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tradition - Page 373

  • Les Indo‑Européens

    steppe10.jpgDes Steppes aux océans surprendra ceux qui ne connaissent l’auteur [André Martinet] que par ses travaux de linguistique pure. Mais les spécialistes ne seront pas surpris par son contenu que résume le sous‑titre L’indo‑européen et les “Indo‑Européens”. Déjà, son Économie des changements phonétiques (Berne, Francke, 1955) apportait à la reconstruction du système phonologique indo‑européen une importante contribution sur des points essentiels.

    Parurent ensuite plusieurs études consacrées à la reconstruction morphosyntaxique ; les principales sont réunies, à côté des études de phonologie diachronique, dans son Évolution des langues et reconstruction (PUF, 1975). Les études indo‑européennes ne constituent pas une discipline autonome ; l’indo‑européen n’est que l’un des domaines de la linguistique. Assurément, les techniques de la reconstruction diffèrent considérablement de celles de la description, mais la base est commune. Quel que soit leur âge, les systèmes linguistiques, répondant aux mêmes nécessités, obéissent aux mêmes lois. C’est pourquoi, en l’absence de données nouvelles (rien d’essentiel ne s’est ajouté depuis le déchiffrement du hittite en 1917), la reconstruction de l’indo‑européen a pu progresser considérablement ces dernières décennies : ses progrès ont suivi ceux de la linguistique. Initiateur des études linguistiques modernes dans notre pays, A. Martinet était donc particulièrement bien placé pour contribuer au renouvellement de la reconstruction de l’indo‑européen.

    Le spécialiste s’intéressera donc en priorité aux chapitres IX (Le système phonologique) et X (La grammaire) ; il y trouvera l’essentiel de l’apport “fonctionnaliste” à la grammaire comparée ; l’interprétation phonologique de la théorie laryngale (p. 141‑159), la question de la “voyelle unique” (p. 137‑140 et 159‑160), celle des séries d’occlusives (p.160­-166). Rappelons à ce propos que la “théorie glottalique” des Soviétiques Ivanov et Gamkrelidze, qui substitue aux sonores simples (*d, *g, *gw) de la reconstruction traditionnelle les sourdes glottalisées correspondantes est sortie d’une observation d’A. Martinet dans son Économie des changements phonétiques, l’absence d’une labiale sonore *b. Inexplicable s’il s’agit du partenaire sonore de *p, cette absence est au contraire naturelle s’il s’agit d’une série glottalisée, où l’articulation labiale est rare. L’innovation la plus remarquable est l’hypothèse de l’existence en indo-­européen de prénasalisées, *nt *mp, etc., expliquant des faits restés jusqu’à présent sans explication tels que la coexistence de désinences en *bh et en *m à certains cas obliques du pluriel et du duel, et jusqu’à l’alternance *r/*n.

    Au chapitre de la grammaire, on relève notamment une approche nouvelle de la théorie de l'“ergatif indo-européen” qui sous‑tend l’ensemble ; une théorie sur l’origine du féminin (p. 188‑192) ; des observations sur les cas (p. 192‑200), les pronoms (p. 200‑204), les adjectifs (p. 203‑204), les numéraux (p. 204‑205), le verbe, considéré dans ses rapports avec le nom, dont il est issu (p. 205‑228) ; et, pour finir, l’auteur nous ramène à l’ergatif avec les neutres en *‑o‑m (p. 228‑229). Voilà un bref aperçu des pages qui retiendront le plus l’attention des spécialistes, et, naturellement, susciteront bien des discussions, tant elles ouvrent de perspectives nouvelles.

    Mais ce ne sont pas ces 2 chapitres, inévitablement techniques et quelque peu austères, que le grand public goûtera le plus ; sagement, l’auteur les a rejetés vers la fin de l’ouvrage, les faisant suivre d’un chapitre sur le vocabulaire dans lequel il dévoile un aspect moins connu de son talent : celui de pédagogue et de vulgarisateur. Les principaux acquis de la “paléontologie linguistique” (les indications tirées du vocabulaire reconstruit pour la reconstruction des réalités) y sont présentés avec une grande clarté et accompagnés de parallèles familiers qui mettent le profane en pays de connaissance.

    C’est ce même talent qui rend aisée, agréable, la lecture des premiers chapitres, consacrés au peuple indo‑européen, et en particulier aux hypothèses sur leur habitat primitif et leurs migrations. Ici, le linguiste sort de son domaine propre. Mais s’il le fait, c’est poussé par l’objet même de son étude. Les langues n’ont pas leur fin en elles-mêmes ; elles n’existent que par leurs locuteurs et pour eux. Or, plus leurs locuteurs diffèrent de l’Occidental contemporain, plus il nous est nécessaire de définir le cadre physique, social, spirituel, de sa vision du monde. Comme on le répète chaque année aux linguistes débutants, les langues ne sont pas des nomenclatures ; chaque langue représente une organisation spécifique de l’expérience humaine, qu’elle transmet aux générations successives. Ce faisant, le linguiste ne sort donc pas de son rôle, et ne se borne pas à enregistrer les indications fournies par d’autres disciplines. Comme l’indique excellemment l’auteur, « Les idées que les hommes se font du monde dans lequel ils vivent sont, dans une large mesure, dépendantes des structures linguistiques qu’ils utilisent pour communiquer leur expérience » (p. 229). Et c’est encore le linguiste qui, à partir de ses reconstructions dans le domaine du lexique notamment (désignations de plantes, d’animaux, etc.) détermine quels types de sites archéologiques sont susceptibles d’être retenus comme susceptibles de correspondre au dernier habitat commun des locuteurs dont il reconstruit la langue.

    C’est alors qu’il doit sortir de son domaine propre, et donc redoubler de prudence. Ce que fait l’auteur, qui s’inspire de la conception la plus largement acceptée de nos jours, celle d’un habitat indo‑européen dans la région dite des Kourganes, en Ukraine. Cette conception, qui remonte à Otto Schrader, Sprachvergleichung und Urgeschichte, 1883, a été reprise, étayée de nouveaux arguments, par Marija Gimbutas et son école. Assurément, ce n’est pas la seule possibilité ; Lothar Kilian a donné de bons arguments en faveur d’un habitat dans les régions baltiques et le nord de l’Allemagne, sur le territoire de la civilisation des gobelets en entonnoir dans Zum Ursprung der Indogermanen, Dr Rudolf Habelt GMBH, Bonn, 1983. Et il s’agit seulement du dernier habitat commun ; la formation de l’ethnie peut s’être effectuée ailleurs. Mais le témoignage de la paléontologie linguistique ne renseigne guère sur ce sujet. On sait d’autre part qu’en matière d’archéologie, et surtout d’archéologie préhistorique, nos certitudes sont toujours provisoires ; elles sont à la merci d’une fouille nouvelle, ou d’une découverte fortuite.

    Tout au long de son livre, l’auteur présente les Indo-­européens comme une réalité vivante et parfois comme une réalité actuelle : « La conquête du monde par les peuples de l’Occident a été longtemps ressentie comme étant dans la nature des choses. C’est au moment où elle rencontre des remises en question et des résistances efficaces que l’on commence à prendre conscience de la particularité du phénomène. En dépit de péripéties diverses de conflits internes qui culminent aujourd’hui avec l’opposition des 2 blocs, il s’agit bien d’une même expansion qui se poursuit depuis quelque six mille années » : ce texte reproduit en couverture résume l’essentiel, qui est la continuité entre ces migrations qui se sont succédé depuis le IVe millénaire et la situation actuelle du monde.

    Que les Indo‑Européens aient — comme l’indique l’auteur dans la suite de ce texte — « mis leur supériorité technique au service de la violence pour subjuguer leurs voisins de proche en proche » n’a certes rien d’original. Plus que la raison, la violence est la chose du monde la mieux partagée. Mais ce qui, de fait, est propre aux peuples indo‑européens, c’est la supériorité technique. Non au départ : sur bien des points, en particulier dans le domaine agricole, leurs techniques étaient très primitives, et en retard sur celles de peuples contemporains. Mais à l’arrivée, puisque, à la seule exception du Japon, l’ensemble du monde industrialisé et développé parle aujourd’hui une langue indo‑européenne.

    ♦ André Martinet, Des Steppes aux océans, Payot, 1986.

    Jean Haudry, La Quinzaine Littéraire n°478, janv. 1987. http://www.archiveseroe.eu

  • Réflexions sur Vacher de Lapouge et la fin de l’histoire

    On frémit en pensant aux hécatombes
    humaines que l’avenir réserve. La lutte entre
    les prétendants à la domination universelle
    sera longue, et nécessairement sans merci.

    1898

    Quand on parle de racisme, on parle des philosophes ou des savants racistes ; et on oublie qu’au siècle de Hitler les victimes de ce racisme scientifique ont été les blancs ; les juifs bien sûr (vus comme une menace supérieure, aristocratique même), les slaves bientôt condamnés à l’esclavage par les nazis (eux-mêmes complexés par la présumée supériorité britannique), et les latins ou Français, taxés de brachycéphalie et de catholicisme congénital.

    Il est le temps de le dire : beaucoup plus que les autres races, la race blanche a été la grande victime du délire raciste de l’université et de la pensée déjantée de l’après-christianisme. Les guerres allemandes contre la Russie et le monde slave ont surtout eu une logique raciste - et bien sûr d’espace vital. Avec le marxisme sa promesse d’extermination des classes supérieures, le racisme hérité du darwinisme aura été le fourrier des charniers et des champs de nos deux guerres mondiales. La science n’est jamais infaillible et elle est presque toujours l’illustration d’une idéologie. Y compris à notre époque trans-humaine...

    A l’époque donc la race supérieure ou considérée telle n’est pas la germanique (jugée trop brachycéphale !) mais l’anglo-saxonne, mise à la mode par Jules Verne (Passe-partout valet de pied français de Philéas Fogg) ou Kipling. C’est elle qui est dolichocéphale et doit dominer le monde.

    Mais j’en viens à Vacher que je viens de relire sur <archive.org>.

    J’avais découvert Vacher de Lapouge il y a trente ans grâce aux livres et aux conférences (à Sciences-po) du professeur Zeev Sternhell ; ce dernier l’étudiait sans le diaboliser. Ce qui m’avait le plus intéressé, par-delà les réflexions craniologiques un peu démodées déjà, était la réflexion sur la fin de l’histoire que faisait Lapouge, et qui n’en finit pas de nous concerner.

    ***

    Vacher voit un triomphe historique ou post-historique en France du brachycéphale :

    « Cependant la médiocrité même du brachycéphale est une force. Ce neutre échappe à toutes les causes de destruction. Noiraud, courtaud, lourdaud, le brachycéphale règne aujourd’hui de l’Atlantique à la Mer Noire. Comme la mauvaise monnaie chasse l’autre, sa race a supplanté la race meilleure. Il est inerte, il est médiocre, mais se multiplie. Sa patience est au-dessus des épreuves ; il est sujet soumis, soldat passif, fonctionnaire obéissant. II ne porte pas ombrage, il ne se révolte point. »

    Ce brachycéphale (défense d’éclater de rire, ou de se tordre comme dirait Allais) confirme le pessimisme d’un Tocqueville et il annonce assez bien le dernier homme nietzschéen, l’homme des 3 x 8, des embouteillages et de la télévision ; il est bien sûr un amateur de la fonction publique :

    « Le fonctionnarisme est ce qui convient au brachycéphale. En France, dans ces cinquante dernières années, le nombre des fonctionnaires est passé de 188.000 à 416.000. Il en est ainsi dans les autres pays brachycéphales, et même en Suisse, où l’avènement politique des couches inférieures a fait disparaître les principes de bonne administration et de liberté. »

    Plus gravement Vacher annonce comme beaucoup d’autres penseurs de l’époque (Lecky, Tocqueville, Thoreau...) le déclin de l’initiative privée et de la liberté d’entreprendre : le monde moderne aime trop interdire. Et comme Nietzsche Vacher prévoit un triomphe de l’inférieur sur le supérieur :

    « Le progrès des servitudes sociales et de l’interdépendance, - obligation de faire ceci, de ne pas faire cela, chaque homme grevé de servitudes au bénéfice de tous, - peut faire que l’avenir soit aux plus serviles... Ce qu’il pourrait avoir envie de faire, et le voisin pas, la loi lui défendra de le faire, et l’homme actif sera dans ses actions très près de l’homme inerte.

