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  • L’Église, les Lumières et l’éducation au XVIIIe siècle

    Entre le XVIe siècle et la Révolution, un débat s’instaure entre défenseurs et adversaires de l’éducation du peuple. Ce débat met en jeu la nécessité de christianiser les masses, la recherche de l’efficacité économique et l’élévation morale de l’homme par l’instruction. A contrario des idées reçues, les défenseurs de la « démocratisation » de l’instruction ne se trouvent pas du côté que l’on croit !

    I. L’Église et l’éducation

    Au XVIe siècle, l’Église fait de l’éducation du peuple un devoir pour les clercs et les évêques. Le péril protestant accélère l’ouverture d’écoles élémentaires : dans les régions où progresse le protestantisme, il est impensable de laisser le monopole de l’instruction aux huguenots. Au XVIIe, les missionnaires découvrent dans certaines régions de France une ignorance religieuse préoccupante, qu’ils mettent en parallèle avec l’ignorance des peuples « exotiques ».

    Des instituts religieux tels les Frères des Écoles chrétiennes (les lasalliens, du nom du fondateur saint Jean-Baptiste de La Salle) ou des éducateurs tels les prêtres Charles Démia et Jacques de Batencour, ouvrent des écoles primaires gratuites pour enseigner des rudiments de lecture, d’écriture et de calcul, et inculquer une bonne conduite morale et spirituelle. Certes, l’enseignement religieux tient la première place dans ces petites écoles, mais les bases du savoir ne sont pas oubliées.

    Les collèges, qui viennent juste après l’école élémentaire, sont eux aussi tenus par des ordres tels les Jésuites, les Oratoriens ou les Dominicains et inculquent un enseignement solide et gratuit essentiellement basé sur les humanités.

    L’Église défend l’instruction de tous parce qu’elle considère que celle-ci est utile à l’ordre public, l’ignorance entraînant l’oisiveté et le libertinage, nuisibles à la société. L’enseignement a d’abord pour finalité de former « de bons serviteurs de Dieu, de fidèles sujets de Sa Majesté, de sages citoyens de leur ville » (Charles Démia). Cette mission « civilisatrice » de l’école se traduit aussi par l’accueil et l’instruction des enfants vagabonds, perçus comme des porteurs de fainéantise et d’impiété : l’éducation a pour but de les sauver.

    Le roi de France va se faire protecteur des petites écoles dans deux déclarations royales, celles des 13 décembre 1698 et 14 mai 1724, où il est dit à l’article IV (identique dans les deux déclarations) : « Voulons que l’on établisse, autant qu’il sera possible, des maîtres et des maîtresses dans toutes les paroisses où il n’y en a point, pour instruire tous les enfants. ». La déclaration de 1698 pose le principe de l’obligation scolaire jusqu’à 14 ans (presque 200 ans avant Jules Ferry !), qui ne sera pas cependant pas appliqué sur le terrain.

    II. L’opposition des Lumières à la « culture pour tous »

    C’est une argumentation socio-économique qui est déployée par les philosophes des Lumières. Les thèses mercantilistes associent étroitement la richesse d’une nation à sa production matérielle : les intellectuels (au sens large du terme : notaires, juristes, clercs, …) sont perçus comme des parasites ne produisant rien de concret. L’instruction des masses est vue comme un danger car elle pourrait pousser une grande partie de la population à se détourner des travaux manuels (agriculture et artisanat) pour devenir des parasites préjudiciables à l’ensemble de la société.

    Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. [...] Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes » – Voltaire à Damillaville, 1766.

    La figure de premier plan des Lumières, Voltaire, généralement présenté comme un défenseur des opprimés et en première ligne dans la lutte contre l’ignorance, répète à plusieurs reprises dans ses correspondances son hostilité à l’instruction du peuple. A La Chalotais qui dans son Essai d’éducation nationale venait d’affirmer que « le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations », il écrit en 1763 : « Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. » Trois ans plus tard, dans une lettre à Damillaville, il récidive : « Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes ».

    L’autre grande figure des Lumières françaises, Rousseau, est aussi opposée à l’instruction des masses mais pour une tout autre raison : il faut éloigner le moins possible l’homme de l’état de nature, et l’éducation est corruptrice. Le programme d’éducation de l’Émile n’est pas destiné aux laboureurs mais aux bourgeois. « N’instruisez pas l’enfant du villageois, car il ne lui convient pas d’être instruit » écrit-il dans la Nouvelle Héloïse. Dans le même ouvrage, il rajoute : « Ceux qui sont destinés à vivre dans la simplicité champêtre n’ont pas besoin pour être heureux du développement de leur faculté, et leurs talents enfouis sont comme les mines d’or du Valais que le bien public ne permet pas qu’on exploite. »

    Quelques philosophes se démarquent comme Diderot, d’Holbach et Helvétius, laissant entendre que l’instruction populaire est un moyen d’éveiller l’esprit critique et donc d’arracher les masses à la « tyrannie » des rois et des clercs, mais ce son de cloche reste très minoritaire dans les cercles philosophiques. Plus tard, dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, on remarquera qu’aucun article ne se rapporte à l’éducation (pas de droit à l’instruction).

    Ces idées des Lumières imprègnent les notables locaux et les milieux bourgeois. Ainsi naissent au XVIIIe des oppositions à l’établissement des écoles de charité. En 1754 à Rennes, la municipalité affirme : « L’utilité de l’érection d’une école publique se réduit donc à apprendre à lire et à écrire aux enfants des pauvres artisans. C’est en cela même porter un coup mortel au commerce civil et à l’ordre politique qui le maintient ; les enfants passent à apprendre à lire et à écrire le temps d’un apprentissage beaucoup plus utile, c’est-à-dire celui de la profession de leur père. Savent-ils lire et écrire : ils se dégoûtent des métiers mécaniques et veulent à la faveur de cette éducation manquée s’élever à un état plus honorable. ».

    Louis Philipon de la Madelaine, dans ses Vues patriotiques sur l’éducation du peuple tant des villes que des campagnes (1783), intitule un chapitre « Danger des écoles répandues dans les bourgs et les villages » et y écrit : « On se plaint que les campagnes manquent de bras, que le nombre des artisans diminue, que la classe des vagabonds s’augmente. N’en cherchons la cause que dans cette multitude d’écoles dont fourmillent nos bourgs et nos villages. Il n’est pas de hameau qui n’ait son grammairien. Et qu’y fait-il autre chose que de semer parmi les manœuvres, les artisans, les laboureurs, le dégoût de leurs professions ? … Je le dis hardiment : il n’y aura jamais de bonne éducation pour le peuple, si l’on ne commence à faire disparaître du milieu des bourgs et des campagnes ces recteurs d’écoles qui dépeuplent également nos champs et nos ateliers ». Le même auteur, éclairé par ailleurs, demande l’installation de paratonnerres sur les maisons d’école et l’inoculation des élèves contre la variole !

    III. Des arguments de bonne foi ?

    Comment expliquer cette opposition ? Les philosophes des Lumières et leurs disciples craignaient-ils vraiment un abandon massif des travaux manuels ?
    Bernard Grosperrin (cf. sources) juge que « les arguments avancés ne paraissent pas toujours manifester beaucoup de bonne foi. Passe encore qu’on ait pu croire à une dépopulation des campagnes : le fait est inexact, mais tout le monde à l’époque le tenait pour vrai. Mais comment pouvait-on voir dans ces écoles, à l’objectif si humble, les antichambres des collèges ? Ce n’était que tout à fait exceptionnellement que certains de leurs élèves poursuivaient des études de type « secondaire ». En réalité, plus que l’abandon des activités manuelles, on craignait une sorte de déstabilisation de la société par l’irruption du niveau culturel de l’écrit, jusque-là réservé aux éléments dirigeants, dans la masse du peuple. […] Que chacun reste en son état et dans sa condition, tel est le vœu quasi-unanime des élites des temps modernes, y compris celles qui sont le plus marquées par la revendication des droits naturels. » (p. 20-21, Les petites écoles sous l’Ancien Régime).

    Bibliographie :
    BAECQUE (de), Antoine ; MÉLONIO, Françoise. Histoire culturelle de la France. III – Lumières et liberté. Seuil, 1998.
    GARNOT, Benoît. Société, cultures et genres de vie dans la France moderne. Hachette, 1991.
    GROSPERRIN, Bernard. Les petites écoles sous l’Ancien Régime. Éditions Ouest France, 1984.
    LEBRUN, François ; QUÉNIART, Jean ; VENARD, Marc. Histoire de l’enseignement et de l’éducation. II – 1480-1789. Nouvelle Librairie de France, 1982.

    http://histoire.fdesouche.com

  • Eric Anceau : « La trahison des élites »

    Eric Anceau est un historien français, maître de conférence à Paris IV-La Sorbonne et enseignant à Sciences-Po, spécialiste du Second Empire et des élites en France de 1815 à nos jours. Il a notamment écrit une biographie de référence de Napoléon III. (NDLR)

    « Aujourd’hui, l’élite est en complet déni de la réalité et en totale incapacité de proposer une issue raisonnable à la crise dans laquelle elle a largement contribué à précipiter le pays.»

     

     

     

    « Que les élites dirigeantes puisent leur légitimité dans la tradition, le charisme ou la légalité, selon la typologie bien connue proposée par Max Weber (1919), elles doivent savoir gérer les crises qui, périodiquement, frappent les sociétés dont elles ont la charge pour se maintenir au pouvoir. Faute de l’avoir compris, la noblesse française, crispée sur ses privilèges et désireuse d’en obtenir davantage, a tout perdu en ouvrant, entre 1787 et 1789, la boîte de Pandore d’un réformisme incomplet parce qu’exclusivement destiné à lui profiter.

     

    Depuis, le rôle de nos élites est plus complexe. Au travers de quinze changements de régimes, elles sont restées au pouvoir sous divers avatars dans le cadre d’une démocratisation relative mais réelle et au prix de concessions importantes. Dans sa fresque monumentale, La Responsabilité des dynasties bourgeoises (1943-1973), Beau de Loménie présentait l’extraordinaire capacité des mêmes familles et des mêmes réseaux à se maintenir au sommet, en dépit d’effondrements nationaux dont ils étaient, en grande partie, responsables, et qui s’étaient payé à chaque fois par l’occupation et le démembrement du territoire : 1815, 1870, 1940 ! Caricatural dans ses détails – l’auteur relayait par exemple le « mythe des deux cents familles » –, le tableau présentait un fond de vérité. Au cours des Trente Glorieuses, ces mêmes élites n’en ont pas moins défini une nouvelle politique sociale, construit une industrie moderne et animé, à partir de 1958, sous la direction du général de Gaulle, un régime qui a fait rayonner la France. Lorsque mourut Beau de Loménie en 1974, sa fresque semblait décrire un passé révolu.

     

    En 1960, Raymond Aron lui-même évoqua une démocratie libérale chimiquement pure et préservée de tout péril majeur par le contrôle que des catégories dirigeantes différenciées exerçaient les unes sur les autres. Il n’occultait cependant ni les menaces, ni les limites qui pesaient sur le régime selon son cœur. L’un de ses collègues d’outre-Atlantique, Charles Wright Mills n’avait-il pas publié quatre ans plus tôt The Power Elite dans lequel il décrivait, force chiffres et exemples à l’appui, la collusion entre le monde politique, les magnats du capitalisme financier et le lobby militaro-industriel qui menaçait l’essence de la démocratie américaine ? De fait, la France ne fut pas épargnée.

     

    En 1977, Pierre Birnbaum dénonçait dans Les Sommets de l’État, l’interpénétration de la politique et de l’administration. Le phénomène ne fit que s’accélérer au cours des décennies suivantes, au point que désormais la classe politique, la haute fonction publique, le grand patronat industriel, le monde de la finance et de nombreux journalistes travaillant pour les médias mainstream ne composent plus qu’une seule élite. Le clivage gauche-droite hérité de 1789 est devenu secondaire. Une véritable oligarchisation du pouvoir est même en cours. Le népotisme actuel dépasse celui qu’ont connu nos défuntes monarchies. Comme l’ont montré maints ouvrages récents dont les enquêtes édifiantes de Sophie Coignard et Romain Gubert, L’Oligarchie des incapables et de Noël Pons, La Corruption des élites, ce phénomène s’accompagne d’un dévoiement de l’expertise et de multiples conflits d’intérêts.

     

    Aujourd’hui, l’élite est en plein rejet du passé, en complet déni de la réalité et en totale incapacité de proposer une issue raisonnable à la crise dans laquelle elle a largement contribué à précipiter le pays. Revenons brièvement sur cette trahison, au sens où l’élite manque à l’immense responsabilité dont elle est investie.

     

    Depuis la Révolution, les élites ont réussi à se perpétuer au pouvoir parce qu’elles ont su ajuster notre modèle d’État-nation aux transformations du monde, aux crises intérieures et aux périls extérieurs. Après la Première Guerre mondiale, certains avaient cherché à encourager le dialogue direct des associations internationales et des régions par-dessus les États, lors de la Conférence de Versailles, mais ils avaient échoué devant l’opposition des gouvernements. L’avènement des États-Unis en tant que superpuissance changea la donne après 1945. Nul n’ignore le rôle que ceux-ci jouèrent dans la construction européenne lors de la Guerre froide.

     

    Le discours sur la péremption des États-nations de la Vieille Europe, d’abord limité à quelques cercles atlantistes, à la Conférence Bilderberg et à la Trilatérale a fini par gagner Bruxelles, Luxembourg, Francfort et Paris. Il est devenu le discours dominant de l’élite. L’universalisme français né durant les Lumières et développé par la Révolution missionnant la Grande Nation pour le propager à travers le monde a été transformé en un cosmopolitisme dissolvant. De façon improbable il y a encore trente ans, le néolibéralisme, la démocratie-chrétienne et le gauchisme libertaire finissent par se retrouver dans une forme de pensée unique post-nationale. Nombre de « féodaux » à la tête de nos régions attendent impatiemment le moment proche où ils vont bénéficier de la gestion des fonds structurels.

    Le peuple qui conserve son attachement à l’État-nation, à la démocratie et à la République est qualifié au mieux de poujadiste, au pire de nationaliste

    Déjà méprisé, le peuple qui conserve son attachement à l’État-nation, à la démocratie et à la République est qualifié au mieux de poujadiste, au pire de nationaliste, alors même que le printemps arabe et l’émergence de puissances comme la Chine, l’Inde ou le Brésil soulignent la vitalité des États-nations. Ainsi que Renan l’écrivait : « L’existence des nations est la garantie de la liberté qui serait perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un seul maître ».

     

    Des discours exclusivement passéistes et radicaux apportent de l’eau au moulin de l’élite, mais ne suffisent pas à éradiquer le patriotisme, comme la victoire du « non » au référendum de 2005 l’a montré. Une grande partie de l’élite partage donc le vœu formulé par l’universitaire américain Bryan Caplan dans The Myth of the Rational Voter (2008) : il faudra bien remplacer la démocratie par le marché, puisque le peuple est ignare mais indispensable à la consommation. L’ère post-démocratique annoncée par Jürgen Habermas, Hubert Védrine ou Emmanuel Todd est peut-être proche.

     

    S’ajoute le complet déclin du sens du service public et désintéressé face au libéralisme-libertaire du gagner-toujours-plus-pour-jouir-davantage. Le culte de l’argent et les rémunérations disproportionnées ont progressé au cours des dernières années, en raison de la financiarisation de l’économie et de l’impuissance à établir des contrôles et des freins efficaces. Comme Christopher Lasch l’a montré dans La Révolte des élites et la trahison de la démocratie (1994), il n’est pas surprenant que l’élite qui démissionne de son rôle historique pour défendre ses privilèges et ses intérêts particuliers impose la règle de la non-règle, entonne l’hymne de la pluralité et ne soit guère disposée à lutter contre une tendance d’une partie de nos compatriotes à se penser non en citoyens appartenant à une même république, mais en individualités relevant de communautés.

     

    Les médias qui avaient joué un rôle essentiel dans l’affirmation de la nation et dans l’épanouissement du vivre-ensemble ont promu de faux maîtres à penser dans le cadre d’une « société du spectacle » et d’un « festivisme » dénoncés par Guy Debord et par Philippe Muray.

     

    Au vrai, une forme de schizophrénie française amène notre élite à osciller entre la confiance aveugle en elle-même et la haine de soi, telle que définie en 1930 par Theodor Lessing et qui s’applique si bien à nombre de nos dirigeants conscients de leur impuissance. L’instinct grégaire, le conformisme et l’incapacité à penser la complexité internationale amènent l’élite, d’une part, à s’en remettre à la fraction d’entre elle – les financiers – la plus en phase avec la mondialisation et accessoirement qui maîtrise l’usage de l’anglais, à défaut d’avoir su prévoir et vaincre la crise et, d’autre part, à rejeter tous ceux qui pensent différemment.

     

    Notre seul prix Nobel d’économie, Maurice Allais, mort en 2010, n’était plus invité nulle part, parce qu’il avait eu le malheur de dénoncer le dogme du libre-échange. La formation élitaire à la française porte ici une part de responsabilité comme de nombreuses études l’ont montré depuis une trentaine d’années.

     

    Tout concourt donc à amener l’élite à s’exonérer de la mission qui lui incombe : penser la France telle que son histoire l’a faite, telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être, ni figée dans son passé, ni soumise à une réformite aiguë mal pensée et destructrice, mais réformée raisonnablement, stratégiquement et courageusement, pour continuer de tenir un rang dans le monde de demain. La situation actuelle présente quelque analogie avec 1788 et nos dirigeants doivent prendre garde, car comme l’écrivit Vilfredo Pareto en 1916, « l’histoire est un cimetière d’élites ».

     

    Ils doivent retrouver au plus vite l’intelligence du cours des choses dans cette crise qui n’est pas seulement politique, économique et sociale. Elle risque de les emporter et notre civilisation avec eux. Le grand philosophe de l’histoire, Arnold J. Toynbee nous a prévenus : « Les civilisations ne meurent pas assassinées. Elles se suicident. »

     

    Source Facebook  http://www.fdesouche.com

  • Mondialisation et Développement durable

    La mondialisation n’est pas une fatalité ou l’expression d’une loi naturelle irrépressible. Elle est résultat d’une conception du monde imaginée par les pères fondateurs des Etats-Unis d’Amérique - les “Pilgrim Fathers” - qui fuirent une Europe belliqueuse pendant le XVIIème siècle pour construire un monde de paix en Amérique. Depuis la Seconde guerre mondiale qui a permis aux Etats-Unis de s’imposer comme hyperpuissance, leurs héritiers appliquent cette politique dont la finalité est de créer le Paradis perdu sur terre. Jamais, il n’y a eu si peu de morts par guerre qu’aujourd’hui (1). Le monde est en paix. Ceci est le résultat de la politique américaine favorisant par tous les moyens l’interdépendance économique des régions du monde. Le libéralisme, association de la démocratie et du capitalisme, en est la philosophie politique de référence.
    Mais, l’individualisme, pivot de la démocratie, et le développement économique comme horizon politique et moral ont une contrepartie : la crise écologique. La menace sur la civilisation libérale n’est plus exogène, mais endogène. Le concept permettant de surmonter cette menace est le Développement durable, dernier avatar de la philosophie politique dominante. Le modèle civilisationnel fondé sur le développement économique n’est, cependant, pas remis en question.

    Après avoir exposé les circonstances de l’apparition de la notion de Développement durable, ce texte évoquera les racines et les étapes aboutissant à l’hyperpuissance américaine pour conclure sur les conséquences géopolitiques.

    Le développement économique comme seul horizon politique

    L’offre politique dans les pays occidentaux, pour autant qu’elle paraisse diversifiée, n’en est pas moins très homogène. Toute la classe politique s’accorde sur la nécessité de soutenir le développement économique comme panacée à tous nos maux. Quelques dixièmes de prévision de croissance en moins et l’avenir s’assombrit. Chômage, pauvreté, déficits divers, intégration, délinquance, etc. sont solubles dans le développement. De nombreuses divergences existent sur les conditions de réalisation de cette croissance et sur son usage, mais nul aujourd’hui ne la remet en question. “Plus de croissance” est le ‘credo’ de tous.

    C’est à l’issue de la Seconde guerre mondiale que l’Europe, puis le monde dans son ensemble, connaissent un développement démographique et économique sans précédent. Comme le souligne Lester R. Brown (1996), il est difficile aujourd'hui de bien mesurer le simple ordre de grandeur de la croissance démographique. Les personnes nées avant 1950 auront vu durant leur vie une croissance démographique plus forte que celle des 4 millions d'années passées depuis que nos premiers ancêtres se sont tenus debout. L'économie mondiale progresse encore plus vite. La valeur de la production totale est passée de 4 billions de dollars en 1950 à plus de 20 billions en 1995. En 10 ans, de 1985 à 1995, elle a augmenté de 4 billions de dollars, davantage que des débuts de la civilisation jusqu'en 1950. Entre 1900 et 2000, le Produit intérieur brut (PIB) mondial a été multiplié par plus de treize en monnaie constante, alors qu’au XIXème siècle il avait été multiplié par un peu moins de sept. De 1900 à 1950, le taux de croissance moyen fut d’environ 1,5 %, ne dépassant guère celui du siècle précédent. De 1950 à nos jours, il atteint 3,3 % en moyenne malgré un ralentissement sensible à partir de 1973. Les Etats-Unis assurent 40 % du PIB des dix-sept pays capitalistes les plus avancés.

