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culture et histoire - Page 1624

  • Chronique de livre: Eric Dardel et L’homme et la terre, 1952

    Eric Dardel et L’homme et la terre, 1952

    http://www.thbz.org/images/divers/lhommeetlaterre.jpg

    Attention, géographe non conforme.

    Eric Dardel peut être présenté comme un mal aimé pour son temps, ou devrions-nous plutôt dire "un ignoré". Né en 1899, mort en 1967, Eric Dardel fut un professeur d'histoire géographie qui appréciait la philosophie, mais fut également un homme de foi, vivant "authentiquement" son protestantisme. C'est donc tout naturellement qu'il édifia un ouvrage géographique imprégné de philosophie et d'humanité.

    Paru et aussitôt oublié en 1952, L'homme et la terre présente « des courants de pensée novateurs de la géographie contemporaine, celui de la phénoménologie, des perceptions et des représentations par les hommes de leur environnement terrestre » (7ème de couverture).

    Pourquoi cet auteur fut-il oublié et en quoi est-il au final une des clefs de voute de la pensée géographique actuelle ?

    La question peut se poser, compte tenu du fond et de la forme de ce livre.

    I-      Un ouvrage de géographie ou de philosophie ?

    A vrai dire, pour y répondre, il faut admettre le fait qu'Eric Dardel se place, dans ce livre, autant en géographe qu'en philosophe et en expérimentateur d'existence.

    A ce sujet, on pourra noter que la géographie n'est absolument pas incompatible avec la philosophie.

    Kant en fut la preuve vivante puisqu’avant d’être le philosophe réputé que l’on connaît et que l’on étudie encore beaucoup aujourd’hui, il fut professeur de géographie physique (Physische Geographie, 1802, – condensé des 49 cycles de cours à la géographie physique qu’il a a donné entre 1756 et 1796).

    Par ailleurs, faut-il rappeler toutes les réflexions philosophiques qu’entoure la question de l’espace, notamment à travers les travaux de Leibniz pour qui « l’espace est quelque chose d’uniforme absolument ; et sans les choses y placées, un point de l’espace ne diffère absolument en rien d’un autre point de l’espace »[1] (pour résumer : l’espace est un tout immuable qui existe indépendamment des choses et des hommes (et de leur point de vue)) et de Kant pour qui « l’espace n’est rien autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la condition subjective de la sensibilité sous laquelle seule nous est possible une intuition extérieure […] Nous ne pouvons donc parler de l’espace, de l’être étendu, etc., qu’au point de vue de l’homme »[2] (pour résumer : l’espace est construit subjectivement par l’homme, il est à travers le point de vue de l’homme).
    Dardel a un parcours philosophique fidèle aux grandes évolutions philosophiques de son temps. Il est à ce point héritier de Kant, et très proche de la pensée existentialiste et phénoménologique d’Heidegger surtout et de Merleau-Ponty.

    Les questions entre autre posées par ces philosophes sont les suivantes : comment se place l'homme dans l'inventaire fait de toutes les choses du monde ? Comment est-on soi-même ?
    En phénoménologie, l'homme n'est pas un spectateur extérieur du monde. L'homme est dedans, et ce dès qu'il le perçoit – la perception entrainant alors tout le registre de la sensibilité (que l'on retrouve beaucoup dans le style employé par Dardel dans son ouvrage).

    Eric Dardel, suivant ces préceptes, semble l’un des premiers à voir ce que la géographie peut tirer de la phénoménologie et de l’existentialisme, à entrevoir le lien qui noue toute personne avec son environnement, sur les relations existentielles que nouent l'homme et la terre.
    Cette approche permet à Dardel d’apporter une vision totalement novatrice, mais ignorée à l’époque, sur la géographie.

    La structure même de son livre permet d’entrevoir les grandes lignes de son approche, à savoir d'abord les différents types d'espace, puis le fait que la géographie n'est pas la nature, mais la relation entre l'homme et la nature, ce qui entraine une relation à la fois théorique, pratique et affective (du terrestre dans l'humain, et non de l'humain au terrestre). C’est cette seconde partie qui est réellement le cœur de cette nouvelle approche géographique.

    Avec ce livre, Eric Dardel a posé les bases de la géographie des perceptions. Il se place comme le porte flambeau de la "géographie de plein vent", expression inventée par Lucien Febvre et qui s'oppose à la "géographie de cabinet", celle qui se fait dans les bureaux grâce à des statistiques, des comptes rendus de voyage, des cartes, etc.

    Cette géographie peut être aussi assimilée aux cours en plein air, la "géographie de terrain", du spécialiste de la géographie régionale André Cholley (1886-1968).

     En outre, pour reprendre un passage très percutant du géographe Claude Raffestin – auteur d’une étude toute en finesse de Dardel, de son œuvre et aussi et surtout du Pourquoi n’avons-nous pas lu Eric Dardel ?[3], – on peut dire que Dardel fut un véritable avant-gardiste victime de sa clairvoyance :

     « Le drame de Dardel est d'avoir été en avance d'un paradigme sur ses contemporains. Formé au paradigme du «voir», il a écrit au moment où triomphait celui de l'« organiser» alors qu'il postulait celui de l'« exister ». Dardel n'assure aucune transition, il n'est pas à une charnière, il anticipe... et il est seul ou presque. Il est même d'autant plus seul que ses références géographiques le desservent en partie auprès des jeunes géographes et que paradoxalement celles de nature historique, philosophique et littéraire appartiennent dans les années cinquante à un courant qui s'estompe... mais qui réapparaîtra un quart de siècle plus tard, juste hier et aujourd'hui. »[4]

     II-   Quelle géographie ressort de l’œuvre de Dardel ?

     Et bien ce n’est pas à proprement parlé une géographie, mais des géographies.

    Ce qui importe le plus à Dardel, c’est « de suivre l’éveil d’une conscience géographique, à travers les différents éclairages sous lesquels est apparue à l’homme le visage de la Terre. Il s’agit donc moins de périodes chronologiques que d’attitudes durables de l’esprit humain vis-à-vis de la réalité environnante et quotidienne, en corrélation avec les formes dominantes de la sensibilité, de la pensée et de la croyance d’une époque ou d’une civilisation. Ces « géographies » se rattachent chaque fois à une certaine conception  globale du monde, à une inquiétude centrale, à une lutte effective avec le « fond obscur » de la nature environnante. »[5]

     Au fond donc, ce qui anime le projet de Dardel, c’est de montrer les relations multiples et complexes, mais hautement colorées, qui existent entre des peuples, des hommes, ou une personne, avec son environnement. Et cette relation est de l’ordre de l’affectif.

    Ainsi, lorsqu’il parle de « géographie mythique », il évoque une « relation existentielle [qui] commande quantité de rites et d’attitudes mentales. »[6]

    Pour cette géographie mythique, il emprunte beaucoup à Mircéa Eliade et notamment son ouvrage Traité d’histoire des religions. Concrètement, donc, la terre, la mer, l’air, le feu, pour reprendre des thèmes chers à Gaston Bachelard, sont au cœur du processus d’échange et de coexistence entre la terre en sens large et les hommes. D’ailleurs notons que les « hommes » pris en exemple sont souvent des peuplades aux rapports très privilégiés avec leur environnement, qui est souvent peu maniable (nordicité, aridité, forêt sempervirente).

     « Puisque la Terre est la mère de tout ce qui vit, de de tout ce qui est, un lien de parenté unit l’homme à tout ce qui l’entoure, aux arbres, aux animaux, aux pierres même. La montagne, la vallée, la forêt, ne sont pas simplement un cadre, un « extérieur », même familier. Elles sont l’homme lui-même. C’est là qu’il se réalise et qu’il se connaît.[7] »

     Le mythe joue un rôle primordial dans l’élaboration d’un dialogue entre cette nature, cet environnement, et les hommes. Ces mythes permettent d’ailleurs de faire le lien entre une Terre « berceau » ou « origine », et une Terre qui est présence actuelle.

    « La Terre se manifeste comme actualisation sans cesse renouvelée en vertu de la fonction éternisante du mythe.[8] »

    Il n’y a donc pas de rupture, pas de discontinuité entre le mythe et le discours, entre le religieux et la logique (Raffestin, page 476), mais bien une « totalité ». Dardel parle du mythe comme d’un absolu, absout du temps comme date et moment[9].

     III-             Quel usage faire de ces propos avec la géographie ? Que peut en retenir la géographie ?

     L’aspect novateur des idées développées par Dardel est de mettre en avant la tension qui existe entre le vécu et le connu. Il amène dans la géographie l’importance, non pas du décryptage de la Terre, mais du décryptage des relations mutuelles entre la Terre et les hommes.

    Dardel oscille donc « entre géographie de plein vent et géographie scientifique ». Ici, la géographie de plein vent serait cette perception de la Terre et ses relations avec et en l’homme. La géographie scientifique serait surtout fondée sur une méthodologie et une problématique.

     On le sait bien aujourd’hui que la géographie est le fruit des évolutions épistémologiques de ce dernier gros siècle et demi (depuis le milieu du XIXe siècle).

    Dardel, qui fut redécouvert dans les années 70-80 par les géographes sensibilisés par les nouvelles thèses philosophiques, sociologiques et anthropologiques (pensons à Levi-Strauss et le structuralisme, Morin et l’approche systémique, Foucault et Derrida et le déconstructionnisme), a apporté le subjectivisme dans l’approche géographique. Cette dernière n’en était pas totalement à son premier coup d’essai puisque le géographe Armand Frémont avait déjà initié la géographie à l’« espace vécu » (La région, espace vécu, 1976). Mais, Dardel reste clairement en avance de 25 ans, soit une génération.

    Cette subjectivité permet à la géographie d’aborder aujourd’hui les questions de l’exister dans un espace donné, d’habiter un territoire, et de saisir les liens et les relations multiples qui existent entre les acteurs ou actants, et ces espaces donnés (et cela à toutes les échelles d’analyse).

     Enfin, il faut reconnaître à Dardel une plume qui se fait rare dans le monde de la géographie, et même de façon générale dans le monde scientifique. A croire que la rigueur scientifique ne peut s’exprimer que par une austérité du style.

