Par Oskar Morgenstern (avril 2000)
L’économie jouit d’une situation particulière parmi les sciences : ses résultats sont quotidiennement utilisés dans l’action politique. Cette situation ne favorise pas toujours l’examen critique des mesures et des théories. Plutôt que d’examiner s’il est possible de donner un contenu expérimental et mesurable aux concepts de la science économique, les économistes – en France tout spécialement - se sont longtemps enfermés dans des débats entre « littéraires » et « scientifiques ».
Ces querelles reflètent des conflits entre personnalités de formation différente. Elles n’apportent aucun élément de solution à la question : “L’économie est-elle une science expérimentale ?” Oskar Morgenstern, fondateur avec Von Neumann de la théorie des jeux, tente ici de répondre avec impartialité. S’il critique les économètres, ce n’est pas faute de connaitre leurs thèses ; s’il juge les faits sociaux difficilement mesurables, ce n’est, pas faute de s’être penché sur le problème. L’économie est une science, mais l’incertitude y joue un rôle fondamental, qu’il est vain de dissimuler.
Lorsqu’on entreprit pour la première fois de recenser la population de la France, Laplace se rendit compte aussitôt qu’on n’arriverait jamais à dénombrer sans aucune erreur la totalité des habitants. Il demanda par conséquent que l’on calcule l’erreur probable et qu’on la fasse figurer dans le recensement publié. L’éminent mathématicien, qui apporta une contribution si décisive à la théorie de la probabilité, trouvait donc naturel, et même indispensable, pareille exigence de précision.
Mais rien ne fut fait en ce sens, et même de nos jours, il n’y a pratiquement aucun pays au monde où la publication de données sociales et économiques s’accompagne de considérations sur l’erreur probable. On se contente, d’une façon ou d’une autre, de présumer qu’il n’y a pas d’erreur, bien qu’il soit facile à n’importe qui de constater que les erreurs abondent partout et qu’elles différent énormément d’une statistique à l’autre ; pourtant, il serait éminemment désirable de connaître exactement, l’importance de ces erreurs.
Dans les sciences de la nature, il en va tout autrement. La nature, en général, ne présente pas ses données sous forme numérique ; c’est de façon qualitative, essentiellement, qu’elle est perçue, et il incombe à la théorie physique de créer des méthodes, souvent extrêmement compliquées, qui convertissent les données qualitatives en données quantitatives. Dans la vie en société, toutefois, beaucoup de données se présentent sous forme numérique, les prix, la quantité d’argent, la production des denrées, le nombre des naissances dans un pays, le nombre des travailleurs en activité et des chômeurs, etc.
Dans les sciences physiques, comme les mesures numériques sont difficiles à effectuer et qu’il coûte cher de les raffiner, on traite avec le plus grand respect les chiffres obtenus et on se préoccupe, de savoir exactement, à quel genre de nombre on a affaire. En revanche, dans les sciences sociales, les chiffres sont livrés «tout faits», et il est donc assez naturel que les économistes ne se soucient pas outre mesure de leur qualité.
Certes, ils s’efforcent d’être exacts, mais leur exactitude ne va pas plus loin, d’ordinaire, que de transcrire les chiffres avec soin, d’utiliser les documents originaux plutôt que des sources de seconde main, de surveiller la façon dont ils combinent, ou agrègent, les données, etc. Beaucoup de difficultés, évidemment, surviennent déjà à ce stade, comme par exemple, tous les problèmes de classification, et risquent donc de faire prendre à l’économiste des décisions arbitraires.
Faudra-t-il, par exemple, classer avec les produits synthétiques ou avec les fibres naturelles, un tissu mi-coton mi-nylon ? Ici on adoptera l’une de ces classifications, ailleurs l’autre. C’est l’occasion de toutes sortes de décisions arbitraires.
Vivre dans l’incertitude
Les sciences de la nature ont accompli un grand pas en avant lorsqu’elles se sont aperçues, grâce aux implications philosophiques de la mécanique quantique, qu’il est impossible d’éliminer complètement l’erreur. L’erreur est irréductible. Cela fut très bien démontré par Brillouin. Il n’a pas été facile à la science d’accepter cette idée, et cela pour bien des raisons.