    Les pays qui sont maintenant en voie d'industrialisation se développent beaucoup plus rapidement que par le passé, car ils peuvent tirer parti de l'expérience et de la technologie de ceux qui les ont devancés. La croissance économique en Extrême-Orient a été en moyenne de 8 % au cours des dernières années. Entre 1991 et 1995, l'économie chinoise s'est développée au rythme ahurissant de 57 %, ce qui a relevé de plus de la moitié le revenu par tête de sa population. Tous les Chinois ne partagent pas pour autant cet engouement pour la croissance débridée. Ainsi Pan Yue, le vice-ministre chinois de l’environnement, a envisagé que "le miracle sera bientôt terminé", craignant qu’une catastrophe écologique induite par cette croissance ne brise cette belle envolée (2).

    La crise écologique

    Quelques chiffres, issus des travaux de L. Brown, permettent de mesurer l’impact du formidable développement économique et démographique sur les ressources naturelles et l’environnement en général. Comme la population a plus que doublé depuis le milieu du XXème siècle et que la taille de l'économie a presque quintuplé, la demande de ressources naturelles a augmenté à un rythme phénoménal.
    Depuis 1950, les besoins en céréales ont triplé. La consommation de produits de la mer a plus que quadruplé, l'usage de l'eau a triplé de volume, de même que la demande de viande de bœuf et de mouton. La demande de bois de chauffage a triplé; celle de bois de construction a plus que doublé et celle de papier a été multipliée par six. L'emploi des combustibles fossiles est quatre fois plus important et les émissions de carbone ont augmenté en proportion.
    Cet accroissement en spirale de la demande humaine de ressources commence à dépasser la capacité des systèmes naturels de notre planète et, à l'échelle du monde, l'économie attaque les fondations sur lesquelles elle repose. Les dommages causés à l'infrastructure écologique de la terre apparaissent sous la forme de zones poissonneuses qui se vident, de niveaux hydrostatiques qui s'abaissent, de forêts dont la superficie se réduit, sous la forme d'érosion des sols et d'assèchement des lacs, de vagues de chaleur qui diminuent les récoltes et de la disparition d’espèces animales.

    De plus, les bienfaits de cette rapide croissance mondiale n'ont pas été également répartis. Les conditions d'existence de près d'un cinquième de l'humanité sont restées pratiquement inchangées au niveau de la subsistance. En conséquence, le rapport entre le revenu du cinquième le plus riche et le cinquième le plus pauvre des différents pays est passé de 30 à 1 en 1960 à 61 à 1 en 1991. Cette crise de l’environnement est donc doublée d’une crise sociale car les transferts technologiques vers des pays à faible niveau de développement induisent des croissances démographiques phénoménales de personnes inintégrables dans le modèle qui a contribué à les générer. Les populations d’Afrique noire sont les premières concernées par ce constat. L’exclusion sociale devient une variable irréductible consubstantielle à un modèle reposant sur la compétitivité économique des individus et des collectivités.

    Cette crise de l’environnement se caractérise par le constat de la finitude de l’écosphère, alors que les développements qu’elle supporte sont exponentiels depuis plusieurs décennies. L’effet ciseau est redouté, car le jour où ce développement se heurtera aux limites écosystémiques de la planète alors, commencerait une véritable crise écologique que les deux modèles qui ont structuré le monde moderne, - le libéral, le socialiste -, n’ont pas envisagée.

    L’émergence du Développement durable

    Face à la volonté de conforter le modèle actuel en y intégrant la dimension environnementale dans une première étape, puis sociale dans une seconde, la notion de développement, assimilée à la croissance du PIB, s’est transformée en Développement durable. Cette notion devenue incontournable est désormais inscrite dans les grands textes organisant nos sociétés. Ainsi, la Constitution européenne prévoit à son article I-3 alinéa 3: "L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée....". Plus proche de nous, les lois constitutionnelles du 1er mars 2005 ont adossé à la Constitution française une Charte de l’environnement dont l’art. 6 précise que: "Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social".

    C’est avec les travaux de la Commission mondiale sur l'environnement et le développement (Commission Brundtland) que le terme de Développement durable, lancé en 1980, fut popularisé en 1987 puis élevé au rang de mission planétaire par la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement (CNUED) réunie à Rio de Janeiro en 1992. C’est un véritable bilan de l’état de la planète qui fut entrepris par ce groupe à partir des données fournies par les grandes institutions internationales. Le travail, rendu en 1987, fit l’objet d’une publication destinée au grand public éditée sous le titre "Our Common Future".
    La Commission Brundtland définit le Développement durable comme celui "qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs". Elle a noté que sa définition contenait deux concepts clés: les besoins qui désignent "en particulier les besoins essentiels des populations démunies de la planète", et les limites qui désignent "celles imposées par l'état de la technique et l'organisation sociale, à l'aptitude de l'environnement à répondre aux besoins présents et futurs".
    La définition de la Commission Brundtland ne porte donc pas seulement sur la durabilité aux différents sens du terme, mais aussi sur l'équité entre les habitants actuels de la planète et entre les générations successives. La Commission identifie comme principaux instruments: "une croissance économique plus rapide dans les pays industriels et en développement, une plus grande liberté d'accès au marché pour les produits des pays en développement, des taux d'intérêts moins élevés, un transfert technologique accru, et une augmentation significative des flux de capitaux, aussi bien à des conditions préférentielles qu'aux conditions du marché".

    Nécessité incontournable pour les uns, nouvelle utopie ou mode passagère pour les autres, il est désormais illusoire d’exprimer un propos sans se référer au “Développement durable”. Pour les pionniers de l’environnement, cette notion témoigne de la victoire de leurs idées, mais en constitue aussi une menace car, alors que la critique écologiste portait sur un modèle civilisationnel fondé sur la croissance économique, le Développement durable reprend à son compte cette ambition, mais en lui adjoignant les préoccupations qu’ils ont exprimées. Il est donc l’objet d’attaques de mouvements radicaux dénonçant la mystification de la notion de développement qui, en changeant de moyen d’expression, reste toutefois un développement dangereux pour l’environnement. Au Développement durable, ils opposent la décroissance soutenable, c’est à dire celle qui améliore l’environnement, mais ne dégrade pas le niveau de confort des personnes. Un auteur comme Gilbert Rist (2001) a été jusqu’à souligner la dimension quasi-religieuse de la politique actuelle menée par tous les pays et tous les courants politiques en la qualifiant de "mythe du développement". Pourquoi alors tout focaliser sur le développement par lequel nos maux seraient solubles ?

    Malgré quelques voix isolées, le constat est sans appel. Le modèle qui domine la planète repose sur la démocratie et le développement, piliers de la Modernité. Francis Fukuyama dans "La fin de l’Histoire", a exprimé l’idée que l’effondrement de l’Union soviétique comme système politique antagoniste au capitalisme, fut l’événement marquant la fin de l’Histoire dans la mesure où rien ne serait désormais en mesure de s’opposer à un modèle libéral à vocation universelle. Les Etats-Unis en sont la référence absolue et le garant. Aujourd’hui, la mondialisation économique est l’ultime étape engagée par ces derniers pour étendre ce modèle à l’ensemble de la planète. La thèse avancée par ces lignes est que loin d’être l’expression d’une volonté dominatrice, cette politique repose sur la certitude que cette mondialisation permettra de réaliser sur terre le Paradis dont les hommes ont été chassés. La mondialisation économique est l’expression d’un messianisme politique. Le but est louable: créer les conditions d’une paix durable sur terre. Comment ? En disloquant les empires autarciques et en unissant les peuples et les personnes par des liens économiques indissolubles. Depuis 1945 et la victoire des Etats-Unis d’Amérique, ce modèle s’impose.

    Le Mayflower et le messianisme américain

    En 1620, des immigrants issus de l’Angleterre, transportés par le Mayflower, débarquent sur les côtes américaines. Là, loin d’une guerre de Trente ans qui s’achèvera en 1648 avec le Traité de Westphalie, ces réformés issus de l’élite commerçante veulent créer sur ce nouveau continent une civilisation en rupture avec l’ancien monde. Ils cherchent à réaliser l’ambition de l’ancien Testament inscrite dans la Genèse, 9: "Dieu bénit Noé et ses fils, il leur dit:“Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre. Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel. Tout ce qui remue sur le sol et tous les poissons de la mer sont livrés entre vos mains. Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture comme déjà l’herbe mûrissante, je vous donne tout (...). Soyez féconds et prolifiques, pullulez sur la terre (...)". Cette civilisation se construit contre une nature que Dieu a laissé subsister en Amérique pour permettre à ces héritiers du peuple élu de réaliser la volonté divine qu’une Eglise européenne compromise n’a pu faire. L’esprit de la Réforme est là: construire le Paradis sur terre, donc s’extraire d’un monde de violence, de maladie et d’une nature hostile.
    Ces réformés fuient aussi un monde dominé par l’esprit guerrier. Bourgeois et commerçants, ils refusent cette éthique guerrière qui oblige les hommes à investir le métier des armes pour exister. S’il doit y avoir une aristocratie, elle sera commerçante et non plus guerrière. La réussite ne se mesurera plus à l’aune des conquêtes ou des batailles gagnées, mais à l’enrichissement des uns et des autres. Ils laissent en Europe une noblesse belliqueuse qui va continuer à guerroyer jusqu’au 8 mai 1945. Cette posture n’empêche pas de faire la guerre et d’utiliser la force, mais celle-ci n’est plus une fin, seulement un moyen.

    Les tractations menées par Benjamin Franklin (1706-1790) pendant la Guerre d’indépendance américaine (1777-1783) sont révélatrices de cet état d’esprit(3). Appelant les Canadiens français à se joindre aux insurgés américains contre les Anglais, avec l’appui de la Couronne de France, B. Franklin leur propose de devenir un Etat inclus dans la fédération naissante. Ceux-ci, satisfaits des droits accordés par la Couronne anglaise, refusent de s’engager dans ce conflit. Au lieu de faire une nouvelle guerre, B. Franklin, pragmatique, aurait envisagé de les acheter aux Anglais, comme James Monroe (1758-1831) le fera avec la Louisiane des Français en 1803.

    L’isolement politique et l’acquisition de la puissance économique

    Quelques années plus tard, la double menace d’une intervention européenne pour secourir l’Espagne menacée dans ses possessions américaines, et les progrès russes le long de la côte du Pacifique, donnent au Président James Monroe l’occasion d’affirmer les principes de sa politique. Dans son message au Congrès du 2 décembre 1823, il confirme la neutralité américaine mais en étend le champ d’application à l’ensemble du continent, Nord et Sud. Il rejette toute velléité d’intervention armée : “Nous ne voulons pas nous immiscer dans les querelles des puissances européennes, la neutralité nous paraît un devoir. En revanche, elles ne doivent pas intervenir aux dépens de colonies qui ont proclamé leur indépendance. Aux Européens le vieux continent, aux Américains le nouveau.”. Avant la formulation de la doctrine Monroe, une autre disposition avait été adoptée dans la Constitution du 17 septembre 1787 pour éviter qu’un Européen devienne Président des Etats-Unis. Une condition nécessaire pour prétendre à cette fonction est d’être né sur le territoire américain.

    Protégée des séismes récurrents de l’Europe, l’Amérique va se concentrer sur son développement économique. Alors qu’en 1820, le Royaume-Uni et la France dominent l’économie mondiale représentant environ 40 % du PIB des pays les plus avancés, les Etats-Unis rattrapent et dépassent ces deux puissances pendant le XIXème siècle. En 1910, les 470 milliards de dollars de PIB (dollars 1990) des Etats-Unis sont à comparer aux 190 du Royaume-Uni. L’Allemagne, à la troisième place avec 120 milliards de dollars de PIB, dépasse de peu la France.

    En devenant une puissance économique, les Etats-Unis sont aussi devenus une puissance politique unie. La Guerre de sécession (1861-1865) qui fit environ 700.000 morts participa à cette cohésion. Cette première guerre industrielle préfigure les conflits du XXème siècle. La conquête de l’Ouest achève l’unité de la nation.

    L’utilisation de la puissance : de 1917 à 1991

    En 1917, c’est conscient de sa force que l’Amérique réintègre le jeu européen pendant la Première guerre mondiale. Tout en fournissant aux Alliés l’aide matérielle, militaire et morale qu’ils réclament, le Président Thomas W. Wilson (1856-1924) s’efforce de s’emparer de la direction politique de la coalition. Son programme définit les termes d’une nouvelle diplomatie. Il l’impose et obtient la création d’une Société des Nations (S.D.N.). Celle-ci doit assurer la paix dans le monde. A l’issue de cette première étape, fort de la puissance économique de son pays qui a rendu les puissances victorieuses débitrices de l’Amérique, T. W. Wilson a imposé à l’Europe un droit des nationalités. Les empires austro-hongrois et turc disparaissent.

    Mais les rancœurs européennes sont loin d’être apaisées. L’Angleterre craint une domination de la France sur le continent. L’Allemagne rumine une défaite qu’elle n’accepte pas. La Russie sombre dans une guerre civile qui ne cessera qu’avec la fin de la Seconde guerre mondiale. L’Italie n’accède pas au statut auquel elle aspire. Tout est réuni pour prolonger un état de guerre durable. L’Amérique ne soutient ni les uns, ni les autres. Après la Conférence internationale de Locarno de 1925, l’Allemagne rejoint la Société des Nations. Le plus important de ces traités établissait le maintien du statu quo concernant les frontières franco-allemande et belgo-allemande sous la garantie de l’Angleterre et de l’Italie. Les Français sont abandonnés par leurs anciens alliés face à une Allemagne qui a déjà commencé son réarmement.

    Tout recommence en 1939

    Les Etats-Unis vont alors profiter de cette nouvelle guerre européenne pour affaiblir définitivement les belligérants. Dans une première étape, l’aide, très limitée, dispensée à la France et à la Grande Bretagne aboutit à l’effondrement de la première qui sort du jeu des grandes puissances en juin 1940. La Grande Bretagne bénéficie d’un surcroît d’assistance ainsi que la Russie soviétique jusqu’au moment où cette dernière sera certaine de sa victoire finale sur les forces de l’Axe. Pour éviter que les Russes n’aillent jusqu’à Paris, comme Alexandre Ier le fit en 1814, les Américains interviennent au cœur du continent européen en envahissant la France et une partie de l’Europe centrale. En juin 1944, les Russes étaient déjà près de la Prusse orientale et savaient la guerre gagnée. Conscients du jeu américain, ces derniers craindront une alliance entre les Alliés et les forces de l’Axe, ce qui se produisit effectivement, mais après la capitulation de l’Allemagne nationale-socialiste.

    Après la Seconde guerre mondiale, l’Amérique triomphe sur le sol européen et dans le Pacifique par sa contribution phénoménale à l’effort de guerre. Mais cet investissement est avant tout économique et industriel. Ses pertes humaines ont été relativement faibles - 350.000 morts- en comparaison des douze à trente millions (?) de Chinois, des vingt millions (?) de Soviétiques ou des 8 millions d’Allemands. Malgré l’incertitude sur le nombre des victimes, la guerre aurait fait au moins quarante millions de morts en Europe et 60 millions dans le monde. L’Europe meurt aussi de faim. Alors qu’un Américain dispose de 3.000 calories par jour, un Français n’en reçoit que 1.135 et un Italien, moins de 1.000.

    A l’issue de ce conflit planétaire qui a opposé des empires (Royaume-Uni, URSS, Chine et France) à des états-nations (Allemagne, Italie, Japon), eux aussi à la recherche d’empire, le premier modèle triomphe, mais deux concurrents sont relégués au rang de puissances régionales, le Royaume-Uni et la France. Il ne reste en Europe qu’une Russie soviétique épuisée par quatre années de batailles, ayant supporté largement l’effort de guerre allemand. Subissant une guerre économique et diplomatique que lui imposèrent les Etats-Unis, - guerre qu’elle n’avait pas les moyens de mener-, celle-ci implosa en 1991. Il ne reste aujourd’hui que l’empire chinois. Les empires français et anglais ont disparu. Les velléités allemandes, italiennes ou japonaises à en acquérir un ont échoué.

    En attendant l’effondrement de l’empire russe, l’Amérique réorganise les puissances vaincues: l’Allemagne, le Japon, l’Italie, la France, certaine que l’Angleterre et la Russie ne disposent plus des moyens pour imposer leurs volontés. Parmi les projets de l’Administration américaine: couper la France en deux comme l’Allemagne. Mais la perspective de la Guerre froide et l’opposition de Winston Churchill (1874-1965) qui ne souhaitait pas que le Royaume-Uni se retrouve seul face à la Russie soviétique, aboutissent à un abandon de cette idée.

    L’économie comme facteur de paix

    Après avoir empêché ou dépecé des empires, un autre aspect de la politique américaine fut d’imposer son modèle par un soutien financier indispensable aux Européens.

    C’est en 1947 que le secrétaire d’État George C. Marshall propose un plan qui porte son nom. Annonçant que la politique américaine n’est dirigée «contre aucune doctrine ni aucun pays, mais contre la faim, la pauvreté, le désespoir et le chaos», le gouvernement américain propose de fournir aux Européens les ressources dont ils ont besoin. Cette proposition s’adresse à tous, y compris la Russie qui la refusera. Le 16 avril 1948 est instituée l’Organisation européenne de coopération économique (O.E.C.E.) dont l’une des tâches fut de distribuer l’aide prévue par le plan Marshall. En 1960, l’O.C.D.E. (Organisation de coopération et de développement économiques) lui succède.

    Une autre action est de favoriser l’interdépendance économique des principaux facteurs de trouble en Europe par la création de la Communauté européenne Charbon-Acier (CECA) qui réunira la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg.
    L’initiateur de cette fédération européenne fondée sur l’économie est Jean Monnet (1888-1979), haut fonctionnaire français très imprégné de culture américaine. Après avoir œuvré au sein de la S.D.N. qu’il quitta en 1923, il revint aux affaires privées et fonda notamment la Bank of America. Il participa aussi à l’organisation de l’économie de guerre des Etats-Unis. C’est lui qui rédige la déclaration faite par Robert Schuman, le 3 mai 1950, dont le but fut de placer la production française et allemande de charbon et d’acier « sous une haute autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe ». Par le traité du 18 avril 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (C.E.C.A.) naquit, catalyseur de ce qui deviendra l’Union européenne d’aujourd’hui. Cette dernière est donc d’inspiration américaine.

    Le but de ces ensembles économiques est de créer de telles interdépendances que la guerre devient une aberration, l’espérance de gain en cas de conflit étant inférieure à la certitude de perte. La défaite de l’URSS et la fin de la Guerre froide permettent l’extension du modèle à l’ensemble de la planète. Mais paradoxalement, alors qu’il est appliqué par l’Amérique, ce dernier s’inspire d’une philosophie politique conçue en Europe.

    Le libéralisme

    Tout a été dit, tout a été écrit sur l’émergence et la vocation du libéralisme. C’est avant tout une doctrine économique dont le marché est le lieu d’expression. Mais c’est aussi une philosophie politique dont la liberté de l’individu est la pierre angulaire. Le marché et la démocratie en sont les deux piliers. Une politique libérale a donc vocation à les consolider et à les développer. Elle s’appuie sur une dimension de la philosophie naturelle qui s’enracine dans la pensée occidentale au XVIIIème siècle: l’économie. La Révolution française qui conclut le siècle des Lumières marque le début de l’Ere moderne en s’opposant à l’ancienne conception du monde héritée de siècles d’histoire reposant sur le prince et le prêtre. Le commerçant remplace les deux.

    Cette philosophie doctrinale et le messianisme américain vont s’associer car, il y a dans ces deux sphères la volonté de réaliser un monde harmonieux, à l’image du monde des cieux, domaine de Dieu. En 1683, Isaac Newton (1642 - 1727) énonce les lois de gravitation et synthétise les résultats et réflexions de Copernic, Galilée et Kepler. En dehors des aspects purement techniques à l’origine de ce que les épistémologues qualifient de Science moderne, le travail de Newton et de ses prédécesseurs impose l’idée d’un monde ordonné, harmonieux, fait à l’image et par un Dieu doté des mêmes vertus. Au contraire, le monde de hommes est fait de bruits, de cataclysmes, de guerres et de fureur. La philosophie naturelle se développe alors avec comme propositions fondamentales du paradigme qui s’élabore, l’ordre et l’harmonie.
    Un extrait de l’œuvre de Carl Von Linné (1707-1778) montre à quel point la Science moderne a postulé cet ordre. Dans ses “Aménités académiques”, Linné écrit que "Par économie de la nature, on entend la très-sage disposition des Etres Naturels, instituée par le Souverain Créateur, selon laquelle ceux-ci tendent à des fins communes et ont des fonctions réciproques". La notion d'économie de la nature exprime un souci théo-téléologique qui domine toute la pensée scientifique moderne. La main du créateur a fait un monde ordonné, mais aux manifestations trompeuses. La science a pour vocation de dévoiler cet ordre caché. Le pouvoir politique a comme mission de respecter cet ordre; donc les hiérarchies naturelles entre et au sein des sociétés humaines. Le protestantisme redonne alors vigueur à la mission d’un peuple élu qui doit éclairer l’humanité moins favorisée. Ce projet politique se développe aux Etats-Unis.