    Si l’on continue à exiger, comme première qualité d’un sujet, qu’il soit parfaitement inerte et soumis à l’autorité, le brachycéphale finira par avoir le dernier mot. »

    ***

    Par rapport aux autres races, présumées inférieures dans nos livres d’histoire, Vacher est bien plus relativiste. On va même voir qu’il n’est pas raciste selon nos critères même les plus exigeants ! Son fatalisme historique est absolu. Il annonce bien sûr l’invasion de l’Europe par l’Afrique (mais n’avait pas prévu celle de l’Amérique du Nord par l’Amérique centrale) :

    « Il en sera de même quand les populations noires de l’Afrique, douées d’une si grande fécondité et que nous empêchons de s’égorger, rempliront le continent de leurs masses compactes et fardées de civilisation. »

    Vacher reconnaît bien sûr le talent et le travail des représentants de la race jaune, et il prévoit même un réveil de la race jaune endormie par l’opium victorien :

    « Le Japonais et le Chinois surtout possèdent de remarquables aptitudes économiques. Ils valent, au point de vue commercial, les Arméniens, les Juifs et les Anglais. Ils ont sur les Juifs un grand avantage : ils sont des agriculteurs sans pareils... »

    On est déjà au siècle de la délocalisation et des massifs transferts de population.

    Tout cela débouchera bien sûr sur une naturalisation universelle, car Vacher voit que l’on ne pourra ni ne voudra rien y faire :

    « Cette entrée d’éléments jaunes dans les nations occidentales ne pourrait être indéfiniment retardée si les principes politiques actuels continuaient à dominer. Il ne serait pas longtemps possible de refuser la qualité de citoyens aux Chinois, dont les aptitudes sociales et politiques sont plutôt au-dessus de la moyenne de celles de nos électeurs français. »

    Les juifs eux-mêmes sont considérés comme un rival mais pas un ennemi, comme une aristocratie à part, à l’aise dans une société capitaliste, développée et industrielle. Vacher dit même qu’ils pourront un jour dominer les Etats-Unis d’Europe.

    « C’est pourquoi il est possible que dans un avenir prochain l’Occident devienne, à l’exception de l’Angleterre, une république fédérative gouvernée par une oligarchie juive. »

    ***

    Il voit par contre venir les grandes guerres, le combat pour la domination qui opposera les grands empires russes et allemands, le monde anglo-saxon et la vieille Europe transformée en champ de bataille. A l’époque la Russie connaît un boom démographique (Vacher annonce 500 millions de russes pour 1950 !) auquel Staline et Hitler mettront bon ordre :

    « Le moment est proche où la lutte pour la domination définitive du globe va s’engager...

    La Russie et tous les Etats américains, de l’Australie et de l’Afrique australe... sont, pour les chances d’avenir, en meilleure posture que la France ou l’Allemagne, dont le territoire entièrement peuplé ne pourrait par lui-même nourrir une population plus forte. »

    Il voit l’Europe limitée par son nombre, par sa taille, par son histoire, bref par beaucoup de facteurs ! C’est peut-être pour cela qu’il ne faut pas trop en vouloir aux Européens...

    « Le rôle de l’Europe est fini, bien fini. Des nations qui comptaient autrefois, les unes, la Hollande, le Portugal, l’Espagne même ne comptent déjà plus. L’Autriche continue son existence chancelante, mais le jour semble proche où les provinces allemandes, la Bohême même, seront absorbées par l’Empire allemand. »

    ***

    Sur la construction européenne, Vacher écrit enfin ces lignes surprenantes qui relèvent de Kojève et de Fukuyama :

    « La coalition occidentale peut se faire sous l’hégémonie de l’Allemagne... Cette destruction de l’esprit national peut faciliter le groupement des nations, rendu difficile aujourd’hui par le nationalisme. »

    Et il avait aussi prévu que l’Allemagne se présenterait comme un rempart occidental contre le bolchévisme, pardon contre l’empire des tzars.

    Mais je vous laisse à vos réflexions, me contentant pour ma part de méditer cette fable superbe.

    « Supposez sur un bateau qui fait naufrage un poisson et un homme, mettons un académicien. L’académicien se noie, le poisson rentre dans son élément. C’est de la sélection, ce n’est pas du progrès. »

    C’est vraiment une bonne définition du monde moderne : c’est de la sélection, ce n’est pas du progrès.

    Nicolas Bonnal http://www.france-courtoise.info

  • [Hauts de Seine] 22 mars 2013 :"L'actualité de Pierre Boutang"

    Action Française :

    La section des Hauts de Seine vous invite à son nouveau dîner-débat.

    Centre Royaliste d’Action Française

    Section des Hauts de Seine / Paris XVII

    Diner - débat

    Vendredi 22 mars 2013 à 20h00

    L’actualité de Pierre Boutang

    Avec Monsieur J.Besnard, journaliste

    Au Restaurant « Le Bolero de Ravel » 37, rue Gabriel Péri - 92300 Levallois-Perret Métro Anatole France - Bus 174

    Inscriptions avant le 15 mars

    Etudiants et chômeurs : 17 € Tarif normal : 27 €

    Réservation obligatoire Chèque à l’ordre de Mme Castelluccio 46, rue Gabriel Péri - 92300 Levallois-Perret Renseignements : 06.35.50.50.68

    hautsdeseine@actionfrancaise.net

    http://www.actionfrancaise.net

  • La Russie aux temps postmodernes par Georges FELTIN-TRACOL

    Signalons l’existence de deux excellentes revues :

    — le n° 43 du quadrimestriel Réfléchir & Agir (hiver 2013) vient de paraître :

    http://www.reflechiretagir.com/nouv.html

     

    — le mensuel Salut public (n° 12, février 2013) est dorénavant en accès libre en format pdf. :

    http://troisiemevoie.fr/6768-salut-public-n12-fevrier-2013/

     

    Toujours très bonnes, très libres et très non-conformistes lectures !

    La rédaction d’Europe Maxima.

    *

    **

    Penseur néo-eurasiste influencé par les œuvres de René Guénon et de Julius Evola, polyglotte émérite à l’insatiable curiosité, Alexandre Douguine incarne pleinement ce que le communiste italien Antonio Gramsci qualifiait d’« intellectuel organique ». L’auteur d’une abondante bibliographie qui va de la géopolitique à l’étude sociologique des musiques contemporaines vient de publier la traduction française de sa Quatrième théorie. Il faut en saluer la parution tant ses écrits demeurent rares et méconnus dans le monde francophone. La sortie de cet essai est un grand événement éditorial !

    Lecteur attentif d’Arthur Moeller van den Bruck, de Claude Lévi-Strauss, de Georges Sorel, Alexandre Douguine s’est aussi inspiré des travaux de Martin Heidegger, Francis Fukuyama, Carl Schmitt, Gilles Deleuze ou Guy Debord.

    Pragmatique partant d’un constat accablant, le fondateur du Mouvement international eurasien se demande : « Comment faire de la politique quand il n’y a pas de politique ? Il n’existe qu’une seule solution : refuser les théories politiques classiques, tant vaincues que triomphantes, et faire preuve d’imagination, saisir les réalités du nouveau monde global, déchiffrer correctement les défis du monde postmoderne et créer quelque chose de nouveau, au-delà des affrontements politiques des XIXe et XXe siècles (p. 12). » Prenant par conséquent acte de la victoire de la pensée libérale qu’il appelle “ Première théorie ” et des échecs du communisme, « Deuxième théorie », et du « fascisme » (au sens très large du mot), « Troisième théorie », Alexandre Douguine esquisse une « Quatrième théorie politique » « non pas comme un travail ou une saga d’auteur, mais comme la direction d’un large spectre d’idées, d’études, d’analyses, de prévisions et de projets. Tout individu pensant dans cette optique peut y apporter quelque chose de soi (p. 13) ».

    Cela fait très longtemps qu’Alexandre Douguine était en quête d’une nouvelle solution politique. Dès 1994, il en exposait les prémices théoriques dans un entretien passé inaperçu paru dans le n° 119 nouvelle série du magazine Le Crapouillot (mai – juin 1994), intitulé « Créer l’Europe des ethnies (pp. 9 – 13) ». Estimant que « le temps de la gauche anti-capitaliste est définitivement passé (art. cit., p. 9) », Douguine prévoyait l’entrée « dans l’ère de la droite anti-capitaliste – donc nationaliste, identitaire, différencialiste et organiciste (art. cit., p. 9) ». Il ajoutait plus loin que « nous sommes en présence de la naissance de la nouvelle idéologie anti-libérale, qui unira, en son sein, trois tendances politiques collectivistes, à savoir : le nationalisme, le socialisme et la démocratie, en opposition à la tendance libérale qui est essentiellement individualiste (art. cit., p. 12) ».

     

    Contre le libéralisme postmoderne

     

    Une nouvelle vision du monde s’impose, car le début du XXIe siècle marque l’achèvement de l’ère moderne ainsi que l’obsolescence de ses trois grandes théories mobilisatrices au profit d’une fluidité croissante et d’une mutation majeure de la doctrine libérale elle-même. Ce changement s’opère néanmoins dans un monde saturé d’idées libérales qui, du fait de leur réussite même, engendrent un « post-libéralisme » ou un « libéralisme 2.0 », promoteur d’une « société de marché globale (p. 21) ». C’est parce que « le libéralisme, mettant toujours l’accent sur la minimalisation du politique, a décidé, après sa victoire, de supprimer de façon générale la politique (p. 11) » que « le monde global doit être dirigé seulement par les lois économiques et la morale universelle des “ droits de l’homme ”. Toutes les décisions politiques sont remplacées par des techniques (p. 21) ». Ce « post-libéralisme » commence même à modifier la nature humaine. Douguine désigne donc clairement « le libéralisme et ses métamorphoses (p. 37) » postmodernistes (terme à préférer à celui de « post-moderne ») comme l’ennemi principal à abattre. Émanation des Lumières, « l’individualisme est devenu le sujet normatif à l’échelle de toute l’humanité. Apparaît alors le phénomène de la mondialisation, et le modèle de la société post-industrielle commence à se manifester, l’époque du postmoderne commence. Désormais, le sujet individuel n’apparaît plus comme le résultat d’un choix mais comme une certaine donnée générale obligatoire. La personne est libérée de  “ l’appartenance ”, l’idéologie “ des droits de l’homme ” devient communément acceptée (du moins – en théorie) et, dans les faits, obligatoire. L’humanité, composée d’individus, tend naturellement vers l’universalité, devient globale et unifiée. Ainsi naît le projet d’« État mondial » et de “ gouvernement mondial ” (le globalisme) (p. 20) ». Ses méfaits, réels, insidieux et profonds, dévastent tout autant les milieux naturels pollués que les psychismes. Il relève que « la logique du libéralisme mondial et de la mondialisation nous tire vers l’abîme de la dissolution postmoderniste dans la virtualité. Notre jeunesse a déjà un pied dans cet abîme : les codes du globalisme libéral s’introduisent de plus en plus efficacement au niveau de l’inconscient, dans les habitudes, la publicité, le glamour, les technologies, les modèles de réseau. La perte de l’identité, non seulement nationale ou culturelle mais aussi sexuelle et bientôt humaine, est désormais chose commune. Et les défenseurs des droits de l’homme, sans remarquer la tragédie de peuples entiers sacrifiés selon les plans cruels du “ nouvel ordre mondial ”, hurleront demain à la violation des droits des cyborgs ou des clones (p. 54) ». L’égalitarisme prôné par le « libéralisme 2.0 » est l’ultime réductionnisme de l’Occident globalitaire anomique.

    Ce dispositif total, néo-totalitaire, de nivellement général bénéficie d’un redoutable modèle attractif : les États-Unis d’Amérique. Fille de la Modernité et matrice d’un postmodernisme « ultra-moderne », « l’Amérique prétend désormais à une diffusion universelle d’un code unitaire, qui pénètre dans la vie des peuples et des États par des milliers de voies différentes – comme le réseau global – à travers la technologie, l’économie de marché, le modèle politique de la démocratie libérale, les systèmes d’information, les clichés de la culture de masse, l’établissement du contrôle stratégique direct des Américains et de leurs satellites sur les processus géopolitiques (p. 47) ».

     

    Décomposition des droites et des gauches

     

    Contre cette « Hydre de Lerne » postmoderniste, un regard critique sur l’histoire des idées politiques est indispensable afin de concevoir une théorie novatrice. Alexandre Douguine prévient qu’elle « ne peut être une tâche individuelle pas plus que celle d’un petit cercle d’individus. L’effort doit être synodique, collectif. Les représentants d’autres cultures et d’autres peuples (d’Europe, ainsi que d’Asie), qui se rendent compte également de façon aiguë de la tension eschatologique du moment présent (p. 32) ». On y décèle ici la double influence de l’« impersonnalité active » chère à Evola et du sobornost de l’Orthodoxie. Il espère que la Quatrième théorie politique sera « une alternative au post-libéralisme, non pas comme une position par rapport à une autre, mais comme idée opposée à la matière; comme un possible entrant en conflit avec le réel; comme un réel n’existant pas mais attaquant déjà le réel (p. 22) ».

