Bonjour mesdames et messieurs,
J’ai aujourd’hui l’honneur de m’adresser à vous à l’invitation de Serge Ayoub. Je ne suis pas membre de Troisième Voie, l’expérience m’ayant enseigné qu’un engagement politique est incompatible avec le recul attendu d’un analyste impartial. Pour autant, je me considère comme un compagnon de route de votre mouvement. J’ai en effet coécrit, avec Serge et un mystérieux « M. Thibaud », un petit ouvrage, « G5G, la guerre de cinquième génération », dont certaines idées se retrouveront sans doute, à l’avenir, dans votre Troisième Voie.
C’est pourquoi, quand Serge m’a demandé une contribution à votre réflexion sur l’économie, j’ai immédiatement accepté. De toute manière, le moment est excellent pour proposer des voies nouvelles. Après tout, ce que nous allons vivre dans les vingt ans qui viennent, c’est la fin d’un monde. Alors profitons-en pour dessiner, dès à présent, ce que nous espérons pour le monde d’après.
Entendons-nous bien : cette formule, « la fin d’un monde », n’est pas une « manière de parler ». C’est l’exacte réalité, nous vivons, tous ici, depuis notre naissance, dans un monde : le monde de la consommation, de la confiance en l’avenir et du crédit. Nous allons, dans les deux décennies qui viennent, basculer dans un autre monde : le monde de la rareté, de la méfiance devant l’avenir et de la menace.
Nous sommes à la veille de constater la faillite du monde anglo-saxon. La dernière fois que ça s’est produit, c’était en 1343, sous le règne d’Edouard III. Cela a entraîné la chute du capitalisme médiéval, conditionné la prolongation de la guerre dite de Cent Ans, et contribué à la division par deux de la population de notre continent. Oyez, oyez, bonnes gens, grand spectacle en perspective ! On ne voit pas ça tous les jours !
C’est comme ça, on n’y peut rien… Essayons de faire une opportunité de cette grande menace : voilà ce dont il doit être question, pour une troisième voie économique.
Mais commençons par prendre l’exacte mesure de la réalité.
Sur le plan financier, la situation actuelle de l’Occident est facile à résumer : c’est la faillite à peu près complète d’à peu près tout le monde. Il y a, dans le système et avant de prendre en compte les produits dérivés, trois ou quatre fois plus de dettes que ce qui est soutenable au regard des taux de croissance actuels. Les évaluations des actifs monétaires sont totalement déconnectées du réel et ne renvoient plus qu’à un immense schéma de Ponzi. Les actifs immobiliers sont estimés sur la base de ce que les baby-boomers étaient prêts à payer pour préparer leur retraite, on va bientôt voir ce qu’ils vaudront quand ces mêmes baby-boomers devront les revendre aux classes démographiques creuses. Les actifs productifs eux-mêmes sont largement surévalués, puisqu’apparemment, personne n’a provisionné les implications des crises énergétiques et écologiques à venir.
En fait, tout l’Occident, c’est ENRON. Tous les occidentaux sont des salariés d’ENRON : ils croient qu’ils ont un boulot, mais en fait, ils n’ont qu’une ligne de crédit sur un compte déjà dans le rouge.
En 2008, les USA et l’Europe se sont offert un répit en sauvant leur système bancaire par les comptes publics. Mais l’Etat salvateur est lui-même totalement démuni. A court terme, la faillite de certains Etats occidentaux devra forcément être constatée, d’une manière ou d’une autre. Va-t-on sauver l’Etat par la Banque, après que la Banque a été sauvée par l’Etat ? Si oui, cela passera par les super-souverains, FMI, BCE. Et après ? Et après, rien. On n’aura fait que reculer pour mieux sauter.
Dans notre situation et à l'intérieur du cadre imposé par la haute finance actuellement au pouvoir, dans l'Etat profond, aux USA et en Europe, il n’y a que trois solutions : admettre qu’on ne peut pas rembourser les dettes, ce qui implique la déflation, puisque les faillites détruisent des revenus ; faire semblant de rembourser en imprimant de la monnaie à tour de bras, ce qui finit toujours par provoquer une inflation, par exemple via les prix des matières premières ou des denrées alimentaires ; ou bien gérer au fil des évènements, une politique de stop and go, pour fabriquer autant que possible une stagflation ou quelque chose qui s’en rapproche.
C’est cette dernière solution que nos élites vont probablement suivre ; tout l’indique à ce stade, en tout cas. Dans les années 1970, cela avait permis de gérer l’abandon de l’étalon-or et les chocs pétroliers ; mais cette fois, la situation est bien plus grave : une stagflation étalée sur dix ans, qui se traduira probablement par une inflation réelle de l’ordre de 10/15 % par an, avec dans le même temps des salaires qui stagneront ou progresseront peu en monnaie courante, voilà le programme. La soupe à la grimace, et il y en aura pour tout le monde ; le tout venant impacter des sociétés ravagées par trente ans de dérive inégalitaire et d’appauvrissement des jeunes au profit des vieux.
Première rupture : c’est la fin de l’ère de la consommation, c’est le début d’une ère de rareté relative. Voire, si certains mécanismes s’emballent, de rareté tout court.
Circonstance aggravante dans ce contexte pour le moins tendu, le système financier international est par terre. Pour l’instant, on a l’impression qu’il est toujours debout parce que tout le monde fait semblant de ne pas voir qu’il est par terre, mais il est bel et bien par terre.
La zone euro sera évidemment à brève échéance contrainte à un réaménagement drastique ; ce sera peut-être une explosion pure et simple entre une zone mark et une zone franc, peut-être le passage à un euro monnaie commune mais pas unique, peut-être une assez improbable sortie de crise par l’inflation, une inflation orchestrée par la BCE – une issue assez improbable vu les positions allemandes sur la question.
Mais en tout cas, ce qui est certain, c’est que la zone euro telle que nous la connaissions, c'est fini. Ça ne pouvait pas durer, de toute manière. En gros, c’était : « empruntez comme des Américains si vous êtes espagnols ou irlandais, négociez vos salaires comme des Français si vous êtes français, et profitez cependant des avantages d’une monnaie forte, à l’Allemande, si vous êtes riches. » Ce genre d’incohérence ne peut pas durer très longtemps. Surtout quand ça crée un système où il n’y a plus aucun outil de contrôle au sein d’un espace allant de Naples à Paris…
Le dollar, lui, n’est plus appuyé sur rien, à part la trouille bleue que le monde entier éprouve devant l’US Army. A ce sujet, pour ceux qui se demanderaient ce que les armées occidentales vont faire en Lybie : non, il ne s’agit pas de défendre les droits de l’homme parce que BHL a prophétisé son oracle. Il s’agit d’implanter une présence militaire euro-américaine pour empêcher par les armes la progression jusque là irrésistible de la Chinafrique, et ainsi conserver les matières premières sous contrôle – la seule raison qu’il reste au monde de vouloir du dollar, c’est en effet qu’on en a besoin pour acheter du pétrole et des matières premières.
Conclusion : le système que l’Occident est en train de mettre en place, en gros, c’est le durcissement de la structure de classes en interne, et l’impérialisme à l’extérieur, pour défendre le pouvoir de la haute finance, principalement anglo-saxonne, en confisquant les matières premières et les énergies. Soit l’impérialisme pour sauver l’hypercentralisme du capital privé.
Techniquement, ça rappelle assez certaines logiques des années 30, n’est-ce pas ?
Militants de Troisième Voie, à l’avenir, quand on vous traitera de fascistes, vous pourrez répondre à bon droit que vous l’êtes en tout cas moins que les gens que vous combattez ! Une réponse alternative serait que vous assumez les bons côtés du fascisme-projet, alors que les dirigeants actuels du capitalisme globalisé incarnent les mauvais côtés du fascisme-Etat, mais ce genre de nuances est probablement incompréhensible pour la plupart des gens…
Bref, revenons au sujet.
En face de ce fascisme bancaire occidental, un contre-pôle apparaît. En gros, c’est l’Organisation de Coopération de Shanghai, c'est-à-dire principalement l’alliance sino-russe, avec l’Inde en arrière-plan, même si elle n’a pas encore clairement choisi son camp.
Ce contre-pôle, on peut le remarquer au passage, est allié avec une partie du monde musulman, mais ennemi d’une autre partie. Ici comme ailleurs dans l’Histoire, l’unité musulmane apparaît comme un leurre, et ceux qui ont espéré, à une certaine époque, en l’Islam unifié contre l’Empire de la Banque… eh bien ceux-là apparaissent, une fois de plus, comme des rêveurs. Le monde musulman, sur le plan géopolitique, ça n’existe pas. Il y a des pays musulmans, la plupart sont sans force. La Turquie et l’Iran ont un véritable pouvoir régional, mais le face-à-face planétaire, évidemment c’est Chine contre USA, avec l’Europe à ce stade dans le camp américain, et la Russie dans le camp chinois.
Il y a un contre-impérialisme pour défendre l’hypercentralisme du capital d’Etat, et ça n’a rien à voir avec le Grand Jihad Hollywoodien et autres fariboles plus ou moins made in CIA...
Le monde qui émerge, à travers cette confrontation pour l’instant très froide et très indirecte entre OTAN et OCS, c’est un monde de la méfiance. La méfiance de tous devant l’avenir engendre la méfiance de chacun devant les autres. C’est la deuxième rupture : le passage d’un monde de la confiance en l’avenir à un monde de la méfiance devant l’avenir, et donc de la méfiance entre les puissances.
Cette rupture est sinistre, bien sûr, mais il faut aussi reconnaître qu’elle traduit une prise de conscience : les peuples qui ont fait confiance à l’Empire occidental savent maintenant à quoi s’en tenir, quand on leur tient des discours lénifiants sur la démocratie et la société ouverte. Allez parler de société ouverte aux retraités russes, vous allez voir, ils ont des choses à dire à ce sujet…
Bref, revenons au sujet : le temps de la méfiance.
La manifestation concrète de cette méfiance, c’est la décision sino-russe de commercer désormais en roubles et yuans. La signification de cette décision, c’est que la moitié du monde se prépare à sortir du cadre de représentation monétaire promu par l’Occident. La confiance ne règne pas…
Et elle ne règne pas, d’ailleurs, pour de bonnes raisons.
Ce cadre de représentation monétaire, promu par la sphère anglo-saxonne, dominante au sein de l’Occident, est depuis toujours appuyé sur le système du crédit. Ce système du crédit, concrètement, cela consiste à fabriquer, via la dette, une masse monétaire un peu plus importante que les besoins de l’économie réelle, qu’on lance ainsi à la poursuite d’une fiction : l’économie qu’il faut construire pour donner un sous-jacent à la masse monétaire générée par le crédit. De ce cadre de représentation, induit par le système du crédit, découle l’obligation de la croissance.
Au départ, tout cela n’était pas malsain ; cela a pu contribuer à créer de la prospérité. Mais le système a peu à peu dégénéré, au fur et à mesure que le capitalisme butait sur des limites écologiques et énergétiques niées contre toute évidence. La machine économique occidentale s’est ainsi virtualisée jusqu’à définir une véritable paraphrénie, une sorte de discours délirant produit par un cerveau global schizophrène : vous ne pouvez plus rouler en voiture, mais les compagnies automobiles font des bénéfices records ; vous êtes rendus malades par les médicaments, mais l’industrie pharmaceutique prospère. C’est de la folie. Le système économique occidental, depuis quelques décennies, c’est de la folie.
Le résultat contemporain, c’est une course en avant qui a échappé à toute limite, à tout processus de pilotage coordonné, un cerveau global entièrement dominé par une irrésistible « pulsion de croissance », si j’ose dire, en fait un cerveau global psychotique. Un cerveau global qui, parvenu au terme de son évolution, révèle progressivement son caractère psychotique, jusqu’à devenir une sorte de serial killer planétaire, ivre de toute puissance technologique, exactement comme un pervers violent est ivre de puissance devant une victime.
Il y a un moment où il va falloir que nous, occidentaux contemporains, acceptions de nous voir tels que nous sommes, même si c’est douloureux…
Nous sommes une civilisation malade. Nous avons détruit la conscience en anéantissant les cadres religieux qui interposaient des limites, des barrières, entre nous et nos fantasmes de toute-puissance. Nous sommes sortis de la religion, puis nous avons laissé tomber nos idéologies, qui étaient des formes religieuses dégénérées. A présent, nous sommes dans les ténèbres, mais nous ne le savons pas. Nous avançons tels des somnambules, ou plutôt tels des morts vivants, des robots, des créatures programmées par une obsession qui les commande pour leur perte. De la disparition de toute référence à une extériorité transcendante, de l’émergence d’une sorte de projection de nous-mêmes comme point de référence à notre course, est sortie une vision du monde pathologique. Celle d’un Jacques Attali, qui nous présente comme « l’idéal judéo-grec » la double négation de la conscience juive du péché et de la conscience grecque de la nature. Véritablement, c’est une maladie dégénérative.
Nous sommes aussi une civilisation contagieuse. Parce que nous engageons une course indéfinie à la puissance technologique, tout le monde est obligé de nous suivre. Certains n’y parviennent pas : Africains, musulmans, sud-américains, pour l’instant. D’autres y parviennent : Russes et Chinois, Indiens aussi, en partie. Il y a donc d’un côté ceux que nous pouvons détruire, et d’autre part ceux qui sont amenés, à leur façon, à nous suivre pour résister à notre menace – en produisant une menace en sens inverse.
C’est là que nous trouvons la troisième rupture : bienvenu dans le siècle des menaces, et des menaces croisées, réciproques.
Donc, je me résume pour que tout le monde ait les idées claires, voilà la situation : l’ère de la consommation, de la confiance et du crédit, nous a conduits, à l’instant de son retournement, dans l’ère de la rareté, de la méfiance et de la menace.
Et alors la Troisième Voie, dans ce contexte ? J’y viens.
Deux voies existent aujourd’hui. Le système s’arrange toujours plus ou moins pour fabriquer deux voies. Ça ne date pas d’hier…
La première voie est définie par le bloc occidental : c’est le capitalisme de la Banque ; la seconde voie est incarnée désormais par la Chine : c’est le capitalisme de l’Etat. Dans les deux cas, le capitalisme n’a plus grand-chose à voir avec la libre entreprise, encore moins avec la liberté. Il n’y a pas de libre entreprise dans un pays où la Banque déclenche des faillites collectives pour ramasser périodiquement la mise. Il n’y en a pas plus, évidemment, dans un système où l’Etat conserve fondamentalement un contrôle presque total sur la société.
Ces deux voies, chinoises et anglo-saxonnes, n’en font qu’une à long terme. Aucune des deux ne répond aux défis de l’heure. Elles sont produites par le siècle des menaces, mais elles ne permettent pas de répondre aux défis de ce siècle. Dans les deux cas, ce que nous avons, c’est un programme de maximisation de la puissance, une obsession de la croissance quantitative. Ni le modèle américain, ni le modèle chinois ne permettent de définir un avenir humain dans un monde où l’impératif de croissance va buter sur ses impératifs écologiques, énergétiques, mais aussi psychosociaux.
En fait, ces deux modèles supposent implicitement un rebond technologique avant la date fatidique où les catastrophes convergent, entre 2020 et 2030. Mais ce rebond paraît très improbable. L’énergie de fusion, les ordinateurs quantiques… on nous promet tant de choses. Mais en pratique, ce que l’on voit, c’est un déluge de gadgets, une multiplication des micro-innovations d’un intérêt de plus en plus douteux.