    Toute la philosophie naturelle, qui devient science au XIXème siècle, se développe à partir de ce postulat que ce soit dans les sciences de la nature ou dans les sciences de l’homme. Rompant le pacte passé avec l’Eglise se réservant la conduite des affaires humaines en laissant aux philosophes l’étude de la nature, l’économie comme philosophie peut alors s’épanouir. C’est une philosophie de la nature appliquée à l’homme. L’idée fondamentale est la réalisation de l’harmonie à partir d’une rupture avec l’économie du Salut de l’ère chrétienne dont la pauvreté est la condition. Mais, force est de constater que les phénomènes observés sont rarement en accord avec la théorie. La faute à qui ? Pas à Dieu ou à la Nature, mais aux hommes qui méconnaissent les vraies lois qui devraient conduire leurs affaires. Le libéralisme va trouver dans le marché, le moyen de réaliser cette harmonie.

    Deux auteurs sont incontournables pour en saisir l’esprit. Adam Smith (1723-1790), l’initiateur, va ouvrir le voie en s’appuyant sur les réflexions des physiocrates français. Alfred Marshall (1842-1924), réalisera la synthèse des réflexions des continuateurs d’A. Smith, synthèse sur laquelle s’appuie et se réfère toute l’économie moderne d’essence libérale. Mais en existe-t-il une autre qui puisse revendiquer ce statut depuis que la théorie socialiste a sombré dans le sillage de l’URSS ?

    Dans son œuvre principale, "Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations" publié en 1776, Adam Smith établit la doctrine du libéralisme économique. Il a comme objet d’étude la révolution industrielle anglaise qui conférera à cette nation une suprématie pendant les XVIIIème et XIXème siècle sur sa vieille rivale, la France. L’intérêt privé est le moteur de l’économie dont la finalité est l’harmonie. Il revient aux institutions politiques de garantir une libre concurrence s’exerçant dans le cadre du marché.

    La propriété, consacrée par le Code civil de 1804 en France, est la garante de la démocratie et de la liberté. Notons qu’un Français, Léon Walras (1834-1910) est reconnu par ses pairs comme celui qui est l’origine de la notion d’équilibre général en économie. Il s’est voulu le Newton de l’économie, ce que Joseph A. Schumpeter (1883-1950) lui reconnut (Blaug, p. 728): "Pour ce qui est de la théorie pure, Walras est, à mon avis, le plus grand des économistes. Son système d’équilibre économique qui réunit la qualité de la création révolutionnaire avec la qualité de la synthèse classique est la seule œuvre d’un économiste qui puisse supporter la comparaison avec la physique théorique". Il est vrai que Léon Walras a couvert Newton d’éloges dans son ouvrage de référence “Eléments d’économie pure” (1874) montrant par des propos dithyrambiques que l’économie a comme références la mécanique céleste et l’analyse mathématique.

    L’apport de Marshall intéresse les spécialistes et ne nécessite pas de développement dans ces lignes. Un auteur comme Joan V. Robinson (1903 - 1983) a reproché à ce dernier une défense béate du capitalisme s’épanouissant dans une Amérique protestante.

    Le modèle américain : de l’éthique guerrière à l’éthique commerçante

    Pour un Européen, un nouvel impérialisme a succédé aux impérialismes déclinants de l’Eurasie. C’est le jeu de l’histoire. Pour un Américain, puisant sa vision du monde dans l’esprit des puritains, il réalise le dessein de Dieu qui lui a confié un territoire et l’énergie pour le développer et ainsi pouvoir guider l’humanité vers un monde meilleur. L’espérance messianique du judaïsme se réalise avec les protestants américains que Dieu a élus pour conduire le monde selon des valeurs bourgeoises: le travail, la prospérité, la paix. Les producteurs doivent diriger et non plus être au service des castes guerrières; c’est l’esprit de la Révolution française dont le Code civil organise les rapports humains non plus sur la naissance ou la valeur guerrière, mais sur la propriété et les intérêts privés.

    En 1945, sûre de sa victoire finale malgré la singularité de la Russie soviétique, l’Amérique peut enfin annoncer son projet. Cette politique va, depuis cette époque, être réalisée par toutes les Administrations, qu’elles soient démocrates ou républicaines. Dans son discours d’investiture du 20 janvier 1949, Harry Truman (1884-1972) expose le plan réservé à l’Europe, puis au monde, dont le Plan Marshall-OCDE et la CECA-Union européenne figurent parmi les réalisations les plus abouties. Ses propos sont sans équivoque :

    “ Quatrièmement, il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l'amélioration et de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens de ce monde vivent dans des conditions voisines de la misère. Leur nourriture est insatisfaisante. Ils sont victimes de maladies. Leur vie économique est primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères. Pour la première fois de l'histoire, l'humanité détient les connaissances techniques et pratiques susceptibles de soulager la souffrance de ces gens.

    Je crois que nous devrions mettre à la disposition des peuples pacifiques les avantages de notre réserve de connaissances techniques afin de les aider à réaliser la vie meilleure à laquelle ils aspirent. Et, en collaboration avec d'autres nations, nous devrions encourager l'investissement de capitaux dans les régions ou le développement fait défaut (...).

    Notre but devrait être d'aider les peuples libres du monde à produire, par leurs propres efforts, plus de nourriture, plus de vêtements, plus de matériaux de construction, plus d'énergie mécanique afin d'alléger leurs fardeaux (...).

    Avec la collaboration des milieux d'affaires, du capital privé, de l'agriculture et du monde du travail de ce pays, ce programme pourra accroître grandement l'activité industrielle des autres nations et élever substantiellement leur niveau de vie (...).

    L'ancien impérialisme - l'exploitation au service du profit étranger- n'a rien à voir avec nos intentions. Ce que nous envisageons, c'est un programme de développement fondé sur les concepts d'une négociation équitable et démocratique (...).

    Une production plus grande est la clef de la prospérité et de la paix. Et la clef d'une plus grande production, c'est une mise en oeuvre plus large et plus vigoureuse du savoir scientifique et technique moderne (...).

    Seule la démocratie peut fournir la force vivifiante qui mobilisera les peuples du monde en vue d'une action qui leur permettra de triompher non seulement de leurs oppresseurs mais aussi de leurs ennemis de toujours: la faim, la misère et le désespoir.

    C'est sur la base de ces quatre principaux trains de mesures que nous espérons contribuer à créer les conditions qui, finalement, conduiront toute l'humanité à la liberté et au bonheur personnels”.

    Conclusion

    L’Amérique, puissance dominante, a réussi à imposer son modèle, certaine que celui-ci est le seul à garantir la paix par l’imbrication des intérêts économiques. Souvent raillée avec condescendance par les élites françaises ou anglaises fières de leur antériorité, la diplomatie américaine, depuis 1917, a presque réalisé son ambition: casser les empires autarciques, éliminer l’éthique guerrière au profit d’une éthique commerçante.

    La mondialisation est le prolongement de cette politique volontaire. Celle-ci et la croissance économique qui lui est associée ne sont donc pas des phénomènes naturels irrépressibles, mais le résultat d’une conception philosophico-religieuse du monde. Le Développement durable en est la dernière version susceptible de limiter les conséquences de la crise écologique et sociale comme facteurs endogènes de déstabilisation du modèle libéral.

    La mondialisation n’est donc pas une fatalité contre laquelle on ne peut rien, contrairement au message des partis libéraux ou socialistes qui la soutiennent. Elle est le résultat d’une politique dont on peut accepter ou refuser les buts.

    Frédéric Malaval

    16/05/2005
    © POLEMIA


    Bibliographie :

    Bertier Guillaume de, “Les titans du capitalisme américain”, Plon, 1992
    Blaug Mark, “La pensée économique”, Economica, 1999
    Brown Lester R., "L’état de la planète 1996", Economica, 1996
    Encyclopédie Universalis: Marshall (plan), Europe (histoire de l’idée européenne), Monnet J., Libéralisme, Etats-Unis
    Fukuyama Francis, "La fin de l’histoire et le dernier homme", Flammarion, 1992
    "Histoire des pensées économiques", Sirey, 1988
    Kissinger Henry, "Diplomatie", Fayard, 1996
    "L’empire américain", Les collections de l’Histoire n°7, février 2000
    "Mille ans de croissance économique", l’Histoire n°239, janvier 2000
    "Our Common Future", Oxford University Press, New-York, 1987
    Rist Gilbert, "Le développement - Histoire d’une croyance occidentale", Presses de Sciences Po, novembre 2001
    Tocqueville Alexis de "La Démocratie en Amérique", 1835
    Vallaud Pierre, "La Seconde guerre mondiale", Ed. Acropole, 2002
    Weber Max, "L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme", 1905

    Notes :

    1: Rapport de l’OMS, octobre 2002, cité par « Le Monde » du 10/09/04, Lettre de Polémia, Automne 2004.
    2 : Nouvel Observateur p.47, 7-13 avril 2005.
    3 : cette anecdote est mentionnée dans le musée du Château Ramezay de Montréal.

  • La France d’en-bas contre l’Europe d’en-haut par Georges FELTIN-TRACOL

    Le 29 mai dernier, à une forte majorité, le corps électoral français a rejeté la ratification du Traité constitutionnel européen (T.C.E.). Trois jours plus tard, le 1er juin, les électeurs néerlandais ont fait de même, plus massivement encore. Cette double victoire du non a plongé l’eurocratie dans la consternation, l’hébétude et la rage. Malgré la nette victoire du oui survenue au Luxembourg le 10 juillet suivant, l’état comateux du T.C.E. demeure.

     

    La vigueur du non français a surpris les observateurs. Il signifie le cinglant désaveu du peuple envers une certaine manière de faire campagne. Matraqué par une intense propagande « oui-ouiste » orchestrée par la quasi-totalité du personnel politique, reprise et démultipliée par la grande presse et les grands médias, l’électeur, d’instinct, s’est opposé à ce nouveau « bourrage de crâne ». « Ce non est bien évidemment une réaction automatique, immédiate, à l’ultimatum qu’a été dès le début ce référendum, commente Jean Baudrillard. Réaction à cette coalition de la bonne conscience, de l’Europe divine, celle qui prétend à l’universel et à l’évidence infaillible, réaction à cet impératif catégorique du oui, dont les promoteurs n’ont même pas supposé un seul instant qu’il pouvait constituer un défi – et donc un défi à relever. Ce n’est donc pas un non à l’Europe, c’est un non au oui, comme évidence indépassable » (Libération, 17 mai 2005).

     

    Déçus, amers et vindicatifs (comme le prouve l’hallucinant et édifiant éditorial de July dans Libération du 30 mai), les tenants du oui ont beau jeu de souligner l’hétérogénéité du non. Pour la circonstance, la distinction gauche-droite a su s’éclipser au profit d’une convergence circonstancielle et momentanée de périphéries radicales, contestataires et oppositionnelles contre un centre modéré, gouvernemental et installé. D’après les enquêtes d’opinion, la majorité des électeurs « nonistes » provient de la gauche. Pour le démographe Hervé Le Bras, il ne fait aucun doute que « la carte des résultats du référendum donne un verdict clair : le non de 2005 épouse la géographie de la gauche, pas celle de l’extrême droite » (Libération, 1er juin 2005). « L’importance de la victoire du non, insistent Bruno Cautres et Bernard Denni, doit donc assez peu aux souverainistes qui, à la différence de 1992, ne se retrouvent en nombre qu’au F.N. et au  M.P.F. » (Libération, 7 juin 2005). Annie Laurent confirme cette analyse en précisant qu’« à l’aune des élections régionales de 2004, la gauche parlementaire représente 44 % du vote non, la droite parlementaire 18 % et le F.N. 28 % » (Le Figaro, 14 juillet 2005). « Pour le philosophe Philippe Reynaud, signale Nicolas Weill, “ ce qui l’a emporté, c’est avant tout une problématique sociale, antilibérale et anticapitaliste ” » (Le Monde, 4 juin 2005).

     

    Un non pluraliste

     

    La part de la gauche dans le succès du non est indéniable. Il faut toutefois appréhender ce non de gauche comme passéiste et rétrograde. Tout au long de la campagne, les dissidents des Verts et du P.S. (Fabius, Mélenchon, Emmanuelli, Montebourg), José Bové, le P.C.F., la L.C.R., Lutte ouvrière, l’extrême gauche et la C.G.T. ont défendu l’« exception française », les « acquis sociaux » et le droit illimité et incompressible à la « gréviculture ». Critiquant surtout la troisième partie économiciste du texte, ils ont encouragé une certaine conception de la France, sœur jumelle survivante de l’Albanie maoïste d’Enver Hodja, dernière réserve à dinosaures bourdivins, ultime « Sovietic Park » au monde. La gauche revendicative a favorisé un non de résignation, car elle est incapable de comprendre les défis du XXIe siècle, aveuglée par une grille de lecture antédiluvienne remontant à la Ire Révolution industrielle ! Ne soyons pas surpris d’y retrouver d’indécrottables utopistes, d’ineffables pacifistes et de pitoyables tiers-mondistes. Ainsi, Libération (31 mai 2005) rapporte le témoignage d’un étudiant appelé Jérôme qui a voté « non » parce qu’il n’a « pas envie de créer une seconde superpuissance qui, comme les États-Unis, pillerait les pays d’Afrique » (sic). La sottise idéologique reste d’actualité !

     

    La deuxième composante du non rassemble la nébuleuse souverainiste, national-républicaine et nationiste, c’est-à-dire le F.N. et le M.P.F., bien évidemment, mais aussi le M.N.R., les gaullistes de Charles Pasqua et de Nicolas Dupont-Aignan, les chevènementistes, les royalistes, le Parti des travailleurs de Daniel Gluckstein (catalogué « national-trotskyste »), les chasseurs de C.P.N.T., etc. D’une argumentation plus fondée, leur non n’est pas moins présentiste et paradoxal. Ils condamnent, à juste titre, ce qu’entreprend l’Europe technocratique, c’est-à-dire l’éradication et le remplacement des identités populaires par un grand marché planétaire, tout en reproduisant cette démarche ethnocidaire dans l’Hexagone. Plus exactement, la bureaucratie bruxelloise reprend la méthode jacobine républicaine hexagonale afin d’édifier un super-État centralisé européen. Ne s’exemptant pas de contradictions, ils défendent avec acharnement la langue française, mais méprisent les langues régionales et vernaculaires ! Au nom d’une francophonie mythique, ils acceptent les migrants du Maghreb et d’Afrique noire, mais accusent le « plombier polonais » et la « coiffeuse hongroise » de « manger le pain des Français ». Dans Le Figaro du 31 juin 2005, un certain Nordine, chauffeur de taxi de son état, explique son vote négatif par un raisonnement xénophobe : « L’Europe va s’épuiser en voulant renflouer l’Est. Les Roumains et les Polonais que je vois ici ne respectent rien. » Tiens donc ! Les « jeunes » des banlieues qui brûlent les voitures viendraient-ils d’Europe de l’Est ? L’information sensationnelle vaut son pesant de cacahuètes. Le discours souverainiste atteint ici ses limites. Son fixisme autour d’une France idéalisée par les « quarante rois qui… » (on connaît la chanson) et les « hussards noirs de la République », l’empêche de comprendre les grandes mutations de notre temps. Il est intéressant de remarquer que les territoires dont les élus sont des ténors de l’État-nation (la Vendée pour Philippe de Villiers, les Yvelines pour Christine Boutin, Maison-Laffitte pour Jacques Myard, les Hauts-de-Seine pour Charles Pasqua) ont porté le oui en tête.

     

    La dernière catégorie du non ressort de la marginalité. Elle n’en est pas moins fondamentale, car porteuse d’une ambition européiste s’appuyant sur l’identité, la souveraineté et la puissance. C’est un non d’avenir qui entend bouleverser l’actuel paysage politique et politiser l’enjeu européen. C’est déjà en bonne voie puisque « les référendums sur l’Europe réussissent là où échouent les élections au Parlement européen : créer un espace démocratique pour organiser le débat autour de la construction européenne » (B. Cautres et B. Denni, art. cit.). Ce non d’avenir dépasse de loin le non droitier et le non gauchiste. En effet, « si l’on retient qu’il s’agissait d’abord d’un non identitaire s’opposant à un élargissement sans limites, à une fédéralisation d’éléments clés des politiques nationales, et à une réduction des protections sociales nationales sans contreparties apparentes pour les salariés exposés, la réponse ne peut résider dans un replâtrage de l’Union. C’est une refondation de la construction européenne qui s’impose » (Christian Saint-Étienne, Le Figaro, 18 et 19 juin 2005). Et l’auteur d’ajouter, avec pertinence, que « le non social est un non identitaire au sens où les salariés ont l’impression qu’on veut casser les protections nationales pour mieux les laminer dans une Union qui, du fait d’un élargissement sans limites, a changé de nature ». « Est-ce à dire que la question sociale primerait désormais sur la question nationale ? “ L’une et l’autre sont liées ”, fait observer l’historien de l’Europe Robert Frank, de l’université Paris-I. Le chômage que la France connaît depuis des décennies représente un ferment “ destructeur de l’identité nationale ”. Aujourd’hui, pense M. Frank, “ l’identité nationale est multiple et superpose plusieurs attachements, régionaux, nationaux mais également européens ”. Plutôt que de malaise, il préfère parler d’une “ crise de l’identité européenne des Français ” » (Nicolas Weill, art. cit.).

     

    Préparer la Grande Europe identitaire et populiste

     

    Dépassant la stupide et stérile querelle gauche-droite, le non d’avenir identitaire et populiste, car populaire, sait, comme semble le convenir Emmanuel Todd, que « les milieux populaires, ouvriers et employés, représentent 50 % du corps électoral, et que cette proportion explique les instabilités du système politique français. Les ravages du libre-échange, dont souffrent les milieux ouvriers, ont encore radicalisé leur révolte. […] La vraie nouveauté est l’entrée en fureur d’une parties des classes moyennes » (Emmanuel Todd, Le Nouvel Observateur, 9 – 15 juin 2005). Attirons toutefois l’attention sur le discret mépris à l’égard des couches populaires. E. Todd semble leur reprocher l’instabilité politique comme s’il croyait que la politique ne fût que la version sophistiquée de La Petite Maison dans la prairie et non l’acceptation du conflit. C’est indéniable : « le non, de “ gauche ” ou d’extrême droite, confirme le géographe Jacques Lévy, contient une incontestable composante nationaliste, à la fois sous la forme d’un protectionnisme commercial, relancé à propos des services par la directive Bolkenstein, et d’un refus de la libre circulation » (Libération, 1er juin 2005). Il en résulte « une recomposition du champ politique. Au clivage gauche-droite s’est substituée une ligne de partage qui oppose schématiquement le “ peuple ” aux “ élites ”, les radicaux aux modérés, les électeurs anti-système à ceux qui se reconnaissent dans les partis de gouvernement. En ce sens, le 29 mai n’est pas un nouveau 10 mai, mais bien plutôt un super-21 avril. Or cette recomposition s’est opérée autour du rapport à l’État et à la nation. Plus précisément, la question sociale a rejoint la question nationale » (Claude Weill, Le Nouvel Observateur, 9 – 15 juin 2005).

     

    Plus généralement, la victoire du non démontre la faillite des oligarchies. Le 29 mai restera comme une magnifique claque donné à un Établissement plus attiré par les lubies mondialistes libérales-libertaires de la « Nouvelle Classe » que par les inquiétudes légitimes du peuple. Il est cependant navrant d’employer le beau mot d’« élite » pour désigner les couches dirigeantes maffieuses qui monopolisent la politique, l’économie, les syndicats, la culture, les médias, et qui asservissent la France. Si elles forment une élite, c’est très sûrement dans la gabegie des ressources, le détournement des finances et le conformisme politique ! Elles sont les élites de la nullité; une parodie d’élite. Le seul terme adéquat qui leur convient est celui d’« oligarchie ». Dans Sinistrose. Pour une renaissance du politique (Flammarion, 2002), Vincent Cespedes observe que la France vit en non-démocratie : en-dehors de l’exercice d’un droit de vote formel et illusoire car sans grand effet, le citoyen est réduit à la figuration politique. Le fort taux de participation sur un sujet a-priori jugé compliqué par les oligarques prouve a contrario l’intérêt du peuple pour la Res Publica.

     

    Emmanuel Todd croit que « les gens du oui ont choisi leur défaite. Les gens du oui, compétents, les élites, se sont refusé, ou ont été incapables, de définir une Europe effectivement protectrice » (art. cit.). La dénonciation reste bien modeste. Traduirait-elle en fait sa lassitude et son agacement de Todd de faire partie des perdants, une fois encore après Maastricht en 1992 ? « La classe politique française toute entière porte dans cet échec une énorme responsabilité, écrit pour sa part Alain Caillé. Vis-à-vis de l’Europe, elle n’a su que cumuler arrogance, ignorance et incompétence. Arrogance aussi longtemps qu’elle a cru pouvoir donner le la en Europe. Ignorance de la réalité des autres pays qui rejoignaient l’Europe. De la réalité tout court. Incompétence dans le rapport aux nouvelles institutions européennes. Les députés français y brillent plus souvent par leur absence que par leur force de proposition. Force est de constater qu’aucun des grands partis français n’a su développer un discours sur l’Europe, totalement absente de la dernière présidentielle ou des dernières législatives » (Libération, 24 mai 2005). « Cela signifie, poursuit Jean Baudrillard, la faillite du principe même de la représentation, dans la mesure où les institutions représentatives ne fonctionnent plus du tout dans le sens “ démocratique ”, c’est-à-dire du peuple et des citoyens vers le pouvoir, mais exactement à l’inverse, du pouvoir vers le bas, par le piège d’une consultation et d’un jeu de question / réponse circulaire, où la question ne fait que se répondre oui à elle-même » (art. cit.). Le scrutin du 29 mai 2005 indique l’état de sécession du peuple. Son exaspération peut, à plus ou moins long terme, virer en révolution, avec le risque d’une reprise en main possible par les gauchistes et leurs alliés islamistes.

