouver paideia (éducation au sens de formation de l’homme) et humanitas.  Dans cette perspective, William Morris, John Ruskin, Dante Gabriel Rossetti représentent un équilibre entre un certain dandysme et la capacité de création artistique. A l’époque actuelle plus encore qu’au XIXe siècle, le dandysme peut être une réaction en quelque sorte esthétique contre les sollicitations émotionnelles abusives et l’hyperémotivité ambiante – d’où la froideur affectée du dandy. « Le dandysme est un soleil couchant; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie.(…). » écrit Baudelaire (Le peintre de la vie moderne). Toutefois, la logique du dandysme reste pathologisante, c’est une logique de l’auto-mise à l’écart et du mépris des liens sociaux. Certes, tous les dandys ne sont pas [encore] fous, mais le dandysme rend fou.

    Il n’y a pas de dandysme sans narcissisme.  Un extrait de Maurice Barrès le montre tant par le fond que par la forme littéraire qui est la sienne : « A certains jours, se disait-il, je suis capable d'installer, et avec passion, les plans les plus ingénieux, imaginations commerciales, succès mondains, voie intellectuelle, enviable dandysme, tout au net, avec les devis et les adresses dans mes cartons. Mais aussitôt par les Barbares sensuels et vulgaires sous l'oeil de qui je vague, je serai contrôlé, estimé, coté, toisé, apprécié enfin; ils m'admonesteront, reformeront, redresseront, puis ils daigneront m'autoriser à tenter la fortune; et je serai exploité, humilié, vexé à en être étonné moi-même, jusqu'à ce qu'enfin, excédé de cet abaissement et de me renier toujours, je m'en revienne à ma solitude, de plus en plus resserré, fané, froid, subtil, aride et de moins en moins loquace avec mon âme. » (Le culte du moi I. Sous l’œil des Barbares). L’écriture – on le voit chez Barrès - fait partie du fétichisme du dandy ; c’est pour lui une façon de s’aimer narcissiquement.

    Le dandy se fait parfois aussi collectionneur. C’est encore une des formes de son fétichisme. Pierre-Marc de Biasi a prétendu que la mise en scène de collectionneurs dans les livres de Balzac constitue une compensation de « l’échec de la satisfaction sexuelle par la division fétichiste du plaisir ». La « collectionnite » du dandy peut notamment être collection de rencontres prostitutionnelles. Le dandy ne recherche pas une compagne, ni plusieurs amantes – les femmes l’ennuient parce que l’altérité l’ennuie – il recherche des jeux de miroirs, et la prostituée, par la multiplicité des désirs qu’elle « centralise », dont elle est, en d’autres termes, le réceptacle, parvient bien à donner la réplique au dandy.  Par son biais,  il s’opère en sorte un transfert de centralité au profit du dandy. Avec la prostituée, le dandy en a, dans tous les sens du terme, pour son argent. La marchandisation, il l’a, la fétichisation du corps, le sien et celui de la femme, il l’a. L’anhistoricité de son acte, il l’a. La séduction et l’esquive, il l’a. Fausse séduction et vraie esquive bien sûr. Mais n’est-ce pas exactement ce qu’il recherche ? Sauf accident, qui serait l’apparition d’un don ou d’un contre-don, le dandy a donc tout ce dont il a besoin pour alimenter son autoportrait. La prostituée, à la fois « duchesse » et « grisette », soumise et maîtresse du jeu, satisfait aussi le goût du dandy pour le brouillage des identités tout autant que pour la généralisation de l’échange marchand. Il y a là une fascination dans laquelle Georg Simmel voyait une antidote à l’angoisse du pur objet (Philosophie de l’argent, 1903).

    Le dandysme comme ennui de l’autre

    Dans tous les cas, le dandy est un personnage à qui il n’arrive rien, au sens où il n’est jamais changé, jamais affecté par ce qui lui arrive ; il n’est pas sujet à de vraies émotions, et encore moins à de vrais changements de direction de vie. Le dandy n’est d’ailleurs pas sujet du tout, il est l’objet de son dandysme, le dandysme l’agit, il est la femelle de son dandysme. C’est pourquoi A rebours, le roman de Huysmans dont le personnage est Les Esseintes est un roman « sans action ni dialogue ». Pour le dandy, il ne se passe jamais rien. 

    Le dandy est fétichiste. La fétichisation des morceaux du corps, et du corps en morceaux correspond aussi à cette fascination exercée par la prostitution. Pour le fétichiste, c’est précisément la valeur d’échange qui est plus fascinante que la valeur d’usage. La femme peut aussi représenter, comme Salomé dans A Rebours de Huysmans « la déité symbolique de l’indestructible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite » . Là encore, il s’agit d’esquisser, et non de représenter : Salomé n’est pas l’hystérie mais sa déesse. Esquisser et esquiver : le goût de l’hystérique est dans l’inachèvement. Aucun aboutissement n’est possible. L’hystérique est hors désir : si le mélancolique peut être au delà du désir, - il l’a expérimenté et il l’a déposé dans un passé qui n’est plus –, l’hystérique est en deça.  

    L’ennui est la coquetterie du dandy. C’est son fétiche. Mais quand il n’y a que de l’ennui, il n’y a pas forcément dandysme, il peut n’y avoir que la simple figure du bohème, celui qui rechigne à s’engager dans le monde, qui est chichiteux, en somme, quant aux prises de parti dans le domaine professionnel, amoureux, politique, sociétal. C’est en ce sens que le bohème se cherche voire se dérobe au sens de l’esquive et de la latéralité dandyste. Mais le terme bohème désigne plutôt un mode de vie alors que dandy désigne une organisation de la personnalité. 

    C’est naturellement un ennui de l’autre qu’éprouve le dandy, puisque l’autre ne l’intéresse pas bien qu’il en ait besoin continuellement comme miroir. C’est le cas échéant un ennui de la femme (comme figure de l’autre). L’ennui a l’avantage pour le dandy d’être auto-référentiel. Il est aussi inspiré du modèle culturel féminin de l’attente, l’attente du prince charmant irréel, le réel n’étant « jamais assez bien ».  Le dandy prétend réagir à l’ écoeurement d’un monde où « tout se répète » mais c’est surtout lui qui ne sait pas se renouveler.

    Qu’est ce que l’ennui ? Le sentiment de non implication dans le monde, un sentiment de non responsabilité de soi. Le dandy vit avec un sentiment d’étrangeté au monde – alors que le monde est, que cela plaise ou non au dandy, le seul accès au soi (il n’y a pas de « soi intérieur », de soi hors monde, hors l’épreuve du monde et les preuves du monde). Le rapport du dandy au monde, c’est un  romantisme dans le plus mauvais sens du terme. C’est le roman préféré à la vie. C’est une « neurasthénie délicate » (Emilien Carassus). C’est pourquoi, si le dandy se veut élégant, il n’est jamais, dans la mesure où il n’aime personne, « un vrai gentleman », comme le remarqua William Maginn.

    L’incertitude identitaire de celui qui s’ennuie se voit bien dans ce propos de Barbey d’Aurevilly : « Je ne sais pas ce que j’aurais donné ce soir pour ne pas être moi-même ». Attention : ce dont il est question n’est pas la panique du phobique qui ne supporte pas la centralité qu’il pense devoir assumer et dont il surestime l’impact. L’ennui, c’est l’ère du vide et ce n’est donc ni la phobie ni le tourment des passions. Léo Bersani disait que le dandysme était « une forme d’individualité non personnelle ». Comme la femme fatale, le dandy n’est personne. A la chaleur des passions, le dandy préfère l’ennui froid. Ennui de s’être perdu lui-même. Froideur de ne pouvoir s’aimer, et ainsi de pouvoir aimer les autres. Une hystérie blanche comme nous l’avons écrit plus haut.
    Dans le mélange d’apparaître et de retrait, et de dérobade du dandy, il y a un problème de distance. Le dandy n’a pas la bonne distance de celui qui a vécu, le dandy a le figé de celui qui ne peut s’engager dans le monde mais ne peut néanmoins plus se prévaloir de sa juvénilité. Le dandy met trop de distance dans ses relations sociales, distance à lui, distance aux autres, mais il a peur de cette distance et tente de l’apprivoiser par des pirouettes. 

    Pierre Le Vigan

    Notes et références

    1) Christophe, Résonances de l’inconnu,  entretiens avec Jean Cléder, Ennoïa, Rennes, 2005.
    2) Petit dictionnaire du snobisme contemporain, Payot, 2006.
    3) Histoire du snobisme, Flammarion, 2008.Histoire du snobisme, Flammarion, 2008. 
    4) Michel Le Maire, Le dandysme de Baudelaire à Mallarmé, Klincksieck, 1978.
    5) Proust lui-même faux dandy, d’une part parce qu’il était grand travailleur, d’une part par son humour caustique. Ne traitait-il pas Robert de Montesquiou de Grotesquiou – terme qui semble toutefois dû à Jean-Louis Forain ? 
    6) cf. aussi Frédéric Rouvillois, Histoire du snobisme, op. cit., chap. 11, « Apparences, élégances ».
    7) Le réel. Traité de l’idiotie, Minuit, 2004.
    8) cf. Françoise Coblence, Le Dandysme. Obligation d’incertitude, PUF, 1988 et « Le dandysme et la règle » in Alain Montandon direction, L’honnête homme et le dandy, Etudes littéraires françaises, Gunter Narr Verlag Tübingen, 1993.
    9) H-P Lovecraft : Le Roman de sa vie, éd. Durante, 2002. 
    10) Le désir d’être un volcan. Journal hédoniste, Grasset, 1998, et Livre de poche.
    11) Michel Beaujour, Miroirs d'encre. Rhétorique de l'autoportrait. Seuil, 1980.
    12) Roger Kempf, Dandies. Baudelaire et Cie, Points-Seuil, 1984.
    13) cf. Henriette Levillain, L’esprit dandy. De Brummell à Baudelaire, José Corti, 1991.
    14) Cf. Constantin Guys, Fleurs du mal, dessins, éd. Musée de la vie romantique, diff. Actes sud, 2002.
    15) Rivages-poche, 1997.
    16) notamment une Lettre sur le dandy, une Métaphysique du frimeur, une Lettre sur l’élégance,  une préface à Du dandysme de Barbey, ….
    17) cf. Françoise Dolto, Le dandy solitaire et singulier suivi de Le dandy une figure de proue, Gallimard-Le Mercure de France, 1999.
    18) cf. Günter Erbe, Dandys. Virtuosen der Lebenskunst, Böhlau-Verlag GmbH, Köln, 2002.

    Source : Esprit européen

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  • TERRE & PEUPLE Magazine n°54

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    Communiqué de Terre & Peuple-Wallonie - 12 mars 2013

    Le numéro 54 de TERRE & PEUPLE Magazine est centré autour du thème de l’Empire. Dans son éditorial, Pierre Vial épingle la mobilisation ethnique à laquelle Obama doit sa victoire : 93% des Noirs et 71% des Latinos ont voté pour lui, contre 25% des Blancs, lesquels sont moins conditionnés par les ligues de vertu que les Blancs européens. Dans les sociétés multiculturelles, la logique ethnique reste la clé du monde de demain. Sous le titre ‘Le vase déborde’, il remarque à la suite que les grands hebdomadaires L’Express et Le Point ont traité en couverture de l’immigration. L’Epress pour s’obstiner à y voir un atout économique, niant malgré la multiplication par 6 de l’aide médicale les conclusions de l’étude solide des Contribuables Associés sur son coût réel. Le Point dénonce pour sa part la tactique du grignotage des islamistes et leurs provocations pour tester la résistance des autochtones : la porte est ouverte aux revendications sans fin.

    Jean-Louis Roumégace situe la pensée du MAS sur la quête d’identité dans une France où les communautés organiques sont malmenées depuis plus de deux siècles. L’identité se nourrit d’un imaginaire où se mêlent histoire, culture, religion, tradition populaire. La tradition, c’est ce qui ne passe pas.  Elle nous permet d’évoluer en restant nous-mêmes.  Ce qui est fondamental, c’est d’entretenir la conscience commune. Lénine parlait de ‘conscience de classe’.

    Le même explique ensuite les affinités du MAS avec Casa Pound Italia et Pierre Vial enchaîne en rapportant l’heureuse expérience de sa visite à la Casa Pound romaine, car on sait que Casa Pound a essaimé dans toute l’Italie et, outre dans la solidarité avec les Italiens sinistrés, sur tous les terrains, clubs sportifs, syndicats étudiants, groupes musicaux, etc.