    À cette fin, il devient utile de dresser la généalogie et la taxinomie des idées politiques modernes. L’anti-conformisme de la démarche de Douguine est déjà ancienne puisque cela fait longtemps qu’il propose de comprendre les auteurs de l’ultra-gauche d’un œil révolutionnaire-conservateur et de commenter les penseurs de l’« extrême droite » à l’aune de Marx, de Toni Negri et d’autres théoriciens gauchistes. Tout en reprenant la distinction classique entre la « droite » et la « gauche », Douguine dynamite en réalité cette dichotomie familière en discernant trois idéologies de « gauche » : les « vieilles gauches » avec les marxistes, les sociaux-démocrates et les zélateurs travaillistes d’une pseudo-« troisième voie » du Britannique Giddens, gourou de Tony Blair; les « nouvelles gauches » qui rassemblent sous ce label les néo-gauchistes, les altermondialistes et les postmodernistes genre Negri; et les « nationalistes de gauche », à savoir les tendances nationales-bolcheviques, nationales-communistes et « nationales-gauchistes ». Quant à la « droite » que Douguine préfère nommer « conservatisme » parce que c’« est un “ non ” adressé à ce qui est autour. Et au nom de quoi ? Au nom de ce qui était avant (p. 86) », il distingue :

    — le conservatisme fondamental où l’on retrouve les écoles de la Tradition et les monothéismes dits « intégristes », y compris un certain islamisme;

    — le libéral-conservatisme qui « dit “ oui ” à la tendance principale qui se réalise dans la modernité mais s’efforce de freiner à chaque nouvelle étape de la réalisation de ces tendances (p. 92) »;

    — les forces conservatrices-révolutionnaires qui « ne veulent pas seulement geler le temps à la différence des libéraux-conservateurs ou encore revenir dans le passé (comme les traditionalistes) mais arracher à la structure de ce monde les racines du mal et annihiler le temps en tant que propriété destructrice de la réalité, réalisant le dessein secret, parallèle et insoupçonné de la Divinité elle-même (p. 97) ».

    Douguine analyse finement l’approche contre-révolutionnaire (Maistre, Bonald, etc.) pour qui « le postmoderne avec sa dérision suive son cours, qu’il dissolve les paradigmes déterminés, l’ego, le super-ego, le logos, que le rhizome et les masses schizophréniques ainsi que la conscience morcelée entrent en jeu et que le néant entraîne derrière lui tant le contenu du monde, alors s’ouvriront des portes secrètes et les archétypes ontologiques anciens, éternels, apparaîtront à la surface et de façon terrible mettront fin au jeu (pp. 99 – 100) ».

    Après avoir déterminé idéalement ces tendances politiques, Alexandre Douguine les recherche sur la scène politique russe avec d’inévitables mélanges contextuels. Le Parti communiste de la Fédération de Russie de Guennadi Ziouganov est sans conteste national-communiste alors que le mouvement Rodina (« Patrie ») fut inconsciemment national-gauchiste. Si l’opposition à Vladimir Poutine, malgré Limonov, verse plus ou moins dans le libéralisme et l’occidentalisme, Russie unie défend une conception sociale-conservatrice. Enfin, son eurasisme radical puise à la fois dans la Tradition et dans la Révolution conservatrice. Mais toutes les formations politiques russes communient dans un ardent patriotisme, ce que ne comprennent pas les observateurs occidentaux…

    Il ne fait guère de doute que l’eurasisme constitue, aux yeux d’Alexandre Douguine, le cœur de la Quatrième théorie politique. Discutant des thèses culturalistes du « choc des civilisations » de Samuel Huntington, il dénie à la Russie tout caractère européen. Par sa situation géographique, son histoire et sa spiritualité, « la Russie constitue une civilisation à part entière (p. 167) ». Déjà dans son histoire, « la Russie – Eurasie (civilisation particulière) possédait tant ses propres valeurs distinctes que ses propres intérêts. Ces valeurs se rapportaient à la société traditionnelle avec une importance particulière de la foi orthodoxe et un messianisme russe spécifique (p. 146) ». Et quand il aborde la question de la Russie et de son peuple-noyau, les Russes issus des Slaves orientaux, Alexandre Douguine déclare son amour à son peuple et à sa terre. « Peuple du vent et du feu, de l’odeur du foin et des nuits bleu sombre transpercées par les gouffres des étoiles, un peuple portant Dieu dans ses entrailles, tendre comme le pain et le lait, souple comme un magique et musculeux poisson de rivière lavé par les vagues (p. 302) », les Russes incarnent un peuple tellurique.

     

    Un conservatisme rénové

     

    Via l’eurasisme s’élabore une nouvelle approche du conservatisme, un conservatisme repensé, révolutionnaire et adapté à la phase post-moderne des temps. Alexandre Douguine affirme que « le conservateur aime ce qui est grand et dans l’homme, il aime ce qui est grand et élevé (p. 111) ». Il est logique que « le conservatisme, défendant l’éternité, défend également l’éternité de l’homme, de l’homme en tant que structure douée de signes intangibles et d’une vie inaliénable. L’Homme est un concept conservateur (p. 110) ». La modernité libérale et le postmodernisme post-libéral nient au contraire l’homme singulier pour mieux valoriser un homme abstrait doté de droits fallacieux ou extravagants (voir la dernière lubie lyssenkiste en date avec la pseudo-théorie du genre).

    « Pluralisme gnoséologique, [… l’eurasisme est] une forme spécifique de conservatisme, qui se différencie des autres versions de conservatisme proches (à la différence du libéral-conservatisme), par le fait qu’elle trouve une alternative au moderne non pas dans le passé, ou dans un renversement conservateur révolutionnaire exceptionnel, mais dans les sociétés cœxistant avec la civilisation occidentale mais géographiqement et culturellement distinctes d’elle (p. 101). » Fort de ce constat, Douguine se permet de « déconstruire » la démocratie dans sa pratique libérale hypocrite. Il remarque d’abord que « le principe de prise de décisions collectives constitue le fondement de la démocratie (p. 58) » et que « la démocratie constitue la forme d’organisation politique la plus ancienne, la plus archaïque, la plus primitive et, si l’on veut, la plus barbare (p. 57) ». Ne craignant pas de se mettre à dos les belles âmes occidentalocentrées, il assène que « la démocratie ne reconnaît aucunement l’égalité des individus. Elle comporte une limite très stricte qui sépare ceux qui ont le droit de participer à l’extase politique de la décision de ceux qui ne le peuvent pas (p. 58) ». L’octroi du droit de vote aux étrangers va à l’encontre de cette stricte différenciation et favorise plutôt « la tyrannie [qui] remplace la démocratie en tant que forme d’organisation politique plus contemporaine où pour la première fois se manifeste très clairement un individu distinct, dans notre cas le tyran (pp. 59 – 60) ».

    L’émergence d’une nouvelle figure tyrannique résulte de l’occidentalisation du monde. « Puisque modernisation et occidentalisation constituent des synonymes (Occident = moderne), il est impossible de mener une modernisation séparée de l’Occident et de ne pas copier ses valeurs (pp. 127 – 128). » Pis, « la fosse noire et vide de sens du postmoderne réalisé brille au centre de l’Occident global, les États-Unis et les pays de l’Alliance transatlantique (p. 138) ». Or, « pour combler le vide, la Russie a besoin d’une nouvelle idée politique. Le libéralisme ne convient pas, tandis que le communisme et le fascisme sont inacceptables (p. 13) ». Dès lors, « seule une croisade mondiale contre les États-Unis, l’Occident, la mondialisation et leur expression politico-idéologique, le libéralisme, peut constituer une réponse adéquate (p. 55) », d’où l’importance d’une Quatrième théorie politique particulièrement adaptée à la Russie.

    « La lutte contre la métamorphose postmoderniste du libéralisme en postmoderne et un globalisme doit être qualitativement autre, se fonder sur des principes nouveaux et proposer de nouvelles stratégies (p. 22). » C’est le but tactique de l’eurasisme et de la Quatrième théorie politique. Contre le « nomadisme de l’asphalte (p. 258) » célébré par les médiats occidentaux globalitaires ultra-individualistes et ochlocratiques, Alexandre Douguine, en chrétien orthodoxe vieux-croyant conséquent, désigne l’atlantisme, « mal absolu (p. 258) », comme l’hérésie contemporaine contre laquelle le combat doit être implacable. « Pour les eurasistes, le moderne est un phénomène spécifique à l’Occident tandis que les autres cultures doivent démasquer les prétentions à l’université de la civilisation occidentale et construire leur société sur leurs valeurs internes (p. 101). »

     

    De l’empire au grand espace

     

    Guidé par les travaux de Johann Gottfried von Herder, Friedrich Ratzel, Jean Parvulesco et Raymond Abellio, Alexandre Douguine veut que « l’eurasisme se positionne fermement non pas en faveur de l’universalisme, mais en faveur des “ grands espaces ”, non pas en faveur de l’impérialisme, mais pour les “ empires ”, non pas en faveur des intérêts d’un seul pays, mais en faveur des “ droits des peuples ” (p. 207) ». Dans un monde enfin multipolaire, chaque pôle d’influence mondiale s’édifiera autour d’un grand espace géo-culturel particulier.

    Homme de Tradition qui se réfère à l’ethnosociologie, à la géopolitique et à la théologie, Alexandre Douguine se défie des concepts d’État et de nation. Si le premier, malgré sa froideur intrinsèque, reste pour lui nécessaire, le second ne correspond pas à l’esprit des steppes eurasiennes. Mais sa critique ne coïncide pas avec celle des libéraux. En effet, pour un libéral, « la “ nation ” désignait l’ensemble des citoyens de l’État, dans lequel s’incarne le contact des individus qui le peuplent, unis par un territoire de résidence commun, ainsi que par un même niveau de développement de l’activité économique (p. 41) ». Quant à l’État-nation, il « représentait une sorte de “ corporation ” ou d’entreprise, créée selon l’accord mutuel de ses participants et qui peut être théoriquement dissoute pour les mêmes raisons (p. 42) ». Or, répondant aux discours tenus par des « nationaux-souverainistes » russes, Douguine affirme que le destin de la Russie n’est pas de devenir une nation, mais de rester un empire. « Entre l’Empire et le “ grand homme ” (homo maximus), il existe une homologie directe. L’Empire est la société maximale, l’échelle maximale possible de l’Empire. L’Empire incarne la fusion entre le ciel et la terre, la combinaison des différences en une unité, différences qui s’intègrent dans une matrice stratégique commune. L’Empire est la plus haute forme de l’humanité, sa plus haute manifestation. Il n’est rien de plus humain que l’Empire (p. 111). » « L’empire constitue une organisation politique territoriale qui combine à la fois une très forte centralisation stratégique (une verticale du pouvoir unique, un modèle centralisé de commandement des forces armées, la présence d’un code juridique civil commun à tous, un système unique de collecte des impôts, un système unique de communication, etc.) avec une large autonomie des formations sociopolitiques régionales, entrant dans la composition de l’empire (la présence d’éléments de droit ethno-confessionnel au niveau local, une composition plurinationale, un système largement développé d’auto-administration locale, la possibilité de cœxistence de différents modèles de pouvoir locaux, de la démocratie tribale aux principautés centralisées, voire aux royaumes) (pp. 210 – 211). »

    L’idée d’empire est plus que jamais d’actualité dans les faits, car, si l’Union européenne demeure un « empire hésitant (p. 218) », Alexandre Douguine souligne avec raison que les élites étatsuniennes raisonnent, elles, dans ces termes avec le Benevolent empire. Idem chez les islamistes qui rêvent, eux, d’un califat universel et dont « le projet islamique en tant que réponse à la mondialisation américaine coïncide pleinement avec la définition de l’empire. […] Il s’agit d’un projet d’empire mondial alternatif (pp. 217 – 218) ».

    L’empire correspond de nos jours à la notion géopolitique de civilisation. « La mise en évidence de la civilisation en qualité de sujet de la politique mondiale au XXIe siècle permettra de mener une “ globalisation régionale ”, une unification des pays et des peuples qui se rapportent à une seule et même civilisation (p. 187). » En clair, faire des civilisations des « grands espaces ». Théorisé par Carl Schmitt, l’un des plus grands penseurs du XXe siècle, « le “ grand espace ” ne constitue qu’une autre dénomination de ce que nous comprenons sous le terme de civilisation dans son sens géopolitique, spatial et culturel. Un “ grand espace ” se distingue des États-nations existant aujourd’hui précisément en ceci qu’il se construit sur le fondement d’un système de valeurs et d’une parenté historique, ainsi que par le fait qu’il unit plusieurs, voire un grand nombre d’États différents liés par une “ communauté de destin ”. Dans différents grands espaces, le facteur d’intégration peut varier : dans un cas, la religion peut jouer ce rôle, dans un autre, l’origine ethnique, la forme culturelle, le type sociopolitique ou la situation géographique (p. 188) ».

