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  • De l’utopie à nulle part ailleurs

    Il n’est pas de période plus propice à la réflexion, à la prise de distance, que ce passage, encore perçu comme un rituel, entre l’année défunte et celle qui point, lourde de menaces et d’espoirs. Le dieu Janus, à double face, regarde encore le passé, tandis qu’il scrute l’avenir, et c’est dans l’interstice entre ces deux visions, l’une qui mesure le chemin parcouru, et l’autre qui ouvre aux horizons, que le temps hésite, se fixe, et offre le luxe d’une méditation.
    La vie est passage, cheminement, pérégrination, et, pour qui la prend au sérieux, fatalement orientation, peut-être même, comme y invite l’avant-dernier terme, pèlerinage. Nous aspirons tous à parvenir à quelque but satisfaisant, chacun à notre niveau, et c’est cela qui procure l’énergie d’avancer.
    Cependant, il ne faut pas confondre chemin, itinéraire, voie, c’est-à-dire tout autant tracé individuel et/ou collectif que parcours initiatique, et autoroute balisée, grandes artères encombrées, laides et déshumanisées, dont les différentes étapes, jadis pourvoyeuses d’expériences symboliques et éducatives, sont ces péages et ces bretelles d’accès, qui transforment l’homme en nomade pérenne et payant, voire en animal de bétaillère, tout juste bon à errer d’un point à un autre, dans ce pays de nulle part qu’est l’utopie moderne.
    Ainsi, le slogan d’extrême gauche internationaliste : « Les capitaux circulent, et pas les êtres humains ! » rejoint-il, dans sa concision saisissante, les vœux les plus chers du patronat mondialiste, qui rêve d’une planète « libérée » de tous les obstacles entre le sujet pur, réduit à sa plus simple expression, physiologique, pulsionnelle, sensorielle, et la marchandise, de plus en plus bardée de technique.
    Pour expliquer cette rencontre « nomade » qui pourrait paraître improbable à ceux dont la vue est moins perçante que celle de notre Janus, lequel est un dieu, rappelons-le, il serait nécessaire de pousser l’exploration plus loin que l’Histoire immédiate, mai 68 étant en l’occurrence un môle auquel la pensée journalistique tend à se raccrocher. D’où vient, en effet, ce projet de déracinement intégral de l’être humain, désireux d’achever la maîtrise intégrale de la bête sauvage qui réside en chaque homme ?
    En fait, poser la question ainsi est reprendre la problématique qui sert de socle au projet civilisationnel gréco-latin. Certes, c’était un modèle virtuellement universaliste, qui s’est fondu avec l’ère d’expansion impériale romaine, et même plus loin, et qui reposait sur la conviction que la culture des belles choses de l’esprit ne pouvait qu’élever la bête humaine. Le sauvageon avait vocation à être élagué, bonifié, perfectionné pour donner ses fruits.
    Toutefois, il n’était pas dans le dessein des Romains d’arracher ce plant à sa terre, et l’Empire laissa à chaque ethnie, à chaque communauté, la substance de son être au monde.
    Or, l’utopie moderne (le mot « moderne » étant pris ici dans son acception historique, et désignant la période qui commence avec la Renaissance) recherche exactement le but inverse : l’homme doit, pour elle, se délivrer de ses singularités ethniques, nationales, culturelles, particulières, c'est-à-dire de la terre, pour accéder à un universel abstrait, dont le plus petit dénominateur commun ne peut être que ce qui rend semblables les hommes, la réduction à l’espèce dans sa dimension biologique. Encore que nous voyions maintenant cette dernière niée au nom d’un essentialisme subjectif, qui conduit à définir, in fine, l’humain comme étant la « libre » décision de l’être. Sera alors homme celui qui se déclarera tel, comme on serait mâle ou femelle, voire les deux, par assentiment à une hypothétique identité sexuelle à géométrie variable. L’emprise des techno-sciences sur le vivant risque de rendre encore plus périlleuse toute conviction cohérente en ce domaine, l’animal humain, borné dorénavant à sa simple composante biochimique, se transformant en complexe matériel démontable, adaptable et recomposable à volonté.
    Un temps de méditation est donc vital pour bien peser (du latin pensare, « penser ») ces choses très graves et redoutables, car l’on voit ici qu’il ne s’agit pas uniquement de l’anéantissement de notre nation, de notre culture, de notre histoire, mais aussi de la fin d’une idée de l’homme, voire de l’homme lui-même.
    Car, s’il est légitime d’être en prise avec l’actualité, et, par là-même, avec des mouvements de fond mettant en jeu nos vies, notre bonheur et notre avenir, s’il est nécessaire de lutter , dans la sphère de l’Histoire immédiate, contre ce qui nous détruit ou nous asservit, il faut aussi sans doute se demander au nom de quoi, de quelle conception de l’existence on le fait.
    Et d’abord, il faut fixer des bornes aux ambitions d’une action qui, souvent, n’est qu’une réaction, et, de ce fait, partage la même nature de ce contre quoi elle s’effectue. Combattre le capitalisme dit « ultralibéral » est vain si c’est pour revendiquer la perpétuation d’un certain mode de vie, ou de survie, fondé sur justement ce qui a assis le libéralisme, l’hédonisme matérialiste, le productivisme, le subjectivisme individualiste et la massification des besoins, autrement dit l’économisme. De la même façon, il faut raison garder et se méfier des emballements, même si l’on peut comprendre qu’on ne s’engage pas sans un minimum d’enthousiasme, et même d’illusions. Ainsi, depuis 2008, voire avant, d’aucuns prédisent la crise finale, l’effondrement du système, la révolte des masses. Appartenant à une génération déjà ancienne, j’ai vécu maintes crises, maints hypothétiques « effondrements du système » et pas mal de révolutions annoncées comme imminentes. Non que je n’envisage que l’Histoire me donne tort, et qu’un mouvement insurrectionnel puisse avoir lieu, ici ou là, encore que j’en doute fortement, mais j’émets de sérieuses réserves en ce qui concerne le résultat d’un tel bouleversement, les séismes historiques ayant la plupart des fois, accéléré le processus de décomposition de la société en croyant remédier à ses maux. Il va aussi de soi en outre que nous nous trouvons dans un système quasiment inédit, qui se nourrit de la crise perpétuelle, laquelle révolutionne tout et profite des cassures de toutes sortes pour glisser des réformes définitives, parce que fondées sur l’assentiment des gens, et même, parfois, leur « intérêt » (car il faudrait aussi se défaire de la superstition qui voudrait que tout ce que la satisfaction épisodique du peuple, pour réelle qu'elle puisse être – par exemple obtenir des postes dans une économie nuisible, et même mortifiante – se concilie avec l'enjeu véritable d'un combat qui le dépasse la plupart des fois).
    Tout cela est bien expliqué dans une brochure, « Gouverner par le chaos » (Max Milo Editions, Paris, 2010, 9,90€ ). Dans ce pamphlet sont aussi décrits tous les moyens techno-scientifiques élaborés depuis un siècle pour manipuler et contrôler les masses.
    Plutôt que de s'en prendre aux partis de la collaboration, gauche, droite, extrême-gauche, extrême droite, en fait à une mince pellicule plus ou moins occulte, qui profite du système, et ne représente qu'elle-même, ou la voix du maître, il faudrait s'interroger sur l'existence d'un pareil état de fait, car le lierre ne prospère que sur un arbre mourant. A mon sens, la décadence de la France, de l'Europe et d’une partie majeure du monde, s'est manifestée à partir de l'idéologisation de la lutte politique, donc, à terme, du brouillage et de l'infection des rapports de force par la moraline et les délires intellectuels de pacotille. On n'a pas idée de ce qu'était le sens du pouvoir avant cette intoxication collective. On a perdu la vision saine de la hiérarchie, de la nature des conflits, et du prix à payer pour sauvegarder dignité et liberté d'être. Le mensonge a coiffé de son ombre empoisonnée tous les sursauts, populaires et élitistes, qui voulaient empêcher l'esclavage. Pire, plus on se débattait, plus on s'enlisait; plus on croyait se libérer, plus on se chargeait de chaînes. Si bien que le mensonge passe maintenant pour la plus grande liberté. En quoi consiste son plus grand triomphe.
    Cette substitution axiomatique a été analysée par Jean-Claude Michéa dans des ouvrages qui feront date, le dernier, Le Complexe d’Orphée ( Editions Climats, 2011) étant le plus suggestif. Il y dévoile en effet la généalogie de l’utopie moderne consistant à abstraire les hommes de leur substrat historique, et ses conséquences dans l'émergence du mythe du progrès.
    Si, de fait, le projet de domestiquer l’homme s’est accéléré par contrecoup aux guerres de religions du XVIe siècle, c’est à l’aube du XVIIIe siècle, du siècle dit « des Lumières », que le soubassement philosophique de l’entreprise de standardisation sociale et spirituelle s’est consolidé, notamment avec l’anglais Locke, qui opposa ses thèses sensualistes à Descartes, Malebranche et Leibniz. Voltaire, Condillac, Helvétius l’ont suivi sur cette voie, et en partie Rousseau et Diderot.
    L’ouvrage polémique posthume de Diderot, Le Supplément au Voyage de Bougainville, constitue justement un jalon essentiel du projet utopique contemporain, et il n’a cessé d’agir sur les imaginations. Tahiti, en effet, et la libre sexualité des îles « paradisiaques » des Mers du Sud, ont représenté longtemps des symboles, voire un programme, jusque dans le mouvement alternatif des années 60 du vingtième siècle.
    La thèse de Diderot, apparemment redevable de celle de Rousseau (mais en apparence seulement, car Rousseau reprend à son compte le legs religieux) est que la loi, la morale et les besoins doivent s'harmoniser, au profit des derniers. Le plaisir est l’indice d’une bonne adéquation entre les trois « codes », et le législateur sera attentif à se rapprocher le plus possible, et d’adapter subséquemment la loi, des nécessités physiologiques de l’homme. L’utilitarisme s’allie à l’hédonisme. Tout ce qui est transcendant, injonctif (hormis les nécessités naturelles), normatif, est perçu comme une atteinte à l’intégrité humaine. Diderot élude étrangement des informations délivrées par Bougainville, comme l’atrocité des guerres et de la torture pratiquées par les Tahitiens, l’esclavage et les grandes inégalités qui régulent leur vie économique et sociale, et, surtout, la dimension religieuse de leur civilisation, qui est remplacée par un naturisme naïf. Son « Autre » est à l’image de celui que notre monde nous propose bien souvent : idéalisé, réduit à sa composante la plus acceptable, la plus édifiante, la plus sympathique, et allégé de tout ce qui peut gêner et susciter un rejet. Ainsi de l’immigré, de l’homosexuel, du délinquant, etc., devenus les héros de notre temps.
    On voit bien comment l’utopie tahitienne peut servir de paradigme à l’utopie contemporaine, bien que Diderot eût l’intelligence de refuser toute application mécanique du modèle « sauvage » à l’Occident. En effet, l’île, en elle-même, suppose un monde coupé de toute contamination, de toute influence pernicieuse, de tout empoisonnement des cœurs et des consciences. Et c’est justement la volonté de rompre avec les liens historiques, entachés d’imperfections, qui impose cette icône insulaire comme symbole du projet d’Ordre mondial qui est à l’arrière plan de toutes les décisions de l’oligarchie transnationale contemporaine.
    Pour illustrer cet article, j’ai reproduit une photographie prise lors d’une visite de crèche, il y a un ou deux mois, par deux ministres, l’une, Najat-Belkacem, et l’autre, Dominique Bertinotti. Il s’agissait de la crèche de Bourdarias, à Saint-Ouen. Regardez, contemplez, admirez bien cette photo, qui serait parfaite pour illustrer une couverture du Brave New World d'Aldous Huxley... Toute la stupidité de ceux qui ont raison, contre la nature, contre le passé, contre les gens, contre la décence, resplendit dans ces sourires... Là est synthétisé le projet faustien, programmé et appliqué par ces petits militants de l'horreur déshumanisante, de transformer l'homme, de lui enlever tout repère, de le vider comme un poulet, de le chosifier, de le modeler au grès de lubies délirantes, de le livrer en pâture aux avidités marchandes et sexuelles... Toute la bêtise d'une époque qui se veut BONNE parce qu'elle cultive le mélangisme, l'indifférenciation, la vacuité, le déracinement universel. La bonté des éleveurs de bestiaux... Dans ces sourires s'affiche le triomphe satisfait et diabolique d'une entreprise de déconstruction et d'anéantissement.
    Il était jadis assez aisé d’être un homme d’honneur. La société fixait les règles : on vivait et on mourait pour la famille, le clan, la patrie, les dieux, Dieu ou même le prolétariat. La loi nous tombait dessus dès l’âge de raison, sans doute avant si, dès l’apprentissage de la langue maternelle, l’enfant suce le lait de la Tradition.
    Mais justement, la langue maternelle, on veut nous l’enlever, avec la mère, avec la Tradition. Et même, c’est en grande partie fait, et c’est même peut-être trop tard. La grosse classe moyenne noie tout, avec ses membres qui, désapprenant la réalité, régurgitent reliefs avariés de la propagande. Depuis que la société s'est arrachée à la campagne, aux travaux paysans, depuis que le cheval a été remplacé par l'automobile (on ne mesurera jamais assez ce que l'homme a perdu en rompant avec la civilisation du cheval!), dès que l'animal grégaire a décidé de cultiver, comme en serre, dans les grandes cités, ses perversions et ses lubies, dès qu'il a eu l'impression d'accéder au savoir positif, cette escroquerie qui n'est somme toute qu'un bagage portatif pour demi-savant prétentieux et intolérant, on s'est retrouvé dans la bulle éthérée des concepts et des conditionnements innombrables. C’est une expérience que celui qui sent profondément et ne se contente pas de la pâture idéologique quotidienne connaît bien, ce malaise face à des êtres qui croient penser en restituant un prêt-à-penser, un prêt-à-sentir, un prêt-à-rêver, un prêt-à-jouir. Le mécanique plaqué sur du vivant est la marque essentielle d’une société de marques, un automatisme qui conduit infailliblement tout aussi bien au tragique, dans ses variantes pathologiques, qu'au comique, dans sa déclinaison bouffonne. L’époque balance entre le tragique et le bouffon, les deux au demeurant exprimant l'angoisse, la mélancolie la plus sordide.
    Il serait bien difficile et téméraire de donner, en cette fin d’année, des conseils avisés, surtout s’ils sont politiques. J’avoue être, comme Baudelaire, antipolitique. En tout cas, je fais comme Mérimée qui, paraît-il, portait une broche au revers de laquelle était inscrite cette maxime : « Souviens-toi de te méfier ». En quoi il avait pourtant tort, car, comme le montrait son camarade Stendhal dans ses romans, il n’est sans doute pas de bonheur sans abandon à une certaine innocence de la confiance. Il faut parfois être enfant.
    Henri Beyle, d'ailleurs, qui a eu le génie de formaliser l’art de chasser le bonheur sous le nom de « beylisme », offre par sa vie et ses écrits une manière certaine d’échapper à la maladie moderne de l’aseptisation du moi, et donc à son anéantissement. Il utilise souvent, pour désigner des comportements chargés de caractère, le terme « singulier ». Cette singularité d’un être original, qui concentre, par divers moyens, dont l’énergie, l’indépendance de vue, l’humour, la distance et quelque chose qui l’intègre dans le jeu cosmique, un je ne sais quoi de divin, entre Eros et Apollon, me fait penser à la différenciation telle que la conçoit Julius Evola, qui, lui-même, dans « Chevaucher le tigre », se garde bien de donner des recettes de combat toutes faites.
    Il faut être soi. Indéniablement. Mais l’on voit que là commence la difficulté. Des mots avant tout. Car n’est-ce pas d’ailleurs le langage stéréotypé de la publicité qui prétend avec aplomb qu’on se retrouve en s’aliénant dans les objets ?
    J’ignore donc ce que signifie « être soi », mais il ne me paraît pas au-dessus des forces humaines d’éviter, ou de repousser ce qui peut empêcher de l’être. Nettoyer les portes de la perception est probablement le devoir le plus urgent.
    Avant donc de trouver le bonheur dans la concrétude des choses, des êtres, de Dieu, de leurs relations, d’épouser dans des noces pérennes la beauté réelle du monde, par laquelle nous nous sauverons, il est indispensable de s’interdire certaines fréquentations. J’irais presque à reprendre le fameux « Vade retro, Satanas ! ». Mais nous n’en sommes pas loin. Et un bon assainissement, outre qu’il rend la vie plus agréable, rend possible une autre occupation de l’être.
    Ainsi me semble-t-il très sain (puisque nous sommes au moment des bonnes résolutions), de ne plus perdre de temps à commercer avec les instruments de communication du système, télévision, radio d’informations, musique et images formatées, publicité, rassemblements festifs ineptes, de ne plus croire sur parole les explications et analyses qu’on déverse sur les cerveaux (et cela peut être très subtil), de ne plus utiliser des mots forgés par la fabrique langagière contemporaine, en grande partie américaine, mais de revenir aux sources de notre langue, qui est un outil de liberté, de connaissance, et de sensations, de ne pas consommer n’importe quel objet, souvent inutile ou nocif, sans en avoir estimé l'utilité, de ne pas imiter les emballements esthétiques de la masse, mais de me faire ma propre idée de ce qu’il faut aimer et savourer.
    Tout être qui ne veut pas se faire aspirer, avaler par la masse doit, en outre, approfondir, cultiver, élargir ce qu’il considère être sa voie, qu’elle soit religieuse, artistique, sentimentale, familiale, professionnelle... Tout devoir conduit au Grand devoir, qui est d’être à sa place dans l’univers voulu par Dieu. Il ne faut pas avoir peur, il faut oser, et se dire que ce que l’on a en face de nous est mensonger, donc faux et faible.
    Enfin, rien n’égale ce qui est concret, que l’on peut caresser réellement avec sa main ou son âme, son cœur, ce qui est là, près de soi, à portée de voix et de tendresse, la pierre, l’arbre, la compagne, le chat, le feu dans l’âtre, le vent qui gifle le visage, la pluie qui enveloppe le corps, la lumière qui éblouit, la terre qui porte les pas, et la maison qui abrite notre amour. Cela, c’est vrai, concret, réel. Il faut haïr l’abstraction, car elle est devenue le monde de fantômes errants qui nous hante et nous ensorcelle sans nous enchanter. La seule voie qui soit permise, à mon sens, est celle-là : celle de la proximité, de la présence, de la certitude d’être là, et bien là... nulle part ailleurs.