    Pour introduire le dossier sur l'Empire, Pierre Vial souligne combien le concept évoque la grandeur. Celle-ci n’effraie que ceux qui la confondent avec les prétentions impérialistes des Anglo-Saxons sur le monde. Pour nos patries charnelles européennes, l’idée d’empire ouvre la perspective d’une confédération euro-sibérienne des peuples.

    Jean Haudry rappelle que, dans notre tradition, le roi de France, régnant aussi sur des Allemands, des Flamands, des Bretons, des Catalans, des Provençaux, était devenu ‘empereur en son royaume’. L’Empire se définit alors comme une monarchie multinationale. L’institution du ‘Roi des Rois’ est une réalité ancienne, apparue dès le quatrième millénaire AJC en Egypte et en Orient. C’est Alexandre qui la transmettra aux Romains. Dans ses origines, l’Empire n’a pas de limites : il porte jusqu’où s’étend le pouvoir. L’empereur perse Cyrus II est Roi du monde; Rome est édifiée autour du ‘mundus’. Toutefois, la défaite de Varus devant Arminius arrête la conquête du monde au ‘limes’ et contraint l’Empire romain à la défensive. Chez les Indo-Européens, les notions de roi du monde et d’empire universel sont anciennes, mais plus on remonte et plus la notion se limite à la part qu’on connaît du monde. Cela légitime les razzias. A la période des migrations, Celtes et Germains n’ont jamais formé que des confédérations occasionnelles. La conquête de matières premières des grands empires asiatiques, avec un pouvoir central fort et une langue véhiculaire qui se superpose aux langues particulières, tout cela est étranger aux peuples indo-européens.

    Pierre Vial évoque la nostalgie des clercs médiévaux pour la paix romaine garantie par les légions, mythifiée comme toute ‘belle époque’. Le couronnement de Charlemagne à Rome par le Pape Léon III est ressenti à Constantinople, la Seconde Rome, comme un camouflet pour l’Impératrice Irène. Si Charlemagne donne des gages à l’Eglise (il impose par force le christianisme aux Saxons et aux Frisons), il ordonne dans le même temps de recueillir la littérature épique païenne. Son fils le Débonnaire en fera brûler le recueil, mais les textes seront ensuite portés par une tradition orale, les ‘vulgares cantilenae’. Réaliste, l’Empereur permet à chaque région de ‘vivre du sien’, avec son droit particulier, avec ses assemblées générales annuelles des hommes libres. Othon, élu roi par les cinq peuples, germain, lorrain, souabe, bavarois, franconien et saxon, forces d’équilibre d’un pouvoir souverain, tint à se faire couronner à Aix-la-Chapelle, et pas à Rome. Conrad II a réintégré la Bourgogne dans l’empire, mais sous son fils Henri IV le Pape réussit à échapper au contrôle de l’empereur. Le conflit du césaro-papisme et de la théocratie, qui va les dresser l’un contre l’autre pendant deux siècles, rebondit avec Frédéric Barberousse et avec son petit-fils, Frédéric II. Avec les Hohenstaufen,  ‘race de vipères’ que le pape n’eut de cesse d’exterminer, l’empire semblait condamné. Les Habsbourg lui permettront de survivre.

    Gilles Gaillez, qui passe toute leur lignée en revue, rappelle leur sage souci, sous la constante menace de l’anarchie, d’équilibrer la composante germanique par les composantes magyare et slave et de refaire l’unité en rempart contre la perpétuelle menace turque. C’est par d’astucieux mariages qu’ils établiront leur dynastie et par le principe de la primogéniture qu’ils parviendront à la faire durer trois quarts de millénaire, installée sur les domaines impériaux héréditaires. Lorsque l’impératrice Marie-Thérèse épouse le duc François de Lorraine, la puissance de l’empire est à son apogée et les Turcs en passe d’être reconduits au Bosphore. C’est la révolution libérale et bourgeoise qui aura raison de lui, bien plus que la Prusse, qui l’écrase militairement en 1866, à Sadowa. A la surprise de l’Europe, le reliquat de leur empire, l’ensemble hétéroclite austro-hongrois, va conserver une cohésion inattendue et c’est la première guerre qui va permettre au projet mondialiste d’étouffer dans l’œuf le projet trop prometteur des Habsbourg d’une triple monarchie austro-slavo-hongroise.

    Pour Gabriele Adinolfi, la contradiction n’est qu’apparente entre la Res Publica, le bien commun communautaire de la Ville, et l’empire. Mais, si le fascisme italien a épousé le mythe de l’Empire romain, c’est dans le sens de la mystique fasciste, qui oppose Rome à Carthage, en ensuite à Londres et Jérusalem. Au contraire de la pulsion impérialiste à tout soumettre à un modèle unique, l’idée impériale fasciste, c’est le respect dans la participation directe, anticolonialiste.

    Pour Willy Freson, l’Union européenne n’est que le décombre impuissant de l’Empire éclaté, dominion le moins problématique des Etats-Unis. Et le demi-siècle de paix prétendue qu’on affiche à présent à son crédit n’a rien à voir avec la Pax Romana, produit d’une puissance décisive. Prophétique, Krouchtchev parlait à l’époque avec dédain d’un « mariage d’homosexuels », infécond. Divisée en une poussière d’entités instables dont les nations actuelles sont les héritières, l’Europe révèle par contre une identité fondée sur sa géographie et plus encore sur des racines communes. L’ « équilibre européen » n’est pas l’aboutissement d’une convergence d’entités étrangères, mais la résultante d’un mode politique et d’un moule historique communs. C’est l’héritage d’Alexandre le Grand et d’un autre visionnaire inégalé, César. Celui-ci avait préféré s’assurer de l’hinterland gaulois de l’Italie, plutôt que céder au mirage de l’orient. Son héritier politique, Auguste, parachèvera la tâche en Europe centrale et orientale. C’est Tibère qui va ordonner le repli sur la ligne Rhin-Danube, pour de simples motifs de politique intérieure et non de contrainte extérieure. Eut-il tenu le front, le choc des grandes migrations s’en serait trouvé dévié et le noyau de la vigueur germanique aurait désormais agi en faveur de l’Empire. « Et il aurait rendu improbable qu’un suppôt de guerre civile comme Constantin fît du messianisme chrétien l’idéologie dominante du monde romain, et improbable de même la survie du judaïsme et l’émergence de l’islam. »  Tacite rapporte, avec mépris, que quand le feu sacrilège a été mis au Capitole, en 69, des Gaulois avaient alors présagé que la souveraineté du monde irait aux Transalpins. La prophétie ne s’est réalisée qu’en 800, autour du noyau continental Meuse-Oder-Tibre, que s’ingénieront à maintenir les empereurs germaniques et auquel fera obstacle la prétention française. Mais quand reviendront les temps où les Chinois nous désigneront à nouveau par ‘Ta Tsin’, la Grande Chine ?

    Llorenc Pierre Albanell est un Catalan  pénétré de la légitimité que peut conférer à un mouvement indépendantiste un million et demi de manifestants qui se pressaient dans les rues de Barcelone le 11 septembre dernier. Pour lui autant que pour nous, l’ordre nouveau européen doit y aller fort : les états-nations doivent disparaître. Ils ne sont plus adaptés. Ils viennent contrecarrer les collaborations inter-régionales, fécondes pour la gestion politique, économique, écologique. Le système à trois bases Europe-Nation-Région génère lenteurs et coût inutiles. Le principe de base doit être la subsidiarité et, dans l’ordre nouveau, l’Europe n’a à intervenir que pour ce qui excède les capacités régionales, notamment pour la défense et la politique étrangère. Comme le recommandait le prix Nobel d’économie Maurice Allais, l’Europe doit pratiquer un protectionnisme continental, préserver son indépendance énergétique et alimentaire et garder le contrôle des produits médicaux et d’intérêt stratégique. Notamment par la nationalisation des productions nécessaires à la survie (eau, gaz, électricité, transports) et par le contrôle des banques, de manière à éliminer toute mainmise de cartels politico-financiers. Enfin, les terres arables ne doivent appartenir qu’aux allochtones.

    Alain Cagnat fait la chronique du cynisme machiavélique de la politique pétrolière des Anglo-saxons au Moyen-Orient. Ils ont commencé avec la Guerre de Crimée, dans laquelle ils sont parvenus, sous prétexte de défendre les Turcs contre les Russes, à entraîner les Français (qui y perdront 95.000 hommes, contre 25.000 Anglais !). Il s’agissait d’empêcher les Russes de libérer les populations slaves opprimées et surtout de développer leur puissance en obtenant un accès aux ‘mers chaudes’. Avec l’invention du moteur Diesel, en 1885, il était devenu urgent pour la Royal Navy de contrôler les champs de pétrole du Moyen-Orient, car, sur la Mer Caspienne, les navires russes fonctionnaient déjà au mazout depuis 1870 ! Les Anglais commenceront par s’installer en Egypte, avant de conquérir progressivement la péninsule arabique et l’Irak. Mais, pendant ce temps, l’Allemagne, alliée des Turcs, est devenue une menace dans la région, car elle construit une ligne ferroviaire Bagdad-Berlin. La première guerre mondiale se dessine alors que les Anglais envahissent le Koweit en 1912 et que la Deutsche Bank acquiert pour la Bagdad Rail les droits de passage pour les pétroles de la très riche région de Mossoul : c’est le casus belli. Le premier prétexte suffira. C’est à ce moment que T.E.Lawrence va promettre l’indépendance à l’émir de La Mecque, son ‘ami’ Hussein ibn Ali, qu’il trahira. C’est dès cette époque que les Anglais vont déployer 1,4 millions d’hommes au Moyen-Orient, au détriment de leurs alliés français ! Cela n’empêchera pas Clémenceau d’offrir ensuite Mossoul à l’Angleterre « au nom de l’amitié franco-britannique » !  Les Anglais, qui ne veulent en aucun cas des embarras d’une unité arabe, vont jouer ensuite les Saoudiens contre les Hachémites (lesquels se feront massacrer). Lorsqu’Ibn Saoud va reprendre à son compte l’unification de la péninsule, les Anglais  fractionneront celle-ci entre l’Arabie saoudite, l’Irak, le Koweït le Yémen et la Jordanie.  Jusqu’à ce que les Américains jouent à leur tour Ibn Saoud contre leurs alliés anglais. C’est ainsi que s’explique le mariage contre nature de la Première Démocratie du Monde avec des Bédouins pillards et esclavagistes, fanatiques religieux fondamentalistes et commanditaires de terroristes, « gardiens légitimes des Lieux Saints ».

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  • Le trompe-l'œil du retour de la morale (arch 2008)

    L'homme qui jure comme un charretier possède-t-il aujourd'hui la légitimité de rétablir la morale à l'école ou, au moins, la discipline garante de la sécurité et d'un enseignement correct ? Ce petit voyou qui voulait « en finir avec Mai-68 » mais incarne la chienlit mieux que personne a en tout cas chargé son ministre de l'Education Nationale, Xavier Darcos, de pondre un rapport présentant le programme des classes de l'école primaire dans lequel doit être incorporée une part non négligeable de morale et d'instruction civique.
    Dès le 20 février, un document de 34 pages fut mis en ligne sur le site du ministère.
    Son contenu n'explique aucunement les cris poussés par les syndicalistes de l'Education Nationale. « Je ne refuse pas l'adjectif moral, analyse Luc Bérille, secrétaire général du syndicat des enseignants (SE-UNSA), mais parler de la morale est risqué » car, admirez l'aveu, « dans la France d'aujourd'hui, nous n'en avons pas une définition commune ». Qu'il se rassure ! Car à la lecture du rapport en question, nulle trace de morale n'est identifiée, les propositions de Darcos ne relevant que du conformisme médiatique et n'ayant trait à aucune transcendance. S'il est recommandé que les élèves se lèvent afin de saluer un adulte entrant dans la salle de classe (ce qui, semble-t-il, n'est pas nouveau ... ), s'il est proposé que La Marseillaise soit apprise par les enfants comme le souhaitait déjà Chevènement, l'ensemble des recommandations du ministère découle de l'instruction civique telle qu'elle est entendue par la République maçonnique et nullement de la morale à proprement parler. « Ce ne sera pas la morale à papa », affirmait d'ailleurs dédaigneusement Darcos sur ce point. En effet.
    En CEl, nous apprenons que les élèves seront « sensibilisés aux risques liés à l'usage d'internet » ! Certainement les prémices de la Morale qui s'imposera au vingt-et-unième siècle ... Au CMI et CM2, les élèves devront apprendre à « refuser les discriminations de toute nature » (donc logiquement à refuser les concepts de Bien et de Mal, en définitive la vraie Morale), seront capables de reconnaître les traits constitutifs de la Nation française et notamment (et surtout) « les règles d'acquisition de la nationalité française » (une connaissance qui sera fort utile à leur nombreuse parentèle). Ils devront en outre saisir intimement le sens du projet de la construction européenne en apprenant ses symboles ... Et, évidemment, tous les gosses de 10 ans devront être sensibilisés à la religion holocaustique, mais là encore, ce n'est pas nouveau ...
    L'ambition de cette formation citoyenne et hautement humaniste ? Faire en sorte qu'à la fin du CM2, « les élèves soient capables de se respecter, respecter les autres et les règles de la vie collective ». Bienvenue dans le Meilleur des Mondes ...
    François-Xavier ROCHETTE. Rivarol du 14 mars 2008

  • Un référendum en cache toujours un autre

    130313Ça y est : le 11 mars 2013 était lancé un "Collectif national pour le non ou le boycott du référendum en Alsace". Curieux mot d'ordre pensera-t-on. Il s'adresse à divers mouvements de gauche te d'extrême gauche. Rien que du beau monde : le Front de gauche de Mélenchon, l'UPR, le NPA de Besancenot, Lutte Ouvrière, le Parti Ouvrier indépendant, reliquat du "parti des travailleurs" trotskiste-lambertiste, la CGT, Force ouvrière, la FSU, Solidaires et le mouvement Attac.