    Arme géopolitique anti-mondialiste par excellence, « le “ grand espace ” découle d’une stratégie anticoloniale et présuppose (d’un point de vue purement théorique) une alliance volontaire de tous les pays du continent s’efforçant d’affirmer collectivement leur indépendance (p. 194) ». Ainsi peut-on soutenir, concernant la politogenèse européenne, que « les continentalistes affirment que les États-Unis et l’Europe ont non seulement des intérêts divergents, mais également des valeurs divergentes (p. 140) » parce qu’avec les grands espaces civilisationnels, « il n’y aura aucun étalon universel, ni matériel, ni spirituel. Chaque civilisation recevra enfin le droit de proclamer librement ce qui constitue pour elle la mesure des choses. Ici, ce sera l’homme, là, la religion, ailleurs, l’éthique, ailleurs enfin, la matière (p. 191) ». Si l’Union européenne paraît dans l’impossibilité de former un grand espace impérial conscient de son destin, Douguine appelle cependant les Européens à ne pas céder au fatalisme et au pessimisme. Certes, « aujourd’hui l’axe Paris – Berlin – Moscou apparaît plus que jamais fantomatique mais […] de ces mêmes fantômes naissent parfois de grands phénomènes (pp. 229 – 230) ». Il souhaite en revanche que la C.E.I. (Communauté des États indépendants) et les autres organisations de coopération comme l’Organisation du traité de sécurité collective (O.T.S.C.), la Communauté économique eurasiatique (C.E.E.), l’Organisation de coopération centre-asiatique (O.C.C.E.) et l’Union de la Russie et du Bélarus jettent les bases solides de « l’empire eurasiste du futur (p. 223) » capable d’affronter l’Occident financiariste et mondialiste.

     

    Dans cette lutte à venir (mais qui a dès à présent commencé avec les actions médiatiques des bandes pétassières des Pussy Riots et des FemHaine ou les attaques anti-russes des cloportes du Congrès étatsunien), la Russie est à l’avant-poste de la bataille. Toutefois, Douguine se désole que « la position du pouvoir russe contemporain envers l’Occident (dans son incarnation actuelle) demeure indéterminée. Le pouvoir a rejeté un occidentalisme direct sans pour autant occuper une position alternative (slavophile, eurasiste). Le pouvoir s’est figé, de même que quelquefois un ordinateur cesse de fonctionner. Ni dans une direction, ni dans l’autre (p. 165) ». Il déplore que les blindés ne se soient pas entrés dans Tbilissi à l’été 2008. Ces atermoiements sont préjudiciables à la Russie qui, en tant que Troisième Rome potentiel, pourrait déjà pratiquer une diplomatie multipolaire, « même si actuellement seuls l’Iran, le Venezuela, la Syrie, la Bolivie, le Nicaragua, la Corée du Nord, la Biélorussie et, avec prudence, la Chine, la défendent (p. 163) ».

     

    Dépassement des idéologies modernes et formulation nouvelle d’un conservatisme traditionnel et impérial, « la Quatrième théorie apparaît donc comme un projet de “ croisade ” contre le postmoderne, la société post-industrielle, le projet libéral réalisé dans la pratique, le globalisme et ses fondements logistiques et technologiques (p. 23) ». C’est une déclaration de guerre qu’il convient d’apprécier ! L’assomption de l’Europe passe bien par la Quatrième théorie politique.

     

    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/

     

    • Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique. La Russie et les idées politiques du XXIe siècle, avant-propos d’Alain Soral, Ars Magna Éditions, Nantes, 2012, 336 p., (B.P. 60 426, 44004 Nantes C.E.D.E.X. 1). Pour recevoir le livre, écrire à l’éditeur, en accompagnant cette demande d’un chèque de 32 € franco.