    Claude Bourrinet http://www.voxnr.com/

  • Projet de loi Peillon : dans la continuité de la destruction de l'Ecole

    Ce projet de loi n’est pas une « nouvelle lune » du nouveau ministre. Il s’inscrit dans la poursuite de la mise en œuvre de la « refondation » de l’Ecole, du primaire à l’université incluse, engagée depuis plus de 10 ans, puisqu’elle résulte de l’adoption de la charte de Claude Allègre en 1999. Cl.MB

    La logique du lieu de vie

    Cette « refondation » a été déjà très largement engagée au cours du quinquennat précédent. Elle vise à assurer une véritable rupture dans la transmission des connaissances et de la formation intellectuelle par la suppression de tous les cours (interdit, désormais, d'assurer des cours) pour les remplacer par des activités appelées « projets d’élèves », activités au cours desquelles l’élève est censé construire son savoir sans qu’il y ait obligation de résultat préétabli et contrôlé.

    Il ne s’agit donc plus d’une logique d’Ecole mais de lieu de vie.

    Des objectifs ambitieux ou des leurres ?

    Dans son article 1er sont définis les objectifs (affichés). A ce niveau, évidemment, il n’y a rien à dire :

    • « Rebâtir une Ecole juste pour tous, exigeante pour chacun » ;
    • « Elever le niveau de tous les élèves » ; • « Maîtriser les connaissances de base en français et en maths fin de CE1 » ;
    • « Maîtriser les instruments fondamentaux de la connaissance fin CE2 » ;
    • « Diminuer le nombre d’élèves sortant du système scolaire sans qualification » ;
    • « Réaffirmer des objectifs de + de 80% d’une classe d’âge au bac » ;
    • « Donner la priorité à l’école primaire pour réduire les difficultés scolaires… »

    En fait, il s’agit de ce que l’on pourrait appeler des « vœux pieux » si l’on était tenté de penser que l’intention existe. En réalité, ces pseudo-objectifs sont destinés à faire écran à une politique d’éducation qui poursuit des objectifs totalement inverses, comme nous allons le voir, et qui vont totalement à l’encontre de ce que les Français attendent de l’Ecole.

    Moyens humains : des emplois indifférenciés

    60.000 créations de poste sont programmés au cours du quinquennat.

    En réalité, il ne s’agit pas de programmer des postes d’enseignant mais d’ « emplois dans l’enseignement », emplois indifférenciés venant à la suite de la suppression de 80.000 postes d’enseignant et de 35.000 postes de surveillant sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy : il s’agit donc, en fait, de remplacer des enseignants diplômés par des « emplois » non qualifiés, ce qui permet déjà d’apprécier, à travers cette mutation du personnel d’encadrement, la révolution de l’Institution scolaire en lieu de vie.

    Par ailleurs, il est stipulé : « …il y aura plus de maîtres que de classes… pour accompagner des pédagogies innovantes (sic) au service d’une amélioration significative des résultats… » (resic) ! Les « pédagogies innovantes », ce sont les activités en remplacement des cours : il faut donc davantage de personnel pour animer que pour enseigner, ce qui sera le cas du primaire à l’université.

    La formation initiale se fera uniquement dans les IUFM rebaptisés « Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation » où les nouvelles recrues, vierges de toute connaissance, seront formatées pour faire de l’animation.

    A noter que ces écoles seront chargées également de la formation continue pour reconditionner les enseignants à l’animation.

    « Programmes » : le mot « connaissance » a disparu

    En réalité, il n’y a pas de programmes puisque le texte stipule que «… les programmes définissent des compétences attendues » et des « méthodes de travail » à assimiler… ». Or, les compétences passent par des savoirs préalables à acquérir et ces savoirs ne sont aucunement définis : ce n’est pas l’objet de cette « refondation » !

    Il est question, dans l’art. 6, de renvoyer à un décret la « fixation des éléments constitutifs du socle »… il n’est même plus formulé de « socle commun de connaissances » que les élèves étaient censés devoir acquérir à l’issue de la scolarité obligatoire, c’est-à-dire fin de 3e ; la formulation du mot « connaissances » a disparu, c’est dire !

    L’ « éducation artistique et culturelle » est le pivot sur lequel va reposer la « refondation »

    Il est stipulé qu’ « …elle se fait tout au long de la scolarité et … il est proposé d’adopter une approche globale qui couvre l’ensemble des enseignements mais aussi les actions éducatives sur les temps scolaires et périscolaires…», autrement dit les activités pseudo-culturelles dont les élèves vont être abreuvés serviront d’enseignement dans les autres disciplines ; elles remplaceront les cours de français, maths, sciences, histoire, géographie…

    Par ailleurs, « …Il sera fait une grande place aux technologies de l’information et de la communication dans les programmes d’enseignement… et aussi par des enseignements spécifiques… », autrement dit une place importante sera donnée à l’usage de l’ordinateur.

    Supprimer les évaluations pour supprimer les problèmes

    Dans ce cadre, les évaluations traditionnelles sont obsolètes. Elles sont donc supprimées ou dénaturées.

    Il est stipulé qu’ « …il y a suppression de l’obligation d’une évaluation prise en compte dans la suite de la scolarité… en raison de la difficulté d’évaluation et du rejet, par les enseignants, des outils d’évaluation lourds et peu coordonnés… ».

    En effet, dans le cadre de ces activités déjà en œuvre en grande partie, les enseignants « s’arrachaient les cheveux » car comment noter alors que l’activité est choisie par l’élève et que rien n’est défini au départ comme résultat à atteindre ? Les grilles d’évaluation étaient d’une complexité ahurissante !

    Donc, plus d’évaluation, plus de problèmes : en cassant le thermomètre, le malade est guéri !

    Dans la foulée, il est prévu la suppression de l’article qui détaille les acquis validés par le brevet et prévoit de fixer ses conditions d’attribution par décret, « …l’évolution du socle commun nécessitant de repenser le rôle de ce diplôme au terme de la scolarité obligatoire… » (sic) et, dans la foulée, le bac sera modifié « …afin d’expliciter les objectifs du diplôme… » (resic).

    Donc suppression ou dénaturation des évaluations à tous les niveaux, puisque les évaluations existantes dans le cadre des cours apprécient des connaissances et que ce n’est plus l’objet de la « refondation ».

    Organisation de l’Ecole en « cycles »

    Le projet de loi stipule que « …les progressions prévues par les programmes ne seront plus nécessairement annuelles… », que « le principe des cycles pourra ainsi être réellement mis en œuvre » et que « leur nombre et leur durée seront fixés par décret… ».

    La notion de classe est donc appelée à disparaître, ce qui est logique puisque, dans un cadre de lieu de vie où les enfants s’adonnent seulement à des activités, il n’y a pas de niveau à atteindre et les cycles permettant le regroupement d’élèves de niveaux et d’âges différents seront la règle.

    Regroupement école primaire/collège

    Pour ne pas effaroucher le public sur la primarisation du collège, le texte stipule simplement la « relation école/collège » (l’adjectif primaire est supprimé).

    Il est prévu la mise en place d’ « enseignements ou de projets pédagogiques communs » et … l’ « institution d’un conseil école/collège pour faire des propositions à cet égard, les modalités figurant dans les projets d’établissements et d’écoles… ». Donc, activités en commun école primaire/collège, ce qui se conçoit également dans un système où il n’y a pas de niveau à atteindre.

    Dans ce contexte, le principe du collège unique est forcément réaffirmé avec, par surcroît, la suppression des dispositions de la loi Cherpion du 28/07/11 qui prévoyait une initiation aux métiers en alternance pour les jeunes de moins de 15 ans.

    Survalorisation de la langue étrangère au détriment du français

    Alors qu’aucun contenu n’est défini par ailleurs dans les « programmes » où il n’est question que de « compétences » à acquérir, a contrario, pour la langue vivante étrangère dont l’enseignement doit commencer en CP, il est stipulé qu’il faut : « …insister sur la formation en langue vivante étrangère en préférant le terme d’enseignement (sic) à celui, plus vague, d’apprentissage utilisé dans la rédaction actuelle… ».

    Poursuivant ainsi, « …il convient de mettre un accent particulier sur la maîtrise des langues vivantes. Proposition d’un « véritable enseignement (bis repetita placent … de peur que l’on n’ait pas compris !) en langue vivante obligatoire dès le début de la scolarité obligatoire (CP)… »

    Par ailleurs, il est stipulé que « …la fréquentation d’œuvres et de ressources pédagogiques en langue étrangère est favorisée… ».

    Autrement dit, d’une part, seule la langue vivante étrangère est enseignée mais également la culture qui y est attachée, « fréquentation d’œuvres » : rien de tel pour le français. A noter également que « …les ressources pédagogiques », c’est-à-dire la documentation mise à la disposition des élèves d’une façon générale, doivent se faire prioritairement en langue étrangère.

    Il est donc très clair que cette survalorisation de la langue étrangère marque la volonté d’effacer notre identité culturelle française chez nos enfants en imprimant une culture étrangère dès la prime enfance pour les amener à s’identifier à cette culture.

    Conclusion

    Vide du contenu des connaissances à acquérir et de la formation intellectuelle, ce projet de loi marque le fait que l’ « Ecole de France » – publique et privée sous contrat – n'en est plus une. Elle devient une « auberge espagnole », sauf en langue vivante étrangère.

    Il apparaît donc urgent de nous mobiliser en masse pour exiger les moyens de la liberté scolaire pour tous les enfants, face à ce qu'il est convenu d'appeler un drame national.

    Claude Meunier Berthelot  http://www.polemia.com
    21/12/2012

    Nos lecteurs pourront aussi se reporter à :

    Claude Meunier Berthelot, Comprendre la « refondation « de l’école en 25 leçons, éditeur Trianons, novembre 2012, 144 pages, 15 € . A commander à chaPitre.com
    Contributrice régulière de Polémia, Claude Meunier Berthelot y décrit avec une belle alacrité la spirale du déclin de l’éducation nationale.

  • Odin et Thor : dieux guerriers de la pensée et de l'action (2/2)

    La popularité du dieu au marteau 

    L'un des moyens les plus sûrs pour mesurer la popula­rité d'un dieu consiste à recenser les noms de lieux qui lui sont dédiés. Un toponyme renfermant le nom d'une divinité suivi d'un appellatif tel que -vé ("sanctuaire"), -hof ("temple"), -hörgr ("tertre, autel"), témoigne d'un culte rendu à cet endroit. Mais le nom de la divinité peut également s'accoler à des termes désignant des lieux naturels, comme -lundr ("bosquet"), -bekkr ("ruisseau"), -ey ("île"), etc. 

    Le résultat est très contrasté. Si Odin exerce une suprématie imposante dans les sources littéraires, si ses exploits sont largement diffusés par les scaldes, qui en ont fait en quelque sorte leur "patron", en revanche, il n'est guère représenté dans la toponymie scandinave (pas plus que dans l'anthroponymie) : peu de sites, peu de noms. C'est le domaine de Thor, omniprésent dans la désignation des hommes et des lieux. Les Vikings — matois et prudents — semblent avoir voulu tenir à distance de leur vie quotidienne Odin, l'inquiétant souverain.

    L'Islande — pourtant haut lieu de la poésie scaldique — ne recèle aucun lieu-dit composé à partir du nom d'Odin. Pour découvrir quelques rares toponymes « odiniques », il faut se rendre dans le reste de la Scandinavie. On trouve entre autres Odense (*Óðinsvé, "sanctuaire d'Odin") au Danemark, Onslunda (*Óðinslundr, "bosquet d'Odin") en Suède, ou encore Onsøy (*Óðinsey, "île d'Odin") en Norvège. La description du temple d'Uppsalir en Suède par Adam de Brême, qui mentionne une statue d'Odin (Wodan) aux côtés de son fils, demeure un fait isolé. La littérature islandaise, pourtant si riche de détails, ne décrit nulle part une statue ou un temple consacré au dieu. Il existe quelques représentations gravées du dieu, peu nombreuses. La pierre de Tjängvide (sur l'île de Gotland en Suède), qui le montre chevauchant Sleipnir, demeure l'une des plus connues, ainsi que la stèle de Kirk Andreas (sur l'île de Man en Écosse), où l'on voit le loup Fenrir dévorer Odin, un de ses corbeaux sur l'épaule.

    Les Scandinaves rechignent avec la même constance à porter le nom d'Odin. Odinkar, au Danemark, en fournit l'un des rares exemples. Mais le dieu borgne donne tout de même son nom au mercredi norrois : Óðinsdagr (le "jour d'Odin"), qui subsiste aujourd'hui sous la forme onsdag en Scandinavie. 

    Il ne faut évidemment pas en conclure qu'Odin est absent de la vie courante des sociétés scandinaves, au contraire, mais c'est un dieu qui ne rassure pas. Snorri le nomme "gouverneur du ciel et de la terre". Tous constatent — redoutent — ses interventions, souvent ambiguës. On lui offre des sacrifices, on craint ses colères. La puissance d'Odin, par trop liée à la mort, suscite une angoisse certaine. Divinité élitiste, cérébrale et pleine de détours, Odin est heureusement complété par son fils, Thor, qui apporte aux hommes sa force et sa rugueuse simplicité. 

    À la fin de l'époque païenne, Thor est sans conteste le dieu le plus honoré de Scandinavie. Outre les nombreux toponymes composés autour de son nom, son culte est attesté en de nombreux endroits. En Islande, une vingtaine de lieux conservent la trace du dieu : þórsmörk ("forêt de Thor"), þórsà ("rivière de Thor"), etc. Le dieu a également donné son nom à des caps, des ports... En Norvège, au moins trente toponymes sont recensés : þorsæter (*þórssetr, "abri de Thor"), Torshov ("þórshof, "temple de Thor"), etc. Même chose en Suède, avec Torsvi ("þórsvé, "sanctuaire de Thor"), Torstuna (*þórstún, "ferme de Thor"), etc. Et presque autant au Danemark : Torsager (*þórsakr, "champ de Thor"), Torslund (*þórslundr, "bosquet de Thor"), etc. Des sources irlandaises surnomment les Norvégiens du royaume de Dublin le « peuple de Thor ». À Kiev, une chronique slave atteste en 1046 de l'existence d'un temple dédié au dieu Thor. Plus près de nous, la Normandie conserve des traces ténues, mais remarquables, de la toponymie norroise. Dans les annales médiévales, par exemple, l'île Sainte-Catherine se trouve mentionnée sous la forme Thorhulmus, transcription latine du "þórshólmr scandinave ("îlot de Thor"). Même si aucun lieu de culte n'a été retrouvé, on sait que cette île de la Seine, proche de Rouen, abritait un camp viking. 

    Le mouvement est aussi net s'agissant des noms de personnes. Rappelons que le solide buveur et lanceur de foudre figure encore jusqu'en France dans les familles normandes : Toutain (þorsteinn), Turgis (þorgisl), Turgot (þorgautr), Thouroude (þorvaldr), etc.

    En Islande, nous connaissons, notamment grâce au Landnámabók (« Livre de la colonisation »), le nom des colons venus s'implanter sur l'île. Leur généalogie y est consignée, ce qui équivaut à plus de trois mille cinq cents personnes : un quart d'entre eux portent un nom formé sur celui de Thor, soit plus de mille individus ! L'Eyrbyggja saga ("Saga des gens d'Eyrr") ne rapporte-t-elle pas, par exemple, toujours en Islande, le bannissement de þorleifr kimbi (le "Gouailleur"), fils de þorbrandr, et frère de þóroddr, þorfinnr et þormóðr. Une telle diffusion ne signifie cependant pas l'existence d'une dévotion profonde. Chaque individu n'entretenait pas nécessairement une relation étroite avec la divinité. Mais on y voit la marque d'une sympathie ancienne : la valeur propitiatoire du nom de Thor était ancrée dans les mentalités scandinaves. 

    Le Livre de la colonisation raconte comment les colons s'en remettaient souvent à Thor à l'approche des côtes islandaises : l'un d'eux, þórólfr Mostrarskegg, jeta pardessus bord, en arrivant dans un large fjord, les montants de son haut siège, sur lesquels l'image de Thor était sculptée, afin que le dieu lui désigne l'endroit le plus propice où s'installer. Il nomma du nom de Thor le cap où les montants s'étaient échoués (þórsnes, "cap de Thor"), ainsi que la rivière voisine (þórsá), avant d'élever un temple qu'il consacra au dieu. 

    L'île étant restée païenne plus d'un siècle après sa colonisation, le culte de Thor s'y enracina profondément. Thor courageux, fort, droit et bon vivant, offre l'image d'un dieu conforme à l'idéal des premiers colons islandais. Ils se vouent volontiers au fils d'Odin, un dieu proche, vigoureux et simple, qui fait en quelque sorte figure de protecteur de la colonisation de l'Islande. 

    D'autres textes suggèrent que la figure de proue de certains navires était à l'effigie du dieu. Sa fonction protectrice est aussi clairement attestée par les nombreuses pierres runiques scandinaves gravées de formules comme "Que Thor consacre ces runes" (þur uiki þasi runaR) : il est le seul dieu dont le nom soit explicitement mentionné dans ce type d'inscriptions. 