La voie du capitalisme financiarisé, virtualisé, à l’occidentale, nous conduit vers un monde où le Capital privé, devenu maître de l’Etat, bâtit un pôle de puissance et de richesse prédateur et restreint, dominant un contre-pôle de pauvreté et d’impuissance, formé par une masse dominée. C’est le monde créé par la toute-puissance de la Banque virtualisée, toute-puissance prédatrice et corruptrice, racine de presque tous nos maux, en réalité. Fondamentalement, le cœur de cette voie se trouve dans les pays anglo-saxons et en Israël. Précisons que les peuples américains, anglais ou israéliens n’y sont, dans leur écrasante majorité, pour rien ou à peu près ; ils se trouvent simplement que le Capital a élu domicile chez eux. Ils commencent d’ailleurs à figurer parmi les victimes les plus cruellement attaquées, d’ailleurs, s’agissant en tout cas des Américains et des Anglais.
La voie du capitalisme encore industriel, à la chinoise, nous conduit exactement vers le même monde, avec deux ou trois décennies de retard, malgré la vitesse étonnante du décollage chinois. Le capitalisme de l’Etat, tout en haut de la structure, donne peut-être à la voie chinoise, à ce stade, une plus grande cohérence. Mais ne nous y trompons pas, cette cohérence n’est pas mise au service de la liberté, de la dignité des êtres ordinaires. Le système chinois a l’immense mérite de parvenir à gérer un pays d’un milliard trois cent millions d’habitants. Mais ce n’est pas un système que nous, européens, pouvons envier.
En pratique et en profondeur, Chine, USA, cela revient au même : c’est le modèle d’une humanité à deux vitesses, pour mettre en cohérence le maintien du niveau de l’empreinte écologique démesurée des riches et l’harmonisation des structures de classes à l’échelle planétaire. Deux voies s’opposent, mais elles s’opposent pour se cautionner, et pour conduire, par leur opposition, à un unique modèle. Lire Jacques Attali, pour savoir ce qu’est ce modèle.
Chine-USA, une opposition en forme de piège. Une ruse de l’Histoire. Ou plutôt : de ceux qui font l’Histoire.
Mais c’est aussi une opportunité, car à la charnière de ces deux voies opposées par leur origine, et convergentes par leur dynamique, une troisième voie peut apparaître.
Cette troisième voie, c’est notre espoir.
Le duopole sino-américain est en crise. Il y a une sorte de course de vitesse entre deux phénomènes historiques : d’une part la confiscation progressive du pouvoir par une hyperclasse mondialisée qui a encore, sans doute, besoin de plusieurs décennies pour prendre vraiment conscience d’elle-même à l’échelle globale ; d’autre part l’implosion de l’empire jusque là dominant, celui du capitalisme occidental, et une transition complexe à gérer vers une nouvelle structure, au sein de laquelle la Chine risque d’être prédominante. La super-crise sociale et la super-crise géopolitique : laquelle des deux va surdéterminer l’autre ?
Alors, à tout moment, l’opposition de façade entre capitalisme occidental et capitalisme asiatique peut devenir autre chose qu’une opposition de façade. Le système global n’est pas stabilisé ; il faudra encore plusieurs décennies pour le stabiliser.
Et c’est donc pendant ce moment historique, entre l’ère impérialiste occidentale et l’ère de l’hyperclasse globalisée, et à la charnière entre les deux sphères occidentale et asiatique, c’est ici et maintenant, que peut se trouver une des rares lueurs d’espoir de notre époque : l’hypothèse d’une renaissance européenne, pour une troisième voie, ni américaine, ni asiatique.
Le monde a besoin d’un retour à l’esprit de limitation, parce que nous sortons de la consommation et entrons dans la rareté. Le monde a besoin d’une proposition de société qui préfère l’équilibre à la croissance, parce que nous sortons du temps de la confiance aveugle en l’avenir, parce que nous entrons dans l’ère de la méfiance. Et par-dessus tout, le monde a besoin d’une capacité à construire la paix et la stabilité, parce qu’il est, désormais, le monde de la menace. Ces caractéristiques, limitation, équilibre, stabilité, ne peuvent être apportées ni par l’économie atlantique contemporaine, véritable prolifération cancéreuse de la valeur comptable sans contrepartie réelle, machine à secréter le déséquilibre destructeur, ni par une économie chinoise pour l’instant éclatante de santé, mais caractérisée en profondeur par des déséquilibres sociaux gravissimes, qui finiront par pousser Pékin à s’engager dans un impérialisme adapté à la donne chinoise.
Dans un tel contexte, la définition d’une troisième voie par un troisième pôle est une espérance pour le monde.
Cette troisième voie, sa définition suppose d’une part qu’une force émerge qui puisse dire non à l’impérialisme anglo-saxon, d’autre part que ce refus soit accompagné d’une proposition positive de refondation.
La force, pour liquider l’énorme masse de dettes en la soldant sur la finance spéculative – ce qui suppose, pour que le voleur rende gorge, que la puissance de l’US Army et des réseaux d’influence de l’Empire occidental, gardiens du pouvoir de la Banque, trouve en face d’elle une puissance dissuasive, de force sinon égale, au moins comparable. La force, en somme, pour préempter la crise géopolitique, pour l’utiliser comme un levier, au lieu de la subir.
Et la proposition de refondation, c’est la fin, ou plutôt le dépassement de la psychose occidentale. Si notre civilisation a fabriqué cette psychose, c’est d’abord parce qu’elle avait pris énormément d’avance sur les autres civilisations du globe. Ceci implique aussi que nous pouvons, peut-être, trouver les premiers le remède à la maladie que nous avons répandue.
Ce remède, on le connaît tous en réalité. Arrêtons de tourner autour du pot : très concrètement, il s’agit de convaincre les riches qu’ils vivront une vie bien plus intéressante en partageant. Hors de là, pas de salut. Un processus d’imitation parcourt la structure sociale et la modèle de haut en bas. Nous devons en changer le contenu, pour qu’il répande à nouveau, à travers toutes les couches de la société, les valeurs supérieures du courage, de l’ascèse, du partage, et de la protection du faible par le fort en somme. Bref, il faut en finir avec le règne des marchands.
Si l’on a pu s’illusionner un instant sur une possible révolution conservatrice aux USA, il devient désormais évident que nous ne trouverons pas la formule de cette réhabilitation des valeurs supérieures dans un monde atlantique qui nous domine, mais qui illustre, jour après jour, sa renonciation à toute décence. Nos traditions de l’Europe continentale sont notre dernier espoir, voilà ce qu’il nous faut raviver si nous ne voulons pas périr.
Bref, qu’il s’agisse de constituer un pôle de puissance ou de lui donner une substance, c’est toujours par un choix géostratégique que peut et doit commencer toute « troisième voie économique » : nous devons choisir le contrepoids à la puissance et aux valeurs d’un monde atlantique malade et prédateur, qui nous fait crever parce qu’il héberge, pour l’instant du moins, la Banque, le Capital parasitaire. Demain, peut-être, une deuxième révolution américaine me fera mentir.
Mais pour l’instant, nous savons tous où se trouve l’alternative : dans l’alliance russe.
Et nous savons tous, aussi, comment cette alliance peut s’organiser. Depuis que Vladimir Poutine a publié dans la Süddeutsche Zeitung un plaidoyer pour un espace économique de Lisbonne à Vladivostok, tout le monde a pu constater que le Kremlin veut l’alliance européenne – ce qui est parfaitement logique, puisque cela installe la Russie en pont terrestre entre l’Europe et l’Asie. Et tout le monde a pu constater, aussi, que la proposition a été formulée en allemand, ce qui, là encore, n’étonnera personne, du moins parmi les gens qui se sont intéressés, ces dernières années, à la progression fulgurante du commerce germano-russe.
Bref, le nom concret de l’alliance russe, c’est : Paris-Berlin-Moscou.
Alors soyons clair : si vous vous demandez, parmi les gens qui vous parlent, qui est du côté des peuples, il y a deux questions à poser. La première, évidente, c’est : êtes-vous pour le retour à la souveraineté monétaire des Etats, donc pour l’abolition de la loi de 1973 interdisant à la Banque de France d’accepter les effets du Trésor à l’escompte. La deuxième, moins évidente mais tout aussi cruciale, c’est : êtes-vous pour une alliance Paris-Berlin-Moscou ?
Ceux qui répondent oui aux deux questions veulent une troisième voie économique.
Ceux qui répondent oui à la première question, la loi de 73, mais non à la seconde, Paris-Berlin-Moscou, sont de doux rêveurs, qui n’ont pas pris conscience des vrais rapports de force.
Vous en trouverez aussi qui répondent oui à la deuxième question, Paris-Berlin-Moscou, mais non à la première, la loi de 1973. Ceux-là veulent en réalité positionner le pouvoir bancaire au cœur d’une future économie continentale – car, il faut bien le comprendre, ce pouvoir, aujourd’hui logé dans le monde atlantique, peut très bien, demain, se repositionner dans un cadre différent, y compris à travers un axe Berlin-Moscou maîtrisé, en réalité, par les banques d’affaires. La politique et l’économie sérieuses, ce n’est jamais simple.
Mais supposons que tous les écueils ont été contournés. Supposons qu’un nouveau pouvoir, en France et en Allemagne, sans rompre totalement les liens avec les USA, engage réellement l’Europe dans une troisième voie économique…
Imaginons que le rêve esquissé par Vladimir Poutine dans la Süddeutsche Zeitung est devenu réalité. En quoi consiste alors la troisième voie ?
Oh, ça n’a rien de bien sorcier : c’est d’une part le relèvement de tout ce qui a été abattu par un demi-siècle de despotisme bancaire, et d’autre part l’adaptation de ces dispositifs restaurés à la nouvelle donne créée par les défis du XXI° siècle, des défis qui ne seront pas ceux du XX° siècle.
En France, en gros, il faut refaire le Conseil National de la Résistance, en nous souvenant que l’enjeu n’est plus tant de sortir de la pauvreté que d’organiser une aisance écologiquement responsable. En Allemagne, il faut revenir, là encore sous des formes renouvelées, à ce qui s’appelle, là-bas, l’économie sociale de marché et la cogestion. Et en Russie, il faut continuer le bon travail fait, depuis dix ans, par Poutine, en tirant profit des avantages considérables que la Russie peut espérer d’un investissement technologique européen. Nous avons notre hinterland à développer, il s’appelle la Sibérie, et il est immense. Croyez-moi, si nous osons renaître, nous ne sommes pas les plus mal placés sur terre…
On peut tout à fait imaginer que progressivement ces modèles européens, ces projets nationaux inscrits en Europe, se rapprochent et, dans une certaine mesure, fusionnent. Il est hors de doute qu’il existe aujourd’hui en France un intérêt pour ce que l’Allemagne a réussi mieux que nous ; une partie de cet intérêt est obscène : cette partie renvoie au fantasme que le pouvoir capitaliste français a toujours entretenu à l’égard de la société germanique hiérarchisée. Mais une autre partie de cet intérêt est tout à fait sain : le fait est que la cogestion et l’économie sociale de marché, eh bien cela marche tout simplement, dans certains domaines, mieux que la planification indicative à la française – même si dans d’autres domaines, c’est le système français qui s’impose.
D’ailleurs, il existe aujourd’hui en Allemagne un vif intérêt pour l’esprit de solidarité français – évidemment, les médias dominants, ici, ne vous en parlent pas, mais savez-vous que récemment, un sondage a révélé que 75 % des Allemands approuvaient une grève dure dans les chemins de fer, parce qu’ils estiment la rigueur excessive ? Vous a-t-on parlé des manifestations importantes qui viennent de secouer la Saxe, à peu près là d’où est parti, en 1989, le mouvement qui devait mettre la RDA par terre… Non, évidemment : vous comptez compter sur les médias français quand il s’agit de ne pas vous informer de ces choses. On préfère vous expliquer que les Allemands bossent dur et ferment leur gueule, et que vous devriez faire pareil. Eh bien, sachez-le, on vous ment : en Allemagne, il n’y a pas que des patrons et des retraités, il y a aussi une population qui souffre. Rien ne dit que cette population acceptera éternellement d’être le prisonnier modèle de la nouvelle prison des peuples, j’ai nommé l’Union Européenne bruxelloise…
En fait, ce qui se passe en ce moment, c’est que l’Europe est en train d’hésiter entre conclure son suicide et renaître.
Si nous ne parvenons pas à triompher de la dictature des marchés financiers, si nous devenons les auxiliaires du combat d’une soi-disant voie occidentale vers la société de l’injustice, contre une voie asiatique conduisant d’ailleurs elle aussi à cette même société de l’injustice… bref, si nous nous laissons entraîner dans une voie que nous n’avons pas choisie, les gens qui nous ont poussé au suicide finiront leur travail.
Mais il y a une autre voie.
La voie qui consiste, tout simplement, à décider nous-mêmes de notre avenir. Restaurer notre souveraineté nationale, l’insérer dans un ordre européen reposant sur une alliance structurelle entre des puissances européennes souveraines, mais coordonnées par un système d’agences, souple et réactif. Utiliser le formidable levier de puissance de cette alliance pour reconquérir les instruments de la souveraineté monétaire. Utiliser la souveraineté monétaire pour opérer, à l’échelle d’un espace eurosibérien coordonné, une véritable refondation monétaire. Profiter de cette refondation monétaire pour faire, à l’échelle de cet immense espace eurosibérien, ce que jadis, en plus petit, l’alliance des résistants dans le CNR avait fait en France, ou encore ce que, d’une autre manière, les politiques habiles et raisonnables firent en Allemagne, dans les années 50. Redistribuer les revenus. Dompter le capitalisme. L’obliger à produire, sans violence inutile, sans contrainte autre que celle strictement nécessaire, la dose exacte de socialisme qui doit servir de contrepoids à un libéralisme sain, un libéralisme des entrepreneurs. Et choisir, ainsi, à travers l’économie, qui n’est qu’un outil, la renaissance de nos vieux peuples.
On sait tous très bien ce qu’il faut faire. Et on sait tous très bien que la seule chose qui nous empêche de le faire, c’est, tout simplement, le pouvoir des riches, des très riches. Il faut, donc, tout simplement, briser ce pouvoir, là où il est à ce stade concentré : dans l’Anglosphère. La troisième voie, c’est la voie qui conduit à remporter cette bataille-là.
C’est possible. Mon opinion est qu’il y a très peu de chances pour que cela arrive, je ne vous le cacherai pas. Mais c’est possible, et c’est absolument la dernière chance, le dernier arrêt pour descendre et changer de train. Après, le programme, c’est highway to hell.
Donc, en conclusion, voilà à quoi, à mon avis, doit correspondre la troisième voie économique défendue par votre mouvement : saisir la dernière chance de l’Europe.
Evidemment, on dira qu’il y a un extraordinaire décalage entre cette ambition et vos moyens. A quoi bon, dira-t-on, parler de ces questions à des gens si peu nombreux, si peu puissants ?
A cette objection, je répondrai qu’on ne vous demande pas, à vous du mouvement Troisième Voie, d’être plus que des auxiliaires dans ce grand combat.