     En somme donc, le plaisir de lire Dardel va de pair avec la richesse conceptuelle qu’il ressort de son livre.

     A lire. Aristide pour le Cercle Non Conforme

    Notes et ouvrages:

    [1] G. W. LEIBNIZ, Troisième écrit, ou Réponse ou seconde réplique de M. Clarke, in Œuvres, Paris, Ed. Aubier-Montaigne, 1972, p. 416.

    [2] E. KANT, Critique de la raison pure, Paris, Ed. PUF, 1944, pp. 58-59.

    [3] RAFFESTIN Claude, « Pourquoi n’avons-nous pas lu Eric Dardel ? », Cahiers de géographie du Québec, 1987, vol. 31, n° 84, pp. 471-481. Disponible sur http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4356 .

    [4] Ibid, page 473.

    [5] L’homme et la terre, page 63.

    [6] Ibid, page 65.

    [7] Ibid, page 66.

    [8] Ibid, page 69.

  • Levi-Strauss, contre-révolutionnaire

    Tiré du blog de l’Abbé de Tanoüarn, cet extrait de Claude Levi-Strauss
    La Révolution a mis en circulation des idées et des valeurs qui ont fasciné l’Europe puis le monde, et qui procurèrent à la France, pendant plus d’un siècle, un prestige et un rayonnement exceptionnels. On peut toutefois se demander si les catastrophes qui se sont abattues sur l’Occident n’ont pas aussi là leur origine.
    LEVI-STRAUSS_Claude
    En quel sens ?
    Parce qu’on a mis dans la tête des gens que la société relevait de la pensée abstraite alors qu’elle est faite d’habitudes, d’usages, et qu’en broyant ceux-ci sous les meules de la raison, on pulvérise des genres de vie fondés sur une longue tradition, on réduit les individus à l’état d’atomes interchangeables et anonymes. La liberté véritable ne peut avoir qu’un contenu concret : elle est faite d’équilibres entre des petites appartenances, des menues solidarités : ce contre quoi les idées théoriques qu’on proclame rationnelles s’acharnent; quand elles sont parvenues à leurs fins, il ne leur reste plus qu’à s’entre-détruire. Nous observons aujourd’hui le résultat.

    Claude Lévi-Strauss - De près et de loin (1988).

    A rapprocher de l’excellente analyse sur L’éclipse des Lumières, écrite par un jeune abbé.
  • La démocratie d'apparence - 3

    III - A quelles conditions la démocratie fonctionne-t-elle ?

    Les deux premières parties de cet exposé sont de nature à surprendre le lecteur car elles conduisent à une vision paradoxale ou en tout cas inhabituelle des faits sociaux. Il en ressort que la démocratie conçue comme un projet révolutionnaire destiné à changer le monde et la société est une utopie impraticable et néfaste qui n’a d’ailleurs aucune existence tangible. Mais il en ressort aussi que la technique démocratique qui consiste à prendre en compte les courants sociaux, à reconnaître leur existence et à développer l’autonomie des individus et des collectivités est indiscutablement utile. Et le paradoxe continue lorsque nous constatons que cette pratique ne peut fonctionner convenablement qu’à des conditions précises tout à fait contraire au messianisme démocratique « grand public».

    Première condition : un cadre strict :
    La pratique de la démocratie suppose, on l’a déjà dit, une petite structure politique à taille humaine afin que le rôle de l’individu y soit effectif. Dans de petits Etats comme la Suisse, cette condition peut être remplie, mais dans les grands Etats, peuplés de plusieurs dizaines ou centaines de millions de personnes ce n’est plus le cas. Il faut alors l’implanter à l’échelle locale grâce à un système décentralisé qui favorise les libertés locales et l’autonomie des petites entités, ce qui pose la question du contrôle de l’Etat sur cette mosaïque politique. Un autre cadre possible aux pratiques démocratiques peut être fourni par une structure aristocratique et inégalitaire. A ce moment là, des autorités arbitrales liées à la tradition, à la compétence ou à l’hérédité peuvent prévenir les éternelles dérives du système démocratique, à savoir l’anarchie, le clientélisme et la démagogie. C’est l’idée du régime mixte que nous avons déjà évoquée précédemment. L’idée n’est pas nouvelle puisque Aristote la développait déjà et l’un des succès de la Monarchie française à son apogée fut sans doute de savoir concilier l’autorité du Roi avec les innombrables libertés locales. On oublie un peu vite que sous l’Ancien Régime les fonctions étaient électives chaque fois qu’elles n’étaient pas réservées à certaines catégories de personnes en raison de leur naissance ou de leur compétence... A l’inverse, il n’y a rien de plus défavorable au développement de la démocratie que les vastes Etats aux contours flous et mal délimités ou l’homme se sent perdu et dépassé par les événements.

    Deuxième condition : une population unie et cohérente :
    La démocratie implique que les électeurs qui vont tenter de concourir à une volonté commune aient un certain nombre de choses en commun et ne constituent pas des communautés hostiles qui cherchent à imposer leur point de vue par la loi du plus fort. Pendant très longtemps cette condition était remplie dans les nations européennes, et c’est encore le cas en Suisse en raison de l’histoire à part de ce petit pays à la population homogène en dépit des différences linguistiques et religieuses. Mais dans les autres pays d’Europe ouverts à toutes les religions, les ethnies et les cultures, où les mouvements de population sont de plus en plus importants et où l’individualisme est prédominant, ce fond commun a disparu en grande partie. On dit que Rousseau avait conçu son système politique et sa théorie de la volonté générale en pensant à la République de Genève telle qu’il l’avait connu dans son enfance. Est-il sérieusement envisageable de transposer un tel système à un empire cosmopolite et multinational comme l’Union Européenne ? C’est la grande interrogation de notre collègue Pierre Manent, Professeur à l’Institut d’Etude Politique de Paris, qui se demande si la démocratie est possible sans le cadre de la nation traditionnelle.

    Troisième condition : un contrôle effectif par l’électeur :
    La démocratie n’est intéressante que si l’électeur a l’impression qu’il a un pouvoir véritable et que les dés ne sont pas truqués. C’est une évidence, mais il est bon de la répéter lorsque l’on voit certaines dérives de la Veme République en France. Dès lors, moins il y a d’intermédiaires entre l’électeur et le pouvoir, mieux la démocratie fonctionne. A l’inverse, plus il y a d’intermédiaires, plus elle court le risque de dégénérer. La démocratie directe présente donc des avantages indiscutables par rapport à la démocratie représentative qui déforme la volonté des électeurs et crée des oligarchies parasites qui prétendent exprimer la volonté du Peuple mieux que le Peuple lui-même. C’est ainsi que des pratiques telles que le référendum d’initiative populaire, le mandat impératif donné aux représentants, ou le droit pour la population de contrôler directement l’emploi des fonds publics pourrait être utilement introduits dans les institutions. Or la plupart des hommes politiques y sont hostiles car ils redoutent à tort ou à raison de tomber dans l’anarchie et le « populisme ». En réalité, la crainte qu’inspire la démocratie directe n’est légitime que lorsque l’on prétend tirer toute la légitimité politique de la volonté populaire, ce qui nous ramène une fois de plus au caractère dangereux de l’idéologie démocratique. Car avec la démocratie directe l’Etat risque en effet de devenir ingouvernable. En revanche, si des éléments de démocratie directe sont insérés dans un système politique qui reconnaît l’existence d’autres formes de légitimités politique, le risque est bien moindre du fait de ces contrepouvoirs. Montesquieu ne se serait pas exprimé différemment, lui qui voulait que « le pouvoir arrête le pouvoir ».

    Conclusion :

    La démocratie telle qu’elle est entendue dans les grands Etats occidentaux est en grande partie un système fictif, une construction intellectuelle artificielle qui repose sur le mythe de la «volonté générale». Force est de constater en pratique que la volonté majoritaire du corps électoral est très souvent méconnue ou trahie par ceux qui ont pourtant pour mission de la servir ; que cette volonté majoritaire est improprement appelée « volonté générale » et qu’elle est en outre éminemment changeante et manipulable comme le révèlent les innombrables alternances qui jalonnent l’histoire des démocraties occidentales. Le succès de ce système fictif n’est pas dû à son efficacité et à sa vertu mais seulement au fait qu’il est parvenu à incarner, à la suite de toutes sortes de circonstances historiques et de guerres, une tendance fondamentale des sociétés modernes qui est le besoin d’émancipation des individus lorsque ceux-ci commencent à se développer économiquement. Bertrand de Jouvenel remarquait que la volonté d’échapper à sa condition est l’un des grands moteurs de l’humanité. Mais, et c’est là le formidable paradoxe des temps modernes, cette émancipation s’est vite avérée illusoire et utopique, de telle sorte que les oligarchies ont rapidement compris comment contrôler ce mouvement et même comment l’instrumentaliser. Ainsi, le succès du régime démocratique tel que nous le connaissons est dû aussi, et pour une large part, au ralliement des élites occidentales qui ont vu tout le parti qu’elles pourraient tirer d’un système qui permettait de diriger le peuple en lui donnant l’illusion qu’il commande. Et d’un système qui de surcroît leur assure l’irresponsabilité puisque c’est la collectivité qui est censé avoir pris les décisions...

    En fin de compte, et un peu comme dans le cas du marxisme, autre illusion de l’homme occidental et autre système erroné, les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances. Le suffrage universel n’a pas eu la vertu miraculeuse d’établir le paradis sur terre, pas plus en France qu’en Irak. Le seul résultat tangible est l’apparition d’une oligarchie politique, médiatique et financière qui refuse de se reconnaître comme telle parce qu’il lui est devenu commode de se camoufler derrière le paravent de la volonté populaire. Si l’on veut sortir des dialectiques absurdes et des faux semblants, il faut d’abord essayer de voir la réalité des relations humaines. La loi n’est pas l’expression de la volonté générale, la loi est l’expression du pouvoir. Or ce pouvoir doit être légitime. Toute la question est donc de savoir comment dégager le pouvoir légitime. Ce sera une des grandes questions du XXIeme siècle. Il faut aussi savoir comment obtenir le consentement des individus, puisque pour reprendre la formule de Sieyès, « l’autorité vient d’en haut et la confiance vient d’en bas». Il faut enfin tenter d’articuler le pouvoir des individus et des collectivités face aux élites qui contrôlent l’Etat pour leur permettre de participer utilement à la vie politique.