    Sa popularité explique par conséquent la large diffusion de son culte, dans toutes les couches de la société. Deux descriptions de temples norvégiens qui nous sont parvenues montrent que Thor était élevé au rang de dieu suprême : dans celui de Mœrin, dans le Trøndelag, "Thor siégeait au milieu et il était le plus honoré." Il en allait de même dans le temple des Dalar (l'actuelle vallée du Gudbrandsdal). 

    Adam de Brême donne une description précise — à défaut d'être exacte, puisqu'il n'y est jamais allé — du temple d'Uppsalir consacré à la triade divine, Thor, Odin et Freyr : "Dans ce temple, qui est tout recouvert d'or, on vénère les statues des trois dieux. Thor, qui est le plus puissant des trois, siège au milieu de la salle, Wodan siège à côté de lui et Fricco de l'autre côté." L'intérêt du texte réside dans cette indication ; les sources mentionnent rarement les dieux qui accompagnent Thor. Ici, l'Ase au marteau siège en majesté, malgré la présence d'Odin, le dieu habituellement souverain, et de Freyr, le dieu topique d'Uppsalir. Le temple, édifié dans une cuvette, comme l'explique Adam de Brême, est ceinturé d'une chaîne d'or, spectacle certainement merveilleux pour les fidèles qui l'observent du haut des collines avoisinantes. Enfin, un arbre sacré toujours vert s'élève à proximité du lieu de culte — à l'image d'Yggdrasill à Ásgarðr —, ainsi qu'un bourbier, destiné à l'immolation des victimes, parfois humaines... L'ensemble du site évoque le monde d'Ásgarðr avec ses édifices et sa richesse. 

    Dans les mentions de triades divines rédigées par les chroniqueurs ou les auteurs de sagas, les dieux vanes sont interchangeables. En revanche, Odin et Thor représentent toujours les deux principaux dieux scandinaves. Paul Diacre, érudit du ville siècle, alors qu'il évoque la guerre engagée par Charlemagne contre le roi des Danois qui sera abandonné par ses dieux, écrit : "Thonar [Thor] et Waten [Odin] ne lui seront d'aucun secours." Et l'auteur de la Laxdæla saga ("Saga des gens de Laxdalr") fait dire au roi Ôlâfr Tryggvason à propos d'un jeune Islandais : "On voit à l'allure de Kjartan qu'il estime avoir plus confiance en sa force et en ses armes qu'en Thor et Odin." 

    Honorait-on les dieux d'Ásgarðr par des sacrifices humains ? À l'époque viking, de telles immolations sont encore attestées par les textes et par l'archéologie. La description des rites funéraires dans la Risala d'Ahmad ibn Fadlan (ambassadeur du calife de Bagdad qui fait le récit de l'enterrement d'un chef scandinave sur les bords de la Volga en 922) fait état du sacrifice d'une jeune esclave, allongée ensuite à côté du défunt. Et dans certaines tombes, aux ossements calcinés du guerrier mort s'ajoutent ceux d'une esclave : c'est le cas sur l'île de Man ou aux Orcades, et même en Bretagne, sur l'île de Groix, où un chef viking a été inhumé avec soin, accompagné dans l'au-delà par un cheval et (vraisemblablement) une esclave. Cette sépulture à bateau, datée grâce au matériel découvert, remonterait à la fin du IXe siècle. 

    Les textes, quant à eux, ont marqué des générations de chercheurs... effarés par la description du sacrifice, dit de "l'aigle de sang" (blóðörn), consacrant une victime à Odin : le dos de la victime est excisé afin d'extraire les poumons, qui sont ensuite déployés comme des ailes. Des gravures sur roche protohistoriques représentent déjà cette "pratique". À l'époque viking, il ne s'agit peut-être plus que d'une image littéraire qu'on retrouve dans deux sagas : dans l'Orkneyinga saga ("Saga des Orcadiens") — le jarl Einarr venge la mort de son père en torturant ainsi un des fils du roi de Norvège vers 895 — et la Ragnars saga loðbrókar ("Saga de Ragnarr aux Braies velues") rapporte ce même supplice infligé par des Vikings danois au roi Ella de Northumbrie en 867. 

    C'est à Thor, qu'ils appellent Harðvéurr ("Fort protecteur"), que les Vikings sacrifient, en cas de famine ou d'épidémie. Dudon de Saint-Quentin décrit en ces termes, au début du XIe siècle, les sacrifices humains qu'ils effectuent en l'honneur de leur dieu "Thur" avant de partir en expédition : "Quand le prêtre-devin choisissait les victimes, elles étaient cruellement frappées à la tête, d'un seul coup, à l'aide d'un joug de bœuf, et dès que l'une d'elles, tirée au sort, avait eu le crâne brisé [...] on recherchait la fibre de son cœur, c'est-à-dire la veine. Après avoir recueilli le sang, ils en enduisaient leur tête et celle de leurs compagnons conformément à leurs habitudes, puis ils se hâtaient d'offrir aux vents les voiles de leurs navires."

    Malgré les récits de Dudon et d'Adam de Brême — à prendre avec la plus grande précaution : rappelons qu'ils étaient clercs — la pratique de sacrifices humains, si elle existe encore durant la période viking, va diminuant. Il en est de même en Islande où les sources — pourtant fort riches — ne mentionnent aucune victime humaine immolée aux dieux. En revanche, on sacrifiait des animaux. 

    La popularité de Thor méritait, par ailleurs, qu'un jour de la semaine lui soit dédié, et on l'a assimilé à Jupiter pour le jeudi : en norrois þórsdagr ("jour de Thor") et, dans les langues scandinaves modernes, torsdag. En islandais moderne ce "jour de Thor" est devenu le "cinquième jour" (fimmtudagur), tout comme le "jour d'Odin" est devenu celui du "milieu de semaine" (miðvikudagur). On s'est demandé pourquoi le « jour de Jupiter » n'avait pas été dédié à Odin, ce que la "hiérarchie" suggérerait, la fonction de père lui étant réservée. Mais Thor possède aussi des points communs avec Zeus — du moins le "jeune" Zeus, pas encore Zeus Pater. Avant d'être père, le fils d'Ouranos maîtrise, comme Thor, la foudre, par laquelle il détruit les géants et autres titans. Adam de Brême rapporte d'ailleurs que le Thor d'Uppsalir : "avec le sceptre, paraît figurer Jupiter". Le genius jupitérien pourrait avoir donné naissance, dans la mythologie gréco-latine, à la figure d'Hercule. Lui-même fils de Zeus, il partage avec Thor un certain nombre de traits, relevés par Tacite : ennemi, dès le berceau, des serpents, courageux et viril. Hercule — qui fut très populaire — et Thor sont bâtis sur le même modèle indo-européen du dieu guerrier et victorieux.

    Quand Odin met Thor à l'épreuve

    La religion scandinave, très individualisée — contrairement à la religion juridique impériale romaine — était l'affaire des personnes : il n'y avait pas de clergé Spécialisé. Le choix du dieu auprès de qui sacrifier relevait sans doute de l'empathie personnelle. Les Vikings, de ce fait, s'en remettaient prudemment à Thor pour la vie ordinaire, laissant à Odin les faits extraordinaires, notamment tout ce qui concernait la vie guerrière. Seuls les rois ou les chefs s'en remettaient pleinement à la majesté d'Odin.

    C'est le cas du roi norvégien Haraldr hárfagri ("Aux beaux cheveux") en l'honneur duquel le scalde þorbjörn hornklofi compose ses Hrafnsmál ("Dits du corbeau"), sous la forme d'un dialogue entre une valkyrie et un corbeau. Dans son enfance, dit le scalde, Haraldr avait été l'invité d'Odin. Une génération plus tard, son fils, Eiríkr blóðox ("à la hache sanglante") était reçu à la Valhöll par le dieu en personne, si l'on en croit les Eiríksmál ("Dits d'Eirikr") — faveurs dues au fait qu'Odin lui-même était réputé l'ancêtre des princes norvégiens, tout comme il l'était de la dynastie danoise des Skjöldungar. Pour son plus grand plaisir, il rappelle que seule l'élite est digne d'être accueillie chez le dieu : "À Odin reviennent les jarls qui tombent au combat, mais à Thor la race des esclaves." 

    Peut-on, cependant, parler d'une réelle opposition entre Thor et Odin ? D'autres sociétés — pensons aux querelles, jalousies et trahisons de l'Olympe — mettent en scène les rivalités divines. Deux récits évoquent, en des termes très différents, non pas une querelle entre les deux dieux, mais plutôt une mise à l'épreuve, souvent facétieuse, parfois cruelle, du fils par un père, qui n'aime rien tant que surprendre ! 

    Le Lai de Hárbarðr relate l'une de ces provocations d'Odin, bien décidé à se payer la tête de son fils. Déguisé en passeur (dont la verdeur des propos compose un thème classique dans la littérature scandinave), il attend que Thor, de retour du pays des géants, le hèle pour franchir la rivière. Odin-Hárbarðr ("Barbe grise") refuse de s'exécuter. Une discussion s'engage alors... Les insultes ne tardent pas à fuser des deux côtés de la berge. Habillé comme un vagabond, sentant le gruau et le hareng, Thor est traité par Odin de voleur, "la pire insulte que connaisse le monde scandinave" (Régis Boyer). Les propos "rustiques" et violents de l'Ase au marteau ne font pas le poids face aux persiflages d'Odin. Thor décrit ses exploits. Odin les tourne en dérision. 

    Ce combat d'injures, combat de réputation, s'inscrit dans une tradition que l'on retrouve chez les aèdes, comme lors du combat d'Achille et d'Énée dans l'Iliade : "Faut-il que nous luttions d'injures et d'outrages, comme des femmes furieuses qui combattent sur une place publique à coups de mensonges et de vérités, car la colère les mène ?" Au bord du fleuve nordique, la joute se conclut avec le départ de Thor. Le dieu tourne les talons, ébahi par la tournure des événements, alors qu'Odin, toujours sur la berge opposée, émet à présent des doutes sur la fidélité de Sif, l'épouse de son fils... 

    Une saga légendaire, la Gautreks saga ("Saga de Gautrekr") relate un autre désaccord entre Odin et Thor, lors d'une assemblée des dieux. Ils s'opposent sur le destin à attribuer à Starkaðr, d'ascendance monstrueuse. Odin s'affiche comme son protecteur, au grand mécontentement de Thor. À tour de rôle, ils s'affrontent en lançant à Starkaðr des sorts, les uns bénéfiques, les autres néfastes : Thor annonce qu'il n'aura pas d'enfants, Odin lui accorde trois vies ; il aura le don d'improviser des vers... mais il ne s'en souviendra d'aucun, rétorque Thor, etc. 

    Les différences marquées entre le père, aristocrate, souverain, magicien et le fils, guerrier solitaire, tueur de géants, ne sauraient masquer leur solidarité. Combattant les forces du chaos, ils sont complémentaires lors de la bataille finale. Loin de s'affronter, Odin et Thor s'unissent pour affirmer la grandeur des dieux.

    http://www.theatrum-belli.com
     Jean RENAUD

    Professeur de langues, littérature et civilisation scandinaves à l'université de Caen

    Alexis CHARNIGUET

    Archéologue, médiéviste de formation et journaliste

    In Odin et Thor, dieux des Vikings ; Éditions Larousse 2008

  • Odin et Thor : dieux guerriers de la pensée et de l'action (1/2)

    Dieu de la poésie, Odin est également le dieu guerrier, comme en attestent ses aventures. Et Snorri le confirme : c'était un "grand homme de guerre (…). Il était tellement favorisé par la victoire que, dans toute bataille, c'est lui qui gagnait". L'évêque Adam de Brême ajoute : "Wodan [Odin] dirige les guerres et communique à l'homme le courage contre les ennemis."  

    Odin lui-même, après avoir vanté auprès de Thor ses exploits amoureux, évoque ses souvenirs de combattant :  

    "J'étais dans l'armée 

    Qui par ici s'en vint, 

    Gonfanons en tête, 

    Rougir les lances."

    En tant que souverain, Odin conserve la haute main sur l'exercice des armes, ce qui constitue l'une des particularités de la mythologie viking : à la différence du panthéon méditerranéen qui distingue bien les attributions d'un Jupiter de celles d'un Mars, Odin possède un certain nombre de "savoir-faire" qui lui permettent d'intervenir en "spécialiste" sur le champ de bataille.

    Si les scaldes ne rapportent guère de faits d'armes, ils multiplient pourtant les allusions à l'Odin guerrier. C'est ce que révèle la pléthore de kenningar et heiti tirés du registre militaire : le combat devient "la tempête du Très-Haut" et la broigne, "les habits du vacillant" ; Odin est surnommé Hnikarr ("Frappeur"), Herjann ("Chef de l'armée"), Sigföðr ("Père de la victoire"), Gunnblindi ("Aveugle du combat"), Biflindi ("Secoueur de bouclier"), Herteitr ("Joyeux parmi les guerriers"), Hjàlmberi ("Porte-heaume"), etc.  

    Dieu du Destin des hommes, où pouvait-il mieux que sur le champ de bataille jouer leur fortune ou leur infortune ? Car Odin aime la guerre comme on aime le jeu. Lors des batailles, il aime surprendre, au risque de se montrer comme un arbitre qui est tout sauf impartial. 

    En tant que souverain des dieux, le Borgne rusé s'intéresse d'abord spontanément au destin des rois de la terre, puis lorsque des rois chrétiens commencent à monter sur le trône de Norvège, plusieurs sagas le montrent, sous un nom d'emprunt, venir à la rencontre d'Ólàfr Tryggvason, puis du futur saint Ólàfr, et s'adresser à eux d'égal à égal. 

    Rien d'étonnant à ce que les récits fassent d'Odin l'ancêtre de plusieurs dynasties scandinaves — ainsi selon Bède le Vénérable, les rois de Kent descendent de "Uoden". Mais se prévaloir d'une telle ascendance n'est pas sans danger : si Odin élève les rois, il prend aussi plaisir à les défaire... Pour prix de son intervention, le dieu peut demander à une reine sa progéniture... Et un roi mythique d'Uppland lui sacrifie successivement ses neuf fils afin de retarder l'heure de sa propre mort. Ailleurs, le dieu intervient directement dans le combat : il brise l'épée du roi adverse, symbolisant par là le verdict divin. Odin se plaît même à semer la discorde, déclenchant des luttes fratricides : en témoignent ces vers de la Helgakviða Hundingsbana (le second "Chant de Helgi, meurtrier de Hundingr") :  

    "Odin seul provoque

    Toute infortune,

    Car entre parents par alliance 

    C'est lui qui porte runes de combat."

    D'ailleurs Odin aime les morts violentes : "Un guerrier frappé par le fer, Yggr [Odin] à présent va l'avoir." Odin est un dieu "preneur" — Fengr ("Celui qui capture") — insatiable amateur de proies humaines, fournies par la guerre qu'il se plaît à attiser : "La guerre est une opération religieuse qu'il inspire et dont il recueille le fruit." (Pierre Renauld-Krantz.) 

    L'expression "être l'hôte d'Odin" signifie "être tué". Massacrer des hommes, c'est "accroître l'armée d'Odin". En ce sens, l'activité guerrière constitue bien la première "source" de sélection pour Odin. Même si quelques textes établissent d'autres "partages", puisque selon ces témoignages une partie des guerriers occis serait accueillie par Freyja : "Elle choisit chaque jour la moitié du valr, Odin possède l'autre moitié." Au bout du compte, cela revient au même.  

    Les einherjar sont désignés aux valkyries qui les emportent, car Odin choisit avec soin les guerriers nobles, tombés au combat, qu'il indique du bout de sa lance. Les guerriers évitent de regarder le ciel non par peur, mais pour éviter peut-être de hâter par trop le destin. « Regarder en l'air, tu ne dois pas dans la bataille », car les messagères d'Odin survolent les combats, promptes à saisir ceux qui conviennent. 

    Dans nombre de sagas, les guerriers s'insurgent. Ils accusent le dieu de trahisons, de revirements injustes : "Mais à Odin nous devons en vouloir qui à tel roi a ravi la victoire", "Pourquoi changes-tu ainsi... le combat, Geirskögull [une valkyrie, représentante d'Odin] ? Nous avions pourtant mérité des dieux la victoire !" Loki se fait l'écho de ces griefs, lorsqu'il dénonce l'influence néfaste d'Odin dans l'issue de certaines batailles : il lui reproche de trop souvent laisser les lâches l'emporter. 

    Dieu des rois et des chefs, Odin est, si l'on peut dire, consubstantiel aux batailles. Il ne se jette pas pour autant dans la mêlée, ni ne frappe directement. C'est un stratège : il pense la règle du jeu sans y jouer lui-même. Odin, par exemple, invente de nouveaux dispositifs, tels que la disposition des troupes en coin (fylkja hamalt) : "Ceux-là ont la victoire qui savent voir devant soi, prompts au jeu des glaives, ou disposer les troupes en coin." C'était d'ailleurs la formation favorite des troupes du Nord, au début de notre ère. Tacite témoigne déjà de cette pratique. De même, Odin apprend-il au cavalier le choix du bon cheval ; au héros la lutte contre le dragon ; au chef l'art de sélectionner les meilleurs guerriers pour composer une troupe invincible... 

    Au banquet des valkyries et au bonheur des dises

    Les einherjar résident à la Valhöll et passent leurs journées à combattre. L'issue de cette guerre divine, cependant, reste fraîche et joyeuse : au soir, les blessés guérissent et les morts reviennent à la vie. Tous participent au banquet donné par Odin. Menu invariable, mais délectable : sanglier préparé par le cuisinier Andhrímnir ("Exposé à la suie"), hydromel servi par les valkyries. La halle d'Odin, en tant que lieu des festivités, souligne la place éminente réservée aux guerriers. Ce "centre du monde héroïque", cet endroit "où les hommes boivent" correspond à la définition de la halle telle qu'on la trouve également dans Beowulf, le célèbre poème anglo-saxon du VIIIe siècle : dans la société des dieux comme dans le monde viking, un festin donné dans une halle aristocratique représente un "lieu d'harmonie et d'abondance où les communautés se définissent et se retrempent", comme l'exprime Alban Gautier dans le Festin dans l'Angleterre anglo-saxonne.