    À leur manière par conséquent les nostalgiques du stalinisme, du trotskisme et de Robespierre se rassemblent donc pour faire échouer la réforme. On notera qu'ils utilisent pour cela un slogan trouble. En effet, même s'il obtient une large majorité le texte se verrait abandonné dès lors que la participation resterait trop modeste.

    L'Humanité se montre encore plus hypocrite : elle fait semblant de noter simplement que "le laboratoire alsacien de la décentralisation divise". Et elle imprime de la sorte :

    "Les soutiens au projet – principalement la droite, mais les écologistes y sont également favorables –, menés par l’ancien ministre UMP des Collectivités et président du conseil régional Philippe Richert, estiment qu’il s’agit d’une question de bon sens qui ne fait qu’anticiper la loi de décentralisation. La résolution-dissolution adoptée par les trois collectivités parle de 'laboratoire pour un nouveau modèle de décentralisation à la française '. Les socialistes sont divisés sur la question : la fédération du Bas-Rhin est contre, celle du Haut-Rhin est pour." (1)⇓.

    Ah ! diviser les socialistes, au nom de l'Unité perdue, n'est-ce pas le vieux rêve de tout communiste qui se respecte depuis le Congrès de Tours de 1920.

    Pour ma part, dois-je le dire d'emblée, je ne me sens aucunement divisé face à ce projet : je suis pour, sans hésiter. J'y vois une marche salutaire vers une France mieux décentralisée, plus enracinée, plus libre

    Le hasard d'une visite familiale m'avait amené à esquisser ces lignes à Dinan, jonchée de drapeaux exclusivement bretons, autour de cette longue place du Champ, d'où l'on peut admirer la statue équestre de Du Guesclin par Frémiet – Dinan où 7 loges maçonniques et 170 initiés quadrillent une population de 12 000 habitants.

    Sans que les médiats hexagonaux y accordent pour le moment beaucoup d'importance, la France se prépare donc à vivre le premier véritable référendum régionaliste de son histoire. Le vote de 1969 s'était vu pollué par la question ravageuse, pour ou contre la personne de Charles De Gaulle qui proposait une révision fondamentale de la Constitution. (2)⇓.

    Le non l'emporta et il a fallu attendre les lois Defferre de 1982 de Décentralisation, pour que soient reprises, complètement déformées et polluées, certaines apparences de cette réforme. L'idée du frein à l'action centralisatrice de l'État devenue étouffante se transforma en nouvelle poussée de pouvoir féodal.

    Voici donc maintenant que, ce 7 avril 2013, soit 30 ans plus tard, l'Alsace devra se prononcer elle-même sur son propre statut. Elle votera sur l'idée d'un saut qualitatif majeur : la fusion des trois entités administratives régionales et départementales, en une seule, de Wissembourg à Saint-Louis.

    Comme toute décision à trancher par un oui ou par un non, celle-ci appellerait certains amendements éventuellement utiles. On ne s'y attardera pas pour l'instant, souhaitant que les Alsaciens aillent de l'avant, donnent l'exemple à ceux qu'ils appellent "Français de l'intérieur". Il faut souhaiter que cette région forte voie le jour pour que Picards ou Savoyards ou Gascons ou même Franciliens s'en inspirent à leur tour.

    La question de l'identité alsacienne ne ressemble pas, il est vrai à celle des autres régions rassemblées par l'Histoire autour de la tige capétienne. La linguistique ne semble pas avoir commandé, ici moins qu'ailleurs, à la délimitation des frontières : au contraire, partant du postulat que la langue de Voltaire est celle de la république, on demeure dans cette région plus qu'aucune autre dans l'esprit de la chasse aux parlers du terroir.

    Ceci remonte notamment au fameux discours de Barère à la Convention sur les langues régionales :

    "La monarchie avait des raisons de ressembler à la tour de Babel ; dans la démocratie, laisser les citoyens ignorants de la langue nationale, incapables de contrôler le pouvoir, c'est trahir la patrie… Chez un peuple libre, la langue doit être une et la même pour tous." (3)⇓.

    Le même écrivait aussi en 1794 dans un rapport au comité de salut public :

    "Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l'émigration et la haine de la République parlent allemand… La Contre-révolution parle l'italien et le fanatisme parle basque. Cassons ces instruments de dommage et d'erreurs."

    Le 14 janvier 1790, pourtant une loi avait été votée par la Constituante, elle-même issue des États Généraux sur proposition de François-Joseph Bouchette. Il s'agissait de "faire publier les décrets de l’Assemblée dans tous les idiomes qu'on parle dans les différentes parties de la France" (...) "ainsi, tout le monde va être le maître de lire et écrire dans la langue qu’il aimera mieux." Des bureaux départementaux, en Alsace, en Lorraine et en Bretagne, avaient été créés pour traduire sur place divers textes. En novembre 1792, encore la Convention créa une commission afin d'accélérer les traductions.

    Au nom des coûts financiers, déjà, on en arriva un peu plus tard à différer l'application de cette loi de bon sens.

    Dans le contexte de la Terreur et de la lutte contre la Chouannerie, en effet, les jacobins du parti montagnard, celui de Robespierre et Saint-Just, considérèrent que "la" superstition et "le" fanatisme, ainsi qualifiaient-ils leurs adversaires parlaient "bas-breton". (4)⇓.

    Le malheur de la France a voulu qu'à partir des années 1880, cette conception a prévalu sur les autres, au nom du fameux mot d'ordre de Clemenceau "la révolution est un bloc". Toute l'Histoire de la IIIe république sera marquée par cette volonté des radicaux-socialistes d'éradiquer les racines suspectées : du flamand dans le Westhoek au niçard dans l'ancien comté devenu en 1860 département des Alpes-Maritimes, gare aux familles rebelles et à leurs enfants. Dès sa plus tendre jeunesse on arrache l'administré à la langue de ses grands parents.

    La gauche si faussement majoritaire en 2012 s'investit certes moins outrageusement dans les affaires d'Alsace que dans les 2 ou 3 "promesses sociétales" du candidat Hollande, c'est-à-dire sur les 60 énoncées en janvier-février 2012 par "Monsieur Normal", les seules qu'elle puisse tenir.

    Elle, ou plutôt lui, "lui président", n'a pas manqué de miser en Alsace sur la haine radicale que les lubies agissantes portent à la religion. Ce camp de la déchristianisation a subi un premier échec par-devant le Conseil constitutionnel ce 21 février. Celui-ci avait été saisi au nom de la laïcité, à l'encontre du maintien solennellement promis en 1918, et naturellement reconduit en 1944, de la législation concordataire appliquée aux départements réannexés de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin.

    Faut-il d'ailleurs rappeler que ces lois spécifiques ne s'y limitent pas au Concordat de 1801 et à la liberté des cultes ? Au moins aussi importantes, les lois allemandes de 1909 sur les associations, le régime social bismarckien, l'organisation des tribunaux de commerce, etc. sans corriger les tares du "modèle" hexagonal, ont toujours marqué cette région d’une empreinte de sérieux, qui fait hélas trop souvent défaut aux autres territoires administrés par Paris. Les Alsaciens y sont manifestement fort attachés et on les comprend.

    L'efficacité centraliste de nos technocrates, de nos fausses élites et de nos maîtres ne s'observe guère en effet que dans la destruction et la répression.

    En reprenant possessions d'eux-mêmes les terroirs de ce pays sauveraient donc ce qui demeure de ce peuple. En s'abstenant comme l'y invitent insidieusement les gens de gauche, ils remettraient cette nécessaire réforme à des calendes que l'on n'ose qualifier des grecques, alors que le temps presse.

    JG Malliarakis http://www.insolent.fr/

    Apostilles

    1. cf. L'Huma du 12 mars.
    2. cf. son discours sur la réforme régionale prononcé à Lyon.
    3. devant la Convention, le 27 janvier 1794.
    4. cf. à cet égard le Tome III de L'Histoire de la Vendée militaire de Jacques Crétineau-Joly, volume consacré plus précisément à la révolte des "ci-devant provinces de Bretagne, Maine et Normandie"
  • Mythe et Communauté

