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  • Inde : L’autre géant asiatique en devenir

    Si l’Inde a traversé une mauvaise passe en 2012 avec une croissance à 5,5% plus faible que les années précédentes, elle compte bien se reprendre, et très rapidement. Le Premier ministre indien Manmohan Singh a ainsi lancé un “processus de relance” de l’économie.

    C’est vrai, l’Inde vient de traverser une mauvaise passe en 2012. Complexité bureaucratique, hiérarchisation de la société, clientélisme et au final immobilisme du pouvoir… Tous ces maux se sont brutalement retrouvés en première page de nos journaux. Résultat, la croissance indienne devrait tomber à 5,5% cette année, contre 6,5% en 2011, et loin des 8-9% des années précédentes.

    Pourtant les pronostics sur la fin du “miracle” indien étaient prématurés. L’Inde a d’abord été victime de son modèle économique. Fournisseur de services informatiques pour les firmes occidentales, le ralentissement de ses clients a mécaniquement fait plonger les bénéfices. Or 56% du bénéfice indien provient des services.

    En Inde plus qu’ailleurs, c’est l’État qui tient entre ses mains le potentiel de croissance du pays. Or depuis quelques semaines, le gouvernement s’est saisi à nouveau des rennes de l’économie et a décidé de repartir au galop. Objectif : lancer une nouvelle phase de réforme.

    Manmohan Singh I, II, III, IV…

    Comme le rappellent les analystes de Gavekal, peu suspects de verser dans l’interventionnisme étatique, “la politique est cruciale en Inde, car toute les poussées de croissance ont été précédées d’un train de réformes”.

    Si Gavekal cite les réformes entreprises après la crise asiatique de 1997, on peut remonter jusqu’au début des années 1990 pour trouver le premier exemple de ce lien. Après une grave crise de paiement en 1991, l’Inde a décidé de se réformer en profondeur pour poser les jalons du pays libéral et innovant que nous connaissons aujourd’hui.

    Si le politique précède les réformes économiques, on peut même ajouter qu’un homme précède le politique, Manmohan Singh. Déjà à l’oeuvre en 1991 comme ministre des Finances, c’est en tant que Premier ministre qu’il vient de lancer un “processus de relance” de l’économie selon ses propres termes. Trois secteurs sont concernés.

    * La réforme fiscale

    L’État veut retrouver un équilibre budgétaire. Pour se faire, le Premier ministre a annoncé plusieurs changements fiscaux. Les subventions, par exemple au carburant diesel, seront abaissées, et les impôts seront probablement augmentés. Comme le résume le Premier ministre, “nous allons accélérer le processus de désinvestissement, ce qui ranimera également notre marché boursier“.

    * Une plus grande ouverture aux investissements

    La chambre basse indienne a voté en début de mois une loi relevant le plafond du droit de vote des actionnaires. Apparemment anodine, cette loi va pourtant avoir “un impact positif sur le drainage des fonds” pour SMC Global Securities.

    * La libéralisation de l’économie

    C’est peut-être le secteur le plus médiatisé. Les investisseurs avaient poussé des cris d’orfraie en début d’année lorsque le gouvernement n’avait pas réussi à ouvrir le marché de la distribution. C’est désormais chose faite. Dans les mois à venir, d’autres secteurs devraient être libéralisés, comme l’assurance ou l’aviation. L’État devrait également vendre ses participations dans plusieurs secteurs. Ce mois-ci, l’État a vendu 10% des parts du premier producteur de minerai de fer indien, NMDC. Ce type d’opération devrait se multiplier jusqu’en mars.

    Comme l’a annoncé Manmohan Singh, “les mesures que nous avons prises ne sont que le début d’un processus de relance de notre économie qui consiste à ramener le taux de croissance à 8 ou 9%“. Or tout porte à croire que ces mesures seront pérennisées dans le temps, pour deux raisons.

    La croissance, un objectif politique…

    On peut se demander si le Premier ministre indien n’a pas choisi le timing de la réforme en fonction de pures considérations politiques. Car les réformes votées actuellement ne commenceront à produire des effets que l’année prochaine, voire en 2014… l’année des élections nationales. En tout cas, il est clair que la croissance sera au coeur de l’élection, raison de croire à son redressement, au moins jusqu’à cette échéance.

    … menée avec une rigueur d’économiste allemand

    C’est peut-être le tournant le plus important au sein de l’économie indienne. La Banque centrale indienne a refusé d’abaisser ses taux directeurs ce mois-ci, arguant que l’inflation était encore trop haute. A l’heure où d’autres pays émergents, à l’instar du Brésil, ont choisi l’outil de la relance budgétaire pour faire repartir leur économie, l’Inde montre une étonnante rigueur. Cette orthodoxie est le gage d’une croissance de long terme.

    Atlantico  http://fortune.fdesouche.com

  • NOUS, FRANÇAIS, SOMMES-NOUS TOUS DES ASSASSINS ? par Manuel Gomez

    Le président de la république l’a reconnu publiquement, devant le monde entier : la France est responsable d’une colonisation injuste et brutale. Elle est responsable des massacres d’innocents algériens à Sétif, Guelma et Khenattra.
    Elle mériterait même, tout du moins pour ceux qui l’ont dirigée de 1954 à 1962, et en premier lieu De Gaulle, Mitterrand et les généraux de l’Armée Française, d’être présentée devant un tribunal international pour crimes contre l’humanité.
    J’aurai dû écrire : « Vous êtes tous des assassins », vous, les Français de métropole, car nous, les Européens et les Français d’Algérie, les Pieds Noirs, ne sommes pas concernés.
    D’ailleurs les Algériens n’exigent de nous ni repentance, ni excuse, ni reconnaissance.
    C’est vous, les Français de métropole, qui êtes venus massacrer les Arabes depuis 1830, qui êtes venus voler « leurs terres », « leurs richesses », « leur culture », « leur civilisation », etc.
    Nous, les Européens et les Français, ouvriers, artisans, agriculteurs, expédiés de métropole vers l’Algérie pour mettre en valeur cette colonie, avons également été exploités par la France et, au contraire des Algériens, qui eux ont eu la chance de tout garder en 1962, nous avons tout perdu.
    Ø  Nous n’avons donc aucune repentance à offrir, aucune reconnaissance à proposer.
    Ø  Nous n’avons massacré personne en Algérie, bien au contraire, nous avons été massacrés à Sétif, à Guelma, à Khenattra, à El Halia, rue d’Isly, à Oran et, après le « cessez-le-feu » unilatéral du 19 mars 1962, offert par vous, la France, sous l’œil indifférent de votre armée qui est restée l’arme au pied.
    Ø  Vous avez eu raison, Monsieur le Président de la République Française, de souligner tous ces massacres des armées françaises durant 132 ans et de passer sous silence des « incidents mineurs » qui ne concernent que quelques milliers d’enlèvements, de tortures, d’égorgements, d’assassinats, perpétrés par l’ALN et le FLN que vous venez de serrer dans vos bras et d’honorer au cours de ces dernières 48 heures.
    Ø  Vous avez eu raison de vous incliner devant « LE » disparu Maurice Audin. Mais quand vous inclinerez-vous devant les 3000 et quelques « disparus » européens et français d’Algérie ?
    Au cours de ce « voyage de mémoire » à Alger, vous êtes-vous souvenu qu’après la conquête ce sont les « socialistes » qui ont fait de l’Algérie une colonie de peuplement à la fin du XIXème siècle ? Mais qu’également en mai 1945, lors des massacres que vous avez soulignés, c’était la « gauche » qui gouvernait la France.
    Les Français vous seront reconnaissants de les avoir condamnés… soyez-en assuré.

  • Carl Schmitt, lecteur de Bakounine

    Résumé
    Mentionné à plusieurs reprises bien qu’aucun de ses écrits ne soit cité, Bakounine occupe une place particulière dans quelques-uns des principaux textes de Carl Schmitt (Théologie politique, La dictature, Le concept de politique). Les thèmes que Schmitt choisit de repérer chez Bakounine (satanisme, naturalisme, nature religieuse de l’autorité, refus de la médiation), s’ils sont l’indice d’une connaissance précise de l’œuvre du révolutionnaire russe, permettent également de l’inscrire dans une opposition terme à terme avec les théoriciens de la contre-révolution. La lecture attentive que Schmitt semble avoir faite des textes de Bakounine ne doit donc pas masquer que dans l’œuvre du théoricien allemand, Bakounine est avant tout une figure : celle de l’anarchiste russe, ennemi par excellence qui prétend en finir avec le politique. Apparemment adventice, la convocation de cette figure partiellement mythique touche dès lors à un thème central chez Schmitt, celui de la conception de la politique.

    Texte intégral
    Étudier la lecture d’un auteur par un autre, ce n’est pas seulement poser la question de l’exactitude de cette lecture, du degré de compréhension ou de mécompréhension qu’elle manifeste, c’est aussi étudier le rôle qu’elle joue dans le dispositif théorique mis en place par celui qui propose cette lecture. S’agissant du rapport de Carl Schmitt à Bakounine, et d’une manière plus générale à l’anarchisme, ces deux questions se posent avec d’autant plus d’acuité que Schmitt se réfère souvent à Bakounine et au courant de pensée dont il est censé être le représentant (l’anarchisme, toujours envisagé de pair avec le syndicalisme révolutionnaire), sans jamais pour autant citer expressément le moindre texte de lui. Interroger la lecture schmittienne de Bakounine, c’est donc d’emblée poser trois questions. Une question factuelle : Schmitt a-t-il lu Bakounine ? Une question d’histoire de la philosophie : ce que Schmitt écrit de Bakounine restitue-t-il fidèlement les caractéristiques de sa pensée ? Ma réponse à ces deux premières questions déterminera la troisième : s’il est clair en effet que Schmitt a une connaissance assez précise de certains aspects de l’œuvre théorique de Bakounine, les mentions qu’il en fait n’entrent pas dans une démarche d’historien des idées ou de la philosophie. D’où cette troisième question : quel rôle joue chez Schmitt la figure de l’anarchisme bakouninien ? On verra que poser cette question revient à interroger la mythologie politique propre à Schmitt.
    Je me propose, à partir des différentes thématiques bakouniniennes qui sont pointées par les textes de Schmitt, de montrer d’abord dans quelle mesure il est possible de prolonger la lecture schmittienne de Bakounine, avant d’interroger cette lecture autour du problème central que constitue la conception du politique chez les deux auteurs. Ce qui revient à poser les deux questions suivantes : premièrement, qu’apporte la lecture schmittienne à la connaissance de l’anarchisme bakouninien ; deuxièmement, que nous dit cette lecture de Schmitt lui-même ?
    Il faut toutefois relever d’emblée que la liste des écrits de Schmitt dans lesquels la figure de Bakounine joue un rôle, déborde celle des écrits où apparaît le nom de Bakounine. Cette dernière se réduit pour l’essentiel à trois textes : la Théologie politique, Parlementarisme et démocratie et Théorie du partisan. Dans la mesure où dans chacun de ces trois textes, Bakounine est mentionné comme la figure représentative de l’anarchisme, étudier la lecture schmittienne de Bakounine implique d’interroger le statut de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire dans toute l’œuvre de Schmitt, et donc d’élargir le corpus à un texte comme Le concept de politique (Begriff des Politischen, curieusement traduit en français sous le titre La notion de politique), qui est parsemé de références à l’anarchisme.