L’une d’elles est qu’on éprouve une impression d’inconfort à vivre en permanence avec l’erreur ; on préférerait un monde dont tous les aspects puissent être déterminés. Désormais, le grand problème est : comment vivre avec l’erreur ; l’effort essentiel reste celui qui vise à la réduire de plus en plus sans perdre de vue, comme on la dit plus haut, que chaque réduction coûte des sommes d’argent et d’énergie toujours croissantes.
Voici qui peut vous donner une idée d’ensemble du problème. Lorsque Newton élabora et démontra sa théorie de la gravitation, il utilisait des données entachées d’environ 4 % d’erreurs. Aujourd’hui, ce chiffre a été réduit à un dix-millième de 1 %, et pourtant Newton avait déjà pu formuler les traits essentiels d’une théorie très puissante, capable d’applications expérimentales.
Plus tard, lorsque Einstein postula que dans certaines conditions la lumière devait s’incurver au lieu de se propager en ligne droite, les observations de l’époque comportaient un taux d erreur d’à peu près 20 %. Cela n’a pas empêché la théorie de la relativité de prendre le dessus. C’est seulement depuis quelques mois, grâce à l’utilisation de radiotélescopes, que cette marge d’erreur a été réduite à des valeurs pratiquement négligeables ; les instruments qui ont permis ce résultat n’étaient pourtant pas encore inventés à l’époque où Einstein élaborait sa théorie (voir la Recherche, n’ 9, février 1971, p. 164).
Ce qui précède contient une leçon importante, à savoir que des théories puissantes peuvent être établies à partir de données assez peu satisfaisantes, et vérifiées au moyen de ces mêmes données de façon suffisamment probante. On ne risque donc guère, si l’on sait que les informations et les statistiques économiques et sociales fourmillent d’erreurs, de jeter lé bon grain avec l’ivraie ni de nier la possibilité de toute théorie : on souligne simplement que les théories doivent s’adapter au caractère des données et des renseignements disponibles.
Il serait certainement injustifié de prétendre atteindre un haut degré de précision dans les données économiques ; on rencontre cependant cette prétention un peu partout, et elle est en particulier souvent revendiquée par les gouvernements qui ont la responsabilité de décisions économiques cruciales. On consent à admettre que nous ne savons pas tout de la nature, cependant assez bien connue ; mais en même temps on accepte sans broncher que nous puissions prétendre expliquer avec une grande précision le monde économique et social, dont la complication est incroyable.
Ainsi, on donne sans indiquer la moindre marge d’erreur le chiffre du PNB produit national brut, déclaration qui sous-entend une précision de 1/10 ou même 1/100 de 1 %. Un tel chiffre est inacceptable, parce que le sens commun devrait suffire à nous faire voir qu’il est impossible de rendre compte sans aucune erreur du volume total des transactions en tous genres qui constituent l’économie d’un pays.
Cela s’applique tout aussi bien aux pays développés qu’aux pays sous-développés. mais ces derniers, en outre, ne possèdent presque pas d’archives, le chiffre de leur population est inconnu, et dans leur cas les données « par tête d’habitant » n’ont donc aucun sens. On se livre pourtant à des débauches de comparaisons entre nations, même au sein des institutions les plus prestigieuses des organismes internationaux.
Une illustration prise au hasard : il est impossible pour un observateur étranger de déterminer le prix de… disons de l’électricité fournie à une société privée dans certains pays. Certaines transactions internationales, comme l’exportation de produits importants d’un pays vers un autre, selon qu’on les évalue au moyen des statistiques d’exportation de ce pays ou des statistiques d’importation de l’autre, varient souvent de presque 100 % en quantité ou en valeur.
Ce phénomène a été observé jusque dans les transactions portant sur l’or, produit de grande valeur qui bénéficie d’un luxe de soins pour son transport et son enregistrement, mais qui sont parfois couvertes par le secret ; les tarifs d’assurance de son transport enfin sont très élevés, mais sont souvent tournés grâce à diverses manipulations, etc. Pourtant on n’hésite pas à fonder sur de tels chiffres des décisions affectant de nombreuses nations et des millions de personnes, lorsqu’ils font ressortir excédents ou déficits pour certains pays.