    Avec un bon siècle d'avance, Friedrich Nietzsche avait prévu tous ou presque tous les phénomènes qui caractérisent notre époque, comme la montée du nihilisme anarchiste, l'épidémie des névroses, l'essor extraordinaire d'un art du spectacle abaissé au niveau des "circenses" quotidiens, le commerce de la luxure. La vérification des prophéties nietzschéennes devrait frapper les esprits, les inviter à la réflexion. Il n'en est rien. Mais cela est fatal. Nietzsche avait établi pour les sociétés occidentales un diagnostic de décadence et il ne faisait que prévoir le décours normal de la maladie. Or le propre de cette maladie des sociétés qu'est la décadence, c'est l'aveuglement qui frappe le malade à propos de son état. Plus il est malade, plus il croit être en bonne santé. Une société décadente est ainsi d'autant plus progressiste qu'elle avance vers l'issue fatale de sa maladie.
    Regardons autour de nous. Tout le monde, du libéral plus ou moins avancé au communiste plus ou moins retardé, croit viscéralement au progrès, est intimement convaincu de vivre une ère de progrès et même de progrès ultime. Il voit toutes sortes de phénomènes sociaux qui dans la longue histoire des peuples ont toujours caractérisé les agonies des peuples et des cultures. Du féminisme à la montée sociale fulgurante des histrions et gens du spectacle, de la désagrégation des cellules sociales traditionnelles ‹pour nous la famille‹ aux tentatives éphémères et toujours renouvelées de les remplacer par on ne sait quelles communes, de l'universalisme masochiste à l'effondrement de toute norme sociale contraignante pour l'individu. Mais il est devenu parfaitement incapable de tirer la leçon de l'histoire, ce qui l'amène parfois à se dire que l'histoire n'a pas de sens.
    Un autre trait est caractéristique de la décadence avancée: la médiocrité des sentiments. On se chamaille hargneusement, mais on se tolère. On se fait encore la guerre, froide si possible, mais on la fait au nom de l'amour, pour libérer l'autre. Ce que l'on se fait une obligation de haïr, c'est l'abstraction de l'Autre, jamais l'Autre dans sa réalité. On hait, selon le camp où l'on se trouve, l'affreux capitalisme occidental ou l'horrible régime communiste, mais on aime le peuple russe, on aime le grand peuple américain. Les sociétés décadentes ne savent plus aimer ni haïr, elles sont déjà tièdes, puisque la vie est en train de les abandonner, leur force vitale est déjà presque toute dissipée. Cette force vitale qui donne vie aux sociétés, les organise et les lance sur le périlleux chemin de l'histoire, cette force peut recevoir plusieurs noms. Dostoïevski l'appelait Dieu et il disait donc que lorsqu'un peuple n'a plus son Dieu, il ne peux qu'agoniser et mourir. Friedrich Nietzsche, lui, a annoncé aux sociétés occidentales que leur Dieu était mort et qu'elles aussi allaient donc mourir. Paul Valéry, à sa façon, a ressenti la même vérité. Pour moi, "Dieu" est une définition trop étroite, trop "occidentale", de ce qu'est la force vitale d'une société. Le divin n'est qu'un élément, qu'un aspect de cette force vitale que j'appellerais plutôt, dans toute sa complexité, MYTHE.
    Le propre du mythe, tel que je l'entends, est d'entrer dans l'histoire en se créant soi-même, c'est-à-dire en créant et en organisant ses propres éléments. Le Mythe est cette force historique qui donne vie à une communauté, l'organise, la lance vers sa destinée. Le Mythe est avant tout un sentiment du monde, mais un sentiment du monde partagé et, en tant que tel, il est et il crée objectivement le lien social et, en même temps, la norme communautaire. Il structure la communauté, lui donne son style de vie, et il structure aussi les personnalités individuelles. Ce sentiment du monde est par ailleurs à l'origine d'une vision du monde, donc d'expressions cohérentes de pensée. L'histoire nous apprend que chaque peuple, que chaque civilisation a eu son Mythe. Dans la perspective ouverte par notre présent social, on a l'impression que les Mythes se rattachent toujours à une phase primordiale, désormais dépassée, du devenir humain. Que le Mythe soit pour ainsi dire la manifestation propre de l'enfance de l'humanité, est un lieu commun de la réflexion historique moderne. C'est le point de vue, inévitable, d'une pensée qui est le reflet de la vieillesse d'une civilisation. Lorsqu'un Mythe est mort, lorsqu'on le regarde du dehors, un Mythe nous apparaît comme un ensemble de croyances plus ou moins fantasques, comme une collection de récits imaginaires, étrangement confus, toujours contradictoires. Si l'on essaie, par l'imagination postérieure, de le reporter à la vie et à l'histoire, le Mythe semble se mouvoir contre le sens du temps, ce qui fait dire à Mircea Eliade que le Mythe est nostalgie des origines. Mais il se trouve que l'on ne peut pas étudier la vie sur un cadavre. Un Mythe vivant se reconnaît tout au contraire par le fait qu'il est harmonie, fusion et unité des contraires. Cela veut dire tout simplement que les hommes qui vivent dans le champ du Mythe et qui sont organisés par lui, ne ressentent point comme contradictoire tout ce qui paraîtra contradictoire à ceux qui sont en dehors. Le Mythe est vivante force créatrice et il le démontre justement par cette création qui infatigablement réduit et harmonise les contraires. On a eu un nom pour cette vertu réductrice des contradictions, on l'a appelée la foi. Rationnellement, nous sommes ici dans un cercle vicieux, autre forme de contradiction : le Mythe n'est vrai que par la foi, mais la foi ne vit que par le Mythe -la foi n'est créée que par le Mythe.
    Pour qui est dans le Mythe nous le savons bien ce cercle vicieux, cette contradiction n'en est pas une, parce que le Mythe est dans tous ceux qui relèvent de lui et il ne cesse de se créer entre eux et par eux. Car le Mythe, en effet, est création incessante de soi-même, il est - sous tout rapport - auto création. Cela est vrai déjà au niveau du langage, qui est le niveau où se constitue l'humain en tant qu'être social. Des illustres structuralistes nous expliquent aujourd'hui que nous ne parlons pas, que nous sommes "parlés". Ils parlent évidemment d'eux-mêmes et pour eux-mêmes, en tant que représentants privilégiés des sociétés actuelles. Ils ont raison; puisque toute langue, détachée du Mythe -c'est-à-dire du sentiment du monde qui l'a créée, ne peut plus être que parlée, dans le sens de ceux qui l'emploient en réalité ne parlent plus, mais sont parlés. Lorsque la langue est encore vivement attachée à sa racine mythique, elle est encore en train de se créer et ceux qui l'emploient encore parlent et se parlent, loin de toute Tour de Babel.
    La langue du Mythe structure des symboles, elle crée encore les choses avec les mots. Lorsque le Mythe ne parle plus et qu'il est tout au plus encore parlé, à l'harmonie du symbole succède la discorde de deux idées opposées, inconciliables. Cela signifie aussi, tautologiquement, qu'à l'époque du Mythe succède l'époque des idéologies, d'idéologies jaillies d'une même source et pourtant toujours opposées, qui s'efforcent vainement d'atteindre leur impossible synthèse par une "science ultime" et de retrouver par cela ce paradis perdu qui était assuré par l'harmonie du Mythe.
    Puisqu'il est harmonie des contraires, le Mythe est aussi le lien social par excellence et, de ce point de vue, il est légitime de parler à son propos de religion. Lien social, le Mythe organise la société elle-même, en assure la cohérence dans l'espace et à travers le temps. Le Mythe est bien plus qu'une Weltanschauung; il est un sentiment du monde et aussi, tout à la fois, mieux: par cela même un sentiment de valeur, un mètre opérant. Il est la clé qui explique, qui suggère l'action et la norme de l'action. Je voudrais vous rappeler ici comment un Mythe peut organiser une société, dicter leur conduite à des hommes, en l'occurrence les Hellènes, confrontés soudain à un problème qui leur était inconnu. Les Hellènes étaient des Indo-Européens, leur Mythe était le Mythe indo-européen, sur la base duquel ils s'étaient organisés en société à descendance patrilinéaire fondée sur ce que nous pouvons appeler la valeur héroïque. Lorsqu'ils immigrèrent dans la péninsule Grecque, ils se trouvèrent confrontés à une société à descendance matrilinéaire. Pour des raisons qui furent peut-être contingentes, ils ne détruisirent pas cette société étrangère. Il y eut mélange de peuples, de civilisations. Cela posait un grave problème: celui de l'opposition inconciliable entre deux conceptions de la société et du droit. Dans la société matriarcale, ce ne sont pas les femmes qui font la guerre et qui détiennent le pouvoir, ce sont aussi les hommes. Mais la légitimité du pouvoir vient de la femme, on ne devient roi que parce qu'on épouse la femme qui par droit de descendance matrilinéaire est héritière du pouvoir. Dans ces sociétés, le pouvoir est ainsi toujours détenu par des hommes choisis par les femmes. Or, si l'on peut légitimement penser que les Hellènes, au début du mélange, ont souvent acquis le pouvoir grâce au mariage, ils devaient quand même le légitimer du point de vue de leur Mythe, du point de vue du droit patrilinéaire. Toute une foule de récits mythiques sont là pour nous dire ces conflits et les mille voies par lesquelles les Hellènes ont toujours fait triompher leur système de valeurs. L'aventure d'Oedipe, l'Orestiade, les mythes de Thésée, de Jason, du Bellérophon, le mythe même du rapt d'Europe ne sont que des exemples parmi tant d'autres. Et la suprématie du droit paternel est symbolisée, dans un Panthéon qui certes relève de deux religions mythiques, par la présence d'Athéna, la déesse vierge, déesse guerrière mais aussi déesse de la pensée réfléchie. Athéna n'a pas de mère, elle proclame "n'être que de son père", Zeus, et c'est elle qui est là pour absoudre tous les Orestes, qui pour venger leur père ont été acculés à assassiner leur mère.
    Ce rapport intime entre Mythe fondateur, société, système de valeurs, norme sociale, nous permet de parler de la société comme d'un organisme, de parler de société organique. Ce terme de société est du reste impropre, comme le démontre le fait que nous sommes obligés de l'adjectiver. Je dirais donc, dorénavant, communauté pour dire société organique, et de plus j'opposerai communauté à société tout court, un peu à la façon dont on oppose un concept-limite à l'autre. Cette opposition de communauté à société n'est pas nouvelle, elle a été faite par des sociologues allemands et notamment par Ferdinand Tönnies. L'intuition de ces sociologues était juste, mais elle a toujours conduit à des conclusions erronées ou à des théories assez confuses, parce que la définition de communauté par rapport à société n'était jamais donnée si ce n'est de façon implicite.
    Un Mythe est toujours nostalgie des origines, comme dit Mircéa Eliade, mais il est toujours aussi vision cosmologique d'avenir, il annonce une fin du monde, qui peut être aussi parfois commencement d'une répétition du monde et, dans un cas que nous connaissons bien, régénération du monde.
    Le Mythe, on dit aussi, n'a pas de temps. Il n'en a pas parce qu'il est le temps, le temps de l'histoire. Ainsi la communauté qu'il organise est un organisme historique qui occupe à tout moment les trois dimensions du temps historique. Une communauté est un organisme vivant, qui est à la fois dans le passé, dans le présent et dans le futur. Une communauté a une conscience communautaire, qui est souvenir, action et projet à la fois. Une telle communauté, nous l'appelons peuple. Lorsqu'un peuple n'a plus la mémoire de ses origines et, comme dit Richard Wagner, lorsqu'il cesse d'être mû par une passion et une souffrance commune, il cesse d'être peuple: il devient masse. Et la communauté devient société. J'ai dit que communauté et société sont des concepts-limites. Il y a toujours un peu de la masse dans les meilleurs des peuples et il y a toujours un reste de peuple dans la masse la plus vile et la plus rabaissée. Il n'y a pas de doute, et d'ailleurs on nous en rabat les oreilles, que nous vivons à l'époque des masses, que nous vivons dans des sociétés massifiées. L'individu, n'importe lequel, est divinisé au nom de l'égalité. Tout individu social a la même valeur, la personnalité n'est jamais prise en considération et pour cause puisqu'il n'y a plus de système référentiel de valeur sociale. Dans une communauté, par contre, la valeur humaine, qui est toujours personnalité sociale, est mesurée par son degré de conformation aux types idéaux proposés par le Mythe et que chaque membre de la communauté porte en soi comme une sorte de super-ego. Lorsque le Mythe s'effrite, lorsque ces archétypes idéaux ne sont plus ressentis comme tels, il n'y a plus de lien communautaire, de sorte que, à la limite, tout individu est considéré comme idéal en soi, par le simple fait qu'il est un individu. Ce qui reste pour tenir ensemble ce qui est devenu une société, c'est le lien toujours précaire et contingent créé par l'alliance des intérêts égoïstes de groupes d'individus, de classes, de partis, de chapelles, de sectes. La véritable dimension humaine, qui est dimension historique, est perdue; la société de masse ne se soucie plus en réalité ni du passé ni de l'avenir, elle ne vit que dans le présent et pour le présent. Ainsi elle ne fait plus de politique, elle ne fait que de l'économie, et de l'économie de la pire espèce, conditionnant tous les réflexes sociaux. Symptomatiquement, la préoccupation de l'avenir, les horizons de l'an 2000, ne sont invoqués que pour justifier et faire avaler l'insuccès économique du présent. Vous l'avez compris, nous sommes en train de parler de nos sociétés occidentales. Ces sociétés, au sein desquelles nous sommes nés et nous vivons, sont issues de la grande oekoumène chrétienne, qui avait été formée et conformée par le Mythe judéo-chrétien. Ce Mythe est mort depuis longtemps, avec son Dieu. Même la religion, telle que ce qui reste des Eglises encore la véhicule, est idéologisée, est devenue idéologie qui s'oppose à d'autres idéologies jaillies de la même source mythique, désormais tarie. Là où le Mythe avait organisé, harmonisé, uni et ainsi donné une signification et un contenu spirituel, c'est-à-dire humain, à la vie des hommes, les idéologies opposent, désunissent, désagrègent. L'idéologie rejette le Mythe comme irrationnel et prétend, elle, être rationnelle, être rationnellement fondée. Au fond, de façon implicite ou explicite, toute idéologie prétend être science et science de l'homme aussi. Et sur la lancée de sa quête de rationalisme, toute idéologie finit par se muer en anti-idéologie. En effet, puisqu'une idéologie ne va jamais sans idéologie contraire, cette constatation pousse à la recherche d'une synthèse dans une sorte de neutralité idéologique apparente, soutenue par la conviction saugrenue qu'en dernier ressort tout, même l'homme, est quantifiable, que tout peut être calculé, que la vie d'une société se réduit à un problème de gestion administrative.
    Les sociétés occidentales, par exemple, ont l'illusion de retrouver l'harmonie perdue, la fusion intime des contraires grâce aux vertus de la tolérance:, mais elles deviennent ainsi schizophrènes et rendent schizophrènes les individus les plus sensibles au climat social. L'individu occidental finit toujours par avoir mauvaise conscience, surtout au niveau du pouvoir, parce qu'il est tenaillé par deux exigences opposées, qu'il ne saurait satisfaire ensemble, disons, pour simplifier: l'exigence de liberté individuelle et l'exigence de justice sociale. L'écartèlement qui est au sein des sociétés est toujours aussi au coeur des individus et cela porte parfois à des conséquences cocasses, comme dans le cas des libéraux avancés qui voudraient aussi être à la fois socialistes et dans celui des communistes et socialistes qui voudraient aussi être libéraux. Et remarquez que si on se moque du Mythe, rejeté comme irrationnel, instinctivement on voudrait bien en récupérer le bénéfice social, en proposant des Anti-Mythes avec un idéal correspondant qui serait celui de l'Antihéros, idéal si bien représenté au niveau de la consommation quotidienne de pseudo-valeurs sociales, par l'artiste débraillé, chevelu, si possible un peu sale.
    Les sociétés communistes, elles aussi issues du Mythe judéo-chrétien, ont essayé une autre solution. Elles ont choisi l'intolérance, au bénéfice d'une seule idéologie, sommée en fait de prendre la place du Mythe. Mais puisque l'idéologie n'est pas un Mythe et donc ne peut pas être opérante dans l'âme des individus, les individus ne se conforment jamais à la norme idéologique. La conséquence bien connue en est que la société communiste est une société de contrainte. Pour être tout à fait exact: il y a dans la société communiste, à tous les niveaux, une obligation de contrainte, de sorte que l'épurateur lui-même finit toujours épuré, tandis que dans la société libéralo-démocratique on aboutit à une obligation de tolérance, dont même les délinquants finissent par bénéficier. Par ailleurs les sociétés communistes aussi, en dépit de certaines apparences "anti-économiques", ne vivent que dans le présent. La démonstration en est offerte, de façon périodique mais frappante, par la condamnation de tout présent révolu, qui y assume les aspects d'une célébration rituelle. Le présent est toujours divinisé ‹de Lénine à Staline jusqu'à Mao‹ pour être infailliblement condamné et conspué dès qu'il cède la place à un autre présent. Ainsi, somme toute, on peut bien dire que l'équation sociale de la société communiste donne comme résultat la même valeur que l'équation démocratico-libérale. Microscopiquement, au niveau des individus, la société libérale est plus attrayante, d'où le phénomène de la dissidence au sein des régimes communistes, les fuites, et par réaction le mur de Berlin. Mais remarquez aussi qu'au niveau macroscopique, de la masse en tant que telle, la fuite se produit surtout en sens inverse et que donc dans cet après-guerre les sociétés socialistes se sont multipliées.
    Que faire alors, à quoi s'attendre ? Permettez-moi de revenir encore une fois à Nietzsche. Nietzsche nous a dit parmi les premiers que la civilisation occidentale était entrée en agonie, une agonie à la durée imprévisible, et qu'elle allait mourir. Les nations européennes sont condamnées ou bien à sortir de l'histoire à la façon des Bororos chers à M. Lévi-Strauss, ou bien à mourir historiquement et voir dissoudre leur substance biologique dans des nations et des peuples à venir. Au fond, tout le monde en Europe est plus ou moins conscient et c'est bien à cause de cela qu'il y a depuis quelque temps un discours sur l'Europe. Mais cette Europe est conçue comme un prolongement des actuelles réalités sociales, comme le dernier moyen pour sauver ce qui est à l'agonie, ce qui est condamné à mort, c'est-à-dire la civilisation judéo-chrétienne. Mais si une Europe voit le jour dans un avenir plus ou moins lointain, elle n'aura de sens, historiquement, que si elle est telle que Friedrich Nietzsche la souhaitait, portée et organisée par un Mythe nouveau, fondamentalement étrangère à tout ce qui est aujourd'hui. Nous croyons savoir que ce nouveau Mythe est déjà là, qu'il est déjà apparu. Pour cela il y a des signes et des signes derrière les signes. A ses débuts, un Mythe est toujours extrêmement fragile, sa vie dépend toujours de quelques poignées d'hommes qui déjà le parlent. Dans une étude sur ce que j'appelle la musique européenne de Johann Sebastian Bach à Richard Wagner, j'ai essayé de montrer comment ce Nouveau Mythe et la nouvelle conscience historique qui le porte sont nés, de montrer aussi par quel chemin ce Nouveau Mythe s'est dirigé vers notre présent. S'il vit encore, il ne peut survivre qu'en vertu de la totale fidélité de ceux qui le portent à son jeune passé. Certes, il n'a pas encore tout dit, peut-être n'a-t-il que balbutié. Le Mythe, lorsqu'il est vivant, est toujours en train de se dire.
    Giorgio Locchi ( JANVIER 1979, XIIIième Colloque fédéral du G.R.E.C.E., Communication de Giorgio LOCCHI )