    Le parallèle entre contre-révolution et anarchisme
    Que ce soit dans la Théologie politique de 1922 ou dans Parlementarisme et démocratie (1923), la figure de Bakounine est convoquée dans un parallèle saisissant entre les théoriciens de la contre-révolution (Donoso Cortés, Joseph de Maistre et dans une moindre mesure Louis de Bonald) et ceux de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire (Proudhon, Bakounine et Sorel). Le chapitre 4 de la Théologie politique1, consacré à « la philosophie de l’État dans la contre-révolution », montre que cette dernière partage avec l’anarchisme une proposition cardinale touchant le caractère absolu de tout gouvernement et repère parmi les théoriciens de la contre-révolution une montée en puissance de la notion de décision (qui couve sous les formules du type « ou bien… ou bien »), en ce sens qu’il s’agirait de décider à la fois entre catholicisme et athéisme et entre pouvoir absolu et anarchie. Ces théories manifestent pour Schmitt un refus de la dialectique, en tant que celle-ci médiatise les opposés, et elles reposent au contraire sur des oppositions binaires (dont la plus suggestive est l’opposition entre Dieu et le Diable).
    La contre-révolution part de cette prémisse que tout gouvernement est absolu : le souverain est celui qui prend la décision, laquelle ne peut être contestée par aucune autre instance, sans quoi cette instance deviendrait elle-même détentrice de la souveraineté. Il y a donc un lien entre les concepts de souveraineté et de décision, et entre ces concepts et le caractère absolu du pouvoir. Or Schmitt souligne aussitôt que cette prémisse est partagée par l’anarchisme, la seule différence entre anarchisme et contre-révolution reposant sur leur appréciation de la nature humaine : « Toute idée politique prend d’une manière ou d’une autre position sur la ‘‘nature’’ de l’homme et présuppose qu’il est ou ‘‘bon par nature’’ ou ‘‘mauvais par nature’’. » Et Schmitt d’ajouter : « Pour les anarchistes consciemment athées, l’homme est décidément bon, et tout mal est la conséquence de la pensée théologique et de ses dérivés, qui renferment toutes les représentations de l’autorité, de l’État et du pouvoir » (p. 65).
    Au rebours de cette conception de la bonne nature humaine, un théoricien comme Cortés exagère jusqu’à la folie la malignité et la bassesse de l’homme, car c’est pour lui une question de décision politique : un gouvernement absolu doit reposer sur cet axiome. Paradoxalement, Cortés manifeste pour cette raison même un respect beaucoup plus grand du socialisme anarchiste que du libéralisme bourgeois : la bourgeoisie est cette classe qui discute, son « essence est la négociation, les demi-mesures conservatoires » (p. 71), d’où le mépris avec laquelle il la traite et « son respect pour le socialisme anarchiste et athée, auquel il confère une dimension diabolique ». Si Cortés respecte l’anarchisme, c’est qu’il le considère comme son ennemi véritable, celui auquel il s’oppose sur un axiome concernant la nature humaine et qui aboutit à une conséquence politique radicalement opposée à celle qu’il défend. À cette occasion, Schmitt évoque le satanisme de l’époque et parle à son propos d’un « principe intellectuel fort » dont « l’expression littéraire est l’élévation sur le trône de Satan » (ibid.).
    C’est dans ce contexte qu’apparaît la figure de Bakounine :
    C’est seulement avec Bakounine que le combat contre la théologie entre dans la logique intransigeante d’un naturalisme absolu. Assurément lui aussi veut « répandre Satan », et il tient cette mission pour l’unique révolution digne de ce nom.
    Mais Schmitt ajoute aussitôt :
    […] l’importance intellectuelle de Bakounine repose sur sa représentation de la vie, laquelle produit d’elle-même et à partir d’elle-même, grâce à sa justesse naturelle, les formes justes. Pour lui il n’y a par conséquent rien de négatif ni de mal, si ce n’est la doctrine théologique de Dieu et du péché, qui étiquette l’homme comme mauvais pour avoir un prétexte à son désir de domination et à sa volonté de puissance. (p. 72)
    Chez de Maistre, signale ensuite Schmitt :
    […] les contraires, autorité et anarchie, s’opposent avec une détermination totale et constituent l’antithèse évidente évoquée ci-dessus : quand de Maistre dit que tout gouvernement est nécessairement absolu, un anarchiste dit littéralement la même chose ; simplement, grâce à son axiome de l’homme bon et du pouvoir corrompu, il en tire la conclusion pratique opposée : tout pouvoir doit être combattu, parce que tout pouvoir est dictature. (p. 74)
    L’opposition entre anarchisme et contre-révolution met donc en jeu deux éléments, d’une part une prémisse, commune aux deux courants, sur la nature absolue de toute forme de gouvernement, de l’autre un axiome, qui vient déterminer la position politique, sur la nature humaine. La contre-révolution tient l’homme pour mauvais, et affirme pour cette raison que tout gouvernement doit nécessairement être absolu. L’anarchisme tiendrait l’homme pour naturellement bon et affirmerait pour cette raison que toute autorité politique, en tant qu’elle vient contrecarrer le libre développement de l’humanité, est mauvaise et doit nécessairement être détruite. Cette approche mérite qu’on s’y arrête, tant il est vrai qu’elle se distingue des lieux communs qui courent habituellement sur la pensée anarchiste. En particulier, ce que dit Schmitt de l’anarchisme manifeste une bonne connaissance des thèmes qui structurent la pensée de son principal représentant supposé, Bakounine. Pour ma part, j’en retiendrai quatre : le naturalisme, le satanisme, le schème théologique de l’autorité et la question de la conflictualité.

    Les thèmes bakouniniens de la lecture schmittienne

    Le naturalisme
    Que penser de l’affirmation schmittienne selon laquelle l’importance intellectuelle de Bakounine repose sur sa représentation naturaliste de la vie ? À l’évidence, cela ne signifie pas que Bakounine est important dans le champ intellectuel en raison de ses qualités de savant ou de naturaliste – titres qu’il n’a jamais revendiqués et qu’il serait de toute façon difficile de lui attribuer. Dès le milieu des années 1860, dans des manuscrits qu’il reprendra ou développera dans ses écrits ultérieurs, Bakounine expose que l’univers entier est soumis à un mouvement ascendant, qui voit se développer en son sein la solidarité inhérente aux différentes espèces, mouvement qui a pour point culminant la liberté humaine. En cela, il n’annonce pas seulement quelques-unes des formules les plus frappantes de l’anarchisme de la fin du xixe siècle (par exemple celle d Élisée Reclus selon laquelle l’humanité n’est rien d’autre que la nature prenant conscience d’elle-même), il s’inscrit dans une tradition de philosophie de la nature qu’il a pu lire chez Schelling, et surtout chez Hegel, même si précisément, le fait de réinscrire l’humanité dans la nature consiste à prendre le contre-pied de la conception hégélienne selon laquelle la nature n’est rien d’autre que l’idée devenue étrangère à elle-même, et qui introduit de ce fait une discontinuité radicale entre la nature et l’esprit. L’anarchisme bakouninien, ce n’est pas la moindre de ses particularités, revendique une dimension cosmique et un ancrage naturaliste qu’il ne partage avec aucune autre doctrine politique, et il ne fait guère de doute que c’est cet aspect qui a poussé Schmitt à lui accorder une telle importance. Sur le fond d’un système matérialiste du monde fondé sur la notion de solidarité, Bakounine pourra s’opposer au dogme du libre arbitre et souligner que la liberté ne saurait être considéré comme un point de départ individuel, mais toujours comme un produit collectif. Pour Bakounine, la nature elle-même mène à l’anarchie – ce qui annonce une autre formule de Reclus, selon laquelle l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre.

    Le satanisme
    En second lieu, on trouve effectivement sous la plume de Bakounine, à la suite de Proudhon, des éloges multiples de Satan, comme représentant mythique d’un principe qui est opposé au principe, à la fois théologique et politique, de l’autorité. Chez Bakounine, les mentions élogieuses de Satan débordent largement le cadre de la polémique antireligieuse. Ainsi lorsqu’il prend la défense de la Commune de Paris contre le patriote italien Giuseppe Mazzini, Bakounine l’identifie à Satan, dans la mesure où elle est la négation exacte du Dieu mazzinien2. Si Schmitt est fondé à parler à ce propos de principe intellectuel fort, c’est que le thème satanique, chez Bakounine, n’est que la pointe effilée des deux autres thèmes qui le sous-tendent, d’un côté le lien entre théologie et politique, de l’autre la question de la décision entre deux principes qu’il est impossible de médiatiser, ce qui débouche sur une théorie du conflit. Sur ces deux derniers points, on verra qu’il est possible de prolonger la lecture esquissée par Schmitt.
    Le satanisme de Bakounine, si l’on veut l’appeler ainsi, se fonde sur une radicalisation d’un thème exposé dans L’essence du christianisme de Feuerbach, celui des racines anthropologiques de la religion. De cet ouvrage, Bakounine tire la proposition que l’idée de Dieu est une idée misanthrope qui repose sur « le mépris systématique de l’humanité », et même de l’intégralité du monde naturel. Ce mépris est rigoureusement proportionnel à l’adoration que l’on voue à Dieu, puisque ce dernier s’enrichit des dépouilles de l’humanité. Par conséquent, affirmer l’existence de Dieu, « c’est proclamer la déchéance du monde et l’esclavage permanent de l’humanité »3. La philosophie de Bakounine est un antithéologisme et aboutit à des éloges de Satan parce qu’elle prend le contre-pied de ces affirmations et proclame que l’humanité peut être source du vrai et du juste, rendant ainsi à l’homme et à la nature ce dont ils ont été dépouillés.
    Le sacrifice est pour Bakounine l’aboutissement concret de ce mépris systématique de l’humanité qui constitue la base de toute religion, et particulièrement de la religion chrétienne. En s’en prenant à l’idée de Dieu, Bakounine s’intéresse au point d’aboutissement de l’inversion anthropomorphique décrite par Feuerbach. En tant que combat contre l’idée de Dieu, l’antithéologisme consiste à montrer que la justice divine n’est rien d’autre que le négatif de la justice humaine, de même que l’amour de Dieu signifie la haine des hommes et le respect du ciel, le mépris de la terre :
    L’action de la religion ne consiste pas seulement en ceci qu’elle prend à la terre les richesses et les puissances naturelles et à l’homme ses facultés et ses vertus, à mesure qu’il les découvre dans son développement historique, pour les transformer dans le ciel en autant d’attributs ou d’êtres divins. En effectuant cette transformation, elle change radicalement la nature de ces puissances et de ces qualités, elle les fausse, les corrompt, leur donnant une direction diamétralement opposée à leur direction primitive.4

    C’est tout particulièrement le cas de la justice :
    La justice elle-même, cette mère future de l’égalité, une fois transportée par la fantaisie religieuse dans les célestes régions et transformée en justice divine, retombe aussitôt sur la terre sous la forme théologique de la grâce, et embrassant toujours et partout le parti des plus forts, ne sème plus parmi les hommes que violences, privilèges, monopoles et toutes les monstrueuses inégalités consacrées par le droit historique.5
    L’antithéologisme bakouninien a donc des motivations politiques. Dans la projection anthropomorphique décrite par Feuerbach intervient un processus d’autorisation par lequel l’homme renonce à être l’auteur de ses actes, pour n’en être que l’acteur. Ce processus d’autorisation permet à certains hommes de consacrer leur domination temporaire en se prétendant autorisés par Dieu à gouverner leurs prochains. Il ne faut donc pas se méprendre sur le versant moral de l’antithéologisme de Bakounine : il s’agit pour lui de prendre le contre-pied, non de toutes les prescriptions religieuses, mais du principe sur lequel elles sont fondées, dans la mesure où celui-ci consiste dans les faits à nier la capacité de l’humanité à être l’auteur de son propre progrès. De ce principe, qui dépossède l’homme de toute capacité, Dieu est l’incarnation idéale, et c’est pourquoi Bakounine estime que l’idée même de morale humaine constitue une négation absolue de l’idée de Dieu.
    Bakounine peut alors se faire l’écho, sans les citer, de formules bruyantes de Proudhon, dont la plus célèbre est celle-ci : « L’homme […] est ainsi constitué dans sa raison et dans sa conscience que, s’il se prend au sérieux, il est forcé de renoncer à la foi, de la rejeter comme mauvaise et nuisible et de déclarer que pour lui, Dieu, c’est le mal »6. L’homme est doté d’une raison et d’une conscience. La première permet l’accès au vrai, la seconde l’accès au juste. Prendre l’homme au sérieux, c’est prendre au sérieux l’idée qu’il est capable de parvenir au vrai avec les forces de sa propre raison et au juste par la lumière de sa conscience. Cette indépendance dans la recherche du vrai et du juste étant considérée comme le bien Dieu peut donc être dénoncé comme le mal. Bakounine ne prétend pas autre chose lorsqu’il souligne que toute théologie postule la mauvaise nature de l’homme et le caractère néfaste de sa liberté7.
    Tout en s’inspirant de Proudhon, la multiplication des éloges de Satan sous la plume de Bakounine revêt alors une signification originale. L’une des ébauches les plus réjouissantes de L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale loue ainsi en Satan « le génie émancipateur de l’humanité », ou encore « la seule figure vraiment sympathique et intelligente de la Bible »8 parce qu’il a invité les hommes à se mettre debout et à goûter au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal9. Le sens de la fable est transparent : l’autonomie morale est défendue à l’humanité, celle-ci devra régler son existence sur les prescriptions divines, transmises par les prêtres, et il faut interpréter l’exclusion de Satan dans la Bible comme l’expression fantastique de l’exclusion réciproque entre Dieu et la liberté.
    Autour de ce dernier thème, Bakounine construit une sorte de preuve morale de l’inexistence de Dieu en montrant que l’exigence même de l’émancipation de l’humanité conduit à la négation de la divinité. La formulation de cette preuve est particulièrement éclairante pour la lecture schmittienne de Bakounine :
    À moins […] de vouloir l’esclavage et l’avilissement des hommes […], nous ne pouvons, nous ne devons faire la moindre concession ni au Dieu de la théologie ni à celui de la métaphysique. Car dans cet alphabet mystique, qui commence par dire A devra fatalement finir par dire Z, et qui veut adorer Dieu doit, sans se faire de puériles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité :
    Si Dieu est, l’homme est esclave ; or l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas.
    Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle ; et maintenant qu’on choisisse.10
    Il faudra revenir sur cette alternative dramatique, que Bakounine ne cesse de reconduire à partir du milieu des années 1860, dans la mesure où elle semble permettre de prolonger le parallèle schmittien entre anarchisme et contre-révolution. Si on le compare aux textes précédents qui contiennent déjà cette formule11, l’intérêt du texte de 1871 qu’on vient de lire tient à sa coloration morale nettement plus affirmée. Tout d’abord, Bakounine s’y focalise sur la question de la liberté, ce qui implique que la question de l’accès à la vérité soit désormais inscrite dans celle plus générale de l’émancipation. Ensuite, l’idée de Dieu est contredite non seulement par la possibilité pour l’humanité de s’émanciper par elle-même, mais aussi par l’émancipation en tant qu’exigence. C’est pour cette raison qu’on est ici fondé à parler d’une preuve morale. Pour retourner une formule kantienne, on dira donc que l’inexistence de Dieu constitue un postulat de la raison pratique : quiconque prétend œuvrer pour sa propre émancipation et celle de l’humanité doit avoir conscience du choix qui se présente à lui. Toute émancipation véritable consistera en une négation active de l’existence de Dieu, en tant que celui-ci se présente comme l’hypostase et la personnification du principe d’autorité. Il est important de retenir qu’indépendamment des arguments que peuvent lui fournir les sciences de la nature, l’athéisme, pour Bakounine, est une attitude pratique qui résulte d’un choix. Mais ce choix s’inscrit lui-même dans une alternative qui rappelle fortement celles que Bakounine construit sur le terrain politique : le choix de l’athéisme recoupe celui de la révolution, d’où l’accord paradoxal de Bakounine avec Mazzini lorsque celui-ci repère dans la Commune de Paris et l’Internationale une inspiration satanique. Le thème satanique suggère ainsi deux directions : la reconnaissance du schème théologique de l’autorité et l’impossibilité de médiatiser les deux principes en lutte (principe autoritaire et principe libertaire), ce qui conduit à la nécessité de leur affrontement.