    On pourra à cette fin recourir à des pratiques démocratiques dont nous avons évoqué l’utilité. En ce qui nous concerne, nous avons fréquemment exprimé notre préférence pour le régime mixte préconisé par Aristote qui pourrait trouver sa traduction contemporaine dans une monarchie institutionnelle : autrement dit un monarque, une élite, un peuple. C’est une conception traditionaliste, inégalitaire et dans laquelle l’homme ne naît pas libre, mais peut le devenir s’il le veut. Elle est donc délibérément anti-moderne, à contre courant de la pensée contemporaine et hostile au fondamentalisme démocratique, c’est à dire à cette philosophie qui idolâtre le nombre comme nouvelle religion universelle. Car la démocratie entendue de cette manière excessive et utopique risque fort d’être la dernière illusion de l’homme moderne et les abus que sa passion fanatique et déraisonnée engendreront auront raison de la nation, de la cohésion sociale et au passage de la liberté individuelle. En revanche il y a de fortes chances pour que la voie du développement véritable réside dans la complémentarité entre les formes traditionnelles du pouvoir, la compétence et l’élection, autrement dit dans un Etat qui valorise son passé pour construire l’avenir. Enfin après ces considérations socio-politiques, un peu de droit privé pour finir, puisque ces mélanges sont dédiés à un illustre privatiste. Le pouvoir aujourd’hui est étroitement lié à la création de la règle de droit ; celui qui est en mesure d’imposer une norme juridique dispose d’une fraction du pouvoir, ce qui constitue en même temps pour lui un espace de liberté : or on sait que les systèmes juridiques sont le résultat de quatre sources en état d’interaction permanente : le pouvoir politique qui édicte des lois ; le juge qui rend des décisions qui finissent à la longue par former une jurisprudence ; les jurisconsultes dont les avis et réflexions constituent la doctrine ; enfin les sujets de droit eux-mêmes dont les usages constitue les coutumes. Rippert les a appelées les « forces créatrices du droit ».

    Dès lors le poids respectif des ces quatre sources de droit dans l’ordre juridique est directement en rapport avec les rapports de forces sociaux-économiques et les libertés dont disposent tant les personnes physiques que les entreprises, quelque soit par ailleurs la forme politique du gouvernement, démocratique ou non. Ainsi un Etat aristocratique dans lequel le droit est coutumier et jurisprudentiel peut donner bien plus de liberté aux sujets de droit qu’un Etat démocratique qui ne reconnaît que la loi comme source de droit, surtout si cette loi est elle-même à la discrétion d’un parti majoritaire tout puissant. Or l’invocation permanente, obsessionnelle et incantatoire de la «démocratie » dans nos sociétés moderne est précisément un écran de fumée qui permet d’occulter commodément cet aspect fondamental des choses.

    Olivier Tournafond Professeur à l’Université de Paris XII

    http://www.actionroyaliste.com/articles/republique-et-democratie/1327-la-democratie-dapparence-3

  • Allemagne : aurait-on retrouvé le fabuleux trésor des Nibelungen ?

    « Un trésor antique a été découvert dans une forêt de Rhénanie-Palatinat, en Allemagne. Le type d’objets, le lieu et la valeur rappellent la légende du trésor caché des Nibelungen [pour se procurer le récit, voir ici].

    Wagner l’a mis en musique mais les prémices remontent au XIIIe siècle et cette légende puise son origine au plus profond de l’Antiquité : le trésor des Nibelungen, ou l’or du Rhin. Ce magot fantastique gardé par les ondines et fruit d’un conflit entre les divinités, les héros et les créatures diverses de la mythologie germanique et scandinave existe-t-il ? Pour l’immense majorité des historiens et des archéologues, il s’agit d’une légende magnifiée par des conteurs et sublimée par le génie de Richard Wagner.

     

    Et si la légende reposait sur un fond de vérité ? Si les nains de la légende, ces fameux Nibelungen, avaient réellement existé et enterré un fabuleux pactole dans les forêts rhénanes ? Un Allemand muni d’un détecteur de métaux a mis au jour une impressionnante collection d’objets anciens en or qu’il a tenté de revendre sur le marché noir. C’est alors que les forces de l’ordre l’ont interpellé, ont saisi le trésor et ont ouvert une enquête.

    Pour les spécialistes immédiatement appelés à la rescousse par les enquêteurs afin de déterminer l’origine des objets découverts, des bijoux d’or et d’argent, la nature des pièces découvertes, leur style, le lieu de leur mise au jour, l’époque à laquelle ils renvoient a immédiatement fait penser au trésor de la légende.

    «En termes de datation et de localisation, la découverte correspond à l’époque évoquée par la légende des Nibelungen. Mais nous ne pouvons pas dire dès maintenant avec certitude que ces objets appartiennent au trésor de la mythologie», explique Axel von Berg, archéologue en chef du Land de Rhénanie-Palatinat.

    Evalué à plus d’un million d’euros, le trésor aurait dû être signalé par son découvreur aux autorités avant qu’une part de celui-ci ne lui soit remise ou qu’une récompense ne lui soit attribuée. La découverte a donc été saisie et les archéologues vont donc désormais tenter de savoir d’où venaient ces dizaines d’objets d’or et d’argent. »

    Lu sur Bilan

    http://www.contre-info.com/allemagne-aurait-on-retrouve-le-fabuleux-tresor-des-nibelungen#more-31708

  • Le bide des Césars ou le rejet de la classe médiatique

    Lu sur Figarovox :

    "Selon des chiffres médiamétrie, la cérémonie des César a attiré 300.000 téléspectateurs de moins que l'année dernière. Une audience en baisse que l'écrivain Christian Combaz attribue au rejet de plus en plus massif d'une certaine élite médiatique."

    Extrait de la tribune de Christian Combaz :

    "Les récompenses du cinéma français n'attirent plus, à ce qu'on dit, que la moitié du public d'il y a deux ou trois ans. La soirée des Césars, cette année, ne fut que la quatrième audience de la soirée.

     [...] Quel que soit le domaine considéré, qu'il s'agisse de faire inviter un spectacle, un auteur, un conférencier, par le Conseil Général de la Seine et Marne ou l'Institut français de Madrid, l'imagination ne déborde plus jamais du cadre consensuel. On voit circuler systématiquement les mêmes personnages qui véhiculent une pensée recommandée, parce que les programmes, les récompenses, sont soumis à la cooptation de gens qui se flairent comme les chiens de meute, et qui doivent des comptes au gardien du chenil s'ils veulent que leur pâtée soit reconduite.

    On se demande par quel miracle le Cinéma français échapperait à cette damnation puisqu'il s'agit d'un Art où, par le biais des financements et des avances sur recettes, le rôle de la pâtée est déterminant. Consensualité idéologique, équation personnelle irréprochable, reconnaissance générale de la Profession, tout concourt à donner une prime à ceux qui pensent bien, mais le décalage s'accentue chaque année entre eux et le public, lequel, pour sa part, pense de plus en plus mal.

    En tout cas on peut l'en soupçonner lorsqu'il applique, aux Césars, aux modalités du vote, le même genre de méfiance que celui qui l'anime lorsqu'il a connaissance d'un appel d'offres à la Mairie de sa ville. L'idée selon laquelle tout, dans la France d'aujourd'hui est simulacre de démocratie, de pluralisme, d'équité, l'idée que les soumissionnaires des marchés publics ne sont pas traités de manière égale, l'idée que certains élus ont ouvert les enveloppes, l'idée que la Mairie est moins aveugle que les auditions de The Voice quand il s'agit de choisir des prestataires de services ou des terrains constructibles, cette idée est très généralement partagée.

    Alors quand vient l'heure d'attribuer des récompenses, le côté convenu de l'affaire frappe de plus en plus les esprits, rappelle toujours quelque entente secrète qu'on a subie dans son propre milieu. Lorsqu' on parle désormais de la Profession les gens n'ont plus aucun respect pour ce genre de collégialité qui n'a plus rien à voir avec les compagnons menuisiers. Ils y voient surtout une sorte de syndicat de défense de certains privilèges cachés, aux prix de la réaffirmation d'une poignée de convictions qui plaisent au Ministère."

    http://lesalonbeige.blogs.com/my_weblog/2014/03/le-bide-des-c%C3%A9sars-ou-le-rejet-de-la-classe-m%C3%A9diatique.html

  • Alain de Benoist : « De nombreuses personnes s’expriment contre l’Europe alors qu’en réalité elles dénoncent l’Union Européenne »