    Odin trône en majesté, ne buvant que du vin et laissant la viande à ses loups. Lors du Ragnarök, les einherjar sortiront de la Valhöll par rangs de 960 guerriers à la fois pour aller affronter les forces du chaos. Être choisi par Odin est un honneur. Le Viking qui tombe au combat rejoint la Valhöll, tandis que ceux qui meurent dans leur lit, de vieillesse ou de maladie, sont condamnés à errer dans Hel, où, chose effrayante, rien ne se passe. A contrario, retrouver les camarades de combat, banqueter avant de se jeter dans la bataille finale, voilà qui constitue un "horizon d'attente" théoriquement bien plus appréciable – encore que peu d'einherjar soient nommément immortalisés par les scaldes en ce monde. 

    Les valkyries (valkyriur) sont exclusivement au service d'Odin. Si le dieu souverain possède ses "corbeaux-espions", Huginn et Muninn, les valkyries portent et exécutent ses ordres. Leur mission consiste à "choisir le vair" (comme leur nom l'indique), puis à convoyer les guerriers morts jusqu'à la Valhöll. Cette milice guerrière féminine suit une règle rigoureuse, qui contraste avec les mille et une libertés que s'autorisent dieux et déesses. Odin réprime sévèrement les tentations amoureuses. Sigrdrífa ("Celle qui donne la victoire") désobéit à Odin en refusant la victoire au champion désigné par le dieu. Pour avoir "abattu un autre homme que celui qu'il voulait avoir", il la plonge dans un sommeil magique derrière un rideau de flammes. C'est Sigurðr qui l'éveillera, après avoir tué le dragon Fáfnir ("Celui qui enlace"). Épisode rendu célèbre par la version qu'en donne Wagner dans Die Walküre ("La Walkyrie"), puis Siegfried

    On a vu que les guerrières doivent aussi se faire servantes. Mais dans les Dits de Grimnir, où sont citées treize d'entre elles occupées à servir les cornes à boire, les noms de ces "filles d'Odin" sont sans équivoque : Hildr ("Bataille"), Göll ("Vacarme"), Geirölul ("Lance pointée"), Skögul ("Combat")... Les scaldes brossent vigoureusement leur portrait : casquées, revêtant la broigne, maniant parfois des armes. 

    Le Darrađarljóð ("Lai de Dörruðr" ou "Lai de la lance"), composé au XIe siècle, présente douze valkyries avec une délectation macabre. La distinction entre valkyries et nornes est ici à peine marquée. Les voici réunies dans une salle, autour d'un métier à tisser – image fréquente pour désigner la destinée humaine, qui ne tient qu'à un fil : 

    "Il y avait des têtes d'hommes en guise de poids de tension,

    des intestins en guise de trame et de chaîne,

    une épée comme fouloir et une flèche pour navette."

    [Elles chantent et le sang coule :] 

    "Vaste est montée

    Pour la mort des hommes La toile à tisser.

    Le sang pleut. 

    Le tissu gris des hommes 

    Est monté maintenant 

    Sur l'avant de la lance."

    Ce sort qu'elles tissent, au service d'Odin, est celui des batailles. Une valkyrie porte par ailleurs le nom de Herfjötur ("Liens de l'armée"), qui annonce la fonction magico-religieuse du "liage", dans laquelle Odin est passé maître. Nous y reviendrons. 

    Il faut aussi noter l'existence d'autres femmes fatales — mais plus obscures : les dises (dísir). Parmi elles, les "dises du combat" (imundísir) se confondent aux valkyries. Les scaldes les appellent les "dises d'Odin", tirant ainsi les conclusions qui s'imposent lorsqu'on constate leur perfidie. Bon sang ne saurait mentir. 

    À la différence des valkyries, toutefois, les dises semblent aussi chargées de tâches plus heureuses : on les invoque lors des accouchements. Elles sont associées à la naissance et au destin des hommes, et peut-être apparentées à de très anciennes divinités de la fécondité indo-européennes. Aux dísir scandinaves, correspondraient les dhisinas du sanskrit. Les dises, divinités de la Fécondité et du Combat, faisaient l'objet d'un culte et de sacrifices (dísablót), ce qui n'était pas le cas pour les valkyries et les nornes. Mais elles ne sont guère dissociées. Freyja, surnommée Vanadis, est sans doute en quelque sorte leur patronne, ou leur est analogue, sans appartenir à leur famille. Il est vraisemblable que les Vikings — et leurs ancêtres avant eux — n'avaient plus une conscience claire de leur nature, ni de leur rôle. 

    Les fureurs du sire des Loups

    Odin et les siens sont décidément de "fabrication" complexe. Les multiples visages du grand dieu témoignent d'anciennes traditions que des générations de scaldes s'efforcèrent d'harmoniser — avant que les érudits médiévaux tentent eux-mêmes d'y mettre de l'ordre. Ce passage de l'oral à l'écrit est d'autant moins simple que bien des usages ou des rituels paraissaient désormais obscurs. 

    On trouve les traces de ces harmonisations difficiles dans la "sauvagerie" qui, brusquement, semble entacher le haut prestige du dieu. Sur terre, Odin ne se contente pas de choisir du bout de sa lance ses serviteurs. Il "possède" des guerriers d'exception. Ce sont les berserkir et les úlfheðnar, les guerriers-fauves — berserkr signifie littéralement "chemise d'ours", úlfheðinn "fourrure de loup". Tous, directement inspirés par Odin, se jettent dans la mêlée sans autre cuirasse qu'une protection magique liée à leurs animaux totémiques. En proie à la furor si redoutée des Romains, rien ne peut les blesser :

    "Ses hommes à lui allaient sans broigne, enragés comme des chiens ou des loups, mordant leurs boucliers, forts comme des ours ou des taureaux. Ils tuaient les gens mais eux, ni fer ni feu ne les navrait. C'est ce que l'on appelle la fureur des berserkir."

    Cette fureur (berserksgangr) est une forme de "possession", un état passager, ultra violent, concentré sur la guerre. On songe aux débordements qu'inspire Dionysos à ses fidèles déchaînés — étripant, émasculant, lacérant — voire à la transe chamanique. 

    À partir du XIe siècle, dans toute l'Europe, des écrits (monastiques le plus souvent) relatent l'apparition dans le ciel nocturne d'une troupe sauvage, comme celle des démons de la mesnie Hellequin. C'est aussi "l'Armée furieuse", la "Chasse sauvage", à la tête de laquelle se trouvent, selon les cas, Wotan, Odin, Arthur... Le surgissement des morts, le cortège des revenants — croyances bien ancrées dans le monde nordique — sont réinterprétés dans un sens chrétien et moral. Chez les Scandinaves, cette "Chasse" ne représente pas l'entière légion des damnés, comme finirent par le penser les chrétiens, mais la seule armée des einherjar, en route vers la Valhöll menée par Odin, lors du solstice d'hiver (jól). 

    La présence du vieil Arthur celtique est éclairante. Arthur, dans les récits anciens, est "l'Arth [Ours] de l'armée". On retrouve cet animal dans plusieurs heiti d'Odin, et il se rattache à une longue aventure européenne, avant que le lion propre aux traditions méditerranéennes n'entre en concurrence. Odin apparaît souvent devant ses champions sous la forme d'un ours qui va leur transférer sa force. 

    Existait-il vraiment, dans les mondes germanique et scandinave, de tels combattants d'exception ? Il est sûr qu'on trouve dans l'aire indo-européenne une tradition de groupes initiatiques guerriers : les Phocéens, le visage et les armes couverts de plâtre, se lançaient la nuit contre les Thessaliens ; ou les Arii, décrits par Tacite. L'auteur latin évoque peut-être des guerriers fauves, lorsqu'il cite les qualités redoutables de ces Arii, dont le nom provient peut-être de herjar ("guerriers"). Surpassant les autres tribus : 

    "[...] leurs boucliers et leurs corps sont teints en noir ; ils choisissent pour combattre les nuits sombres, et par l'aspect formidable et la couleur lugubre de leur armée, ils répandent l'épouvante dans les rangs ennemis. Nul ne peut soutenir un spectacle si étrange et pour ainsi dire infernal ; car dans tous les combats, les yeux sont les premiers vaincus."

    La description littéraire que donne Snorri des guerriers scandinaves offre, de fait, quelques parallèles avec le récit de La Germanie. Le Lai de Hárbarðr évoque même des "guerrières-louves", aussi féroces que leurs équivalents masculins. Odin, déguisé, raille Thor qui s'est battu contre des femmes, mais pas n'importe lesquelles puisque le dieu au marteau précise :

    "Des femmes berserkir

    Je molestais à Hlésey,

    [...] Des louves, c'étaient,

    À peine des femmes,

    Fracassèrent mon bateau [...] 

    Me menacèrent de gourdins de fer."

    Difficile, toutefois, d'établir s'il s'agit d'une création fantasmatique, destinée à faire symétrie — à tout masculin un homologue féminin — ou d'une réalité. On sait, dans un tout autre contexte, ce qu'il en est des amazones. 

    Plus important reste sûrement le thème de la pulsion "animale". Dans une cabane en forêt, deux protagonistes de la Saga des Völsungar, découvrent deux hommes endormis, leurs "formes" de loups (úlfhamir) suspendues au-dessus d'eux : entrer dans le hamr d'un loup, c'est faire bien plus que passer un vêtement, c'est pénétrer la nature même de l'animal, c'est devenir loup... Ce que nos deux curieux expérimentent puisque, une fois endossées, ils ne réussiront à s'en défaire que plusieurs jours plus tard. 

    Malgré l'aide apportée par ces fidèles guerriers-fauves, malgré ses hautes compétences stratégiques, Odin — redisons-le — n'apparaît guère au cœur de la mêlée. On ne lui connaît que deux combats dans le monde des dieux : le premier lors du conflit qui oppose les Ases aux Vanes — mais y combat-il ? — et le second, lors du Ragnarök, toujours armé de sa lance. Odin "consacre" plutôt le conflit, en ouvrant les hostilités de manière magique, en jetant sa lance Gungnir au-dessus de l'armée adverse. Dans un cas comme dans l'autre, Gungnir n'est d'ailleurs pas véritablement une arme. Odin l'emploie comme un objet magique et religieux : ce geste du "Maître de l'épieu" est reproduit par tout chef qui veut s'assurer de la victoire. Gungnir souligne l'appartenance d'Odin à une catégorie Spécifique de dieux : les dieux magiciens, les "dieux lieurs" que l'on rencontre aussi bien en Inde qu'à Rome. Les sagas, nous l'avons vu, qualifient ce lancer magique "d'ancienne coutume". 

    Vaincre au cœur d'une mêlée ne repose pas seulement sur l'adresse ou la vaillance, mais aussi sur le contrôle, par le héros, de forces magiques. Il s'agit d'avoir le "don". 

    "Quand il était à l'armée », écrit Snorri, « Odin apparaissait terrible à ses ennemis. Et cela venait de ce qu'il avait le talent de changer de visage et de corps en telle manière qu'il lui plaisait. [...] Il pouvait aussi dans la bataille rendre ses ennemis aveugles ou sourds ou pleins d'effroi, et leurs armes ne coupaient pas plus que des bâtons."

    Pourtant, quand il s'agit de s'opposer aux géants, l'Ase suprême rechigne aux "combats de contact", à la différence de Thor, coutumier de ces joutes. Bien souvent, Odin choisit la ruse ou l'indifférence, là où Thor brandit son marteau. Ainsi, nous l'avons vu, quand Odin provoque Hrungnir, il tolère mal les foucades du géant, mais c'est à Thor que revient la tâche d'éliminer l'importun. De même, lorsque Loki agonit d'injures les dieux attablés, seules les menaces de Thor font taire le gêneur :

    "Mais devant toi seul

    Je sortirai 

    Car je sais que tu frapperas."

    Thor, dernier recours des païens

    Les mythes consacrés à Thor mettent tous en avant sa force physique. Prompt à la lutte, le dieu aime se battre. La poésie scaldique énumère, personnages de récits désormais perdus, les géants tués par son marteau : Keila ("Passe étroite"), Lùtr ("Courbé"), Bùseyra ("Grandes Oreilles"), Hengjankapta ("Mâchoire pendante"), etc. Les fragments d'un mythe, mentionné par Snorri, opposent Thor au géant Privaldi ("Trois fois puissant"), dont il tranche les neuf têtes. Une saga évoque Starkaar ("Puissant"), un géant à 8 bras, capable de manier quatre épées à la fois, et que Thor extermine parce qu'il a violé la fille d'un roi... Seul dieu d'Ásgarðr à pratiquer le corps à corps, Thor apparaît peu sur les champs de bataille : il se bat en solitaire. Les kenningar qui désignent les batailles ou la force des armes demeurent, paradoxalement, l'apanage d'Odin. Thor, pourtant toujours sur la brèche, toujours combattant, n'appartient pas au monde militaire : rien chez lui n'évoque le guerrier de son temps, ni broigne, ni casque. Dieu protecteur des hommes menacés par les géants, il est rarement invoqué par l'élite guerrière viking. À l'inverse d'Odin, Thor demeure le dieu du peuple, l'homme de main par lequel la survie reste possible. La littérature norroise se fait l'écho de la lutte spirituelle qui déchira la Scandinavie à la fin du Xe siècle. Dès lors, Thor devient le rempart des dieux face au Dieu chrétien. Face aux géants comme au Christ, Thor se consacre à la défense de la communauté païenne, hommes et dieux confondus. Ainsi, dans la ÓLáfs saga helga ("Saga de saint Óláfr"), on fait de Thor le champion d'Ásgarðr contre le Christ :

    "Si nous tirons de notre temple Thor qui se tient ici à cette place et nous a toujours aidés et s'il voit cet Óláfr et ses gens, alors je crois que son dieu [celui d'Óláfr] sera confondu et que lui et ses gens seront réduits à rien."

    Dans ce heurt des cultures, peut-on faire confiance à Odin ? On a vu que le Borgne était capable de tenter transactions et transitions pour rester l'ancêtre ou le protecteur des dynasties... Tandis que Thor y va franchement. La magie ne lui fait pas peur. Et, pour les anciens Scandinaves, l'affrontement avec le Dieu des chrétiens fut d'abord vécu comme une concurrence de pouvoirs magiques. 

    On voyait donc en Thor une force de résistance déjà mentionnée dans bien d'autres récits, notamment dans l'un des plus populaires d'entre eux : celui de la visite de Thor à Útgarða-Loki ("Loki d'Útgarðr", en fait l'équivalent de Loki dans le monde des géants), longuement raconté par Snorri – visite à laquelle d'autres textes font également allusion.

    Accompagné de þjálfi – son fidèle serviteur, autre lui-même – et du versatile Loki, Thor parcourt les forêts de l'Est. Alors que le soir tombe, une vaste maison apparaît devant eux. L'occasion de passer une nuit au sec ne se refuse pas ; franchissant une porte monumentale, le trio pénètre dans la demeure, s'installe et ne tarde pas à plonger dans le sommeil. Au cours de la nuit, des secousses énormes se font sentir. Thor saisit son marteau. Il se réfugie avec ses compagnons dans une petite pièce... Au matin, tout redevient calme, Thor peut enfin sortir de la halle, et se trouve devant un géant endormi sous un arbre, à côté de la maison. L'Ase, fidèle à sa nature, passe sa ceinture de force et s'apprête à lever son marteau quand le géant bondit comme un ressort et se dresse : "[...] pour une fois, Thor fut saisi de Stupeur et hésita à le frapper". Or il n'est pas au bout de ses surprises. Ce qu'il pensait être une maison n'était que le gant du géant. C'est là que le trio s'était assoupi, avant d'être éveillé – et secoué – par ses ronflements. 

    Après leur avoir proposé de faire route ensemble, le géant, qui dit s'appeler Skrymir ("Colossal", ou peut-être "Vantard"), laisse les dieux disposer de son sac pour y mettre leurs provisions, et les contraint à marcher à grands pas jusqu'au soir. Le géant s'allonge alors sous un chêne et s'endort. Thor prend le sac, mais il ne parvient pas à en dénouer les cordons et, fou de rage, frappe Skrýmir à la tête à trois reprises avec son marteau. À chaque coup, le géant se réveille : il demande d'abord si une feuille lui est tombée sur la tête, puis s'il s'agit d'un gland. La troisième fois, Thor utilise toute sa force d'Ase : il "brandit le marteau de toutes ses forces et lui asséna un coup sur la tempe qui lui faisait face : le marteau s'y enfonça jusqu'au manche". Mais c'est peine perdue, car Skrýmir demande alors si quelques brindilles lui sont tombées dessus. 

    Enfin le trio se sépare de leur étrange compagnon de voyage et arrive en vue d'une forteresse si haute qu'ils ont peine à en apercevoir le sommet. Après s'être glissés tant bien que mal à l'intérieur, car Thor ne réussit pas à ouvrir la grille, ils rencontrent le maître des lieux, Útgarða-Loki, dans sa halle. Le géant, qui traite Thor de "petit", les convie à une série d'épreuves qui se solderont toutes par des échecs cuisants. Chacun des trois voyageurs doit exceller dans la discipline qu'il estime le mieux maîtriser, requête qui n'est pas sans évoquer la joute scandinave du mannjafnaðr, où chaque orateur compare ses exploits à ceux des autres convives – joute verbale qui souvent dégénère... 