  • Les travaux de Tilak et Horken : sur les origines des peuples indo-européens

    Il arrive parfois que deux chercheurs, chacun pour soi, se rapprochent de la solution recherchée, si bien que chacun d’entre eux aurait abouti dans sa démarche plus rapidement s’il avait eu connaissance des résultats de son homologue. Je vais étudier la démarche de deux chercheurs, qui ne se connaissaient pas l’un l’autre, appartenaient à des générations différentes et n’ont donc jamais eu l’occasion de se rencontrer ni, a fortiori, de compléter leurs recherches en s’inspirant l’un de l’autre. Je vais essayer de rattraper le temps perdu, tout en sachant que le résultat de mon travail contiendra forcément un dose de spéculation, comme c’est généralement le cas dans tous travaux d’archéologie et d’anthropologie. Je ne pourrai pas travailler l’ensemble prolixe des connaissances glanées par mes deux chercheurs et je me focaliserai pour l’essentiel sur un aspect de leur œuvre : celle qui étudie le cadre temporel où se situent les premières manifestations protohistoriques des peuples indo-européens.  Je procéderai à une comparaison entre les résultats obtenus par les deux chercheurs.
    J’aborderai trois de leurs livres qui, tous, s’occupent des premiers balbutiements de la protohistoire des peuples indo-européens. Nos deux auteurs n’étaient ni anthropologues ni archéologues et ignoraient leurs recherches respectives. Ils ont ensuite abordé leur sujet au départ de prémisses très différentes.
    Voici ces livres :
    -          Bal Gangadhar Tilak, The Orion or Researches into the Antiquity of the Vedas, Bombay, 1893.
    -          Bal Gangadhar Tilak, The Arctic Home in the Vedas, Poona, 1900.
    -          H. K. Horken, Ex Nocte Lux, Tübingen, 1973. Seconde édition revue et corrigée, Tübingen, 1996.
    (…)
     Dans ces ouvrages, nous trouvons trois assertions de base :
     Chez Tilak : le Rig-Veda, d’après ce qu’il contient, daterait d’environ 6000 ans ; il n’aurait été retranscrit que bien plus tard (« Orion », pp. 206 et ss.).
     Les auteurs initiaux du Rig-Veda, c’est-à-dire les hommes qui furent à l’origine du texte ou d’une bonne partie de celui-ci, vivaient sur le littoral de l’Océan Glacial Arctique. Ils avaient développé là-bas une culture et une économie comparativement élevées par rapport au reste de l’humanité (« Orion », pp. 16 et ss. ; « Arctic Home », p. 276).
     Pour Horken, les périodes glaciaires se sont manifestées à la suite des phénomènes liés à la séparation progressive du continent eurasien et du continent américain, d’une part, et à la  suite de l’émergence du Gulf Stream, d’autre part. Elles ont eu pour résultats de fixer de grandes quantités d’eau sous forme de glace et donc de faire descendre le niveau de la mer. De cette façon, les zones maritimes, normalement inondées, qui présentent des hauts fonds plats, ont été mises à sec, zones auxquelles appartient également le plateau continental de la zone polaire eurasienne. Sur le plan climatique, le Gulf Stream apporta une source de chaleur et les zones évacuées par la mer furent recouvertes de végétation, face à la côte française actuelle et tout autour des Iles Britanniques, en direction du Nord-Est. Après la végétation vint la faune et ses chasseurs, les premiers hommes d’Europe. Ainsi, l’espace occupé aujourd’hui par la Mer du Nord a été peuplé.
    Nous avons donc affaire ici à une population qui a suivi cette voie migratoire, au départ, probablement, des confins occidentaux du continent européen ; cette population, profitant d’un climat clément dans la zone aujourd’hui redevenue plateau continental, a fini par atteindre la Mer de Barents, avant qu’au sud de celle-ci, d’énormes masses de glace accumulées sur le sol de l’actuelle Scandinavie, ne leur barrent la route d’un éventuel retour.
     La durée de leur migration et de leur séjour dans les régions polaires arctiques a été déterminée par les vicissitudes de la période glaciaire, de même que le temps qu’ils ont mis à s’adapter à leurs nouvelles conditions de vie. Quand le Gulf Stream a commencé à ne plus atteindre les régions constituant leur nouvelle patrie, cette population a vu revenir les conditions préglaciaires, avec, pour conséquence, que la vie y devint de plus en plus difficile et, finalement, impossible. Cette population a été contrainte d’émigrer vers l’Europe centrale et le bassin méditerranéen ou, autre branche, vers l’espace indien, au-delà des massifs montagneux de Sibérie (« Ex nocte lux »).
     Tilak, lui, avance des arguments plus fiables : il étudie les descriptions dans le Rig-Veda qui ne sont compréhensibles que si l’on part du principe que les auteurs initiaux ont vécu, au moment où émerge le Rig-Veda, sur le littoral de l’Océan Glacial Arctique. Ce n’est qu’en posant cette hypothèse que les textes, considérés auparavant comme inexplicables, deviennent parfaitement compréhensibles. Tilak ne pose cependant pas la question de savoir comment cette population est arrivée dans cette région.
     Horken, lui, nous offre une thèse éclairante, en se basant sur les phénomènes prouvés de l’histoire géologique de la Terre ; selon cette thèse, les événements qui se sont déroulés à l’époque glaciaire, plus spécifiquement à l’époque glaciaire de Würm, expliquent comment, par la force des choses, les premiers Européens sont arrivés sur le littoral de l’Océan Glacial Arctique. La géologie lui fournit de quoi étayer sa thèse sur la chronologie de cette migration.
    On peut évidemment supposer que nos deux auteurs ont écrit sur la même population. Pour prouver que cela est exact, il faut d’abord démontrer comment les choses se sont passées sur le plan géologique en s’aidant de toutes les connaissances scientifiques disponibles et en les présentant de la manière la plus précise qui soit. Toutes les données que je vais aligner ici relèvent d’évaluations qui devront, si besoin s’en faut, être remplacées par des données plus précises. Mais pour donner un synopsis de ce déroulement, cette restriction, que je viens d’avancer, n’a guère d’importance.
    La dérive des continents a fait en sorte que le Gulf Stream, après avoir passé le long du littoral occidental de l’Europe, a atteint les glaces de l’Océan Glacial Arctique et les a fait fondre dans la zone de contact. D’énormes masses d’eau se sont alors évaporées et, par l’effet des forces Coriolis (*) se sont retrouvées au-dessus des massifs montagneux de Scandinavie ; en montant, elles se sont refroidies et sont retombées sous forme de neige (Horken). Ce processus, d’après les évaluations actuelles, aurait commencé il y a 32.000 ans. Plus tard, les masses d’eau se sont figées en glace et ont entrainé la descente du niveau de la mer, non pas seulement le long des côtes, comme on peut encore les voir ou les deviner, mais sur l’ensemble du plateau continental; par la suite, la flore et la faune ont pu s’installer dans cette nouvelle région abandonnée par les flots. On peut donc admettre que l’homme, qui migre en suivant les troupeaux ou selon les espèces végétales qui le nourrissent, ait atteint les régions polaires avant que le point culminant de la glaciation ait produit ses effets. Au départ, la population arrivée là-bas n’a dû se contenter que d’un petit morceau habitable du plateau continental.
    Pour pouvoir préciser quand cette phase a été atteinte, la géologie doit nous aider à éclairer ou corroborer les données suivantes, relatives à la région polaire du continent eurasiatique : fournir une chronologie capable de nous dire avec plus de précision quand le niveau de la mer est descendu, quand la glaciation est survenue et sur quelle extension géographique.  La paléobotanique pourrait aider à compléter cette chronologie en nous renseignant sur la flore présente et sur la température moyenne annuelle qu’implique la présence de cette flore.
    D’après une carte topographique du plateau continental en face des côtes de l’Océan Glacial Arctique, on devrait pouvoir reconnaître quelles ont été les régions de terres nouvelles disponibles pour une population migrante, qui, de surcroît, a sans doute été la première population humaine dans la région. Il faut toutefois tenir compte d’un facteur : le niveau de la mer a baissé partout dans le monde mais seulement selon un axe Ouest-Est, à commencer par la région du Golfe de Biscaye (Horken, p. 120) puis le long de toute la côte française actuelle, ensuite tout autour des Iles Britanniques ; le Gulf Stream a donc réchauffé toute cette immense région, jusqu’au littoral arctique de la Scandinavie, qu’il a ainsi rendu apte à la colonisation humaine, en modifiant le climat progressivement, jusqu’à épuisement de l’énergie thermique qu’il véhicule. Les flots qu’il pousse vers le Nord se refroidissent ensuite s’écoulent et retournent vers l’Atlantique, en faisant le chemin inverse mais sous les masses d’eau plus chaudes. Plus à l’est, les zones du plateau continental ont été également libérées des flots mais n’ont pas bénéficié indéfiniment des avantages offerts par le Gulf Stream et sont sans nul doute devenues tout aussi inhospitalières qu’aujourd’hui, vu la proximité des glaces du sud de la banquise.
    Toutes les régions situées sur le littoral de l’Océan Glacial Arctique, qui font l’objet de notre investigation, se trouvent sur le plateau continental et dès lors ont été recouvertes par les flots lors de la fonte des glaces et de la montée du niveau de la mer. Il faudrait l’explorer davantage. En règle générale, le socle continental accuse une pente légère en direction du pôle, si bien que toute descente du niveau de l’océan correspond à un accroissement équivalent de terres nouvelles, également en direction du pôle. A hauteur de la Mer de Barents, par exemple, cela correspondrait, dans le cas extrême, à un recul de l’océan d’environ 500 km. Mais on peut estimer qu’une telle surface n’a pas été abandonnée par les flots : c’est ici que les géologues doivent nous apporter des précisions. Pendant la période d’occupation de ce territoire aujourd’hui retourné aux flots marins, tous les fleuves et rivières ont dû se jeter dans l’océan beaucoup plus au nord qu’aujourd’hui et il doit être parfaitement possible de repérer l’ancien lit de ces cours d’eau sur le plateau continental, comme nous pouvons d’ailleurs le faire pour l’Elbe dans la Mer du Nord. Ces fleuves et leurs affluents ont dû fournir de l’eau douce indispensable à la faune dans son ensemble et aux hommes.  On peut dès lors en déduire que des sites d’installation ont existé sur les rives de ces cours d’eau. Les limites respectives du permafrost sur le continent (ou sur ce qui était le continent) ont certainement eu une influence sur la progression des migrants vers le Nord, progression que l’on pourrait suivre d’après les traces laissées. La valeur que revêt la découverte d’os dans cette région est importante : elle nous donnerait de bons indices, dès qu’on en découvrirait.
    Horken nous a élaboré un modèle géophysique convainquant  pour nous expliquer l’émergence et la fin de la période glaciaire de Würm. Si, à titre d’essai, nous posons cette théorie comme un fait, nous devons tout naturellement constater qu’à l’époque glaciaire, le long du littoral polaire du continent eurasiatique,  des hommes ont vécu, qui devaient au préalable avoir résidé à l’Ouest de l’Europe centrale. Ils sont arrivés sur ce littoral polaire et, pendant longtemps, sans doute pendant quelques millénaires, ont dû y vivre sous un climat non hostile à la vie.
    Tilak constate, en se basant sur le texte du Rig-Veda, que celui-ci a dû, pour sa matière primordiale, se dérouler dans une zone littorale polaire de l’Eurasie.
    Pour ce qui concerne la durée temporelle de ce séjour, qui a vu l’émergence de la matière propre du Rig-Veda, nos deux auteurs avancent les faits suivants :
    Tilak s’est préoccupé de l’âge des Vedas dans sa première publication (« Orion », op. cit.). Dans un grand nombre d’hymnes du Rig-Veda, Tilak a repéré des données astronomiques particulières et les a vérifiées sur base de la pertinence de ce que nous dit le texte de ces hymnes, d’une part, et sur les déductions étymologiques des descriptions que l’on y trouve, d’autre part. Comme l’objet de ses recherches n’était pas, de prime abord, le dit des hymnes védiques mais l’âge du Rig-Veda, il a pris en considération les phénomènes astronomiques décrits et ce, toujours en tenant compte de l’effet modifiant de la précession astronomique. Pour rappel : par le fait de la précession, le moment du printemps se déplace chaque année sur l’écliptique de 50,26 secondes, dans le sens ouest-est, ce qui nous donne un circuit entier au bout de 25.780 années. Tilak a ensuite étudié les interprétations d’autres chercheurs et explique pourquoi il ne partage pas leur avis. A l’époque où le Rig-Veda aurait émergé et où ses hymnes auraient commencé à jeter les bases de tous les sacrifices sacrés de la tradition indo-aryenne, le moment principal du cycle annuel était le moment précis où commençait le printemps, où le soleil revenait, c’est-à-dire, plus exactement, le moment même du lever du soleil quand les nuits et les jours sont strictement égaux. Il faut aussi que ce soit un moment du cycle annuel qui soit mesurable à l’aide de méthodes simples.
    Tilak connaissait forcément le nom des figures zodiacales sur l’écliptique, telles que les astronomes védiques les nommaient. Contrairement à la pratique actuelle, les hommes distinguaient à l’époque vingt-sept signes du zodiaque. Tilak a fait l’importante découverte que le Rig-Veda a émergé sous la constellation d’Orion, car, il est dit que le moment du début du printemps, à l’ère d’émergence des chants védiques primordiaux, se trouvait dans la constellation d’Orion. En tenant compte de la précession astronomique, Tilak a daté les faits astronomiques relatifs au moment du début du printemps, que l’on trouve dans les hymnes védiques, et, ainsi, a pu établir que ceux-ci ont dû apparaître vers 5000 avant l’ère chrétienne.
    Cette évaluation de l’âge du Rig-Veda chez Tilak, du moins dans la plus ancienne de ses publications (« Orion », op. cit.), doit être fausse.
     Pourquoi ?
    Ce que décrit Horken, en replaçant les faits dans le cadre de la dernière glaciation, celle de Würm, se voit confirmer par Tilak, et de façon définitive. Même quand il découvre que les événements décrits dans les hymnes du Rig-Veda se sont déroulés au départ dans une zone circumpolaire, Tilak n’a aucune idée cohérente quant à leur époque. Horken, lui, nous livre des données plus précises à ce propos, quasi irréfutables.
    Nous apprenons de Tilak quel était le degré de développement atteint par les Aryas du temps du Rig-Veda ; déjà, dans son ouvrage intitulé « Orion », il rejette le doute émis par d’autres chercheurs quant aux connaissances astronomiques des Aryas des temps védiques : « je ne crois pas, écrit-il, qu’une population qui connaissait le métal et en avait fait des outils de travail, qui fabriquait des habits de laine, construisait des embarcations, des maisons et des chariots, et possédait déjà quelques connaissances en matière d’agriculture, aurait été incapable de distinguer la différence entre année solaire et année lunaire » (« Orion », pp. 16 et ss.).
    Dans son second ouvrage, « The Arctic Home », Tilak avait décrit les gestes sacrés des prêtres, dont la tâche principale, semble-t-il, était de décrire les événements cosmiques et météorologiques, surtout pendant la nuit arctique. C’est ainsi que nous entendons évoquer, au fil des hymnes, des phénomènes et des choses qui nous permettent d’énoncer des conclusions d’ordre culturel. Dans un tel contexte, nous pouvons peut-être faire référence à un fait bien particulier : rien que nommer une chose ou un phénomène implique que cette chose ou ce phénomène étaient connus. Nous apprenons, surtout quand nous lisons les événements tournant autour de figures divines, que, par exemple, la première population védique utilisait l’âne comme bête de somme (p. 299), que les fortifications de Vritra étaient de pierre et de fer (p. 248), que Vishnou possédait des destriers de combat (p. 282), qu’on fait allusion à des embarcations de cent rames, bien étanches, à la domestication de moutons et au fer (p. 302, versets 8 et ss., 27 et 32), que cette population connaissait les bovins domestiques et avait des rudiments d’élevage et de fabrication de produits dérivés du lait (p. 303) ; un étable pour vache est même citée (p. 328) ; on trouve aussi un indice, par le biais d’un nom propre, que cette population travaillait l’or (p. 311), que Titra possède une flèche à pointe de fer (p. 335) et qu’un cheval, dédié à une cérémonie sacrificielle, est dompté par Titra et monté par Indra (p. 338 et ss.). Finalement, on apprend aussi l’existence de « destriers de combat de couleur brune » (p. 341).
    Ce sont là tous des éléments que nous rapporte le Rig-Veda, dont l’émergence se situe quasi avec certitude dans une région correspondant au littoral polaire arctique. Cependant, cette émergence ne peut avoir eu lieu 5000 ans avant l’ère chrétienne car, à cette époque-là, la fonte des masses de glace de l’ère de Würm relevait déjà du passé ; sur le littoral polaire arctique régnait déjà depuis longtemps un climat semblable à celui que nous connaissons aujourd’hui ; le plateau continental était revenu à l’océan ; il est dès lors impossible qu’une existence, telle que décrite dans les hymnes védiques primordiaux, ait été possible sur ce littoral.
    Il n’y a qu’une explication possible : Tilak, dans ses calculs, a dû oublier une période entière de précession. Cette impression nous est transmises uniquement par sa publication la plus ancienne, « Orion », où Tilak critique les affirmations de nombreux chercheurs : « La distance actuelle entre le krittikas et le solstice d’été s’élève à plus de 30°, et lorsque ce krittikas correspondait au solstice d’été, alors il devait remonter à beaucoup plus de temps par rapport au cours actuel de la précession de l’équinoxe. Nous ne pouvons donc pas interpréter le passage en question de la manière suivante : si nous plaçons le solstice d’été dans le krittikas, alors nous devons attribuer une datation plus ancienne au poème de Taittiriya Sanhitâ, correspondant à quelque 22.000 ans avant l’ère chrétienne ». On n’apprend pas, en lisant Tilak dans « Arctic Home », s’il déduit de ses constats et conclusions la possibilité ou l’impossibilité de cette datation. Sans doute a-t-il deviné qu’il risquait de faire sensation, et surtout de ne pas être cru et pris au sérieux.
    En partant du principe que tant Tilak (à condition que nous tenions compte de la correction de ses calculs, correction que nous venons d’évoquer) que Horken sont dans le juste, suite à leur investigations et déductions, alors nous pouvons émettre l’hypothèse suivante quant au déroulement des faits :
    Le Gulf Stream provoque une ère glaciaire. Dès que des masses glaciaires se sont accumulées en quantités suffisantes et que le niveau de la mer a baissé, de nouvelles terres sèches émergent sur l’ensemble du plateau continental. Aux endroits atteints par le réchauffement dû au Gulf Stream, ces nouvelles terres deviennent des espaces habitables, en croissance permanente au fur et à mesure que le niveau de l’océan baisse encore et que la végétation s’en empare ; elles s’offrent donc à la pénétration humaine. Les populations, habitant à cette époque dans l’Ouest de l’Europe, sans vraiment le remarquer car le processus dure sans doute des siècles, migrent vers les zones de chasse les plus avantageuses, en direction de l’est où elles rencontrent d’autres populations ;  ces populations sont avantagées par rapport à d’autres car elles absorbent une nourriture plus riche en protéines, issue de la mer et disponible tant en été qu’en hiver (Horken).
    Il me paraît intéressant de poser la question quant à savoir à quel type humain cette population appartenait ; vu la lenteur et la durée du phénomène migratoire qu’elle a représenté, cette population ne s’est sans doute jamais perçue comme un « groupe appelé à incarner un avenir particulier » et n’a jamais été véritablement consciente de la progression de sa migration sur l’espace terrestre. S’est-elle distinguée des autres populations demeurées dans le foyer originel ? Et, si oui, dans quelle mesure ? Appartenait-elle au groupe des Aurignaciens ? Ou à celui des Cro-Magnons ? Etait-elle apparentée à cette autre population qui, plus tard, lorsqu’elle vivait déjà dans son isolat arctique (Horken), créa les images rupestres des cavernes situées aujourd’hui en France méridionale et atteste dès lors d’un besoin, typiquement humain, de création artistique ? Les populations migrantes étaient-elles, elles aussi, animées par un tel besoin d’art ?
    Dans le cadre de l’Institut anthropologique de l’Université Johannes Gutenberg à Mayence, on procède actuellement à des recherches dont les résultats permettront de formuler des hypothèses plausibles ou même d’affirmer des thèses sur la parenté génétique entre les différents groupes humains. L’axe essentiel de ces recherches repose sur la tolérance ou l’intolérance à l’endroit du lait de vache (la persistance de la lactose), tolérance ou intolérance qui sont déterminées génétiquement, comme le confirment les connaissances désormais acquises par les anthropologues. Pour vérifier, il suffit de prélever un échantillon sur un os. Les connaissances, que l’on acquerra bientôt, permettront de découvrir plus d’un indice sur l’origine et le séjour de cette population le long du littoral arctique. Comme nous l’avons déjà dit, ces populations connaissaient déjà les « vaches » et le « lait » et, vraisemblablement, l’élevage du bétail.
    Les conditions de vie dominantes dans cette région dépourvue de montagnes impliquent un maintien général du corps qui est droit, afin de pouvoir voir aussi loin que possible dans la plaine. Le manque de lumière solaire a limité la constitution de pigments de la peau, d’où l’on peut émettre l’hypothèse de l’émergence d’un type humain de haute taille et de pigmentation claire (Horken). Lors de la migration toujours plus au nord, ces populations s’adaptèrent aux modifications des saisons et, dès qu’elles atteignirent la zone littorale de l’Arctique, leur mode de vie dut complètement changer. La nuit polaire est longue et la journée est courte : sur ce laps de temps finalement fort bref, il faut avoir semé et récolté, si l’on veut éviter la famine l’hiver suivant. Tous les efforts, y compris ceux qui revêtent un caractère sacré, ont surtout un but unique : savoir avec précision quel sera le cours prochain des saisons et savoir quand l’homme doit effectuer tel ou tel travail (Tilak). Dans le Rig-Veda, on apprend que pour chaque nuit de l’hiver polaire, nuit qui dure vingt-quatre heures, on avait à effectuer un acte sacré et qu’en tout une centaine de tels actes sacrés était possible. Il n’y en avait pas plus d’une centaine (Tilak, « Arctic Home… », pp. 215 et ss.) et peut-être ne les pratiquait-on pas toujours.
    De ce que nous révèle ici le Rig-Véda, nous pouvons déduire à quelle latitude ces populations ont vécu, en progressant vers le nord. De même, nous pouvons admettre que ces populations ont vécu le long des fleuves et aussi sur le littoral, parce que fleuves et côtes offrent une source de nourriture abondante. D’après le texte védique, on peut émettre l’hypothèse que ces populations présentent une persistance de lactose. Vu l’absence de parenté entre le bovin primitif et le bovin domestique européen, il serait extrêmement intéressant de savoir de quel type de « vache » il s’agit dans le Rig-Véda, où ces animaux sont maintes fois cités.
    Sur le plateau continental de la Mer de Barents, on devrait pouvoir trouver des ossements de bovidés, afin de pouvoir élucider cet aspect de nos recherches. La faune locale, quoi qu’il en soit, a dû correspondre à celle d’un climat plus chaud. A la même époque, les populations probablement apparentées et demeurées en Europe occidentale dans les cavernes de France et d’Espagne, représentaient en dessins des bovidés primitifs, des bisons, des rennes, des chevaux sauvages et des ours, et surtout, plus de soixante-dix fois, des mammouths. Les « hommes du nord », eux, selon Horken, représentaient la constellation d’Orion par la tête d’une antilope (Tilak, « Orion »).
    Le fait que le Rig-Véda évoque, chez les populations vivant sur les côtes de l’Océan Glacial Arctique, la  présence de certains animaux domestiques est d’une grande importance pour notre propos, puisque leur domestication a été datée, jusqu’ici, comme bien plus tardive. Pour ces animaux, il s’agit surtout de la vache (du moins d’une espèce de bovidé qu’il s’agit encore de déterminer), du cheval et du chien. Le Rig-Véda évoque deux chiens, que Yama va chercher, pour « garder le chemin » qui contrôle l’entrée et la sortie du Ciel (Tilak, « Orion », p. 110) ; dans le dixième mandala du Rig-Véda, on apprend qu’un chien est lâché sur Vrishâkapi. On peut imaginer que ces faits se soient réellement déroulés lorsqu’une existence quasi normale était encore possible le long du littoral arctique.
    La glaciation de Würm a connu quelques petites variations climatiques, pendant lesquelles une partie de la couche de glace a fondu, ce qui a provoqué une légère montée du niveau de la mer. Pour les populations concernées, ces variations se sont étalées sur plusieurs générations ; néanmoins, le retour de la mer sur des terrains peu élevés ou marqués de déclivités a conduit rapidement à des inondations de terres arables, ce qui a marqué les souvenirs des hommes. De même, les phénomènes contraires : l’accroissement des masses de glace et la descente du niveau de la mer, soit le recul des eaux. Dans le Rig-Véda, un hymne rapporte qu’Indra a tué le démon de l’eau par de la glace (Tilak, « Arctic Home », p. 279). Sans doute peut-on y voir un rapport…
    Quand la glaciation de Würm a pris fin graduellement et réellement, elle a eu pour effet sur les populations concernées que les étés sont devenus plus frais et bien moins rentables et que, pendant les nuits polaires devenues fort froides, la nourriture engrangée n’a plus été suffisante, entrainant des disettes. Dans le Rig-Véda, on trouve quelques indices sur la détérioration du climat (Tilak, « Arctic Home… », p. 203). Le contenu des textes védiques, qui contient des informations très importantes, a sans nul doute été complété, poursuivi et « actualisé ».
    Les raz-de-marée, provoqués par des tempêtes, ont inondé de plus en plus souvent les terres basses, notamment celles qui étaient exploitées sur le plan agricole : la mer revenait et les populations devaient se retirer. A un moment ou à un autre, les plus audacieux ont envisagé la possibilité d’une nouvelle migration. On ne connaît pas le moment où elle fut décidée, ni les voies qu’elle a empruntées ni les moyens mis en œuvre. Quoi qu’il en soit, le Rig-Véda nous rapporte que le pays des bienheureux peut être atteint à l’aide du « vaisseau céleste dirigé par un bon timonier » (Tilak, « Orion », pp. 110 et ss.). Les voies migratoires et l’équipement des migrants ont pu changer au cours de leurs pérégrinations, car ce mouvement de retour, de plus en plus fréquent sans doute, a pu durer pendant plusieurs millénaires. Procédons par comparaison : l’ensemble de l’histoire de l’humanité compte, jusqu’à présent, 5000 ans ! Cependant, on peut déjà deviner qu’avant cela les populations s’étaient mises en branle, principalement en direction de l’Ouest, probablement à l’aide d’embarcations (Horken), pour déboucher en fin de compte dans le bassin méditerranéen, tandis qu’un autre groupe de population migrait du littoral arctique en direction du sud, en remontant le cours des fleuves et en traversant les barrières montagneuses de Sibérie, voire de l’Himalaya, en direction de l’espace indien. Horken, pour sa part, a publié une carte en y indiquant les endroits où, aujourd’hui, on parle des langues indo-européennes ; dans la zone littorale arctique, on les trouve surtout le long des fleuves, plus denses vers l’embouchure qu’en amont (p. 238).
    Les migrants ont partout trouvé d’autres populations ; on peut admettre qu’ils se sont mêlés à elles, partout où ils ont demeuré longtemps ou pour toujours. De ces mélanges entre le « groupe du nord », au départ homogène, et les autres groupes humains, différents les uns des autres, ont émergé des tribus qui, plus tard, ont donné les divers peuples de souche indo-européenne (Horken). Elles ont un point commun : elles proviendraient toutes d’un foyer originel situé à l’ouest de l’Europe centrale, et, après migrations successives, auraient débouché dans l’espace arctique où elles seraient demeurées pendant plusieurs millénaires, tout en étant soumises à rude école. On peut aussi émettre l’hypothèse que des adaptations physiologiques aux rythmes saisonniers arctiques ont eu lieu. Un médecin américain a rédigé un rapport d’enquête après avoir observé pendant plusieurs années consécutives le pouls de ses patients, pour arriver au résultat suivant : les patients de race africaine présentaient les mêmes pulsations cardiaques tout au long de l’année, tandis que les Blancs europoïdes présentaient un rythme de pulsation plus lent en hiver qu’en été (Horken).
    Les Indiens védiques ont la même origine géographique et génétique que les Blancs europoïdes et ce sont eux qui ont rapporté jusqu’à nos jours le message de ce très lointain passé qui nous est commun, sous la forme des chants védiques, surtout le Rig-Véda qui a été transmis par voie orale, de génération en génération, depuis des millénaires, sans jamais avoir subi d’altérations majeures ou divergentes. Cette transmission s’est effectuée en respectant une remarquable fidélité au texte que de nombreux passages de la première version écrite (vers 1800 avant l’ère chrétienne) correspond mot pour mot aux versions plus récentes, du point de vue du contenu et non de celui de la formulation lexicale (laquelle n’est plus compréhensible telle quelle par les locuteurs actuels des langues post-sanskrites). Le principal point commun est la langue, certes, mais il y en a d’autres. La Weltanschauung des Indiens et des Perses présente des grandes similitudes avec celle des Européens et plus d’une divinité des chants védiques a son correspondant dans le panthéon grec, par exemple, possédant jusqu’au même nom ! Il faudrait encore pouvoir expliquer comment les Grecs ont trouvé le chemin vers les terres qu’ils ont occupées aux temps historiques : en empruntant partiellement une voie migratoire que les Indiens ont également empruntée (c’est l’hypothèse que pose Tilak dans « Orion ») ou en passant par l’espace de l’Europe septentrionale ?
    Un trait commun aux Indiens et aux Germains se retrouve dans le culte de la swastika, qui a dû revêtir la même signification dans les deux populations. Dans son livre intitulé « Vom Hakenkreuz » et paru en 1922, Jörg Lechler estime pouvoir dater la swastika de 5000 ans, en se basant sur des signes rupestres. Mais cette datation pourrait bien devenir caduque. Si les hypothèses avancées par Tilak et Horken s’avèrent pertinentes, des fouilles sur le plateau continental arctique devraient mettre à jour des représentations de la swastika.
    On ne peut toutefois partir de l’hypothèse que ces « hommes du nord » ont occupé les parties du littoral plus à l’est, régions que le Gulf Stream ne fournit plus en énergie calorifique, ce qui ne permettait pas la diffusion de la végétation. Pourtant, des populations ont sûrement habité dans cette partie plus orientale du plateau continental, selon un mode de vie que nous rencontrons encore aujourd’hui chez les ressortissants de peuples et de tribus plus simples, se contentant de l’élevage du renne, de la chasse aux fourrures et de la pêche, et qui sont partiellement nomades comme les Tchouktches. Ces peuples étaient probablement habitués à un climat aussi rude que celui qui règne là-bas actuellement, ce qui implique que, pour eux, il n’y a jamais eu détérioration fondamentale du climat et qu’une émigration générale hors de cette région n’avait aucune signification. Certains chercheurs, dont M. de Saporta, pensent que certains peuples non indo-européens ont également leur foyer originel sur le littoral de l’Arctique (Tilak, « Arctic Home », p. 409).
    Horken termine son ouvrage en émettant les réflexions suivantes : sur base des mêmes fondements géophysiques, qui ont fait émerger la période de glaciation de Würm, une nouvelle période glaciaire pourrait ou devrait survenir. Horken repère des transformations d’ordre météorologique dans la zone polaire qui abondent dans son sens, notamment, il constate qu’un port dans les Iles Spitzbergen peut désormais être fréquenté plus longtemps pendant la saison chaude qu’auparavant. Cet indice, il l’a repéré il y a plus de dix ans. Entretemps, nous avons d’autres géologues qui ont exprimé la conviction que nous allons au devant d’une nouvelle période glaciaire.
    Walther BURGWEDEL. http://euro-synergies.hautetfort.com/
    (article paru dans « Deutschland in Geschichte und Gegenwart », n°4/1999 ; traduction  et adaptation française : Robert Steuckers).      
    Notes :
    (*) Le phénomène que l’on appelle les « forces Coriolis » s’inscrit dans la constitution mouvante de l’atmosphère terrestre : celle-ci est en effet toujours en mouvement parce que l’air chaud des tropiques se meut en direction des pôles, tandis que l’air froid des pôles se meut en direction de l’Equateur. Ce schéma circulatoire est influencé par un autre mouvement, impulsé par la rotation de la Terre autour de son propre axe. Cette rotation fait en sorte que les courants nord-sud s’infléchissent vers l’est ou l’ouest ; c’est précisément cet infléchissement que l’on appelle la « force Coriolis » ; celle-ci s’avère la plus forte au voisinage des pôles. Elle a été étudiée et définie par le physicien et mathématicien français Gustave-Gaspard de Coriolis (1792-1843), attaché à l’Ecole Polytechnique de Paris.