  • Soft power : le discret mais très influent pouvoir géopolitique du Vatican

    On a jamais autant parlé du Vatican, des papes et de l’Eglise que depuis la renonciation de Benoit XVI. Une occasion unique pour l’Eglise de rappeler sa vocation…

    L’État de la Cité du Vatican territoire qui abrite le « Saint-Siège » et est enclavé dans la ville de Rome, est le petit Etat du monde (832 habitants sur 0,44 km² : 1/5 ème de de Monaco !). Mais les juristes estiment qu’il n’est pas vraiment un Etat, n’ayant ni citoyens nationaux propres (la nationalité vaticane est liée à des fonctions et se perd automatiquement après), et n’étant pas totalement souverain sur son territoire (où l’Etat italien intervient). C’est d’ailleurs le « Saint Siège », en tant que gouvernement de l’Église, et non le Vatican, qui est représenté au niveau international via les « nonciatures apostoliques » (ambassades), et qui dispose d’un siège d’État « non-membre observateur » aux Nations unies.

    Malgré cela, la diplomatie vaticane a marqué de son empreinte les grandes dates de l’histoire moderne : Congrès de Vienne de 1815, qui mit fin aux guerres napoléoniennes et révolutionnaires ; Conférence de Vienne de 1961, qui codifia le droit diplomatique, ou encore guerre froide, durant laquelle le Saint Siège lutta contre le communisme et (depuis) en faveur de la démocratisation des anciens pays du Pacte de Varsovie, l’exemple le plus célèbre étant Solidarnosc, qui fit vaciller, avec l’appui de l’Eglise, la dictature communiste de Jaruzelski.

    Du point de vue de son fonctionnement, le Vatican est une monarchie élective. Le Pape y est élu à la majorité qualifiée de 2/3 des voix et règne à vie, mais il peut renoncer à son pouvoir, à l’instar de Benoit XVI. En fait, ce pouvoir « absolu » du Pape, qui choque tant d’âmes délicates, est assez théorique, car l’exécutif est délégué à un gouverneur en général chargé également de la représentation diplomatique. Mais surtout, la très puissante Curie romaine, contestée par nombre de Cardinaux en ce moment même car « trop italienne », puis la constitution du Vatican, réduisent considérablement la marge de manœuvre des Papes.

    Concernant le mythe de « l’hyperpuissance financière du Vatican», rappelons aux adeptes des théories christianophobes du complot, chères à Dan Brown, que le Vatican est souvent en déficit, que les dons des croyants sont en baisse constante, que ses richesses foncières lui coûtent plus qu’elles ne lui rapportent, qu’il doit payer les salaires de milliers d’employés du Saint Siège (dont 800 ecclésiastiques) et que lorsqu’il est en « excédant budgétaire » (recettes touristiques ; ventes d’objets sacrés, timbres, etc), on est à des années Lumières des centaines de milliards d’euros de bénéfices de l’Arabie saoudite (« le Vatican de l’islam »), ou des pétromonarchies du golfe, puisque l’on parle ici de dizaines de millions d’euros, lesquels ne vont pas remplir les poches des cardinaux et du Pape, contrairement aux Guides soufis du Sénégal ou à l’Aga Khan (chef des ismaéliens) ou même au Dalaï Lama, très riche, mais servent surtout à payer des coûts de fonctionnement. Benoist XVI n’a lui même qu’une modeste retraite de moins de 2700 euros par mois…

    L’Afrique et l’Asie : nouvelles terres chrétienne

    Bien que très fortement critiquée en Europe, notamment en France, en Espagne ou en Irlande, où elle est confrontée à une propagande de dénigrement sans précédents, l’Eglise catholique reste la première religion et l’une des plus pratiquées dans le monde. Elle est même en nette progression en Chine, malgré les persécutions, en Inde ou encore en Corée du Sud, qui perçoit l’Eglise catholique comme bien plus « moderne » que le bouddhisme, si à la mode chez les “bobos” d’Europe.

    En Afrique, l’Eglise est plus dynamique et fervente que jamais, malgré la double « concurrence » de l’islam, souvent agressif et du protestantisme évangélique ultra-prosélyte. On oublie trop souvent ou on ignore qu’à la différence de la plupart des autres églises et religions, l’Eglise catholique ne limite pas son action à ses propres ouailles, mais s’adresse à l’Humanité toute entière, fidèle à sa signification : catholikos, qui signifie universel. On omet aussi trop souvent de rappeler que l’Eglise est très diverse, qu’elle accepte moult tendances, telles les églises uniates, melkites ou maronites en Orient, qui autorisent déjà depuis longtemps le mariage de prêtres, ou encore l’Église africaine, qui bénéficie d’une autonomie lui permettant d’éviter une rupture entre le dogme romain et ses cultures nationales.

    Géopolitique et stratégie vaticane

    Comme le disait le Pape Jean XXIII à la fin des années 1960, « la stratégie de l’Église catholique est orientée autour d’un double projet : la pacification des relations internationales et l’extension de son influence, via une pastorale mondialisée ». Son objectif est donc celui d’une « pax catolica » visant à promouvoir une « société internationale pacifiée et harmonieuse».

    Mais plutôt que de souligner l’action humanitaire, éducative et philosophique extraordinaire menée chaque jour par l’Eglise dans le monde entier, auprès des pauvres (Egyptiens du Caire, exclus des villes industrielles d’Europe, « Intouchables » indiens arrachés à l’infériorité des castes par les écoles de Mère Téresa, etc.), on préfère dans notre Europe « post-chrétienne » focaliser l’attention des médias sur les cas horribles de pédophilie, qui existent en fait hélas dans tous les milieux éducatifs, religieux ou publics, chrétiens, musulmans, juifs, bouddhistes, hindouistes ou athées, c’est-à-dire partout où adultes et enfants se côtoient, à commencer par des familles dans toutes les sociétés, hélas. Et c’est tout à l’honneur de Benoit XVI d’avoir reconnu et combattu ces horreurs, numériquement faibles, mais totalement inacceptables. Car dans les autres milieux éducatifs non catholiques, les dirigeants et clergés concernés, qui connaissent des phénomènes similaires, n’ont pas le même courage de dénoncer et combattre chez eux les atteintes à l’intégrité physique et morale d’enfants violés, abusés par milliers chaque année dans trop de pays où les religions non-chrétiennes ne se remettent jamais en questions… A contrario, l’Eglise catholique demeure la seule qui accepte les critiques internes et externes.

    En réalité, la « géopolitique du Vatican est aux antipodes du politiquement correct et du matérialisme planétaire qui contribue à réifier l’homme toujours un peu plus : défense de la dignité humaine, de la vie, de la liberté de conscience, de la paix, de l’équité, ce qui inclut le droit à l’éducation, à la nourriture, à l’eau et à l’intégrité physique et aussi la condamnation de la torture et du terrorisme. En fait, ce qui choque le plus les consciences laïcisées, souvent christianophobes, c’est que l’Eglise catholique continue d’affirmer qu’elle est la « religio vera »… mais pourrait-elle survivre en disant le contraire ? Tout aussi insupportable pour la « dictature du relativisme » dénoncée par Roberto de Mattei, le Vatican, par la parole de Benoit XVI, aurait eu tort de réaffirmer aux musulmans et aux matérialistes, lors du discours de Ratisbonne, que la raison sans la foi est inanimée et que la foi sans la raison n’est que fanatisme aveugle.