    Alain de Benoist est un auteur controversé. Souvent mis de côté de la scène médiatique parisienne, le fondateur de la revue Éléments a le mérite d’avoir une vision tranchée quant à notre société moderne. Auteur de plus de 90 ouvrages, propriétaire de l’une des plus grandes bibliothèques d’Europe, le penseur de la « Nouvelle droite » évoque ici de nombreuses questions qui ont rythmé son itinéraire intellectuel, notamment celles de l’Europe et du penseur allemand Carl Schmitt. Entretien.
    Le Rideau : Alain de Benoist, on vous présente souvent comme celui qui a la plus grande bibliothèque privée d’Europe…
    Alain de Benoist : Je ne sais pas si c’est vrai. Je ne pense pas, il y en a certainement d’autres. En plus, il y a différents types de bibliothèques : des bibliothèques de bibliophiles, c’est-à-dire des gens qui achètent des livres rares, très chers, des beaux livres, des éditions illustrées, etc. Ce n’est pas mon orientation. J’aime bien les beaux livres mais j’achète d’abord les livres en fonction de leurs contenus ; je suis plus bibliomane que bibliophile. D’autre part, j’ai une bibliothèque relativement spécialisée, dans la mesure où j’ai assez peu de littérature. Plus des trois quarts de ma bibliothèque est consacré à ce que les Anglais appellent « non-fiction » : tout ce qui n’est pas œuvre de fiction. Parmi les grandes allées figurent la philosophie, l’histoire des religions, l’archéologie, l’antiquité, l’histoire contemporaine, les sciences sociales, les sciences de la vie, etc. Ce sont les domaines sur lesquels je travaille et qui m’intéressent le plus.
    Par ailleurs, mon côté collectionneur se manifeste sur un certain nombre d’auteurs que j’aime particulièrement. Il doit y en avoir une centaine, je pense. Là, je dois dire que j’ai un peu tendance à acheter tout ce qu’ils ont publié, tout ce qu’on a publié sur eux. Par exemple, j’ai une bibliothèque célinienne assez énorme, tout comme celle consacrée à Bernanos, à Péguy, etc. Ça va assez loin : si je vais en République tchèque, je vais acheter des livres de Céline, de Bernanos et de Péguy que je vais trouver en langue tchèque, que je suis évidemment incapable de lire, mais je veux les avoir. J’ai des éditions de Carl Schmitt en chinois, en turc, en japonais d’un certain nombre d’auteurs…
    J’ai arrêté d’acheter sur catalogue – évidemment ça prenait un temps fou, car, quand vous recevez un catalogue il faut le lire tout de suite, téléphoner pour retenir les livres…c’est toute une industrie -, ç’a coïncidé avec l’apparition d’Internet. Il y a tellement de possibilités d’achat, pas seulement de livres neufs bien entendu, mais aussi de livres d’occasion sur des sites qui regroupent eux-mêmes des dizaines ou des centaines de libraires, lesquels proposent des centaines de millions de livres ! C’est vertigineux ! J’achète donc moins de livres anciens, plutôt des livres nouveaux. Je reçois pas mal de livres en service de presse et je continue surtout mon travail de repérage, en lisant pour chacun des pays dont je maîtrise à peu près la langue – en France, c’est Livres-Hebdo – des publications professionnelles qui recensent toutes les semaines la totalité des livres sortis. À priori, il n’y a pas grand-chose qui m’échappe. Un journal comme Livres-Hebdo recense toutes les semaines 2 à 3000 livres. C’est classé par rubriques, donc c’est plus facile à consulter. Tous ces facteurs ont influé sur l’importance de ma bibliothèque. Elle est pour l’instant dispersée dans deux maisons, une maison que j’ai près de Versailles et une maison en Normandie. Le grand problème est évidemment toujours de trouver de la place, de classer. Ces dernières années j’ai beaucoup classé : ç’avait commencé à s’empiler d’une manière qui n’était plus tellement accessible. Maintenant c’est bien classé, mais les murs ne sont pas extensibles : j’essaie de me restreindre. C’est à la fois de la collectionnite, de la manie, incontestablement – il est très clair que j’ai des milliers de livres que je n’ai jamais lus et que je ne lirais jamais – mais c’est quand même une bibliothèque de travail. Si je travaille sur un sujet, je vais trouver tout un rayon de livres qu’à ce moment-là je vais lire crayon à la main, de manière très attentive.
    Quand est-ce qu’a commencé cette « collectionnite aigüe » ?
    Très tôt, dès que j’ai eu les moyens d’acheter des livres. J’ai commencé par les livres de poche puisqu’à ce moment-là, c’était les débuts de la collection du Livre de Poche. Évidemment, je m’étais mis en tête d’acheter tous les livres de la collection ! C’est mon côté collectionneur. J’ai énormément lu et après je n’ai cessé d’acheter des livres. J’en ai acheté énormément pendant une dizaine d’années sur des catalogues de livres d’occasion français et étrangers. Ce qui fait que ma bibliothèque a à peu près autant de livres en langues étrangères qu’en langue française.
    Est-ce que vous avez pensé à votre succession ?
    Oui, j’y ai pensé. Et je dois avouer que je n’ai pas trouvé de bonne solution. J’ai deux enfants que ça n’intéresse pas fondamentalement. J’ai une grosse bibliothèque germanophone que j’envisage de léguer à une fondation en Allemagne. Pour le reste, je ne sais pas. L’hypothèse la plus probable, c’est que tout cela sera vendu et dispersé. On peut aussi faire des ventes groupées dans des hôtels de vente, mais il faut établir un catalogue ce qui est un travail énorme. Je n’ai pas fait de catalogue parce que, lorsque j’ai commencé à avoir des masses considérables de livres, il n’y avait pas encore les ordinateurs, tout simplement. Mais là, pour rattraper quarante ans d’achats en différentes langues, il faudrait salarier quelqu’un pendant plusieurs années. Disons que le catalogue est dans ma tête et que je sais à peu près où est chaque livre.
    Comment jugez-vous le marché du livre actuellement ?
    Il est clair qu’aujourd’hui il y a une crise de l’édition. Beaucoup de gens en parlent. Il y a aussi une crise de la lecture qui est évidente et qui a pour cause fondamentale toutes les nouvelles technologies fondées sur l’image. En dehors même du flot d’images qui nous est dispensé par ces technologies, il y a le fait qu’on peut accéder par internet à tout un tas de fichiers numériques, de livres rares parfois. Mais je dois dire que là je suis totalement fermé. Je pense que c’est en partie un problème de génération. Je suis vraiment un enfant de la galaxie Gutenberg ! Un texte est indissociable, pour moi, d’un livre qu’on prend dans la main, qui, à la limite, peut avoir une odeur. Le plaisir d’avoir un livre dans la main, de pouvoir écrire dessus, dans les marges, est quelque chose qui est indissociable de la lecture. Lire à l’écran ou imprimer sur des feuilles volantes, ce que je fais bien entendu, comme tout le monde, n’est pas du tout ce que j’attends de la lecture. J’ai peut-être un côté un peu « dinosaure » à ce sujet : peut-être que dans cinquante ans le livre n’existera plus du tout.
    C’est possible, selon vous ?
    J’ai du mal à le croire. J’ai tendance à penser qu’il y aura toujours des petits cénacles. Subsiste aussi le problème des livres très spécialisés. Des tas de livres sont édités dans un cadre universitaire et ne touchent que quelques dizaines de lecteurs. Ce n’est donc pas rentable numériquement d’exploiter tout cela. Mais on ne sait jamais. Rappelez-vous le film de Truffaut, Farenheit 451, dans lequel on brûle les livres… C’est une perspective que je trouve tout à fait désespérante, mais c’est quelque chose que je ne verrai pas, et, par conséquent, je suis content d’avoir ma bibliothèque.
    N’est-il pas préférable, conformément à la phrase de Diderot, de ne compter que « sur peu de lecteurs » tout en aspirant « qu’à quelques suffrages », plutôt que d’être mal lu par tout le monde ?
    La question de savoir par qui on est lu est une très vieille question. Quand vous vendez un livre à 1000, 3000, 10 000 exemplaires, parmi ceux-ci, combien y a-t-il de vrais lecteurs ? De gens qui vont descendre dans le texte et en retirer la substantifique moelle ? Cela vaut pour n’importe qui. La différence reste que dans un passé si lointain, certaines lectures changeaient la vie des gens ; quand on parle avec un certain nombre de personnalités, elles peuvent nous citer les livres qui les ont marquées. Évidemment, on est marqué différemment selon l’âge, qu’on lise à 17-18 ans ou à 35-40 ans. Mais est-ce qu’on peut être encore marqué à vie et même orienter sa vie en fonction d’une lecture faite sur écran ? C’est une question que je me pose.
    Trouvez-vous encore des auteurs contemporains « valables » ?
    Il y en a toujours, heureusement. Je dirais simplement qu’on ne voit plus l’équivalent des grands noms de l’époque de Sartre, Barthes, Derrida, Bourdieu…Les grands intellectuels ont un peu disparu. Ça ne veut pas dire que les gens n’ont plus de talent, mais plutôt que c’est la fonction même qui a subi une mutation : on est sorti de l’époque où le grand intellectuel, qui avait sa base à l’Université, jouait le rôle de porte-parole des sans-voix ou de grande autorité morale. L’intellectuel a été destitué de son autorité morale, à la fois parce que le monde universitaire et scolaire est entré dans une très profonde crise – peut-être faudrait-il dire de « décadence » –, mais aussi parce que le canal par lequel l’intellectuel peut s’exprimer aujourd’hui, c’est le journal, la télévision. Il rentre par la même dans la société du spectacle. Le fait d’être invité à participer à une émission de télévision ne vous donne pas d’autorité morale particulière : c’est juste une visibilité spectaculaire. Par conséquent, on est sorti de l’ère des intellectuels. Mais il y a toujours des auteurs importants. J’ai été assez proche de Jean Baudrillard qui est quelqu’un dont l’œuvre est, je pense, admirable. J’aime beaucoup l’école d’Alain Caillé et Serge Latouche. Je trouve que Jean-Claude Michéa fait aujourd’hui des livres importants qui renouvellent certaines problématiques. J’ai beaucoup d’admiration pour un politologue et sociologue comme Louis Dumont, par exemple.
    Parmi vos nombreuses publications, lesquelles préférez-vous ?
    C’est assez compliqué de répondre, car je n’ai jamais fait de livre qui soit une sorte de somme, comme l’ont fait certains auteurs qui ont écrit « le » livre de leur vie. Je n’ai pas du tout un esprit de système ; j’ai donc abordé des sujets très différents. Par goût du paradoxe, je dirais peut-être le livre publié avec Thomas Molnar sur la notion de sacré (L’éclipse du sacré, éditions La Table Ronde, NDLR), certainement l’un de ceux que j’ai le moins vendu, d’ailleurs. Dans des écrits plus proprement théoriques, j’ai publié un gros livre à l’Âge d’Homme qui s’appelle Critiques – Théoriques et qui, en l’état actuel, est ce qui donne la vue la plus générale de mes positions dans différents domaines. Et puis mon autobiographie, Mémoire vive, publiée chez Bernard de Fallois il y a deux ans : j’y tiens beaucoup, car elle n’est pas seulement le récit de ma vie – qui, après tout, ne passionne pas nécessairement les foules –, mais surtout le récit d’un itinéraire intellectuel, itinéraire qui n’est pas toujours perceptible quand on me lit.
    Au vu de ce que vous venez de dire, peut-on en déduire que vous pensez que la société actuelle est trop spécialisée ?
    Effectivement, il y a dans les domaines du savoir, de la connaissance, dans les disciplines académiques, une très grande spécialisation. Mais cette spécialisation vient de deux choses ; d’abord du fait que le nombre d’informations à traiter est tellement énorme aujourd’hui qu’il est extraordinairement difficile et très ambitieux de vouloir faire une sorte de synthèse globale ; d’autre part, l’évolution du système universitaire et scientifique, qui fait obligation aux auteurs de publier beaucoup (« publish or perish »), fait qu’il est plus facile, dans une certaine mesure, de devenir spécialiste d’un petit territoire plus ou moins inexploré. Ainsi, vous devenez spécialiste du commerce des gains entre 1644 et 1722. Formidable…
    C’est un contraste énorme par rapport au XIXe siècle qui a été l’époque des grandes synthèses, quand on pense aux Histoires universelles, aux Histoires de France en 40 volumes écrites par des auteurs qui ne doutaient de rien et n’avaient à leur disposition ni machine à écrire ni ordinateur. Je trouve ça stupéfiant et admirable. Quand on prend un livre comme Le déclin de l’Occident, de Spengler, par exemple, qui est une considération sur l’histoire universelle nourrie par une culture absolument phénoménale, quoi qu’on pense de ses orientations : c’est un projet que plus personne – aujourd’hui – n’entreprendrait, tout simplement.
    En soi ce ne serait pas dramatique si la spécialisation se bornait à une répartition des tâches, de division du travail : le problème c’est que les gens qui deviennent spécialistes d’un petit secteur ont souvent une absence totale de culture sur le reste. Dans mes mémoires, je cite l’exemple d’un helléniste que j’ai très bien connu, François Chamoux, avec lequel j’avais effectué un voyage en Grèce. Je lui avais posé une question qui ne devait pas être bien compliquée, mais il m’avait répondu : « Ah, la question que vous me posez se rapporte au VIe siècle avant notre ère et je suis spécialiste du Ve siècle ; je ne peux donc pas vous répondre ». Ça m’avait frappé parce que j’avais cru qu’il se moquait de moi. Or, il était sincère.
    Je crois très profondément, et c’est aussi le fond de ma démarche, à la nécessité d’un certain encyclopédisme. Je veux dire par là qu’il y a des choses, des idées et des vérités qui naissent de la rencontre des points de vue. J’ai fréquemment déploré le fait que les spécialistes des sciences de la vie, par exemple, et ceux des sciences sociales s’ignorent et se méprisent en général très cordialement. Alors que je crois qu’au contraire, c’est la confrontation des données que l’on peut recueillir dans ces deux domaines qui s’éclairent mutuellement et qui peuvent donner une idée plus juste et fructueuse. Je crois que c’est Jules Monnerot qui parlait de la nécessité des « coordinateurs-synthéticiens », les gens qui veillent au carrefour. Le grand problème de la spécialisation est qu’elle fait disparaître ces synthéticiens.
    Quelles études avez-vous suivi ?
    J’ai fait une filière qu’on appelait « A », totalement littéraire. J’ai appris autant que possible le grec et le latin avant d’aller ensuite au lycée Montaigne, puis au lycée Louis-Le-Grand où j’ai fait la classe de philo. J’ai ensuite été un an à l’Institut d’études politiques, mais je n’ai pas continué. Puis, j’ai effectué mes études à la Sorbonne, essentiellement en sociologie, morale, philosophie générale et histoire des religions.