A ceux qui s’étonnent, ici ou là, que je sois un compagnon de route de votre mouvement, je réponds en général ceci : quand on va passer aux choses sérieuses, ce qui arrivera forcément dans quelques années, et nous le savons tous… quand on va passer aux choses sérieuses, donc, vous préférez les trouver où, les jeunes gars de cette tendance : en face de vous, ou à côté de vous ?
Et donc, voilà pourquoi j’espère, militants et sympathisants du mouvement Troisième Voie, vous avoir, en bon compagnon de route, un peu aidé aujourd’hui à choisir le bon combat.
Michel drac http://www.scriptoblog.com
international - Page 1371
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Pour une troisième voie économique (arch 2011)
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Les attentas du 11 Septembre 2001 P. Ploncard d'Assac
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Le terrorisme monte encore d'un cran en Syrie / L'ONU se prononce sur le statut de la Palestine
Il n’est pas coutume à Polémia de traiter l’actualité à chaud, au jour le jour – ce n’est pas sa vocation. Néanmoins, le Proche-Orient est actuellement témoin de deux situations évolutives : hier, une série d’attentats mortels en Syrie ; aujourd’hui, le vote à l’ONU d’un statut pour la Palestine. Nous reproduisons ici les commentaires de l’équipe du Bulletin de réinformation de Radio Courtoisie qui a développé ce matin même ces deux questions.
PolémiaI/ Le terrorisme monte encore d’un cran en Syrie
Hier, deux attentats terroristes ont fait près de 40 morts et 80 blessés à Jaramana, une ville favorable à Bachar-al-Assad, non loin de Damas. Plus précisément, ce sont les quartiers chrétiens et druzes qui ont été visés par les terroristes. Si les attentats n’ont pas été revendiqués, le mode opératoire laisse à penser que des organisations terroristes puissantes, comme Al-Qaïda, sont désormais à la pointe du combat contre le régime syrien.
La Syrie, nouveau terrain d’action du terrorisme islamiste ?
C’est bien ce que l’on peut craindre, d’autant plus que chez les rebelles, les libéraux et les modérés sont désormais en minorité. Mi-novembre, les autorités syriennes ont d’ailleurs envoyé à l’ONU une liste de 142 djihadistes éliminés par l’armée régulière et membres d’Al-Qaïda. Parmi eux figuraient notamment 47 Saoudiens, 24 Libyens, 10 Tunisiens, ainsi que des Afghans, des Tchétchènes, des Turcs ou des Qatariotes.
Les grandes puissances continuent à soutenir les insurgés
En effet, on peut citer par exemple le don de 1.200.000 euros accordé lundi dernier aux rebelles par Laurent Fabius. Mais cette alliance n’est pas si étonnante qu’elle y paraît. En réalité, on retrouve un schéma tout à fait classique, où les islamistes du monde entier s’attaquent à une nation rivale des anciennes puissances tutélaires qui, en échange, les financent et les arment : c’était le cas contre l’Union soviétique en Afghanistan, contre la Serbie dans les années 1990, ou encore contre la Russie en Tchétchénie.
La Syrie condamnée à subir le même sort que la Serbie ou la Libye ?
Pour l’instant, le soutien de la Russie et de l’Iran a empêché toute action directe contre le régime syrien. Du reste, Bachar-al-Assad est toujours soutenu par une partie de son peuple, notamment les minorités chrétienne, chiite et kurde, mais aussi les fonctionnaires et les musulmans sunnites modérés. Cependant, l’armée régulière n’est toujours par parvenue à écraser les rebelles ; de plus, ces derniers disposent depuis peu de missiles sol-air, avec lesquels ils ont abattu un hélicoptère et un bombardier de l’armée au cours des dernières 48 heures. L’issue du conflit reste donc encore floue, mais une chose est sûre : une paix rapide semble désormais impossible.
II/ L’ONU se prononce sur le statut de la Palestine
Soixante-cinq ans après le plan de partage de la Palestine, le président Mahmoud Abbas demande ce jeudi le statut d’Etat non membre devant l’Assemblée générale des Nations unies.
Que recouvre ce nouveau statut ?
La demande palestinienne à l’ONU vise à ce que le statut d’observateur, dont la Palestine bénéficie depuis 1974, passe d’une « entité » à un « Etat non-membre ». Précisons que la « reconnaissance » d’un Etat est seulement le fruit d’une décision bilatérale entre deux Etats. Dans son discours devant l’Assemblée générale en septembre, le président Mahmoud Abbas avait mis en avant le fait que cette demande n’était pas un substitut à la négociation avec les Israéliens, mais allait dans le sens d’une Palestine partagée entre deux Etats : l’Etat d’Israël et celui de Palestine.
Qu’apporterait ce changement aux Palestiniens ?
L’obtention de ce nouveau statut, comparable à celui du Vatican, constituerait selon les Palestiniens une avancée de leurs droits nationaux. Mais l’Etat de Palestine, tel qu’il a été proclamé par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1988, est déjà reconnu par 132 Etats. Parmi ceux-ci, deux membres permanents du Conseil de sécurité : la Russie et la Chine. Mais ce n’est pas pour autant qu’il dispose de la souveraineté de son territoire. Toutefois, ce statut pourrait quand même ouvrir de nouveaux horizons diplomatiques et juridiques pour la Palestine, à l’heure où toute négociation avec Israël semble devenue impossible.
Quelle est la position des autres pays sur le sujet ?
Ils sont divisés. Pour l'Allemagne, la République tchèque et les Pays-Bas, ce sera « non ». La Grande-Bretagne, elle, hésitait encore hier entre l'abstention et le « oui ». Après quelques débats internes, la France va finalement soutenir la démarche palestinienne. Les Etats-Unis demeurent, quant à eux, résolument contre. Les Palestiniens sont toutefois assurés d'avoir gain de cause : ils doivent réunir 97 votes positifs (sur 193) et plus d'une centaine de pays ont d'ores et déjà pris position en leur faveur. Il s'agit notamment de ses alliés traditionnels : les pays musulmans et les non alignés.
(Source : Bulletin de réinformation de Radio Courtoisie du 29/11/2012.)
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L'Afrique sous la botte américaine : Carnages sur ordonnance (archive 2011)
Si Pierre Péan était américain, il aurait eu le prix Pulitzer, en France, il a droit au silence. Qui a entendu parler de son dernier livre, Carnages ? C'est pourtant une analyse implacable de l'offensive américaine en Afrique, avec en toile de fond le recul de la France, chassée une seconde fois.
Un ouvrage massif, énorme, tonitruant, exceptionnel, salutaire, effarant, vient de paraître en France dans un silence presque unanime de la presse officielle et assermentée. Seul l'hebdomadaire Marianne a consenti à en publier les meilleures feuilles. On le doit à Pierre Péan. Son titre, Carnages, plante assez bien le décor, celui de l'Afrique de la fin du siècle précédent et d'aujourd'hui, ainsi que de ses innombrables et sidérants charniers, accumulés la plupart du temps dans l'indifférence et surtout l'incompréhension totales au sein du septentrion du monde.
Pour la plupart des téléspectateurs occidentaux, le titre du livre sera d'abord justifié par le génocide tutsi du Rwanda, par celui imputé à l'encontre des habitants du Darfour à l’État soudanais, ou encore en raison de telle ou telle famine abondamment médiatisée sur fond de repentance post-coloniale et de charité spectaculaire.
La réalité est un peu différente, et nettement plus sordide. Surtout, elle offre une illustration saisissante, et jusqu'à l'écœurement, de ce que l'instrumentalisation de la bonne conscience et de l'arrogance morale peut autoriser en matière de massacres de masse. Notamment en dissimulant par la surmédiatisation d'un génocide la réalité et l'impunité d'un autre, comme pour les trains du célèbre dicton. Or, s'il y a une véritable nouveauté dans le monde qui est le nôtre depuis vingt ans, c'est sans doute là qu'elle se trouve et nulle part ailleurs, nous interdisant de pavoiser avec toutes nos âneries vertueuses et humanitaires: les remugles collectifs du cœur ont remplacé l'épaisseur du secret pour occulter la fabrique étatique des grands cimetières sous le soleil. La mort, la mort massive et toujours recommencée, celle des hommes, femmes et enfants d'Afrique, essentiellement...
Péan, dans ce livre-somme qui aurait dû faire la une de toutes les grandes émissions françaises, décrit avec la rigueur d'un historien positiviste et d'un limier méticuleux la connexion entre deux réalités géopolitiques que l'on croyait relativement distinctes l'une de l'autre et qui se trouvent à l'origine des plus grandes hécatombes que le continent noir ait connues depuis l'époque des traites négrières :
d'une part, la volonté des États-Unis et de la Grande-Bretagne d'éradiquer, au lendemain de la chute de l'Union soviétique, toute forme d'influence ou de présence françaises en Afrique ; de l'autre, la stratégie de domination impériale de Washington dans l'ensemble du vaste monde musulman qui l'a amené à resserrer considérablement ses liens diplomatiques et militaires avec Israël afin de lui permettre un investissement accru, discret, mais meurtrier, dans la quasi-totalité du continent noir.
Les grands prédateurs jouent toujours aux enfants de chœur
Le début et l'essentiel de ces grandes manœuvres aura lieu dans la fameuse région des Grands Lacs (Ouganda, Rwanda, Burundi, Congo-Zaïre, Congo-Brazzaville, Angola), qui en paiera et en paie encore le prix du sang - cinq à six millions de morts depuis le début de la décennie 1990 -, mais c'est le Soudan, riche et gigantesque pays à la fois arabe et musulman issu de l'empire britannique, qui en sera la clé de voûte et le cœur stratégique jamais révélé. C'est là du reste que le livre de Péan propose une véritable élucidation de la complexe et sanglante réalité géopolitique de ces dernières années en Afrique : il permet de comprendre clairement, même si persistent encore certaines zones d'ombre, en quoi et pourquoi tous les chemins africains mènent à Khartoum depuis la fin de la Guerre froide.
Au départ, on le savait, émerge donc la décision prise par l'Administration Clinton de se débarrasser de tous les alliés politiques de la France dans son ancien pré carré colonial pour leur substituer les leurs propres : sont surtout visés le vieux maréchal Mobutu au Zaïre et le président hutu Juvénal Habyarimana au Rwanda, ainsi qu'Omar Bongo au Gabon, son beau-père Denis Sassou-Nguesso au Congo.
L'idée, en réalité, remonte à Roosevelt, qui, avant son décès, en 1945, voulait empêcher au terme de la guerre la reconstitution des empires français et britannique en Afrique et en Asie. De Gaulle s'était interposé, et le Président américain était mort avant la fin des hostilités. Par la suite, l'équilibre rigoureux de la Guerre froide avait plus ou moins contraint Washington à composer avec une France, alliée de plus en plus indocile, mais néanmoins occidentale, qui contribuait, faute de mieux, à empêcher l'extension du communisme en Afrique francophone et en Indochine. Le rattachement des anciennes colonies belges à lex-pré carré colonial, lorsque le Général résolut de dissoudre l'Empire devenu Union française, avait été validé dans ce contexte, mais la France de Pompidou et de Giscard d'Estaing eut bien tort ensuite de croire éternel ce qui, pour les Américains, n'était que nécessité provisoire.
En 1991, naturellement, l'heure de l'hallali a enfin sonné : la politique africaine - et arabe - de la France n'offre plus aucune justification stratégique aux yeux de Washington, qui entend profiter de sa nouvelle « hyperpuissance » pour refaçonner à sa guise la carte du monde. La destruction de l'Afrique des Grands Lacs va être conçue au sein d'une entreprise impérialiste de grande échelle, en même temps que l'éclatement de la Yougoslavie et l'investissement progressif du monde arabe via les deux guerres d'Irak.
Silence, on tue les « méchants »
Il faut au moins, nonobstant la démesure prédatrice du projet, en admirer la cohérence géopolitique. Zbigniew Brzezinski et Madeleine Albright ne se trompent pas : la pérennité de la domination américaine passe, face à une Chine devenue incontournable et avide de matières premières, par la liquidation définitive de l'héritage des quatre anciens empires russe, serbo-orthodoxe, panarabe et français. Quarté gagnant, qui sera un quarté sanglant. D'autant que l'Afrique détient un sous-sol dont l'accès va devenir vital en même temps que l'extinction des ressources pétrolifères du monde arabe.
Pour mener à bien ces ambitieux projets, les Etats-Unis vont se servir de deux illuminés cyniques, résolus et mégalomanes, que les perspectives d'extermination à grande échelle n'émeuvent pas : Yoweri Museveni, ancien opposant (à la fois marxiste, protestant évangélique et hitlérien, cela ne s'invente pas) d'Amin Dada, devenu président de l'Ouganda après la chute de Milton Obote en 1986, et Paul Kagamé, son fidèle vassal tutsi, qui concoctent l'un et l'autre depuis longtemps des projets de domination véritablement napoléoniens dans la région.
Péan explique minutieusement comment, avec l'aide constante et active de Washington et du Mossad, les deux hommes vont organiser l'assassinat du président Habyarimana, le 6 avril 1994, après avoir au préalable planifié l'invasion du Rwanda par les forces armées du FPR de Kagamé, sonnant le déclenchement du génocide des Tutsis demeurés au Rwanda que Kagamé avait parfaitement prévu - et évidemment souhaité car nécessaire à la réussite de son plan.
La suite consistera, grâce à des média complices, à faire passer l'invasion du pays par les Tutsis ougandais, puis surtout celle du Kivu congolais, qui entraînera la chute de Mobutu, puis l'assassinat (peut-être orchestré avec l'aide de son propre fils) de Laurent-Désiré Kabila, comme une légitime croisade entreprise contre les «génocidaires » hutus du Rwanda. Bilan: plus de quatre millions de morts, essentiellement des civils, femmes et enfants hutus (quatre fois plus que les victimes tutsis du génocide rwandais), dont les cadavres seront entassés dans les profondeurs des forêts congolaises au vu et au su de tous, sous la surveillance des drones israéliens. Jacques Chirac, sous la pression des Américains, renoncera in extremis à une intervention militaire de la dernière chance.
Mais l'essentiel, encore une fois, pour les Etats-Unis et surtout pour Israël, demeure le succès du même scénario concernant le Soudan d'Omar el Béchir, qui, lui, résiste à l'offensive - grâce à l'appui de la Chine. Péan nous le confirme : c'est vers Khartoum, désormais, que tous les regards, long temps détournés, doivent se porter attentivement dans les années qui viennent.
Pierre-Paul Bartoli LE CHOC DU MOIS février 2011
Il Pierre Péan, Carnages, les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Fayard, 562 p., 24,50 €. -
« Le triomphe de la cupidité » De l’echec des marchés au nouvel ordre économique mondial
La crise économique qui sévit depuis l’automne 2008 a des conséquences dans le monde entier. La menace d’insolvabilité de différents Etats en constitue actuellement le point culminant. Un redressement durable de l’économie n’est pas pour demain.
Alarmés par les effets dévastateurs de la crise, avant tout pour les pays en développement et parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec les tentatives de solution rapides de quelques pays du G 20, l’ex-président de l’Assemblée générale des Nations Unies Miguel d’Escoto Brockmann et Joseph Stiglitz ont convoqué l’été dernier un sommet de crise de l’ONU qui partait de l’idée que la crise concernait la totalité de la communauté internationale et que tous les peuples devaient avoir leur mot à dire dans la recherche de solutions. Beaucoup d’idées du rapport que Stiglitz avait élaboré avec d’autres personnes au sein d’une commission préparatoire ont été discutées et présentées dans une déclaration finale. Le rapport demandait des réformes profondes des marchés financiers internationaux, notamment un Conseil économique mondial représentatif et des contrôles étatiques de la circulation des capitaux. Ce rapport a été rejeté par les pays industrialisés.