     

    Néanmoins, « le non identitaire ouest-européen pourrait servir de socle à un renouveau de la construction européenne [car] s’interdire d’analyser les non français et hollandais pour ce qu’ils sont, c’est s’interdire de penser la refondation de l’Europe. L’avenir de l’Europe ne peut se construire que sur la vérité et la lucidité » (Christian Saint-Étienne, art. cit.). La construction européenne voulue par ses fondateurs dans une direction intégratrice fonctionnaliste paie maintenant au prix fort son absence de politisation. « Car, insiste Alain Caillé, le défaut majeur auquel a succombé la construction européenne est connu : avoir préféré l’élargissement économique à sa consolidation politique » (art. cit.).

     

    L’urgente et souhaitable politisation ne doit pas toucher que les instances européennes, elle doit aussi concerner la France et ses terroirs. L’alternative est désormais simple : ou les oligarchies sourdes, autistes et aveugles poursuivent leur travail de dissolution des identités ethniques, culturelles et populaires dans le grand chaudron de la mondialisation avec les inévitables réactions de résistance et de rejet, ou les peuples retrouvent leur citoyenneté,  recouvrent, enfin, le pouvoir de décider de leur destin.

     

    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com

  • L'Italie de Berlusconi à Monti

    Depuis que Sivio Berlusconi a été "chassé", on ne parle plus guère de l'Italie. Réflexion du blogueur-journaliste italien Marcello Foa, et analyse de Roberto di Mattei (20/8/2012)
    Depuis que Silvio Berlusconi a quitté le gouvernement dans des conditions ignominieuses - pas pour lui, mais pour ceux qui l'en ont chassé! - en novembre 2011 (cf. benoit-et-moi.fr/2011-III... et aussi tinyurl.com/9ueu4nr ), et qu'il a été remplacé par le très discret (et très peu latin!, comme si les peuples devaient ête représentés par des hommes qui ne leur ressemblent pas) Mario Monti, on n'entend plus beaucoup parler de l'Italie.
    Les medias nous avaient pourtant claironné que Mario Monti allait sauver l'Italie, et même l'Europe, en gros qu'il était venu réparer le chaos créé par l'insupportable bouffon, et qu'avec lui, tout irait mieux, qualifiant même son gouvernement de "technique", pour faire sérieux. C'est vrai que la "rue" a cessé de s'agiter, de l'autre côté des Alpes, ce qui laisse songeur quant à la puissance de sujétion des medias puisque Monti n'a pas la moindre légitimité "démocratique", et surtout, il est difficile de le classer parmi les "indignés".
    Mais à part cela, est-il si vrai qu'il a opéré un redressement?
    Il semblerait au contraire que depuis son arrivée aux affaires, la dette ait augmenté, comme le chômage, tandis que la production industrielle baissait (il est difficile de donner des sources, sinon réputées sulfureuses, car ce n'est évidemment pas en lisant Libé, Challenge ou le Nouvel Obs - tous annoncent que la sortie de crise se profile "selon M. Monti - qu'on va apprendre même une parcelle de vérité, sinon en lisant en négatif).
    Donc, qui l'a mis là, et surtout, pourquoi?
    En juin dernier, Marcello Foa, certes pas un extrêmiste, sur son blog, écrivait:
    Crise de l'euro, ce qu'ils visent
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    Pour une fois, Mario Monti était sincère, quand il a dit l'autre jour que le but ultime de la crise actuelle est de créer une union politique européenne. Il n'a pas précisé comment, mais pour ceux qui savent comment fonctionnent certaines logiques, ce n'est pas un mystère: les crises, comme l'a admis Monti lui-même lors d'une conférence, servent à générer une situation d'urgence au nom de laquelle on impose au peuple et aux électeurs des règles qu'ils accepteraient difficilement autrement. Quand on pousse, avec des mots, un pays au bord du précipice, on peut en obtenir ce qu'on veut. En Italie, le «film» a été diffusé plusieurs fois et toujours avec le même résultat, mais cela s'applique également au reste de l'Europe.
    Le but ultime est l'éradication des vestiges de la souveraineté nationale; qu'ensuite, la nouvelle Europe soit véritablement démocratique et fondée sur la volonté du peuple, cela reste à voir.
    (blog.ilgiornale.it/foa/2012/06/20/crisi-euro-ecco-a-cosa-mirano/ )
    Cette idée est développée avec brio dans ce passionnant article du Professeur Roberto Di mattei (le spécialiste de Vatican II déjà cité dans ces pages).
    Il a été traduit en français sur le site "Correspondance européenne" (partenaire de Corrispondenza Romana), et à lire en entier ici: http://tinyurl.com/96quec8
    (Larges) extraits
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    Depuis toujours, l’Italie a été un laboratoire politique, un espace dans lequel on expérimente des projets politiques, culturels et sociaux de portée internationale. Et c’est actuellement le cas avec le gouvernement de Mario Monti, tout comme cela l’a été dans les années Soixante-dix lors du lancement du “compromis historique” entre le PCI (Parti communiste italien), -le plus grand parti communiste en Occident-, et la Démocratie Chrétienne (DC), qui rassemblait les voix de la majorité catholique et modérée du pays.
    L’idée du projet était de démontrer qu’il était possible de mettre en place des voies nationales et démocratiques vers le communisme, dans le cadre d’un “eurocomunisme”, indépendant du Kremlin. Or l’assassinat d’Aldo Moro, secrétaire de la Démocratie Chrétienne le 9 mai 1978, enlevé par les Brigades Rouges, devait mettre un terme anticipé à cette expérimentation, qui toutefois marqua profondément la politique italienne des années suivantes.
    La chute de l’URSS n’entraîna pas la chute du Parti communiste, qui devait se limiter à changer de nom en 1991 : le PCI devint le PdS (Parti de la Gauche). En revanche, la DC se retrouva démantelée, ébranlée par une série de scandales, montés en épingle par certains secteurs de la magistrature dans le but de favoriser l’ascension de la Gauche. Les communistes furent une fois encore bien près de prendre le pouvoir, mais l’entrée en scène de Silvio Berlusconi, vainqueur des élections en 1994, bouleversa tous les programmes.
    À partir de cette date et durant 17 années Berlusconi a dominé la politique italienne, suscitant contre lui de violentes attaques sur le plan politique, journalistique et surtout juridique. Quel que soit le jugement que l’on porte sur Berlusconi, il est indéniable que l’on a monté contre lui une véritable persécution judiciaire. Il suffit de dire que sur les quelques cinquante affaires pénales qu’il a subies, aucune ne s’est finie par un jugement définitif de condamnation, et le 27 juin dernier la vingt-septième absolution lui a été signifiée
    (...)
    [Silvio Berlusconi] est parvenu à survivre aux attaques de la politique, des médias et de la magistrature, mais pas à la crise interne de son parti due en partie aux frictions avec Gianfranco Fini, l’ex leader du parti Alleanza Nazionale qui aspirait à devenir le chef d’un nouveau “centre” d’inspiration laïciste. Le manque d’une majorité solide a ainsi empêché Berlusconi de résister à la dernière attaque qu’a déclenchée contre lui la Banque Centrale Européenne. Par une lettre en date du 5 août 2011, la BCE demandait au Président du Conseil italien d’effectuer une série d’importantes réformes économiques, menaçant en cas de non exécution, de le priver du soutien financier nécessaire pour affronter la situation difficile dont l’Europe souffre depuis la crise américaine de 2008.
    C’est ce qui arriva à l’automne 2011, lorsque le peuple italien apprit pour la première fois l’existence du mot “spread”, qui indique la différence entre le rendement des titres allemands de l’État (Bund) et les titres italiens (BTp), perçus comme étant “à risque” par les investisseurs. Une manœuvre conjointe de la part de la BCE, des agences de rating et des médias internationaux créa alors autour du “risque spread”, un climat psychologique insoutenable pour le gouvernement. Le 12 novembre 2011 Silvio Berlusconi donnait sa démission et le 16 novembre, sur désignation du Président de la République, Giorgio Napolitano, l’économiste Mario Monti fut institué comme nouveau Président du Conseil.

    (...)
    Le Professeur Monti a été désigné par les lobbys financiers pour sauver l’Union Européenne et sa monnaie unique qui risquent, vingt ans après la signature du Traité de Maastricht, de s’effondrer. « L’euro est un grand projet irréversible » comme l’a proclamé Monti lors d’une rencontre avec Merkel, Hollande et Rajoy, à Rome le 22 juin dernier. Puis, lors du sommet qui s’est déroulé à Bruxelles la semaine suivante, il a chanté victoire parce que les autres leaders européens, à commencer par Angela Merkel, ont répondu à ses exigences. Cette condescendance était à prévoir : sans elle, le gouvernement serait tombé. Or c’est là tout ce que les eurocrates veulent éviter : la défaite de cet homme destiné à sauver l’Union Européenne et sa monnaie.
    ...
    La route que Monti veut entreprendre est celle d’un gouvernement central de l’économie européenne qui puisse réaliser les objectifs de l’unification monétaire et fiscale, nécessaires pour la liquidation définitive des États nationaux.
    ...
    Quand on affirme que Mario Monti est un « technicien », cela revient à ne rien dire sur lui. Monti ... est un prêtre du nouveau culte technocratique. Ce culte, en Italie, forme son clergé à l’Université Bocconi de Milan, et l’envoie ensuite dans les grandes banques d’affaires comme la Goldman Sachs ou bien la Morgan Stanley. Monti, après une carrière d’euro-burocrate satisfaisante, s’est vu appelé à réaliser un gouvernement de l’économie qui, partant du laboratoire italien, pourrait ensuite être étendu comme modèle de « super-gouvernement » à toute l’Union Européenne. Le gouvernement des « techniciens » est un gouvernement oligarchique qui s’impose en prétextant l’urgence, et qui prévoit la suspension de la démocratie. En Italie, le Parlement a de fait été privé de son autorité et de ses pouvoirs et joue un rôle qui se limite à la ratification des décisions du Premier Ministre qui, chaque fois qu’il se trouve en difficulté, recourt au vote de confiance.
    Or, quels ont été les résultats ? En presque huit mois de gouvernement, Monti ne s’est distingué que par l’augmentation des impôts. La pression fiscale italienne est devenue la plus élevée au monde ; la consommation a chuté, la croissance et le développement se sont arrêtés, la récession s’est imposée. Sous prétexte de frapper l’évasion fiscale, le secret bancaire a été totalement aboli et le citoyen a été spolié de la liberté d’utiliser l’argent comme bon lui semble ; il devra rendre compte de toutes ses dépenses au fisc, qui voit en lui un ennemi potentiel.
    ...
    L’indice de popularité du gouvernement chute de jour en jour, mais les partis politiques craignent que s’ils retirent leur soutien au pouvoir exécutif, le Pays plongera dans le chaos. Les citoyens ont perdu la confiance dans les hommes politiques et ils sont tentés par une abstention massive ou par un vote à Beppe Grillo (cf. benoit-et-moi.fr/2012 (II)), le comédien qui, grâce à une agence de marketing spécialisée dans la publicité en ligne a créé le blog le plus important en Italie, qui a fait la fortune politique et personnelle de l’acteur. Mais la protestation de Grillo est celle d’un homme de gauche, dépourvu de tout principe ou de toute référence, versatile selon ses humeurs diverses au cours de la journée.
    Le petit parti de Magdi Cristiano Allam, Io amo l’Italia (J’aime l’Italie), est quant à lui plus prometteur, et rallie différents thèmes, tels que le refus de l’euro, la dénonciation de l’immigration islamique et la défense de la vie. Mais aura-t-il la possibilité de se développer, sans besoin de l’appui des “pouvoirs forts”?
    Le succès de la Grande Marche pour la Vie qui s’est déroulée à Rome le 13 mai dernier démontre de toutes façons qu’il existe une opinion publique catholique vive et réactive. L’avenir de l’Italie n’est pas encore fixé.
    Décadence
    La lettre du Cardinal Scola pour la fin du Ramadan

    Lu sur Benoît-et-moi : http://benoit-et-moi.fr/2012(III)/articles/litalie-de-berlusconi-a-monti.php

  • Femmes au volant, oui, mais faudra payer davantage…

    Lu ici :

    « Les assureurs ne pourront désormais plus pratiquer des tarifs différents pour les femmes et les hommes, en application d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne qui va surtout pénaliser les jeunes conductrices.

    Dans sa décision, rendue le 2 mars 2011, la Cour avait donné vingt mois aux assureurs pour se mettre en ordre de marche. À compter de vendredi, tous les nouveaux contrats sont concernés, tandis que le stock des contrats existants échappe aux nouvelles obligations. Une proportion importante des produits d’assurance proposés aux particuliers faisait jusqu’ici l’objet d’une segmentation basée sur le sexe, en premier lieu l’assurance automobile, souscrite pour 37,7 millions de véhicules en France en 2010. De sources concordantes, les jeunes conducteurs payaient, en moyenne, 20 % à 30 % de plus que les jeunes conductrices, car ils provoquent davantage d’accidents, d’une gravité moyenne plus importante ».

    Comme quoi, les clichés…

    http://www.contre-info.com/

  • Carl Schmitt : Changement de structure du droit international (1943) (2/2)

    On ne peut nier qu'un morceau de culture européenne ait été transplanté sur le sol américain. En tant qu'Européens de la vieille Europe, nous ne devons pas hésiter à reconnaître ouvertement —sans qu'il y ait là de concession à la fierté américaine— que des hommes comme George Washington et Simón Bolívar étaient indubitablement de grands Européens et qu'ils se sont probablement davantage rapprochés du sens idéal de ce mot que la plupart des hommes d'État anglais ou continentaux de cette époque. Face à la corruption parlementaire et à la dégénérescence absolutiste du XVIIIe siècle en France et en Angleterre, et plus encore face à l'étroitesse et à la servitude de la réaction et de la restauration postnapoléoniennes du XIXe siècle, l'Amérique avait de grandes chances de représenter l'Europe authentique et véritable. L'ambition qu'avait l'Amérique d'être la véritable Europe fut un facteur historique de très grande portée. Elle était une énergie politique réelle, ou comme on dit aujourd'hui dans la terminologie de l'actuel état de guerre totale, un potentiel guerrier de premier rang. Ce réservoir de force historique a continué à être alimenté au XIXe siècle, surtout par les révolutions européennes de 1848. Des milliers d'Européens déçus et désillusionnés, parmi lesquels de nombreux hommes d'envergure ainsi qu'un nombre non négligeable de jeunes paladins de la liberté ont quitté la vieille Europe réactionnaire au XIXe  siècle pour émigrer en Amérique.

    Mais dès la fin du siècle, autour de 1900, toutes ces grandes possibilités internes et externes paraissaient épuisées et caduques. L'invasion de Cuba fut le signal de politique étrangère qui annonça au monde le passage à l'impérialisme. Cet impérialisme ne s'en tenait plus aux vieilles conceptions continentales de l'hémisphère occidental, mais il s'avançait loin dans le Pacifique et en direction de l'ancien Orient. De vastes espaces furent alors soumis au principe de la « porte ouverte» qui remplaça la doctrine Monroe périmée (6). Géographiquement et à l'échelle du globe, c'était un pas de l'Orient vers l'Occident. Par rapport à l'espace oriental d'Asie qui réémerge aujourd'hui comme facteur de l'histoire universelle, le continent américain se trouvait alors dans la même situation que cent ans plus tôt la vieille Europe, lorsque l'irruption de l'Amérique dans l'histoire universelle l'avait déplacée dans l'hémisphère oriental. Un tel changement d'éclairage est un thème vraiment sensationnel pour une «géographie de l'esprit». C'est sous l'impression que laissait cette lumière nouvelle que l'on proclama en I930 l'avènement d'un Nouveau Monde qui devait unir l'Amérique avec la Chine (7).

    Mais l'ancienne foi dans ce Nouveau Monde s'effritait désormais elle aussi de l'intérieur, avec la même force et la même ampleur qui avait caractérisé les déplacements politiques de l'Occident vers l'Orient. Avec l'émergence de l'impérialisme nord-américain en politique extérieure s'annonçait également la fin d'une époque des États-Unis du point de vue interne. Les fondements de tout ce qui avait fait la substance, et pas seulement l'idéologie, de ce qu'on appelait la « nouveauté » et la « liberté » de l'hémisphère occidental s'effondrèrent par la base. En I890, l'occupation intérieure de terres aux États-Unis cessait d'être libre. La colonisation des sols restés libres prit fin. Jusque-là les anciennes frontières des États-Unis séparant la terre colonisée des terres libres et ouvertes à l'occupation avaient toujours été en vigueur. Le frontier avait toujours existé, ce type de frontalier prêt à passer du sol peuplé au sol libre, propre à ces lignes limitrophes. Avec le sol libre disparut aussi l'ancienne liberté. Ainsi se transforma la loi fondamentale des États-Unis, même si la façade des normes constitutionnelles de 1787 fut maintenue. Tous les bons observateurs le remarquèrent et parmi ceux qui l'exprimèrent, John Dewey, le représentant typique du pragmatisme américain est peut-être celui qu'il faut mentionner en premier du fait qu'il a pris la disparition du frontier comme point de départ de ses analyses sur la réalité sociale concrète de l'Amérique.

    Dès lors, le nomos de l'Amérique — entendu comme le fondement des rapports sociaux et juridiques— se transforma du tout au tout. Le monde jusque-là libre et neuf se mit à ressembler de plus en plus à l'ancien et cela à un rythme tel qu'en quelques années, l'ancien Monde fut rattrapé et dépassé par le nouveau. Les États-Unis se transformèrent en une image agrandie et grossière de la vieille Europe. La question sociale, démographique, raciale, les problèmes de chômage et de liberté politique se posèrent comme dans la vieille Europe mais de façon décuplée, comme après un accroissement et une intensification fantastiques. Dans le même temps s'épuisèrent toutes les énergies historiques qui avaient conféré à la ligne d'auto-isolement de Jefferson sa solidité intérieure.

    Que des peuples et des empires s'isolent du reste du monde et cherchent à se protéger par une ligne défensive de toute contamination extérieure n'est pas un fait nouveau dans l'histoire universelle. Le limes est un phénomène originaire dans l'histoire ; la muraille de Chine est, semble-t-il, une construction typique, et les colonnes d'Hercule sont restées de tout temps l'image de la frontière mythique. La question cruciale est celle de l'attitude qu'engendrent cet isolement et ce retranchement par rapport au reste du monde. La prétention américaine d'être un Nouveau Monde non corrompu a été supportable pour le reste du monde tant qu'elle s'est combinée à un isolement conséquent. Une ligne globale partageant le monde en deux moitiés selon le bien et le mal est une ligne qui distribue les bons et les mauvais points dans l'ordre moral. Si elle ne s'en tient pas à une stricte position défensive et à l'auto-isolement, elle représente un défi politique permanent pour l'autre partie de la planète. Ni simple problème de cohérence logique, ni pure question d'opportunité pratique, ni thème pour conversations juridiques, se pose la question de savoir si la doctrine Monroe est un principe de droit (un legal principle) ou une maxime politique. C'est en réalité un dilemme politique auquel personne ne peut se soustraire, ni le fondateur de la ligne d'auto-isolement, ni le reste du monde. La ligne d'auto-isolement se renverse effectivement en son contraire quand elle se mue en ligne de disqualification et de discrimination du reste du monde. Il y a une raison à cela : la neutralité de droit international correspondant à cette ligne d'auto-isolement est, par ses conditions et ses fondements, un principe absolu, plus strict que la neutralité de l'ancien droit international européen qui était apparue à l'occasion des guerres interétatiques des XVIIIe et XIXe siècles. Quand la neutralité absolue propre à l'auto-isolement devient caduque, l'isolation se transforme en un principe d'intervention illimitée qui embrasse sans distinction toute la planète. Le gouvernement des États-Unis s'érige alors en juge de la terre entière et s'arroge le droit d'intervenir dans les affaires de tous les peuples et de tous les espaces. L'attitude défensive propre à l'auto-isolement révèle ses contradictions internes et se renverse en un pan-interventionnisme extrême, sans limites ni attaches spatiales.

    Tout ce que le gouvernement des États-Unis a entrepris depuis quarante ans est marqué par ce dilemme aigu entre isolement et pan-interventionnisme. Il devient plus pressant et irrésistible à mesure qu'augmentent jusqu'à la démesure les dimensions spatiales et politiques qui sous-tendent une telle pensée par lignes globales.