    J’ai su que vous avez bien connu Raymond Abellio. Des anecdotes ?
    J’ai en effet été lié d’amitié avec Raymond Abellio, que j’ai très bien connu dans les dernières années de sa vie pour des raisons de chronologie évidentes. C’est l’un des hommes dont la conversation était la plus passionnante. Ça partait un peu dans tous les sens, mais c’était une sorte de jaillissement continu de points de vue, d’idées paradoxales…C’était un homme en même temps très enthousiaste. Je me souviens que lors de l’écriture de son dernier livre il était assez malade et il répétait : « Il faut que je le termine absolument ». Il l’a terminé et il est mort juste après. On pourrait dire qu’il s’est retenu de mourir, ce qui n’est pas forcément absurde comme idée. Il voulait terminer sa dernière œuvre.
    Venons-en à un sujet très actuel, Carl Schmitt. Pour reprendre le titre d’un ouvrage sorti chez Gallimard (J.F. Kervégan en est l’auteur, NDLR) : Que faire de Carl Schmitt ?
    Le lire, tout simplement. Ce sont des questions un peu ridicules : « De quoi Carl Schmitt est-il le nom ? », « Que faire de Carl Schmitt ? ». Le statut de Carl Schmitt est très paradoxal : on a beaucoup focalisé, surtout à date récente d’ailleurs, sur le fait qu’il s’est indéniablement compromis sous le IIIe Reich. Pas pendant longtemps, mais entre 1933 et 1936. En 1936, le parti nazi et la SS constatent qu’il n’est pas du tout dans la ligne, qu’il n’est pas national-socialiste, et engagent une très violente campagne contre lui à l’issue de laquelle il est destitué de toutes ses fonctions officielles. Il garde seulement son professorat.
    On peut discuter à l’infini des raisons pour lesquelles Carl Schmitt s’est engagé de la sorte. C’est d’autant plus étrange qu’il faut rappeler qu’en 1932, un an avant l’arrivée d’Hitler, lui-même demandait l’interdiction du parti nazi. Je laisse cela aux biographes. Je suis quelqu’un qui ne disqualifie jamais une œuvre au motif de la biographie de son auteur. La biographie de l’auteur, je m’y intéresse de manière distincte. Savoir ce qu’a fait Heidegger ou Carl Schmitt entre 1933 et 1936, c’est comme si j’apprenais demain que Shakespeare était cleptomane ou qu’il tuait des petits garçons tous les matins : je m’en fiche complètement, dans la mesure où cela ne change rien à la valeur de son œuvre. Dans le cas de Carl Schmitt, c’est encore plus frappant, car l’essentiel de son œuvre date d’avant 1933 et d’après 1945. Ce qu’il a publié pendant la guerre et sous le IIIe Reich – même si cela ne manque pas d’intérêt, je pense notamment à Terre et Mer –, ce n’est pas l’essentiel de son œuvre. Ses grands livres restent ceux qui traitent de la notion de politique, du parlementarisme, de la théologie politique, de la figure du partisan, du Nomos de la Terre, etc.
    On a quand même retrouvé, dans ses journaux qui datent d’après la guerre, des passages antisémites…
    Oui, mais le problème c’est qu’il ne faut pas tomber dans l’anachronisme. Il faut d’abord avouer que l’antisémitisme était extrêmement répandu à cette époque-là dans les milieux les plus différents, et que ce n’est pas parce que quelqu’un a écrit des phrases antisémites qu’il était nazi. Des antisémites, on sait aujourd’hui qu’il y en avait aussi dans la Résistance française ! Schmitt pouvait penser ce qu’il voulait des Juifs, mais ce qui est important c’est qu’il n’y a pratiquement aucune remarque antisémite dans ses ouvrages, à une ou deux exceptions près. On peut les enlever, ça ne change absolument rien à la valeur de son œuvre.
    Le statut de Carl Schmitt est extrêmement bizarre. Il est fréquemment critiqué et, périodiquement, il y a des campagnes dirigées contre lui. En même temps, je peux vous dire que Carl Schmitt est aujourd’hui l’auteur de science politique le plus discuté dans le monde, et non de manière hostile. Il est traduit systématiquement dans toutes les langues : aux dernières nouvelles, ses œuvres complètes sont en cours de traduction à Pékin. Les traductions et les livres sur lui se multiplient également. Il se trouve que je suis cela de très près, car j’ai publié il y a quatre ans en Autriche une bibliographie schmittienne de 600 pages, que je continue à mettre à jour. Depuis 1985, année de la mort de Carl Schmitt, plus de 500 livres lui ont été consacrés, ce qui signifie qu’il sort dans le monde pratiquement un livre toutes les semaines ou tous les quinze jours. Les articles, eux, se comptent par milliers dans toutes les revues de sciences politiques. Il y a une influence indéniable de Carl Schmitt, plus sensible peut-être encore auprès d’auteurs de gauche que d’auteurs classés à droite : les schmittiens de gauche sont légion. Il est donc à la fois un auteur sulfureux et, en même temps, considéré comme le dernier grand classique en matière de science politique.
    Comment en êtes-vous venu à la lecture cet auteur ?
    Le premier livre de Schmitt que j’ai lu est évidemment La notion de politique, paru en 1972 aux éditions Calmann Lévy, dans la collection « Liberté de l’esprit » dirigée par Raymond Aron. Aron s’est beaucoup intéressé à Carl Schmitt. Il est d’ailleurs très significatif que ceux qui ont introduit ou réintroduit l’œuvre de Schmitt en France après la guerre étaient Raymond Aron et Julien Freund, ancien résistant arrêté plusieurs fois par la Gestapo. Ce dernier était devenu un grand ami de Carl Schmitt. Vous voyez que les choses ne sont jamais très simples. Ensuite, je l’ai lu au fur et à mesure des publications et des traductions. Pour finir, j’ai moi-même travaillé sur Schmitt, j’ai publié cette bibliographie, un livre intitulé Carl Schmitt actuel, qui a été traduit dans six langues différentes, ainsi que trois recueils de textes de Carl Schmitt inédits en France.
    Pensez-vous que sa vision de l’Europe correspond à la vôtre ?
    J’apprécie beaucoup l’œuvre de Carl Schmitt, je pense que c’est un auteur absolument fondamental. Il fait surtout partie de ces auteurs que l’on peut lire indéfiniment en trouvant quelque chose que l’on n’avait pas aperçu avant, et ce à chaque lecture. Un livre comme la notion de politique, par exemple, j’ai dû le lire six ou sept fois et j’y trouve toujours des éléments nouveaux. Je pense par ailleurs qu’il y a une très grande actualité de Carl Schmitt : sa critique du libéralisme est plus actuelle que jamais, ses travaux sur le parlementarisme également, ainsi que ses études en matière de droit constitutionnel. Ce qu’il a écrit sur la figure du partisan nous renvoie à l’actualité du terrorisme, sa critique de la « guerre juste » tombe à point nommé au moment où l’on voit réapparaître les guerres « humanitaires », les interventions de police internationale, etc. Dans toute une série de débats qui concernent l’actualité la plus immédiate, il apporte quelque chose et on est pratiquement tenu de le citer.
    Cela dit, je ne suis pas un disciple inconditionnel de Carl Schmitt. Il y a des points sur lesquels je suis même en désaccord avec lui. D’abord, il ne faut pas l’oublier, c’est un auteur très profondément catholique, ce qui n’est pas mon cas. Ensuite, sur la notion même de politique, je fais quelques réserves sur son analyse. Ce qu’il dit sur la dialectique ami/ennemi est très intéressant dans le domaine de la politique étrangère, mais beaucoup plus difficilement applicable pour ce qui concerne la politique intérieure. Je suis aussi en désaccord avec le fait que Carl Schmitt fasse venir en premier l’inimitié par rapport à l’amitié. L’amitié est, pour lui, une conséquence de l’inimitié. Pour moi, c’est le contraire. Je fais venir en premier la notion d’amitié politique ; mais c’est peut-être parce que je suis assez aristotélicien, alors que Schmitt est plutôt un augustinien. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a peur de voir la politique disparaître. Dans ses livres, il exprime à plusieurs reprises la crainte que ce qu’il appelle la « dépolitisation libérale » finisse par l’emporter et qu’on rentre dans un monde sans politique, où le politique aurait disparu. Je ne sais pas s’il a raison, mais je suis beaucoup plus réticent quant à admettre cette idée. Pourtant, en fonction même de ce qu’il dit, le politique ressurgit toujours. D’un côté, il exprime la crainte que le politique puisse disparaître, de l’autre il dit que toute inimitié dans quelque domaine qu’elle s’exprimee, restitue une dimension politique dès l’instant où elle monte aux extrêmes. Si c’est vrai – et il n’y a pas de raison de considérer que c’est faux –, on voit mal comment le politique pourrait disparaître.
    Parmi les grands « schmittiens », que pensez-vous de Giorgio Agamben ?
    Je crois que Giorgio Agamben n’est pas vraiment un grand schmittien ; je pense d’ailleurs qu’il serait le premier à récuser cette étiquette. Il est très critique de Schmitt sur plusieurs points, mais il est exact qu’il en parle beaucoup. Tout d’abord parce qu’il est italien et que la fortune de Schmitt en Italie a toujours été considérable. En Italie, tout le monde cite Schmitt ! Et les réticences que peuvent avoir les Français, suite aux campagnes menées par Emmanuel Faye ou Yves Charles Zarka, les Italiens ne les comprennent pas du tout. Les grands auteurs de gauche italiens comme Massimo Cacciari, Danilo Zolo et tant d’autres écrivent énormément sur Schmitt. Les Français sont très en retrait par rapport à la lecture de Schmitt, telle qu’elle se fait en Italie et secondairement en Espagne, par exemple. De son vivant, Schmitt a eu beaucoup de liens avec l’Espagne, puisque sa fille avait épousé un Espagnol.
    Votre influence est également importante en Italie…
    Oui, je vais souvent en Italie, j’ai beaucoup d’amis italiens et j’en suis à 36 ou 37 livres publiés en langue italienne, ce qui est assez considérable.
    Comment vous expliquez cette préférence géographique ?
    Cela s’explique d’abord par les liens personnels que j’ai tissés avec des intellectuels, des journalistes, des écrivains italiens. J’ai toujours été très « italophile » ! Évidemment, quand on noue beaucoup de liens, ça favorise les traductions d’articles ou de livres. Deuxièmement, il y a le fait que les Italiens, en général, s’intéressent beaucoup plus à la France que les Français ne s’intéressent à l’Italie. Ils sont incroyablement cultivés concernant tout ce qui se passe en France sur le plan intellectuel. C’est également un pays dont la langue est évidemment assez proche, par certains aspects, de la langue française. Les Italiens, enfin, sont des gens qui ont des réactions très rapides, tout à fait à l’opposé des Allemands sur ce plan-là : ils sont toujours à l’affût des nouveautés. Tout va très vite en Italie…
    Revenons à l’Europe. Êtes-vous du même avis que Carl Schmitt à ce sujet ?
    Non. Schmitt est fondamentalement un étatiste. En même temps, il est très lucide et a compris que l’Etat-nation est entré en crise depuis les années 1930 ; il s’interroge donc sur son avenir. C’est un étatiste qui prend soin, par ailleurs, de dire que la politique et l’État sont des choses très différentes. L’État peut se vider de son contenu politique, le politique va ressurgir ailleurs. Il n’en reste pas moins que, de façon presque sentimentale, Carl Schmitt est un étatiste, un disciple de la souveraineté selon Jean Bodin, et aussi un élève de Hobbes. Il attache de l’importance à des contre-révolutionnaires comme Maistre et Donoso Cortés, mais c’est fondamentalement un souverainiste.
    Je ne me situe pas dans cette optique parce que j’ai subi d’autres influences, notamment celles du milieu fédéraliste. Je vois beaucoup plus l’Europe comme une fédération, alors que Schmitt, notamment dans sa Théorie de la Constitution, critique assez nettement la fédération dans une dialectique, assez fine d’ailleurs, où il oppose fédération, confédération, etc. Ma conception de l’Europe est fédérative. Je dois beaucoup à des théoriciens issus de ce qu’on a appelé le fédéralisme intégral, avec des gens comme Robert Aron, Alexandre Marc, Denis de Rougemont…
    Je ne suis pas pour une Europe des régions, mais pour une Europe qui prenne en compte les régions et les nations dans une optique fédéraliste. Je reste donc partisan d’une Europe politiquement unie, dont je reconnais d’ailleurs que c’est une perspective très lointaine aujourd’hui. Il est très clair que l’actuelle Union européenne ne correspond pas du tout à ce modèle : à mon avis elle est même l’inverse. Il y a des gens qui disent aujourd’hui que l’Europe de Bruxelles est fédérale ; je la trouve au contraire extrêmement jacobine puisqu’elle s’est bâtie à partir du haut – de la Commission de Bruxelles – au lieu de partir d’une démocratie locale fondée sur le principe de subsidiarité. Le drame c’est que l’UE a mis en marche un mode de construction européenne vicié dès le départ, en s’imaginant que par une sorte d’effet de cliquet, la citoyenneté économique allait donner naissance à la citoyenneté politique. On s’aperçoit que ça ne marche absolument pas.
    Aujourd’hui, l’UE qui, de surcroît, s’est étendue hâtivement à différents pays d’Europe de l’Est – qui étaient très mal préparés à rentrer dans l’Europe et qui voulaient surtout intégrer l’OTAN pour se placer sous le parapluie américain –, se retrouve à la fois impuissante et paralysée. Elle fait désormais l’objet de toutes les critiques. C’est une chose qui me désole. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, l’Europe était une solution pour la plupart des gens. Aujourd’hui c’est « l’Europe problème ». Les gens ont peur de l’Europe et lui attribuent, parfois d’ailleurs à juste titre, des initiatives absolument désespérantes, notamment la perte des souverainetés des États nationaux. C’est un thème que les souverainistes développent beaucoup, et il est certain que les États perdent leur souveraineté. Le drame est que ce n’est pas au profit d’une souveraineté européenne. La souveraineté qu’ils font disparaître tombe dans une espèce de trou noir au profit d’un ensemble mou qui ne sait même pas, parce qu’il n’a jamais voulu déterminer ses finalités, s’il veut être un marché ou une puissance. En ce sens, l’Union européenne discrédite l’Europe. Beaucoup de gens parlent contre l’Europe alors qu’en réalité ce qu’ils dénoncent c’est l’UE. Pour moi l’UE, c’est toute autre chose que l’Europe !
    Le rideau
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  • Grèce – Dimitrios Papageorgiou (Patria Magazine) : “Nous avons été la frontière de l’Europe pendant mille ans” (1/2)