Il est d’autant plus salutaire que Joseph Stiglitz publie maintenant un ouvrage intitulé «Le triomphe de la cupidité» dans lequel, inspiré par le respect de la souveraineté des Etat nations, il expose de manière claire ses vues sur la crise et ses causes: Les guerres qui, depuis le début des années 1990, ont coûté des sommes colossales et ont nécessité un gonflement artificiel de l’argent (cf. « Une guerre à 3000 milliards de dollars »), les effets dévastateurs des contraintes pour le tiers monde (cf. «La grande désillusion»), la déréglementation et le déchaînement des marchés qu’elle a entraîné, les mauvais stimulants et la répartition injuste des richesses ont mené le monde au bord de l’abîme.
Au lieu de proposer des mesures hâtives, Stiglitz invite à une réflexion commune approfondie. Désireux d’éviter les crises futures, il expose dans toute leur complexité les tâches que nous impose l’avenir et il nous invite à trouver des solutions humaines. Après l’échec de toutes les solutions envisagées jusqu’ici, nous devons rassembler toutes les forces de la réflexion et le lecteur lui-même est appelé à prendre ses responsabilités. Sans accuser personne individuellement et avec une grande franchise, Stiglitz évoque les négligences et les mauvaises décisions qui ont conduit au désastre actuel. La question est de savoir si les pays pourront être assez indépendants et consensuels pour s’atteler ensemble à cette tâche.
Nous reproduisons ci-dessous la préface du livre de Stiglitz auquel nous souhaitons un large public. Il est à la portée de tout lecteur attentif.*
À mes étudiants dont j’ai tant appris, dans l’espoir qu’ils apprendront de nos erreurs.
Dans la Grande Récession qui a commencé en 2008, plusieurs millions de personnes, en Amérique et dans le monde entier, ont perdu maison et emploi. Beaucoup plus ont été tenaillés par l’angoisse de les perdre aussi, et pratiquement tous ceux qui avaient fait quelques économies pour leur retraite ou les études de leurs enfants ont vu ces investissements se réduire à peau de chagrin. Née en Amérique, la crise a vite gagné toute la planète: des dizaines de millions de personnes dans le monde ont perdu leur travail – 20millions pour la seule République populaire de Chine –, des dizaines de millions de vies ont sombré dans la pauvreté.1
Ce n’est pas ce qui était prévu. La théorie économique en vigueur, avec sa foi dans le libre marché et la mondialisation, avait promis la prospérité à tous. La «nouvelle économie» tant vantée – les innovations stupéfiantes des dernières décennies du XXe siècle, dont la déréglementation et l’ingénierie financière – devait nous permettre de mieux gérer le risque et mettre un point final au cycle des affaires. Et si, à elles deux, la nouvelle économie et la théorie économique moderne n’avaient pas totalement anéanti les fluctuations économiques, elles les avaient domptées. Du moins le disait-on.
La Grande Récession a pulvérisé ces illusions. C’est à l’évidence le pire effondrement économique depuis la Grande Dépression d’il y a soixante-quinze ans. Il nous contraint à repenser ce que nous avons si longtemps adoré. Cela fait un quart de siècle que règnent certaines idées: les marchés libres et sans entraves sont efficaces; s’ils font des erreurs, ils les corrigent vite; le meilleur Etat est le plus discret; la réglementation n’est qu’un obstacle à l’innovation; les banques centrales doivent être indépendantes et avoir pour seul souci de contenir l’inflation. Aujourd’hui, même le grand-prêtre de cette idéologie, Alan Greenspan, président du Federal Reserve Board à l’époque où prévalaient ces principes, reconnaît que quelque chose clochait dans ce raisonnement. Mais cet aveu arrive trop tard pour les très nombreuses victimes.
« Je suis persuadé que les marchés sont au cœur de toute économie dynamique mais ne fonctionnent pas bien tout seuls. »
Ce livre parle d’un combat d’idées : il porte sur les idées à l’origine des politiques désastreuses qui ont provoqué la crise, et sur les leçons que nous en tirons. Avec le temps, toute crise a une fin. Mais aucune, surtout lorsqu’elle est d’une telle gravité, ne disparait sans laisser d’héritage. Celle de 2008 nous léguera, entre autres, de nouveaux éclairages sur une vieille controverse : quel est le système économique le plus bénéfique ? Le duel entre capitalisme et communisme est peut-être fini, mais les économies de marché sont très diverses, et le débat fait rage à propos de leurs mérites respectifs. Je suis persuadé que les marchés sont au cœur de toute économie dynamique mais ne fonctionnent pas bien tout seuls. Je m’inscris à cet égard dans la tradition inaugurée par l’illustre économiste britannique John Maynard Keynes, dont la haute stature domine la recherche économique de notre temps. L’Etat a un rôle, qui ne se réduit pas à venir sauver l’économie quand les marchés chancellent et à réglementer pour éviter le type d’effondrement que nous venons de vivre. Les économies ont besoin d’équilibrer le rôle du marché et celui de l’Etat – tout en recevant d’importantes contributions d’institutions qui ne relèvent ni du marché ni de l’Etat. Depuis vingt-cinq ans, l’Amérique a perdu cet équilibre, et elle a imposé sa vision déséquilibrée au monde entier. Des idées fausses ont conduit à la crise, et c’est aussi à cause d’elles que les décideurs du secteur privé et les responsables de l’action publique ont eu du mal à voir que les problèmes s’envenimaient, puis ont été incapables de gérer efficacement les retombées. C’est ce que ce livre va expliquer. La durée de la récession dépendra des politiques que nous suivrons. Les erreurs déjà commises vont la prolonger et l’aggraver. Mais la gestion de la crise n’est que l’une de mes préoccupations : je me soucie également de ce qui en sortira. Nous ne pouvons pas revenir et nous ne reviendrons pas à ce qui existait «avant». « Les économies ont besoin d’équilibrer le rôle du marché et celui de l’Etat – tout en recevant d’importantes contributions d’institutions qui ne relèvent ni du marché ni de l’Etat.»
Avant la crise, les Etats-Unis, et le monde entier, étaient confrontés à de nombreux problèmes; la nécessité de s’adapter au réchauffement de la planète n’était pas le moindre ; le rythme de la mondialisation imposait aux économies des changements structurels rapides qui mettaient nombre d’entre elles à rude épreuve. Après la crise, ces défis seront toujours là, encore plus importants, mais les ressources dont nous disposerons pour y faire face auront considérablement diminué.
La crise conduira, je l’espère, à un changement dans l’action publique et dans les idées. Si nous prenons les bonnes décisions, pas les plus commodes politiquement ou socialement, nous allons réduire les risques de nouvelles crises et peut-être même accélérer le type d’innovations réelles qui améliorent la vie dans le monde entier. Si nous prenons les mauvaises, nous sortirons de la récession avec une société plus divisée et une économie plus vulnérable aux crises, moins bien armée pour affronter les défis du XXIe siècle.
L’un des objectifs de ce livre est d’aider à se faire une meilleure idée de l’ordre mondial d’après crise qui finira par apparaître, et à mieux comprendre comment ce que nous faisons aujourd’hui contribue à le modeler, pour le meilleur ou pour le pire.
On aurait pu croire que la crise de 2008 mettrait fin au débat sur le fanatisme du marché – la doctrine «fondamentaliste» qui soutient que, si on ne lui impose aucune entrave, le libre jeu des marchés peut assurer la prospérité et la croissance économiques. On aurait pu croire que personne ne soutiendrait plus jamais – ou du moins pas avant que le souvenir de cette crise se soit estompé dans le lointain passé – que les marchés se corrigent d’eux-mêmes et que nous pouvons faire confiance au comportement intéressé de leurs acteurs pour que tout se passe bien.
« En 1997, j’ai vu avec horreur le département américain du Trésor et le Fonds monétaire international (FMI) proposer, face à la crise asiatique, un ensemble de mesures qui faisaient retour aux politiques malavisées du président Herbert Hoover pendant la Grande Dépression et ne pouvaient qu’échouer. »
Mais ceux à qui le fanatisme du marché a si bien réussi interprètent la situation tout autrement. Selon certains, notre économie a eu un «accident», et les accidents, ça arrive. Nul ne suggère que nous cessions de conduire parce que, de temps en temps, il y a une collision. Pour les tenants de cette position, nous devons revenir au monde d’avant 2008 le plus vite possible. Les banquiers n’ont rien fait de mal, assurent-ils.2
Donnons aux banques l’argent qu’elles demandent, ajustons un peu les réglementations, signifions sans ménagement aux autorités de contrôle qu’elles ne doivent plus laisser les Bernie Madoff frauder impunément, ajoutons quelques cours d’éthique au programme des écoles d’affaires, et nous sortirons de la crise en pleine forme.
Je vais montrer dans ce livre que les problèmes sont plus profonds. Dans les vingt-cinq dernières années, notre système financier, ce mécanisme prétendument capable de s’autoréguler, a été sauvé de multiples fois par l’Etat. De sa survie, nous avons tiré une fausse leçon : qu’il fonctionnait tout seul. En réalité, pour la plupart des Américains, notre économie d’avant la crise n’était pas si efficace. Certains prospéraient, oui, mais pas l’Américain moyen.
L’économiste regarde une crise comme le médecin examine une pathologie : en observant ce qui se passe en situation anormale, l’un et l’autre apprennent bien des choses sur l’état normal. Face à la crise de 2008, je me sentais mieux armé que d’autres observateurs: j’étais, en un sens, un «vétéran des crises», un «crisologue». Ce n’était évidemment pas la première crise majeure de ces dernières années. Dans les pays en développement, les crises éclatent avec une régularité alarmante – de 1970 à 2007, une étude en a dénombré 124.3 J’étais économiste en chef à la Banque mondiale pendant la dernière crise financière internationale, en 1997–1998. Je l’ai vue naître en Thaïlande, s’étendre à d’autres pays asiatiques, puis gagner l’Amérique latine et la Russie. C’était un cas classique de contagion: la défaillance d’une région du système économique mondial faisait tache d’huile dans d’autres. Les conséquences complètes d’une crise économique peuvent mettre des années à se manifester. La crise argentine a commencé en 1995 dans le sillage de la crise mexicaine, elle a été exacerbée par les crises asiatiques de 1997, puis par la crise brésilienne de 1998, mais l’effondrement total n’a eu lieu que fin 2001.
Les économistes sont peut-être fiers des progrès qu’a faits leur science dans les sept décennies qui nous séparent de la Grande Dépression, mais ils ne sont pas pour autant unanimes sur la bonne façon de gérer les crises. En 1997, j’ai vu avec horreur le département américain du Trésor et le Fonds monétaire international (FMI) proposer, face à la crise asiatique, un ensemble de mesures qui faisaient retour aux politiques malavisées du président Herbert Hoover pendant la Grande Dépression et ne pouvaient qu’échouer.
C’est donc avec un sentiment de déjà-vu que j’ai regardé, une fois de plus, le monde glisser vers la crise en 2007. Entre ce que j’ai observé alors et une décennie plus tôt, les similitudes étaient troublantes. Je n’en citerai qu’une : la négation initiale de la crise dans le discours public. Il y a dix ans, le Trésor et le Fonds monétaire avaient d’abord nié qu’il y eût une récession/dépression en Asie. Larry Summers, alors sous-secrétaire au Trésor et aujourd’hui premier conseiller économique du président Obama, est sorti de ses gonds quand Jean-Michel Severino, à l’époque vice-président de la Banque mondiale pour l’Asie orientale, a utilisé le mot en R (Récession) et le mot en D (Dépression) pour décrire ce qui se passait. Mais comment qualifier autrement un effondrement économique qui avait privé de leur emploi 40% des habitants de Java, l’île centrale de l’Indonésie ?
Même tableau en 2008 : l’administration Bush a commencé par nier tout problème sérieux. Nous avions simplement construit quelques maisons de trop, a suggéré le président.4 Dans les premiers mois de la crise, le Trésor et la Federal Reserve zigzaguaient comme des chauffeurs ivres : ils sauvaient certaines banques et en laissaient d’autres couler. Impossible de comprendre en vertu de quels principes ils prenaient leurs décisions. Les responsables de l’administration Bush disaient agir de façon pragmatique, et – soyons justes – ils étaient en terra incognita.
Tandis que les nuages commençaient à s’accumuler sur l’économie américaine, en 2007 et au début de 2008, une question était souvent posée aux économistes: une nouvelle dépression, ou même une récession grave, était-elle possible ? NON ! répondaient d’instinct la plupart d’entre eux. Avec les progrès de la science économique, y compris le savoir sur la façon de gérer l’économie mondiale, de nombreux experts jugeaient une catastrophe inconcevable. Pourtant, dix ans plus tôt, quand avait éclaté la crise asiatique, nous avions échoué, et lamentablement.
« Les théories économiques incorrectes avaient inspiré des mesures incorrectes […]. »
Les théories économiques incorrectes avaient inspiré des mesures incorrectes, mais ceux qui les avaient préconisées pensaient, bien sûr, qu’elles allaient fonctionner. Ils ont eu tort. Ces mauvaises politiques ont non seulement déclenché, mais aggravé et prolongé la crise asiatique, et laissé des économies affaiblies et des montagnes de dettes.
L’échec d’il y a dix ans a été aussi, en partie, un échec de la politique mondiale. La crise avait frappé des pays en développement – la «périphérie» du système économique mondial, comme on dit parfois. Ceux qui géraient ce système pensaient moins à protéger la vie et les moyens d’existence des habitants de ces pays qu’à sauver les banques occidentales qui leur avaient prêté de l’argent. Aujourd’hui, alors que l’Amérique et le reste du monde ne parviennent pas à rendre à leurs économies une croissance vigoureuse, l’échec est à nouveau technique et politique.
Chute libre
En 2008, quand l’économie mondiale a basculé dans le vide, nos convictions l’ont fait aussi. Des idées bien établies sur la théorie économique, sur l’Amérique, sur nos héros, sont tombées dans l’abîme. Au lendemain de la précédente crise financière d’envergure, le 15 février 1999, l’hebdomadaire Time avait représenté en couverture le président de la Federal Reserve, Alan Greenspan, et le secrétaire au Trésor, Robert Rubin (auxquels on avait longtemps attribué le mérite du boom des années 1990), en compagnie de leur protégé, Larry Summers, avec cette légende : « Le Comité pour sauver le monde. » Et la mentalité populaire les regardait bel et bien comme des dieux. En 2000, le journaliste d’investigation et auteur à succès Bob Woodward a publié une hagiographie de Greenspan intitulée «Maestro».5
Témoin direct de la gestion de la crise asiatique, j’étais moins admiratif que Time ou que Bob Woodward. Pour moi, et pour la plupart des habitants des pays d’Asie orientale, les politiques imposées par le FMI et le Trésor sur ordre du «Comité pour sauver le monde» avaient considérablement aggravé les crises. Elles révélaient une incompréhension des fondamentaux de la macroéconomie moderne, qui, lorsque la situation d’une économie se dégrade, exigent des politiques budgétaire et monétaire expansionnistes.6
« En tant que société, nous avons à présent perdu tout respect pour nos anciens gourous économiques. »
En tant que société, nous avons à présent perdu tout respect pour nos anciens gourous économiques. Ces dernières années, pour demander conseil sur la gestion de ce système complexe qu’est notre économie, nous nous tournions vers Wall Street globalement – pas seulement vers les demi-dieux comme Rubin et Greenspan. Aujourd’hui, vers qui nous tourner ? Pour l’essentiel, les économistes non plus n’ont pas été d’un grand secours. Beaucoup ont fourni l’armure intellectuelle qu’ont revêtue les politiques dans la marche à la déréglementation.