  • Histoire du courage

    Histoire du courage Jean Prévost a été fusillé par les Allemands le 1er août 1944, à Sassenage, dans le Vercors. Il est mort, les armes à la main, sous le nom de Capitaine Goderville. Ecrivain prolixe et encyclopédique, il était aussi un grand sportif.

    Le courage du primitif, du chasseur, du torero, c’est de fuir en faisant front, de fatiguer la brute par des ruses imprévues. C’est le mieux lié à l’esprit.

    Le courage féodal, d’Achille, de Roland ou de Jean le Bon, pose des héros supérieurs à la foule par leurs armes, leurs chevaux, leur vigueur d’hommes mieux nourris. Sous ce harnais accablant, la vaillance est un métier de portefaix et de bûcheron, aux peines immenses. Mais le courage, comme les armes, est un privilège, un don divin aux hommes bien nés.

    Avec Athena ou Saint Georges près de lui, le héros goûte à la fois l’ivresse de la violence et celle de la prière.

    Le courage hellénique est modelé par les exemples et les regards des concitoyens. L’homme élevé par la musique et la gymnastique donne une action inspirée, qui dépasse les autres et lui-même. Il se choisit un moment très beau, où il devine et goûte la gloire, même avec la mort. Les hommes libres l’acclament, mille miroirs d’âmes l’éblouissent de son image, ou il sent, même seul, qu’il égale Hercule ou Léonidas.

    Dès les premières légendes romaines : Horace qui fuit pour fatiguer et tuer des blessés, le général qui punit de mort la prouesse hors du rang, on devine le courage qui calcule un rendement lointain.

    Ces laboureurs, ces terrassiers, se rassemblent dans leur camp le soir de la défaite, pour l’attaque de nuit. Ils n’attendent pas tout d’une bataille, ils sont résignés, s’il le faut, à ne gagner que la dernière.

    Les Chrétiens ne savaient que mourir, l’imagination pleine d’un bonheur indicible. Il fallut bien du temps et l’infusion d’un sang neuf, pour en faire des chevaliers.

    A la fin du moyen âge, l’astuce, la tactique et l’escrime mêlent au courage des paladins le sang froid des mercenaires. Mais l’invention des armes à feu, qui rend la tactique plus prudente, veut dans le combat une promptitude de fauve et une audace de fou. Ce sont encore, je crois, les vertus opposées de la marine.