    Le schème théologique de l’autorité
    S’agissant du schème théologique de l’autorité, les déclarations de Schmitt dans la Théologie politique doivent être rapprochées d’un passage de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, première tentative de présentation systématique de ses idées par Bakounine au cours de l’hiver 1867-1868. Dans ce texte, Bakounine souligne que l’État et la théologie ont pour point commun de postuler la nature intrinsèquement mauvaise de l’homme. Les rôles sont ainsi répartis : la théologie explique pourquoi l’homme est mauvais, l’État en tire les conséquences pratiques et opprime en prétendant défendre les citoyens les uns contre les autres. D’où la conclusion de Bakounine :
    N’est-ce pas une chose remarquable que cette similitude entre la théologie – cette science de l’Église, et la politique – cette théorie de l’État, que cette rencontre de deux ordres de pensées et de faits en apparence si contraires, dans une même conviction : celle de la nécessité de l’immolation de l’humaine liberté pour moraliser les hommes et pour les transformer, selon l’une – en des saints, selon l’autre – en de vertueux citoyens. – Quant à nous, nous ne nous en émerveillons en aucune façon, parce que nous sommes convaincus […] que la politique et la théologie sont deux sœurs provenant de la même origine et poursuivant le même but sous des noms différents ; et que chaque État est une église terrestre, comme toute église […] n’est rien qu’un céleste État.12
    Cette déclaration vérifie les analyses de Schmitt sur la position anthropologique fondamentale qui serait celle non pas tant de l’anarchisme (le postulat de la bonne nature) que de la contre-révolution. Que nous dit en effet Bakounine dans cet extrait ? Que la politique, doctrine de légitimation de l’État, et la théologie partagent le postulat de la mauvaise nature humaine, de l’inaptitude de l’humanité à parvenir par elle-même à la moralité et au progrès, et par conséquent de la nécessité d’autorités religieuses et politiques qui viennent éduquer, moraliser, contraindre l’humanité au progrès. On trouverait ainsi sous la plume de Bakounine une annonce de l’analyse de la contre-révolution que produira Schmitt une cinquantaine d’années plus tard.
    Ce point appelle toutefois deux remarques. La première porte sur cet axiome anthropologique que Schmitt croit repérer chez Bakounine. En effet, ce dernier ne formule pas exactement les choses en termes de bonne et de mauvaise nature : il n’y a pas d’un côté la réaction, qui affirme que l’homme est mauvais et doit sans cesse être corrigé et tenu en laisse pour ne pas pécher, et de l’autre la révolution qui affirme que tout le mal vient de l’État et de l’Église. Pour Bakounine, qui est en cela moins moraliste que philosophe de l’histoire ou évolutionniste, la question se pose en termes de capacités : l’humanité est-elle capable de parvenir par elle-même (entendons par là, sans aucun recours à la transcendance, que ce soit celle, théologique, d’un Dieu, ou celle, politique, de l’État) à un développement de ses capacités, à un accroissement de sa puissance d’agir, qui désigne le seul bien véritable ? Le problème n’est donc pas tant pour Bakounine celui de savoir si l’homme est bon ou mauvais, mais si l’homme est capable de s’éduquer. Ce point aura son importance lorsqu’on interrogera le statut bakouninien du politique.
    La seconde remarque porte sur la notion de théologie politique. Pour Schmitt, dans l’ouvrage qui porte ce titre, il n’y aurait pas chez les anarchistes de théologie politique, et ce dernier terme ne servirait que d’anathème pour discréditer l’ennemi. Les commentateurs récents de Schmitt ont eu le mérite d’aller chercher ce à quoi ce dernier pouvait bien faire allusion, et ils se réfèrent en général au texte de Bakounine dirigé contre La théologie politique de Mazzini. Que cette expression ait chez Bakounine une tournure polémique, et sans doute même insultante, cela ne fait guère de doute13. En revanche, on ne voit pas bien pourquoi l’usage polémique d’une notion en exclurait l’usage théorique. Or le schème théologico-politique joue chez Bakounine un rôle décisif, puisqu’il désigne le principe qui est l’exact inverse de celui sur lequel le révolutionnaire russe entend fonder sa philosophie de l’émancipation et sa pratique politique. Chez Bakounine, le processus qui donne naissance aux autorités instituées et les consacre est de part en part un processus religieux : il y a un véritable schème théologique de l’autorité.

    Le rapport à la conflictualité
    C’est sur cette base qu’on rencontre la conception bakouninienne de la conflictualité. Les théoriciens de la contre-révolution ne sont pas les seuls à insister sur la question de la décision, sur la nécessité de décider entre deux options fondamentales. Pour Bakounine aussi, le choix est bien entre pouvoir absolu et anarchie. Dans les textes qui cherchent à rattacher la question religieuse à la politique, Bakounine enjoint ses lecteurs, on l’a vu, de décider entre deux options fondamentales, l’une qui défend l’existence de Dieu et débouche sur la nécessité de l’asservissement de l’humanité, l’autre qui nie l’existence de Dieu et débouche sur la nécessité de son émancipation. Pour Bakounine, il n’y a pas de solution intermédiaire tenable. Le parallèle opéré par Schmitt dans la première Théologie politique entre anarchisme et contre-révolution peut à nouveau être prolongé, d’autant que le refus de médiatiser les extrêmes et l’affirmation de la nécessité de leur affrontement constituent deux traits constants de la manière dont Bakounine se rapporte aux relations politiques.
    Le texte qui argumente cette position de la manière la plus développée est aussi celui qui inaugure la carrière politique de Bakounine – en même temps qu’il referme sa période philosophique. Il s’agit de l’article de 1842 « La Réaction en Allemagne », qui s’inscrit dans les débats internes à la gauche hégélienne14. Dans cet article, Bakounine s’en prend à cette partie de la Réaction qui prétend concilier les extrêmes et il montre, suivant en cela le destin de la catégorie de l’opposition dans la Logique de Hegel, que toute opposition, en tant qu’elle est opposition du positif et du négatif, doit nécessairement déboucher sur une contradiction, qui elle-même n’aura d’autre issue que la ruine mutuelle des deux termes contradictoires, le négatif absorbant le positif et se transformant à son tour en une nouvelle positivité, plus riche de déterminations. Il ne s’agit pas tant chez Bakounine de refuser toute médiation entre les opposés que de souligner qu’il n’y a de médiation possible que dans la lutte : à la conciliation, qui consiste à faire intervenir une instance transcendant l’opposition afin de la conserver en l’état, d’empêcher son développement et donc de permettre le maintien du statu quo, Bakounine oppose cette véritable médiation, immanente à l’opposition, que constitue la lutte entre les opposés – en somme la lutte révolutionnaire. Et comme chez Cortés, les attaques se concentrent contre le parti du juste milieu : les réactionnaires fanatiques méritent le respect, parce qu’ils s’en tiennent à la pureté de leur principe.
    Bien qu’elle ait été formulée plusieurs décennies avant que son auteur ne se réclame expressément de l’anarchisme, cette conception des voies par lesquelles l’émancipation de l’humanité est possible aura des prolongements, non seulement chez Bakounine, mais dans toute la pensée anarchiste, ce que Schmitt n’ignorait sans doute pas. Ainsi, la notion d’action directe, telle qu’elle est élaborée à la fin du xixe siècle, désigne une action menée directement par ceux qui sont concernés, indépendamment de toute médiation étatique (par exemple une grève générale expropriatrice, menée par les intéressés et qui consiste à mettre directement en place un autre mode de production, est une action directe ; un assassinat qui prétend défier le pouvoir d’État pour en préparer la conquête n’est pas une action directe). La conception bakouninienne de la conflictualité, en tant qu’elle refuse toute médiation entendue comme conciliation, impose dès lors qu’on s’intéresse au statut du politique chez Bakounine, statut qui est la problématique de fond des passages que Schmitt lui consacre.

    Le statut du politique : Bakounine comme ennemi

    Bakounine, théoricien de l’usage immédiat de la violence ?
    Parlementarisme et démocratie, en son chapitre 5, range l’anarchisme de Bakounine parmi les « théories irrationnelles de l’emploi immédiat de la violence », aux côtés du syndicalisme révolutionnaire de Sorel. Pour Schmitt, toute théorie de l’emploi direct de la violence repose sur une philosophie de l’irrationalité, sur « une théorie de la vie concrète immédiate »15 : dans ce passage, c’est le syndicalisme révolutionnaire théorisé par Sorel qui est visé, raison pour laquelle cette « théorie de la vie concrète immédiate » est rapprochée de la philosophie de Bergson, mais les remarques de Schmitt à ce propos ne font que prolonger celles que contenait la Théologie politique à propos du naturalisme de Bakounine. On peut aborder la question du statut du politique dans la lecture schmittienne de Bakounine à partir de cette question de l’emploi immédiat de la violence. Employer immédiatement la violence signifie avant tout deux choses : que la pratique politique est conçue essentiellement dans sa dimension négative, ou encore qu’il n’y a de politique révolutionnaire que négative ; que l’action destructrice, qui constitue la part négative ou politique de l’action révolutionnaire, ne recourt à aucune médiation pour s’exercer, et en particulier pas à la médiation de l’État.
    Quelques remarques sur la manière dont Bakounine pose la question de la violence révolutionnaire dans ses programmes anarchistes sont ici nécessaires. Pour Bakounine, il est vrai que la révolution est un événement violent et que la liquidation de l’ordre établi ne saurait être obtenue pacifiquement. Mais encore faut-il s’entendre sur la nature de cette violence. En effet, même dans les textes qu’il ne destine pas à la publication (par exemple dans ses programmes de sociétés secrètes), Bakounine proscrit explicitement l’utilisation de la violence sur les personnes, qu’il considère comme quelque chose de contre-révolutionnaire lorsqu’elle est consciemment planifiée. Qu’une violence sur les personnes s’exerce à l’occasion d’événements révolutionnaires, notamment sur celles qui incarnent l’ordre qui est en passe d’être renversé, c’est quelque chose d’inévitable (la violence du fait révolutionnaire a quelque chose d’irréductible), mais la tâche des révolutionnaires est précisément d’endiguer cette violence pour la retourner en violence contre les institutions. C’est une affirmation à peu près constante chez Bakounine qu’une véritable révolution s’en prend avant tout à l’ordre des choses plutôt qu’à celui des personnes. Par exemple, il est très important qu’une révolte paysanne s’accompagne de grands incendies de titres de propriété, plutôt que du lynchage de grands propriétaires. À ce titre, et à ce titre seulement, il est possible de voir en Bakounine un théoricien de l’emploi immédiat de la violence – même si cela contredit une imagerie qui ne retient de l’anarchisme que l’usage politique de la bombe et du revolver.
    On peut alors revenir au passage de Parlementarisme et démocratie qui contient la formule la plus frappante à propos de Bakounine. Ce texte reprend à nouveaux frais la symétrie, déjà avancée par la Théologie politique l’année précédente, entre Cortés, qui fait de l’anarchiste une figure satanique, et Proudhon, qui voit dans le catholique un grand inquisiteur fanatique, et estime qu’on a là les deux véritables ennemis et que tout le reste n’est que demi-mesure. Or trois ans plus tard, dans une note ajoutée à la deuxième édition de ce texte, Schmitt précise que cette opposition ne vaut que « dans le cadre des traditions culturelles occidentales. […] C’est seulement avec les Russes, notamment avec Bakounine, qu’apparaît l’ennemi proprement dit de toutes les idées reçues de la culture européenne »16.