    Dimitrios Papageorgiou est l’éditeur de Patria Magazine, référence de la droite radicale grecque. Observateur avisé de la vie politique de son pays, il a bien voulu répondre aux questions de Novopress pour nous parler de la jeunesse hellénique, de la crise grecque, de l’Aube dorée…

    Bonjour Dimitrios, pouvez-vous vous présenter pour les lecteurs de Novopress ?

    Eh bien, comme disent les Chinois, « je vous maudis à vivre en des temps intéressants ». Être un journaliste à une époque intéressante, je pense que c’est une double malédiction. Car la Grèce traverse des temps “intéressants” en effet. J’ai 32 ans, je travaille dans deux journaux grecs, je suis l’éditeur de Patria Magazine et également, de temps à autre, producteur d’émissions radios. J’ai été engagé dans des mouvements patriotes depuis mes 15 ans et j’ai passé 6 mois, 2 jours et deux heures en prison après avoir été la cible d’un groupe de gauchistes. Mon projet principal est Patria Magazine, qui est bimensuel. J’écris aussi de temps en temps en anglais pour www.alternativeright.com.

    D’après vous, quels sont les principaux responsables de la crise grecque ?

    Cela dépend de jusqu’où vous souhaitez remonter dans l’histoire de la Grèce. Si vous allez suffisamment loin, vous pouvez blâmer l’occupation turque. La Grèce n’a pas connu de révolution industrielle et c’est une société largement agricole jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Ensuite, nous avons subi une longue guerre civile qui détruisit la plupart des infrastructures existantes. Puis est venue la “libération démocratique” qui a mené à la corruption et au triomphe idéologique de la gauche. Si vous ne voulez pas remonter aussi loin dans le passé, les années après la junte militaire était un désastre économique total. Népotisme, corruption et bien sûr l’immigration constituent ce que Guillaume Faye appelle la “convergence des catastrophes”. La crise mondiale actuelle a amené la situation à un point de non-retour et notre économie s’est effondrée. Nous verrons si cela est bon ou mauvais, car la crise économique a réussi à saper le bipolarisme politique en Grèce. Les gauchistes comme les nationalistes sont en pleine croissance, nous verrons qui sera le plus fort, et si le système y survivra.