    Ce courage à brûle-pourpoint dure dans la cavalerie, de Condé à Murat. Mais le fantassin, l’artilleur, déploient leur courage au bout de longues fatigues, marches et terrassements. Sous l’arme automatique et la brûlure des gaz, le courage devient l’art de souffrir, presque nu – souffrir en continuant une tâche simple et monotone, en laissant penser et vouloir pour soi un homme abrité, qui traite l’homme en outil, qui seul aura victoire et gloire.

    L’autre patience, active, créatrice d’idées et d’oeuvres, serait peut-être le vrai courage, sans danger, si nous perdions le culte du sacrifice humain.

    Jean Prévost http://www.voxnr.com

  • Enquête sur la droite en France : Martin Peltier : «  Les hommes de droite sont des gardiens de la réalité »

    Journaliste, Martin Peltier vient de publier Qui instrumentalise l’Église ? aux éditions Godefroy de Bouillon.
    M & V : Martin Peltier, selon vous quelle est la différence entre l'homme de droite et l'homme de gauche ?
    Martin Peltier : Je répondrai un peu comme le sapeur Camembert : pour moi, l'homme de gauche est l'homme de gauche, et l'homme de droite est l'homme qui n'est pas de gauche ! La distinction entre la droite et la gauche est née en France pendant la Révolution, puis s'est beaucoup actualisée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à l'occasion de la guerre religieuse et scolaire lancée par les francs-maçons au début de la IIIe République. Cette distinction a été créée par la gauche, qui formate le paysage politique, moral et intellectuel en France depuis plus de 200 ans et dont la prise de pouvoir s'est appuyée sur une inversion fondamentale et complète des valeurs. Pour toute notre civilisation européenne et biblique, la droite a toujours figuré le côté du bien et la gauche, la « senestre », le côté du mal : quand on dit d'une personne qu'elle est gauche, par exemple, on signifie qu'elle est malhabile, qu'elle n'est pas « adroite » La Révolution a opéré une inversion symbolique extrêmement forte, en mettant le haut en bas et la droite à gauche. Du jour au lendemain, ce qui était réputé mauvais est devenu bon et vice-versa. Depuis, les nouveaux « bons », c'est-à-dire la gauche française et internationale, nous disent que tout ce qui n'est pas de gauche est mauvais.
    Les idées elles-mêmes évoluent et changent de bord, passant parfois de la gauche à la droite et réciproquement. Ce n'est donc pas sur elles que repose cette différence ?
    La distinction ne porte pas sur les idées, mais sur une posture morale et de pouvoir. Dans ce système qui s'est vraiment actualisé en 1900, la gauche s'arroge le pouvoir moral. Alors que la réalité avait toujours été considérée comme bonne et les élucubrations comme mauvaises, dans le système inversé inventé par la gauche c'est l’utopisme qui est réputé bon et la réalité qui est devenue mauvaise. L'histoire des idées, depuis maintenant 200 ans, accuse ce glissement général de la pensée vers l'Utopie, alors que le rappel à la réalité est dénoncé comme obscurantiste, réactionnaire, haineux, etc.
    On le voit bien avec le « mariage » homosexuel, qui a suscité une forte réaction qui s'appuie sur la réalité naturelle. L'idée même d'un ordre naturel n'est-elle pas une conception de droite ?
    Absolument. La distinction entre la droite et la gauche passe par le rapport à la réalité et à la nature. Précisons que la nature humaine dont nous parlons ici n'a rien à voir avec l'abstraction construite par les philosophes des Lumières ou par Rousseau. Le Saint Père a écrit de beaux textes sur l'ordre et le droit naturel. La frontière se situe entre, d'une part, ceux qui pensent que la volonté de l'homme, ses lumières, ses pulsions, son intelligence et les velléités de l'individu peuvent construire le monde; et d'autre part, ceux qui pensent que la nature, même si elle est imparfaite ou déchue, a été créée, donnée et que l'on ne peut rien faire si l'on ne part pas de ce donné réel. La gauche, c'est l'irréalisme, la folie érigée en devoir ; la droite, beaucoup plus modestement, tient compte de la réalité et essaye de s'en arranger.
    Nous vivons dons l'ère des tyrans
    Le mariage dit « pour tous » et l'idéologie du genre sont deux exemples très clairs de cette volonté de la gauche de construire le monde à partir du caprice de l'individu. C'est le caprice fait roi, selon le vieux mot romain : Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas(1). Nous vivons dans l'ère des tyrans : il suffit que je le veuille, que je l'ordonne et que ma volonté vous serve de raison. C'est leur volonté qui doit servir d'étalon au monde ! L'homme de droite, c'est celui qui refuse cet ahurissant diktat de la gauche.
    La mobilisation contre le « mariage » homosexuel montre que le sens de la réalité conduit une large fraction du peuple français à réagir contre le politiquement correct N'y a-t-il pas là une raison d'espérer ?
    Le peuple est en train de vociférer sur des sujets de société qui tiennent au fond, prennent aux tripes et sur lesquels il est compétent. Quand il refuse que l'on change la manière de vivre la famille, il a raison, il le sent et il gueule. De même, il a raison quand il refuse de disparaître de devenir un autre peuple, quand il rejette l’immigration-invasion. Dans le cadre de cette vocifération nécessaire, il est présent parce que vraiment concerné. Le peuple français ne veut pas des folies mortifères que lui propose la gauche. J'ajouterai pourtant à cette réflexion un codicille plus pessimiste : nous autres, hommes de droite, sommes des gardiens de la réalité - Maurras y insistait beaucoup, avec sa distinction entre le pays légal et le pays réel. Or aujourd'hui, l’utopisme est peut-être en train de l'emporter : si l'on considère sa composition, il faut convenir que le peuple français, avec toutes les folies qui lui ont été imposées depuis 30 ans, a changé de réalité. Ainsi, tenants de la réalité, nous sommes partiellement en décalage avec la réalité actuelle ce qui est le signe d'un éclatement général de la société.
    Le peuple a pu changer de réalité, mais il existe bien une vérité objective. N’est-ce pas finalement cette conviction qui différencie la droite de la gauche ?
    C'est en cela qu'à mon avis, nous, hommes de la droite catholique, possédons le « joker ». La réalité change, malheureusement, et les utopistes sont en train de la subvertir ; mais nous savons qu'il existe une vérité supérieure. Non seulement il y a des vérités de grâce et de foi, d'ordre supérieur, mais aussi une vérité de ce que sont historiquement la France et le peuple français nous fondant sur cette vérité de la France et du peuple français, nous pouvons refuser les dérives de la réalité qui nous sont mécaniquement imposées par les réformes induites par la gauche depuis 30 ans. Dans l'ordre politique, c’est la défense de la vérité française.
    Propos reçu par Eric Letty monde&vie février 2013
    I .Je le veux, je l'ordonne ; la raison, c'est ma volonté.
    Martin Peltier, Qui instrumentalise l’Église? comment certains lobbies tentent d'asservir Rome au politiquement correct, éditions Godefroy de Bouillon, 28 €.

  • L'idéologie américaine

    L'idéologie américaine Cet individualisme organique fut formulé dans des constitutions écrites et dans une littérature littéraire-politique. La Déclaration d’Indépendance est typique de l’esprit de cette littérature. Comme œuvre de Realpolitik, ce manifeste de 1776 est magistral : il indique le Futur, et incarne l’Esprit de l’Age du Rationalisme, qui était alors dominant dans la Culture Occidentale. Mais au 20ème siècle, la partie idéologique de cette Déclaration est simplement fantastique : « Nous tenons ces vérités pour être évidentes par elles-mêmes : que tous les hommes sont créés égaux ; qu’ils sont dotés par leur créateur de droits inhérents et inaliénables ; que parmi ceux-ci se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ; que pour assurer ces droits, les gouvernements sont institués parmi les hommes, tirant leurs justes pouvoirs du consentement des gouvernés. Que dès qu’une forme de gouvernement devient destructrice de ces fins, c’est le droit du peuple de la modifier ou de l’abolir, et d’instituer un nouveau gouvernement, ayant sa fondation sur des principes tels et organisant ses pouvoirs sous une forme telle, qu’il leur semblera être le plus à même d’assurer sa sécurité et son bonheur ». En 1863, le charlatan Lincoln prononça un discours dans lequel il parla de l’Amérique comme d’« une nation, conçue dans la liberté, et dédiée à la proposition que tous les hommes sont créés égaux ». Il continua ensuite en disant, parlant de la Guerre de Sécession, alors en cours : « …nous sommes engagés dans une grande guerre civile, testant si cette nation, ou une nation conçue ainsi et dédiée ainsi, peut durer longtemps ».

    Cette idéologie continua jusqu’au milieu du 20ème siècle, et fut même, après les Première et Seconde guerres mondiales, lorsqu’une vision totalement différente et complètement incompatible eut l’ascendant, offerte au foyer de la Civilisation Occidentale comme un modèle à imiter d’une manière ou d’une autre. Ce fut seulement le succès matériel entièrement fortuit qui accompagna les armes américaines qui permit à cette idéologie de survivre tard dans un siècle qui l’avait dépassée, et cette idéologie archaïque doit être examinée ici, pas parce qu’elle est importante en tant que vision politique, mais seulement parce qu’elle est une technique efficace pour diviser et désintégrer l’Europe.

    La Déclaration d’Indépendance est saturée de la pensée de Rousseau et Montesquieu. L’idée de base, comme dans tout le Rationalisme, est l’identification de ce qui devrait être avec ce qui sera. Le Rationalisme commence par confondre le rationnel avec le réel, et finit par confondre le réel avec le rationnel. Cet arsenal de « vérités » sur l’égalité et sur les droits inaliénables et inhérents reflète l’esprit critique émancipé, dépourvu de respect pour les faits et la tradition. L’idée que les gouvernements sont « institués » pour un but utilitaire, pour satisfaire une demande d’hommes « égaux », et que ces hommes « égaux » donnent leur « consentement » à une certaine « forme » de « gouvernement », et qu’ensuite ils l’abolissent lorsqu’elle ne sert plus le but – est de la pure poésie rationaliste, et ne correspond à aucun fait qui soit jamais survenu quelque part. La source du gouvernement est l’inégalité des hommes – voilà le fait.

    La nature du gouvernement est un reflet de la Culture, de la Nation, et de leur stade de développement. Ainsi une nation peut avoir deux formes de gouvernement, un gouvernement efficace ou un inefficace. Un gouvernement efficace accomplit l’Idée de la nation – pas la « volonté des masses », car celle-ci n’existe pas si les gouvernants sont capables. Le gouvernement tombe, non quand « le peuple » décide rationnellement de l’abolir, mais quand ce gouvernement devient décadent au point de se saper lui-même. Aucun gouvernement n’est jamais « fondé » sur des « principes ». Les gouvernements sont l’expression d’instincts politiques, et la différence entre les instincts des diverses populations est la source des différences dans leur pratique de gouvernement. Les « principes » écrits n’affectent pas le moins du monde la pratique de gouvernement, et le seul effet qu’ils ont est de fournir le vocabulaire des luttes politiques.

    Cela est aussi vrai pour l’Amérique que cela l’est pour n’importe quelle autre unité politique qui ait jamais existé en cinq millénaires de l’histoire des Hautes Cultures. Contrairement à un certain sentiment messianique en Amérique, celle-ci n’est pas complètement unique. Sa morphologie et sa destinée sont lisibles dans l’histoire d’autres colonies, dans la nôtre, et dans des Cultures antérieures.

    Dans la Déclaration d’Indépendance, la référence au gouvernement qui aurait pour but de réaliser la « sécurité » et le « bonheur » de la population est une stupidité rationaliste de plus. Le gouvernement est le processus de maintenir la population en forme pour une tâche politique, l’expression de l’Idée de la Nation.

    La citation de Lincoln reflète encore l’Age du Rationalisme, et son Europe contemporaine pouvait sentir et comprendre une telle idéologie, bien que, puisque l’Etat, la Nation et la Tradition existaient encore en Europe, même en étant affaiblis, il y eut toujours une résistance aux idéologies rationalistes, qu’elles soient de la variété de Rousseau, de Lincoln, ou de Marx. Aucune nation ne fut jamais « conçue dans la liberté », et aucune nation ne fut jamais « dédiée à une proposition ». Les Nations sont les créations d’une Haute Culture, et dans leur essence ultime sont des Idées mystiques. Leur naissance, leur individualité, leur forme, leur existence, sont toutes des reflets de développements culturels supérieurs. Dire qu’une nation est « dédiée à une proposition », c’est la réduire à une abstraction qui peut être mise sur un tableau de classe pour un cours de logique. C’est une caricature rationaliste de la Nation-Idée. Parler ainsi d’une Nation, c’est l’insulter et la dégrader : personne ne voudrait jamais mourir pour une proposition logique. Si une telle proposition – qui est aussi prétendument « évidente en elle-même » – n’est pas convaincante, la force armée ne la rendra pas plus convaincante.