Dans un domaine où entrent en jeu des sommes considérables et où l’enregistrement des transactions est fait avec le plus grand soin, par exemple dans la détermination de la masse monétaire, des différences énormes ont été observées. L’an dernier, la masse monétaire des États-Unis est apparue entièrement différente de ce qu’on avait annoncé jusque-là.
En août 1970, son taux d’accroissement avait d’abord été évalué à 6,8 %, mais se trouva être en réalité de 10 %. En septembre, on remplaça 1,2 % par 5,7 %, etc. Ainsi des variations énormes se manifestent, sans paraître influencer ni les hommes politiques ni les travaux scientifiques d’économétrie.
Un observateur indépendant qui débarquerait de la planète Mars ne saurait pas quelles statistiques utiliser pour ses calculs. Même le dénombrement de la population, entrepris à grands frais par les gouvernements des pays développés, à l’aide de techniques évoluées et avec les outils statistiques les plus perfectionnés, laisse subsister des erreurs très importantes.
Dans le recensement américain de 1950, par exemple, 5 millions de personnes n’ont pas été comptées, ainsi que l’ont démontré plus tard des investigations très attentives ; et même le dernier, celui dé 1970, comporte une erreur similaire, qui représente environ 3 à 4 % de la population totale.
Nous avons vu plus haut qu’il ne s’agit pas là d’une erreur inacceptable ; mais c’est quand même bien une erreur, et il est parfaitement inadmissible qu’on agisse actuellement tout à fait comme si elle n’existait pas.
On aimerait donc voir des statistiques économiques où chaque chiffre serait accompagné de l’indication de son écart type ; cette pratique n’a pas cours, et il n’est pas bien difficile. de trouver pourquoi. Les raisons sont fréquemment de nature politique. Le gouvernement reçoit de l’argent d’une assemblée, congrès ou parlement, et préfère ne pas montrer aux législateurs, qui tiennent les cordons de la bourse, qu’il entre une part d’incertitude dans ses calculs et dans ses mesures.
Il n’y aurait pourtant point de honte à cela, car il serait facile de démontrer que la perfection n’est pas de ce monde. Il y a quelques années, en Allemagne, un organe consultatif du gouvernement, sorte de conseil économique, fit une tentative pour livrer des chiffres assortis de leur marge d’erreur, dans la mesure où elle pouvait être évaluée. Le gouvernement intervint pour mettre fin à cet étalage indécent.
Une attitude comme la sienne, si elle continuait à prévaloir comme c’est le cas à présent, rendrait impossible tout progrès aussi bien dans le domaine politique que dans celui de la science économique, pour autant qu’elle se fonde sur une notion rigoureuse de ce que sont des données quantitatives. Quand on dévalue le dollar, quelqu’un décide qu’une dévaluation de tant pour cent, ni plus ni moins, constitue la dose requise, mais cet individu ne possède aucun renseignement qui permette de savoir si ce taux est bien le bon.
Même si l’on s’est livré à des calculs préalables, ceux-ci sont fondés sur des chiffres censés exempts, d’erreur, et il est clair que si l’existence de ces erreurs était prise en considération dans les calculs, les déclarations politiques ne seraient pas formulées avec la belle assurance qui les caractérise aujourd’hui.
Les pièges du produit national brut
Je me suis référé jusqu’ici à des faits accessibles à l’observation directe, mais le mal est plus profond : il tient à quelques-uns des concepts mêmes qui sont à la base de certaines observations. Prenons par exemple le produit national brut, ou PNB : c’est une notion populaire dans le monde entier, et pourtant chargée d’absurdités et de difficultés incroyables. Le PNB prétend mesurer l’évolution de la production nationale par l’intermédiaire des variations du volume total des transactions.
L’œil et l’attention des, gouvernements, des hommes d’affaires et du public sont fixés sur ce chiffre, sur lui seul. S’il augmente, c’est merveilleux ! Ne fût-ce que d’un demi pour cent, c’est mieux que rien. Une différence comme celle entre 1,5 et V % pendant le bref intervalle d’un trimestre sera considérée comme « significative ». Mais qu’y a-t-il derrière ? Il est impossible, on l’a dit plus haut, de mesurer aussi rapidement une masse d’événements aussi vaste que l’est l’ensemble de toutes les transactions ayant eu lieu dans un pays. Cela reste vrai même si l’on dispose d’ordinateurs, qui accélèrent le traitement des informations, et si l’on utilise à fond tous les autres moyens de renseignement. Mais non, on veut que ce chiffre à lui seul nous fasse savoir si le pays est en progrès ou en régression sur le plan économique.