    Loki prétend donc manger plus vite qu'un certain Logi qu'on lui oppose. Logi et Loki s'installent de part et d'autre d'une auge remplie de viande. Si Loki mange à pleines dents, Logi dévore non seulement la viande, mais aussi les os et l'auge. Premier échec. Puis þjálfi affirme qu'il est capable de courir plus vite que n'importe qui. Néanmoins, un certain Hugi le bat par trois fois à plate couture. Vient le tour de Thor. Celui-ci propose une épreuve dans un domaine qu'il affectionne particulièrement : la boisson. Útgarða-Loki lui tend une corne en déclarant qu'un excellent buveur la vide d'un seul trait. Mais bien qu'il s'y prenne à trois fois, Thor ne parvient pas à la vider. Alors le géant lui propose de manière fort humiliante deux autres épreuves : 

    "Maintenant, il est manifeste que ta force n'est pas aussi grande que nous le pensions. [...] Les jeunes garçons se livrent ici à un jeu qui doit paraître insignifiant : ils soulèvent de terre mon chat. Je n'aurais pas osé en parler à Àsaþórr si je n'avais constaté auparavant que tu étais beaucoup moins puissant que je ne le croyais."

    Thor s'empare vigoureusement de l'animal, dont l'échine s'étire à tel point que seule une de ses pattes ne touche plus le sol... Échec et colère de Thor qui subit une dernière vexation, celle d'être battu à la lutte par la vieille nourrice du géant. Il ne reste plus qu'à passer la nuit à banqueter, et le lendemain matin le géant les accompagne hors de sa forteresse. L'heure n'est pas à la fête pour Thor : "[...] je sais que vous allez me qualifier de minable, et cela me déplaît". 

    La déconvenue de Thor répond parfaitement à ce que nous connaissons des Vikings, qui prônent l'honneur et la réputation. Ainsi, une strophe des Dits du Très-Haut scande : 

    "Meurent les biens,

    Meurent les parents,

    Et toi, tu mourras de même ;

    Mais la réputation

    Ne meurt jamais,

    Celle que bonne l'on s'est acquise."

    Odin lui-même, dans son combat d'injures avec Thor, se complaira à lui rappeler la nuit passée dans le gant du géant : 

    "Tu n'avais plus alors le courage,

    En raison de ta terreur,

    D'éternuer ni de péter,

    De peur que [Útgarða-Loki] n'entendît." 

      Avant de prendre congé d'eux, Útgarða-Loki passe aux aveux. Fameux magicien, il leur révèle qu'ils ont été victimes d'un sortilège. Il était lui-même Skrýmir : il avait lié son sac avec des liens de fer ensorcelés, placé une montagne invisible entre sa tête et les coups de marteau portés par Thor – qui apparemment ne produisaient aucun effet —, mais Mjöllnir y avait creusé trois profondes vallées. Lors des épreuves, Loki a affronté Logi ("Flamme") : c'était le feu qui dévore tout ; et þjálfi n'a pu courir aussi vite que Hugi ("Pensée") : la pensée est plus rapide que tout. La corne proposée à Thor avait, quant à elle, son extrémité plongée dans la mer, que le dieu ne pouvait évidemment pas vider. Mais les longs traits qu'il a bu ont suffi à provoquer une marée basse ! Enfin, le chat n'était autre que l'éternel adversaire, le serpent de Miðgarðr, et la vieille nourrice Elli ("Vieillesse"), l'âge auquel personne ne peut résister. En guise d'adieu, le géant, qui avoue s'être senti durant leur séjour à "deux doigts du désastre", conseille à Thor d'éviter de revenir car la magie sera toujours la plus forte. L'Ase brandit son marteau et "se retourna alors vers le fort avec l'intention de le détruire, mais il ne vit là qu'une belle et vaste plaine, et point de fort".  

    Ce récit rompt avec le cycle habituel. Pour Pierre Renauld-Krantz, il ne relève plus de la mythologie, mais du conte allégorique où tout n'est qu'illusion. Des mondes apparaissent et disparaissent par enchantement, ce qui ne va pas sans rappeler les aventures de Gylfi dans la Mystification de Gylfi : le roi se rend — incognito, pense-t-il — chez les Ases, qui n'ignorant rien de son projet, mobilisent leur magie et préparent "à son endroit des illusions visuelles". 

    Néanmoins la rudesse de Thor et sa promptitude à jouer du marteau peuvent occasionnellement laisser place à une attitude plus... réfléchie. C'est ce que suggère la lecture des Alvíssmál ("Dits d'Alvíss"), dans lequel Thor engage une joute verbale avec le nain Alvíss ("Omniscient"). Le poème procède par questions et réponses : Thor met ainsi à l'épreuve le nain, qui désire épouser la fille du dieu et s'en vient chercher la fiancée. Thor décide naturellement de se débarrasser du prétendant. Mais au lieu d'utiliser son marteau, il pose une série interminable de questions au nain, qui se prend au jeu et en oublie l'aurore qui s'annonce. Or le soleil pétrifie les nains. Et c'est avec satisfaction — sa ruse ayant réussi — que Thor fait preuve d'un cynisme comparable à celui d'Odin : 

    "Onques n'ai vu

    Plus d'antique science.

    Grand fourbe,

    Je le déclare, t'a abusé.

    Sur toi, nain, l'aube point.

    Voici que le soleil scintille dans la salle."

    Á suivre…

    http://www.theatrum-belli.com

  • Une maladie étrange

    Un petit article sans prétention, d'une toute jeune fille, qui posera cependant d’excellentes questions à ceux qui auront le courage de le lire en osant dépasser le conformisme cynique  de cette magnifique époque. 

    Voici que l’année s’achève, égrenant ses derniers jours tandis que les foyers entassent leurs victuailles avant les festins successifs de Noël et du Nouvel An. Parmi les mets les plus appréciés, l’on trouve le sempiternel foie gras. La décennie fut faste pour les industriels : la production a augmenté de 25 %, atteignant ainsi les 19 500 tonnes. Les ventes ont aussi progressé de 5 % ces dix derniers mois, au mépris des animaux, éternels oubliés de la modernité, derniers servis du progrès.
    Aux conditions d’élevage déjà inhumaines s’ajoute le gavage, deux fois par jour, des canards et des oies. Tout cela est bien connu et internet fournit au sujet de ce vaste carnage d’innombrables documents.
    Au nom du sacro-saint terroir dans lequel il fait bon se vautrer, l’on cautionne encore la cruauté consternante. L’on cautionne 37 millions de canards et 700 000 oies gavées chaque année. L’on cautionne des femelles broyées dès la naissance et des canetons emprisonnés dans des cages minuscules, gavés jusqu’à l’implosion, bourrés par un tuyau jusqu’à en faire des boules de chair difformes, dévorés par une douleur insoutenable et déchirante, rendus malades et infirmes : foies hypertrophiés atteignant dix fois leur volume originel, stéatoses hépatiques, diarrhées, halètements, graves problèmes de respiration, compression des sacs pulmonaires, dermatites… Pour un petit morceau de bouffe que seule la coutume a rendu succulente, l’on cautionne une cruauté d’autant plus écœurante qu’elle est inutile. Pour un plaisir aussi accessoire qu’occasionnel, l’on choisit de se rendre bourreaux et complices d’un véritable génocide silencieux.
    Mais quel esprit pervers a eu le premier l’idée d’une expérimentation si infâme et par quelle aberration perpétuons-nous cette ignoble tradition ? Quelle est cette maladie étrange qui nous a privés de notre capacité à nous indigner devant la cruauté ? Quel est ce trouble qui nous a menés à nous habituer à l’horreur au point de ne plus la reconnaître lorsqu’elle se présente à nous ?
    Là est la plus belle ruse des industries morbides et répugnantes : parvenir à une consommation aveugle et machinale où l’acheteur voit la carne, pas l’animal. Le fruit de la barbarie la plus inouïe est enveloppé sous cellophane et dépouillé des marques du supplice, épargnant aux gens le dégoût peu rentable.
    Croire que l’horreur peut engendrer autre chose que l’horreur revient à penser que le vautour peut enfanter la colombe : l’on déplore la violence qui gangrène notre monde alors qu’elle prend sa source dans des abattoirs qui ne survivent que parce que les gens consomment ce qui en sort. Soyez-en sûr : si vous arrêtez d’acheter, ils arrêteront de tuer et il ne tient qu’à nous de soustraire les animaux à ce sort odieux qu’est le gavage.
                                                                          Altana Otovic, le 25 décembre 2012

    merci J.Y. R

  • Zone euro : La crise n’est pas finie !

    par Nouriel Roubini

    Les dangers qui planent sur la zone euro se sont estompés depuis cet été ; le coût du crédit pour l’Espagne et l’Italie avait alors atteint des valeurs records intenables et la sortie de la Grèce paraissait imminente. Mais si la tension financière s’est relâchée, la situation économique à la périphérie la zone euro reste instable.

    La baisse des risques tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord, le programme de Transactions monétaires fermes de la BCE s’est révélé incroyablement efficace : les différences de taux d’intérêt entre l’Espagne et l’Italie ont diminué de 250 points de base, avant même qu’un seul euro ait été dépensé en achat d’obligations d’Etat. L’introduction du Mécanisme de stabilité européen (MSE) qui contribue pour 500 milliards d’euros supplémentaires au secours des banques et des Etats a aussi eu son utilité, de même que la reconnaissance par les dirigeants européens du fait qu’une union monétaire à elle seule ne suffit pas ; elle nécessite plus d’intégration bancaire, budgétaire, économique et politique pour échapper à l’instabilité.

    Mais le facteur majeur est le changement d’attitude de l’Allemagne envers la zone euro en général et la Grèce en particulier. Les responsables allemands comprennent maintenant qu’étant donné l’importance des liens commerciaux et financiers, les troubles dans la zone euro n’affectent pas uniquement sa périphérie, mais aussi son centre. Ils ont arrêté de faire des déclarations publiques concernant une sortie possible de la Grèce et ils viennent d’approuver un troisième plan de sauvetage qui lui est destiné. Aussi longtemps que l’Espagne et l’Italie sont fragilisées, un éclatement de la Grèce pourrait faire tache d’huile. Ce serait gênant pour la chancelière Angela Merkel qui verrait ses chances de réélection pour un troisième mandat diminuer lors des élections qui auront lieu l’année prochaine en Allemagne. Aussi, pour l’instant l’Allemagne continue-t-elle à financer la Grèce.

    Néanmoins, on ne voit guère de signe de reprise à la périphérie de la zone euro. Son PIB continue à diminuer en raison de la politique d’austérité, de la surévaluation de l’euro, du resserrement marqué du crédit sous-tendu par le manque de capitaux des banques, de la morosité du climat des affaires et de la baisse de confiance des consommateurs. La récession de la périphérie s’étend maintenant au centre de la zone euro ; la production française baisse et l’Allemagne elle-même se trouve au point mort, car la croissance chancelle dans les deux marchés où elle exporte (elle chute dans le reste de la zone euro et diminue en Chine et ailleurs en Asie).

    La balkanisation de l’activité économique, des systèmes bancaires et des marchés de la dette publique se prolonge, tandis que les investisseurs étrangers fuient la périphérie de la zone euro pour chercher la sécurité dans son centre. Les dettes publiques comme les dettes privés ont atteint des niveaux presque insoutenables. Ce n’est pas surprenant, car la perte de compétitivité qui a conduit à des déficits extérieurs considérables n’a guère été combattue, et des tendances démographiques négatives, de faibles gains de productivité et la lenteur des réformes structurelles dépriment la croissance potentielle.

    Il est vrai que les pays de la périphérie ont fait quelques progrès ces dernières années : les déficits budgétaires ont diminué et certains pays connaissent même un excédent de leur budget primaire (le budget sans les intérêts). On assiste également à un regain partiel de compétitivité, car l’augmentation des salaires a été inférieure à celle de la productivité, réduisant ainsi le coût du travail par rapport à la production, tandis que des réformes structurelles sont en cours.

    Mais à court terme, l’austérité, les baisses de salaires et les réformes poussent à la récession, et il en est de même du processus asymétrique d’ajustement au sein de l’ensemble de la zone euro qui pousse aussi à la déflation. Les pays qui dépensaient plus qu’ils ne gagnaient ont dû resserrer les cordons de leur bourse et épargner davantage, réduisant ainsi leur déficit commercial. Mais des pays comme l’Allemagne dont l’épargne était excessive et qui connaissaient des excédents extérieurs n’ont pas été contraints de diminuer leur demande intérieure, aussi leur excédent commercial n’a-t-il guère baissé.

    L’union monétaire reste en équilibre instable : soit la zone euro évolue vers plus d’intégration (limitée par la capacité de l’UE à donner une légitimité démocratique à la perte de souveraineté nationale en matière de politique bancaire, budgétaire et économique), ou alors elle va évoluer vers la désunion, la désintégration, la fragmentation et finalement l’éclatement. Les dirigeants de l’UE ont fait des propositions en faveur d’une union bancaire et budgétaire, mais l’Allemagne traîne des pieds.

    Les dirigeants allemands craignent que le partage des risques lié à davantage d’intégration – la recapitalisation des banques grâce au MSE, un fond commun de résolution pour les banques insolvables, la garantie des dépôts dans toute la zone euro, un pas en direction de l’union budgétaire et la mutualisation de la dette – implique une union de transfert au sein de laquelle l’Allemagne et les pays du centre subventionneront unilatéralement et en permanence ceux de la périphérie, ce qui serait politiquement inacceptable. Selon eux, les déficits budgétaires et les dettes massives de la périphérie ne sont pas dus à l’absence d’une union bancaire ou budgétaire, mais à la perte de compétitivité et au faible potentiel de croissance liés au manque de réformes structurelles.

    L’Allemagne ne réalise pas qu’une union monétaire réussie (à l’instar des USA) suppose une union bancaire totale avec un partage des risques important, ainsi qu’une union budgétaire dans laquelle le budget fédéral absorbe les chocs que peut subir tel ou tel Etat. Les USA sont aussi une grande union de transfert dans laquelle les Etats les plus riches aident en permanence les Etats les plus pauvres.

    Alors que l’on discute des propositions en faveur d’une union bancaire, budgétaire et politique, on parle beaucoup moins de la manière de restaurer la croissance à court terme. Les Européens sont prêts à se serrer la ceinture, mais ils veulent voir la lumière au fond du tunnel, sous forme d’une augmentation des revenus et de la baisse du chômage. Si la récession s’installe, rien ne pourra empêcher une réaction sur le front politique et social : manifestations contre l’austérité, grèves, violences, émeutes, montée des partis extrémistes et effondrement des gouvernements les plus faibles.

    Le risque extrême d’une sortie de la Grèce hors de la zone euro et d’une perte massive d’accès aux marchés en Italie et en Espagne vont être moindres en 2013. Mais la crise fondamentale de la zone euro n’a pas été résolue et une année supplémentaire traversée tant bien que mal pourrait réactiver et accroître ce risque en 2014 et au-delà. Malheureusement, la crise de la zone euro va probablement se prolonger dans les années à venir, et pourrait s’accompagner d’une restructuration coercitive des dettes et de la sortie de certains pays de la zone euro.

    Les Echos  http://fortune.fdesouche.com

  • La plus grande offensive contre les droits sociaux menée depuis la seconde guerre mondiale à l’échelle européenne

    Série « Banques – Peuples : les dessous d’un match truqué ! » (3e partie)

    La première partie de la série, intitulée « 2007-2012 : 6 années qui ébranlèrent les banques » a été publiée le 20 novembre 2012, la seconde partie intitulée « La BCE et la Fed au service des grandes banques privées » a été publiée le 29 novembre 2012

    Ne pas sous-estimer la capacité des gouvernants à mettre à profit une situation de crise

    De manière régulière, les grands médias abordent les questions d’un possible éclatement de la zone euro, de l’échec des politiques d’austérité en matière de relance économique, des tensions entre Berlin et Paris, entre Londres et les membres de la zone euro, des contradictions au sein du conseil de la BCE, des énormes difficultés pour trouver un accord sur le budget de l’UE, des crispations de certains gouvernements européens à l’égard du FMI à propos du dosage de l’austérité. Tout cela est vrai, mais il ne faut surtout pas oublier un point fondamental : la capacité de gouvernants, qui se sont mis docilement au service des intérêts des grandes entreprises privées, de gérer une situation de crise, voire de chaos, pour agir dans le sens demandé par ces grandes entreprises. Le lien étroit entre les gouvernants et le grand Capital n’est même plus dissimulé. A la tête de plusieurs gouvernements, placés à des postes ministériels importants et à la présidence de la BCE, se trouvent des hommes directement issus du monde de la haute finance, à commencer par la banque d’affaires Goldman Sachs. Certains hommes politiques de premier plan sont récompensés par un poste dans une grande banque ou une autre grande entreprise une fois qu’ils ont accompli leurs bons offices pour le grand Capital. Ce n’est pas nouveau mais c’est plus évident et régulier qu’au cours de 50 dernières années. On peut parler de véritables vases communicants.

    Considérer que la politique des dirigeants européens est un échec parce que la croissance économique n’est pas de retour, c’est en partie se tromper de critère d’analyse. Les objectifs poursuivis par la direction de la BCE, par la Commission européenne, par les gouvernements des économies les plus fortes de l’UE, par les directions des banques et des autres grandes entreprises privées, ce n’est ni le retour rapide à la croissance, ni la réduction des asymétries au sein de la zone euro et de l’UE afin d’en faire un ensemble plus cohérent où serait de retour la prospérité.