    La politique antipolitique de Bakounine
    Pourquoi Bakounine constitue-t-il pour Schmitt la figure par excellence de l’ennemi – formule qui n’a rien d’anodin pour une théorie où la discrimination de l’ami et de l’ennemi devient le critère distinctif du politique, faisant du politique un champ autonome parmi toutes les activités humaines ? Cela se peut comprendre à partir du statut bakouninien du politique et de passages des deux Théologies politiques (celle de 1922 et celle de 1969). Pour Schmitt, il y a indéniablement une supériorité de la position contre-révolutionnaire sur la position anarchiste. Non seulement Schmitt est politiquement plus proche de la réaction catholique que de l’anarchisme bakouninien, violemment athée, mais il considère en outre que les théories de la contre-révolution sont politiquement plus fortes, plus cohérentes, plus conséquentes, à la fois théoriquement et pratiquement, que leur adversaire anarchiste.
    À l’occasion de la guerre franco-allemande de 1870-1871, Bakounine esquisse une politique contre le politique qui consiste dans l’action immédiate (c’est-à-dire non médiatisée par l’État) du peuple, action qui coïncide selon lui avec la révolution sociale. L’enjeu philosophique et politique des textes qui entourent l’engagement de Bakounine à l’occasion de ce conflit est à l’époque de penser une défense nationale qui se passe des forces régulières de l’État, raison pour laquelle Bakounine, au moment de la guerre franco-allemande de 1870, se prononce en faveur de la guerre de partisans. Cette option n’échappe pas à Schmitt qui évoque brièvement la figure de Bakounine dans sa Théorie du partisan : parce qu’il refuse la médiation de l’État, Bakounine a perçu l’importance de la figure du partisan, comme combattant moderne.
    L’union qui se dessine dans les textes de 1870 entre révolution sociale et régénération nationale n’est possible que parce que Bakounine estime que le patriotisme ne se restreint pas au culte de l’organisation étatique mais pense que la nation, débarrassée de la structure étatique, demeure un fait naturel et historique. Dans la Lettre à un Français, il affirme ainsi : « En dehors de l’organisation artificielle de l’État, il n’y a dans une nation que le peuple ; donc la France ne peut être sauvée que par l’action immédiate, non politique, du peuple. »17 Le problème est alors que la population, « rentrée en possession d’elle-même », selon les termes de l’affiche rouge placardée à Lyon à la veille de la tentative d’insurrection de septembre 1870, prenne en main sa propre défense comme nation.
    Cet usage du concept de politique n’est pas un hapax dans les textes écrits par Bakounine à cette époque. Dans la dernière partie de la Lettre à un Français, consacrée aux « conséquences d’un triomphe prussien sur le socialisme », Bakounine suggère que « l’émancipation économique » doit entraîner avec elle « l’émancipation politique du prolétariat, ou plutôt son émancipation de la politique »18. Plus explicite encore, le manuscrit que Bakounine rédige à Marseille après l’échec de l’insurrection lyonnaise estime que la révolution sociale et la révolution politique sont inséparables, mais que cette dernière doit être radicalement réinterprétée :
    La révolution politique, contemporaine et réellement inséparable de la révolution sociale, dont elle sera pour ainsi dire l’expression ou la manifestation négative, ne sera plus une transformation, mais une liquidation grandiose de l’État, et l’abolition radicale de toutes ces institutions politiques et juridiques, qui ont pour objet l’asservissement du travail populaire à l’exploitation des classes privilégiées.19
    La révolution politique correspond ainsi à la part négative de la révolution sociale, en ce que cette dernière signifie l’émancipation à l’égard de toute autorité officielle et doit permettre à terme l’extinction de toute forme de domination. La politique révolutionnaire ne peut être qu’une politique négative, une politique antipolitique. Bakounine entre ainsi dans cette catégorie de théoriciens pour qui « le qualificatif de politique » peut être « assimilé […] à celui d’étatique, ou du moins mis en relation avec l’État », selon l’expression employée par Schmitt dans Le concept de politique20.
    Dans la mesure où Bakounine semble ici, pour une fois, tenir à la précision des termes, on peut tenir pour opératoires les propositions suivantes : le politique est assimilable à l’étatique ; la politique est une activité qui se rapporte à l’État ; officiellement ou positivement, elle est l’utilisation de l’État pour garantir les privilèges d’une minorité aux dépends de la majorité ; négativement, ou dans un sens révolutionnaire, elle signifie la destruction de l’État21.
    On comprend mieux dès lors cette attaque contre l’anarchisme que contient la première Théologie politique de Schmitt :
    Toute prétention à une décision est nécessairement mauvaise pour l’anarchiste, car le juste va de soi si l’on ne trouble pas l’immanence de la vie avec de semblables prétentions. Naturellement, cette antithèse radicale l’oblige à se décider de manière décidée contre la décision. […] Pour le plus grand anarchiste du xixe siècle, Bakounine, on en arrive au paradoxe étrange qu’il devait nécessairement devenir théoriquement le théologien de l’antithéologique et, dans la pratique, le dictateur d’une antidictature. (p. 74-75)
    On ne peut à nouveau que souligner la pertinence de ces analyses, qui font écho à trois caractéristiques de l’anarchisme bakouninien : premièrement la prégnance de la thématique antithéologique, sur laquelle je ne reviens pas, mais aussi deuxièmement l’attachement de Bakounine à la composante religieuse de la révolution. Pour Bakounine, la révolution est religieuse en ce sens qu’elle suppose que ceux qui la mettent en branle soient pénétrés par les principes libertaires, au même titre que les croyants sont imprégnés par la croyance en Dieu. Et en troisième lieu, cette analyse pointe du doigt la question fondamentale de la dictature – et ce point est d’autant plus frappant que Schmitt, au moment où il rédigeait ce texte, ne pouvait avoir accès aux textes que Bakounine consacre spécifiquement à cette question.
    La question de la dictature constitue en effet l’horizon théorique et pratique des relations entre Bakounine et le jeune Serge Netchaïev. Dans la lettre de rupture qu’il lui adresse en juin 1870, et qui n’a été connue qu’à partir des années 1960, Bakounine expose à son jeune compagnon sa propre conception de la dictature, qui ne consiste pas à opposer dictature et révolution, mais plutôt dictature occulte et dictature officielle. Chez Bakounine, les sociétés secrètes sont vouées à exercer une dictature occulte parmi les révolutionnaires, ce que l’on peut se représenter de la manière suivante : dans une assemblée, les membres de la société secrète peuvent faire avancer les idées révolutionnaires selon une stratégie concertée (en cela, ils dictent, mais d’une manière non officielle, à cette assemblée ses positions), sans jamais apparaître pour autant comme une dictature instituée. Il est bien clair que ce rôle de la dictature fait courir de graves risques de contradiction à l’anarchisme bakouninien et qu’il exprime en même temps la limite de la croyance de ce dernier en la spontanéité révolutionnaire. La seule garantie que fournissent les sociétés secrètes contre leur institutionnalisation, c’est leur programme, ce que l’expérience historique nous a habitués à considérer comme insuffisant. Or Bakounine n’a jamais renoncé à former des sociétés secrètes, même si ces dernières ont évolué au fil du temps. Du milieu des années 1860 jusqu’à son entrée dans l’Internationale en 1868, les sociétés secrètes expriment clairement le scepticisme de Bakounine à l’endroit des capacités politiques du peuple, que ce soit dans sa composante ouvrière ou paysanne : l’initiative révolutionnaire revient de droit à la « petite église de la liberté » que constitue la minorité révolutionnaire des classes privilégiées. Cette position, Bakounine la corrige dès lors qu’il fait l’expérience, au sein de l’Internationale, des capacités d’auto-organisation de la classe ouvrière, mais cela ne le pousse pas pour autant à renoncer à former des sociétés secrètes, dont l’existence se justifie selon lui par la nécessité d’initier un mouvement révolutionnaire, ce qui engage, on va y revenir, la question de la décision, fondamentale dans l’anarchisme bakouninien lu par Schmitt.
    Chez Schmitt, Bakounine apparaît ainsi comme la figure à la fois exemplaire et limite (exemplaire parce que limite) de l’anarchisme, entendu comme doctrine qui se propose d’en finir violemment avec la domination politique. Plus largement, l’anarchisme est réputé faire partie de ces théories qui entendent substituer à la domination politique l’objectivité de la nécessité économique :
    Rien n’est plus moderne aujourd’hui que la lutte contre le politique. Financiers américains, techniciens de l’industrie, socialistes marxistes et révolutionnaires anarcho-syndicalistes unissent leur force avec le mot d’ordre qu’il faut éliminer la domination non objective de la politique sur l’objectivité de la vie économique. (p. 73)
    Le fond du propos schmittien est donc le suivant : l’anarchisme bakouninien est cette doctrine politique paradoxale qui veut en finir politiquement avec le politique, ou plus exactement, qui, pour en finir effectivement avec le politique, doit elle-même devenir politique.
    Cette interprétation est présentée dans l’introduction à la seconde Théologie politique en 1969 :
    Pour des athées, des anarchistes et des scientistes positivistes, toute théologie politique […] est, d’un point de vue scientifique, réduite à néant depuis longtemps. Ils n’emploient plus le terme qu’à des fins polémiques, comme une formule toute faite ou une insulte, pour en exprimer la totale et catégorique négation. Mais le plaisir de la négation est un plaisir créateur ; il est à même de produire à partir d’un néant ce qui est nié, et de l’amener dialectiquement à l’existence. (p. 83)
    La fin de cette déclaration constitue une citation masquée de la conclusion de l’article de 1842, « La Réaction en Allemagne » : la destruction de l’ordre ancien était elle-même porteuse d’une nouvelle positivité historique et « la passion de la destruction est en même temps une passion créatrice »22. Reprise ironiquement par Schmitt, cette déclaration signifie que la volonté d’en finir avec toute domination politique ne peut avoir d’effectivité qu’à la condition d’être un critère de discrimination de l’ami et de l’ennemi, donc d’être la source d’une nouvelle politisation.
    Il faut donc à présent prendre acte de ce que Bakounine constitue pour Schmitt la figure de l’ennemi par excellence parce qu’il incarne une telle volonté d’en finir avec le politique. L’anarchisme doit alors être analysé comme la composante extrême d’une tendance historique à la dépolitisation.

    Anarchisme et dépolitisation
    Le statut du politique est au centre de l’intérêt que Schmitt porte à l’anarchisme. Les références au révolutionnaire russe dont son œuvre est parsemée tendent toutes à en faire une sorte de figure extrême du libéralisme, entendu comme dépolitisation du monde. Bakounine apparaît comme le théoricien le plus représentatif de l’anarchisme comme lutte contre le politique. L’identification par Schmitt d’un noyau naturaliste chez Bakounine, qui sous-tend son attaque contre le politique, légitime selon lui qu’on rapproche le théoricien russe du libéralisme, dont il constitue en quelque sorte la forme extrême. Anarchisme et libéralisme partiraient en effet d’un même postulat anthropologique, celui de la bonté naturelle de l’homme, pour parvenir à la négation radicale de l’État ou à sa mise au service de la société23. Mais l’intérêt de l’anarchisme, pour Schmitt, réside précisément dans sa forme extrême qui fait de lui la vérité ultime du libéralisme.
    Il y a cependant lieu d’interroger cette « antithèse radicale » que Schmitt croit repérer dans l’anarchisme, car elle est davantage une construction qui découle de la conception schmittienne du politique. En effet, un auteur comme Bakounine repousse moins la décision que son caractère transcendant, non la dictature mais son caractère institué. Au contraire, Bakounine ne cesse d’insister sur la nécessité pour les opprimés de prendre des décisions collectives, de se réapproprier leur destin en luttant contre toute instance de décision qui leur serait extérieure. C’est l’objet notamment des textes passionnants qu’il consacre à son expérience de militant de l’Internationale à Genève. On peut alors faire deux critiques à Bakounine : ou bien lui reprocher de ne pas aller assez loin dans cette direction, ou bien exclure par principe le postulat sur lequel repose sa position, à savoir la capacité des opprimés à s’auto-organiser (en somme nier le premier considérant des statuts de l’Internationale, qui affirme que l’émancipation du prolétariat sera l’œuvre des prolétaires eux-mêmes). Si l’on formule la première critique (celle que la tradition anarchiste a d’ailleurs adressée notamment aux sociétés secrètes de Bakounine), on rejette d’une manière décidée, non pas le fait même de la décision, mais la séparation d’une instance de décision transcendante et sa consécration théologique, ce en quoi Bakounine fait figure de penseur de l’immanence politique. Si Schmitt prend toujours le soin de distinguer le politique de l’étatique (sans préciser, du reste, ce que serait une politique non étatique), la contradiction qu’il croit déceler chez Bakounine, et qui n’est en fait qu’un paradoxe apparent, manifeste la réaffirmation constante, chez le théoricien allemand, d’une conception autoritaire de la décision qui la lie à la question de la souveraineté et s’apparente à une pétition de principe.
    Les limites de l’argumentation schmittienne sur l’anarchisme tiennent à sa trop grande politicité, au fait qu’elle s’appuie sur une conception de la politique comme simple discrimination de l’ami et de l’ennemi, qui en fonderait l’autonomie. Or c’est précisément cette autonomie du champ politique que rejette Bakounine. La politique, lorsqu’elle est une politique révolutionnaire, une politique antipolitique, n’a de sens qu’en tant qu’elle se rapporte à l’histoire. On ne peut parvenir à l’« antithèse radicale » que repère Schmitt qu’à condition de détacher l’activité politique, activité essentiellement négative dans le cas de Bakounine, de son arrière-plan historique. L’anthropologie politique à laquelle Schmitt réfère le point de vue du théoricien anarchiste sur le politique est en outre bien réductrice. Jamais Bakounine ne soutient en effet que l’homme serait naturellement bon. L’optimisme naturaliste de Bakounine porte sur l’évolution de l’humanité. Parce que l’humanité est par nature une espèce qui évolue et progresse, on ne peut s’en tenir à une évaluation de la nature bonne ou mauvaise des individus qui la composent. Or l’activité politique n’a de sens que référée à une histoire qui est censée représenter l’accomplissement progressif de l’humanité, qui est essentiellement un processus d’humanisation de l’humanité. Pour donner sens à la politique anarchiste, il faut donc une analyse de l’évolution de l’humanité et de la place qu’y tient l’histoire.
    Enfin, la logique de l’inversion et de la symétrie que mettent en œuvre la Théologie politique et Parlementarisme et démocratie a ses limites, que Schmitt ignore délibérément lorsqu’il estime que le problème pour Bakounine se ramène à celui, simplement psychologique, du désir de domination, ou encore que la doctrine théologique du péché est le seul mal. Ces simplifications indiquent que la figure de Bakounine chez Schmitt est avant tout une construction théorique qu’il est commode d’opposer aux théories qui font de la discrimination de l’ami et de l’ennemi le critère distinctif du politique.