Ce chiffre est d’ailleurs un chiffre scalaire, et non pas même un vecteur dont les composantes correspondraient aux divers secteurs de l’économie. Tout ce qui a pour résultat un accroissement des dépenses est enregistré comme une «croissance». Ce qui est curieux, c’est que les pannes du système sont inscrites à son crédit.
Si vous êtes immobilisé dans un embouteillage, vous consommez davantage d’essence, vous payez plus cher le kilomètre en taxi ; si des avions font la queue au-dessus des aéroports sans pouvoir atterrir tandis que d’autres attendant pour décoller, ou même s’il arrive une catastrophe qui entraîne des réparations, tout cela nous est comptabilisé comme un accroissement du PNB !
L’économie est trop complexe pour pouvoir être représentée par un chiffre unique. C’est comme si la croissance d’un homme depuis le biberon jusqu’à l’âge adulte était représentée par un seul chiffre qui couvrirait sa croissance physique, sa taille, son poids, ses études, son intelligence, etc. ; si minime est l’effort de réflexion requis pour apercevoir toutes ces difficultés qu’on est parfois gêné, en tant qu’économiste, vis-à-vis de physiciens ou autres, d’avoir à révéler que cet état de choses est caractéristique de la situation des sciences sociales.
Il est d’ailleurs assez curieux que la théorie des probabilités, sans laquelle la science moderne ne serait pas ce qu’elle est, tire son origine dans des phénomènes sociaux : l’étude des jeux de hasard, et l’observation de certains phénomènes économiques et mouvements de population. Après quoi cette théorie si puissante, et dont l’importance ne cesse de croître, a surtout été utilisée dans les sciences physiques, depuis le début du XIX’ siècle jusqu’à nos jours.
Dans les sciences sociales, une attitude déterministe continue de prévaloir, et c’est tout juste si l’on commence aujourd’hui à percevoir quelques indices d’un changement de perspective et de point de vue. Il n’est pas encore tout à fait admis en bonne compagnie de mettre l’accent sur l’existence d’erreurs dans les observations économiques et sociales, dans, les statistiques et dans les mesures prises, de même que naguère encore il n’était pas poli de dire que quelqu’un était mort d’un cancer : à présent, on n’hésite pas à mentionner dans les nécrologies cette cause de décès.
Si un déterminisme aussi marqué caractérise dans l’ensemble les sciences économiques, ce n’est pas seulement par crainte de regarder en face l’incertitude qui affecte leurs données, mais aussi, je crois, en grande partie pour des raisons politiques. Tout parti politique, qu’il soit marxiste ou capitaliste, tient à démontrer que ses conclusions sont définitives, que ses prévisions sur l’évolution de l’économie ou ses dithyrambes sur la façon admirable dont fonctionne le libre marché, sont solidement fondés et ne laissent pas prise au doute, ne souffrent aucune incertitude. Il va falloir changer tout cela, et l’on commence en effet à voir venir un changement.
A l’avenir, il sera certainement impossible aux sciences sociales de se développer de façon différente des sciences physiques, en ce qui concerne les exigences de rigueur scientifique et les méthodes d’analyse. Si l’observation de la nature est elle-même chargée d’incertitude, comment le monde social et économique, dans toute sa complexité, pourrait- être observé valablement d’un point de vue plus déterministe, lui qui est véritablement encastré dans l’univers naturel ?
La validité des prévisions varie évidemment selon qu’on se rend compte ou non de l’importance des incertitudes. Il est intéressant de noter que jusque dans un domaine économique où les données atteignent un maximum de précision, à savoir les cotes de la bourse, les prévisions restent notoirement incertaines. En fait, dans la plupart des situations, elles sont même impossibles.
Il se peut que ce soit dû à la structure particulière de la bourse, mais si ce grand et important marché est sujet à des variations aléatoires, comment d’autres marchés, où les renseignements sont bien plus difficiles à obtenir et chargés de bien plus d’erreurs, pourraient-ils être mieux compris ? Comment les théories pourraient-elles y posséder un pouvoir de prévisions plus grand ?