    L'hémisphère occidental est livré à ce dilemme considérable depuis le début de l'ère impérialiste, c'est-à-dire depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Tout sociologue, tout historien et tout juriste ayant suivi l'évolution depuis 1890 des États-Unis et de l'hémisphère qu'ils dominent a nécessairement remarqué les contradictions immanentes à ce développement. La masse continentale immense oscille brusquement et sans transition d'un extrême à l'autre sous l'emprise de cet antagonisme vertigineux. Ce ne sont pas là seulement des tendances contraires, des contrastes et des tensions intérieures comme on en trouve dans toute vie intense et naturellement dans tout grand empire. Il s'agit plutôt d'un nœud de problèmes irrésolus qui contraint par malheur l'hémisphère occidental et le reste du monde à transformer la guerre interétatique du droit international européen en guerre mondiale. Quand l'auto-isolement face au reste du monde se renverse en discrimination du monde extérieur, la guerre devient une action punitive qui stigmatise en l'adversaire le criminel. Cette guerre n'est pas la guerre « juste » des théologiens du Moyen Âge dont parlait Vitoria, et sous son influence, Grotius et les internationalistes du XVIIe et du XVIIIe siècles. C'est un phénomène radicalement nouveau — parce qu'il est global et embrasse le monde entier — que cette prétention d'éliminer l'adversaire politique en le faisant passer pour un criminel qui menace le monde et pour l'ultime obstacle à la paix mondiale. J'ai appelé cette attitude Le passage au concept discriminatoire de guerre (8). En revendiquant le droit de se défendre contre un adversaire politique, mais aussi de le disqualifier et de le diffamer du point de vue du droit international, le gouvernement de Washington a l'intention de faire accéder l'humanité à un nouveau type de guerre en droit international. Pour la première fois dans l'histoire, la guerre est une guerre mondiale globale.

    Lors de la Première Guerre mondiale de 1914-1918, la politique du président W. Wilson vacillait déjà entre les extrêmes de l'auto-isolement et de l'intervention planétaire, jusqu'à ce qu'elle bascule violemment du côté de l'interventionnisme et d'une guerre qui entreprenait d'abaisser l'adversaire au niveau du criminel. Je ne citerai que deux déclarations de Wilson, à première vue contradictoires, la première, date de 1914, la seconde coïncide avec l'entrée en guerre de l'Amérique en 1917. Dans son discours du 9 août 1914, Wilson se ralliait solennellement à l'idéal d'une neutralité absolue, stricte, scrupuleuse, qui se gardait anxieusement de faire la moindre différence entre les belligérants et qui respectait avec une rigueur absolue l'isolement que s'impose à soi-même la neutralité. Le président somma alors ses compatriotes de s'abstenir de toute prise de parti, même dans leur conscience, car cette attitude n'aurait été neutre que de nom, tandis que leur âme aurait renoncé à la neutralité réelle : « Nous devons être impartiaux en pensée et en acte, tenir en bride nos sentiments, et éviter toute action qui pourrait être interprétée comme une préférence accordée à l'un des deux camps. » Dans sa déclaration du 2 avril 1917, il change radicalement de position et proclame ouvertement que non seulement le moment d'être neutre mais aussi l'ère de la neutralité sont révolus, et que la paix du monde et la liberté des peuples justifient la participation à une guerre européenne. Suite à l'intervention des États-Unis, celle-ci se transforma en guerre mondiale et de l'humanité entière.

    L'histoire américaine des dernières décennies enseigne qu'il ne s'agit pas d'un changement d'opinion personnelle de Wilson ni d'excès relevant de la psychologie individuelle. À chaque moment décisif, la même problématique de l'isolement et de l'intervention planétaire resurgit. Du point de vue du droit international, la proscription de la guerre instituée par le Pacte Kellogg du 27 août 1928 revient pour les États-Unis à garder en mains la grande décision sur la guerre mondiale et sur l'aggressor, même par rapport à la SDN, et à bannir du droit international le concept traditionnel de neutralité auquel le pacte de Genève faisait encore une place. « Auparavant », écrit John B. Whitton, un internationaliste qui représente bien cette mentalité, « la neutralité était un symbole de paix, elle est maintenant, grâce au nouveau droit international issu du Pacte de la Société des Nations et du Pacte Kellogg, un symbole de guerre. »

    Au cours de la guerre mondiale actuelle, l'oscillation extrême entre isolement neutre et pan-interventionnisme s'est retrouvée au mot près et suivant un parallélisme rigoureux dans de nombreuses déclarations du président Franklin D. Roosevelt. Si, pendant la Première Guerre mondiale de 1914-1918, ce dilemme s'est reflété dans les déclarations de Wilson, à partir de 1939, cette contradiction se répète de façon à tel point stéréotypée qu'on ne peut que supposer qu'elle surgit d'une identité profonde. La déclaration officielle de neutralité des États-Unis du 5 septembre 1939 se réclamait solennellement du vieux concept de neutralité défini par la plus stricte impartialité et le maintien d'une amitié égale avec toutes les parties belligérantes. On y trouve même l'expression on terms of friendship qui est la formule de la tradition européenne pour dire que la neutralité repose sur une amitié égale avec les deux parties en conflit. Inutile de décrire ici ce qu'il en fut réellement de cette impartialité et de cette amitié américaines entre septembre 1939 et l'ouverture des hostilités lors de l'entrée en guerre officielle de 1941. Après les nombreux discours du président Roosevelt, après l'ingérence dans les affaires intérieures européennes au détriment de l'Allemagne en France, en Finlande, dans les Balkans et presque partout dans le monde, après le traité signé avec l'Angleterre en octobre 1940 fournissant des bases militaires anglaises aux destroyers américains, rien ne sert de dépeindre en détail l'attitude partiale et non neutre des États-Unis. Ce qui nous intéresse dans tout cela, c'est le problème de l'hémisphère occidental et l'immense contradiction sans cesse accrue depuis le début du siècle que recouvre ce concept. La stricte neutralité qu'impliquait l'auto-isolement a elle aussi été jetée par-dessus bord pendant la Deuxième Guerre mondiale après avoir été solennellement ratifiée au début de la guerre. Le mémoire qu'a rédigé le procureur général et ministre de la Justice Jackson à bord du yacht présidentiel Potomac, lu le 31 mars 1941 lors d'une conférence de presse de la Maison-Blanche, ne fait que tirer la conclusion ultime et dresser le bilan quand il annonce la mort de l'ancien principe de l'isolement et de la neutralité : « Je ne nie pas, a dit le porte-parole du gouvernement des États-Unis, qu'au XIXe siècle l'idée de neutralité ait été à la base de certaines règles spéciales, règles qui ont ensuite été complétées par les différentes Conventions de La Haye. Mais ces règles ont fait leur temps. Les évènements de l'actuelle guerre mondiale les ont réduites à néant et privé de toute validité. L'adoption par la Société des Nations du principe des sanctions contre l'agresseur, le Pacte Briand-Kellogg et le Pacte argentin de proscription de la guerre ont définitivement balayé ces principes du XIXe siècle selon lesquels tous les belligérants devaient être traités de façon égale. Nous sommes revenus à des conceptions plus anciennes et plus saines. »

    Notre obstination à souligner la profonde contradiction interne entre isolement et intervention a pour seul but de mettre en lumière de façon simple et percutante la situation politique et juridique de l'hémisphère occidentale. Toutes les décisions et tous les évènements essentiels de l'actuel continent américain révèlent cette faille intérieure et il n'est pas de problème important, que ce soit le problème racial, le problème social ou celui de la planification économique, qui ne donne lieu à cette même oscillation entre les deux extrêmes. À cause de son importance en droit international, j'aimerais me tourner maintenant vers la question de la reconnaissance internationale. Elle livre une autre manifestation de cet antagonisme. La reconnaissance internationale est une institution du droit international européen qui tente de concilier l'intérêt qu'a l'État à reconnaître une partie contractante digne de confiance avec le principe de la non-intervention dans les problèmes constitutionnels internes de l'État reconnu. Ainsi, selon la conception courante, la reconnaissance internationale d'un État étranger et de son gouvernement n'est pas interprétée comme un acte constituant ni comme une formalité vide, mais plutôt comme un « certificat de confiance » dans les relations d'État à État, de gouvernement à gouvernement. La pratique européenne s'efforce ainsi difficilement de se frayer un chemin de traverse entre l'ingérence — inacceptable— et l'abstention complète de toute prise de position, impossible dans les faits. Mais sur le sol américain, l'antagonisme entre intervention et non-intervention s'est manifesté là encore de façon si brusque et si violente que l'Amérique est à nouveau apparue comme une image grossière et déformée de la problématique européenne du XIXe siècle. Il existe même une doctrine de la pratique américaine de la reconnaissance des autres États qui porte le nom de doctrine Wilson. D'après celle-ci, seul un gouvernement « légal », au sens qu'a le mot « légal » dans une constitution démocratique, peut être reconnu. Il va de soi que dans la pratique la signification des mots « démocratique » et « légal » est « déterminée, interprétée et sanctionnée » au cas par cas par le gouvernement des États-Unis. La doctrine et la pratique sont l'une comme l'autre extrêmement interventionnistes ; elles reviennent à ce que le gouvernement de Washington contrôle en fait tous les changements de régime et de constitution des autres États américains. En Amérique latine en revanche, on invoque l'indépendance et la souveraineté des États pour rejeter la reconnaissance internationale et la considérer comme un moyen d'intervention illicite en droit international. La conception mexicaine qui s'exprime dans la doctrine Estrada va même jusqu'à récuser toute reconnaissance en droit international, considérant qu'elle est un affront pour l'État ou le gouvernement à reconnaître (9). Par conséquent, toutes les relations juridiques entre États deviennent des relations isolées et purement factuelles, définies au cas par cas. On a là le pôle opposé au concept de reconnaissance des États-Unis. Les deux « doctrines » représentent des positions absolument contraires ; le parallélisme avec la contradiction interne entre isolement et discrimination interventionniste est nettement perceptible. Des contradictions insolubles surgissent sans cesse dans l'hémisphère occidental, elles prennent naissance dans la structure interne d'un continent déchiré et soumis à l'hégémonie des États-Unis et qui ne dispose pas d'un principe propre qui lui permettrait de décider entre isolement et intervention.

    Ainsi le mythe de l'hémisphère occidental aboutit intérieurement comme extérieurement à un interventionnisme illimité. Son instrument spécifique est la « reconnaissance » du droit international, non seulement au sens de la reconnaissance traditionnelle d'États et de régimes nouveaux mais aussi comme prise de position sur tous les changements importants, notamment les changements territoriaux. Dans la doctrine Stimson du 7 janvier 1932, les États-Unis se réservent le droit partout sur la planète de refuser leur reconnaissance à tous les changements de possession accomplis par la violence. Ce qui signifie que les États-Unis, sans se préoccuper de la distinction entre hémisphères occidental et oriental, s'arrogent le droit de décider sur la terre entière de l'aspect juste ou injuste de toute modification territoriale. Il y a peu de temps encore, tout tournait autour de la délimitation géographique de la doctrine Monroe et de l'hémisphère occidental. On avait besoin d'une frontière parce que ce qui justifiait politiquement, juridiquement et moralement la doctrine Monroe, c'était la formation d'un domaine d'autodéfense qui soit légal. C'est pourquoi il peut être utile de rappeler face à l'interventionnisme illimité, global et universel d'aujourd'hui que tous ces efforts pour délimiter le domaine géographique de la doctrine Monroe et de l'hémisphère occidental n'avaient pas d'autre justification juridique que la nécessité de délimiter un domaine américain d'autodéfense. Quand on proclame le droit à l'autodéfense, fût-ce à l'intérieur de frontières tracées généreusement, on reconnaît implicitement le droit à l'autodéfense au-delà de ces mêmes frontières. Fondement et frontière - comme toujours en droit et surtout en droit international - sont ici des termes équivalents. Avec la disparition actuelle de toutes les frontières, l'aspiration des États-Unis à étendre leurs interventions et leur reconnaissance à tous les espaces de la terre équivaut à nier le droit à l'autodéfense de tous les autres gouvernements. Voilà la signification véritable, du point de vue du droit international, du pan-interventionnisme global auquel aboutit finalement le principe de l'hémisphère occidental. Parce que cet interventionnisme a perdu tout sens de la mesure et des limites, les fondements de l'ancienne doctrine Monroe ont été détruits, ainsi que le panaméricanisme qui lui était propre.

    Mais la suppression de toute mesure et de toute limite qui caractérise l'interventionnisme américain a un sens non seulement global mais aussi total. Elle agit aussi bien sur les affaires intérieures que sur les rapports sociaux, économiques et culturels et traverse en leur cœur les peuples et les États. Puisque le gouvernement des États-Unis a le pouvoir de discriminer les autres gouvernements, il a bien sûr aussi le droit de dresser les peuples contre leurs propres gouvernements et de transformer la guerre entre États en guerre civile. La guerre mondiale discriminatoire de style américain se transforme ainsi en guerre civile mondiale de caractère total et global. C'est la clé de cette union à première vue invraisemblable entre le capitalisme occidental et le bolchevisme oriental. L'un comme l'autre font de la guerre un phénomène global et total et transforment la guerre interétatique du droit international européen en guerre civile mondiale. On comprend mieux le sens profond de ce que Lénine qualifiait de problème de la guerre totale quand il soulignait que dans la situation actuelle de la terre, il n'y avait plus qu'un seul type de guerre juste : la guerre civile. C'est seulement en adoptant ce point de vue global que l'on commence à comprendre quelle portée a pour le reste du monde le vacillement incessant de l'hémisphère occidental. La tendance à l'isolement faisait partie du patrimoine traditionnel et conservateur des États-Unis. Elle disparaît et l'aspiration à l'hégémonie mondiale contenue en germe dans la guerre mondiale discriminatoire pousse les États-Unis à intervenir militairement non seulement dans tous les espaces politiques, mais aussi dans tous les rapports sociaux de la terre. L'histoire contradictoire et en apparence énigmatique de la neutralité américaine entre 1914 et 1941 n'est rien d'autre que l'histoire de cette contradiction interne entre auto-isolement et discrimination du monde.

    Aujourd'hui, en 1943, les États-Unis tentent de se faire une place en Afrique et au Proche-Orient. De l'autre côté du globe, ils étendent une main vers la Chine et l'Asie centrale. Ils recouvrent la terre d'un système de bases militaires et de voies aériennes et proclament le «siècle américain » de notre planète. On ne peut plus parler de frontières, aussi généreusement tracées soient-elles. Ainsi se termine le mythe politique de l'hémisphère occidental. Mais sa fin est aussi la fin de toute une époque et d'un stade déterminé de l'évolution du droit international. C'est la fin de l'époque qui pensait par lignes globales et la fin de la structure du droit international qui correspondait à cette pensée. Dans les différents types de lignes globales - la raya hispano-portugaise, l'amity line anglaise, et la ligne d'auto-isolement de l'hémisphère occidental - on décelait une aspiration à modeler un ordre spatial de la terre entière, un nomos planétaire. Aujourd'hui tous ces efforts sont historiquement dépassés. Dès lors que la dernière de ces lignes globales, celle de l'hémisphère occidental, a basculé dans l'interventionnisme illimité et global, nous avons affaire à une situation radicalement nouvelle. Un autre nomos de la terre tente de contrecarrer la tendance au contrôle universel de la planète et à l'hégémonie mondiale. Son idée centrale consiste à partager la terre en plusieurs grands espaces distincts définis par leur substance historique, économique et culturelle.

    Les lignes globales caractérisaient le premier stade d'une lutte dont c'était l'enjeu de déterminer le nomos de la terre et la structure du droit international. Mais leurs divisions de la terre étaient abstraites et superficielles au sens plein du terme. En elles, tous les problèmes se résolvaient en géométrie. Abstrait et superficiel, l'impérialisme global et délocalisé de l'Occident capitaliste et de l'Est bolchevique l'est aussi. Entre les deux, l'Europe tente aujourd'hui de défendre sa substance qui risque elle aussi d'être traitée comme simple superficie. Face à l'unité globale de l'impérialisme planétaire — capitaliste ou bolchevique — se dresse une multiplicité de grands espaces denses et concrets. C'est la structure du futur droit international qui est l'enjeu de la lutte, les combats doivent trancher entre la coexistence future d'une multitude d'entités autonomes ou de simples filiales décentralisées, régionales ou locales, appartenant à un seul « maître du monde ». Les idylles locales ou régionales ne sont plus capables de résister à l’impérialisme global. Seuls les véritables grands espaces sont en mesure de l'affronter. Un grand espace digne de ce nom contient la mesure et le nomos de la terre à venir. C'est là son sens dans l'histoire universelle et en droit international.

    Le secrétaire d'État Henry L. Stimson qui a donné son nom à la fameuse et interventionniste « doctrine Stimson » a précisé le sens de cette conception globale dans une conférence du 9 juin 1941 devant les cadets de West Point. Il y affirme que la terre n'est pas plus grande aujourd'hui que ne l'étaient les États-Unis d'Amérique en 1861, alors déjà trop petits pour contenir l'opposition entre les États du Nord et ceux du Sud. « La terre, déclara Stimson, est aujourd'hui trop petite pour deux systèmes opposés. » Mais nous lui répondons que la terre sera toujours plus grande que les États-Unis d'Amérique et que jusqu'à ce jour, elle est suffisamment grande pour abriter plusieurs grands espaces au sein desquels les hommes épris de liberté peuvent défendre leur substance propre et leur spécificité historique, économique, et spirituelle.

    Carl SCHMITT http://www.theatrum-belli.com/

    In La guerre civile mondiale 

    Notes

    1. Le philosophe italien Giorgio Agamben s'appuie sur le livre de Schmitt sur la dictature pour critiquer Guantanamo. C'est un des usages possibles de la pensée schmittienne, mais ne faut-il pas préciser aussitôt que dans la Théorie du partisan, et plus clairement encore dans sa correspondance, Carl Schmitt s'exprime lui-même sur la lutte contre le terrorisme (ce qui est loin d'être le cas dans La dicta­ture), et que c'est pour critiquer vertement les Conventions de Genève de 1949 pour leur «juridisme utopique» ?

    2. Ces textes sont tous inédits en français hormis «Prendre/partager/paître» dont il existe une traduction de Théodore Paléologue parue dans Commentaire, n° 87, Plon, automne 1999. Les nombreux passages de «Changement de structure du droit international »repris dans Le nomos de la terre (Paris, PUF, 2001) ont d'autre part été traduits par Lilyane Deroche-Gurcel et révisés par Peter Haggenmacher. Deux textes essentiels de droit international attendent encore d'être traduits en français : Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff (1938) et Völker­rechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mâchte (1941). Schmitt ne traite presque plus de questions de droit interne après 1945. Il estime qu'il ne peut plus intervenir directement sur certaines questions et se fait « représenter » par d'autres, notamment par Forsthoff. Sur le tribunal de Nuremberg, Wilhelm Grewe a écrit le livre qu'il aurait voulu écrire. Voir : Wilhelm Grewe, Nürnberg als Rechtsfrage, Stuttgart, Ernst Klett, 1947.

    3. Carl Schmitt, Glossarium, annotation du 8 février 1950, Berlin, Duncker & Humblot, 1991, p. 297.

    4. Schmitt semble avoir été opportuniste et carriériste dès le début, ce qui aurait joué un rôle fondamental dans son engagement nazi.

    5.Giorgio Agamben, État d'exception, Paris, Le Seuil, 2003, p. 12.

    6. Ce texte a été prononcé par Schmitt à Madrid lors d'une conférence de juin 1943 (voir note 1 p. 168) ; il est pour une grande part repris dans «Die letzte globale Linie» («La dernière ligne globale», août 1943) où l'expression «guerre civile mondiale» apparaît à nouveau, Cf. Staat, Großraum, Nomos, Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, édité par Günter Maschke, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 441, et sous une forme incomplète et très remaniée dans Le nomos de la terre, Paris, PUF, 2001. L'expression apparaît sous une forme très proche dès 1938 dans Le passage au concept discriminatoire de guerre (Die Wendung zum diskriminie­renden Kriegsbegriff, Berlin, Duncker & Humblot, 1938, p. 48) où Schmitt parle de «guerre civile internationale». C'est la structure eschatologique de la guerre juste comme «toute dernière guerre de l'humanité», comme «guerre contre la guerre» qui est désignée pour la première fois comme «internationaler Bürgerkrieg». Ernst Jünger parle de Wetlbürgerkrieg dans La paix (publié en 1945, écrit en 1941), mais dans une optique claire : il souhaite, lui, l'avènement d'un État mondial. Voir : Ernst Jünger, Der Friede, in Sâmtliche Werke, Vol. 7, Stuttgart, Klett-Cotta, 1980, p. 198. Notons que l'expression « Weltrevolutionskrieg» («guerre révolutionnaire mondiale ») était, semble-t-il, assez courante dès 1918-1919 dans la littérature antibolchevique et anti-franc-maçonnerie. On la retrouve par exemple chez Eduard Stadtler (1886-1945), l'idéologue fasciste du «Casque d'acier ». Lénine avait parlé de «transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire» dès 1914. On trouve fréquemment les expressions «guerre civile» et «guerre révolutionnaire» dans les textes marxistes du XXe siècle et il semble que l'expression de «guerre civile mondiale» soit dans la littérature de droite une réaction aux expressions communistes, qui sert à biffer le prestige de la révolution et à dire : votre prétendue révolution ne donne lieu qu'à une interminable guerre civile.

    7. Schmitt se réjouissait de la rumeur disant que Koselleck était « la Théologie poli­tique Ill de Schmitt ».

    8. Voir l'introduction de : Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Éd. de Minuit, 1979.

    9. Ernst Nolte, La guerre civile européenne, 1917-1945 : national-socialisme et bolchevisme, Paris. Éd. des Syrtes, 2000.

  • Carl Schmitt : Changement de structure du droit international

    Changement de structure du droit international (1943) (1/2)

    La guerre mondiale actuelle prend des dimensions que n'ont connues aucun des conflits belliqueux antérieurs. On se bat aujourd'hui sur toute la terre pour l'ordre de la terre entière. L'affrontement actuel dépasse en effet en ampleur et en intensité toutes les limites dans lesquelles les guerres s'étaient tenues jusqu'alors. Même le conflit « mondial » de 1914-1918 n'a pas véritablement été une guerre mondiale en comparaison du combat qui se déroule actuellement entre nations et continents. La guerre est devenue planétaire : son sens et son but ne concernent rien de moins que le nomos de notre planète.