    Bakounine : un mythe politique schmittien
    Il faut revenir pour conclure sur le statut de l’anarchisme bakouninien dans la pensée de Schmitt et sur l’assimilation de Bakounine à une sorte de figure extrême du libéralisme, qui aboutirait finalement à réduire l’unité sociale à une entité purement technique.
    Le socialisme de Bakounine ne peut pas être restreint à une réorganisation de la société sur des bases strictement économiques, de sorte « qu’il n’y aurait d’unité sociale […] qu’au titre où les locataires d’un même bâtiment, les abonnés du gaz reliés à une même usine ou les voyageurs d’un même car constituent une unité sociale »24, selon la formule employée par Schmitt dans Le concept de politique. Le rôle que joue une instance comme la commune dans les écrits programmatiques de Bakounine25 permet d’affirmer l’irréductibilité du social à l’économique. C’est la commune, entité sociale avant d’être politique, qui reconnaît aux coopératives de production le statut d’associations, avec les droits politiques qui en découlent. C’est la commune qui prend en charge l’éducation des individus, grâce aux frais dégagés par le fonds d’héritage, et on trouve dans le socialisme de Bakounine une esquisse de projet éducatif qui, tout en s’en tenant au plan des principes, engage la compréhension par le théoricien russe du développement de l’individu et sa conception des rapports entre famille et société. Il y a chez Bakounine la reconnaissance d’une spontanéité du social qui se manifeste par l’auto-organisation. Dès lors, réduction de la politique à l’étatique ne signifie pas absence de décision dans l’évolution des sociétés, mais refus d’une instance séparée qui ne viserait que sa propre conservation. Une « bonne politique » qui ne dit pas son nom est présente chez Bakounine, par-delà l’étatique, celle de l’auto-organisation du social.
    Dès lors, comment évaluer l’importance de l’anarchisme bakouninien sous la plume de Schmitt autrement que comme une construction théorique qui permet de cibler l’ennemi ? Une dimension russophobe, rarement soulignée surdétermine le choix du révolutionnaire russe comme figure de l’ennemi radical et fait partie des mythes politiques propres à Schmitt, où la russophobie le dispute fréquemment à l’anticommunisme, au point qu’il est parfois difficile de savoir si l’une est au fondement de l’autre, ou l’inverse. Bakounine est intéressant pour Schmitt, parce qu’il est non seulement anarchiste, mais aussi russe. En cela, il est supposé être radicalement étranger à la culture européenne, il est un Oriental, son anarchisme est donc censé être plus authentique que celui de Proudhon, ou encore que le socialisme de Marx, tous deux étant encore trop marqués par la pensée bourgeoise.
    On pourrait finalement dire de la figure de Bakounine chez Schmitt qu’elle constitue l’incarnation de l’impossible dépolitisation du monde humain. En songeant à la distinction nietzschéenne entre nihilisme passif et nihilisme actif, on pourrait voir à l’œuvre chez Schmitt deux figures de la dépolitisation : une dépolitisation passive, dont le libéralisme serait le vecteur, et une dépolitisation active, dont l’anarchisme bakouninien fournirait la meilleure illustration, en tant qu’il porte précisément le projet d’en finir avec toute domination politique. La question que pose dès lors la lecture schmittienne de Bakounine est celle d’une redéfinition du politique, qui permette de le penser par-delà la domination.
    Jean-Christophe Angaut : http://asterion.revues.org
    Notes :
    1 C. Schmitt, Théologie politique, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988.
    2 M. Bakounine, Œuvres complètes, Paris, Champ libre, 1974-1982, vol. I, p. 45 et p. 254.
    3 M. Bakounine, Fragments sur la franc-maçonnerie, Fragment E, respectivement p. 2 et p. 6, dans Œuvres complètes, cédérom, Amsterdam, IISG, 2000.
    4 M. Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, dans Œuvres, vol. I, Paris, Stock, 1980, p. 166-167.
    5 Ibid., p. 167-168.
    6 P.-J. Proudhon, Jésus et les origines du christianisme, dans Écrits sur la religion, Paris, Marcel Rivière, 1959, p. 526.
    7 M. Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, édition citée, p. 193 : pour la théologie, « la liberté humaine ne produit pas le bien, mais le mal, l’homme est mauvais de sa nature ».
    8 M. Bakounine, Œuvres complètes, vol. VIII, p. 473.
    9 Bakounine estime en outre que Satan s’est comporté « en révolutionnaire expérimenté », s’adressant à la femme pour conquérir le cœur de l’homme (ibid.).
    10 Ibid., p. 99.
    11 Voir les Fragments sur la franc-maçonnerie de l’été 1865 (Fragments A et E), où elle est dirigée contre les francs-maçons qui voudraient concilier l’existence de Dieu avec celle de la liberté humaine. Voir aussi Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, p. 101, dont ces pages de L’Empire sont une reprise presque littérale.
    12 M. Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, p. 194 (Bakounine souligne).
    13 Voir sur ce point J.-C. Monod, La querelle de la sécularisation. De Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002. L’auteur mentionne (p. 195) La théologie politique de Mazzini, mais à la suite de Schmitt, il estime que l’idée de théologie politique n’a chez Bakounine qu’une valeur polémique.
    14 Voir ma traduction de ce texte dans J.-C. Angaut, Bakounine jeune hégélien. La philosophie et son dehors, Lyon, ENS Éditions, 2007.
    15 C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 1988, p. 83.
    16 Ibid., note p. 87.
    17 M. Bakounine, Œuvres complètes, vol. VII, p. 20 (Bakounine souligne).
    18 Ibid., p. 97 (Bakounine souligne).
    19 Ibid., p. 200.
    20 C. Schmitt, La notion de politique, trad. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992, p. 58.
    21 Sur ce point comme sur tant d’autres, Bakounine doit être rapproché de Proudhon qui, dans ses Carnets de 1852, confiait : « Je fais de la politique pour la tuer et en finir avec la politique » (cité par P. Chanial, « Justice et contrat dans la république des associations de Proudhon », Corpus, n° 47, 2004, p. 113).
    22 M. Bakounine, « La Réaction en Allemagne », dans J.-C. Angaut, Bakounine jeune hégélien, p. 136.
    23 C. Schmitt, La notion de politique, p. 103-104.
    24 Ibid., p. 100.
    25 Le plus développé est le Catéchisme révolutionnaire de 1866, paru dans les Œuvres complètes de Bakounine, édition citée.
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  • Iran : Doit-on diaboliser la République Islamique ?

    Depuis plusieurs mois, l’Iran défie la communauté internationale avec le développement de son programme nucléaire. Les Iraniens affirment que ce programme est civil, les Occidentaux les soupçonnent de vouloir la bombe. Selon la doctrine stratégique de sécurité nationale des États-Unis, l’Iran est devenu “le pays le plus menaçant“, clairement l’ennemi numéro Un. Mais l’Iran ne se laisse pas intimider et multiplie, par la voix de son président, les provocations à l’égard des États-Unis et le reste du monde. Un reportage qui donne une autre image de l’Iran et qui rappelle comment ce pays a investi 1 milliard d’euros dans le nucléaire Français… que la France n’a jamais remboursé.

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  • Capitalisme libéral et socialisme, les deux faces de Janus

    L'effondrement des régimes marxistes, en Union soviétique et en Europe orientale, et le triomphe du modèle capitaliste occidental sont généralement présentés comme l'issue d'un conflit qui opposait depuis des décennies 2 conceptions du monde fondamentalement antagonistes. Cette vision manichéenne, sur laquelle se fondent les démocraties occidentales pour réaffirmer leur légitimité, mérite néanmoins d'être mise en question. En effet, l'opposition entre les 2 systèmes qui se partageaient le monde sous la direction des États-Unis d'Amérique et de l'Union soviétique était-elle si essentielle, et ne masquait-elle pas d'étranges convergences, voire même d'inavouables connivences ?
    En 1952, dans son Introduction à la métaphysique, Heidegger écrivait : « L'Europe se trouve dans un étau entre la Russie et l'Amérique, qui reviennent métaphysiquement au même quant à leur appartenance au monde et à leur rapport à l'esprit » (1). Si, pour lui, notre époque se caractérisait par un « obscurcissement du monde » marqué par « la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l'homme, la prépondérance du médiocre » (2), et si cet obscurcissement du monde provenait de l'Europe elle-même et avait commencé par « l'effondrement de l'idéalisme allemand », ce n'en est pas moins en Amérique et en Russie qu'il avait atteint son paroxysme.
    L'affirmation de Heidegger, qui pose comme équivalentes, au plan de leur rapport à l'être, 2 nations porteuses d'idéologies généralement pensées comme antinomiques peut paraître provocatrice. Elle ne fait pourtant que reconnaître, au plan métaphysique, la parenté certaine qui existe, au plan historique, entre capitalisme et socialisme (dont le marxisme n'est que la forme la plus élaborée et la plus absolue).
    Capitalisme et socialisme sont aussi intimement liés que les 2 faces de Janus. Tous 2 sont issus de la philosophie du XVIIIe siècle, marquée par la trilogie : raison, égalité, progrès, et de la Révolution industrielle du XIXe siècle, caractérisée par le culte de la technique, du productivisme et du profit, et s'ils s'opposent, c'est beaucoup plus sur les méthodes que sur les objectifs.

    Divergences de méthodes
    L'émergence du socialisme moderne tient au fait que non seulement la proclamation de l'égalité des droits par la Révolution de 1789 laissa subsister les inégalités sociales, mais que furent supprimées toutes les institutions communautaires (gérées par l'Église, les corporations, les communes) qui créaient un réseau de solidarité entre les différents ordres de la société, Quant à la Révolution industrielle, si elle marqua un prodigieux essor économique, elle provoqua également une détérioration considérable des conditions de vie des classes populaires, de sorte que ce qui avait été théoriquement gagné sur le plan politique fut perdu sur le plan social, La protestation socialiste tendit alors à démontrer qu'une centralisation et une planification de la production des richesses était tout-à-fait capable de remplacer la libre initiative des entrepreneurs et de parvenir, au plan économique, à l'égalité qui avait été conquise au plan juridique.
    Bien que divergeant sur les méthodes (économie de libre entreprise ou économie dirigée), libéraux et socialistes n'en continuaient pas moins à s'accorder sur la primauté des valeurs économiques, et partageaient la même foi dans le progrès technique, le développement industriel illimité, et l'avènement d'un homme nouveau, libéré du poids des traditions. En fait, tant les libéraux que les socialistes pouvaient se reconnaître dans les idées des Saints-Simoniens, qui ne voyaient dans la politique que la science de la production, et pour lesquels la société nouvelle n'aurait pas besoin d'être gouvernée, mais seulement d'être administrée.