Sortir l’économétrie de son ghetto mathématique
Les économistes se trouvent vraiment devant un étrange dilemme. D’un côté, la quantité d’informations économiques s’accroît selon un taux incroyable, surtout grâce aux ordinateurs, qui permettent d’enregistrer de nombreuses activités qui échappaient autrefois à l’observation numérique. En même temps, l’économétrie, science qui vise à faire des mesures économiques véritables et à les lier ou les combiner en vue de les incorporer à une théorie, devient de plus en plus mathématique et a besoin de subir de profonds rajustements.
On a vu il y a quelques années un curieux débat : les mesures sans théorie, c’est-à-dire « impartiales », font-elles vraiment progresser la science économique, ou les théories doivent-elles précéder toute tentative de mesure ? Cela rappelait assez le vieux conflit entre l’économie comme science théorique et comme science historique, qui a débouché comme on sait sur la découverte que les deux choses ne sont pas contradictoires dans les faits : il est impossible de faire de la théorie économique sans mesures, et des mesures sans théorie ne veulent rien dire.
On peut dire que tous les progrès, dans toutes les sciences, ont été accomplis grâce à l’introduction de concepts nouveaux, et ceux- ci à leur tour ne pouvaient naître que lorsque le chercheur avait sous les yeux un grand nombre de données empiriques. C’est ce qui s’est passé pour les découvertes de Kepler, fondées sur les prodigieuses observations et mesures de Tycho-Brahé ; et aussi pour Mendel, qui commença par accumuler de longues années d’expériences de génétique.
De même, l’économétrie aujourd’hui doit relever un immense défi. Il s’agit d’élaborer une image du monde réel qui tienne compte de toutes les Incertitudes impliquées par les procédés de description. Pour ce faire, les chercheurs qui ont pour tâche d’organiser les divers aspects de cette image devront utiliser le sens commun, en même temps que certains concepts empruntés à la théorie économique devront servir de guide.
La difficulté est que les économètres sont dispersés dans de nombreux pays dont les structures économiques et sociales sont très différentes : on doit donc émettre des réserves sur la valeur des comparaisons de leurs mesures. De plus, les économies changent, tandis que les lois de la nature sont stables, du moins dans le champ d’action qui est celui de la physique, et même de la biologie.
Face à ces difficultés, il n’est pas étonnant que les économètres trouvent plus commode d’élaborer des méthodes abstraites et très raffinées que de les mettre en pratique. L’économétrie a produit un volume important d’ouvrages théoriques, mais rares sont les applications expérimentales qui permettraient d’en extraire ce dont on a, en fait, besoin : une Image de la façon dont fonctionnent réellement les systèmes économiques de différents pays.
Notons aussi que les méthodes statistiques, potentiellement très puissantes, nécessitent un appareil de données et de théories économiques dont la structure soit très rigoureuse et ne laisse passer que des erreurs minimes. Cela souligne le fait qu’une grande précision des données et des mesures n’est vraiment nécessaire ou môme utile que pour des théories très puissantes, mais il se trouve justement que la plupart des données disponibles sont de mauvaise qualité et ne sauraient servir à travailler avec les concepts plutôt raffinés que l’on tente d’instaurer et d’utiliser en théorie économique.
Il y a donc une dualité entre la structure – fine ou non – de la théorie, et la qualité des données correspondantes. Comme en physique, l’écart est considérable entre le degré de confiance qu’on peut accorder à telle information et à telle autre, entre le degré de précision d’une mesure et d’une autre. Par conséquent, les affirmations fondées sur des théories économiques sont de valeur très inégale. Malheureusement, de nos jours, et surtout dans les milieux gouvernementaux, on ne fait pas de telles distinctions, et dans les manuels scolaires pour débutants ou même pour les étudiants plus avancés, on ne trouve pas le moindre mot indiquant qu’il subsiste dans les sciences économiques des problèmes non résolus.
Cependant, ces sciences sont pleines d’énigmes encore à résoudre. Il arrive certes que des prévisions correctes soient faites, ce qui semblerait renforcer la puissance et l’exactitude de la théorie sous-jacente ; mais ce sont là des faits dont on aurait tort d’exagérer l’importance.