    L’Eglise catholique ne peut que continuer à être à contre-courant, en dénonçant le relativisme, le mariage homosexuel, l’euthanasie, l’avortement, l’eugénisme, le mariage des prêtres, etc… Mais que penserait-on d’une Eglise qui accompagnerait le « mouvement », alors que l’écrasante majorité de ses fidèles les plus fervents, attendent au contraire d’elle qu’elle continue d’être le premier pôle mondial de résistance à la mondialisation marchande et à l’abrutissement des hommes par la contre-culture marchande « Mc world »…

    Les masses croyantes et mêmes non-pratiquantes attendent des églises que celles-ci leur délivrent un message spirituel, vertical, une colonne vertébrale, sans lesquels les hommes n’ont jamais réussi à vivre sans replonger très vite dans la barbarie. Pas du laxisme ou de la culture Skyrock ! Les deux dernières expériences qui ont tenté de se débarrasser des religions juive et chrétienne, le nazisme et le communisme, ont montré ce qu’est une société sans bien ni mal… Ainsi, face aux deux nouveaux totalitarisme que sont le matérialisme nihilisme marchand (« Matrix »), qui véhicule une nouvelle barbarie matérialiste, et sa réaction convulsive qu’est en partie l’islamisme radical (« Jihad »), qui propose la soumission à la théocratie coranique, le message du christianisme délivré en premier par l’Eglise catholique apparaît comme la voie médiane, celle du respect et de l’épanouissement de la personne humaine, car l’Amour et le Pardon, messages du christianisme, sont les seules solutions pour que les hommes vivent en harmonie. C’est peut être parce que l’Eglise est porteuse d’idées si révolutionnaires et positivement subversives qu’elle est attaquée en Occident comme ailleurs par les tenants de Jihad et de Mc Wolrd, ennemis interdépendants de la civilisation humaniste.

    Alexandre Del Valle dans atlantico

    Alexandre del Valle est un géopolitologue renommé. Ancien éditorialiste à France Soir, il enseigne les relations internationales à l’Université de Metz et est chercheur associé à l’Institut Choiseul. Il a publié plusieurs livres sur la faiblesse des démocraties, les Balkans, la Turquie et le terrorisme islamique.

    http://fr.altermedia.info

  • 1882 Qu'est-ce qu'une nation ?

    Le 11 mars 1882, Ernest Renan (1823-1892) prononce à la Sorbonne une conférence mémorable devant un public qui porte encore en lui la blessure de la défaite de 1870-1871 et la perte de l'Alsace et la Lorraine du Nord.

    Ex-séminariste devenu antireligieux et antichrétien, le grand philosophe républicain et laïc exalte une nation idéalisée fondée sur la volonté de chacun et l'oppose à la nation allemande fondée sur les liens culturels. Il dénonce avec justesse l'identification de la Nation à une race tout autant qu'à une langue ou une religion mais il retient pour la définir un double principe spirituel (attachement à un passé commun, désir de poursuivre l'aventure nationale ensemble). Est-ce un hasard si les Français contemporains de Renan pouvaient se reconnaître dans cette définition ? Les Français du XXIe siècle peuvent-ils encore s'y reconnaître ?...

    On peut confronter la définition quasi-religieuse de la Nation par Renan à la définition tempérée qu'en donnait Tocqueville, un demi-siècle plus tôt. L'auteur de De la démocratie en Amérique était encore imprégné du Siècle des Lumières (le XVIIIe) tandis que Renan annonce déjà le siècle des totalitarismes (le XXe).

    Qu'est-ce qu'une nation ? (conférence d'Ernest Renan à la Sorbonne, 11 mars 1882)

    Je me propose d'analyser avec vous une idée, claire en apparence, mais qui prête aux plus dangereux malentendus. Les formes de la société humaine sont des plus variées. Les grandes agglomérations d'hommes à la façon de la Chine, de l'Égypte, de la plus ancienne Babylonie ; - la tribu à la façon des Hébreux, des Arabes ; - la cité à la façon d'Athènes et de Sparte ; - les réunions de pays divers à la manière de l'Empire carlovingien ; - les communautés sans patrie, maintenues par le lien religieux, comme sont celles des israélites, des parsis ; - les nations comme la France, l'Angleterre et la plupart des modernes autonomies européennes ; - les confédérations à la façon de la Suisse, de l'Amérique ; - des parentés comme celles que la race, ou plutôt la langue, établit entre les différentes branches de Germains, les différentes branches de Slaves ; - voilà des modes de groupements qui tous existent, ou bien ont existé, et qu'on ne saurait confondre les uns avec les autres sans les plus sérieux inconvénients. À l'époque de la Révolution française, on croyait que les institutions de petites villes indépendantes, telles que Sparte et Rome, pouvaient s'appliquer à nos grandes nations de trente à quarante millions d'âmes. De nos jours, on commet une erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et l'on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. Tâchons d'arriver à quelque précision en ces questions difficiles, où la moindre confusion sur le sens des mots, à l'origine du raisonnement, peut produire à la fin les plus funestes erreurs. Ce que nous allons faire est délicat, c'est presque de la vivisection, nous allons traiter les vivants comme d'ordinaire on traite les morts. Nous y mettrons la froideur, l'impartialité la plus absolue.

    Chapitre 1

    Depuis la fin de l'Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l'Empire de Charlemagne, l'Europe occidentale nous apparaît divisée en nations, dont quelques-unes, à certaines époques, ont cherché à exercer une hégémonie sur les autres, sans jamais y réussir d'une manière durable. Ce que n'ont pu Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier, personne probablement ne le pourra dans l'avenir. L'établissement d'un nouvel Empire romain ou d'un nouvel Empire de Charlemagne est devenu une impossibilité. La division de l'Europe est trop grande pour qu'une tentative de domination universelle ne provoque pas très vite une coalition qui fasse rentrer la nation ambitieuse dans ses bornes naturelles. Une sorte d'équilibre est établi pour longtemps. La France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie seront encore, dans des centaines d'années, et malgré les aventures qu'elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d'un damier, dont les cases varient sans cesse d'importance et de grandeur, mais ne se confondent jamais tout à fait.

    Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d'assez nouveau dans l'histoire. L'antiquité ne les connut pas : l'Égypte, la Chine, l'antique Chaldée ne furent à aucun degré des nations. C'étaient des troupeaux menés par un fils du Soleil, ou un fils du Ciel. Il n'y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus qu'il n'y a de citoyens chinois. L'antiquité classique eut des républiques et des royautés municipales, des confédérations de républiques locales, des empires ; elle n'eut guère la nation au sens où nous la comprenons. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr sont de petits centres d'admirable patriotisme ; mais ce sont des cités avec un territoire relativement restreint. La Gaule, l'Espagne, l'Italie, avant leur absorption dans l'Empire romain, étaient des ensembles de peuplades, souvent liguées entre elles, mais sans institutions centrales, sans dynasties. L'Empire assyrien, l'Empire persan, l'Empire d'Alexandre ne furent pas non plus des patries. Il n'y eut jamais de patriotes assyriens ; l'Empire persan fut une vaste féodalité. Pas une nation ne rattache ses origines à la colossale aventure d'Alexandre, qui fut cependant si riche en conséquences pour l'histoire générale de la civilisation.

    L'Empire romain fut bien plus près d'être une patrie. En retour de l'immense bienfait de la cessation des guerres, la domination romaine, d'abord si dure, fut bien vite aimée. Ce fut une grande association, synonyme d'ordre, de paix et de civilisation. Dans les derniers temps de l'Empire, il y eut, chez les âmes élevées, chez les évêques éclairés, chez les lettrés, un vrai sentiment de «la paix romaine», opposée au chaos menaçant de la barbarie. Mais un empire, douze fois grand comme la France actuelle, ne saurait former un État dans l'acception moderne. La scission de l'Orient et de l'Occident était inévitable. Les essais d'un empire gaulois, au IIIe siècle, ne réussirent pas. C'est l'invasion germanique qui introduisit dans le monde le principe qui, plus tard, a servi de base à l'existence des nationalités.

    Que firent les peuples germaniques, en effet, depuis leurs grandes invasions du Ve siècle jusqu'aux dernières conquêtes normandes au Xe ? Ils changèrent peu le fond des races mais ils imposèrent des dynasties et une aristocratie militaire à des parties plus ou moins considérables de l'ancien Empire d'Occident, lesquelles prirent le nom de leurs envahisseurs. De là une France, une Burgondie, une Lombardie ; plus tard, une Normandie. La rapide prépondérance que prit l'empire franc refait un moment l'unité de l'Occident ; mais cet empire se brise irrémédiablement vers le milieu du IXe siècle ; le traité de Verdun trace des divisions immuables en principe, et dès lors la France, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne s'acheminent, par des voies souvent détournées et à travers mille aventures, à leur pleine existence nationale, telle que nous la voyons s'épanouir aujourd'hui.

    Qu'est-ce qui caractérise, en effet, ces différents États ? C'est la fusion des populations qui les composent. Dans les pays que nous venons d'énumérer, rien d'analogue à ce que vous trouverez en Turquie, où le Turc, le Slave, le Grec, l'Arménien, l'Arabe, le Syrien, le Kurde sont aussi distincts aujourd'hui qu'au jour de la conquête. Deux circonstances essentielles contribuèrent à ce résultat. D'abord le fait que les peuples germaniques adoptèrent le christianisme dès qu'ils eurent des contacts un peu suivis avec les peuples grecs et latins. Quand le vainqueur et le vaincu sont de la même religion, ou plutôt, quand le vainqueur adopte la religion du vaincu, le système turc, la distinction absolue des hommes d'après la religion, ne peut plus se produire. La seconde circonstance fut, de la part des conquérants, l'oubli de leur propre langue. Les petits-fils de Clovis, d'Alaric, de Gondebaud, d'Alboïn, de Rollon, parlaient déjà roman. Ce fait était lui-même la conséquence d'une autre particularité importante ; c'est que les Francs, les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Normands avaient très peu de femmes de leur race avec eux. Pendant plusieurs générations, les chefs ne se marient qu'avec des femmes germaines ; mais leurs concubines sont latines, les nourrices des enfants sont latines ; toute la tribu épouse des femmes latines ; ce qui fit que la lingua francica, la lingua gothica n'eurent, depuis l'établissement des Francs et des Goths en terres romaines, que de très courtes destinées. Il n'en fut pas ainsi en Angleterre ; car l'invasion anglo-saxonne avait sans doute des femmes avec elle ; la population bretonne s'enfuit, et, d'ailleurs, le latin n'était plus, ou même, ne fut jamais dominant dans la Bretagne. Si on eût généralement parlé gaulois dans la Gaule, au Ve siècle, Clovis et les siens n'eussent pas abandonné le germanique pour le gaulois.

    De là ce résultat capital que, malgré l'extrême violence des moeurs des envahisseurs germains, le moule qu'ils imposèrent devint, avec les siècles, le moule même de la nation. France devint très légitimement le nom d'un pays où n'était entrée qu'une imperceptible minorité de Francs. Au Xe siècle, dans les premières chansons de geste, qui sont un miroir si parfait de l'esprit du temps, tous les habitants de la France sont des Français. L'idée d'une différence de races dans la population de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. La différence du noble et du vilain est aussi accentuée que possible ; mais la différence de l'un à l'autre n'est en rien une différence ethnique ; c'est une différence de courage, d'habitudes et d'éducation transmise héréditairement ; l'idée que l'origine de tout cela soit une conquête ne vient à personne. Le faux système d'après lequel la noblesse dut son origine à un privilège conféré par le roi pour de grands services rendus à la nation, si bien que tout noble est un anobli, ce système est établi comme un dogme dès le XIIIe siècle. La même chose se passa à la suite de presque toutes les conquêtes normandes. Au bout d'une ou deux générations, les envahisseurs normands ne se distinguaient plus du reste de la population ; leur influence n'en avait pas moins été profonde ; ils avaient donné au pays conquis une noblesse, des habitudes militaires, un patriotisme qu'il n'avait pas auparavant.

    L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière les faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. L'unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d'une extermination et d'une terreur continuée pendant près d'un siècle. Le roi de France, qui est, si j'ose le dire, le type idéal d'un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu'il y ait ; le roi de France, vu de trop près, a perdu son prestige ; la nation qu'il avait formée l'a maudit, et, aujourd'hui, il n'y a que les esprits cultivés qui sachent ce qu'il valait et ce qu'il a fait.