    Le numen [= abstraction divine] « liberté » est l’un des principaux foyers de l’idéologie américaine. Le mot ne peut être défini que négativement, en tant que liberté contre une contrainte quelconque. Même les idéologues américains les plus enragés ne défendent pas la liberté totale contre toute forme d’ordre, et de même la tyrannie la plus stricte n’a jamais souhaité tout interdire. Dans un pays « dédié » à la « liberté », des hommes furent arrachés à leur foyer, sous menace de prison, déclarés soldats, et envoyés aux antipodes comme mesure de « défense » de la part d’un gouvernement qui ne demandait pas le « consentement » de ses masses, sachant parfaitement bien qu’un tel « consentement » serait refusé.

    Au sens pratique, la liberté américaine signifie liberté par rapport à l’Etat, mais il est évident que ceci est de la simple littérature, puisqu’il n’y a jamais eu d’Etat en Amérique, ni aucune nécessité d’en avoir un. Le mot liberté est ainsi un simple concept dans une religion matérialiste, et ne décrit rien dans le monde des faits américains.

    Egalement importante pour l’idéologie américaine est la constitution écrite adoptée en 1789, en résultat des travaux de Hamilton et Franklin. Leur intérêt en cela était pratique, leur idée étant d’unir les treize colonies en une unité. Comme l’union n’aurait jamais pu être réalisée à cette époque sur une quelconque sorte de base centrale, le plus qu’ils pouvaient réaliser était une fédération faible, avec un gouvernement central qui pouvait difficilement être décrit comme un gouvernement, mais seulement comme une formule d’anarchie. Les idées de la constitution furent surtout inspirées des écrits de Montesquieu. L’idée de « séparation des pouvoirs » en particulier vient de ce théoricien français. D’après cette théorie, les pouvoirs de gouvernement sont trois : législatif, exécutif, et judiciaire. Comme toute la pensée rationaliste claire comme de l’eau de roche, cette théorie est vaseuse et confuse dès qu’elle est appliquée à la Vie. Ces pouvoirs ne peuvent être séparés que sur le papier, dans la Vie ils ne peuvent pas l’être. Ils ne furent jamais réellement séparés en Amérique, bien qu’on conserva la théorie selon laquelle ils l’étaient. Avec le début d’une crise interne dans les années 30 du 20ème siècle, le pouvoir entier du gouvernement central fut ouvertement concentré dans l’exécutif, et on trouva des théories pour appuyer ce fait, en l’appelant toujours « séparation ».

    Les diverses colonies conservèrent la plupart des pouvoirs qui comptaient pour elles – le pouvoir de faire leurs propres lois, de garder une milice, et de se conduire en indépendance économique par rapport aux autres colonies. Le mot « Etat » fut choisi pour décrire les composantes de l’union, et cela conduisit à une autre pensée idéologique confuse, puisque les formes d’Etat européennes, où l’Etat était une Idée, furent considérées comme équivalentes aux « Etats » américains, qui étaient essentiellement des unités territoriales-légales-économiques, sans souveraineté, dessein, destinée, ou but.

    Dans l’union, il n’y avait pas de souveraineté, c’est-à-dire, pas même la contrepartie légale de l’Etat-Idée. Le gouvernement central n’était pas souverain, ni aucun gouvernement d’Etat. La souveraineté était représentée par l’accord des deux tiers des Etats et du législatif central, ou en d’autres mots, par une abstraction complète. S’il y avait eu cinquante ou cent millions d’esclaves, ou même d’Indiens, sur les frontières de l’Amérique, il y aurait eu une notion différente de ces choses. Toute l’idéologie américaine présupposait la situation géopolitique américaine. Il n’y avait pas de puissances, pas de populations hostiles fortes, nombreuses ou organisées, pas de dangers politiques – seulement un vaste paysage vide, à peine peuplé de sauvages.

    Egalement important pour l’idéologie américaine fut le sentiment – exprimé plus haut dans le discours de Lincoln – de l’universalité. Bien que la Guerre de Sécession n’avait absolument rien à voir avec une idéologie quelconque – et en tous cas, la motivation légale sudiste de la guerre était plus conséquente que l’idée yankee –, Lincoln se sentit obligé d’injecter la question de l’idéologie dans la guerre. L’adversaire ne pouvait pas être un simple rival politique, tendant vers la même puissance que le Yankee – il devait être un ennemi total, ayant l’intention d’anéantir l’idéologie américaine. Ce sentiment inspira toutes les guerres américaines à partir de ce moment – tout ennemi politique fut considéré ipso facto comme un adversaire idéologique, même si l’ennemi n’avait aucun intérêt pour l’idéologie américaine.

    A l’Age des Guerres Mondiales, cette idéologisation de la politique fut étendue à une échelle mondiale. La puissance que l’Amérique choisissait pour ennemi était forcément contre la « liberté », la « démocratie », et contre tous les autres mots magiques, mais sans signification, de cette catégorie. Cela conduisit à des résultats étranges – toute puissance combattant la puissance que l’Amérique avait gratuitement choisie pour ennemi devint ipso facto une puissance de la « liberté ». Ainsi la Russie des Romanov et la Russie bolchevique furent toutes deux des puissances de la « liberté ».

    L’idéologie américaine conduisit l’Amérique à proclamer comme alliés des pays qui ne retournèrent pas le compliment, mais l’ardeur américaine n’en fut pas refroidie. Ce type de politique ne peut être considéré par l’Europe que comme adolescent, et en vérité toute tentative de décrire les formes et les problèmes du 20ème siècle selon une idéologie rationaliste du 19ème siècle est immature, ou pour être plus franc, stupide.

    Au 20ème siècle, alors que le type rationaliste d’idéologie avait été rejeté par la Civilisation Occidentale en progrès, l’universalisation américaine de l’idéologie se transforma en messianisme – l’idée que l’Amérique doit sauver le monde. Le véhicule du salut consiste en une religion matérialiste avec la « démocratie » prenant la place de Dieu, la « Constitution » à la place de l’Eglise, les « principes de gouvernement » à la place des dogmes religieux, et l’idée de la liberté économique à la place de la Grâce de Dieu. La technique du salut est d’embrasser le dollar, ou sans cela de se soumettre aux explosifs et aux baïonnettes de l’Amérique.

    L’idéologie américaine est une religion, tout comme l’étaient le Rationalisme de la Terreur française, celui du jacobinisme, celui du napoléonisme. L’idéologie américaine en est contemporaine, et ils sont complètement morts. De même que l’idéologie américaine est intérieurement morte. Son principal usage à l’époque actuelle – 1948 – est de diviser l’Europe. Le Michel [1] européen se vautre dans n’importe quelle idéologie qui promet le « bonheur » et une vie sans effort ni dureté. L’idéologie américaine sert ainsi un but négatif, et seulement cela. L’Esprit d’un Age disparu ne peut donner aucun message à un Age ultérieur, mais ne peut que nier l’Age nouveau, et tenter de le retarder, de le déformer et de le détourner de son chemin de vie. L’idéologie américaine n’est pas un instinct, car elle n’inspire personne. C’est un système inorganique, et quand l’un de ses principes lui barre la route, il est promptement écarté. Ainsi la doctrine religieuse de la « séparation des pouvoirs » fut rayée de la liste des dogmes sacrés en 1933. Avant cela, le saint principe de l’Isolation avait été mis de coté en 1917, lorsque l’Amérique entra dans une guerre occidentale qui ne la concernait en aucune manière. Ressuscité après la Première Guerre Mondiale, il fut à nouveau écarté durant la Seconde Guerre Mondiale. Une religion politique qui change sans cesse de doctrine surnaturelle n’est convaincante ni politiquement ni religieusement. La « doctrine » de Monroe, par exemple, annonça au début du 19ème siècle que tout l’hémisphère occidental était une sphère d’influence impérialiste américaine. Au 20ème siècle, cette doctrine reçut le statut spécial d’une doctrine ésotérique, étant conservée pour l’usage intérieur, alors que le dogme externe était appelé la « politique du bon voisin ».

    L’idéologie d’un peuple est un simple vêtement intellectuel. Elle peut ou pas correspondre à l’instinct de ce peuple. Une idéologie peut être changée au jour le jour, mais pas le caractère du peuple. Dès que ce caractère est formé, il est déterminé et influence les événements bien plus que ceux-ci ne peuvent l’influencer. Le caractère du Peuple Américain fut formé pendant la Guerre de Sécession.

    Francis Parker Yockey http://www.voxnr.com

    notes :

    [1] Personnage lourdaud et stupide, dans la culture populaire allemande ; « der deutsche Michel » : le Michel allemand. (NDT)

    source :

    Ce texte est extrait du livre de Francis P. Yockey : Imperium (publié en 1948).

  • Tournées solidaires, rappel à l’ordre du don de soi – Par Marie, de Lille

    Tournées solidaires, rappel à l’ordre du don de soi – Par Marie, de Lille

    Depuis début janvier, les tournées de la « Génération Solidaire » ont été lancées simultanément dans plusieurs villes de France. J’ai aussitôt été séduite par cette idée. Lorsque l’on est jeune et un peu idéaliste, on a tendance à rêver de changer le monde. On voudrait se mettre dans la peau d’un de ces héros d’autrefois pour sauver son pays, aider son peuple. Hélas, bien souvent ces grands idéaux sont rattrapés par la routine du quotidien, et nos désirs de générosité s’étouffent parfois un peu vite dans nos activités incessantes de jeune gens du XXIe siècle.

    D’autres fois, ce sont l’impuissance et le découragement qui nous saisissent : que puis-je faire, moi, pauvre fille perdue dans cette métropole de plus de 1 million d’habitants, pour me rendre utile pour mon peuple ?

    Cette initiative des tournées solidaires est comme une piqûre de rappel : un peu de courage qu’on nous tend, pour nous rappeler que nous ne sommes pas seuls à vouloir agir positivement sur le monde qui nous entoure, et que d’autres peuvent avoir besoin de nous. C’est donc avec enthousiasme que je me lance dans l’aventure.

    Chaque soir, moi je sais où dormir…

    Bientôt, nous commençons nos premières tournées de solidarité, dans la froidure de l’hiver. Lille est sous la neige, il fait entre -5 et -10 degrés en ces débuts de soirée. Et nous savons que la nuit sera plus fraîche encore. Ces premières tentatives nous font aussitôt goûter à cette dureté de la condition des sans-abris. A sillonner ainsi les rues de notre ville, pendant des heures dans le froid glacial, nous comprenons un peu plus la détresse de ces gens abandonnés sur le trottoir. J’ai oublié mes gants, et lorsque je sers la nourriture, mes doigts sont gelés. Mais je sais bien que chaque soir, un endroit chaud m’attend. Et j’ai un peu honte lorsque je pense à ma petite vie si confortable, et à mes soucis coutumiers, qui sont bien peu de choses face aux difficultés des sans-abris. Ceux-ci vivent au jour le jour, et pensent avant tout à survivre aujourd’hui, sans avoir le temps de se préoccuper du lendemain.

    La plupart d’entre eux se réfugient dans la gare ou dans les stations de métro, en espérant y trouver un peu de chaleur. En nous voyant arriver, avec nos sacs de couvertures, notre soupe qui fume, et nos pulls jaunes sur lesquels est inscrit notre message « Génération solidaire ! », des sourires éclairent leurs visages, et cela nous réchauffe un peu le cœur. Nous discutons avec eux, simplement, comme si nous les connaissions depuis toujours, et nous découvrons de véritables drames humains ignorés de notre monde individualiste et donneur de leçons.

    La pauvreté, plus qu’un chiffre politique

    Nous rencontrons une femme enceinte de trois mois, et qui malgré ses nombreuses demandes n’obtient aucune aide. Un homme nous avoue qu’il ne veut pas aller dans les centres d’hébergement à cause de l’insécurité qui y règne : on l’y menace avec des cutters, pour lui prendre ses chaussures et le peu qu’il possède. Un autre jour, c’est avec un homme roué de coups que nous discutons. Je pourrais multiplier les exemples.

    Bien sûr, nous savions avant nos tournées que la pauvreté des gens de notre peuple était de plus en plus répandue, nous savions que l’insécurité était le lot quotidien des mendiants, et que beaucoup d’entre eux étaient des jeunes gens de moins de 30 ans. Les chiffres, les statistiques et les pourcentages nous l’ont dit. Mais lorsque l’on se retrouve face à des hommes et à des femmes de chair et d’os et qui souffrent, alors les chiffres prennent un tout autre sens. Et nous sommes révoltés du peu de moyens que nous possédons pour leur venir en aide, et de l’indifférence générale à leur égard. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de continuer nos tournées. Et espérer que notre initiative réveillera d’autres générosités, prêtes à venir offrir leur solidarité à ceux qui sont dans le besoin !

    Marie de Lille http://fr.novopress.info

    Source : le webzine féminin Belle et Rebelle.