Même des théories fausses sont capables de prévisions exactes : témoin la théorie ptoléméenne, d’après laquelle nous pouvons calculer la date juste de la prochaine éclipse de lune tout en sachant parfaitement que la théorie est fausse. Ainsi, une prévision correcte ne prouve ni l’exactitude des observations qui l’ont précédée, ni la justesse de l’interprétation qu’on en a faite.
L’ordinateur… et la mauvaise manière de s’en servir
La découverte de l’ordinateur a évidemment une importance énorme pour les chercheurs en sciences sociales. C’est sans doute la plus grande découverte technologique de notre époque, plus importante même que la fission de l’atome. Comme, parmi les sciences économiques, il en est peu qui se prêtent à une expérimentation directe, la simulation rendue possible par l’ordinateur supplée au manque de procédés expérimentaux.
La transformation des sciences économiques par l’ordinateur; ne fait que commencer, mais on peut déjà discerner quelques grandes lignes importantes ; quelques dangers méritent une mise en garde.
Le grand mathématicien Gauss disait. « Le manque de réflexion. mathématique ne se fait jamais voir de façon aussi éclatante que dans l’excès de précision apporté à des calculs numériques. » Que dirait Gauss aujourd’hui, ou des informations insuffisamment analysées, de qualité très inégale, sont entrées pêle-mêle dans les ordinateurs pour subir des millions de multiplications, dans l’espoir qu’au bout du compte quelque résultat significatif apparaîtra ?
Tout cela repose souvent sur un petit nombre d’équations qui prétendent refléter la réalité économique ; et, à partir des calculs on fait des prévisions, qui servent de base à des décisions politiques.
Le champ des mathématiques numériques s’est énormément développé depuis l’avènement de l’ordinateur. Cependant, la plupart des ouvrages portent avant tout sur des techniques de calcul ou des procédés plus simples et plus sûrs pour résoudre les équations. Le problème qui nous occupe ici intéresse par contre la nature des relations entre les théories fondamentales d’une part, et les résultats numériques obtenue par des calculs fondés sur les modèles qu’elles ont construits d’autre part.
La théorie économique s’est très tôt posée des questions de ce genre : on se souvient du fameux passage où Pareto, dans son Manuel d’économie politique 1907 démontre que, suivant sa théorie générale de l’équilibre, pour un système contenant seulement 100 personnes et 700 produits, il n’y aurait pas moins de 76990 équations à résoudre. Chiffre énorme, et pourtant il est clair que, par rapport à la population d’un pays, 100 personnes ne constituent qu’une fraction minime.
Au lieu de résoudre les équations concernant un si petit nombre d’individus, on préfère travailler sur des agrégats, établie des modèles qui ne comprennent qu’un petit nombre de variables dont chacune couvre un grand nombre d’individus. On espère ,ainsi diminuer la difficulté, et dans un certain sans, évidemment, on y parvient. Hélas ! tout se paie, et l’évaluation des agrégats, loin d’être un procédé inoffensif, engendre à son tour des problèmes.
De la modélisation au calcul
Examinons comment envisager un calcul, quel qu’il soit, sur une grande échelle. Je me réfère ici à un ouvrage important de Von Neumann et Goldstine. Quoique leurs travaux datent d’il y a vingt-cinq ans, rien n’est venu affecter la validité de leurs résultats ni, je crois, ne pourrait le faire. Comme beaucoup de problèmes économiques sont représentés par des matrices d’un ordre élevé, comprenant plusieurs centaines de lignes et de colonnes, nous pouvons citer le problème que pose l’inversion des matrices, elle comporte quatre stades, qui occasionnent inévitablement des erreurs de types divers dont certaines, nous le verrons, d’importance primordiale.
En voici la liste :
Le problème économique, brut, à la base, ne peut être exprimé qu’au prix d’une idéalisation, d’une simplification et d’omissions. En d’autres termes, il faut construire un modèle mathématique, qui, comme les modèles dans toutes les sciences, constitue une simplification de la réalité. Je n’insiste pas sur ce point, car le problème est commun à toutes les sciences, et tout économiste est conscient qu’il simplifie, parfois de façon radicale. C’est un dilemme auquel on ne saurait échapper, et d’ailleurs une simplification n’est pas forcément néfaste.