    Par nomos, je n'entends pas ici une série de règles et d'accords internationaux, mais le principe fondamental de répartition de l'espace terrestre. La structure du droit international repose sur certaines notions et mesures spatiales relatives au sol et à la surface de la terre. Je vais tenter d'évoquer ce qu'ont été les grandes lignes qui ont constitué les principales partitions et divisions du sol de la terre. J'ai conscience de m'adresser aux membres d'une nation qui, depuis sept ans, depuis 1936, a pris position dans la grande lutte mondiale (1) et dont la grande histoire entretient un double rapport avec le thème de cette conférence : à travers l'exploit militaire, maritime, administratif et culturel de la découverte et de l'européanisation d'un Nouveau Monde, et à travers l'autre exploit de la même époque, sur le terrain scientifique et spirituel, qu'a été la création d'un nouveau droit des gens européen (2). Mon exposé ne pourra bien sûr pas atteindre à cette grandeur. Je vais cependant m'efforcer d'élargir suffisamment l'horizon de mes observations afin que mon champ de vision rende quelque peu honneur à la grandeur du thème.

    À toute conception de la terre dans sa totalité correspond une image de la partition de la terre. Pendant des millénaires, l'humanité a eu une image mythique de la terre prise comme un tout et non une expérience scientifique. Mais à peine la représentation de la terre comme une sphère s'était-elle imposée dans la pratique grâce à la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, que s'est posé le problème radicalement nouveau d'un ordre international à l'échelle du globe entier. Aussitôt s'est engagée la lutte pour le partage de la nouvelle terre et de la nouvelle mer. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on a tracé des lignes globales afin d'établir un ordre spatial de la terre. À mesure que les hommes ont pris connaissance de la géographie de la terre entière et l'ont cartographiée, la nécessité politique d'un partage raisonnable s'est fait jour. Arrêtons un instant notre regard sur ces lignes « globales ».

    La première est la fameuse ligne tracée dans l'édit Inter caetera divinae du 4 mai 1494 par le pape Alexandre VI, quelques mois à peine après la découverte de l'Amérique. Elle court du pôle Nord au pôle Sud, 100 milles à l'ouest du méridien des Açores et du Cap-Vert. Elle est aussitôt suivie par la ligne déplacée un peu à l'ouest, à peu près au milieu de l'océan Atlantique, que trace le traité de répartition hispano-portugais de Tordesillas du 1er juin 1494 (370 milles à l'ouest du Cap-Vert). Par ce traité les deux puissances catholiques se sont mises d'accord sur le fait que tous les territoires découverts à l'ouest de cette ligne reviendraient à l'Espagne, et ceux à l'est de la ligne au Portugal. Cette partición del mar Océano a été confirmée en 1506 par le pape Jules II. Sur l'autre moitié du globe, c'est la ligne des Moluques qui s'est imposée comme frontière. Le traité de Saragosse a tracé une raya en 1529 à travers l'océan Pacifique, qui correspondait au 135e méridien actuel ; elle passait par la Sibérie orientale, le Japon et l'Australie. Dès 1508, le roi d'Espagne demandait à la Casa de la Contratación de Séville d'établir des cartes exactes. L'histoire de ces délimitations a fait l'objet d'une recherche précise, les sources en donnent une connaissance parfaite.

    Avec le traité franco-espagnol de Cateau-Cambrésis du 3 avril 1559, un tout nouveau genre de lignes globales a fait son apparition. Une clause orale secrète de ce traité établissait que les lignes de paix et d'amitié n'entreraient en vigueur qu'en deçà d'une certaine limite géographique et qu'au-delà de cette limite régnerait une sorte d'état de nature et de droit du plus fort. Ce sont elles qu'on appelle les lignes d'amitié, les amity lines des XVIe et XVIIe siècles, elles étaient reconnues expressément ou tacitement, c'est à elles que se rapporte le fameux beyond the line des pirates anglais des XVIe et XVIIe siècles, des flibustiers et des boucaniers. Géographiquement, ces lignes coupaient au sud l'Équateur ou le tropique du Cancer, à l'ouest le degré de longitude des îles Canaries ou des Açores, dans l’océan Atlantique, ou bien elles parcouraient à la fois cette ligne du sud et celle de l'ouest. Le problème cartographique de la délimitation exacte de la ligne prenait une signification extraordinaire, surtout à l'ouest, et il donnait lieu à une multitude de réglementations officielles. L'Europe finissait à cette ligne, où commençait le Nouveau Monde. Le droit public européen cessait de valoir de l'autre côté de la ligne, où une zone « transatlantique » commençait, soumise au «droit du plus fort».

    Le propre de la raya hispano-portugaise était que les princes des nations chrétiennes, dont le fondement commun était la foi chrétienne et qui honoraient le pape comme l'autorité suprême de l'Église, se reconnaissaient comme des égaux dans le traité de division et de répartition. Ce qu'on appelle les lignes d'amitié se rapportait aussi à l'occupation de la terre et de la mer du Nouveau Monde. Mais leurs présupposés sont assez différents de ceux de la raya. La ligne d'amitié délimite une zone de lutte à outrance entre les parties contractantes parce qu'elles n'ont aucune base commune et ne reconnaissent aucune autorité commune. La ligne laisse le champ libre au droit du plus fort, à l'occupant réel et durable, elle ouvre un domaine d'usage libre et sans entraves de la force. Elle présuppose certes comme une évidence que seuls les princes et les peuples chrétiens et européens peuvent contracter de tels traités. Mais ce principe de communauté n'impliquait ni une instance arbitrale commune assurant une légitimation concrète, ni aucun autre principe de répartition que le droit du plus fort et l'occupation effective. Il résultait de cette vision des choses que tout ce qui se passait « au-delà de la ligne » restait hors des critères juridiques, moraux et politiques reconnus en deçà de la ligne.

    Les lignes d'amitié des XVIe et XVIIe siècles permettent de distinguer deux espaces « libres » où l'activité des peuples européens se déverse sans entrave : d'une part un espace non délimité de terre libre, le Nouveau Monde, l'Amérique, la terre de la liberté, c'est-à-dire le domaine où les Européens ont toute liberté de conquérir des terres et où le « vieux » droit perd sa force ; et d'autre part la mer libre, l'océan tout juste découvert que les Français, les Hollandais et les Anglais considèrent comme un domaine de liberté. Mais la liberté des mers fut tout de suite embrouillée par les juristes romanistes qui y mêlèrent des concepts de droit civil comme la res communis omnium et les « choses d’usage commun ». En réalité, ce n’était pas le droit romain qui faisait soudain irruption en plein  XVIe  siècle, mais la vieille idée primitive que le droit et la paix n'entrent en vigueur que sur terre. Et de façon analogue, sur la « nouvelle terre », le sol américain, aucun droit bien enraciné ne s'était encore implanté, on avait en fait de droit que ce que les conquérants européens en avaient apporté. C'est sur l'articulation de ces deux nouveaux espaces « libres », non compris dans l'ordre européen antérieur de la terre ferme, qu'est fondée la structure alors naissante du droit international européen.

    On peut dire que grosso modo, du point de vue de l'histoire du droit, l'idée de délimiter un espace d'action non soumis au droit et une sphère extra-juridique d'usage de la violence correspond à un courant de pensée très ancien. Mais à partir du XVIe siècle, cette idée devient typiquement anglaise et étrangère au continent où la pensée est toujours restée centrée sur l'État. D'une façon apparemment analogue, la construction anglaise de l'état d'exception dans le droit politique interne, la Martial Law, présuppose la même idée d'un espace non soumis au droit. La Martial Law du droit constitutionnel anglais crée un domaine non juridique, limité dans le temps et dans l'espace, séparé dans le temps de l'ordre juridique normal par la proclamation de l'état de guerre au début et par une loi d'exonération à la fin, domaine dans lequel peut se produire tout ce que les circonstances exigent. En un sens distinct mais proche, les idées de mer libre, de libre commerce et de libre économie mondiale sont elles aussi liées à la délimitation d'un espace ouvert à la concurrence et à la libre exploitation par le plus fort.

    Les deux lignes, la ligne de répartition hispano-portugaise et la ligne d'amitié anglaise correspondent à l'occupation européenne des terres et des mers du Nouveau Monde. Elles sont fondamentalement des pactes entre puissances occupantes. Mais la raya latine a une fonction distributive ; elle est dénommée linea de partición del mar dans le traité de Tordesillas de 1494. L'amity line anglaise a au contraire un caractère agonistique. La délimitation d'un domaine de lutte à outrance découle logiquement, comme nous l'avons dit, de l'absence d'un principe de répartition reconnu et d'une instance arbitrale commune réglant le partage et l'attribution entre les puissances occupantes. Le seul titre juridique reconnu est alors l'occupation effective. Cela n'exclut cependant pas qu'il faille au besoin mener une longue lutte avant que l’occupation soit reconnue comme effective, c’est-à-dire comme réelle et durable.

    Le dernier exemple historique d'une application de ces principes de répartition européenne et de lignes d'amitié est la Conférence du Congo qui eut lieu à Berlin en 1884-85. Elle est en quelque sorte la dernière tentative faite par les puissances européennes, dans le dernier quart du XIXe siècle, de régler en commun l'occupation du sol africain. De la même façon, on essaya de neutraliser le bassin du Congo en créant une sorte de ligne d'amitié inversée selon laquelle les guerres entre puissances européennes ne devaient pas affecter le territoire du Congo ni partir de lui. À vrai dire, durant la grande guerre de 1914, ni les Anglais ni les Français ne respectèrent cette ligne d'amitié. La tentative de la Conférence du Congo offrit ainsi un symptôme évident de l'incapacité où se trouvait désormais l'ancienne communauté des peuples européens à occuper en commun un sol non-européen.

    Le troisième exemple de ligne globale est bien sûr plus important encore, il s'agit de la ligne américaine de l'hémisphère occidental. Elle forme un type distinct de la raya hispano-portugaise et de l'amity line anglaise. Son développement et son destin sont d'une importance décisive pour la structure et les problèmes du droit international, ils méritent donc qu'on leur prête une attention particulière.

    Dans le testament politique du président Washington, la célèbre lettre d'adieu de 1796, l'hémisphère occidental n'apparaît pas encore comme un concept géographique. Le message du président Monroe du 2 décembre 1823, document de base de ce qu'on appelle la doctrine Monroe, emploie en revanche consciemment le mot hémisphère et lui confère un accent spécifique. Il dénomme son espace propre tantôt l'Amérique, tantôt ce continent ou enfin cet hémisphère (this hemisphere). Intentionnellement ou non, l'expression hémisphère est mise en relation avec l'idée que le système politique de l'hémisphère occidental est un régime de liberté par rapport au système des monarchies absolues de l'Europe d'alors.

    Depuis lors, la doctrine Monroe et l'hémisphère occidental sont des termes équivalents. Ils ouvrent la voie à la délimitation géographique d'une sphère de special interests des États-Unis allant bien au-delà de leur territoire propre et formant ce qu'on appellerait aujourd'hui dans le langage courant du droit international un « grand espace ».

    À partir de 1939, l’expression hémisphère occidental se consolide. Le gouvernement des Etats-Unis employa le terme de nombreuses déclarations, et il sembla qu'au début du conflit mondial actuel celui-ci allait devenir un véritable slogan de la politique des États-Unis. C'est pourquoi il est frappant que d'autres déclarations n'émanant pas du gouvernement de Washington, en particulier les résolutions communes des ministres américains des Affaires étrangères de Panama (octobre 1939) et de Cuba (juin 1940) n'utilisent pas l'expression d'« hémisphère occidental », mais parlent seulement d'« Amérique », de « continent américain » ou de « régions appartenant géographiquement à l'Amérique ». Sous la différence des usages linguistiques se cachent des distinctions très profondes. Ici transparaît l'abus dont procède l'instrumentalisation du panaméricanisme par la politique des États-Unis. La remarque du président du Brésil, il y a quelques jours, dans sa déclaration du 4 mai 1943, selon laquelle l'île française de la Martinique appartiendrait à l'« hémisphère occidental » n'y change rien.

    La Déclaration de Panama du 3 octobre 1939 revêt une importance particulière, que nous allons examiner brièvement, pour le problème spatial en droit des gens actuel. À l'intérieur des « zones de sécurité » établies par cette déclaration pour protéger la neutralité des États américains, les belligérants n'ont le droit d'accomplir aucun acte hostile. La ligne de la zone neutre de sécurité s'étend de part et d'autre des côtes américaines jusqu'à trois cents milles marins dans l'Atlantique et dans le Pacifique. Au niveau de la côte brésilienne, elle atteint le 24e degré de longitude à l'ouest de Greenwich, et se rapproche donc du 20e degré qui est la ligne de séparation habituelle entre l'est et l'ouest dans la cartographie. Cette « zone de sécurité américaine » ainsi délimitée en octobre 1939 perdit toute valeur pratique quand disparut ce qui en était la condition : la neutralité des États américains. Elle reste malgré tout d'une importance extrême pour le problème spatial en droit international moderne. Pour le moment, le concept d'« Amérique » perdure grâce à elle, ainsi que la limitation qu'implique ce concept, en dépit du fait que la politique actuelle des États-Unis ne connaît plus ni limite ni frontière. Elle a d'ailleurs eu une répercussion considérable qu'on peut même qualifier de sensationnelle puisqu'elle a réduit magnifiquement et jusqu'à l'absurde les mesures et les critères servant jusque-là à définir la zone de la mer libre et la dimension traditionnelle des eaux territoriales. Elle a eu enfin pour effet de soumettre l'océan libre à l'idée de « grand espace », dans le même moment qu’elle introduisait un nouveau genre de délimitation spatiale à partir de la liberté des mers. Tout cela fut rapidement perçu et souligné par la science allemande du droit international. Mais les juristes américains objectèrent eux aussi sans tarder que la déclaration de Panama d'octobre 1939 faisait subir à l'un des aspects de la doctrine Monroe, the two spheres aspect, une modification importante. Auparavant, quand on parlait de la doctrine Monroe, on ne pensait en général qu'à la terre ferme de l'hémisphère occidental, tandis que pour l'océan on présupposait toujours la liberté des mers au sens du XIXe siècle. Dès lors, les frontières de l'Amérique s'étendirent jusque sur les mers (3).

    Ce dernier point est d'une importance particulière. Le pas de la terre vers la mer a toujours eu des conséquences et des effets incalculables dans l'histoire universelle.

    Tant que l'expression d'« hémisphère occidental » ne se référait qu'à l'espace continental, elle impliquait une démarcation mathématique et géographique et elle était par ailleurs une figure concrète sur le plan de la géographie physique et de l'histoire. Son élargissement et son déplacement vers la mer rendent la notion d'« hémisphère occidental » encore plus abstraite et lui donne grosso modo le sens d'une surface vide, définie en premier lieu en termes géographiques et mathématiques. La plane étendue de la mer fait apparaître l'espace « dans toute sa pureté », selon l'expression de Friedrich Ratzel. Et même dans les études militaires et stratégiques, on tombe parfois sur la formule un peu extrême d'un auteur français selon lequel la mer est une plaine lisse, sans obstacles, où la stratégie se dissout en géométrie.

    Influencés par l'usage politique de l'expression, de nombreux géographes de métier se sont penchés ces dernières années sur le problème de l'« hémisphère occidental ». Particulièrement intéressante est la précision géographique donnée au vocable par le géographe du State Department des États-Unis, S. W. Boggs, quand il délimite l'hémisphère occidental par rapport au domaine défini par la doctrine Monroe. Dans ses analyses, il part du principe qu'on entend en général par hémisphère occidental le Nouveau Monde découvert par Christophe Colomb et que par ailleurs les notions géographiques et historiques d'Occident et d'Orient ne sont définies ni par la nature ni par des conventions humaines. Les cartographes ont pris l'habitude de tracer une ligne au milieu de l’Atlantique qui passe au 20e degré de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich. De ce point de vue, les Açores et les îles du Cap-Vert font partie de l'hémisphère occidental, bien que cela contredise comme Boggs l'admet lui-même leur appartenance historique à l'Ancien Monde. Selon le géographe, le Groenland fait partie de l'hémisphère occidental bien qu'il n'ait pas été découvert par Christophe Colomb (4). Il ne dit rien des régions arctiques et antarctiques des Pôles. Sur le versant pacifique du globe, au lieu de faire passer la limite au 160e degré de longitude, aux antipodes du 20e degré, il la place sur la ligne internationale dite de changement de date, soit au 180e degré de longitude, ce qui ne va pas sans certains empiètements au nord et au sud. Il attribue les îles occidentales de l'Alaska ainsi que la Nouvelle-Zélande à l'Occident, alors qu'il classe l'Australie dans l'autre hémisphère. Et cela ne cause à ses yeux aucune difficulté pratique, excepté, au pire, l'indignation éventuelle des cartographes, que les immenses surfaces de l'océan Pacifique soient « provisoirement », comme il dit, attribuées à l'hémisphère occidental (tout cela avant que la guerre avec le Japon n'éclate) (5). L'internationaliste américain P. C. Jessup ajoute dans son compte-rendu du mémorandum de Boggs que « les dimensions changent vite de nos jours et que l'intérêt que nous avions pour Cuba en 1860 correspond à celui que nous avons aujourd'hui pour Hawaii ; l'argument de l'autodéfense conduira peut-être un jour les États-Unis à faire la guerre sur le Yang-Tsé, la Volga ou le Congo. »

    La ligne américaine de l'hémisphère occidental n'est ni une raya ni une amity line. Toutes les lignes que nous avons évoquées concernent des occupations de terres, et de celles accomplies par les puissances européennes. La ligne américaine, quant à elle, est une réponse dès 1823 avec le message du président Monroe, aux prétentions des Européens à l'occupation de terres. Vue d'Amérique, elle a un caractère défensif et équivaut à une protestation adressée aux puissances de la vieille Europe contre toutes les occupations que l'Europe voudra entreprendre sur le sol américain. On voit sans peine qu'un espace libre est ainsi tracé pour l'occupation américaine du sol américain, espace aux dimensions gigantesques à l'époque. Mais n'oublions pas que l'attitude de l'Amérique à l'encontre de la vieille Europe monarchiste ne signifiait pas son renoncement à la civilisation européenne ni à son appartenance à la communauté internationale d’alors, essentiellement européenne. Ni le message d’adieu du président Washington de 1796 ni le message de Monroe de 1823 n’ont l’ambition de fonder un droit international extra-européen. Bien au contraire, les États-Unis se sont pris dès le départ pour les porteurs attitrés de la civilisation européenne et du droit international européen. Même les États naissants d'Amérique latine se considéraient tout naturellement comme des membres de la « famille des nations européennes» et de sa communauté internationale, si ce n'est en tant que nations chrétiennes, tout au moins en tant que nations « civilisées ». Tous les manuels de droit international américain du XIXe siècle partent de ce présupposé « évident » bien qu'ils distinguent un droit international américain à côté du droit international européen. La ligne globale que contient l'hémisphère occidental, même si elle exclut géographiquement l'Europe, n'est anti-européenne qu'en un certain sens ; en un autre sens, elle renferme au contraire l'aspiration morale et culturelle à être l'Europe authentique et véritable. Il ne fait pas de doute que c'est cette aspiration qui se cachait derrière l'apparence d'un isolement radical. La ligne de séparation de l'hémisphère occidental est à première vue spécifiquement une ligne d'isolement. Par rapport à la raya distributive et à l'amity line agonistique, elle se présente comme un troisième type de ligne, à savoir une ligne d'auto-isolement.

    1410628596.jpgTenons-nous en aux formulations cohérentes auxquelles cette conception a donné lieu à propos de la ligne dite Jefferson. Il suffira pour cela de citer deux déclarations, l'une du 2 juin 1812 et l'autre du 4 août 1820. Elles méritent qu'on s'y attarde en raison du rapport qu'elles entretiennent avec le message de Monroe de 1823. Dans l'une comme dans l'autre, on détecte la haine de l'Angleterre et le mépris de la vieille Europe. « Le destin de l'Angleterre, dit Jefferson au début de l'année 1812, est presque chose faite, et la forme actuelle de son existence entre en déclin. Si notre force nous permet un jour d'édicter la loi dans notre hémisphère, cela veut dire que le méridien qui coupe l'Atlantique en deux constituera la ligne de démarcation entre la guerre et la paix, en deçà de laquelle aucune hostilité ne devra être commise et le lion et l'agneau auront à cohabiter en paix. » Quelque chose résonne là qui ressemble à une ligne d'amitié, à cette différence près que l'Amérique n'est plus comme aux XVIe  et XVIIe  siècles le théâtre de luttes à outrance mais au contraire un havre de paix, tandis que le reste du monde demeure un théâtre de guerres, mais ce sont les guerres des autres, l’Amérique n’y participe pas. Ce qui était typique des anciennes lignes d’amitié, à savoir leur sens et leur caractère agonistiques, fait défaut. Jefferson disait en 1820 : Le jour approche où nous exigerons formellement un méridien de partition de l'océan qui sépare les deux hémisphères, en deçà duquel aucun coup de feu européen ne pourra se faire entendre, ni aucun coup de feu américain au-delà. » Comme dans le message de Monroe, l'expression « hémisphère occidental » signifie ici que les États-Unis s'identifient à tout ce qui moralement, culturellement ou politiquement constitue la substance de cet hémisphère.