    Parmi leurs objectifs principaux, il faut en souligner deux : 1. éviter un nouveau krach financier et bancaire qui pourrait se révéler pire que celui de septembre 2008 (les deux premières parties de cette série ont abordé cet objectif qui sera à nouveau développé dans la quatrième partie) ; 2. utiliser plusieurs armes (l’augmentation très importante du chômage, le remboursement de la dette publique, la recherche de l’équilibre budgétaire, le fouet de la quête de l’amélioration de la compétitivité des Etats membres de l’UE les uns par rapport aux autres et par rapport aux concurrents commerciaux des autres continents) pour avancer dans la plus grande offensive menée depuis la seconde guerre mondiale à l’échelle européenne par le Capital contre le Travail. Pour le Capital, il s’agit d’accroître encore la précarisation des travailleurs, de réduire radicalement leur capacité de mobilisation et de résistance, de réduire les salaires et différentes indemnités sociales de manière importante tout en maintenant les énormes disparités entre les travailleurs dans l’UE afin d’augmenter la compétition entre eux. D’abord, il y a les disparités entre les salariés d’un même pays : entre femmes et hommes, entre CDI et CDD, entre travailleurs à temps partiel et travailleurs à temps plein. A l’initiative du patronat et avec l’appui des gouvernements successifs (et en leur sein les partis socialistes européens ont joué un rôle actif), ces disparités se sont accrues au cours des 20 dernières années. Et puis, il y a les disparités entre les travailleurs des différents pays de l’UE. Les disparités entre travailleurs des pays du Centre et ceux des pays de la Périphérie à l’intérieur de l’UE sont le complément de celles se creusant à l’intérieur des frontières nationales.

    Les profondes disparités entre les travailleurs des différents pays de l’UE

    Les salaires des travailleurs du groupe de pays les plus forts (Allemagne, France, Pays-Bas, Finlande, Suède, Autriche, Danemark) sont le double ou le triple des salaires des travailleurs en Grèce, au Portugal ou en Slovénie, ils sont 10 fois plus élevés que les salaires des travailleurs de Bulgarie, 7 à 9 fois plus que les salaires roumains, lituaniens ou lettons |1|
    . En Amérique du Sud, alors que les différences sont grandes entre les économies les plus fortes (Brésil, Argentine, Venezuela) et les plus faibles (Paraguay, Bolivie, Equateur…), la différence entre le salaire minimum légal est de l’ordre de 1 à 4, donc une disparité nettement plus faible qu’au sein de l’Union Européenne. C’est dire à quel point est forte la concurrence entre les travailleurs d’Europe.

    Les grandes entreprises des pays européens les plus forts sur le plan économique profitent à fond des disparités salariales au sein de l’UE. Les entreprises allemandes ont choisi d’accroître fortement leur production réalisée dans les pays de l’UE où les salaires sont les plus bas. Les biens intermédiaires sont ensuite rapatriés en Allemagne sans payer de taxe d’import/export, pour y être assemblés puis réexportés principalement vers les autres pays d’Europe. Cela permet de diminuer les coûts de production, de mettre en concurrence les travailleurs allemands avec ceux des autres pays et d’augmenter la rentabilité de ces entreprises. De plus, ces biens assemblés en Allemagne et vendus sur les marchés extérieurs apparaissent bien sûr dans les exportations allemandes, dont une partie importante est en réalité le résultat de l’assemblage de produits importés. Les entreprises des autres pays forts de l’UE font certes de même, mais l’économie allemande est celle qui bénéficie proportionnellement le plus des bas salaires et de la précarisation du travail au sein de la zone euro (y compris à l’intérieur des frontières de l’Allemagne |2|) et de l’UE. En 2007, les excédents commerciaux de l’Allemagne étaient redevables à 83% de ses échanges avec les autres pays de l’UE (145 milliards d’euros vis-à-vis des autres pays de la zone euro, 79 milliards vis-à-vis de l’Europe hors zone euro, et 45 milliards avec le reste du monde) |3| .

    Le modèle allemand comme produit de l’offensive néolibérale

    Les patrons allemands, aidés par le gouvernement socialiste de Gerhard Schröder en 2003-2005, ont réussi à imposer des sacrifices aux travailleurs. L’étude En finir avec la compétitivité publiée conjointement par ATTAC et la Fondation Copernic résume ainsi les grandes étapes des atteintes aux conquêtes des travailleurs d’Allemagne et à leurs droits sociaux et économiques : « Les lois Hartz (du nom de l’ex-Directeur des Ressources Humaines de Volkswagen et conseiller de Gerhard Schröder) se sont échelonnées entre 2003 et 2005. Hartz I oblige les chômeurs à accepter l’emploi qui leur est proposé, même pour un salaire inférieur à leur indemnité chômage. Hartz II institue des mini-jobs à moins de 400 euros mensuels (exemptés de cotisations sociales salariées). Hartz III limite à un an le versement des allocations chômage pour les travailleurs âgés et en durcit les conditions d’attribution. Hartz IV fusionne l’allocation chômage de longue durée et les aides sociales, et les plafonne à 345 euros par mois. Aux lois Hartz s’ajoutent les réformes successives des retraites et du système d’assurance-maladie : retraite par capitalisation (retraites Riester) ; hausse des cotisations, report de l’âge légal de départ à la retraite (objectif 67 ans en 2017). » Les auteurs de cette étude soulignent : « L’ensemble de ces réformes a conduit à une impressionnante montée des inégalités sociales. C’est un aspect souvent oublié du ‘modèle allemand’ et cela vaut donc la peine de donner quelques chiffres détaillés. L’Allemagne est devenue un pays très inégalitaire : un avant-projet de rapport parlementaire sur la pauvreté et la richesse |4| vient d’établir que la moitié la plus pauvre de la société possède seulement 1% des actifs, contre 53 % pour les plus riches. Entre 2003 et 2010, le pouvoir d’achat du salaire médian a baissé de 5,6 %. Mais cette baisse a été très inégalement répartie : – 12 % pour les 40 % de salariés les moins bien payés, – 4 % pour les 40 % de salariés les mieux payés |5|. Les données officielles montrent que la proportion de bas salaires est passée de 18,7 % en 2006 à 21 % en 2010 et cette progression des bas salaires – c’est à souligner – se fait pour l’essentiel en Allemagne de l’Ouest. »

    Selon la même étude, en 2008, le nombre de salariés a augmenté de 1,2 million par rapport à 1999, mais cette progression correspond à une augmentation de 1,9 million du nombre d’emplois précaires, et donc à une perte d’un demi-million d’emplois CDI à plein temps. Un quart des salarié(e)s occupent aujourd’hui un emploi précaire, et cette proportion (la même désormais qu’aux États-Unis) monte à 40 % chez les femmes. « Les emplois salariés précaires sont majoritairement (à 70 %) destinés aux femmes |6|. La proportion de chômeurs indemnisés a chuté de 80 % en 1995 à 35 % en 2008 et toutes les personnes au chômage depuis plus d’un an ont basculé vers l’aide sociale ».

    Comme le note Arnaud Lechevalier, cette évolution s’inscrit « dans un contexte plus général d’érosion de la protection des salariés par les conventions collectives : la part des salariés couverts a baissé de 76 % à 62 % en dix ans et ces conventions ne concernaient plus que 40 % des entreprises allemandes en 2008. De plus, les syndicats ont dû concéder de multiples dérogations aux conventions collectives de branche au niveau des entreprises » |7|.

    Les arrière-pensées des dirigeants et des patrons européens

    Quand on tente d’expliquer l’attitude actuelle des dirigeants allemands face à la crise de l’Eurozone, on peut émettre l’hypothèse qu’une des leçons qu’ils ont tirées de l’absorption de l’Allemagne de l’Est au début des années 1990, c’est que les disparités très fortes entre travailleurs peuvent être exploitées pour imposer une politique pro-patronale très forte. Les privatisations massives en Allemagne de l’Est, les atteintes à la sécurité de l’emploi des travailleurs de l’ex-RDA combinée à l’augmentation de la dette publique allemande due au financement de cette absorption (qui a servi de prétexte pour imposer les politiques d’austérité) ont permis d’imposer des reculs très importants aux travailleurs d’Allemagne, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest. Les dirigeants allemands actuels se disent que la crise de la zone euro et les attaques brutales imposées au peuple grec et à d’autres peuples de la Périphérie sont l’occasion d’aller encore plus loin et de reproduire d’une certaine manière à l’échelle européenne ce qu’ils ont fait en Allemagne. Quant aux autres dirigeants européens des pays les plus forts et aux patrons des grandes entreprises, ils ne sont pas en reste, ils se félicitent de l’existence d’une zone économique, commerciale et politique commune où les transnationales européennes et les économies du Nord de la zone euro tirent profit de la débâcle du Sud pour renforcer la profitabilité des entreprises et marquer des points en terme de compétitivité par rapport à leur concurrents nord-américains et chinois. Leur objectif, au stade actuel de la crise, n’est pas de relancer la croissance et de réduire les asymétries entre les économies fortes et les faibles de l’UE. Ils considèrent en outre que la débâcle du Sud va se traduire par des opportunités de privatisations massives d’entreprises et de biens publics à des prix bradés. L’intervention de la Troïka et la complicité active des gouvernements de la Périphérie les y aident. Le grand Capital des pays de la Périphérie est favorable à ces politiques car il compte bien lui-même obtenir une part d’un gâteau qu’il convoitait depuis des années. Les privatisations en Grèce et au Portugal préfigurent ce qui va arriver en Espagne et en Italie où les biens publics à acquérir sont beaucoup plus importants vu la taille de ces deux économies.

    La volonté de faire baisser les salaires

    Revenons à la question des salaires. Selon Michel Husson, en Allemagne, le coût salarial unitaire réel a baissé de près de 10 % entre 2004 et 2008 |8|
    . Dans le reste de l’Europe, pendant la même période, il a également baissé mais dans une proportion bien moindre qu’en Allemagne. C’est à partir de la crise de 2008-2009, qui affecte durement l’Eurozone, que l’on constate une chute très nette des salaires réels des pays les plus touchés. C’est ce que souligne Patrick Artus : « On constate dans les pays en difficulté de la zone euro (Espagne, Italie, Grèce, Portugal) une forte baisse des salaires réels » |9|. Patrick Artus déclare que la baisse des salaires correspond à une politique délibérée des dirigeants européens et il ajoute que, de toute évidence, cette politique n’a ni permis de relancer l’investissement dans les pays mentionnés, ni de rendre plus compétitive les exportations des mêmes pays. Patrick Artus écrit que les effets favorables : « des baisses de salaires sur la compétitivité donc le commerce extérieur ou sur l’investissement des entreprises ne sont pas présents ». Il ajoute que la baisse de salaire a deux effets clairs : d’une part, elle a augmenté la profitabilité des entreprises (donc, en termes marxistes, une augmentation du taux de profit par une augmentation de la plus-value absolue, voir encadré « L’ABC sur la plus-value absolue et relative ainsi que sur le salaire ») ; d’autre part, elle a diminué la demande des ménages, ce qui a renforcé la contraction de l’économie |10|. Cette étude réalisée par Natixis vient confirmer que le but des dirigeants européens n’est ni de relancer l’activité économique, ni d’améliorer la position économique des pays de la Périphérie par rapport à ceux du Centre. La baisse des salaires vise à réduire la capacité de résistance des travailleurs des pays concernés, augmenter le taux de profit du Capital et pousser plus loin le démantèlement de ce qui reste du welfare state construit au cours des 35 années qui ont suivi la seconde guerre mondiale (période qui a été suivie par le tournant néolibéral de la fin des années 1970-début des années 1980).

    Dans le Rapport mondial sur les salaires 2012-2013 publié par l’Organisation internationale du travail en décembre 2012, les auteurs relèvent que dans les pays développés entre 2008 et 2012, « 1es salaires ont enregistré un double creux » (càd en 2008 et en 2011) |11| . C’est la seule région du monde avec le Moyen Orient où les salaires ont baissé depuis 2008. En Chine, dans le reste de l’Asie, en Amérique latine, les salaires ont augmenté. En Europe orientale, ils ont connu une certaine récupération après l’effondrement des années 1990. Ce rapport permet de confirmer que l’épicentre de l’offensive du Capital contre le Travail s’est déplacé vers les pays les plus développés.

    L’ABC sur la plus-value absolue et relative ainsi que sur le salaire |12|Lorsque l’ouvrier (ou l’ouvrière) commence à travailler à l’usine au début de sa journée, il incorpore une valeur aux matières premières (ou aux biens intermédiaires qu’ils assemblent). Au bout d’un certain nombre d’heures, il ou elle a reproduit une valeur qui est exactement l’équivalent de on salaire quotidien ou hebdomadaire. Si il ou si elle s’arrêtait de travailler à ce moment précis, le capitaliste n’obtiendrait pas un sou de plus-value mais dans ces conditions-là, le capitaliste n’aurait aucun intérêt d’acheter cette force de travail. Comme l’usurier ou le marchand du Moyen-âge, il « achète pour vendre ». Il achète la force de travail pour obtenir d’elle un produit plus élevé que ce qu’il a dépensé pour l’acheter. Ce « supplément », ce « rabiot », c’est précisément sa plus value, son profit. Il est donc entendu que, si l’ouvrier ou l’ouvrière produit l’équivalent de son salaire en 4 heures de travail, il ou elle travaillera non pas 4 mais 6, 7, 8 ou 9 heures. Pendant ces 2, 3, 4 ou 5 heures « supplémentaires », il ou elle produit de la plus-value pour le capitaliste en échange de laquelle il ou elle ne touche rien. L’origine de la plus-value, c’est donc du surtravail, du travail gratuit, approprié par le capitaliste. « Mais c’est du vol », va-t-on s’écrier. La réponse doit être : « oui et non ». Oui du point de vue de l’ouvrier ou de l’ouvrière ; non, du point du capitaliste et des lois du marché. Le capitaliste n’a en effet pas acheté sur le marché « la valeur produite ou à produire par l’ouvrier ou par l’ouvrière ». Il n’a pas acheté son travail, càd le travail que l’ouvrier ou l’ouvrière va effectuer (s’il avait fait cela, il aurait commis un vol pur et simple ; il aurait payé 25€ pour ce qui vaut 50€). Il a acheté la force de travail de l’ouvrier ou de l’ouvrière. Cette force de travail a une valeur propre comme toute marchandise à sa valeur. La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire pour la reproduire, càd par la subsistance (ou sens large du terme) de l’ouvrier, de l’ouvrière et de leur famille. La plus-value prend son origine dans le fait qu’un écart apparaît entre la valeur produite par l’ouvrier/ière et la valeur des marchandises nécessaires pour assurer sa subsistance.La valeur de la force de travail a une caractéristique particulière par rapport à celle de toute autre marchandise : elle comporte, outre un élément strictement mesurable, un élément variable. L’élément stable, c’est la valeur des marchandises qui doivent reconstituer la force de travail du point de vue physiologique (qui doivent permettre à l’ouvrier ou à l’ouvrière de récupérer des calories, des vitamines, une capacité de dégager une énergie musculaire et nerveuse déterminée, sans laquelle il serait incapable de travailler au rythme normal prévu par l’organisation capitaliste de travail à un moment donné). L’élément variable, c’est la valeur des marchandises, à une époque et dans un pays déterminé, qui ne font pas partie du minimum vital physiologique. Marx appelle cette part de la valeur de la force de travail, sa fraction historico-morale. Cela veut dire qu’elle n’est pas fortuite. Elle est le résultat d’une évolution historique et d’une situation donnée des rapports de force entre le Capital et le Travail. A ce point précis de l’analyse économique marxiste, la lutte des classes, son passé et son présent, devient un facteur co-déterminant de l’économie capitaliste.Le salaire est le prix de marché de la force de travail. Comme tous les prix de marché, il fluctue autour de la valeur de la marchandise examinée. Les fluctuations du salaire sont déterminées notamment par les fluctuations de l’armée de réserve industrielle, càd du chômage.Pour obtenir le maximum de profit et développer le plus possible l’accumulation du capital, les capitalistes réduisent au maximum la part de la valeur nouvelle, produit par la force de travail, qui revient aux travailleurs et travailleuses sous forme de salaires. Les deux moyens essentiels par lesquelles les capitalistes s’efforcent d’accroître leur part, càd la plus-value, sont :La prolongation de la journée de travail, la réduction des salaires réels et l’abaissement du minimum vital. C’est ce que Marx appelle l’accroissement de la plus-value absolue.L’augmentation de l’intensité et de la productivité du travail sans augmentation proportionnelle du salaire. C’est l’accroissement de la plus-value relative.

     Mise en perspective de l’offensive du Capital contre le Travail

    Ce que vivent les salariés et les allocataires sociaux de Grèce, du Portugal, d’Irlande et d’Espagne aujourd’hui a été imposé aux travailleurs des pays en développement à la faveur de la crise de la dette des années 1980-1990. Au cours des années 1980, l’offensive a également visé les travailleurs en Amérique du Nord à partir de la présidence de Ronald Reagan, en Grande-Bretagne sous la férule de Margaret Thatcher, la Dame de fer, et chez ses émules sur le vieux continent. Les travailleurs de l’ex-bloc de l’Est ont également été soumis au cours des années 1990 aux politiques brutales imposées par leurs gouvernements et le FMI. Selon le rapport Rapport mondial sur les salaires 2012-2013 publié par l’OIT (mentionné plus haut) : « En Russie, par exemple, la valeur réelle des salaires s’est effondrée dans les années 1990 à moins de 40% de la valeur qu’ils avaient et il a fallu une autre décennie pour qu’ils retrouvent leur niveau initial » |13|
    . Ensuite, d’une manière certes nettement moins brutale que celle qui a affecté les peuples du tiers-monde (des pays les plus pauvres jusqu’aux économies dites émergentes), l’offensive a pris pour cible les travailleurs d’Allemagne à partir de 2003-2005. Les effets néfastes pour une partie significative de la population allemande se font sentir encore aujourd’hui même si les succès des exportations allemandes |14| limitent le nombre de chômeurs et qu’une partie de la classe ouvrière n’en ressent pas directement les conséquences. L’offensive qui s’est accélérée depuis 2007-2008 a donc démarré au niveau mondial au début des années 1980 |15|. L’OIT centre son analyse sur une période plus courte (1999-2011) et les données sont claires : « Entre 1999 et 2011, l’augmentation de la productivité du travail moyenne dans les économies développées a été plus de deux fois supérieure à celle des salaires moyens. Aux Etats-Unis, la productivité du travail réelle horaire a augmenté de 85% depuis 1980, tandis que la rémunération horaire réelle n’a augmenté que de 35%. En Allemagne, la productivité du travail a augmenté de presque un quart sur les deux décennies écoulées tandis que les salaires mensuels réels n’ont pas bougé » |16|. C’est ce que Karl Marx appelait l’augmentation de la plus-value relative (voir encadré).