    Que pensez-vous de la jeunesse grecque

    La jeunesse grecque est à l’image de la jeunesse européenne. Le chômage et l’apathie sont la normale. Bien que de récentes formations politiques radicales aient de plus en plus de supporters. Personnellement, je pense que c’est un phénomène éphémère. Si vous prenez dix jeunes à Berlin, Rome, Paris ou ailleurs, vous trouverez la même personnalité qu’à Athènes. Bien sûr, la jeunesse est notre seul espoir. Mais si nous parlons des jeunes qui ne sont pas engagés dans un mouvement ethnique ou nationaliste, je dois dire que la jeunesse grecque est perdue entre un nationalisme d’avant-guerre et la réalité en cours. Malheureusement, en Grèce, ces cercles n’ont pas une “tradition” ou une école de pensée comme la France en a. Pour beaucoup, le “nationalisme” se réduit au combat contre les Turcs et les Albanais. Bien sûr, c’est mieux que d’être communiste… Mais cela demeure problématique.

    Comment définiriez-vous l’identité grecque ? Est-elle menacée ? Si oui, pourquoi ?

    Un poète grec prix Nobel a dit un jour que si vous « démontiez » le pays, vous vous retrouveriez avec un olivier, un vignoble et un bateau. Mais cela décrit à peu près chacun des pays méditerranéens et je pense que cela pourrait s’adapter à la France bien entendu. Pour moi, l’identité grecque a quelque chose à voir avec une “mentalité de frontière”. Nous avons été la frontière de l’Europe pendant mille ans. Notre identité est cette Frontière. Les Français peuvent comprendre cela au travers de leur histoire. Notre déclin fut celui de l’Europe. Nos heures de gloire furent celles de l’Europe. Dans ces conditions, et après avoir survécu en tant que peuple depuis si longtemps, notre identité est un mélange de “survivances” pendant les heures sombres. Aujourd’hui, l’identité grecque est très touchée par toutes ces saloperies américanisées que vous observez également dans votre pays. Mais nos racines sont toujours là. Vous pouvez les voir dans les traditions que notre peuple continue de suivre, vous les voyez dans les petites choses.

    Avez-vous de l’espoir pour le futur ? Pourquoi ?

    Bien sûr que j’en ai. Le futur a toujours été du domaine de “l’imprévu”. Quand j’étais ado, les “nationalistes” n’étaient qu’une fraction des marginaux. Les temps durs, comme ceux que nous vivons en ce moment, produisent des gens plus durs. Dans ce sens-là, la crise économique peut être une bonne chose. Les Grecs commencent à comprendre qu’ils doivent bâtir leur futur à nouveau. Et ils le feront certainement de la bonne manière.

    Que pensez-vous du mouvement identitaire français ?

    La France a toujours été à l’avant-garde du combat politique ethnique. J’ai été très impressionné quand j’ai découvert les actions telles que celles de Génération Identitaire, mais aussi le travail accompli lors de vos camps d’été. Je suis très impressionné par votre esthétique, domaine que je considère très important. Je suis avec beaucoup d’intérêt ce que vous faites et je suis heureux de voir que vous avez réussi à répondre très rapidement aux nécessités d’un environnement politique qui change rapidement.

    Vous dites qu’il n’y a pas eu de véritable révolution industrielle en Grèce au XIXème siècle, à l’inverse des autres nations européennes. J’ai lu dans la presse française que beaucoup de Grecs ont encore de la famille à la campagne et peuvent y retourner en cas de pénurie énergétique et de graves tensions sociales. N’est-ce pas une certaine force que d’avoir cette possibilité de maintenir le contact avec sa terre à notre époque ?

    En effet. C’est toujours bon d’avoir la possibilité de revenir en arrière. La semaine dernière, j’ai eu la chance de manger les légumes que mon père et ma mère ont fait pousser dans leur jardin. C’est une force mais ça a surtout à voir avec la survie. L’industrie, de nos jours, ne tourne pas autour du textile. Être capable de relocaliser la production de nourriture est important. Mais je souhaite que la Grèce ait une industrie informatique, un programme spatial, etc. Survivre dans des conditions extrêmes est importants. Mais nous avons aussi besoin de garder un œil sur l’avenir que nous voulons bâtir.

    Un dernier mot pour nos lecteurs français ?

    Les Français, les Grecs, les Italiens ont les mêmes problèmes. Je suis autant Européen que je suis Grec, et Athénien. Pour moi, chacune identitaire est le même que chaque activiste grec. Votre combat est le mien.

    http://fr.novopress.info/157895/dimitrios-papageorgiou-patria-magazine-avons-ete-frontiere-leurope-mille-ans/

  • LA PREUVE PAR LES CHIFFRES: LES CATHOLIQUES ALLEMANDS VOTAIENT BEAUCOUP MOINS POUR LES NAZIS

    On savait déjà que les catholiques allemands avaient constitué un des principaux foyers de résistance au nazisme –il suffit de se souvenir, par exemple, du mouvement de résistance de la «Rose Blanche»,majoritairement composé d'étudiants catholiques, et resté notamment dans l’Histoire du fait du martyre de Hans et Sophie Scholl, qui étaient eux protestants.
    Voici de nouveaux chiffres pour le prouver: deux chercheurs en économie politique, Jörg L. Spenkuch (Northwestern University) et Philipp Tillmann (université de Chicago), livrent une analyse extrêmement détaillée —vous pouvez la lire ici en PDF ou là en version abrégée— de la façon dont le catholicisme a freiné la progression électorale du parti nazi d’Adolf Hitler pendant la République de Weimar.
    Entre 1928 et 1933, année de la nomination d'Hitler à la chancellerie, le NSDAP est passé de 2,6% à 43,9% des voix aux élections législatives. Mais il est resté comparativement plus faible dans les régions à prédominance catholique, très marquées en Allemagne depuis la Paix d’Ausbourg de 1555, qui avait donné le droit aux seigneurs locaux d’imposer leur religion à leurs sujets.
    En haut, la population catholique en Allemagne en 1932 (plus une région est foncée, plus il y a de catholiques). En bas, le vote en faveur du NSDAP aux élections de la même année. (Carte extraite de l'étude de Jörg L. Spenkuch et Philipp Tillmann)

    Mais cela était-il dû au catholicisme en lui-même, ou au fait que les catholiques allemands présentaient un profil économique (davantage de paysans) et géographique (davantage présents dans le sud et loin des grandes villes) que les protestants? Pour en avoir le cœur net, les deux chercheurs ont mené une analyse croisée des résultats des élections au niveau local (comtés et municipalités) et des variables socio-économiques (religion, CSP, emploi…).

    Conclusion :

    «La religion est le facteur prédictif le plus important du vote nazi. Plus spécifiquement, la composition religieuse des circonscriptions explique un peu plus de 40% de la variation du résultat du NSDAP au niveau d’un comté. […] Toutes choses égales par ailleurs, les protestants étaient au moins deux fois et demi plus enclins à voter pour les nazis que les catholiques.»
    Pour expliquer ce résultat, les chercheurs éliminent statistiquement plusieurs facteurs (la supposée «religiosité» plus grande des catholiques, qui les aurait rendu moins réceptifs au paganisme nazi, ou un rapport à l’autorité politique différent...) pour se concentrer sur l’attitude de la hiérarchie catholique. Très liée au Zentrum, le parti de centre-droit catholique, celle-ci a pris à l’époque, contrairement à son homologue protestante, des positions offensives contre les nazis, en interdisant à ses fidèles d’adhérer au parti.
    «Celui qui vote pour Hitler devra le justifier le jour du Jugement dernier. Il n’y a pire péché que voter pour lui!», a ainsi déclaré un jour le curé de Waldsee, une ville de Rhénanie. Jörg L. Spenkuch et Philipp Tillmann ont d’ailleurs observé, là encore toutes choses égales par ailleurs, un taux de vote pour les nazis nettement supérieur dans les villages dont les curés se montraient «sympathisants» envers le parti hitlérien.
    Des prêtres qui ont été rejoints, après mars 1933, par la hiérarchie catholique allemande, qui s'est ralliée au régime —un reflet de l'attitude parfois ambiguë de l'Église envers le régime, y compris en dehors d'Allemagne.
    source
  • Le mythe de la Révolution égalitaire : les biens nationaux