    C'est par le contraste que ces grandes lois de l'histoire de l'Europe occidentale deviennent sensibles. Dans l'entreprise que le roi de France, en partie par sa tyrannie, en partie par sa justice, a si admirablement menée à terme, beaucoup de pays ont échoué. Sous la couronne de saint Étienne, les Magyars et les Slaves sont restés aussi distincts qu'ils l'étaient il y a huit cents ans. Loin de fondre les éléments divers de ses domaines, la maison de Habsbourg les a tenus distincts et souvent opposés les uns aux autres. En Bohême, l'élément tchèque et l'élément allemand sont superposés comme l'huile et l'eau dans un verre. La politique turque de la séparation des nationalités d'après la religion a eu de bien plus graves conséquences : elle a causé la ruine de l'Orient. Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n'ont entre elles presque rien en commun. Or l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde, alain, taïfale, visigoth ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. Il n'y a pas en France dix familles qui puissent fournir la preuve d'une origine franque, et encore une telle preuve serait-elle essentiellement défectueuse, par suite de mille croisements inconnus qui peuvent déranger tous les systèmes des généalogistes.

    La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens. Tantôt l'unité a été réalisée par une dynastie, comme c'est le cas pour la France ; tantôt elle l'a été par la volonté directe des provinces, comme c'est le cas pour la Hollande, la Suisse, la Belgique ; tantôt par un esprit général, tardivement vainqueur des caprices de la féodalité, comme c'est le cas pour l'Italie et l'Allemagne. Toujours une profonde raison d'être a présidé à ces formations. Les principes, en pareils cas, se font jour par les surprises les plus inattendues. Nous avons vu, de nos jours, l'Italie unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires. Chaque défaite avançait les affaires de l'Italie ; chaque victoire perdait la Turquie ; car l'Italie est une nation, et la Turquie, hors de l'Asie Mineure, n'en est pas une. C'est la gloire de la France d'avoir, par la Révolution française, proclamé qu'une nation existe par elle-même. Nous ne devons pas trouver mauvais qu'on nous imite. Le principe des nations est le nôtre. Mais qu'est-ce donc qu'une nation ? Pourquoi la Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de Parme n'en sont pas une ? Comment la France persiste-t-elle à être une nation, quand le principe qui l'a créée a disparu ? Comment la Suisse, qui a trois langues, deux religions, trois ou quatre races, est-elle une nation, quand la Toscane, par exemple, qui est si homogène, n'en est pas une ? Pourquoi l'Autriche est-elle un État et non pas une nation ? En quoi le principe des nationalités diffère-t-il du principe des races ? Voilà des points sur lesquels un esprit réfléchi tient à être fixé, pour se mettre d'accord avec lui-même. Les affaires du monde ne se règlent guère par ces sortes de raisonnements mais les hommes appliqués veulent porter en ces matières quelque raison et démêler les confusions où s'embrouillent les esprits superficiels.

    Chapitre 2

    À entendre certains théoriciens politiques, une nation est avant tout une dynastie, représentant une ancienne conquête, conquête acceptée d'abord, puis oubliée par la masse du peuple. Selon les politiques dont je parle, le groupement de provinces effectué par une dynastie, par ses guerres, par ses mariages, par ses traités, finit avec la dynastie qui l'a formé. Il est très vrai que la plupart des nations modernes ont été faites par une famille d'origine féodale, qui a contracté mariage avec le sol et qui a été en quelque sorte un noyau de centralisation. Les limites de la France en 1789 n'avaient rien de naturel ni de nécessaire. La large zone que la maison capétienne avait ajoutée à l'étroite lisière du traité de Verdun fut bien l'acquisition personnelle de cette maison. À l'époque où furent faites les annexions, on n'avait l'idée ni des limites naturelles, ni du droit des nations, ni de la volonté des provinces. La réunion de l'Angleterre, de l'Irlande et de l'Écosse fut de même un fait dynastique. L'Italie n'a tardé si longtemps à être une nation que parce que, parmi ses nombreuses maisons régnantes, aucune, avant notre siècle, ne se fit le centre de l'unité. Chose étrange, c'est à l'obscure île de Sardaigne, terre à peine italienne, qu'elle a pris un titre royal. La Hollande, qui s'est créée elle-même, par un acte d'héroïque résolution, a néanmoins contracté un mariage intime avec la maison d'Orange, et elle courrait de vrais dangers le jour où cette union serait compromise.

    Une telle loi, cependant, est-elle absolue ? Non, sans doute. La Suisse et les États-Unis, qui se sont formés comme des conglomérats d'additions successives, n'ont aucune base dynastique. Je ne discuterai pas la question en ce qui concerne la France. Il faudrait avoir le secret de l'avenir. Disons seulement que cette grande royauté française avait été si hautement nationale, que, le lendemain de sa chute, la nation a pu tenir sans elle. Et puis le XVIIIe siècle avait changé toute chose. L'homme était revenu, après des siècles d'abaissement, à l'esprit antique, au respect de lui-même, à l'idée de ses droits. Les mots de patrie et de citoyen avaient repris leur sens. Ainsi a pu s'accomplir l'opération la plus hardie qui ait été pratiquée dans l'histoire, opération que l'on peut comparer à ce que serait, en physiologie, la tentative de faire vivre en son identité première un corps à qui l'on aurait enlevé le cerveau et le coeur.

    Il faut donc admettre qu'une nation peut exister sans principe dynastique, et même que des nations qui ont été formées par des dynasties peuvent se séparer de cette dynastie sans pour cela cesser d'exister. Le vieux principe qui ne tient compte que du droit des princes ne saurait plus être maintenu ; outre le droit dynastique, il y a le droit national. Ce droit national, sur quel critérium le fonder ? à quel signe le connaître ? de quel fait tangible le faire dériver ?

    I. - De la race, disent plusieurs avec assurance.
    Les divisions artificielles, résultant de la féodalité, des mariages princiers, des congrès de diplomates, sont caduques. Ce qui reste ferme et fixe, c'est la race des populations. Voilà ce qui constitue un droit, une légitimité. La famille germanique, par exemple, selon la théorie que j'expose, a le droit de reprendre les membres épars du germanisme, même quand ces membres ne demandent pas à se rejoindre. Le droit du germanisme sur telle province est plus fort que le droit des habitants de cette province sur eux-mêmes. On crée ainsi une sorte de droit primordial analogue à celui des rois de droit divin ; au principe des nations on substitue celui de l'ethnographie. C'est là une très grande erreur, qui, si elle devenait dominante, perdrait la civilisation européenne. Autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès.

    Dans la tribu et la cité antiques, le fait de la race avait, nous le reconnaissons, une importance de premier ordre. La tribu et la cité antiques n'étaient qu'une extension de la famille. À Sparte, à Athènes, tous les citoyens étaient parents à des degrés plus ou moins rapprochés. Il en était de même chez les Beni-Israël ; il en est encore ainsi dans les tribus arabes. D'Athènes, de Sparte, de la tribu israélite, transportons-nous dans l'Empire romain. La situation est tout autre. Formée d'abord par la violence, puis maintenue par l'intérêt, cette grande agglomération de villes, de provinces absolument différentes, porte à l'idée de race le coup le plus grave. Le christianisme, avec son caractère universel et absolu, travaille plus efficacement encore dans le même sens. Il contracte avec l'Empire romain une alliance intime, et, par l'effet de ces deux incomparables agents d'unification, la raison ethnographique est écartée du gouvernement des choses humaines pour des siècles.

    L'invasion des barbares fut, malgré les apparences, un pas de plus dans cette voie. Les découpures de royaumes barbares n'ont rien d'ethnographique ; elles sont réglées par la force ou le caprice des envahisseurs. La race des populations qu'ils subordonnaient était pour eux la chose la plus indifférente. Charlemagne refit à sa manière ce que Rome avait déjà fait : un empire unique composé des races les plus diverses ; les auteurs du traité de Verdun, en traçant imperturbablement leurs deux grandes lignes du nord au sud, n'eurent pas le moindre souci de la race des gens qui se trouvaient à droite ou à gauche. Les mouvements de frontière qui s'opérèrent dans la suite du Moyen Âge furent aussi en dehors de toute tendance ethnographique. Si la politique suivie de la maison capétienne est arrivée à grouper à peu près, sous le nom de France, les territoires de l'ancienne Gaule, ce n'est pas là un effet de la tendance qu'auraient eue ces pays à se rejoindre à leurs congénères. Le Dauphiné, la Bresse, la Provence, la Franche-Comté ne se souvenaient plus d'une origine commune. Toute conscience gauloise avait péri dès le IIe siècle de notre ère, et ce n'est que par une vue d'érudition que, de nos jours, on a retrouvé rétrospectivement l'individualité du caractère gaulois.

    La considération ethnographique n'a donc été pour rien dans la constitution des nations modernes. La France est celtique, ibérique, germanique. L'Allemagne est germanique, celtique et slave. L'Italie est le pays où l'ethnographie est la plus embarrassée. Gaulois, Étrusques, Pélasges, Grecs, sans parler de bien d'autres éléments, s'y croisent dans un indéchiffrable mélange. Les îles Britanniques, dans leur ensemble, offrent un mélange de sang celtique et germain dont les proportions sont singulièrement difficiles à définir.

    La vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l'Angleterre, la France, l'Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé. L'Allemagne fait-elle à cet égard une exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le Sud a été gaulois. Tout l'Est, à partir d'Elbe, est slave. Et les parties que l'on prétend réellement pures le sont-elles en effet ? Nous touchons ici à un des problèmes sur lesquels il importe le plus de se faire des idées claires et de prévenir les malentendus.

    Les discussions sur les races sont interminables, parce que le mot race est pris par les historiens philologues et par les anthropologistes physiologistes dans deux sens tout à fait différents. Pour les anthropologistes, la race a le même sens qu'en zoologie ; elle indique une descendance réelle, une parenté par le sang. Or l'étude des langues et de l'histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie. Les mots des brachycéphales, de dolichocéphales n'ont pas de place en histoire ni en philologie. Dans le groupe humain qui créa les langues et la discipline aryennes, il y avait déjà des brachycéphales et des dolichocéphales. Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les langues et l'institution dites sémitiques. En d'autres termes, les origines zoologiques de l'humanité sont énormément antérieures aux origines de la culture, de la civilisation, du langage. Les groupes aryen primitif, sémitique primitif, touranien primitif n'avaient aucune unité physiologique. Ces groupements sont des faits historiques qui ont eu lieu à une certaine époque, mettons il y a quinze ou vingt mille ans, tandis que l'origine zoologique de l'humanité se perd dans des ténèbres incalculables. Ce qu'on appelle philologiquement et historiquement la race germanique est sûrement une famille bien distincte dans l'espèce humaine. Mais est-ce là une famille au sens anthropologique ? Non, assurément. L'apparition de l'individualité germanique dans l'histoire ne se fait que très peu de siècles avant Jésus-Christ. Apparemment les Germains ne sont pas sortis de terre à cette époque. Avant cela, fondus avec les Slaves dans la grande masse indistincte des Scythes, ils n'avaient pas leur individualité à part. Un Anglais est bien un type dans l'ensemble de l'humanité. Or le type de ce qu'on appelle très improprement la race anglo-saxonne n'est ni le Breton du temps de César, ni l'Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de Guillaume le Conquérant ; c'est la résultante de tout cela. Le Français n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui est sorti de la grande chaudière où, sous la présidence du roi de France, ont fermenté ensemble les éléments les plus divers. Un habitant de Jersey ou de Guernesey ne diffère en rien, pour les origines, de la population normande de la côte voisine. Au XIe siècle, l'oeil le plus pénétrant n'eut pas saisi des deux côtés du canal la plus légère différence. D'insignifiantes circonstances font que Philippe-Auguste ne prend pas ces îles avec le reste de la Normandie. Séparées les unes des autres depuis près de sept cents ans, les deux populations sont devenues non seulement étrangères les unes aux autres, mais tout à fait dissemblables. La race, comme nous l'entendons, nous autres, historiens, est donc quelquechose qui se fait et se défait. L'étude de la race est capitale pour le savant qui s'occupe de l'histoire de l'humanité. Elle n'a pas d'application en politique. La conscience instinctive qui a présidé à la confection de la carte d'Europe n'a tenu aucun compte de la race, et les premières nations de l'Europe sont des nations de sang essentiellement mélangé.