    La racine spirituelle des déclarations de Jefferson et d'autres qui leur sont apparentées est le calvinisme extrême et le puritanisme, l'un et l'autre étrangers à l'Amérique non anglo-saxonne. Néanmoins cet esprit puritain dans sa forme sécularisée a été déterminant dans l'attitude du panaméricanisme international. L'isolement fondamental qui le caractérise tente de forger un nouvel ordre spatial de la terre au moyen de la démarcation entre un camp de la paix et de la liberté garantie et un camp du despotisme et de la corruption. Cette conception américaine de l'isolement a fait l'objet de nombreuses études. Elle nous intéresse ici uniquement à cause de ce qui la relie à l'ordre spatial de la terre et à la structure du droit international. Si l'« hémisphère occidental » est un Nouveau Monde non corrompu et non infecté par la dégénération de l'Ancien, alors il est clair que du point de vue du droit international, il appartient aussi à une autre région que ce monde corrompu, porteur il y a peu de temps encore et créateur du droit international chrétien et européen. Si l'Amérique est la terre du salut pour les élus, le fondement d'une existence nouvelle et plus pure dans des conditions vierges, alors toute ambition européenne relative à l'Amérique devient caduque. Le sol américain possède alors un statut entièrement nouveau du point de vue du droit international, qui diffère de tous les statuts de sol reconnus jusque-là. Jusqu'en 1823 il y eut divers types de sols reconnus par le droit international européen. Le sol américain ne relève d'aucun de ces types ; il n'est ni une terre sans maître, ni un sol librement occupable au sens traditionnel, ni non plus un sol européen du type des territoires étatiques d'Europe, ni une terre de luttes au sens des anciennes lignes d'amitié.

    Quel est donc selon cette « ligne » le statut de droit international des deux continents américains ? Il s'agit de quelque chose d'extraordinaire, quelque chose d'élu. Ce serait encore trop peu de dire que l'Amérique est l'asile de la justice et de la vertu. Le sens spécifique de cette ligne est bien plutôt que le sol américain est le seul à jouir d'une situation qui rend possible le droit et la paix, les conduites et les habits sensés. À croire ce que racontent encore parfois certains philosophes américains, la situation de la vieille Europe est si corrompue que tout homme au naturel et au caractère honnêtes ne peut que s'y transformer en criminel et en délinquant. En Amérique en revanche, la distinction entre le bien et le mal, le juste et l'injuste, l'homme honnête et le criminel n'est pas brouillée par des situations fausses et des habits fallacieux. La ligne globale est donc comme une sorte de quarantaine, de cordon sanitaire qui protège contre la peste. Le message du président Monroe ne l'exprime pas aussi clairement que la déclaration de Jefferson. Mais qui a des yeux pour lire et des oreilles pour entendre décèlera sans peine dans ce message la condamnation morale portée contre le « système » politique des puissances européennes alliées qui confère à la ligne américaine de séparation et d'isolement son sens moral et politique.

    Il est curieux que la formule de l'« hémisphère occidental » se réfère justement à l'Europe, au vieil Occident comme à un adversaire. Elle n'est pas dirigée à l'origine contre l'Asie et l'Afrique, mais contre le vieil Occident. Le nouvel Occident prétend être l'Occident véritable, la véritable Europe. Le nouvel Occident, l'Amérique, tente de déplacer l'ancien Occident, de lui prendre sa place d'axe de l'histoire mondiale et de centre du monde. Il ne prétend pas détruire, éliminer, ni même détrôner l'Occident, avec tout ce que le terme implique, il essaye seulement de le déplacer. Le droit international cesse d'avoir son centre de gravité dans la vieille Europe. Le centre s'est déplacé vers l'Ouest, vers l'Amérique. L'ancienne Europe, comme les vieux continents d'Asie et d'Afrique, est reléguée au passé. L'ancien et le nouveau, on ne saurait trop insister sur ce point, sont ici non seulement des critères de répartition, mais aussi de mise en accusation, d'où leur très grande valeur historique et politique. Ils ont transformé la structure du droit des gens européen traditionnel bien avant que, à partir de 1890, des États asiatiques, Japon en tête, en se joignant à la communauté du droit international européen, l'aient finalement transformée en un droit international universaliste sans attache spatiale.

    Nous ne nous demanderons pas ici dans quelle mesure les ambitions de Jefferson et de Monroe et la croyance qu’ils avaient de représenter un Nouveau Monde moral et politique correspondaient à la réalité.

     ☞ Changement de structure du droit international (1943) (2/2)

    On ne peut nier qu'un morceau de culture européenne ait été transplanté sur le sol américain. En tant qu'Européens de la vieille Europe, nous ne devons pas hésiter à reconnaître ouvertement - sans qu'il y ait là de concession à la fierté américaine - que des hommes comme George Washington et Simón Bolívar étaient indubitablement de grands Européens et qu'ils se sont probablement davantage rapprochés du sens idéal de ce mot que la plupart des hommes d'État anglais ou continentaux de cette époque. Face à la corruption parlementaire et à la dégénérescence absolutiste du XVIIIe siècle en France et en Angleterre, et plus encore face à l'étroitesse et à la servitude de la réaction et de la restauration postnapoléoniennes du XIXe siècle, l'Amérique avait de grandes chances de représenter l'Europe authentique et véritable. L'ambition qu'avait l'Amérique d'être la véritable Europe fut un facteur historique de très grande portée. Elle était une énergie politique réelle, ou comme on dit aujourd'hui dans la terminologie de l'actuel état de guerre totale, un potentiel guerrier de premier rang. Ce réservoir de force historique a continué à être alimenté au XIXe siècle, surtout par les révolutions européennes de 1848. Des milliers d'Européens déçus et désillusionnés, parmi lesquels de nombreux hommes d'envergure ainsi qu'un nombre non négligeable de jeunes paladins de la liberté ont quitté la vieille Europe réactionnaire au XIXe  siècle pour émigrer en Amérique.

    Mais dès la fin du siècle, autour de 1900, toutes ces grandes possibilités internes et externes paraissaient épuisées et caduques. L'invasion de Cuba fut le signal de politique étrangère qui annonça au monde le passage à l'impérialisme. Cet impérialisme ne s'en tenait plus aux vieilles conceptions continentales de l'hémisphère occidental, mais il s'avançait loin dans le Pacifique et en direction de l'ancien Orient. De vastes espaces furent alors soumis au principe de la « porte ouverte» qui remplaça la doctrine Monroe périmée (6). Géographiquement et à l'échelle du globe, c'était un pas de l'Orient vers l'Occident. Par rapport à l'espace oriental d'Asie qui réémerge aujourd'hui comme facteur de l'histoire universelle, le continent américain se trouvait alors dans la même situation que cent ans plus tôt la vieille Europe, lorsque l'irruption de l'Amérique dans l'histoire universelle l'avait déplacée dans l'hémisphère oriental. Un tel changement d'éclairage est un thème vraiment sensationnel pour une «géographie de l'esprit». C'est sous l'impression que laissait cette lumière nouvelle que l'on proclama en I930 l'avènement d'un Nouveau Monde qui devait unir l'Amérique avec la Chine (7).

    Mais l'ancienne foi dans ce Nouveau Monde s'effritait désormais elle aussi de l'intérieur, avec la même force et la même ampleur qui avait caractérisé les déplacements politiques de l'Occident vers l'Orient. Avec l'émergence de l'impérialisme nord-américain en politique extérieure s'annonçait également la fin d'une époque des États-Unis du point de vue interne. Les fondements de tout ce qui avait fait la substance, et pas seulement l'idéologie, de ce qu'on appelait la « nouveauté » et la « liberté » de l'hémisphère occidental s'effondrèrent par la base. En I890, l'occupation intérieure de terres aux États-Unis cessait d'être libre. La colonisation des sols restés libres prit fin. Jusque-là les anciennes frontières des États-Unis séparant la terre colonisée des terres libres et ouvertes à l'occupation avaient toujours été en vigueur. Le frontier avait toujours existé, ce type de frontalier prêt à passer du sol peuplé au sol libre, propre à ces lignes limitrophes. Avec le sol libre disparut aussi l'ancienne liberté. Ainsi se transforma la loi fondamentale des États-Unis, même si la façade des normes constitutionnelles de 1787 fut maintenue. Tous les bons observateurs le remarquèrent et parmi ceux qui l'exprimèrent, John Dewey, le représentant typique du pragmatisme américain est peut-être celui qu'il faut mentionner en premier du fait qu'il a pris la disparition du frontier comme point de départ de ses analyses sur la réalité sociale concrète de l'Amérique.

    Dès lors, le nomos de l'Amérique - entendu comme le fondement des rapports sociaux et juridiques- se transforma du tout au tout. Le monde jusque-là libre et neuf se mit à ressembler de plus en plus à l'ancien et cela à un rythme tel qu'en quelques années, l'ancien Monde fut rattrapé et dépassé par le nouveau. Les États-Unis se transformèrent en une image agrandie et grossière de la vieille Europe. La question sociale, démographique, raciale, les problèmes de chômage et de liberté politique se posèrent comme dans la vieille Europe mais de façon décuplée, comme après un accroissement et une intensification fantastiques. Dans le même temps s'épuisèrent toutes les énergies historiques qui avaient conféré à la ligne d'auto-isolement de Jefferson sa solidité intérieure.

    Que des peuples et des empires s'isolent du reste du monde et cherchent à se protéger par une ligne défensive de toute contamination extérieure n'est pas un fait nouveau dans l'histoire universelle. Le limes est un phénomène originaire dans l'histoire ; la muraille de Chine est, semble-t-il, une construction typique, et les colonnes d'Hercule sont restées de tout temps l'image de la frontière mythique. La question cruciale est celle de l'attitude qu'engendrent cet isolement et ce retranchement par rapport au reste du monde. La prétention américaine d'être un Nouveau Monde non corrompu a été supportable pour le reste du monde tant qu'elle s'est combinée à un isolement conséquent. Une ligne globale partageant le monde en deux moitiés selon le bien et le mal est une ligne qui distribue les bons et les mauvais points dans l'ordre moral. Si elle ne s'en tient pas à une stricte position défensive et à l'auto-isolement, elle représente un défi politique permanent pour l'autre partie de la planète. Ni simple problème de cohérence logique, ni pure question d'opportunité pratique, ni thème pour conversations juridiques, se pose la question de savoir si la doctrine Monroe est un principe de droit (un legal principle) ou une maxime politique. C'est en réalité un dilemme politique auquel personne ne peut se soustraire, ni le fondateur de la ligne d'auto-isolement, ni le reste du monde. La ligne d'auto-isolement se renverse effectivement en son contraire quand elle se mue en ligne de disqualification et de discrimination du reste du monde. Il y a une raison à cela : la neutralité de droit international correspondant à cette ligne d'auto-isolement est, par ses conditions et ses fondements, un principe absolu, plus strict que la neutralité de l'ancien droit international européen qui était apparue à l'occasion des guerres interétatiques des XVIIIe et XIXe siècles. Quand la neutralité absolue propre à l'auto-isolement devient caduque, l'isolation se transforme en un principe d'intervention illimitée qui embrasse sans distinction toute la planète. Le gouvernement des États-Unis s'érige alors en juge de la terre entière et s'arroge le droit d'intervenir dans les affaires de tous les peuples et de tous les espaces. L'attitude défensive propre à l'auto-isolement révèle ses contradictions internes et se renverse en un pan-interventionnisme extrême, sans limites ni attaches spatiales.

    Tout ce que le gouvernement des États-Unis a entrepris depuis quarante ans est marqué par ce dilemme aigu entre isolement et pan-interventionnisme. Il devient plus pressant et irrésistible à mesure qu'augmentent jusqu'à la démesure les dimensions spatiales et politiques qui sous-tendent une telle pensée par lignes globales.

    L'hémisphère occidental est livré à ce dilemme considérable depuis le début de l'ère impérialiste, c'est-à-dire depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Tout sociologue, tout historien et tout juriste ayant suivi l'évolution depuis 1890 des États-Unis et de l'hémisphère qu'ils dominent a nécessairement remarqué les contradictions immanentes à ce développement. La masse continentale immense oscille brusquement et sans transition d'un extrême à l'autre sous l'emprise de cet antagonisme vertigineux. Ce ne sont pas là seulement des tendances contraires, des contrastes et des tensions intérieures comme on en trouve dans toute vie intense et naturellement dans tout grand empire. Il s'agit plutôt d'un nœud de problèmes irrésolus qui contraint par malheur l'hémisphère occidental et le reste du monde à transformer la guerre interétatique du droit international européen en guerre mondiale. Quand l'auto-isolement face au reste du monde se renverse en discrimination du monde extérieur, la guerre devient une action punitive qui stigmatise en l'adversaire le criminel. Cette guerre n'est pas la guerre « juste » des théologiens du Moyen Âge dont parlait Vitoria, et sous son influence, Grotius et les internationalistes du XVIIe et du XVIIIe siècles. C'est un phénomène radicalement nouveau - parce qu'il est global et embrasse le monde entier - que cette prétention d'éliminer l'adversaire politique en le faisant passer pour un criminel qui menace le monde et pour l'ultime obstacle à la paix mondiale. J'ai appelé cette attitude Le passage au concept discriminatoire de guerre (8). En revendiquant le droit de se défendre contre un adversaire politique, mais aussi de le disqualifier et de le diffamer du point de vue du droit international, le gouvernement de Washington a l'intention de faire accéder l'humanité à un nouveau type de guerre en droit international. Pour la première fois dans l'histoire, la guerre est une guerre mondiale globale.

    Lors de la Première Guerre mondiale de 1914-1918, la politique du président W. Wilson vacillait déjà entre les extrêmes de l'auto-isolement et de l'intervention planétaire, jusqu'à ce qu'elle bascule violemment du côté de l'interventionnisme et d'une guerre qui entreprenait d'abaisser l'adversaire au niveau du criminel. Je ne citerai que deux déclarations de Wilson, à première vue contradictoires, la première, date de 1914, la seconde coïncide avec l'entrée en guerre de l'Amérique en 1917. Dans son discours du 9 août 1914, Wilson se ralliait solennellement à l'idéal d'une neutralité absolue, stricte, scrupuleuse, qui se gardait anxieusement de faire la moindre différence entre les belligérants et qui respectait avec une rigueur absolue l'isolement que s'impose à soi-même la neutralité. Le président somma alors ses compatriotes de s'abstenir de toute prise de parti, même dans leur conscience, car cette attitude n'aurait été neutre que de nom, tandis que leur âme aurait renoncé à la neutralité réelle : « Nous devons être impartiaux en pensée et en acte, tenir en bride nos sentiments, et éviter toute action qui pourrait être interprétée comme une préférence accordée à l'un des deux camps. » Dans sa déclaration du 2 avril 1917, il change radicalement de position et proclame ouvertement que non seulement le moment d'être neutre mais aussi l'ère de la neutralité sont révolus, et que la paix du monde et la liberté des peuples justifient la participation à une guerre européenne. Suite à l'intervention des États-Unis, celle-ci se transforma en guerre mondiale et de l'humanité entière.

    L'histoire américaine des dernières décennies enseigne qu'il ne s'agit pas d'un changement d'opinion personnelle de Wilson ni d'excès relevant de la psychologie individuelle. À chaque moment décisif, la même problématique de l'isolement et de l'intervention planétaire resurgit. Du point de vue du droit international, la proscription de la guerre instituée par le Pacte Kellogg du 27 août 1928 revient pour les États-Unis à garder en mains la grande décision sur la guerre mondiale et sur l'aggressor, même par rapport à la SDN, et à bannir du droit international le concept traditionnel de neutralité auquel le pacte de Genève faisait encore une place. « Auparavant », écrit John B. Whitton, un internationaliste qui représente bien cette mentalité, « la neutralité était un symbole de paix, elle est maintenant, grâce au nouveau droit international issu du Pacte de la Société des Nations et du Pacte Kellogg, un symbole de guerre. »

    Au cours de la guerre mondiale actuelle, l'oscillation extrême entre isolement neutre et pan-interventionnisme s'est retrouvée au mot près et suivant un parallélisme rigoureux dans de nombreuses déclarations du président Franklin D. Roosevelt. Si, pendant la Première Guerre mondiale de 1914-1918, ce dilemme s'est reflété dans les déclarations de Wilson, à partir de 1939, cette contradiction se répète de façon à tel point stéréotypée qu'on ne peut que supposer qu'elle surgit d'une identité profonde. La déclaration officielle de neutralité des États-Unis du 5 septembre 1939 se réclamait solennellement du vieux concept de neutralité défini par la plus stricte impartialité et le maintien d'une amitié égale avec toutes les parties belligérantes. On y trouve même l'expression on terms of friendship qui est la formule de la tradition européenne pour dire que la neutralité repose sur une amitié égale avec les deux parties en conflit. Inutile de décrire ici ce qu'il en fut réellement de cette impartialité et de cette amitié américaines entre septembre 1939 et l'ouverture des hostilités lors de l'entrée en guerre officielle de 1941. Après les nombreux discours du président Roosevelt, après l'ingérence dans les affaires intérieures européennes au détriment de l'Allemagne en France, en Finlande, dans les Balkans et presque partout dans le monde, après le traité signé avec l'Angleterre en octobre 1940 fournissant des bases militaires anglaises aux destroyers américains, rien ne sert de dépeindre en détail l'attitude partiale et non neutre des États-Unis. Ce qui nous intéresse dans tout cela, c'est le problème de l'hémisphère occidental et l'immense contradiction sans cesse accrue depuis le début du siècle que recouvre ce concept. La stricte neutralité qu'impliquait l'auto-isolement a elle aussi été jetée par-dessus bord pendant la Deuxième Guerre mondiale après avoir été solennellement ratifiée au début de la guerre. Le mémoire qu'a rédigé le procureur général et ministre de la Justice Jackson à bord du yacht présidentiel Potomac, lu le 31 mars 1941 lors d'une conférence de presse de la Maison-Blanche, ne fait que tirer la conclusion ultime et dresser le bilan quand il annonce la mort de l'ancien principe de l'isolement et de la neutralité : « Je ne nie pas, a dit le porte-parole du gouvernement des États-Unis, qu'au XIXe siècle l'idée de neutralité ait été à la base de certaines règles spéciales, règles qui ont ensuite été complétées par les différentes Conventions de La Haye. Mais ces règles ont fait leur temps. Les évènements de l'actuelle guerre mondiale les ont réduites à néant et privé de toute validité. L'adoption par la Société des Nations du principe des sanctions contre l'agresseur, le Pacte Briand-Kellogg et le Pacte argentin de proscription de la guerre ont définitivement balayé ces principes du XIXe siècle selon lesquels tous les belligérants devaient être traités de façon égale. Nous sommes revenus à des conceptions plus anciennes et plus saines. »

    Notre obstination à souligner la profonde contradiction interne entre isolement et intervention a pour seul but de mettre en lumière de façon simple et percutante la situation politique et juridique de l'hémisphère occidentale. Toutes les décisions et tous les évènements essentiels de l'actuel continent américain révèlent cette faille intérieure et il n'est pas de problème important, que ce soit le problème racial, le problème social ou celui de la planification économique, qui ne donne lieu à cette même oscillation entre les deux extrêmes. À cause de son importance en droit international, j'aimerais me tourner maintenant vers la question de la reconnaissance internationale. Elle livre une autre manifestation de cet antagonisme. La reconnaissance internationale est une institution du droit international européen qui tente de concilier l'intérêt qu'a l'État à reconnaître une partie contractante digne de confiance avec le principe de la non-intervention dans les problèmes constitutionnels internes de l'État reconnu. Ainsi, selon la conception courante, la reconnaissance internationale d'un État étranger et de son gouvernement n'est pas interprétée comme un acte constituant ni comme une formalité vide, mais plutôt comme un « certificat de confiance » dans les relations d'État à État, de gouvernement à gouvernement. La pratique européenne s'efforce ainsi difficilement de se frayer un chemin de traverse entre l'ingérence - inacceptable - et l'abstention complète de toute prise de position, impossible dans les faits. Mais sur le sol américain, l'antagonisme entre intervention et non-intervention s'est manifesté là encore de façon si brusque et si violente que l'Amérique est à nouveau apparue comme une image grossière et déformée de la problématique européenne du XIXe siècle. Il existe même une doctrine de la pratique américaine de la reconnaissance des autres États qui porte le nom de doctrine Wilson. D'après celle-ci, seul un gouvernement « légal », au sens qu'a le mot « légal » dans une constitution démocratique, peut être reconnu. Il va de soi que dans la pratique la signification des mots « démocratique » et « légal » est « déterminée, interprétée et sanctionnée » au cas par cas par le gouvernement des États-Unis. La doctrine et la pratique sont l'une comme l'autre extrêmement interventionnistes ; elles reviennent à ce que le gouvernement de Washington contrôle en fait tous les changements de régime et de constitution des autres États américains. En Amérique latine en revanche, on invoque l'indépendance et la souveraineté des États pour rejeter la reconnaissance internationale et la considérer comme un moyen d'intervention illicite en droit international. La conception mexicaine qui s'exprime dans la doctrine Estrada va même jusqu'à récuser toute reconnaissance en droit international, considérant qu'elle est un affront pour l'État ou le gouvernement à reconnaître (9). Par conséquent, toutes les relations juridiques entre États deviennent des relations isolées et purement factuelles, définies au cas par cas. On a là le pôle opposé au concept de reconnaissance des États-Unis. Les deux « doctrines » représentent des positions absolument contraires ; le parallélisme avec la contradiction interne entre isolement et discrimination interventionniste est nettement perceptible. Des contradictions insolubles surgissent sans cesse dans l'hémisphère occidental, elles prennent naissance dans la structure interne d'un continent déchiré et soumis à l'hégémonie des États-Unis et qui ne dispose pas d'un principe propre qui lui permettrait de décider entre isolement et intervention.