On détourne souvent notre attention du combat d’idées en l’attirant sur le rôle des individus: les voyous qui ont créé la crise, les héros qui nous ont sauvés. C’est regrettable. D’autres écriront (et ont d’ailleurs déjà écrit) des livres à charge contre tel ou tel politique, tel ou tel financier qui ont contribué à nous orienter vers la crise en cours. Cet ouvrage a un autre objectif. Il considère que la quasi-totalité des mesures cruciales, comme celles qui concernent la déréglementation, ont été dues à des «forces» politiques et économiques – des intérêts, des idées et des idéologies – qui transcendent tout individu.
En 1987, quand le président Ronald Reagan a nommé Greenspan à la tête de la Federal Reserve, il cherchait un partisan convaincu de la déréglementation. Paul Volcker, son prédécesseur, avait très brillamment réussi à la banque centrale en ramenant le taux d’inflation des Etats-Unis de 11,3% en 1979 à 3,6% en 1987.7 Normalement, après cet exploit, il aurait dû être automatiquement reconduit dans ses fonctions. Mais Volcker comprenait l’importance des réglementations, et Reagan voulait quelqu’un qui travaillerait à les démanteler. Si Greenspan n’avait pas été là, beaucoup d’autres auraient pu et voulu le faire. Le problème n’était pas tant Greenspan que l’idéologie de la déréglementation, qui avait établi son emprise.
« Trouver la racine du mal, c’est comme peler un oignon. Chaque explication soulève de nouvelles questions à un niveau inférieur. »
Il va être essentiellement question ici des croyances économiques et de la façon dont elles influencent l’action publique. Cela dit, pour voir le lien entre la crise et les croyances, il faut d’abord démêler l’écheveau des événements. Ce livre n’est pas un polar, mais d’importants éléments de ce qu’il raconte pourraient faire un bon roman policier. Comment la plus grande économie du monde a-t-elle coulé à pic ? Quelles politiques et quels événements ont déclenché l’effondrement de 2008 ? Si nous ne pouvons nous entendre sur les réponses à ces questions, nous ne pourrons pas non plus nous mettre d’accord sur ce qu’il faut faire, tant pour sortir de cette crise que pour prévenir la prochaine. Mesurer le poids relatif de la mauvaise conduite des banques, de l’impéritie des autorités de contrôle et du laxisme de la politique monétaire de la Federal Reserve n’est pas facile, mais j’expliquerai pourquoi les principaux responsables à mes yeux sont les institutions financières et les marchés financiers.
Trouver la racine du mal, c’est comme peler un oignon. Chaque explication soulève de nouvelles questions à un niveau inférieur. Des incitations perverses ont encouragé chez les banquiers un comportement risqué, à courte vue. Mais pourquoi y avait-il des incitations perverses ? Une réponse s’impose aussitôt: les problèmes de gouvernance d’entreprise, la façon dont étaient déterminées les incitations et les rémunérations. Mais pourquoi la discipline du marché ne s’est-elle pas exercée contre cette mauvaise gouvernance d’entreprise, contre ces incitations mal structurées ? La sélection naturelle est censée opérer par la survie du plus apte : les entreprises dont la gouvernance et les structures d’incitation étaient les plus aptes au succès durable auraient dû prospérer. Ce principe est l’une des victimes de cette crise. Quand on réfléchit aux problèmes qu’elle a révélés dans le monde financier, on voit clairement qu’ils sont d’ordre plus général, et qu’il y en a de comparables dans d’autres secteurs d’activité. Et il y a aussi cette vérité frappante, à savoir à quel point, lorsqu’on ne s’arrête pas à la surface des choses, lorsqu’on regarde au-delà des nouveaux produits financiers, des prêts hypothécaires subprime ou des collateralized debt instruments – les titres de créance adossés à des actifs –, cette crise apparaît identique à beaucoup de celles qui l’ont précédée, aux Etats-Unis comme à l’étranger. Il y avait une bulle, et elle a éclaté, en apportant la dévastation dans son sillage. Cette bulle était alimentée par des prêts douteux des banques, qui acceptaient pour nantissement des actifs dont la valeur était gonflée par la bulle. Des innovations récentes ont permis aux banques de cacher une bonne partie de leurs prêts pourris, de les retirer de leur bilan, et d’accroître ainsi leur effet de levier – ce qui a rendu la bulle encore plus grosse et le chaos quand elle a éclaté encore plus grave. De nouveaux instruments, les credit default swaps, prétendument conçus pour gérer le risque mais visant tout autant, en fait, à tromper les autorités régulatrices, se sont révélés si complexes qu’ils ont amplifié le danger. D’où la grande question, qui va nous occuper dans une bonne partie de ce livre –, comment et pourquoi avons-nous laissé ce mécanisme se reproduire une fois de plus, et à si grande échelle ?
« Mais la crise n’est pas un cataclysme qui serait «arrivé» aux marchés financiers ; elle est de fabrication humaine : Wall Street se l’est lui-même infligée, à lui et au reste de la société. »
Chercher les raisons profondes est difficile, mais quelques explications simples peuvent être aisément rejetées. Les professionnels de Wall Street, je l’ai dit, veulent croire qu’à titre personnel ils n’ont rien fait de mal, et aussi que le système était fondamentalement juste. Ils sont persuadés d’être les malheureuses victimes d’un ouragan comme il s’en produit une fois tous les mille ans. Mais la crise n’est pas un cataclysme qui serait «arrivé» aux marchés financiers; elle est de fabrication humaine: Wall Street se l’est lui-même infligée, à lui et au reste de la société.
Pour ceux qui n’acceptent pas comme argument le «ça arrive», les défenseurs de Wall Street en ont d’autres. « C’est l’Etat qui nous a poussés à agir ainsi, en encourageant les gens à devenir propriétaires et les banques à prêter aux pauvres. » Ou encore : « L’Etat aurait dû nous arrêter; c’est la faute des autorités de contrôle. » Il y a quelque chose de particulièrement déplaisant dans ces efforts du système financier américain pour dévier le tir vers d’autres cibles, et, dans les chapitres qui suivent, nous verrons pourquoi ces arguments ne sont pas convaincants.
Les fidèles du système avancent aussi une troisième ligne de défense, la même qu’il y a quelques années, au temps des scandales Enron et Worldcom : tout système a ses brebis galeuses, et le nôtre – autorités de contrôle et investisseurs compris – n’a pas réussi à s’en protéger suffisamment; aux Ken Lay (PDG d’Enron) et Bernie Ebbers (PDG de Worldcom) des premières années de la décennie, nous devons ajouter aujourd’hui Bernie Madoff et beaucoup d’autres (dont Allen Stanford et Raj Rajaratnam), qui vont être traduits en justice. En réalité, alors comme aujourd’hui, la question ne se réduit pas aux méfaits de quelques-uns. Les défenseurs du secteur financier ne veulent pas comprendre que c’est leur tonneau qui était pourri.8, 9
« Les défenseurs du secteur financier ne veulent pas comprendre que c’est leur tonneau qui était pourri. »
Face à des problèmes aussi omniprésents et permanents que ceux qui ont accablé le système financier américain, on ne peut tirer qu’une seule conclusion : ils sont systémiques. Avec ses fortes rémunérations et son obsession du profit, Wall Street attire peut-être plus que sa part de personnages éthiquement faibles, mais l’universalité du problème indique qu’il y a des vices fondamentaux dans le système.
Difficultés d’interprétation
En matière d’action publique, il est encore plus difficile de déterminer s’il y a succès ou échec que de dire à qui ou à quoi en attribuer le mérite (ou la faute). Mais qu’est-ce que réussir ou échouer ? Pour les observateurs américains et européens, les renflouements de 1997 en Asie ont été un succès parce que les Etats-Unis et l’Europe n’ont pas été touchés. Pour les habitants de la région, qui ont vu leurs économies ravagées, leurs rêves détruits, leurs entreprises liquidées et leurs pays accablés de milliards de dollars de dettes, ces renflouements ont été un terrible échec. Selon leurs adversaires, les politiques du FMI et du Trésor ont aggravé la situation. Selon leurs partisans, elles ont empêché le désastre. Et c’est là que leur raisonnement ne tient pas. Que se serait-il passé si nous avions suivi d’autres politiques ? Les mesures du FMI et du Trésor ont-elles prolongé et exacerbé la récession, ou l’ont-elles abrégée et atténuée ? Voilà les vraies questions. J’estime qu’elles ont une réponse claire : les hausses de taux d’intérêt et les réductions de dépenses publiques imposées par le FMI et le Trésor (politiques diamétralement opposées à celles que l’on met en œuvre aux Etats-Unis et en Europe dans la crise actuelle) ont aggravé les choses.10 Les pays d’Asie orientale ont fini par se relever, mais malgré ces mesures, pas grâce à elles.
Voici une autre illusion comparable. Au vu de la longue expansion de l’économie mondiale à l’époque de la déréglementation, beaucoup ont conclu que les marchés laissés à eux-mêmes fonctionnaient bien – que la déréglementation avait permis cette croissance forte, qui serait durable. La réalité était tout à fait différente. La croissance reposait sur une montagne de dettes; ses fondements étaient fragiles, pour ne pas dire plus. Combien de fois les banques occidentales ont-elles été sauvées des extravagances de leurs pratiques de prêt par des renflouements? En Thaïlande, en Corée du Sud et en Indonésie, certes, mais aussi au Mexique, au Brésil, en Argentine, en Russie … – la liste serait sans fin ou presque.11 près chaque épisode, le monde continuait plus ou moins comme avant, et beaucoup en déduisaient que les marchés fonctionnaient parfaitement. Or c’était l’Etat qui, par ses interventions répétées, les sauvait de leurs bévues. Ceux qui avaient conclu que tout allait bien dans l’économie de marché avaient raisonné de travers, mais l’erreur n’est devenue «évidente» que lorsqu’une crise si gigantesque qu’on ne pouvait l’ignorer s’est produite ici.
Ces débats sur les effets de certaines politiques aident à comprendre pourquoi les idées fausses peuvent se maintenir si longtemps. A mes yeux, la Grande Récession de 2008 était l’inévitable conséquence des politiques suivies les années précédentes.
Que ces politiques aient été modelées par des intérêts particuliers – les marchés financiers –, c’est évident. Le rôle de la théorie économique est plus complexe. Dans la longue liste de ceux qui sont à blâmer pour la crise, j’inclurai la profession des économistes : elle a fourni aux intérêts particuliers des arguments sur l’efficacité et l’autorégulation des marchés – alors même que les progrès de la recherche au cours des vingt années précédentes avaient précisé les conditions fort restrictives dans lesquelles ces thèses étaient vérifiées. Il est à peu près certain que la crise va changer la science économique (sa théorie et sa pratique) autant que l’économie, et dans l’avant-dernier chapitre j’analyserai certains de ces changements.
« Il est à peu près certain que la crise va changer la science économique (sa théorie et sa pratique) autant que l’économie […]. »
On me demande souvent comment la profession a pu se tromper à ce point. Il y a toujours eu des économistes «pessimistes», auxquels l’avenir paraît lourd de problèmes et qui ont prédit neuf des cinq dernières récessions. Mais il y avait un petit groupe d’économistes qui n’étaient pas seulement des pessimistes : ils partageaient aussi un ensemble d’idées expliquant pourquoi l’économie allait vers ces problèmes inévitables. Quand nous nous retrouvions lors de divers rassemblements annuels, tel le Forum économique mondial de Davos, chaque hiver, nous partagions nos diagnostics et tentions de déterminer pourquoi l’heure de vérité, que chacun de nous voyait si clairement arriver, n’avait pas encore sonné.
Nous, économistes, nous sommes bons pour repérer les forces profondes qui sont à l’œuvre ; nous ne sommes pas bons pour prédire les dates avec précision. Au forum de 2007 à Davos, je me suis trouvé en position inconfortable. J’avais prédit de plus en plus vigoureusement, au cours des réunions annuelles précédentes, l’imminence de graves problèmes. Or l’expansion économique mondiale s’était poursuivie à bon rythme. Son taux de croissance, 7%, était quasiment sans précédent, et apportait même de bonnes nouvelles à l’Afrique et à l’Amérique latine. J’ai dit à l’assistance qu’il y avait deux interprétations possibles : soit mes principes théoriques étaient faux, soit la crise, quand elle frapperait, serait encore plus dure et plus longue. J’optais évidemment pour la seconde.
« La crise actuelle a révélé des vices fondamentaux du système capitaliste, ou du moins de la variante du capitalisme qui a émergé aux Etats-Unis dans les dernières décennies du XXe siècle […]. »
La crise actuelle a révélé des vices fondamentaux du système capitaliste, ou du moins de la variante du capitalisme qui a émergé aux Etats-Unis dans les dernières décennies du XXe siècle (parfois nommée capitalisme «de style américain» ou «à l’américaine»). Il ne s’agit ni d’une question d’individus corrompus ou d’erreurs spécifiques, ni de quelques petits problèmes à résoudre ou ajustements à opérer.
Ces vices, nous, Américains, avons eu du mal à les voir. Nous voulions tant croire en notre système économique ! « Notre équipe» avait fait tellement mieux que nos ennemis jurés du bloc soviétique ! La force de notre système nous avait permis de triompher de la faiblesse du leur. Nous défendions notre équipe dans tous les matchs : Etats-Unis contre Europe, Etats-Unis contre Japon. Quand le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a dénigré la «vieille Europe» pour son opposition à notre guerre en Irak, le match qu’il avait à l’esprit était clair : la sclérose du modèle social européen contre le dynamisme américain. Dans les années 1980, les succès du Japon nous avaient fait un peu douter de notre supériorité. Notre système était-il vraiment meilleur que «Japon SA» ? Cette angoisse explique en partie pourquoi certains ont été si soulagés par la crise asiatique de 1997, par l’effondrement d’une Asie orientale où tant de pays avaient adopté des traits du modèle japonais.12 Nous nous sommes abstenus de tout triomphalisme ouvert à propos des dix ans de stagnation du Japon dans la décennie 1990, mais nous lui avons vivement conseillé d’adopter notre style de capitalisme.
Les chiffres nous renforçaient dans nos fausses certitudes. Notre économie avait une croissance tellement plus rapide que la quasi-totalité des autres, sauf la Chine – et, avec les problèmes que nous pensions voir dans le système bancaire chinois, la Chine allait s’écrouler aussi, ce n’était qu’une question de temps.13 Du moins le croyions-nous.