    Négation de l'autonomie
    La même négation de l'autonomie du politique se retrouve ainsi chez les libéraux et les socialites de toute obédience. À l'anti-étatisme des libéraux, qui ne concèdent à l'État qu'un pouvoir de police propre à protéger leurs intérêts économiques, et la mission de créer les infrastructures nécessaires au développement de la libre entreprise, répond, chez les sociaux-démocrates, le rêve d'un État qui aurait abandonné toute prérogative régalienne et dont le rôle essentiel serait celui de dispensateur d'avantages sociaux. On trouve même chez les socialistes proudhoniens un attrait non dissimulé pour un certaine forme d'anarchie. Quant aux marxistes, bien qu'ils préconisent un renforcement du pouvoir étatique dans la phase de dictature du prolétariat, leur objectif final demeure, du moins en théorie, le dépérissement de l'État. Le totalitarisme vers lequel ont en fait évolué les régimes marxistes constitue d'ailleurs aussi, à sa manière, une négation de l'autonomie du politique.
    La pensée de Marx, nourrie de la doctrine des théoriciens de l'économie classique, Adam Smith, Ricardo, Stuart Mill et Jean-Baptiste Say, est toujours restée tributaire de l'idéologie qui domine depuis les débuts de l'ère industrielle (3). Le matérialisme bourgeois, l'économisme vulgaire se retrouvent ainsi dans le socialisme marxiste. Marx rêve en effet d'une société assurant l'abondance de biens matériels et, négligeant les autres facteurs socio-historiques, il voit dans l'économie le seul destin véritable de l'homme et l'unique possibilité de réalisation sociale.
    Mais ce qui crée les liens les plus forts est l'existence d'ennemis communs. Or, depuis l'origine, libéraux et marxistes partagent la même hostilité à l'égard des civilisations traditionnelles fondées sur des valeurs spirituelles, aristocratiques et communautaires.
    Le Manifeste communiste (1848) est à cet égard révélateur. Loin de stigmatiser l'œuvre de la bourgeoisie (c'est-à-dire, au sens marxiste du terme, le grand capital), il fait en quelque sorte l'éloge du rôle éminemment révolutionnaire qu'elle a joué.
        « Partout où elle (la bourgeoisie) est parvenue à dominer — écrit Marx —, elle a détruit toutes les conditions féodales, patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores qui attachaient l'homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister entre l'homme et l'homme que l'intérêt tout nu, le froid “paiement comptant”... Elle a dissous la dignité de la personne dans la valeur d'échange, et aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne : le libre-échange » (4).
    Prenant acte de cette destruction des valeurs traditionnelles opérée par la bourgeoisie capitaliste, Marx se félicite que celle-ci ait « dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusque là vénérables et considérées avec un pieux respect » et qu'elle ait « changé en salariés à ses gages le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science ».
    La haine du monde rural et l'apologie des mégapoles s'expriment également sans détours chez Marx, qui juge positifs les effets démographiques du développement capitaliste.
        « La bourgeoisie — écrit-il — a soumis la campagne à la domination de la ville. Elle a fait surgir d'immenses cités, elle a prodigieusement augmenté la population des villes aux dépens des campagnes, arrachant ainsi une importante partie de la population à l'abrutissement de l'existence campagnarde ».
    Il n'hésite pas non plus à faire l'éloge du colonialisme, se félicitant que « la bourgeoisie, de même qu'elle a subordonné la campagne à la ville (...) a assujetti les pays barbares et demi-barbares aux pays civilisés, les nations paysannes aux nations bourgeoises, l'Orient à l'Occident ». Cette domination sans partage de la fonction économique est magnifiée par Marx, de même que l'instabilité qui en résulte. C'est en effet avec satisfaction qu'il constate que « ce qui distingue l'époque bourgeoise de toutes les précédentes, c'est le bouleversement incessant de la production, l'ébranlement continuel de toutes les institutions sociales, bref la permanence de l'instabilité et du mouvement... Tout ce qui était établi se volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané » (5).

    Le faux débat
    Mais la bourgeoisie capitaliste n'en a pas moins souvent cherché à faire croire qu'elle défendait les valeurs traditionnelles contre les marxistes et autres socialistes, ce qui amène Marx à rappeler, non sans une certaine ironie, que les marxistes ne peuvent être accusés de détruire des valeurs que le capitalisme a déjà détruites ou est en voie de détruire. Vous nous reprochez, dit Marx, de détruire la propriété, la liberté, la culture, le droit, l'individualité, la famille, la patrie, la morale, la religion, comme si les développements du capitalisme ne l'avait pas déjà accompli.
        « Détruire la propriété ? Mais — dit Marx — s'il s'agit de la propriété du petit-bourgeois, du petit paysan, nous n'avons pas à l'abolir, le développement de l'industrie l'a abolie et l'abolit tous les jours. (...) Détruire la liberté, l'individualité ? Mais l'individu qui travaille dans la société bourgeoise n'a ni indépendance, ni personnalité. (...) Détruire la famille ? Mais par suite de la grande industrie, tous les liens de famille sont déchirés de plus en plus ».
    Tous ces arguments de Marx ne relèvent pas seulement de la polémique. En effet, les sociétés capitalistes présentent bien des traits conformes aux idéaux marxistes. Ainsi, à l'athéisme doctrinal professé par les marxistes répond le matérialisme de fait des sociétés capitalistes, où toute religion structurée a tendance à disparaître pour faire place à un athéisme pratique ou à une vague religiosité qui, sous l'influence du protestantisme, tend à se réduire à un simple moralisme aux contours indécis, dont tout aspect métaphysique, tout symbolisme, tout rite, toute autorité traditionnelle est banni.

    Résultat : le grégarisme
    De même, au collectivisme tant reproché à l'idéologie marxiste (collectivisme qui ne se réduit pas à l'appropriation par l'État des moyens de production, mais consiste également en une forme de vie sociale où la personne est soumise à la masse) répond le grégarisme des sociétés capitalistes. Comme le note André Siegfried, c'est aux États-Unis qu'est né le grégarisme qui tend aujourd'hui à gagner l'Europe.
        « L'être humain, devenu moyen plutôt que but accepte ce rôle de rouage dans l'immense machine, sans penser un instant qu'il puisse en être diminué (...) d'où un collectivisme de fait, voulu des élites et allègrement accepté de la masse, qui, subrepticement, mine la liberté de l'homme et canalise si étroitement son action que, sans en souffrir et sans même le savoir, il confirme lui-même son abdication » (6).
    Curieusement, marxisme et libéralisme produisent ainsi des phénomèmes sociaux de même nature, qui sont incompatibles avec toute conception organique et communautaire de la société.
    L'idéologie mondialiste est également commune au marxisme et au capitalisme libéral. Pour Lénine, qui soutient le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la libération complète de toutes les nations opprimées n'est en effet qu'un instrument au service de la Révolution et ne peut constituer qu'une « phase de transition », la finalité étant « la fusion de toutes les nations » (7). Or, cette fusion de toutes les nations est également l'objectif du capitalisme libéral qui, tout en ayant utilisé les nationalismes des peuples de l'Est pour détruire l'Union soviétique, vise en fait à établir un marché mondial dans lequel toutes les nations sont appelées finalement à se dissoudre. Toutes les identités nationales sont ainsi destinées à disparaître pour être remplacées par un modèle uniforme, américanomorphe, au service duquel une intense propagande est organisée, modèle dont les traits caractéristiques sont le métissage, la culture rock, les jeans, le coca-cola, les chaînes de restaurant fast-food et le basic English, le tout étant couronné par l'idéologie des droits de l'homme dont les articles de foi sont dogmatiquement décrétés par les grands-prêtres d'une intelligentsia qui n'a d'autre légitimité que celle qu'elle s'est elle-même octroyée (8).
    En fait, tant le marxisme que le capitalisme libéral approuvent sans réserves toutes les conséquences économiques et sociales de la Révolution industrielle, qui se traduisent par la destruction de tous les liens communautaires, familiaux ou nationaux, le déracinement et la grégarisation. Une telle évolution est en effet nécessaire aussi bien à l'établissement d'un véritable marché mondial, rêve ultime du capitalisme libéral, qu'à l'avènement de l'homme nouveau, libéré de toute aliénation, qui constitue l'objectif du marxisme. Pour ce dernier, le prolétariat était d'ailleurs appelé à jouer un rôle messianique et à porter plus loin le flambeau de la Révolution, afin de mener à son terme la destruction de toutes les valeurs traditionnelles.

    Bourgeoisie et prolétariat chez Berdiaev
    Pour le philosophe chrétien et traditionnaliste Berdiaev, capitalisme libéral et marxisme ne sont pas seulement liés au plan des sources idéologiques, mais ils sont également les agents d'une véritable subversion. « Tant la bourgeoisie que le prolétariat — écrit Berdiaev — représentent une trahison et un rejet des fondements spirituels de la vie. La bourgeoisie a été la première à trahir et à abdiquer le sacré, le prolétariat lui a emboîté le pas » (9). Soulignant les affinités qui existent entre la mentalité du bourgeois et celle du prolétaire, il déclare :
        « Le socialisme est bourgeois jusque dans sa profondeur et il ne s'élève jamais au-dessus du sentiment des idéaux bourgeois de l'existence. Il veut seulement que l'esprit bourgeois soit étendu à tous, qu'il devienne universel, et fixé dans les siècles des siècles, définitivement rationalisé, stabilisé, guéri des maladies qui la minent » (10).
    Si, pour Berdiaev, l'avènement de la bourgeoisie en tant que classe dominante a correspondu à un rejet des fondements spirituels de la vie, Max Weber voit, pour sa part, une relation étroite entre l'éthique protestante et le développement du capitalisme moderne. Ces 2 points de vue ne sont pas aussi contradictoires qu'ils peuvent paraître de prime abord. En effet, outre que la spiritualité ne se réduit pas à l'éthique, l'éthique protestante a tendu à devenir une simple morale utilitariste qui s'apparente en fait à la morale laïque, et qui n'est plus sous-tendue par une vision spirituelle du monde. Max Weber relève d'ailleurs que « l'élimination radicale du problème de la théodicée et de toute espèce de questions sur le sens de l'univers et de l'existence, sur quoi tant d'hommes avaient peiné, cette élimination allait de soi pour les puritains... » (11).
    L'utilitarisme de l'éthique protestante apparaît d'ailleurs clairement dans sa conception de l'amour du prochain. En effet, selon celle-ci, comme le rappelle Max Weber, « Dieu veut l'efficacité sociale du chrétien » et « l'amour du prochain ... s'exprime en premier lieu dans l'accomplissement des tâches professionnelles données par la lex naturae revêtant ainsi l'aspect proprement objectif et impersonnel d'un service effectué dans l'organisation rationnelle de l'univers social qui nous entoure » (ibid.). C'est d'ailleurs par la promotion de cette conception éthique dans le monde chrétien que le protestantisme a pu créer un contexte favorable au développement du capitalisme moderne.
    Mais l'état d'esprit qui en est résulté, et qui s'est développé sans entraves aux États-Unis d'Amérique, paraît bien éloigné de toute sorte d'éthique. Comme l'a relevé Karl Marx à propos des « habitants religieux et politiquement libres de la Nouvelle Angleterre » : « Mammon est leur idole qu'ils adorent non seulement des lèvres, mais de toutes les forces de leur corps et de leur esprit. La terre n'est à leurs yeux qu'une Bourse, et ils sont persuadés qu'il n'est ici-bas d'autre destinée que de devenir plus riches que leurs voisins » (12).

    La bibliocratie du calvinisme
    Étudiant les liens qui existent entre l'esprit du capitalisme et l'éthique protestante, Max Weber avait souligné la “bibliocratie” du calvinisme, qui tenait les principes moraux de l'Ancien Testament dans la même estime que ceux du Nouveau, l'utilitarisme de l'éthique protestante rejoignant l'utilitarisme du judaïsme. Avant lui, Marx avait d'ailleurs déjà relevé les affinités qui existent entre l'esprit du capitalisme et le judaïsme même si cette analyse était peu conforme aux principes du matérialisme historique. Considérant que « le fond profane du judaïsme [c'est] le besoin pratique, l'utilité personnelle », Marx estimait ainsi que, grâce aux Juifs et par les Juifs, « l'argent est devenu une puissance mondiale et l'esprit pratique des Juifs, l'esprit pratique des peuples chrétiens », concluant que « les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chrétiens sont devenus Juifs » (ibid.).
    Ignorant délibérément la complexité des origines de l'idéologie socialiste, Berdiaev privilégiait quant à lui les affinités entre socialisme et judaïsme. Selon Berdiaev, le socialisme constitue en effet une « manifestation du judaïsme en terreau chrétien », et « la confusion et l'identification du christianisme avec le socialisme, avec le royaume et le confort terrestre sont dues à une flambée d'apocalyptique hébraïque », au « chiliasme hébreu, qui espère le Royaume de Dieu ici-bas » et « il n'était pas fortuit que Marx fût juif » (ibid., p. 154). Cioran rejoint sur ce point Berdiaev lorsqu'il écrit : « Quand le Christ assurait que le “royaume de Dieu” n'était ni “ici” ni “là”, mais au-dedans de nous, il condamnait d'avance les constructions utopiques pour lesquelles tout “royaume” est nécessairement extérieur, sans rapport aucun avec notre moi profond ou notre salut individuel » (13).
    De différents points de vue, capitalisme libéral et socialisme moderne paraissent ainsi liés, non seulement au plan historique, mais également par leurs racines idéologiques, et ce n'est probablement pas un hasard si leur émergence a coïncidé avec l'effondrement du système de valeurs qui, pendant des siècles, avait prévalu en Europe, et qui affirmait, du moins dans son principe originel, la primauté de l'autorité spirituelle sur le pouvoir temporel, et la subordination de la fonction économique au pouvoir temporel.