    Et plus loin : « La tendance mondiale a entraîné un changement dans la distribution du revenu national, la part des travailleurs baissant tandis que les parts du capital dans le revenu augmentent dans une majorité de pays. Même en Chine, pays où les salaires ont approximativement triplé durant la décennie écoulée, le PIB a augmenté plus rapidement que la masse salariale totale – et la part du travail a donc baissé. » |17| Cette tendance lourde au niveau mondial est la manifestation de l’augmentation de la plus-value extraite du Travail par le Capital. Il est important de noter que pendant une bonne partie du 19e siècle la forme principale d’augmentation de la plus-value est passée par l’accroissement de la plus-value absolue (baisse des salaires, augmentation des heures de travail). Progressivement, dans les économies les plus fortes, au cours de la deuxième moitié du 19e s. et tout au long du 20e s. (sauf pendant le nazisme, le fascisme et sous d’autres régimes dictatoriaux qui ont imposé des baisses de salaires), elle a été remplacée ou dépassée par l’augmentation de la plus-value relative (augmentation de la productivité du travail sans que les salaires suivent dans la même proportion). Après plusieurs décennies d’offensive néolibérale, l’accroissement de la plus-value absolue redevient une forme importante d’extraction de la plus-value et s’ajoute à la plus-value relative. Alors que pendant des décennies, les patrons ont essentiellement augmenté la plus-value relative, principalement grâce aux gains de productivité du travail, depuis 2009-2010, ils parviennent à augmenter la plus-value absolue : en baissant les salaires réels et dans certains cas en augmentant le temps de travail. Ils utilisent la crise pour combiner l’augmentation de la plus-value relative à l’augmentation de la plus-value absolue. Cela donne une indication de l’ampleur de l’offensive en cours.

    Toujours davantage de travailleurs dans le collimateur

    Dans un document de la Commission européenne intitulé « Le deuxième programme économique d’ajustement pour la Grèce » et datant de mars 2012 |18|, il est clairement mis en évidence qu’il faut poursuivre la réduction des salaires. Le tableau 17 de la page 41 montre que le salaire minimum légal en Grèce est le quintuple du salaire minimum moyen en Roumanie et en Bulgarie (pays voisins de la Grèce), le triple de la Hongrie et des républiques baltes, plus du double du salaire minimum en Pologne et en République tchèque ; il est supérieur au salaire minimum en Espagne et au Portugal. L’objectif est de rapprocher la Grèce des pays où les salaires sont les plus « compétitifs », donc les plus bas. Evidemment, si les salaires poursuivent leur chute radicale en Grèce comme le veut la Troïka et le patronat, il faudra que les salaires en Espagne, au Portugal, en Irlande et aussi dans les pays les plus forts suivent la même tendance, et ce de manière accélérée.

    Ceux qui sont aux commandes en Europe servent une logique grâce à laquelle les patrons européens parviennent à augmenter la quantité de plus-value qu’ils extraient du travail des salariés d’Europe et cherchent à marquer des points dans la bataille commerciale avec les concurrents asiatiques ou nord-américains.

    Ces dirigeants sont prêts à pousser dans leur dernier retranchement les syndicats européens en réduisant fortement la marge de négociation dont ils ont disposé pendant des décennies.

    Le Capital marque des points supplémentaires contre le Travail

    Dans plusieurs pays de l’UE, au cours de leur offensive contre les conquêtes sociales, les gouvernants et la Commission européenne ont réussi à réduire radicalement la portée des conventions collectives interprofessionnelles. C’est le cas des pays de l’ex-bloc de l’Est, c’est aussi le cas de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne, de l’Italie, de l’Irlande… Dans plusieurs pays, ils ont également réussi à faire baisser le salaire minimum légal et le montant des retraites. Ils ont réussi à réduire radicalement la protection contre les licenciements et à augmenter l’âge de départ à la retraite.

    L’aggravation de la crise des pays de la périphérie de la zone euro

    Au cours de 2012, la crise s’est aggravée en Grèce, en Irlande, au Portugal, en Espagne, en conséquence des politiques d’austérité brutale appliquées par des gouvernants complices des exigences de la Troïka. En Grèce, la chute cumulée du PIB depuis le début de la crise atteint 20%. Le pouvoir d’achat d’une grande majorité de la population a baissé de 30 à 50%. Le chômage et la pauvreté ont littéralement explosé. Alors qu’en mars 2012, tous les grands médias ont relayé le discours officiel qui affirmait que la dette avait été réduite de moitié |19|, selon les estimations officielles rendues publiques fin octobre 2012, la dette publique grecque qui représentait 162% du PIB à la veille de la réduction de dette de mars 2012 atteindra 189% du PIB en 2013 et 192% en 2014 |20|
    . Cette information ne fait pas partie des titres de la grande presse de masse. Au Portugal, les mesures d’austérité sont d’une telle violence et la dégradation économique est si grave qu’un million de Portugais ont manifesté spontanément le 15 septembre 2012, chiffre qui n’avait été atteint que le 1er mai 1974 pour fêter la victoire de la Révolution des œillets. En Irlande, dont les médias parlent beaucoup moins, le chômage a pris des proportions énormes, conduisant 182.900 jeunes âgés de 15 à 29 ans à quitter le pays depuis que la crise a éclaté en 2008 |21|. Un tiers des jeunes qui avaient un emploi avant la crise s’est retrouvé au chômage. Le sauvetage des banques a représenté jusqu’ici plus de 40 % du PIB (près de 70 milliards d’euros sur un PIB de 156 milliards en 2011) |22|
    . Le recul de l’activité économique a atteint 20% depuis 2008. Le gouvernement de Dublin a réaffirmé qu’il supprimerait 37 500 postes de travail dans le secteur public d’ici 2015. En Espagne, le taux de chômage atteint 50% chez les jeunes. Depuis le début de la crise, 350.000 familles ont été expulsées de leur logement à cause des impayés de dette hypothécaire |23|
    . En un an, le nombre de familles dont tous les membres sont sans emploi a augmenté de 300 000 pour atteindre un total de 1,7 million, soit 10% de toutes les familles d’Espagne |24|. La situation se dégrade de manière continue dans les pays de l’ancien bloc de l’Est membres de l’UE, à commencer par ceux qui ont adhéré à l’Eurozone.

    En somme, partout dans le monde, le Capital s’est lancé dans une offensive contre le Travail. C’est en Europe que, depuis 2008, l’offensive prend la forme la plus systématique en commençant par les pays de la Périphérie. Alors que les banques (et le capitalisme en tant que système) sont les responsables de la crise, elles sont systématiquement protégées. Partout, le remboursement de la dette publique est le prétexte invoqué par les gouvernants pour justifier une politique qui s’en prend aux droits économiques et sociaux de l’écrasante majorité de la population. Si les mouvements sociaux et, parmi eux, les syndicats veulent victorieusement affronter cette offensive dévastatrice, il faut prendre à bras le corps la question de la dette publique afin d’enlever au pouvoir son argument principal. L’annulation de la partie illégitime de la dette publique et l’expropriation des banques pour les intégrer à un service public de l’épargne et du crédit sont des mesures essentielles dans un programme alternatif à la gestion capitaliste de la crise.

    Fin de la troisième partie

    Éric Toussaint http://www.mondialisation.ca

    Notes

    |1| Voir Le Monde des 22 et 23 janvier 2012 sur la base d’Eurostat.

    |2| En Allemagne, en septembre 2010, selon Le Monde du 17 mai 2011, 7,3 millions de travailleurs gagnaient à peine 400 euros par mois. Dans ce pays, le nombre de travailleurs à temps partiel a augmenté de 46% entre 2000 et 2010 tandis qu’en France il augmentait de 17%.

    |3| OCDE, International Trade by Commodity Statistics (SITC Revision 3) mentionné dans ATTAC et Fondation Copernic, En finir avec la compétitivité, Paris, octobre 2012, http://www.france.attac.org/article…

    |4| Lebenslagen in Deutschland. Entwurf des vierten Armuts- und Reichstumsberichts der Bundesregierung, projet du 17 septembre 2012, http://gesd.free.fr/arb912.pdf

    |5| Karl Brenke et Markus M. Grabka, « Schwache Lohnentwicklung im letzten Jahrzehnt », DIW Wochenbericht, n° 45, 2011, http://gesd.free.fr/brenke11.pdf

    |6| Source : destatis.de (Office fédéral allemand de statistique).

    |7| Arnaud Lechevalier, « Un modèle qui ne fait guère envie », Alternatives économiques, n° 300, mars 2011, http://gesd.free.fr/allmodel.pdf cité par ATTAC et Fondation Copernic

    |8| Voir Michel Husson, Economie politique du « système-euro », juin 2012, http://cadtm.org/Economie-politique… ou http://hussonet.free.fr/eceurow.pdf

    |9| Patrick Artus, « La baisse des salaires dans les pays en difficulté de la zone euro est-elle utile ? », Flash Economie n°289, 18 avril 2012.

    |10| Patrick Artus : « il ne reste que les effets sur la demande des ménages, d’où une forte contraction de l’activité dont le seul effet positif est de réduire le déficit extérieur » (puisque les importations diminuent). Par ailleurs Patrick Artus montre avec des graphiques à l’appui que la profitabilité des entreprises a augmenté dans les 4 pays étudiés

    |11| OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013, Genève, décembre 2012, http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/pu…

    |12| Le contenu de cet encadré consiste en une utilisation libre et arrangée d’extraits de Ernest Mandel, Introduction au marxisme, Edition Formation Léon Lesoil, Bruxelles, 2007, p. 59, p. 68, p. 66 et 67.

    |13| OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013, Genève, décembre 2012

    |14| L’Allemagne a connu une croissance économique portée par ses exportations alors que la plupart de ses partenaires de l’UE et, en particulier, de la zone euro ressentent durement la crise. Vu que dans toute l’UE, on assiste à la baisse de la demande des ménages décrite plus haut, à laquelle s’ajoute une réduction de la demande publique, les débouchés pour les exportations allemandes se réduisent nettement. L’effet boomerang sur l’économie allemande est déjà en cours.

    |15| Voir Eric Toussaint, « Au Sud comme au Nord, de la grande transformation des années 1980 à la crise actuelle », septembre 2009.

    |16| OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013, Résumé analytique, Genève, décembre 2012, p. VI-VII

    |17| OIT, Rapport mondial sur les salaires 2012-2013, Résumé analytique, Genève, décembre 2012, p. VII. Le même rapport souligne également l’augmentation de l’écart entre les salaires les plus élevés et les salaires les plus bas dans chaque pays.

    |18| Voir European Commission, Directorate General Economic and Financial Affairs, “The Second Economic Adjustment Programme for Greece”, Mars 2012, http://ec.europa.eu/economy_finance…

    |19| Le CADTM a dénoncé dès le départ l’entreprise de propagande de la Troïka et du gouvernement grec. Voir « Le CADTM dénonce la campagne de désinformation sur la dette grecque et le plan de sauvetage des créanciers privés », publié le 10 mars 2012. Voir également Christina Laskaridis, « La Grèce a déjà fait défaut aux conditions des créanciers ; leur crainte est de voir celle-ci imposer ses propres conditions », publié le 31 mai 2012.

    |20| Financial Times, 1er novembre 2012, première page.

    |21| Financial Times, 1 octobre 2012.

    |22| Financial Times, 29 décembre 2011, p. 2.

    |23| Miles Johnson, « Suicides spark call for Madrid to halt evictions by banks », Financial Times, 13 novembre 2012, p. 2.

    |24| Tobias Buck, « Spain’s deepening lack of hope takes its toll », Financial Times, 6 novembre 2012, p. 4.

  • La BCE et la Fed au service des grandes banques privées

    Série : Banques contre Peuples : les dessous d’un match truqué ! (2ème partie)

    La première partie de la série est intitulée « 2007-2012 : 6 années qui ébranlèrent les banques » a été publiée le 19 novembre 2012, voir 2007-2012 : 6 années qui ébranlèrent les banques

    L’action de la Banque centrale européenne et de la Fed |1|

    A partir de juin 2011, les banques européennes sont entrées dans une phase tout à fait critique. Leur situation était presque aussi grave qu’après la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008. Beaucoup d’entre elles ont été menacées d’asphyxie parce que leurs besoins massifs de financement à court terme (quelques centaines de milliards de dollars) n’ont plus été satisfaits par les money market funds américains qui ont considéré que la situation des banques européennes était décidément de plus en plus risquée |2|. Les banques ont été confrontées à la menace de ne pas pouvoir faire face à leurs dettes. C’est alors que la BCE, suite à un sommet européen réuni d’urgence le 21 juillet 2011 pour faire face à une possible série de faillites bancaires, a recommencé à leur acheter massivement des titres de la dette publique grecque, portugaise, irlandaise, italienne et espagnole afin de leur apporter des liquidités et de les délester d’une partie des titres qu’elles avaient goulûment achetés dans la période précédente. Cela n’a pas suffi, les cours en bourse des actions des banques ont poursuivi leur dégringolade. Les patrons de banque ont passé un mois d’août de tous les dangers. Ce qui a été décisif pour maintenir à flot les banques européennes, c’est l’ouverture à partir de septembre 2011 d’une ligne de crédit illimité par la BCE en concertation avec la Fed, la banque d’Angleterre et la Banque de Suisse : les banques en manque de dollars et d’euros ont été mises sous perfusion. Elles ont commencé à respirer de nouveau mais c’était insuffisant. Le cours de leur action continuait la descente aux enfers. Entre le 1er janvier et le 21 octobre 2011, l’action de la Société générale a chuté de 52,8 %, celle de BNP Paribas de 33,3 %, celle de la Deutsche Bank de 28,8 %, celle de Barclays de 30,5 %, celle du Crédit suisse de 36,7 %. Il a alors fallu que la BCE sorte son bazooka, appelé LTRO (Long Term Refinancing Operation) : entre décembre 2011 et février 2012, elle a prêté plus de 1000 milliards d’euros pour une durée de 3 ans au taux d’intérêt de 1% à un peu plus de 800 banques.

    La Fed faisait grosso modo de même depuis 2008 à un taux officiel encore plus bas : 0,25%. En réalité, comme l’a révélé en juillet 2011 un rapport du GAO, équivalent de la Cour des Comptes aux États-Unis, la Fed a prêté 16 000 milliards de dollars à un taux d’intérêt inférieur à 0,25% |3|. Le rapport démontre qu’en pratiquant de la sorte, la Fed n’a pas respecté ses propres règles prudentielles et qu’elle n’en n’a pas averti le Congrès. Selon les travaux d’une commission d’enquête du Congrès des États-Unis, la collusion entre la Fed et les grandes banques privées a été évidente : « Le PDG de JP Morgan Chase était membre de la Réserve fédérale de New York au moment où « sa » banque recevait une aide financière de la Fed s’élevant à 390 milliards de dollars. De plus, JP Morgan Chase a également servi d’intermédiaire pour les crédits d’urgence octroyés par la Fed. » |4| Selon Michel Rocard, ex-premier ministre français, et Pierre Larrouturou, économiste, qui se basent sur une recherche réalisée par l’agence financière new-yorkaise Bloomberg, la Fed aurait prêté une partie de la somme mentionnée plus haut à un taux infiniment plus bas : 0,01%. Michel Rocard et Pierre Larrouturou affirment dans les colonnes du quotidien Le Monde : « Après avoir épluché 20 000 pages de documents divers, Bloomberg montre que la Réserve fédérale a secrètement prêté aux banques en difficulté la somme de 1 200 milliards au taux incroyablement bas de 0,01 %. » |5|

    . Ils posent la question : « Est-il normal que, en cas de crise, les banques privées, qui se financent habituellement à 1 % auprès des banques centrales, puissent bénéficier de taux à 0,01 %, mais que, en cas de crise, certains Etats soient obligés au contraire de payer des taux 600 ou 800 fois plus élevés ? ».

    Les grandes banques européennes ont d’ailleurs également eu accès à ces prêts de la Fed jusqu’au début 2011 (Dexia a ainsi reçu en prêt 159 milliards de dollars |6|, Barclays a reçu 868 milliards $, Royal Bank of Scotland a reçu 541 milliards $, Deutsche Bank 354 milliards $, UBS 287 milliards $, Credit Suisse 260 milliards $, BNP-Paribas 175 milliards $, Dresdner Bank 135 milliards $, Société Générale 124 milliards $). Le fait que ce financement des banques européennes via la Fed se soit tari (notamment sous la pression du Congrès américain) a constitué une des raisons pour lesquelles les money market funds états-uniens ont commencé eux-mêmes à fermer le robinet de leurs prêts aux banques européennes à partir de mai-juin 2011.

    Quels ont été les effets de l’octroi aux banques de 1 000 milliards d’euros à 1% par la BCE ?