Ce n’est pas la première fois que des jugements (dont ceux, éminemment faillibles, de Wall Street) ont été fondés sur une mauvaise lecture des chiffres. Dans la décennie 1990, on a exalté l’Argentine comme le grand succès de l’Amérique latine – le triomphe du «fanatisme du marché» dans le Sud. Ses statistiques de croissance ont paru bonnes pendant quelques années. Mais, comme aux Etats-Unis, cette croissance reposait sur une accumulation de dettes finançant une consommation d’une envergure insoutenable. Finalement, en décembre 2001, les dettes sont devenues si écrasantes que l’économie s’est effondrée.14
Aujourd’hui encore, beaucoup nient l’ampleur des problèmes qui se posent à notre économie de marché. Une fois surmontées nos épreuves actuelles – et toute récession a une fin –, ils s’attendent à la reprise d’une croissance solide. Mais un regard plus attentif sur l’économie américaine suggère qu’elle souffre de maux plus profonds: c’est une société de plus en plus inégalitaire, où même les classes moyennes voient leurs revenus stagner depuis dix ans; c’est un pays où, malgré des exceptions spectaculaires, les chances statistiques qu’a un Américain pauvre de parvenir au sommet sont plus faibles que dans la «vieille Europe»,15 et où les résultats moyens aux tests pédagogiques internationaux sont au mieux passables.16 Tout indique qu’aux Etats-Unis plusieurs secteurs économiques cruciaux autres que la finance sont en difficulté, notamment la santé, l’énergie et l’industrie manufacturière.
Mais les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne se trouvent pas seulement au sein de nos frontières. Les déséquilibres commerciaux planétaires qui existaient avant la crise ne vont pas s’évaporer. Il est impossible, dans une économie mondialisée, de résoudre pleinement les problèmes de l’Amérique sans les appréhender en contexte élargi. C’est la demande mondiale qui déterminera la croissance mondiale, et, sans une économie mondiale dynamique, les Etats-Unis auront du mal à réaliser une reprise robuste au lieu de glisser dans une stagnation à la japonaise. Or assurer le dynamisme de l’économie mondiale risque d’être difficile tant qu’une partie du monde continue à produire beaucoup plus qu’elle ne consomme et une autre à consommer beaucoup plus qu’elle ne produit (alors qu’elle devrait épargner pour répondre aux besoins de sa population vieillissante).
« Nombre de ceux qui travaillent dans ce secteur, en fait, se sentent tout aussi victimes que les autres. Ils ont perdu une grande partie des économies qu’ils avaient accumulées pendant leur vie. »
Quand j’ai commencé à écrire ce livre, l’heure était à l’espoir: le nouveau président, Barack Obama, allait corriger les politiques mal orientées de l’administration Bush, et nous allions avancer simultanément vers la reprise immédiate et le règlement de nos problèmes de fond. Le déficit budgétaire serait momentanément plus élevé, mais l’argent serait bien dépensé: on allait aider les familles à garder leur maison, faire des investissements qui augmenteraient la productivité à long terme et protégeraient l’environnement, et imposer aux banques, en échange de toute aide financière publique, d’indemniser la population du risque qu’elle assumait en lui versant une part de leurs futurs profits.
La rédaction de l’ouvrage a été pénible: mes espoirs n’ont été qu’en partie satisfaits. Certes, nous devons nous réjouir d’avoir été éloignés du bord de l’abîme, du désastre que tant de gens sentaient imminent à l’automne 2008. Mais certains cadeaux faits aux banques ont été aussi néfastes que tout ce qu’avait fait le président Bush, et l’aide aux propriétaires en difficulté inférieure à ce que j’avais attendu. Dans le système financier en gestation, la concurrence a diminué et le problème des banques « trop grandes pour faire faillite » s’est encore amplifié. L’argent qu’on aurait pu consacrer à restructurer l’économie et à créer de nouvelles entreprises dynamiques a été dilapidé dans le sauvetage de vieilles firmes en faillite. D’autres aspects de la politique économique d’Obama s’orientent nettement dans la bonne direction. Mais après avoir reproché à Bush certaines mesures, il serait injuste de ne pas protester quand son successeur prend les mêmes.
Ecrire ce livre a été éprouvant pour une autre raison. Je critique – certains diront que je dénigre – les banques et les banquiers, ainsi que d’autres professionnels de la finance. J’ai beaucoup d’amis dans ce secteur: des hommes et des femmes intelligents et dévoués, de bons citoyens qui cherchent sérieusement comment apporter leur contribution à une société qui les a si amplement rétribués. Lorsqu’ils croient à une cause, ils donnent généreusement et ils travaillent dur pour la promouvoir. Ils ne se reconnaîtront pas dans les caricatures que je dessine ici, et je ne reconnais pas en eux ces caricatures. Nombre de ceux qui travaillent dans ce secteur, en fait, se sentent tout aussi victimes que les autres. Ils ont perdu une grande partie des économies qu’ils avaient accumulées pendant leur vie. Au sein du monde financier, la plupart des économistes, qui s’efforçaient de prédire l’évolution de l’économie, les spécialistes du montage financier de transactions, qui tentaient d’accroître l’efficacité du secteur des biens et services, et les analystes, qui essayaient d’utiliser les techniques les plus sophistiquées pour prédire la rentabilité et garantir aux investisseurs le rendement le plus élevé possible, n’étaient pas engagés dans les mauvaises pratiques qui ont valu à la finance une si triste réputation.
« Cette crise a été le résultat d’actes, de décisions et de raisonnements des professionnels du secteur financier. Le système qui a si lamentablement échoué n’est pas ‹arrivé›. Il a été créé. »
Comme on semble le dire souvent dans notre société moderne si complexe, il y a « des choses qui arrivent ».17 Des désastres qui ne sont de la faute de personne. Mais cette crise a été le résultat d’actes, de décisions et de raisonnements des professionnels du secteur financier. Le système qui a si lamentablement échoué n’est pas «arrivé». Il a été créé. Beaucoup ont d’ailleurs fait de gros efforts – et de grosses dépenses – pour qu’il prenne la forme qu’il avait. Quiconque a contribué à mettre en place et à gérer ce système – notamment ceux qu’il a si bien rémunérés – doit rendre des comptes.
Si nous parvenons à comprendre ce qui a provoqué la crise de 2008 et pourquoi certaines réponses initiales des pouvoirs publics ont été des échecs si patents, nous pourrons réduire la probabilité des futures crises, leur durée et le nombre de leurs innocentes victimes ; peut-être aussi ouvrir la voie à une croissance robuste aux bases solides, à l’opposé de la croissance éphémère fondée sur les dettes de ces dernières années ; et peut-être même faire en sorte que les fruits de cette croissance soient partagés par l’immense majorité des citoyens.
Nous avons la mémoire courte : dans trente ans apparaîtra une nouvelle génération, sûre de ne pas tomber dans les pièges du passé. L’ingéniosité de l’homme est sans limite : quel que soit le système que nous imaginerons, certains trouveront moyen de circonvenir les lois et réglementations mises en place pour nous protéger. Le monde aussi va changer, et les réglementations conçues pour la situation d’aujourd’hui fonctionneront imparfaitement dans l’économie du milieu du XXIe siècle. Mais, au lendemain de la Grande Dépression, nous avons réussi à créer une structure de réglementation qui nous a bien servis pendant un demi-siècle : elle nous a apporté la croissance et la stabilité. Ce livre est écrit dans l’espoir incertain que nous puissions encore le faire.
Notes :
1 Sharon La Franiere, « China Puts Joblessness for Migrants at 20 millions », New York Times, 2 février 2009, p. A10. Le département des Affaires économiques et sociales du Secrétariat des Nations Unies estime que, par rapport à ce qui se serait passé si la croissance d’avant la crise avait continué, 73 à 103 millions de personnes de plus vont rester pauvres ou basculer dans la pauvreté (Organisation des Nations Unies, « World Economic Situation and Prospects 2009 » [Situation et perspectives de l’économie mondiale 2009], mai 2009, en ligne à l’adresse www.un.org/esa/policy/wess/wesp2009files/wespO9update.pdf). L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que le chômage mondial pourrait augmenter de plus de 50 millions de personnes à la fin de l’année 2009, et que 200 millions de travailleurs vont retomber dans l’extrême pauvreté. Voir le rapport du directeur général, « Faire face à la crise mondiale de l’emploi : une reprise centrée sur le travail décent », présenté à la Conférence internationale du travail, juin 2009, en ligne à l’adresse www.ilo.org/global/VVhat-we-do/Officialmeetingsfilc/ILCSessions/98thSession/ReportssubmittedtotheConference/lang–fr/docName–WCMS-106223/index.htm.
2 Alan Schwartz, qui dirigeait Bear Stearns, la première des grandes banques d’affaires à avoir sombré – mais d’une façon qui coûte malgré tout aux contribuables des milliards de dollars –, a répondu en ces termes au Comité du Sénat sur la banque qui lui demandait s’il pensait avoir commis des erreurs : « Je peux vous garantir que c’est une question à laquelle j’ai énormément réfléchi. En regardant en arrière, avec le recul, je me suis dit : ‹ Si j’avais connu exactement les forces qui arrivaient, quelles mesures aurions-nous pu prendre à l’avance pour éviter cette situation ? › Et je n’ai pas réussi à en trouver une seule […] qui aurait changé quelque chose à la situation où nous nous sommes trouvés. » (Déclaration devant le Comité du Sénat des Etats-Unis sur la banque, le logement et les affaires urbaines [U.S. Senate Committee on Banking, Housing, and Urban Affairs], audition de témoins concernant « la tourmente sur les marchés du crédit américains : examen des actions récentes des autorités fédérales de réglementation financière » [Turmoil in U.S. Credit Markets : Examining the Recent Actions of Federal Financial Regulators], Washington, DC, 3 avril 2008, cité in William D. Cohan, «A Tsunami of Excuses», New York Times, 11 mars 2009, p. A29).
3 Luc Laeven et Fabian Valencis, « Systemic Banking Crises : A New Database », document de travail du Fonds monétaire international, MT/08/224, Washington, DC, novembre 2008.
4 George W. Bush a déclaré dans une interview : « L’économie va mal parce que nous avons construit trop de maisons » (interview avec Ann Curry dans l’émission Today Show, NBC, 18 février 2008).
5 Bob Woodward, Maestro : Greenspans Fed and the American Boom, New York, Simon and Schuster, 2000.
6 Il y a une autre explication aux politiques suivies en Asie, si différentes de celles de la crise actuelle. Les Etats-Unis et l’Europe agissent conformément aux intérêts de leurs électorats – les politiques qui ont été imposées à l’Asie orientale auraient été jugées inacceptables par les Américains et les Européens. De même, en Asie orientale, le FMI et le Trésor ont, au moins en partie, agi conformément aux intérêts de leurs «mandants», les créanciers sur leurs marchés financiers, dont le seul souci était de se faire rembourser ce qu’ils avaient prêté à ces pays – même s’il fallait, pour ce faire, socialiser des dettes privées. Pour une analyse plus détaillée de ces événements, voir Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, trad. française de Paul Chemla, Paris, Fayard, 2002.
7 U.S. Department of Labor, Bureau of Labor Statistics, Indice des prix à la consommation, tous consommateurs urbains, tous articles, en ligne à l’adresse ftp://ftp.bls.gov/pub/special.requests/cpi/cpiai.txt.
8 Voir Susan S. Silbey, «Rotten Apples or a Rotting Barrel : Unchallangeable Orthodoxies in Science», contribution présentée à l’Arizona-State University Law School, 19–20 mars 2009. Parmi ceux qui ont contribué à la crise, seul un petit pourcentage a franchi la ligne rouge et a eu un comportement illégal ; les autres ont été bien conseillés par leurs avocats sur la façon d’éviter la prison, et leurs lobbyistes ont travaillé dur pour obtenir que les lois leur laissent une large liberté d’action. Néanmoins, la liste de ceux qui risquent une condamnation s’allonge. Allen Stanford encourt jusqu’à 375 ans de prison s’il est condamné sur 21 chefs d’accusation – fraude de plusieurs milliards de dollars, blanchiment d’argent et obstruction. Stanford a été aidé par son directeur financier James Davis, qui a plaidé coupable sur trois chefs d’accusation : fraude postale, complot dans le but de commettre une fraude et complot dans l’intention de faire obstruction à une enquête. Deux courtiers du Crédit Suisse ont été accusés de mensonges à leurs clients ayant provoqué des pertes de 900 millions de dollars; l’un a été condamné par un jury et l’autre a plaidé coupable.
9 Renversement de l’expression proverbiale qui définit les mauvais éléments comme des «pommes pourries» risquant de contaminer tout le tonneau, qui est sain [ndt.].
10 On peut évidemment rétorquer que les conditions sont différentes. Si ces pays avaient mené des politiques budgétaires expansionnistes, cela aurait eu un effet contre-productif (tel était l’argument avancé). Il est utile de noter qu’en réalité les pays d’Asie orientale qui ont suivi la Prescription keynésienne traditionnelle (la Malaisie et la Chine) ont eu de bien meilleurs résultats que ceux qui ont été contraints d’obéir aux diktats du FMI. Pour avoir des taux d’intérêt plus faibles, la Malaisie a dû imposer des restrictions temporaires sur les flux de capitaux. Mais sa récession a été plus courte et moins grave que celle des autres pays d’Asie orientale, et elle en est sortie moins endettée. Voir Ethan Kaplan et Dani Rodrik, «Did the Malaysian Capital Controls Work?», in S. Edwards et J. Frankel (éd.), Preventing Currency Crisis in Emerging Markets, Boston, NBER, 2002.
11 Aux renflouements internationaux, il convient d’ajouter les renflouements «intérieurs», ceux où un Etat a dû sauver ses propres banques sans faire appel à l’assistance des autres. Sur cette longue liste, il faut inscrire la débâcle des caisses d’épargne (les savings and loan) aux Etats-Unis dans les années 1980, ainsi que les faillites de banques en Scandinavie à la fin des années 1980 et au début des années 1990.
12 L’étroite coopération entre l’Etat et le secteur privé en Malaisie avait conduit de nombreux observateurs à parler de la «Malaisie SA». Avec la crise, la coopération Etat-secteur privé a été rebaptisée «capitalisme de connivence».
13 Voir Nicholas Lardy, Chinas Unfinished Economic Revolution, Washington, DC, Brookings Institution Press, 1998, pour l’interprétation orthodoxe.
[L’ironie de la suite n’a pas échappé aux observateurs sur les deux rives du Pacifique : ce sont les banques américaines qui se sont effondrées et non les banques chinoises.]
14 La production du pays a encore chuté de 10,9% en 2002 (par rapport à 2001), en plus d’une baisse cumulée de 8,4% depuis son année record précédente (1998). Au total, la perte de production a été de 18,4% et le revenu par habitant a baissé de plus de 23%. La crise a aussi provoqué une hausse du chômage, propulsé à 26% par l’énorme contraction de la consommation, de l’investissement et de la production. Voir Hector E. Maletta, «A Catastrophe Foretold : Economic Reform, Crisis, Recovery and Employment in Argentina», septembre 2007, en ligne à l’adresse http://ssm.com/abstract=903124 .