Étant donné le succès de théories physiques telles que la théorie newtonienne de la gravitation, on voit qu’il est possible d’aller très loin même avec des simplifications grossières.
Si l’on accepte le modèle comme une image fidèle et cohérente de la réalité, on constatera que la description du phénomène choisi nécessitera des paramètres dont la valeur sera fixée par l’observation, directement ou indirectement c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une autre théorie ou d’un calcul préalable. Ces paramètres vont donc comporter des erreurs qui, à leur tour, se retrouveront dans les résultats de tous les calculs. C’est là le point décisif. C’est à ce stade qu’interviennent les erreurs d’observation, et leur influence affecte les résultats plus gravement qu’aucune.
La formulation mathématique stricte du modèle doit être remplacée par une formulation approximative. Cela veut dire que de nombreuses opérations transcendantes telles que celles qu’impliquent des fonctions comme le sinus ou le logarithme, ou des opérations telles que l’intégration et la différenciation, ainsi que les expressions implicites, etc., que l’on trouve inévitablement dans les divers modèles utilisés en théorie économique – tout cela devra être traité numériquement.
Autrement dit, il faudra remplacer toutes ces opérations par des procédés élémentaires. De même, les processus qui convergent ou tendent vers une limite devront être interrompus à un certain endroit ou tronqués dès qu’on jugera atteindre un niveau d’approximation suffisant.
Même si l’on ne se sent pas gêné par ces trois sources d’erreurs, qui influent sur la nature des calculs et leur validité, il en reste encore une très importante dont la présence est significative.
C’est qu’aucun procédé ou moyen de calcul ne peut faire les opérations élémentaires – en tout cas pas toutes les opérations élémentaires – avec une rigueur absolue et sans fautes. Il ne s’agit pas ici des erreurs que peut commettre un ordinateur mal programmé ou qui souffre de déficiences mécaniques ou électriques. Non, c’est plus grave. Le processus de calcul lui-même comporte des traits inhérents qui lient l’exécution de toutes les opérations à l’introduction simultanée, inévitable et systématique de certains types d’erreurs.
Considérons, pour illustrer les erreurs liées au fait d’arrondir un chiffre, un ordinateur ayant une limite de capacité lui permettant de retenir disons 8 chiffres : en multipliant deux nombres de 8 chiffres, on en obtient un de 16 chiffres qu’il faudra arrondir à 8. Répétez l’opération quelques millions de fois comme c’est nécessaire dans bien des inversions de matrices et demandez-vous si le résultat final est encore valide. C’est là un problème fondamental. Quelle que soit la capacité de l’ordinateur, il vient toujours très vite un moment où il faudra arrondir, sans quoi on finirait bientôt par avoir des nombres comprenant plus de chiffres qu’il n’y a de particules dans l’univers.
En ajoutant cette difficulté au fait que les données comportent un assortiment d’erreurs diverses, on aura une idée de l’étendue du problème auquel se heurte la vulnérabilité relative de divers types de modèles à divers coefficients d’erreur. Des recherches ont démontré que certains des modèles les plus connus sont extrêmement vulnérables.
Par exemple, dans un modèle a six équations, même si le coefficient représentant les salaires est le seul où se soit glissée une erreur, mettons de 10 %, le chiffre indiquant les profits sera affecté d’une erreur de 23,4 % en trop ou de 21 % en moins si l’erreur de base est négative. Quand toutes les variables sont sujettes à l’erreur, comme c’est toujours le cas, les résultats sont encore pires. Et ce n’est là qu’une seule illustration.
Je termine ces réflexions par un simple exemple qui devrait nous inspirer à tous une salutaire prudence. Prenons le système de deux équations
x-y = 1 et x-1,00001 y = 0
Elles ont pour solution : x = 100.001, y = 100.000.
Mais les deux équations suivantes presque identiques :
x-y = 1 et x-0,999 99 y ont pour solution : x = -99 999, y = -100 000.
Les coefficients diffèrent tout au plus de deux unités à la cinquième décimale, mais les solutions diffèrent de 200.000. Est-il nécessaire de ne rien ajouter ?
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