    Conversion rapide des anciens marxistes au libéralisme
    L'écroulement des régimes marxistes, incapables d'atteindre leurs objectifs économiques et sociaux, n'aura donc pas changé fondamentalement le cours de l'Histoire, puisque la Weltanschauung commune au marxisme et au capitalisme continue toujours à constituer le point de référence de nos sociétés. Se trouvent en effet toujours mis au premier plan : le matérialisme philosophique et pratique, le règne sans partage de l'économie, l'égalitarisme idéologique (qui se conjugue curieusement avec l'extension des inégalités sociales), la destruction des valeurs familiales et communautaires, la collectivisation des modes de vie et le mondialisme. C'est peut-être d'ailleurs ce qui permet d'expliquer pourquoi les socialistes occidentaux et la majeure partie des marxistes de l'Est se sont aussi facilement convertis au capitalisme libéral, qui paraît aujourd'hui le mieux à même de réaliser leur idéal (14).
    Mais la chute des régimes marxistes a l'Est nombre de valeurs qui, bien qu'ayant été niées pendant des décennies, n'avaient pu être détruites. On voit ainsi, dans des sociétés en pleine décomposition qui redécouvrent les réalités d'un capitalisme sauvage, s'affirmer à nouveau religions, nations et traditions. Toutes ces valeurs qui refont surface, et dont l'affirmation avait été jugée utile par les États occidentaux, dans la mesure où elle pouvait contribuer au renversement des régimes marxistes, sont toutefois loin d'être vues avec la même complaisance dès lors que cet objectif a été atteint.
    L'idéologie matérialiste des sociétés occidentales s'accommode en effet assez mal de tout système de valeurs qui met en question sa prétention à l'universalité et qui n'est pas inconditionnellement soumis aux impératifs du marché mondial. Tout véritable réveil religieux, toute affirmation nationale ou communautaire, ou toute revendication écologiste ne peuvent ainsi être perçus que comme autant d'obstacles à la domination sans partage des valeurs marchandes, obstacles qu'il s'agit d'abattre ou de contourner.

    Objectif : le marché mondial
    Ainsi, l'établissement d'un véritable marché mondial qui puisse permettre aux stratégies des multinationales de se développer sans entraves étant devenu l'objectif prioritaire, des pressions sont exercées au sein du GATT — par le lobby américain — pour que les pays d'Europe acceptent le démantèlement de leur agriculture, quelles que puissent en être les conséquences sur l'équilibre démographique et social de ces pays, sur l'enracinement de leur identité nationale et sur leur équilibre écologique.
    De même, les cultures et les langues nationales doivent de plus en plus se plier aux lois du marché mondial et céder le pas à des “produits culturels” standardisés de niveau médiocre, utilisant le basic English comme langue véhiculaire, et aptes ainsi à satisfaire le plus grand nombre de consommateurs du plus grand nombre de pays. Quant aux religions, elles ne sont tolérées que dans la mesure où elles délivrent un message compatible avec l'idéologie du capitalisme libéral, et si elles s'accommodent avec les orientations fondamentales de la société permissive, qui ne sont en fait que l'application, au domaine des moeurs, des principes du libre-échange.

    L'écologie dans le collimateur
    L'écologie, enfin, n'est prise en compte que si elle ne s'affirme pas comme une idéologie ayant la prétention d'imposer des limites à la libre entreprise. Les valeurs néo-païennes qu'elle véhicule (que le veuillent ou non ses adeptes) sont par ailleurs vivement dénoncées. Ainsi, Alfred Grosser se plaît à relever que « ce n'est pas un hasard si l'écologie a démarré si fort en Allemagne où la nature (die Natur) tient une place tout autre qu'en France. La forêt (der Wald) y est fortement chargée de symbole. La tradition allemande ... c'est l'homme mêlé, confondu à la nature ». Ne reculant pas devant les amalgames les plus grossiers, il n'hésite pas à écrire : « La liaison entre les hommes et la nature, le sol et le sang, cette solide tradition conservatrice allemande a été reprise récemment par Valéry Giscard d'Estaing à propos des immigrés. C'était la théorie d'Hitler ». Et Grosser de conclure avec autant de naïveté que de grandiloquence : « La grandeur de la civilisation judéo-chrétienne est d'avoir forgé un homme non soumis à la nature » (15).
    L'idéologie capitaliste libérale, actuellement dominante, entre ainsi en conflit avec d'autres ordres de valeur, et ces nouveaux conflits, dont nous ne voyons que les prémisses, pourraient bien reléguer au rang des utopies la croyance en une “fin de l'histoire”. En effet, ces conflits n'opposent plus, comme c'était le cas depuis 2 siècles, 2 idéologies jumelles qui, tout en se combattant, partaqeaient pour l'essentiel les mêmes idéaux fondamentaux et ne s'opposaient que sur les moyens de les réaliser. Les sociétés fondées sur le capitalisme libéral vont en effet avoir désormais à affronter des adversaires dont l'idéologie est irréductible à une vision purement économiste du monde. L'antithèse fondamentale ne se situe pas en effet entre capitalisme et marxisme, mais entre un système où l'économie est souveraine, quelle que soit sa forme, et un système où elle se trouve subordonnée à des facteurs extra-économiques.
    On voit ainsi reparaître l'idée d'une hiérarchie des valeurs qui n'est pas sans analogies avec l'idéologie des peuples indo-européens et celle de l'Europe médiévale, où la fonction économique, et notamment les valeurs marchandes, occupait un rang subordonné aux valeurs spirituelles et au pouvoir politique (au sens originel de pouvoir régulateur de la vie sociale et des fonctions économiques). Bien que, dans cet ordre ancien, la dignité de la fonction de production des biens matériels fût généralement reconnue (16), il était toutefois exclu que les détenteurs de cette fonction puissent usurper des compétences pour l'exercice desquelles ils n'avaient aucune qualification. L'économie se trouvait ainsi incorporée dans un système qui ne considérait pas l'homme uniquement comme producteur ou consommateur, et l'organisation corporative des professions mettait beaucoup plus l'accent sur l'aspect qualitatif du travail que sur l'aspect quantitatif de la production, donnant une dimension spirituelle à l'accomplissement de toutes les tâches, même des plus humbles. Quant à la spéculation, au profit détaché de tout travail productif, ils n'étaient non seulement pas valorisés, comme c'est le cas aujourd'hui, mais ils étaient profondément méprisés, tant par la noblesse que par le peuple, et ceux qui s'y adonnaient étaient généralement considérés comme des parias.

    Le monothéisme du marché et de l'argent
    Ce n'est en fait que depuis 2 siècles que les valeurs marchandes ont pris une place prépondérante dans la société occidentale, et que s'est instituée cette véritable subversion que Roger Garaudy qualifie de « monothéisme du marché, c'est-à-dire de l'argent, inhérent à toute société dont le seul régulateur est la concurrence, une guerre de tous contre tous » (17). Un champion de l'ultra-libéralisme, comme Hayek, reconnaît d'ailleurs lui-même que « le concept de justice sociale est totalement vide de sens dans une économie de marché ».
    Cette subversion des valeurs est particulièrement sensible dans le capitalisme de type anglo-saxon que Michel Albert oppose au capitalisme de type rhénan ou nippon : le premier pariant sur le profit à court terme, négligeant outrancièrement les secteurs non-marchands de la société, l'éducation et la formation des hommes, et préférant les spéculations en bourse à la patience du capitaine d'industrie ou de l'ingénieur qui construisent et consolident jour après jour une structure industrielle ; le second planifiant à long terme, respectant davantage les secteurs non-marchands, accordant de l'importance à l'éducation et à la formation et se fondant sur le développement des structures industrielles plutôt que sur les spéculations boursières (18).
    Il est d'ailleurs intéressant de relever que c'est le capitalisme de type rhénan ou nippon, qui conserve un certain nombre de valeurs des sociétés pré-industrielles et s'enracine dans une communauté ethno-culturelle, qui se révèle être plus performant que le capitalisme de type anglo-saxon, qui ne reconnaît pas d'autres valeurs que les valeurs marchandes, même s'il aime souvent se draper dans les plis de la morale et de la religion.
    Mais le meileur équilibre auquel sont parvenues les sociétés où règne un capitalisme de type rhénan ou nippon n'en demeure pas moins fragile, et ces sociétés sont loin d'être exemptes des tares inhérentes à toutes les formes de capitalisme libéral. On peut d'ailleurs se demander si le capitalisme de type rhénan ou nippon, qui s'appuie sur les restes de structures traditionnelles, n'est pas condamné à disparaître par la logique même du capitalisme libéral qui finira par en détruire les fondements dans le cadre d'un marché mondial.
    Par delà ces oppositions de nature éphémère qui existent au sein du capitalisme libéral, la question est finalement de savoir si celui-ci parviendra à établir de manière durable son pouvoir absolu et universel, marquant ainsi en quelque sorte la fin de l'histoire, ou s'il subira, à plus ou moins longue échéance, un sort analogue à celui de marxisme. En d'autres termes, une société ne se rattachant plus à aucun principe d'ordre supérieur et dénuée de tout lien communautaire est-elle viable, ou cette tentative de réduire l'homme aux simples fonctions de producteur et de consommateur, sans dimension spirituelle et sans racines, est-elle condamnée à l'échec, disqualifiant par là-même l'idéologie (ou plutôt l'anti-idéologie) sur laquelle elle était fondée ?
    ► Pierre Maugué, Vouloir n°97/100, 1993. http://vouloir.hautetfort.com/
    • Notes :
    1) Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 56, Gal., 1967.
    2) Acheminement vers la parole, p. 56.
    3) Werner Sombart, Le Socialisme allemand, 1938.
    4) Karl Marx, Le Manifeste communiste, in Œuvres complètes, La Pléiade, Gal., 1963.
    5) René Guénon fait la même constatation que K. Marx, mais, loin d'y voir l'annonce d'un monde nouveau, supérieur à l'ancien, il y voit au contraire une déchéance, la fin d'un cycle. Il relève ainsi que « partout dans le monde occidental, la bourgeoisie est parvenue à s'emparer du pouvoir », que le résultat en est « le triomphe de l'économique, sa suprématie proclamée ouvertement » et qu'« à mesure qu'on s'enfonce dans la matérialité, l'instabilité s'accroît, les changements se produisent de plus en plus rapidement » (Autorité spirituelle et pouvoir temporel, p. 91, Véga, 1964).
    6) André Siegfried, Les États-Unis d'aujourd'hui, pp. 346, 349 et 350, A. Colin, 1927.
    7) Lénine, Œuvres, t. 22, p. 159, Éd. sociales, 1960.
    8) Comme le relève Régis Debray, « Nous avions eu Dieu, la Raison, la Nation, le Progrès, le Prolétariat. Il fallait aux sauveteurs un radeau de sauvetage. Voilà donc pour les aventuriers de l'Arche Perdue, les Droits de l'Homme comme progressisme de substitution » (Que vive la République, Odile Jacob, 1989).
    9) Nicolas Berdiaev, De l'inégalité, pp. 150 et 152, Âge d'Homme, 1976.
    10) N. Berdiaev, op. cité, p. 150. Dans le style qui lui est propre, Louis-Ferdinand Céline avait relevé la même analogie entre esprit bourgeois et esprit prolétaire. « Vous ne rêvez que d'être lui, à sa place, rien d'autre, être lui, le Bourgeois ! encore plus que lui, toujours plus bourgeois ! C'est tout. L'idéal ouvrier c'est deux fois plus de jouissances bourgeoises pur lui tout seul. Une super bourgeoisie encore plus tripailleuse, plus motorisée, beaucoup plus avantageuse, plus dédaigneuse, plus conservatrice, plus idiote, plus hypocrite, plus stérile que l'espèce actuelle » (L'École des cadavres, Denoël, 1938).
    11) Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, p. 129, Plon, 1964.
    12) Karl Marx, La question juive, pp. 50 et 55, coll. 10/18, UGE, 1968.
    13) Cioran, Histoire et Utopie, Gal., 1960.
    14) C'est ainsi que le modèle de la société libérale avancée, qui s'est imposé en Occident, correspond parfaitement à certains objectifs qu'Engels avait fixés au 21e point de son avant-projet pour le Manifeste du Parti communiste. Il écrivait ainsi : « (L'avènement du communisme) transformera les rapports entre les sexes en rapport purement privés, ne concernant que les personnes qui y participent et où la société n'aura pas à intervenir. Cette transformation sera possible du moment que ... les enfants seront élevés en commun, et que seront détruites les deux bases principales du mariage actuel, à savoir la dépendance de la femme vis-à-vis de l'homme, et celle des enfants vis-à-vis des parents ».
    15) Alfred Grosser, interview paru dans Le Nouveau Quotidien (Lausanne) du vendredi 24 janvier 1992 sous le titre : « Après le dieu Lénine des communistes, voici la déesse Gaïa des écologistes ».
    16) Dans l'Inde traditionnelle, les vaishya, représentants de la troisième fonction, ont la qualité d'arya [noble]. Toutefois, dans le monde méditerranéen, chez les Romains et les Grecs de l'époque classique, on constate une dépréciation du travail manuel, qui n'existe pas en revanche dans les sociétés celtiques et germaniques, où l'esclavage tenait une place beaucoup moins importante.
    17) Roger Garaudy, « Algérie, un nouvel avertissement pour l'Europe », in Nationalisme et République °7.