15 Selon une étude de huit économies nord-américaines et européennes (Royaume-Uni, Etats-Unis, Allemagne occidentale, Canada, Norvège, Danemark, Suède et Finlande), les Etats-Unis ont la mobilité intergénérationnelle du revenu la plus réduite. La corrélation partielle intergénérationnelle (une mesure de l’immobilité) des Etats-Unis est le double de celle des pays nordiques. Seul le Royaume-Uni s’approche d’une immobilité semblable. « La vision des Etats-Unis comme ‹le pays où l’on peut faire fortune › persiste, et parait clairement déplacée», conclut l’étude. Voir Jo Blanden, Paul Gregg et Stephen Machin, « Intergenerational Mobility in Europe and North America », London School of Economics, Centre for Economic Performance, avril 2005, en ligne à l’adresse www.suttontrust.com/reports/IntergenerationalMobility.pdf. La mobilité française dépasse aussi celle des Etats-Unis. Voir Arnaud Lefranc et Alain Trannoy, « Intergenerational Earnings Mobility in France : Is France More Mobile than the US ? », Annales d’économie et de statistique, no 78, avril–juin 2005, p. 57–77.
16 Le PISA (Program for International Student Assessment) est un système d’évaluation internationale qui, tous les trois ans, mesure les connaissances de base des élèves de quinze ans en lecture, mathématiques et sciences. Les élèves américains, en moyenne, ont des notes inférieures à la moyenne de l’OCDE (celle des trente pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques), tant pour l’alphabétisation scientifique (489 contre 500) que pour l’alphabétisation mathématique (474 contre 498). En sciences, les élèves américains se classent derrière 16 des 29 autres pays de l’OCDE; en mathématiques, derrière 23 pays de l’OCDE. Voir S. Baldi, Y Jin, M. Skemer, P J. Green et D. Herget, Highlights from PISA 2006 : Performance of U.S. 15-Year-Old Students in Science and Mathematics Literacy in an International Context (NCES 2008-016), U.S. Department of Education, Washington, DC, National Center for Education Statistics, décembre 2007.
17 «Stuff happens.» C’est ce qu’avait répondu en avril 2003 le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld quand on l’avait interrogé sur le scandaleux pillage du musée archéologique de Bagdad et d’autres sites non protégés, aux premières heures de la présence américaine dans la ville [ndt.].
Joseph E. Stiglitz
Economiste américain, l’un des principaux représentants du courant néokeynésien, dont les théories et prises de positions font le héros des mouvements altermondialistes.
Né en 1943 à Gary, Indiana (Etats-Unis) Joseph Eugene Stiglitz fait ses études à Amherst College puis au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston, où il obtint son doctorat en 1966. Très tôt reconnu par ses pairs, il est nommé professeur à 27 ans et entre, deux ans plus tard, à la Société d’économétrie, le panthéon de la profession. Il enseigne, ensuite, dans de prestigieuses universités (MIT, Yale, Stanford, Princeton, Oxford). Il a notamment contribué à créer une nouvelle discipline, l’économie de l’information.
De 1993 à 1997, Joseph E. Stiglitz est le principal conseiller économique du président Clinton. En 1997, il intègre la Banque mondiale en tant qu’économiste en chef et vice-président. Il démissionne avec fracas de cette institution en 2000 dont il critique le rôle auprès des pays les plus pauvres. En 2001, Joseph Stiglitz reçoit le prix Nobel d’économie. En 2002, il publie la La Grande Désillusion (Globalization and Its Discontents), un ouvrage très critique à l’égard de la Banque mondiale et du Fond monétaire international (FMI) qui devient vite un best-seller mondial. Joe Stiglitz enseigne depuis 2000 dans la Graduate School of Business de l’Université de Columbia (New York).
Joseph Stiglitz collabore avec les forums sociaux et partage certaines analyses des mouvements altermondialistes : il est partisan d’une taxe de «type Tobin», de la réappropriation des matières premières par les Etats des pays les plus défavorisés. Joseph E. Stiglitz a chiffré le coût de la guerre en Irak à quelque 3000 milliards de dollars. En 2008 il publia Une guerre à 3000 milliards de dollars (Fayard) (The Three Trillion Dollar War : The True Cost of the Iraq Conflict).
En 2003, dans Quand le capitalisme perd la tête (Roaring Nineties), c’est en tant qu’ancien membre et président du Conseil économique du président Bill Clinton qu’il revient sur le rôle des décisions d’Alan Greenspan alors à la tête de la Réserve fédérale dans la récession économique de 2000 aux Etats-Unis.
En 2005, il publia Pour un commerce mondial plus juste (Fair Trade for All) et en 2006, Un autre monde : Contre le fanatisme du marché (Making Globalization Work).
Son dernier ouvrage Le triomphe de la cupidité (Freefall : America, Free Markets, and the Sinking of the World Economy) a paru au début de cette année.
Sources : www.bibliomonde.com et http://fr.wikipedia.org
http://www.horizons-et-debats.ch -
“La Grande Récession (depuis 2005)”, de Jean-Luc Gréau
Amateurs de discours lénifiants s’abstenir. Pour Jean-Luc Gréau, l’hypothèse d’une nouvelle dépression dans le sillage de la “grande récession” est “plausible“.
Ce texte, en partie inédit, rassemble des articles parus dans la revue Le Débat entre 2008 et 2012. Economiste, ancien expert du Medef, M. Gréau est l’auteur, entre autres, de La Trahison des économistes (Gallimard, 2008). Il y plaidait notamment pour un protectionnisme raisonné aux frontières de l’Europe.
Désordre et improvisation. Tels sont les mots qui, pour l’auteur, résument les actions volontaristes que les Occidentaux ont conduites, depuis la crise de 2008 (qui a commencé, selon lui, en 2005). D’où le sentiment que l’horizon est bouché. “Le fardeau total de la dette, écrit-il, atteint partout des montants excluant que l’on puisse les ramener à un niveau acceptable dans un futur prévisible (…). Il n’y a pas de problème plus crucial et apparemment moins soluble que celui de l’accumulation spontanée des dettes privées et publiques en Occident.“Comment en est-on arrivé là ? C’est la principale valeur ajoutée de ce livre que de parvenir à conceptualiser de façon particulièrement éclairante cette “bifurcation historique“, qui rend définitivement obsolète la régulation de papa.
L’histoire des vingt dernières années, analyse Jean-Luc Gréau, est celle d’une expérience d’inclusion dans la concurrence mondialisée et d’autorégulation par les marchés financiers. La première conséquence en a été un endettement “voulu” ou “subi” par les Etats. Ensuite, on est passé du marché où le vendeur faisait la loi au “marché de l’acheteur“.
Mais ce passage s’est fait si graduellement qu’il a été pendant longtemps presque invisible. De sorte que l’organisation néolibérale du marché tend à apparaître comme une création sui generis de l’évolution économique.Pour les entreprises françaises, ce basculement a généré trois handicaps : une faiblesse capitalistique (notamment des petites et moyennes entreprises), une subordination des fournisseurs vis-à-vis de la grande distribution, une protection insuffisante, enfin, contre la contrefaçon et le piratage. Ainsi, le dogme de la concurrence est-il fatal à l’industrie européenne, déplore l’auteur, pour qui “la politique industrielle a été bannie de l’agenda européen“.
Aujourd’hui, trois risques menacent le système mondialisé : le déclin de l’investissement en Chine, la dette de l’Occident, la fragilité de l’euro. A tort ou à raison, écrit Jean-Luc Gréau, domine en Europe “le sentiment que la fin de l’euro signifierait la fin du projet européen qui a surdéterminé toute notre après-guerre sur le Vieux Continent“.
Mais ni les Etats-Unis ni la Chine, au moins à court terme, n’ont intérêt à voir s’affaisser les économies européennes. Car dans le système mondialisé, la défaillance d’une région entière menacerait toutes les régions partenaires.
La Grande Récession (depuis 2005), de Jean-Luc Gréau. Folio, 256 pages, 8,60 euros.
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Cela porte un nom: ploutocratie
L’interventionnisme sert à enrichir les riches et appauvrir les pauvres; le non-interventionnisme sert à enrichir les riches et appauvrir les pauvres.
Face à l’interventionnisme sans précédent des Etats pour sauver un secteur financier en échec depuis 2008, d’aucuns ont cédé à la tentation facile d’une critique libérale qui a identifié son unique coupable: l’Etat. Ainsi, l’étatisme serait le responsable de tous les maux actuels. Mais ces penseurs, hors de la réalité, ne voient que la partie du problème qui les arrange. Car la critique libérale de l’interventionnisme échoue totalement à expliquer le non-interventionnisme obstiné par lequel, l’autre moitié du temps, ce même Etat faillit entièrement dans la régulation et l’imposition de sanctions un tant soi peu opérantes contre les abus du système financier.
J’ai écrit ici en août dernier que le capitalisme de marché n’a jamais existé, car il n’existe qu’à temps partiel: uniquement quand ses promoteurs, l’élite de la finance, en retirent d’énormes profits. Et qu’il cesse d’exister quand ces derniers en retirent des pertes. Le capitalisme libéral s’avère donc aussi utopique que le communisme sous l’URSS.
Un «libre marché» subventionné
Aux Etats-Unis, lorsque la période est à l’euphorie boursière, le système se fait ultra-libéral et dérégulateur pour permettre aux acteurs des marchés de maximiser leurs gains, libres de toute contrainte réglementaire. L’Etat et les autorités de surveillance démissionnent, les standards de l’éthique s’effondrent, comme ce fut le cas aux Etats-Unis avant 2000 (crise des valeurs technologiques), avant 2002 (scandales comptables) et avant 2008 (crise des subprimes). Aux Etats-Unis, quelque 250 lois et réglementations fédérales et étatiques favorisant la protection de l’épargne ont ainsi été démantelées depuis les années 1980 à la demande des banques, ouvrant l’ère du crédit prédateur qui a mené à la crise des subprimes.
Mais lorsque la période est au krach boursier, la finance sollicite l’interventionnisme maximal de l’Etat et des banques centrales, sommés de subventionner les chantres du non-interventionnisme. Le système se fait étatiste au plus haut degré pour protéger les acteurs du «libre marché» de toute perte ou sanction, alors qu’ils ont échoué.
Ainsi, quand l’Etat intervient, c’est pour enrichir les riches, et quand il s’abstient d’intervenir, c’est aussi pour enrichir les riches.
Le système s’autorise à être ultra libéral à la hausse et hyper interventionniste à la baisse, opérant dans les deux cas une redistribution dans un seul sens: de la base vers le haut. Il ne s’agit donc pas d’être pour ou contre l’interventionnisme étatique, mais contre le mélange prédateur des deux, savamment organisé pour n’agir que dans l’intérêt du secteur financier. Un interventionnisme qui agirait pour sauver à la fois les banques et les plus démunis de la société serait plus défendable que le présent système. Un non-interventionnisme qui laisserait les banques faillir, et priverait aussi de protection les moins favorisés, serait plus défendable que le présent système.
Mais le système actuel, où l’élite gagne à tous les coups, porte un nom. Et ce n’est pas l’étatisme. C’est la ploutocratie (gouvernement par la classe des riches). Les Etats-Unis, modèle dominant de notre ère, ne sont pas une démocratie, mais une ploutocratie.
Nous vivons en ploutocratie. Francis Fukuyama, auteur de La fin de l’histoire, a récemment écrit plusieurs essais sur la ploutocratie américaine. D’après le magazine The American Interest, les Etats-Unis, qui étaient une ploutocratie industrielle en 1890-1920, sont devenus une ploutocratie financière dès les années 1990. L’élite de la finance, lobby désormais plus puissant que celui de la défense, sponsorise aujourd’hui l’Etat afin qu’il serve ses intérêts. C’est ainsi qu’aucun dirigeant financier n’a eu à répondre des abus sans précédent de la spéculation sur les subprimes, alors que 50 millions d’Américains sont à la soupe populaire. Les amendes payées par Wall Street représentent moins de 5% des profits engrangés durant la bulle. Et des scandales outranciers comme les manipulations du taux LIBOR resteront probablement impunis. A chaque euphorie, le non-interventionnisme de l’Etat aboutit à surenrichir les élites financières (25 gérants de hedge funds ont gagné, sur la seule année 2006, autant que le PIB de l’Islande), et à chaque crise l’interventionnisme appauvrit les pauvres: entre 1970 et 2008, le revenu de 0,1% des plus riches a progressé de 385%, tandis que le revenu de 90% de la population n’a pas bougé.
L’impunité fait partie de la ploutocratie, tout comme le non-interventionnisme, dans la mesure où c’est un non-interventionnisme acheté.
BILAN par Myret Zaki http://fortune.fdesouche.com
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Soljenitsyne, le visionnaire qui exaspère
Le Phénomène Soljenitsyne de Georges Nivat est un essai de référence sur le message spirituel et politique du géant russe.
Soljenitsyne agace ceux qui voudraient bien se débarrasser du grand homme après l'avoir encensé. L'équation est connue : gardons le héros de L'Archipel du Goulag qui, par sa force d'âme, a ébranlé le mensonge soviétique, mais oublions le réactionnaire aux allures d'ayatollah slave qui annonce à l'Occident des lendemains qui déchantent. L'ennui est que le résistant au communisme et le critique du libéralisme ne font qu'un chez celui dont la rébellion fut autant spirituelle que politique. Telle est la thèse de Georges Nivat, slaviste renommé qui enseigne à l'université de Genève et dont le livre Le Phénomène Soljenitsyne a été lu et approuvé par l'intéressé avant sa mort.
Vendu à 800.000 exemplaires lors de sa publication en Russie durant la perestroïka, cet ouvrage, qui paraît aujourd'hui en France dans une version enrichie, n'est pas une biographie de plus : c'est un essai qui, non seulement, embrasse tous les aspects de l'œuvre romanesque de Soljenitsyne, mais se veut, en outre, l'expression fidèle de la pensée ultime de l'écrivain, disparu le 8 août 2008. Admirateur de Soljenitsyne, Georges Nivat n'est pas un hagiographe. Il ne minimise pas les “défauts” du grand homme : une personnalité autocratique, qui est comme l'envers de son charisme. Il n'occulte pas ce qui peut paraître choquant chez un chrétien : un pessimisme culturel à la Oswald Spengler, l'auteur du Déclin de l'Occident, l'un des livres culte de la Révolution conservatrice allemande.
Dégénérescence morale des Occidentaux
Le fait est que Soljenitsyne, même s'il ne mit jamais sur le même plan le totalitarisme communiste et le libéralisme occidental, aura des mots très durs, depuis le discours de Harvard en 1977, pour ce qu'il a appelé la « dégénérescence morale des Occidentaux », leur « manque de caractère » et pour tout dire de « virilité ». « À relire toute l'œuvre de Soljenitsyne publiciste, on reste frappé par son extraordinaire cohérence », écrit Nivat. « Tout est commandé par une vision historiographique précise : le mal vient de l'humanisme, de l'anthropocentrisme né à la Renaissance et importé en Russie depuis Pierre le Grand ». Selon Nivat, Soljenitsyne s'inscrit dans la lignée de ces Russes, d'Alexandre Herzen à Léon Tolstoï, pour lesquels il existe une “Russie éternelle” dont la vocation s'enracine moins dans la tradition grecque orthodoxe que dans une vieille Russie chrétienne du Nord et de l'Est sibérien fondée sur les communautés paysannes et l'amour mystique de la terre.