    Ainsi le mythe de l'hémisphère occidental aboutit intérieurement comme extérieurement à un interventionnisme illimité. Son instrument spécifique est la « reconnaissance » du droit international, non seulement au sens de la reconnaissance traditionnelle d'États et de régimes nouveaux mais aussi comme prise de position sur tous les changements importants, notamment les changements territoriaux. Dans la doctrine Stimson du 7 janvier 1932, les États-Unis se réservent le droit partout sur la planète de refuser leur reconnaissance à tous les changements de possession accomplis par la violence. Ce qui signifie que les États-Unis, sans se préoccuper de la distinction entre hémisphères occidental et oriental, s'arrogent le droit de décider sur la terre entière de l'aspect juste ou injuste de toute modification territoriale. Il y a peu de temps encore, tout tournait autour de la délimitation géographique de la doctrine Monroe et de l'hémisphère occidental. On avait besoin d'une frontière parce que ce qui justifiait politiquement, juridiquement et moralement la doctrine Monroe, c'était la formation d'un domaine d'autodéfense qui soit légal. C'est pourquoi il peut être utile de rappeler face à l'interventionnisme illimité, global et universel d'aujourd'hui que tous ces efforts pour délimiter le domaine géographique de la doctrine Monroe et de l'hémisphère occidental n'avaient pas d'autre justification juridique que la nécessité de délimiter un domaine américain d'autodéfense. Quand on proclame le droit à l'autodéfense, fût-ce à l'intérieur de frontières tracées généreusement, on reconnaît implicitement le droit à l'autodéfense au-delà de ces mêmes frontières. Fondement et frontière - comme toujours en droit et surtout en droit international - sont ici des termes équivalents. Avec la disparition actuelle de toutes les frontières, l'aspiration des États-Unis à étendre leurs interventions et leur reconnaissance à tous les espaces de la terre équivaut à nier le droit à l'autodéfense de tous les autres gouvernements. Voilà la signification véritable, du point de vue du droit international, du pan-interventionnisme global auquel aboutit finalement le principe de l'hémisphère occidental. Parce que cet interventionnisme a perdu tout sens de la mesure et des limites, les fondements de l'ancienne doctrine Monroe ont été détruits, ainsi que le panaméricanisme qui lui était propre.

    Mais la suppression de toute mesure et de toute limite qui caractérise l'interventionnisme américain a un sens non seulement global mais aussi total. Elle agit aussi bien sur les affaires intérieures que sur les rapports sociaux, économiques et culturels et traverse en leur cœur les peuples et les États. Puisque le gouvernement des États-Unis a le pouvoir de discriminer les autres gouvernements, il a bien sûr aussi le droit de dresser les peuples contre leurs propres gouvernements et de transformer la guerre entre États en guerre civile. La guerre mondiale discriminatoire de style américain se transforme ainsi en guerre civile mondiale de caractère total et global. C'est la clé de cette union à première vue invraisemblable entre le capitalisme occidental et le bolchevisme oriental. L'un comme l'autre font de la guerre un phénomène global et total et transforment la guerre interétatique du droit international européen en guerre civile mondiale. On comprend mieux le sens profond de ce que Lénine qualifiait de problème de la guerre totale quand il soulignait que dans la situation actuelle de la terre, il n'y avait plus qu'un seul type de guerre juste : la guerre civile. C'est seulement en adoptant ce point de vue global que l'on commence à comprendre quelle portée a pour le reste du monde le vacillement incessant de l'hémisphère occidental. La tendance à l'isolement faisait partie du patrimoine traditionnel et conservateur des États-Unis. Elle disparaît et l'aspiration à l'hégémonie mondiale contenue en germe dans la guerre mondiale discriminatoire pousse les États-Unis à intervenir militairement non seulement dans tous les espaces politiques, mais aussi dans tous les rapports sociaux de la terre. L'histoire contradictoire et en apparence énigmatique de la neutralité américaine entre 1914 et 1941 n'est rien d'autre que l'histoire de cette contradiction interne entre auto-isolement et discrimination du monde.

    Aujourd'hui, en 1943, les États-Unis tentent de se faire une place en Afrique et au Proche-Orient. De l'autre côté du globe, ils étendent une main vers la Chine et l'Asie centrale. Ils recouvrent la terre d'un système de bases militaires et de voies aériennes et proclament le «siècle américain » de notre planète. On ne peut plus parler de frontières, aussi généreusement tracées soient-elles. Ainsi se termine le mythe politique de l'hémisphère occidental. Mais sa fin est aussi la fin de toute une époque et d'un stade déterminé de l'évolution du droit international. C'est la fin de l'époque qui pensait par lignes globales et la fin de la structure du droit international qui correspondait à cette pensée. Dans les différents types de lignes globales - la raya hispano-portugaise, l'amity line anglaise, et la ligne d'auto-isolement de l'hémisphère occidental - on décelait une aspiration à modeler un ordre spatial de la terre entière, un nomos planétaire. Aujourd'hui tous ces efforts sont historiquement dépassés. Dès lors que la dernière de ces lignes globales, celle de l'hémisphère occidental, a basculé dans l'interventionnisme illimité et global, nous avons affaire à une situation radicalement nouvelle. Un autre nomos de la terre tente de contrecarrer la tendance au contrôle universel de la planète et à l'hégémonie mondiale. Son idée centrale consiste à partager la terre en plusieurs grands espaces distincts définis par leur substance historique, économique et culturelle.

    Les lignes globales caractérisaient le premier stade d'une lutte dont c'était l'enjeu de déterminer le nomos de la terre et la structure du droit international. Mais leurs divisions de la terre étaient abstraites et superficielles au sens plein du terme. En elles, tous les problèmes se résolvaient en géométrie. Abstrait et superficiel, l'impérialisme global et délocalisé de l'Occident capitaliste et de l'Est bolchevique l'est aussi. Entre les deux, l'Europe tente aujourd'hui de défendre sa substance qui risque elle aussi d'être traitée comme simple superficie. Face à l'unité globale de l'impérialisme planétaire - capitaliste ou bolchevique - se dresse une multiplicité de grands espaces denses et concrets. C'est la structure du futur droit international qui est l'enjeu de la lutte, les combats doivent trancher entre la coexistence future d'une multitude d'entités autonomes ou de simples filiales décentralisées, régionales ou locales, appartenant à un seul « maître du monde ». Les idylles locales ou régionales ne sont plus capables de résister à l’impérialisme global. Seuls les véritables grands espaces sont en mesure de l'affronter. Un grand espace digne de ce nom contient la mesure et le nomos de la terre à venir. C'est là son sens dans l'histoire universelle et en droit international.

    Le secrétaire d'État Henry L. Stimson qui a donné son nom à la fameuse et interventionniste « doctrine Stimson » a précisé le sens de cette conception globale dans une conférence du 9 juin 1941 devant les cadets de West Point. Il y affirme que la terre n'est pas plus grande aujourd'hui que ne l'étaient les États-Unis d'Amérique en 1861, alors déjà trop petits pour contenir l'opposition entre les États du Nord et ceux du Sud. « La terre, déclara Stimson, est aujourd'hui trop petite pour deux systèmes opposés. » Mais nous lui répondons que la terre sera toujours plus grande que les États-Unis d'Amérique et que jusqu'à ce jour, elle est suffisamment grande pour abriter plusieurs grands espaces au sein desquels les hommes épris de liberté peuvent défendre leur substance propre et leur spécificité historique, économique, et spirituelle.
    Carl Schmitt, In La guerre civile mondiale http://www.theatrum-belli.com
     
    Notes
    1. Le philosophe italien Giorgio Agamben s'appuie sur le livre de Schmitt sur la dictature pour critiquer Guantanamo. C'est un des usages possibles de la pensée schmittienne, mais ne faut-il pas préciser aussitôt que dans la Théorie du partisan, et plus clairement encore dans sa correspondance, Carl Schmitt s'exprime lui-même sur la lutte contre le terrorisme (ce qui est loin d'être le cas dans La dicta­ture), et que c'est pour critiquer vertement les Conventions de Genève de 1949 pour leur «juridisme utopique» ?
    2. Ces textes sont tous inédits en français hormis «Prendre/partager/paître» dont il existe une traduction de Théodore Paléologue parue dans Commentaire, n° 87, Plon, automne 1999. Les nombreux passages de «Changement de structure du droit international »repris dans Le nomos de la terre (Paris, PUF, 2001) ont d'autre part été traduits par Lilyane Deroche-Gurcel et révisés par Peter Haggenmacher. Deux textes essentiels de droit international attendent encore d'être traduits en français : Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff (1938) et Völker­rechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mâchte (1941). Schmitt ne traite presque plus de questions de droit interne après 1945. Il estime qu'il ne peut plus intervenir directement sur certaines questions et se fait « représenter » par d'autres, notamment par Forsthoff. Sur le tribunal de Nuremberg, Wilhelm Grewe a écrit le livre qu'il aurait voulu écrire. Voir : Wilhelm Grewe, Nürnberg als Rechtsfrage, Stuttgart, Ernst Klett, 1947.
    3. Carl Schmitt, Glossarium, annotation du 8 février 1950, Berlin, Duncker & Humblot, 1991, p. 297.
    4. Schmitt semble avoir été opportuniste et carriériste dès le début, ce qui aurait joué un rôle fondamental dans son engagement nazi.
    5.Giorgio Agamben, État d'exception, Paris, Le Seuil, 2003, p. 12.
    6. Ce texte a été prononcé par Schmitt à Madrid lors d'une conférence de juin 1943 (voir note 1 p. 168) ; il est pour une grande part repris dans «Die letzte globale Linie» («La dernière ligne globale», août 1943) où l'expression «guerre civile mondiale» apparaît à nouveau, Cf. Staat, Großraum, Nomos, Arbeiten aus den Jahren 1916-1969, édité par Günter Maschke, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 441, et sous une forme incomplète et très remaniée dans Le nomos de la terre, Paris, PUF, 2001. L'expression apparaît sous une forme très proche dès 1938 dans Le passage au concept discriminatoire de guerre (Die Wendung zum diskriminie­renden Kriegsbegriff, Berlin, Duncker & Humblot, 1938, p. 48) où Schmitt parle de «guerre civile internationale». C'est la structure eschatologique de la guerre juste comme «toute dernière guerre de l'humanité», comme «guerre contre la guerre» qui est désignée pour la première fois comme «internationaler Bürgerkrieg». Ernst Jünger parle de Wetlbürgerkrieg dans La paix (publié en 1945, écrit en 1941), mais dans une optique claire : il souhaite, lui, l'avènement d'un État mondial. Voir : Ernst Jünger, Der Friede, in Sâmtliche Werke, Vol. 7, Stuttgart, Klett-Cotta, 1980, p. 198. Notons que l'expression « Weltrevolutionskrieg» («guerre révolutionnaire mondiale ») était, semble-t-il, assez courante dès 1918-1919 dans la littérature antibolchevique et anti-franc-maçonnerie. On la retrouve par exemple chez Eduard Stadtler (1886-1945), l'idéologue fasciste du «Casque d'acier ». Lénine avait parlé de «transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire» dès 1914. On trouve fréquemment les expressions «guerre civile» et «guerre révolutionnaire» dans les textes marxistes du XXe siècle et il semble que l'expression de «guerre civile mondiale» soit dans la littérature de droite une réaction aux expressions communistes, qui sert à biffer le prestige de la révolution et à dire : votre prétendue révolution ne donne lieu qu'à une interminable guerre civile.
    7. Schmitt se réjouissait de la rumeur disant que Koselleck était « la Théologie poli­tique Ill de Schmitt ».
    8. Voir l'introduction de : Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Éd. de Minuit, 1979.
    9. Ernst Nolte, La guerre civile européenne, 1917-1945 : national-socialisme et bolchevisme, Paris. Éd. des Syrtes, 2000.

  • Julien Freund et l’essence du politique par Georges FELTIN-TRACOL

     Il est des livres qui traversent les années sans bénéficier de la moindre publicité et qui acquiert pourtant une notoriété certaine. L’essence du politique est l’un d’eux. Depuis sa parution en 1965 aux Éditions Sirey dans la collection « Philosophie politique » dirigée par Raymond Polin, l’ouvrage de Julien Freund n’a pas cessé d’être consulté par des générations d’étudiants dans les bibliothèques universitaires ou publiques. Saluons les Éditions Dalloz d’avoir enfin décidé de sa réimpression.

     

    Julien Freund a l’ambition de démontrer le plus clairement possible ce que le politique a d’essentiel. « L’essence, écrit-il, a un caractère ontologique. Elle définit alors une des orientations et activités vitales ou catégoriques de l’existence humaine, sans lesquelles l’être humain ne serait plus lui-même; par exemple il y a une politique parce que l’homme est immédiatement un être social, vit dans une collectivité qui constitue pour une grande part la raison de son destin. La société est donc la donnée du politique, comme le besoin est la donnée de l’économique ou la connaissance celle de la science. » Il en ressort que le conflit, loin d’être un fait exceptionnel ou une anomalie, appartient pleinement à la vie. Penser le politique signifie donc considérer l’affrontement en tant que part intégrante et fondamentale de l’humanité, et c’est la raison pour laquelle J. Freund attache une si grande importance à la paix, car « objet et théâtre de la lutte politique, la paix est un produit de l’art politique ».

     

    Sa démarche s’inscrit dans une perspective pragmatique qui n’accorde pas au politique une exclusivité absolue. Julien Freund est le premier à reconnaître l’existence d’autres essences (l’économique, le religieux, le scientifique, l’artistique et, plus tard, la technique remplaçant la morale). Il avait même l’intention de les étudier une à une. Malheureusement, hormis L’essence du politique, il n’a laissé que L’essence de l’économique qui parut en 1992 peu de temps après sa disparition.

     

    Dès les premières pages, à l’opposé du raisonnement dogmatique, il avertit que « la société […] est une condition existentielle qui impose à l’homme, comme tout milieu, une limitation et une finitude. Vivre en société signifie donc du point de vue politique qu’il incombe à l’homme de l’organiser et de la réorganiser sans cesse en fonction de l’évolution de l’humanité, déterminée par le développement discordant des diverses activités humaines ». Ce réalisme de bon aloi, affirmé et assumé, à une époque où l’Université française suivait aveuglément divers mirages idéologiques a fait de Julien Freund un penseur à part, non-conformiste, vite rejeté par ses pairs moutonniers dans les limbes de l’institution.

     

    Le politique repose sur trois présupposés que J. Freund agence en couples : le commandement et l’obéissance, le privé et le public, l’ami et l’ennemi. Cet ordonnancement lui facilite l’examen par étapes successives de concepts philosophiques, politologiques et juridiques variées telles que, par exemple, la souveraineté, la puissance, la révolte, la communauté, la liberté, l’amitié, la violence… Il détermine par ailleurs pour chaque couple de présupposés une dialectique. Ainsi, l’ordre est la dialectique du commandement et de l’obéissance; l’opinion celle du privé et du public, la lutte celle de l’ami et de l’ennemi. À de nombreuses reprises, il n’hésite pas à citer Carl Schmitt – le grief majeur que lui reprochent amèrement ses détracteurs – d’autant qu’il lui exprime publiquement sa dette en écrivant : « Toute ma reconnaissance va également à M. Carl Schmitt pour les belles journées passées en sa compagnie dans la retraite de Plettenberg – qui est devenu son San Casciano – et au cours desquelles nous avons longuement débattu du politique. » Il conclut : « J’ai deux grands maîtres », Raymond Aron et Carl Schmitt.

     

    Cette reconnaissance affichée à l’auteur allemand a trop longtemps pesé sur Julien Freund considéré de la sorte comme son disciple français ou l’importateur en France de théories fallacieuses, si ce n’est factieuses. Il serait trop simple de faire de L’essence du politique, à l’origine thèse de philosophie soutenue sous la direction de Raymond Aron, une adaptation française des options schmittiennes. C’est en outre méconnaître fortement le tempérament de J. Freund. Quand il entreprend ce travail considérable, il possède une solide expérience d’adulte. Faire croire qu’il aurait été un jeune étudiant à peine sorti de l’adolescence, tombant sous le charme « venimeux » du juriste allemand est à la fois ridicule et stupide. J. Freund a simplement eu l’intelligence de comprendre, parmi les premiers, la formidable perspicacité des considérations de C. Schmitt.

     

    L’attrait pour une pensée déjà incorrecte à l’époque, agrémenté de vigoureuses remarques, n’a fait qu’accentuer la méfiance des belles âmes et des bien-pensants. Ainsi, J. Freund note que « la politique provoque la discrimination et la division, car elle en vit. Tout homme appartient donc à une communauté déterminée et il ne peut la quitter que pour une autre. Il en résulte que la société politique est toujours société close. […] Elle a des frontières, c’est-à-dire elle exerce une juridiction exclusive sur un territoire délimité. Qu’importe l’étendue d’un pays ! […] Elle est l’âme des particularismes. En effet, toute société politique perdurable constitue une patrie et comporte un patrimoine. […] Le particularisme est une condition vitale de toute société politique ». Il est dès lors évident que « le concept d’un État mondial est […] politiquement une absurdité, car il ne serait ni un État, ni une république, ni une monarchie, ni une démocratie, mais tout au plus la cœxistence d’individus et de groupes comme les abonnés au gaz ou les occupants d’un immeuble ». Ces propos prennent une singulière résonance en ces temps de promotion de la lutte contre les discriminations et d’apologie sentencieuse en faveur d’un monde sans frontières… Parions que L’essence du politique ne sera pas le livre de chevet des animateurs de certaines associations revendicatives !

     

    Si l’intelligentsia a ignoré J. Freund, c’est parce qu’il décortique les mécanismes de l’idéologie qui « est une véritable machine intellectuelle distributrice de conscience : elle donne bonne conscience à ses partisans en leur fournissant les justifications, les disculpations, les prétextes et les excuses capables d’apaiser leurs éventuels remords ou scrupules, mais accable de mauvaise conscience les adversaires qu’elle dégrade en êtres collectivement coupables. Il n’y a plus de faute ni de responsabilité, mais des actes ou entièrement innocents ou entièrement inexcusables, suivant que l’on appartient à tel ou tel groupe, race ou classe. L’appartenance sociale peut ainsi devenir une espèce de péché originel. Aussi, chaque fois qu’une situation politique devient idéologique, l’éthique se trouve monopolisée, et c’est parce que de nos jours les problèmes politiques s’expriment à la fois en terme de puissance et d’idéologie que la culpabilité et surtout la culpabilité collective sont devenues des instruments politiques. La morale devient ainsi un stratagème, un pur moyen de justification et d’accusation, c’est-à-dire de dissimulation. Il ne faut pas mésestimer les capacités de séduction de cette éthique dégradée ni son efficacité politique. Elle est une véritable arme. » N’est-ce pas une appréciation visionnaire ?

     

    Julien Freund se défie en outre de la constitution d’une justice internationale. Avec une belle lucidité, il explique par anticipation ce qui se réalisera à la fin de la décennie 1990 dans les Balkans. « L’appel à la conscience appartient davantage au domaine de la ruse politique qu’à celui de la morale proprement dite. Avec le développement et la prospérité des polémiques idéologiques cette méthode s’est encore renforcée. En effet, le mot d’ordre n’est plus seulement d’instaurer la paix, mais encore la justice internationale. Ce qui fait que certains groupes de nations ont tendance à s’ériger en juges des autres, à trouver des coupables dans chaque conflit plutôt que d’essayer de le régler, car là où il y a des juges il faut aussi des coupables. […] Encore faut-il que cette méthode des condamnations actuellement en honneur dans les relations internationales ne tourne pas à une parodie de justice. Il est en effet bien rare que les nations, quelles qu’elles soient, qui distribuent à discrétion la culpabilité, ne tombent pas elles-mêmes sous les mêmes chefs d’accusation dont elles accablent les autres, non seulement au regard de leur histoire passée, mais aussi présente. On peut même se demander si les nations n’ont pas besoin de vilipender les autres pour dissimuler leurs propres tares. Les crimes nazis sont inqualifiables et il faut avoir soi-même l’âme criminelle pour leur trouver un soupçon d’excuse. Mais que dire des États-Juges du procès de Nuremberg qui ont à leur actif le massacre de Katyn et celui de populations entières du Caucase ou la bombe d’Hiroshima ? »

     

    On l’aura compris : L’essence du politique recèle bien d’autres réflexions pertinentes, plus que jamais contemporaines. Ce traité rétablit enfin quelques vérités. La fin des idéologies modernes n’implique pas l’effacement du politique. Intimement et intrinsèquement attaché à l’homme, le politique ne peut pas disparaître. Il peut en revanche se métamorphoser, prendre de nouvelles formes, investir de nouveaux champs. Sa présence n’en est pas moins permanente. L’essence du politique est une magnifique réhabilitation de la dimension politique. Raison supplémentaire pour le (re)découvrir sans tarder.

     

    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com

     

    • Julien Freund, L’essence du politique, Éditions Dalloz, 2004, 867 p., postface de Pierre-André Taguieff, 45 €.

     

    • Paru dans Relève politique, n° 5, hiver 2005.