    Avec une très grande lucidité, Napoléon déclarait : « À l’origine de la Révolution il y a la vanité. La liberté n’a été qu’un prétexte. » La vanité et donc l’envie... La Révolution a donné lieu à un énorme transfert de propriétés, le plus important de notre histoire. La confiscation des biens du clergé (10 octobre 1789) puis celle des biens d’émigrés, qui fut de moindre ampleur, ont créé une nouvelle catégorie de propriétaires : les acquéreurs de biens nationaux.
    La finalité de la « nationalisation »
    La confiscation – improprement appelée « nationalisation » car aucune indemnité ne fut versée à l’Église – des biens du clergé visait à combler le déficit des finances de l’État. Ces biens, mis à la disposition de la nation, devaient être vendus et l’argent rentrerait dans les caisses publiques.
    Mais, ce trésor n’était pas immédiatement disponible. Il était formé de forêts, de terres, de bâtiments et non de liquidités. C’est parce que les besoins de l’État étaient pressants et que l’on ne pouvait mettre sur le marché tous ces biens en même temps sous peine de dépréciation, que l’on a émis un papier, l’assignat, gagé sur ces biens et permettant d’anticiper les rentrées prévues.
    Les ventes se sont faites aux enchères. Rien n’a été prévu pour les pauvres : pas de « loi agraire », pas de morcellement à l’origine. Le texte fondamental est du 14 mai 1790. Il classe les biens d’Église en quatre catégories et fixe les évaluations pour la mise à prix : 22 fois le revenu net, d’après les baux en usage pour une terre ou un bois ; pour les immeubles urbains, des estimations par des experts sont prévues.
    Mais, ce qu’il faut surtout retenir, ce sont les longs délais accordés pour le paiement. La vente est au comptant jusqu’à 12% pour les champs. Le surplus est prévu en douze annuités égales, avec un intérêt de 5%. L’achat est dispensé du droit de mutation et soumis à un simple droit fixe peu élevé. Ces délais de paiement ont transformé la vente en une opération extrêmement avantageuse. Car le remboursement s’est fait en assignats ; ceux-ci se dévaluant, l’acquéreur a remboursé en papier sans valeur.
    Les nouveaux propriétaires
    Les acquéreurs des biens nationaux furent de plusieurs catégories. Il y eut des spéculateurs, comme la fameuse « bande noire » qui enlève des enchères à bas prix par la menace : telle abbaye des environs de Périgueux fut vendue 560 000 livres au lieu des 12 millions de l’évaluation ! Viennent ensuite des bourgeois, hommes de loi, négociants, architectes, entrepreneurs, etc. Notons, au passage, que la noblesse et le clergé lui-même n’ont pas boudé ces ventes : le comte de Valence, par exemple, n’hésite pas à se porter acquéreur du château de l’évêque du Mans. En Île-de-France, toutefois, les acquéreurs sont à une écrasante majorité, des bourgeois.
    Les paysans devraient être les premiers intéressés. Mais, ces achats étaient impossibles pour un journalier, sauf s’il s’agissait d’un petit lot. En dehors de gros fermiers, de métayers aisés (il y en a), ce sont plutôt des représentants de catégories les plus élevées du monde rural, aubergistes, marchands, artisans, qui achètent.
    Un instrument politique de fidélisation au régime
    Les biens nationaux ont été un facteur puissant d’enrichissement. Leur succès s’explique par la fureur, la passion de posséder des terres, qui a toujours caractérisé la société française. Grâce à la Révolution, on devient propriétaire. Et ces nouveaux propriétaires ne pourront qu’être attachés à la Révolution. C’était le calcul secret des auteurs de ces confiscations. Secret tout relatif cependant, car Mirabeau vendit la mèche à la Constituante.
    Tout acquéreur de bien national ne peut qu’être hostile à un retour de l’Ancien Régime qui remettait en cause sa propriété. Il ne peut également qu’être hostile aux idées des révolutionnaires extrémistes comme Babeuf. Sous la Révolution, les comportements sont dictés par cet instinct de propriété. C’est ce que comprit Saint-Just quand il fit voter les décrets de Ventôse (février-mars 1793), qui n’eurent cependant qu’une application très limitée, visant la distribution gratuite de terres aux indigents : il fallait atténuer les amertumes, s’attacher les paysans qui n’avaient pu profiter de ces ventes.
    Par la suite, Bonaparte fut porté au pouvoir par les acquéreurs de biens nationaux. Il était leur rempart. Et ils lui furent reconnaissants de faire figurer en bonne place dans les négociations du Concordat de 1801 la reconnaissance par le pape de la vente des biens d’Église. Quant aux acquéreurs des biens des émigrés, il les garantissait contre un retour des Bourbon. Ce « pacte » n’est pas secret. Lorsque Napoléon fut sacré empereur, la cérémonie religieuse expédiée et le pape s’étant retiré, Napoléon 1er assis, la couronne sur la tête, prononça un serment où il jurait de maintenir notamment « l’égalité des droits, la liberté politique et civile et l’irrévocabilité des ventes des biens nationaux ».
    À son tour, Louis XVIII, pour pouvoir succéder à Napoléon, dut s’engager à ne pas revenir sur ces ventes. L’article 9 de la Charte de 1814 énonçait que « toutes les propriétés » étaient « inviolables, sans aucune exception », y compris celles qui étaient appelées « nationales ».
    Jean Tulard, Jean-Pierre Deschodt, Mythes et polémiques de l’histoire
    http://www.oragesdacier.info/2014/03/le-mythe-de-la-revolution-egalitaire.html

  • Le 6 février 34, coup de force ou coup de sang ?

    Quelques jours après le « Jour de colère » organisé le 26 janvier dernier à Paris, le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, a audacieusement comparé dans le Journal du Dimanche le climat politique actuel avec celui de l'avant-guerre : « Le point commun avec les années 1930, c'est cet anti-républicanisme et la détestation violente dans les mots comme dans les actes de nos valeurs et de nos principes. » Ce rapprochement appartient à l'imaginaire paranoïaque d'une gauche française qui, n'ayant pas eu à combattre un fascisme qui n'exista jamais dans notre pays, a construit ses fantasmes morbides autour de la date du 6 février 1934, autre jour de colère grimé en tentative de coup de force. Il existe toutefois un point commun entre notre bel aujourd'hui et cette époque : les Français pensaient déjà que leurs élus étaient « tous pourris ». C'est ce sentiment qui fut à l'origine des manifestations de 1936, au lendemain de l'affaire Stavisky, née d'une escroquerie dans laquelle avaient tripatouillé des magistrats, des parlementaires et un ministre.
    Né en 1886 près de Kiev, dans une famille juive, et arrivé en France à l'âge de 12 ans, Alexandre Stavisky a déjà derrière lui, en 1933, une solide carrière d'aigrefin, cumulant les arnaques les plus variées. Arrêté en 1926 et libéré l'année suivante, il s'est refait une vertu en toc et strass, a investi dans des journaux, fréquenté les salons parisiens en vue et cultivé d'utiles relations dans les milieux politiques. Il commet pourtant une escroquerie de trop en détournant plus de 200 millions de francs au détriment du Crédit municipal de Bayonne, avec la complicité, entre autres, du député de cette ville. L'affaire éclate fin décembre 1933. Menée par Albert Prince, conseiller à la Cour d'appel de Paris, l'enquête met à jour les multiples connivences et protections dont l'escroc bénéficie dans les milieux politiques et judiciaires, mouillant, entre autres, le ministre des Colonies Albert Dalimier, radical et franc-maçon, et le procureur général Pressard, beau-frère du président du Conseil Camille Chautemps.
    Multiplication de « suicides »
    Recherché, Stavisky se réfugie dans un chalet qu'il possède à Chamonix, où il meurt, « suicidé » de deux balles dans la tête, lorsque les policiers viennent l'y arrêter, le 8 janvier 1934. L'affaire connaîtra un épilogue non moins sanglant avec la découverte, le 20 février, près de Dijon, du corps déchiqueté du conseiller Prince, attaché aux rails du chemin de fer: second « suicide »(1). Entretemps, c'est à Paris que le sang aura coulé.
    Tout au long du mois de janvier, la ligue d'Action française y organise des manifestations presque quotidiennes, qui conduisent Camille Chautemps à démissionner, le 27 avril. Le président de la République, Albert Lebrun, demande alors à Edouard Daladier de former un cabinet. L'une des premières mesures que prend le nouveau président du Conseil est de relever de ses fonctions le préfet de police Jean Chiappe, qui avait la confiance des ligues et des anciens combattants. Cette décision apparaît comme une provocation et l'Union nationale des combattants (UNC) appelle à manifester le 6 février. Le quotidien L'Action française titre à la une : « Contre les voleurs, contre le régime abject, tous, ce soir, devant la Chambre ! »
    Les gendarmes tirent ; les premiers morts tombent
    Au jour dit, les principales ligues : AF, Solidarité française, Jeunesses patriotes, Croix-de-feu, la Fédération des contribuables, les anciens combattants de l'UNC, descendent dans la rue. Les gendarmes mobiles, gardes républicains à cheval et gardiens de la paix barrent la route à la foule pour l'empêcher d'atteindre le Palais-Bourbon. Vers 19 heures se produisent les premières échauffourées avec les manifestants, qui, massés sur la place de la Concorde, bombardent les forces de police de projectiles divers. Les gendarmes tirent ; les premiers morts tombent. Peu avant 22 heures, les gardes à cheval chargent la foule, qui riposte en jetant des pétards sous les ventres des chevaux et des billes d'acier sous leurs sabots. Les gendarmes ouvrent de nouveau le feu pour chasser définitivement les manifestants de la place de la Concorde. Le bilan de la soirée est lourd : 664 blessés et un tué du côté des forces dites de l'ordre; parmi les manifestants, 650 blessés et 16 morts - auxquels s'ajouteront six autres victimes, décédées des suites de leurs blessures.
    Le lendemain, la gauche crie au complot « fasciste » visant à renverser la République. Faut-il y croire ? Comme l'a écrit Eric Vatré dans un article publié par la revue Enquête sur l’histoire(2), la marche sur le Palais-Bourbon, d'ailleurs désert ce soir-là, « ressortit avant tout au symbole, et ne pouvait constituer un objectif stratégique de coup d’État », d'autant moins que les manifestants n'étaient pas armés. En outre, « ce qui caractérise cette journée tragique, c'est une absence complète de coordination entre les ligues. (...) Ni programme ni chef susceptible de rassembler les opposants au régime, ni plan ni désir de prise de pouvoir. » Le colonel de La Rocque, chef des Croix-de-feu, fondamentalement républicain, a même refusé tout contact avec les autres responsables. Ses militants se dispersent d'ailleurs sans affronter la police.
    Pour chercher autre chose, dans les événements du 6 février 1934, qu'une explosion de colère populaire, il faut donc lire l'histoire après qu'elle a été écrite : si, ce jour-là, la gendarmerie n'avait pas tiré sur le peuple, qui se souviendrait aujourd'hui de cette « nuit de sacrifice, qui reste dans notre souvenir avec son odeur, son vent froid, ses pâles figures courantes, ses groupes humains au bord des trottoirs... » ?(3)
    Hervé Bizien monde & vie 25 février 2014
    1) Pierre Bonny, policier véreux qui co-dirigera plus tard la gestapo de la rue Lauriston, avouera à son fils, avant d'être fusillé en décembre 1944, sa responsabilité dans le meurtre du conseiller Prince « pour défendre la République ».
    2) Enquête sur l'histoire n° 6, printemps 1993.
    3) Robert Brasillach, in Notre avant-guerre. L'écrivain sera fusillé le 6 février I945 : « Sur onze ans de retard, serai-je donc des vôtres ? je pense à vous ce soir, ô morts de février ».