Il faudra bien s'y faire, Soljenitsyne est un fieffé “antimoderne”. Son culte de l'honneur, son amour des traditions et son sens du sacrifice, explique Nivat, est d'un autre temps. Mais qui dit que la nostalgie est par principe impuissante ? N'est-ce pas au nom d'une Russie que les marxistes considéraient comme “dépassée”, que Soljenitsyne a vaincu ses persécuteurs ? « Ses grands rappels dans le domaine de l'éthique et de la politique ne font plus recette. Et pourtant, ils correspondent en grande partie aux tâtonnements des nouvelles générations : ne pas mentir, rester soi-même, créer une démocratie à la base, plutôt qu'au sommet, pratiquer l'autolimitation dans sa vie personnelle, comme dans la consommation de masse », écrit Georges Nivat, pour qui la force de Soljenitsyne est d'avoir toujours transfiguré le réel par la foi, loin du réalisme bourgeois ou socialiste. « Ce qui pèse en l'homme, c'est le rêve », — écrivait Bernanos. Qui peut nier que, grâce à Soljenitsyne, le rêve d'une Russie régénérée ait pesé dans la balance de l'histoire ?
♦ Le Phénomène Soljenitsyne, Georges Nivat Fayard, 449 p., 25 €.
► Paul François Paoli, Figaro, 19/03/2009. http://www.archiveseroe.eu
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Mécanisme européen de stabilité : refuser l’abandon de souveraineté, par Raoul Marc Jennar
« Avec le Mécanisme européen de stabilité et le Pacte budgétaire, les peuples qui ont déjà été dépossédés des choix en matière monétaire du fait de la manière dont est géré l’euro (en particulier, le statut et les missions de la Banque Centrale Européenne), seront désormais dépossédés de tout pouvoir en matière budgétaire. » Raoul Marc Jennar est membre du Conseil scientifique d’Attac.
Le mardi 21 février, à la demande du gouvernement, l’Assemblée nationale examinera en procédure d’urgence deux projets de loi :
a) le projet de loi ratifiant la décision du Conseil européen de modifier l’article 136 du TFUE [1]
b) le projet de loi ratifiant le traité instituant le Mécanisme européen de stabilité (MES)
Ce qui se prépare dans un silence scandaleux alors que ces projets devraient être au cœur des débats dans toute la presse, va au-delà de tout ce qu’on a connu jusqu’ici, au niveau européen, en matière d’abandon de souveraineté, de recul démocratique et d’opacité.
Pour s’en rendre compte, il faut savoir ce qu’est le MES et de quelle procédure on use pour le faire adopter.
Le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) : un FMI européen
Le texte définitif du traité instituant le MES a été adopté par les représentants des Etats membres de la zone euro le 2 février 2012.
Ce MES est destiné à prendre, à partir de juin 2013, la suite des instruments créés en 2010 pour faire face à la crise de la dette. Ce MES et le Pacte budgétaire (TSCG) sont complémentaires : à partir du 1 mars 2013, pour avoir accès aux aides du MES un Etat devra avoir accepté toutes les dispositions sur l’austérité budgétaire contenues dans le TSCG.
Le MES, dont le siège est fixé à Luxembourg, est doté du statut d’une institution financière internationale bénéficiant des immunités dont jouissent les institutions internationales. Il n’a donc aucun compte à rendre ni au Parlement européen, ni aux parlements nationaux, ni aux citoyens des Etats membres et ne peut en aucun cas faire l’objet de poursuites. Par contre, doté de la personnalité juridique, le MES pourra ester en justice. Locaux et archives du MES sont inviolables. Il est exempté de toute obligation imposée par la législation d’un Etat Membre. Le MES, ses biens, fonds et avoirs jouissent de l’immunité de toute forme de procédure judiciaire.
En cas de litige entre le MES et un Etat Membre, c’est la Cour de Justice de l’UE qui est compétente.
Les membres du MES sont les Etats de la zone euro. L’institution est dirigée par un collège composé des ministres des finances des Etats membres appelés pour la circonstance « gouverneurs ». Ces gouverneurs désignent un conseil d’administration. Un Directeur général est nommé. Le Conseil des gouverneurs est compétent pour toutes les décisions relatives à l’intervention du MES. Le Conseil d’administration est compétent pour la gestion de l’institution. Le secret professionnel est imposé à toute personne travaillant ou ayant travaillé pour le MES. Toutes les personnes exerçant une activité au sein du MES bénéficient de l’inviolabilité de leurs papiers et documents officiels et ne peuvent faire l’objet de poursuites en raison des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions.
Le but du MES est de « mobiliser des ressources financières et de fournir, sous une stricte conditionnalité, » un soutien à la stabilité d’un de ses Etats membres qui connaît des graves difficultés financières susceptibles de menacer la stabilité financière de la zone euro. A cette fin, il est autorisé à lever des fonds. Son capital est fixé à 700 Milliards d’euros. La contribution de chaque Etat a été déterminée de la manière suivante :
Les Etats Membres, par ce traité, s’engagent « de manière irrévocable et inconditionnelle » à fournir leur contribution au capital du MES. Ils s’engagent à verser les fonds demandés par le MES dans les 7 jours suivant la réception de la demande.
Le MES peut décider de revoir les contributions de chaque Etat membre. Cette décision s’imposera automatiquement.
Lorsqu’un Etat Membre sollicite une demande de soutien à la stabilité, c’est la Commission européenne en liaison avec la Banque Centrale Européenne (BCE) qui est chargée d’évaluer le risque pour la stabilité de la zone euro, d’évaluer, en collaboration avec le FMI, la soutenabilité de l’endettement public du pays demandeur et d’évaluer les besoins réels de financement de ce dernier.
Lorsque le MES décide d’octroyer un soutien à la stabilité, c’est la Commission européenne, en liaison avec la BCE et le FMI, qui négocie avec l’Etat demandeur les conditions dont est assorti ce soutien. Cette négociation doit s’inscrire dans le respect du Pacte budgétaire (TSCG). La Commission européenne, en liaison avec la BCE et le FMI, est chargée du respect des conditions imposées.
Le traité entrera en vigueur deux mois après le dépôt des instruments de ratification par les Etats signataires dont la souscription représente 90% du total.
On s’en rend compte, les gouvernements signataires de ce traité ont créé un monstre institutionnel contre lequel les Etats eux-mêmes et à fortiori les peuples seront désormais totalement impuissants. Ainsi se poursuit, sous la pression du monde de la finance et des affaires, le démembrement du siège de la souveraineté populaire, l’Etat, au profit d’institutions échappant à tout contrôle.
Une procédure illégale
La création du MES exige une modification de l’article 136 du TFUE. Cette modification, qui est possible si on recourt à la procédure simplifiée pour modifier un traité européen, a été proposée par la Commission européenne et adoptée par le Conseil européen le 25 mars 2011. Elle est formulée comme suit :
« A l’article 136, paragraphe 1, du TFUE, le point suivant est ajouté :
Les Etats membres dont la monnaie est l’euro peuvent établir un mécanisme de stabilité pouvant, si nécessaire, être activé dans le but de préserver la stabilité de la zone euro dans son ensemble. L’octroi de toute aide financière en vertu du mécanisme sera soumis à de strictes conditionnalités. »
Il est précisé que la base légale de cette modification de l’article 136 du TFUE, via la procédure simplifiée, est fournie par l’article 48, paragraphe 6, du TUE.
Or, cet article stipule, en son §6, alinéa 3, qu’une décision prise sous le régime de la procédure simplifiée « ne peut pas accroître les compétences attribuées à l’Union dans les traités. »
Les défenseurs du MES considèrent qu’ils n’y a pas accroissement des compétences de l’Union puisque, formellement, le MES ne serait pas une institution de l’Union. C’est jouer avec les mots, et manipuler dangereusement les textes, car le traité créant le MES indique clairement que le MES implique la participation directe de la Commission européenne, et, en cas de litige, celle de la Cour de Justice de l’UE, deux institutions de l’Union. En outre, le Commissaire européen en charge des affaires économiques et monétaires siègera dans l’instance dirigeante du MES en qualité d’observateur. C’est la Commission européenne qui sera mandatée pour imposer à l’Etat concerné les conditions d’une intervention du MES.
Il n’est pas contestable que le MES diminue les pouvoirs des Etats membres et augmente les compétences attribuées à l’Union, en particulier les pouvoirs de la Commission européenne.
Le projet de loi soumis le 21 février à l’Assemblée nationale pour ratifier la modification à l’article 136 du TFUE vise donc à permettre une extension des compétences de l’Union européenne en toute illégalité.
Un coup d’Etat
Qu’est-ce qu’un coup d’Etat ? C’est le remplacement d’un pouvoir légitime, issu du peuple, par un pouvoir qui ne l’est pas.
Le transfert, en toute illégalité, à des autorités européennes et internationales qui ne sont soumises à aucun contrôle démocratique de pouvoirs qui relèvent pas nature de la souveraineté populaire s’apparente à un véritable coup d’Etat.
Les gouvernants qui sont à la manoeuvre manifestent leur plus total mépris du respect des exigences démocratiques. Par des artifices de procédure, en interprétant abusivement des règles dont ils se moquent, ils se font les complices d’une entreprise de démantèlement de la démocratie et d’effacement d’un acquis fondamental dans l’histoire de l’humanité : la souveraineté du peuple.
Deux traités démocraticides
Avec le MES et le Pacte budgétaire (TSCG) , les peuples qui ont déjà été dépossédés des choix en matière monétaire du fait de la manière dont est géré l’euro (en particulier, le statut et les missions de la Banque Centrale Européenne), seront désormais dépossédés de tout pouvoir en matière budgétaire.
Rappelons que la démocratie est née progressivement du droit réclamé par les peuples de contrôler les dépenses des gouvernants. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, adoptée le 26 août 1789, en son article XIV, proclame que « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »
C’est ce droit fondamental qui leur est aujourd’hui enlevé. En violation d’une disposition inscrite dans la Constitution de la République : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 (...). »
Ceux qui approuveront les deux projets de loi soumis le 21 février approuveront le TSCG puisqu’ils sont étroitement liés. Les promesses de renégociation de ce dernier perdent leur peu de crédibilité si leurs auteurs approuvent le MES.
Ces deux traités MES et TSCG confirment que la construction européenne s’est définitivement éloignée de l’idéal démocratique.
Ces deux traités sont, contrairement à ce qu’affirme Hollande, étroitement liés. Ils alimentent l’un et l’autre transfert de pouvoir et perte de souveraineté rendant possible une totale mise sous tutelle financière et budgétaire des Etats et des peuples.
La France est la première à engager la procédure de ratification du MES. Des mouvements d’opposition se lèvent dans plusieurs pays signataires qui interpellent les élus sur leur attitude future.
En France, à ce jour, seuls Jean-Luc Mélenchon au nom du front de Gauche et Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force Ouvrière se sont prononcés clairement contre le MES et ont appelé les parlementaires à ne pas voter les textes soumis le 21 février.
Si ces deux textes soumis le 21 février sont adoptés, il est indispensable que soit saisi le Conseil constitutionnel. Y a-t-il, dans le Parlement du pays qui a donné au monde les progrès de 1789, 60 députés et sénateurs pour soumettre au respect de la Constitution des traités qui la violent ?
Publication originale Raoul Marc Jennar http://contreinfo.info
[1] TFUE : traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, deuxième partie du traité de Lisbonne -
Grandes manœuvres autour de Gaza
L’art de la guerre
Après le « cessez le feu » annoncé au Caire par Hillary Clinton, un jeune homme d’une vingtaine d’années, de Gaza, Anwar Qudaidh, était allé faire la fête dans la « zone tampon », la bande large de 300 mètres en territoire palestinien, où autrefois sa famille cultivait la terre. Mais quand il s’est approché de la barrière de barbelés, un soldat israélien lui a tiré dessus en le visant à la bouche. Première victime du « cessez le feu », qui s’ajoute aux 170 tués, dont un tiers de femmes et enfants, et aux plus de mille blessés par les bombardements, qui ont provoqué 300 millions de dollars de dommages. Pour que le « cessez le feu » puisse durer « les attaques de roquettes contre Israël doivent cesser », souligne la Clinton, attribuant aux Palestiniens la responsabilité de la crise.
Le plan de Washington était clair dès le départ : permettre qu’Israël donnât « une leçon » aux Palestiniens et se servît de l’opération guerrière comme test pour une guerre régionale, en évitant cependant que l’opération ne s’élargît et ne se prolongeât. Ceci aurait interféré avec la stratégie Usa/Otan qui concentre ses forces sur deux objectifs : Syrie et Iran. C’est dans ce cadre qu’entre le nouveau partenariat avec l’Egypte, qui selon la Clinton est en train de réassumer « le rôle de pierre angulaire de stabilité et de paix régionale qu’elle a longtemps joué », donc même pendant les trente années du régime de Moubarak. Le président Morsi, loué par Clinton pour son « leadership personnel » dans l’établissement de l’accord, en a tiré avantage pour concentrer le pouvoir dans ses propres mains. En compensation Washington lui demande un contrôle plus serré de la frontière avec Gaza, de manière à renforcer l’embargo. Mais l’objectif du partenariat va bien au-delà : il vise à intégrer l’Egypte, dépendante des aides militaires étasuniennes et des prêts du FMI et des monarchies du Golfe, dans l’arc d’alliances construit par Washington en fonction de sa stratégie au Moyen-Orient et Afrique du Nord. Significatif, dans ce cadre, est le rôle du Qatar : après une visite secrète en Israël (documentée cependant par une vidéo), l’émir Cheick Hamad bin Khalifa Al-Thani est allé à Gaza promettre de l’aide puis a rencontré le président Morsi au Caire, en lui remettant 10 millions de dollars pour soigner les Palestiniens blessés par les bombes israéliennes. Il se présente ainsi comme soutien de la cause palestinienne et arabe, alors que ce qu’il soutient est en réalité la stratégie USA/Otan, comme il l’a fait en envoyant des forces spéciales et des armes en Libye en 2011 et aujourd’hui en Syrie.
Une autre politique à deux faces est celle du premier ministre turc Erdogan qui, tandis qu’il condamne Israël et annonce une prochaine visite de solidarité à Gaza, collabore de fait avec Israël dans l’encerclement et la désagrégation de la Syrie et, en demandant l’installation de missiles Patriot dans la zone de frontière, permet à l’Otan d’imposer une no-fly zone sur la Syrie. Même teneur pour la politique du gouvernement italien qui, tout en renforçant les liens militaires avec Israël en permettant à ses chasseurs bombardiers de s’entraîner en Sardaigne, promet des aides aux entreprises palestiniennes d’artisanat.
Ainsi, tandis que les navires de guerre israéliens, appuyés par ceux de l’OTAN (italiens compris), bloquent les riches gisements palestiniens de gaz naturel dans les eaux territoriales de Gaza, les Palestiniens pourront vivre en taillant des objets en bois. Comme, aux Etats-Unis, les habitants des « réserves indiennes ».
Manlio Dinucci http://www.mondialisation.ca
Edition de mardi 27 novembre 2012 de il manifesto
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Pour ceux qui peuvent regarder (photo très dure)
http://twitter.com/IsmaeilFadel/status/271946830353420289/photo/1,
Anwar Qudaih, 20 ans, assassiné à la frontière de la Bande de Gaza le 23 novembre 2012, par un soldat israélien qui appliquait le « cessez le feu » du 21 novembre à 19h. Grande discrétion de nos media sur cet assassinat de sang froid. NdT.
Manlio Dinucci est géographe et journaliste.
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