    Le fait de la race, capital à l'origine, va donc toujours perdant de son importance. L'histoire humaine diffère essentiellement de la zoologie. La race n'y est pas tout, comme chez les rongeurs ou les félins, et on n'a pas le droit d'aller par le monde tâter le crâne des gens, puis les prendre à la gorge en leur disant : «Tu es notre sang ; tu nous appartiens !» En dehors des caractères anthropologiques, il y a la raison, la justice, le vrai, le beau, qui sont les mêmes pour tous. Tenez, cette politique ethnographique n'est pas sûre. Vous l'exploitez aujourd'hui contre les autres ; puis vous la voyez se tourner contre vous-mêmes. Est-il certain que les Allemands, qui ont élevé si haut le drapeau de l'ethnographie, ne verront pas les Slaves venir analyser, à leur tour, les noms des villages de la Saxe et de la Lusace, rechercher les traces des Wiltzes ou des Obotrites, et demander compte des massacres et des ventes en masse que les Othons firent de leurs aïeux ? Pour tous il est bon de savoir oublier.

    J'aime beaucoup l'ethnographie ; c'est une science d'un rare intérêt ; mais, comme je la veux libre, je la veux sans application politique. En ethnographie, comme dans toutes les études, les systèmes changent ; c'est la condition du progrès. Les limites des États suivraient les fluctuations de la science. Le patriotisme dépendrait d'une dissertation plus ou moins paradoxale. On viendrait dire au patriote : «Vous vous trompiez ; vous versiez votre sang pour telle cause ; vous croyiez être celte ; non, vous êtes germain». Puis, dix ans après, on viendra vous dire que vous êtes slave. Pour ne pas fausser la science, dispensons-la de donner un avis dans ces problèmes, où sont engagés tant d'intérêts. Soyez sûrs que, si on la charge de fournir des éléments à la diplomatie, on la surprendra bien des fois en flagrant délit de complaisance. Elle a mieux à faire : demandons-lui tout simplement la vérité.

    II . - Ce que nous venons de dire de la race, il faut le dire de la langue.
    La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues. Il y a dans l'homme quelque chose de supérieur à la langue : c'est la volonté. La volonté de la Suisse d'être unie, malgré la variété de ses idiomes, est un fait bien plus important qu'une similitude souvent obtenue par des vexations.

    Un fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à obtenir l'unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes choses en des langages différents ? Nous parlions tout à l'heure de l'inconvénient qu'il y aurait à faire dépendre la politique internationale de l'ethnographie. Il n'y en aurait pas moins à la faire dépendre de la philologie comparée. Laissons à ces intéressantes études l'entière liberté de leurs discussions ; ne les mêlons pas à ce qui en altérerait la sérénité. L'importance politique qu'on attache aux langues vient de ce qu'on les regarde comme des signes de race. Rien de plus faux. La Prusse, où l'on ne parle plus qu'allemand, parlait slave il y a quelques siècles ; le pays de Galles parle anglais ; la Gaule et l'Espagne parlent l'idiome primitif d'Albe la Longue ; l'Égypte parle arabe ; les exemples sont innombrables. Même aux origines, la similitude de langue n'entraînait pas la similitude de race. Prenons la tribu proto-aryenne ou proto-sémite ; il s'y trouvait des esclaves, qui parlaient la même langue que leurs maîtres ; or l'esclave était alors bien souvent d'une race différente de celle de son maître. Répétons-le : ces divisions de langues indo-européennes, sémitiques et autres, créées avec une si admirable sagacité par la philologie comparée, ne coïncident pas avec les divisions de l'anthropologie. Les langues sont des formations historiques, qui indiquent peu de choses sur le sang de ceux qui les parlent, et qui, en tout cas, ne sauraient enchaîner la liberté humaine quand il s'agit de déterminer la famille avec laquelle on s'unit pour la vie et pour la mort.

    Cette considération exclusive de la langue a, comme l'attention trop forte donnée à la race, ses dangers, ses inconvénients. Quand on y met de l'exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure. On quitte le grand air qu'on respire dans le vaste champ de l'humanité pour s'enfermer dans des conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l'esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation. N'abandonnons pas ce principe fondamental, que l'homme est un être raisonnable et moral, avant d'être parqué dans telle ou telle langue, avant d'être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine. Voyez les grands hommes de la Renaissance ; ils n'étaient ni français, ni italiens, ni allemands. Ils avaient retrouvé, par leur commerce avec l'antiquité, le secret de l'éducation véritable de l'esprit humain, et ils s'y dévouaient corps et âme. Comme ils firent bien !

    III. - La religion ne saurait non plus offrir une base suffisante à l'établissement d'une nationalité moderne.
    À l'origine, la religion tenait à l'existence même du groupe social. Le groupe social était une extension de la famille. La religion, les rites étaient des rites de famille. La religion d'Athènes, c'était le culte d'Athènes même, de ses fondateurs mythiques, de ses lois, de ses usages. Elle n'impliquait aucune théologie dogmatique. Cette religion était, dans toute la force du terme, une religion d'État. On n'était pas athénien si on refusait de la pratiquer. C'était au fond le culte de l'Acropole personnifiée. Jurer sur l'autel d'Aglaure, c'était prêter le serment de mourir pour la patrie. Cette religion était l'équivalent de ce qu'est chez nous l'acte de tirer au sort, ou le culte du drapeau. Refuser de participer à un tel culte était comme serait dans nos sociétés modernes refuser le service militaire. C'était déclarer qu'on n'était pas athénien. D'un autre côté, il est clair qu'un tel culte n'avait pas de sens pour celui qui n'était pas d'Athènes ; aussi n'exerçait-on aucun prosélytisme pour forcer des étrangers à l'accepter ; les esclaves d'Athènes ne le pratiquaient pas. Il en fut de même dans quelques petites républiques du Moyen Âge. On n'était pas bon vénitien si l'on ne jurait point par saint Marc ; on n'était pas bon amalfitain si l'on ne mettait pas saint André au-dessus de tous les autres saints du paradis. Dans ces petites sociétés, ce qui a été plus tard persécution, tyrannie, était légitime et tirait aussi peu à conséquence que le fait chez nous de souhaiter la fête au père de famille et de lui adresser des voeux au premier jour de l'an.

    Ce qui était vrai à Sparte, à Athènes, ne l'était déjà plus dans les royaumes sortis de la conquête d'Alexandre, ne l'était surtout plus dans l'Empire romain. Les persécutions d'Antiochus Épiphane pour amener l'Orient au culte de Jupiter Olympien, celles de l'Empire romain pour maintenir une prétendue religion d'État furent une faute, un crime, une véritable absurdité. De nos jours, la situation est parfaitement claire. Il n'y a plus de masses croyant d'une manière uniforme. Chacun croit et pratique à sa guise, ce qu'il peut, comme il veut. Il n'y a plus de religion d'État ; on peut être français, anglais, allemand, en étant catholique, protestant, israélite, en ne pratiquant aucun culte. La religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun. La division des nations en catholiques, protestantes, n'existe plus. La religion, qui, il y a cinquante-deux ans, était un élément si considérable dans la formation de la Belgique, garde toute son importance dans le for intérieur de chacun ; mais elle est sortie presque entièrement des raisons qui tracent les limites des peuples.

    IV. - La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre les hommes.
    Les intérêts, cependant, suffisent-ils à faire une nation ? Je ne le crois pas. La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps à la fois ; un Zollverein n'est pas une patrie.

    V. - La géographie, ce qu'on appelle les frontières naturelles, a certainement une part considérable dans la division des nations.
    La géographie est un des facteurs essentiels de l'histoire. Les rivières ont conduit les races ; les montagnes les ont arrêtées. Les premières ont favorisé, les secondes ont limité les mouvements historiques. Peut-on dire cependant, comme le croient certains partis, que les limites d'une nation sont écrites sur la carte et que cette nation a le droit de s'adjuger ce qui est nécessaire pour arrondir certains contours, pour atteindre telle montagne, telle rivière, à laquelle on prête une sorte de faculté limitante a priori ? Je ne connais pas de doctrine plus arbitraire ni plus funeste. Avec cela, on justifie toutes les violences. Et, d'abord, sont-ce les montagnes ou bien sont-ce les rivières qui forment ces prétendues frontières naturelles ? Il est incontestable que les montagnes séparent ; mais les fleuves réunissent plutôt. Et puis toutes les montagnes ne sauraient découper des États. Quelles sont celles qui séparent et celles qui ne séparent pas ? De Biarritz à Tornea, il n'y a pas une embouchure de fleuve qui ait plus qu'une autre un caractère bornal. Si l'histoire l'avait voulu, la Loire, la Seine, la Meuse, l'Elbe, l'Oder auraient, autant que le Rhin, ce caractère de frontière naturelle qui a fait commettre tant d'infractions au droit fondamental, qui est la volonté des hommes. On parle de raisons stratégiques. Rien n'est absolu ; il est clair que bien des concessions doivent être faites à la nécessité. Mais il ne faut pas que ces concessions aillent trop loin. Autrement, tout le monde réclamera ses convenances militaires, et ce sera la guerre sans fin. Non, ce n'est pas la terre plus que la race qui fait une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ; l'homme fournit l'âme. L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol.

    Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe spirituel : la race, la langue, les intérêts, l'affinité religieuse, la géographie, les nécessités militaires. Que faut-il donc en plus ? Par suite de ce qui a été dit antérieurement, je n'aurai pas désormais à retenir bien longtemps votre attention.

    Chapitre 3

    Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, Messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant spartiate : «Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes» est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.

    Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. Je disais tout à l'heure : «avoir souffert ensemble»  ; oui, la souffrance en commun unit plus que la joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l'effort en commun.

    Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : «Tu m'appartiens, je te prends». Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.

    Nous avons chassé de la politique les abstractions métaphysiques et théologiques. Que reste-t-il, après cela ? Il reste l'homme, ses désirs, ses besoins. La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.

    Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'oeuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l'humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles. Je me dis souvent qu'un individu qui aurait les défauts tenus chez les nations pour des qualités, qui se nourrirait de vaine gloire ; qui serait à ce point jaloux, égoïste, querelleur ; qui ne pourrait rien supporter sans dégainer, serait le plus insupportable des hommes. Mais toutes ces dissonances de détail disparaissent dans l'ensemble. Pauvre humanité, que tu as souffert ! que d'épreuves t'attendent encore ! Puisse l'esprit de sagesse te guider pour te préserver des innombrables dangers dont ta route est semée !

    Je me résume, Messieurs. L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de coeur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu'exige l'abdication de l'individu au profit d'une communauté, elle est légitime, elle a le droit d'exister. Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre à terre. «Consulter les populations, fi donc ! quelle naïveté ! Voilà bien ces chétives idées françaises qui prétendent remplacer la diplomatie et la guerre par des moyens d'une simplicité enfantine». - Attendons, Messieurs ; laissons passer le règne des transcendants ; sachons subir le dédain des forts. Peut-être, après bien des tâtonnements infructueux, reviendra-t-on à nos modestes solutions empiriques. Le moyen d'avoir raison dans l'avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé.

    http://www.herodote.net

  • Vu sur le net :: Mariage, Famille, avortement, homosexualité, Pas de langue de bois pour les évèques du Cameroun!

    famille-chretienne

    Depuis le Mercredi des Cendres, les évêques de Cameroun font prier lors de chaque messe pour le respect de la vie et de la famille humaine. Extraits : 

    « Père infiniment bon, pour fonder la famille humaine, tu as créé l’homme et la femme, Différents et complémentaires. A eux et à eux seuls,Tu as donné la grâce de s’unir par amour dans le mariage et de procréer naturellement.

    « Donne à chacun de nous et à notre monde, De respecter le sens sacré de la sexualité et du mariage Entre l’homme et la femme.

    « Dieu riche en miséricorde, pardonne les péchés commis contre la vie : l’avortement provoqué, l’inceste, la pédophilie, et l’homosexualité. Sauve de la destruction de la famille humaine que tu as créée par amour. Donne à chacun de nous et à notre pays le Cameroun, la grâce de respecter ton dessein concernant la famille et la vie humaine. »

     Voilà qui est inhabituel de clarté, par les temps qui courent… Cette prière n’est d’ailleurs possible que dans un contexte d’aussi grande franchise de la part des responsables de l’Église catholique au Cameroun.

    Le 13 janvier dernier, s’exprimant au nom de tous ses confrères évêques, Mgr Atanga, président de la Conférence épiscopale nationale du Cameroun a signé le texte que je reproduis in extenso ci-dessous pour que nous puissions prendre la mesure du glissement du langage sur ces questions dans les pays « développés » : y a-t-il beaucoup de prélats qui oseraient des termes aussi directs ? Ce texte est long, mais il mérité d’être lu car il donne un bon aperçu de ce que nous n’entendons plus guère, et de ce qui sous peu pourrait devenir une forme d’expression hors-la-loi. Jugez plutôt :

    À voir ici :