  • Ce pauvre Obama n'a toujours rien compris à la guerre en Afghanistan

    Dès son entrée à la Maison-Blanche, le 20 janvier 2009, Barack Obama prétendait que l'Afghanistan serait sa «priorité», mais dix-huit mois plus tard force est de constater que le président américain, auquel fut décerné un peu vite le prix Nobel de la paix au mois de décembre, n'a toujours rien compris de la guerre dans ce pays. Après avoir tergiversé de longs mois avant de prendre finalement la décision le 1er décembre dernier d'y envoyer d'importants renforts de troupes afin de tenter d'inverser le cours des événements sur le terrain, comme le lui réclamait ouvertement le général Stanley McChrystal, auquel il avait confié le 1er juin précédent le double commandement de l'opération « Enduring freedom » (Liberté immuable) et des troupes de l'ISAF (Force internationale d'assistance à la sécurité), qui agissent sous le drapeau de l'OTAN, le chef de l'exécutif américain vient de le limoger pour des propos d'après-boire qui lui ont fortement déplu.
    Si sa réaction est bien sûr humainement compréhensible, elle est à l'évidence politiquement stupide car, sans même s'en rendre compte, le chef de la Maison-Blanche vient ainsi d'offrir une superbe victoire psychologique aux talibans et autres insurgés de tout poil qui réclamaient sa tête ! À un moment critique où les Occidentaux, malgré les pertes quotidiennement subies, commençaient à marquer des points sur le terrain.
    En réalité, le Président américain s'est contenté d'accepter la démission du général McChrystal qui, convoqué séance tenante à la Maison-Blanche pour s'expliquer sur une interview (qui n'était certes pas des plus heureuses) accordée au magazine Rolling Stone, n'avait plus vraiment d'autre choix. L'ancien patron des forces spéciales américaines tombe donc de son piédestal pour avoir ouvert sa gueule à contretemps, mais la réaction disproportionnée de ce pauvre Obama ruine en revanche plusieurs mois d'efforts pour reprendre l'initiative et améliorer la conduite des opérations dans les provinces du sud, comme le Helmand et Kandahar, le fief des talibans et des narcotrafiquants.
    En nommant aussitôt pour le remplacer en Afghanistan son supérieur hiérarchique direct, le général David Petraeus qui commandait jusqu'à présent à distance (c'est-à-dire de son quartier général de Tempa, en Floride) l'ensemble des forces américaines déployées sur les deux principaux théâtres de guerre au Moyen-Orient que sont l'Afghanistan et l'Irak où - de notoriété publique - il avait fait merveille -, le président Obama peut certes se vanter que « l'Amérique change de personnes, mais pas de stratégie... », mais le mal est fait et les Alliés qui commençaient à douter vont revoir les uns après les autres leur niveau d'engagement et leur participation aux opérations.
    L'erreur fatale d'Obama fut d'annoncer bien hâtivement en décembre dernier que si l' Amérique envoyait des renforts en Afghanistan elle envisageait très clairement un retrait progressif de ses troupes à compter du 1er juillet 2011. Comme si la guerre pouvait être gagnée d'ici là... alors que, par définition, la stratégie de « contre-insurrection » demande du temps et de la patience pour « gagner les cœurs et les esprits » des Afghans farouchement opposés au retour des talibans.
    D'ici au 1er juillet 2011, il ne reste désormais au général Petraeus - qu'Obama n'a pas hésité à qualifier d'«extraordinaire» comme si cet homme pouvait à lui tout seul faire des miracles - plus qu'un an pour prouver la justesse de son analyse, relever le défi et faire la différence. Et dans un pays qui est en guerre presque sans discontinuer depuis l'invasion soviétique du 27 décembre 1979, c'est-à-dire depuis plus de trente ans, cet ultime délai paraît très court. Dans trois mois le 7 octobre prochain, cela fera d'ailleurs neuf ans que les Américains - venus pour chasser les talibans du pouvoir à Kaboul au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 - sont militairement présents en Afghanistan. Que de temps et d'occasions gâchés !
    C'est pourquoi, dès son audition la semaine dernière devant le Sénat américain, où il devrait à nouveau être entendu mardi prochain, le général Petraeus avait de lui-même nuancé cet engagement du Président en y posant quelques conditions et en laissant ouvertement entendre qu'à l'image de ce qui se passe actuellement en Irak, les Américains sont déterminés à conserver d'importantes bases et plusieurs milliers d'hommes sur place. Car tout le monde sait que la relève des troupes occidentales (et notamment américaines) par l' ANA (armée nationale afghane) d'ici à un an est une cruelle illusion. Et qu'elle ne sera jamais prête en si peu de temps pour assurer elle-même la sécurité du pays.
    En attendant, les soldats occidentaux continuent de tomber chaque jour au « Royaume de l'insolence ». Avec 79 morts en trois semaines, juin est déjà le mois le plus meurtrier pour les forces internationales en près de neuf ans de guerre en Afghanistan. Et il faut désormais espérer que tous ces jeunes soldats ne seront pas morts pour rien.
    YVES BRUNAUD PRESENT du 26 juin 2010

  • Révoltes populaires en Slovénie le 21 décembre

    Les révoltes de novembre sont à la base d'un mouvement populaire qui s'organise durablement. Les protestations spontanées mais nébuleuses des ces dernières semaines (on sait ce que l'on rejette mais on ne sait pas ce que l'on veut) ont égrainé dans une dizaine de villes slovènes ainsi que dans le centre-ville de la capitale Ljubljana, où se sont réunis 5000 manifestants selon la police. Les contours de leurs revendications sont de plus en plus clairs et s'accompagent de revendications de plus en plus concrètes. Aujourd'hui on pouvait lire les revendications suivantes sur Facebook.

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    Une foule slovène
    Récupéré sur le site d’information http://www.siol.net/novice/svet/201...

    Des iniciateurs des protestations slovènes on publié pour la première fois leurs exigences sur un mur internet de Facebook :

    1. Nous exigeons des élites politiques qu'elles quittent le pouvoir. Que ce soit au parlement, au gouvernement, dans la coalition ou dans l'opposition.
    2. Nous exigeons de tout ceux qui sont sortis de la coalition avec le peuple qu'ils quittent aussi leurs postes.
    3. Nous exigeons l'introduction d'un instrument de défiance populaire, car selon la constitution slovène c'est le peuple qui détient le pouvoir.
    4. Nous exigeons une réforme radicale du système judiciaire car nous voulons un État de droit.
    5. Nous exigeons des procédures juridiques rapides et efficaces contre tous ceux qui ont acquis leurs propriétés d'une manière douteuse.
    6. Nous exigeons le retrait des richesses d'origine inconnue. L'élite politique et éconnomique qui a administré l'argent public doit prouver la source de ses avoirs. La Slovénie et ses richesse ne sont pas la propriété de nouveaux ultrariches (tajkun) mais de l'ensemble des citoyens.
    7. Nous exigeons que les banquiers prennent la responsabilité de leurs actes car nous - les citoyens - ne payerons plus les erreurs causées par l'avidité de certains autres.
    8. Nous exigeons la mise en place d'une commission constitutionnelle incluant des citoyens chargée d'apporter les changements nécessaires dans la constitution slovène.
    9. Nous exigeons une influence accrue du peuple sur la constitution du parlement slovène.
    10. Nous voulons un renouveau de la Slovénie dont les fondements seront la morale, la justice sociale, ainsi que la souveraineté populaire ; et nous nous opposons sévèrement à toute division artificielle du peuple (s'appuyant par exemple sur une idéologie en relation avec l'histoire).

    Je pense que ces exigences sont suffisament réalistes et proches des faits observés il y a quelques mois en Islande, et en les circonstances actuelles je ne vois pas d'autre changement assez radical qui fût réalisable. Dans le même ordre d'idée, il me semble que la cause de la misère dans laquelle nous vivons déjà et qui nous précipite à la catastrophe, n'est pas à chercher dans les individus criminels de l'élite, mais dans le système capitaliste néolibéral, complètement débridé depuis la chute du mur de Berlin et qui montre maintenant son vrai visage. Il s'agit du vol rapace d'une élite peu nombreuse envers la majorité du peuple au moyen d'une corruption systématiquement construite. La corruption fait partie du capitalisme néolibéral, sans elle il ne peut exprimer ses tendences rapaces. Une prise de conscience est nécessaire : la solution ne consiste pas chasser des personnes concrètes de la position politique mais en un changement du système qui pousse pour l'instant tout détenteur de autorité dans les bras de la corruption dès qu'il pénètre les arcanes du pouvoir. Tout détenteur de pouvoir, que ce soit de la sphère économique ou économique, et qui ne veut pas accepter les méthodes corruptrices de la gouvernance, celui-là perdra bientôt sa position.

    Il est nécessaire de créer un nouveau monde sur la base des nouveaux meneurs mondiaux et de leurs priorités : la révolution informatique porte des hommes pourvus de grandes connaissances informatiques, ils maîtrisent réellement les machines sans lesquelles le temps présent ne peut plus fonctionner. Les informaticiens (entre autre les réseaux sociaux) doivent prendre conscience de leur pouvoir politique et éloigner de nous le système actuel organisé sur la base d'une pseudo démocratie capitaliste et néolibérale (celle qui au moyen de la corruption et de l'argent trompe les masses). Ils doivent imaginer de nouvelles règles de fonctionnement dans lesquelles l'argent (la possession) n'aura plus le rôle central, mais le savoir. Peut-être cela sonne-t-il utopiste, mais je vous garantis que ce temps n'est pas si éloigné.

    Zlatko Tišljar

    Traduit à la louche par votre serviteur à partir d'un blog de l'auteur

    http://www.agoravox.fr

  • Qui s'opposera aux pollutions de l'extrême-gauche ?

    Certains, à droite et au centre, constatent avec plaisir, voire appuient les progrès des formations de l'extrême gauche, censées conquérir une part de l'électorat du Parti socialiste et compromettre les chances de celui-ci de revenir au pouvoir – rendant ainsi la monnaie de leur pièce à ceux qui, à gauche, aidaient naguère l'extrême droite pour freiner l'avance du RPR et de l'UDF. Au-delà de ces médiocres considérations tactiques, a-t-on assez mesuré la nocivité des courants gauchistes qui, de nos jours, polluent de plus en plus notre société tout entière ?

    Le mouvement social est à présent grandement influencé par l'Union syndicale Solidaires, notamment les syndicats SUD, ainsi que par la FSU, le Parti des travailleurs à FO, les communistes orthodoxes de la CGT que Bernard Thibault ne contient pas… Et sur la vie politique pèsent de façon accrue les Alternatifs, ATTAC, le MRAP, les proches de José Bové, les mouvements gauchistes comme Droits devant, Droit au logement… sans compter les partis trotskistes et les restes du Parti communiste. Ce ne sont là que des groupuscules, dira-t-on, leur influence sur les électeurs est marginale, ils rivalisent, se déchirent et n'ont aucune chance d'accéder à de grandes responsabilités.

    Sans doute, mais lorsqu'on mesure l'ampleur des perversions idéologiques dont ils imprègnent notre vie sociale et politique, on comprend la paralysie qui affecte celle-ci.

    Même les moins révolutionnaires, les plus réformistes de nos responsables syndicaux, pour ne pas se couper d'une partie de leurs troupes se forcent à tenir un langage intransigeant et à adopter des positions radicales dont ils connaissent la vanité, ce qui, de plus en plus, perturbe le dialogue des partenaires sociaux et paralyse la négociation, entrave le paritarisme.

    Quant aux politiques, c'est pire. Les 300 pages de motions que les socialistes ont publiées les 24 et 25 septembre sont à cet égard confondantes : on veut « étendre les 35 heures » aux petites entreprises, les « généraliser » car là où on les a appliquées, elles « ont permis la création de 400 000 emplois » ! Il faut augmenter les impôts, instituer une « taxe écologique », une « taxe sur les transactions financières », une « cotisation de solidarité », fusionner l'impôt sur le revenu avec la CSG qui deviendrait ainsi progressive – sans compter la pénalisation des communes ne construisant pas assez de logements pour les immigrés, la réétatisation d'EDF et de GDF, la nationalisation de la distribution de l'eau, l'abrogation des lois votées pour sauver le régime de retraites…

    Comme les Communistes et les Verts ne voudront pas être en reste sur les Socialistes, cela nous promet de belles propositions pour les mois à venir, alors que nous entrons en période électorale. Et de singulières initiatives quand une alternance politique interviendra !

    Mais la contagion des débordements gauchistes ne se limite pas là. Elle atteint aussi les Centristes, dont par exemple le candidat, lors de l'élection législative partielle de Lille, expliquait qu'il fallait s'unir et se dresser face « au cannibalisme effréné du capital » – ceci pour ne rien dire de propos récents de François Bayrou… Même le président de la République a trouvé dans les publications de l'ultra-gauche son idée saugrenue d'instituer une taxe supplémentaire sur les billets d'avion pour financer le développement des pays du tiers-monde, alors que c'est de corruption et de guerres civiles qu'ils souffrent surtout.

    Tous, parmi nos responsables, affirment vouloir réformer ce qui doit l'être pour stimuler la croissance économique, accroître l'emploi, améliorer la vie sociale, la santé, l'éducation, la formation professionnelle, l'environnement… Louables intentions, qui ne pourront toutefois se concrétiser que si, au préalable, on a eu le courage de dénoncer les sophismes dont les ultra-gauchistes nous assaillent et de s'opposer ouvertement à ceux qui les colportent.

    Morvan Duhamel
    « Chronique économique, syndicale et sociale »
    © POLEMIA
    10/2005