    En 2012, les banques abreuvées de liquidités ont acheté massivement des titres de la dette publique de leur pays. Prenons l’exemple de l’Espagne. Les banques espagnoles ont emprunté à la BCE pour 300 milliards d’euros à 3 ans au taux de 1% dans le cadre du LTRO |7|. Avec une partie de cette somme, elles ont augmenté fortement leurs achats de titres de la dette émis par les autorités espagnoles. L’évolution est tout à fait frappante : fin 2006, les banques espagnoles détiennent des titres publics de leur pays pour seulement 16 milliards d’euros. En 2010, elles augmentent leurs achats de titres publics espagnols, elles en détiennent pour 63 milliards. En 2011, elles accroissent encore leurs achats, les titres espagnols en leur possession représentent 94 milliards. Et grâce au LTRO, leurs acquisitions explosent littéralement, le volume qu’elles détiennent double en quelques mois pour atteindre 184,5 milliards d’euros en juillet 2012. |8| Il faut dire qu’il s’agit d’une opération très rentable pour elles. Alors qu’elles ont emprunté à 1%, elles peuvent acheter des titres espagnols à 10 ans avec un intérêt qui varie entre 5,5 et 7,6 % au second semestre 2012.

    Prenons ensuite l’exemple de l’Italie. Entre fin décembre 2011 et mars 2012, les banques italiennes empruntent à la BCE pour 255 milliards d’euros dans le cadre du LTRO |9|. Alors que fin 2010, les banques italiennes détenaient des titres publics de leur pays pour 208,3 milliards d’euros, ce montant passe à 224,1 milliards fin 2011, quelques jours après le début du LTRO. Ensuite, elles utilisent massivement les crédits qu’elles reçoivent de la BCE pour acheter des titres italiens. En septembre 2012, elles en détiennent pour la somme de 341,4 milliards d’euros |10|. Comme dans le cas espagnol, il s’agit d’une opération très rentable pour elles : elles ont emprunté à 1% et en achetant des titres italiens à 10 ans, elles obtiennent un intérêt qui varie entre 5 et 6,6% au second semestre 2012.

    Le même phénomène s’est produit dans la plupart des pays de la zone euro. Il y a eu relocalisation d’une partie des actifs des banques européennes vers leur pays d’origine. Concrètement, on constate qu’a augmenté très sensiblement au cours de l’année 2012 la part des dettes publiques d’un pays donné qui est en possession des institutions financières du même pays. Cette évolution a donc rassuré les gouvernements de la zone euro, en particulier ceux d’Espagne et d’Italie, car ils ont constaté qu’ils éprouvaient moins de difficultés à vendre aux banques les titres publics qu’ils émettaient. La BCE semblait avoir trouvé la solution. En prêtant massivement aux banques privées, elle les a sauvées d’une situation critique et elle a épargné à certains États de se lancer dans de nouveaux plans de sauvetage bancaire. L’argent prêté aux banques était en partie utilisé par celles-ci pour acheter des titres de la dette publique des États de la zone euro, ce qui a enrayé la hausse des taux d’intérêt des pays les plus fragiles et même produit une baisse des taux pour un certain nombre de pays.

    On comprend très bien que, du point de vue des intérêts de la population des pays concernés, il aurait fallu adopter une approche tout à fait différente : la BCE aurait dû prêter directement aux États à moins de 1% (comme elle le fait à l’égard des banques privées depuis mai 2012) ou encore sans intérêt. Il aurait également fallu socialiser les banques sous contrôle citoyen.

    Au lieu de cela, la BCE a mis sous perfusion les banques privées en leur ouvrant une ligne de crédit illimité à très bas taux d’intérêt (entre 0,75 et 1%). Celles-ci ont fait différents usages de la manne de financement public. Comme on vient de le voir, d’une part, elles ont acheté des titres souverains de pays qui, sous leur pression comme l’Espagne et l’Italie, ont dû leur concéder une rémunération élevée (entre 5 et 7,6% à 10 ans). D’autre part, elles ont placé une partie du crédit qui leur était octroyé par la BCE à la… BCE ! Entre 300 et 400 milliards sont déposés par les banques au jour le jour auprès de la BCE à un taux de 0,25 % au début 2012 et à 0 % depuis mai 2012. Pourquoi font-elles cela ? Parce qu’elles doivent montrer aux autres banquiers et aux autres fournisseurs privés de crédit (money market funds, fonds de pension, compagnies d’assurance) qu’elles disposent de cash en permanence afin de faire face à l’explosion des bombes à retardement qui se trouvent dans leurs comptes. Si elles n’avaient pas ce cash disponible, les prêteurs potentiels se détourneraient d’elles ou leur imposeraient des taux très élevés. Poursuivant le même objectif de rassurer les prêteurs privés, elles achètent également des titres souverains d’États qui ne présentent aucun risque à court ou moyen terme : l’Allemagne, les Pays-Bas, la France… Elles en sont tellement friandes que ces États peuvent se permettre de leur vendre des titres à 2 ans à un taux de 0% ou même avec un rendement légèrement négatif (sans prendre en compte l’inflation). Les taux payés par l’Allemagne et les autres pays considérés comme solides financièrement ont baissé considérablement grâce à la politique de la BCE et à l’aggravation de la crise qui touche les pays de la Périphérie. On a assisté à une fuite de capitaux de la Périphérie européenne vers le Centre. Les titres allemands sont tellement fiables qu’en cas de nécessité de cash, ils peuvent être revendus du jour au lendemain sans perte. Les banques les acquièrent non pas dans la perspective de gagner de l’argent, mais pour avoir, à la BCE ou sous forme de titres tout à fait liquides, une quantité d’argent disponible en permanence de manière à offrir une impression (souvent fausse) de solvabilité et à faire face à d’éventuels imprévus. Elles font des profits en prêtant à l’Espagne et à l’Italie, cela contrebalance certaines pertes qu’elles peuvent enregistrer avec des titres allemands. Il est très important de souligner que les banques n’ont pas augmenté leurs prêts aux ménages et aux entreprises alors qu’un des objectifs officiels des prêts de la BCE consiste à accroître de tels crédits afin de relancer l’économie.

    Quel est le bilan de la BCE du point de vue des élites ?

    Mettons-nous un instant à la place du 1% le plus riche afin d’apprécier l’action de la BCE. Le discours officiel martèle que la BCE a réussi la transition entre son ancien président le français Jean-Claude Trichet et le nouveau, Mario Draghi |11|, ancien gouverneur de la Banque d’Italie et ancien vice-président de Goldman Sachs Europe. La BCE et les dirigeants des principaux pays européens sont parvenus à négocier une opération de réduction de la dette grecque en convainquant les banques privées d’accepter une décote de leurs créances d’environ 50% et en obtenant du gouvernement grec qu’il s’engage dans un nouveau plan d’austérité radicale comprenant des privatisations massives et qu’il accepte de renoncer à une partie très importante de la souveraineté du pays. A partir de mars 2012, des envoyés de la Troïka se sont installés de manière permanente dans les ministères à Athènes afin de contrôler de près les comptes de l’État. Les nouveaux prêts à la Grèce passent dorénavant par un compte directement contrôlé par les autorités européennes, qui peuvent donc le bloquer. Cerise sur le gâteau, les nouveaux titres de la dette grecque ne sont plus de la compétence des tribunaux grecs, les nouvelles obligations émises dans le cadre de ce programme sont de droit anglais et les litiges entre l’État Grec et les créanciers privés seront arbitrés au Luxembourg |12|.

    Ce n’est pas tout : sous la pression de la BCE et des dirigeants européens, le gouvernement Pasok de Georges Papandréou, très soumis mais de plus en plus impopulaire, a été remplacé sans élection par un gouvernement d’unité nationale Nouvelle Démocratie – Pasok, avec une place clé attribuée à des ministres provenant directement des milieux bancaires.

    On peut compléter le tableau de la situation par trois autres bonnes nouvelles pour la BCE et les dirigeants européens : 1. Silvio Bersluconi a été contraint à la démission et a été remplacé par un gouvernement de techniciens, à la tête duquel figure Mario Monti, ancien commissaire européen très proche des milieux bancaires et capable d’imposer aux Italiens un approfondissement des politiques néolibérales |13|. 2. En Espagne, le chef du gouvernement en place depuis quelques mois, Mariano Rajoy, du Parti populaire, est prêt à radicaliser lui aussi la politique néolibérale de son prédécesseur, le socialiste José Luis Zapatero. 3. Les dirigeants européens |14| sont arrivés à se mettre d’accord sur un pacte de stabilité qui va couler dans le marbre l’austérité budgétaire, l’abandon par les États membres d’un peu plus de leur souveraineté nationale et une dose supplémentaire de soumission à la logique du capital privé. Enfin, le Mécanisme européen de stabilité (MES) va bientôt entrer en action et permettra de mieux venir en aide aux Etats et aux banques |15| dans les prochaines crises bancaires qui ne manqueront pas de se produire ainsi qu’aux États membres peinant à se financer.

    Ces différents exemples montrent que les dirigeants européens au service du grand capital réussissent à marginaliser un peu plus le pouvoir législatif en passant outre les choix des électrices et des électeurs. Par ailleurs, où est la démocratie si les électrices et les électeurs qui souhaitent refuser massivement l’austérité n’ont plus la possibilité de l’exprimer par leur vote, ou lorsque le sens politique du vote exprimé est annulé au motif que le choix n’est pas celui des gouvernants, comme en 2005 en France et aux Pays-Bas après le non au Traité pour une constitution européenne, comme en Irlande et aux Portugal après les élections de 2011, comme en France et aux Pays-Bas, de nouveau, après les élections de 2012. Tout est mis en place pour que la marge de manœuvre des gouvernements nationaux et des pouvoirs publics soit limitée par un cadre contractuel européen de plus en plus contraignant. Il s’agit là d’une évolution très dangereuse, à moins bien sûr que des gouvernements appuyés par leur population décident de désobéir.

    Si on se met ainsi un instant à la place de Mario Draghi, des principaux dirigeants européens et des banques, on peut dire qu’en mars-avril 2012, ils ont de quoi être heureux. Tout semble réussir.

    Les limites des succès de la BCE et des gouvernants européens

    Les nuages noirs arrivent ensuite. Cela se complique à partir de mai 2012 quand Bankia, la 4e banque espagnole dirigée par l’ancien directeur général du FMI Rodrigo de Rato, se retrouve en faillite virtuelle. Selon les sources, les besoins des banques espagnoles en termes de recapitalisation varient entre 40 et 100 milliards d’euros, et Mariano Rajoy qui ne veut pas faire appel à l’aide de la Troïka est dans une posture très difficile. S’ajoute à cela le fait que sur le plan international se succèdent plusieurs scandales bancaires. Celui concernant la manipulation du Libor, le taux interbancaire à Londres, est le plus retentissant et implique une douzaine de grandes banques. Il vient s’ajouter aux agissements coupables de HSBC en matière de blanchiment d’argent de la drogue et d’autres négoces criminels.

    En France, une majorité des électeurs ne veut plus de Nicolas Sarkozy. François Hollande est élu le 6 mai 2012, mais ce n’est pas vraiment inquiétant pour la finance internationale car on peut compter sur le pragmatisme des socialistes français comme des autres partis socialistes d’Europe pour poursuivre l’austérité. Même s’il faut toujours se méfier du peuple français, très enclin à divers débordements et susceptible de croire qu’il faut un véritable changement.

    En Grèce, la situation est plus contrariante pour la BCE car Syriza, la coalition de gauche radicale qui promet d’abroger les mesures d’austérité, de suspendre le remboursement de la dette et de braver les autorités européennes, risque de remporter une victoire électorale. Pour les tenants de l’austérité européenne, il faut empêcher cela à tout prix. Le soir du 17 juin 2012, c’est le soulagement à la BCE, au siège des gouvernements européens et dans les conseils d’administration des grandes entreprises : le parti de droite Nouvelle Démocratie devance Syriza. Même le nouveau président socialiste français se réjouit du résultat du scrutin. Et le lendemain, les marchés respirent. On peut continuer la route de l’austérité, de la stabilisation de la zone euro et de l’assainissement des comptes des banques privées.

    Eric Toussaint http://www.mondialisation.ca

    ( à suivre ) La partie 3 de cette série portera sur les deux objectifs principaux poursuivis par les dirigeants européens : Mener à bien la plus grande offensive contre les droits sociaux depuis la seconde guerre mondiale et éviter un nouveau krach financier / bancaire qui pourrait se révéler pire que celui de septembre 2008 

    Notes

    |1| La Banque d’Angleterre et d’autres banques centrales suivent grosso modo la même politique.

    |2| Dès août 2011, j’ai décrit cette situation à un moment où très peu de commentateurs financiers en parlaient. Voir la série intitulée « Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne » : « Elles (= les banques européennes) ont financé et elles financent encore leurs prêts aux Etats et aux entreprises en Europe via des emprunts qu’elles effectuent auprès des money market funds des Etats-Unis. Or ceux-ci ont pris peur de ce qui se passait en Europe (…). A partir de juin 2011, cette source de financement à bas taux d’intérêt s’est presque tarie, en particulier aux dépens des grandes banques françaises, ce qui a précipité leur dégringolade en Bourse et augmenté la pression qu’elles exerçaient sur la BCE pour qu’elle leur rachète des titres et donc leur fournisse de l’argent frais. En résumé, nous avons là aussi la démonstration de l’ampleur des vases communiquant entre l’économie des Etats-Unis et celle des pays de l’UE. D’où les contacts incessants entre Barack Obama, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, la BCE, le FMI… et les grands banquiers de Goldman Sachs à BNP Paribas en passant par la Deutsche Bank… Une rupture des crédits en dollars dont bénéficient les banques européennes peut provoquer une très grave crise sur le vieux continent, de même qu’une difficulté des banques européennes à rembourser les prêteurs états-uniens peut précipiter une nouvelle crise à Wall Street. » (Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne, 26 août 2011). Une étude récente de la banque Natixis confirme la détresse qu’ont connue les banques françaises pendant l’été 2011 : Flash Economie, « Les banques françaises dans la tourmente des marchés monétaires », 29 octobre 2012. On y lit : « De juin à novembre 2011, les fonds monétaires américains ont subitement retiré la plus grande part de leurs financements aux banques françaises. (…) C’est jusqu’à 140 Mds USD de financements à court terme qui ont fait défaut aux banques françaises à fin novembre 2011, sans qu’aucune ne soit épargnée. » (http://cib.natixis.com/flushdoc.asp…). Cette fermeture de robinet a touché également la plupart des autres banques européennes, comme le montre également cette étude publiée par Natixis.

    |3| GAO, “Federal Reserve System, Opportunities Exist to Strengthen Policies and Processes for Managing Emergency Assistance”, juillet 2011, http://www.gao.gov/assets/330/321506.pdf. Ce rapport de la Cour des Comptes (GAO = United States Government Accountability Office) a été réalisé grâce à un amendement à la loi Dodd-Frank (voir plus loin) introduit par les sénateurs Ron Paul, Alan Grayson et Bernie Sanders en 2010. Bernie Sanders, sénateur indépendant, l’a rendu public (http://www.sanders.senate.gov/imo/m… ). Par ailleurs, selon une étude indépendante de l’Institut Levy auquel collaborent des économistes comme Joseph Stiglitz, Paul Krugman et James K Galbraith, les crédits de la Fed auraient atteint un montant plus élevé que celui révélé par le GAO. Ce ne serait pas 16 000 milliards de dollars, mais 29 000 milliards de dollars. Voir James Felkerson, “$29,000,000,000,000 : A Detailed Look at the Fed’s Bailout by Funding Facility and Recipient », www.levyinstitute.org/pubs/w…

    |4| “The CEO of JP Morgan Chase served on the New York Fed’s board of directors at the same time that his bank received more than $390 billion in financial assistance from the Fed. Moreover, JP Morgan Chase served as one of the clearing banks for the Fed’s emergency lending programs.”, http://www.sanders.senate.gov/newsr…

    |5|  Michel Rocard et Pierre Larrouturou, : « Pourquoi faut-il que les Etats payent 600 fois plus que les banques ? », Le Monde, 3 janvier 2012 http://www.larrouturou.net/2012/01/…

    |6| Voir notamment le rapport du GAO mentionné plus haut à la page 196 qui atteste de prêts à Dexia pour un montant de 53 milliards de dollars, ce qui représente seulement une partie des prêts dont a bénéficié Dexia de la part de la Fed. http://www.gao.gov/assets/330/321506.pdf

    |7| Financial Times, “Banks plot early repayment of ECB crisis loans », 15 novembre 2012, p. 25.

    |8| D’après le quotidien financier espagnol El Economista, http://www.eleconomista.es/espana/n…

    |9| Financial Times, ibid.

    |10| Voir http://www.bancaditalia.it/statisti…, tableau 2.1a.

    |11| Mario Draghi est devenu président de la BCE le 1er novembre 2011.

    |12| Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_…. Voir aussi Alain Salles et Benoït Vitkine, « Fatalisme face à un sauvetage échangé contre une perte de souveraineté », Le Monde, 22 février 2012, http://www.forumfr.com/sujet448690-….

    |13| Mario Monti, premier ministre depuis le 13 novembre 2011, a été nommé sénateur à vie par le Président de la République Giorgio Napolitano. À l’occasion de sa nomination, il a quitté différents postes de responsabilité : la présidence de la plus prestigieuse université privée italienne, la Bocconi, et celle du département Europe de la Trilatérale, un des plus importants cénacles de l’élite oligarchique internationale, sa participation au comité de direction du puissant club Bilderberg et la présidence du think tank néolibéral Bruegel. Monti était conseiller international de Goldman Sachs de 2005 au 2011 (en qualité de membre du Research Advisory Council du Goldman Sachs Global Market Institute), il a été nommé commissaire européen au Marché intérieur (1995-1999) puis commissaire européen à la Concurrence à Bruxelles (1999-2004). Il a été membre du Senior European Advisory Council de Moody’s, conseiller de Coca Cola, il est encore un des présidents du Bussiness and Economics Advisory Group de l’Atlantic Council (un think tank américain qui promeut le leadership US) et fait partie du præsidium de Friends of Europe, think tank influent basé à Bruxelles.

    |14| A l’exception du Royaume-Uni et de la République tchèque.

    |15| Lors d’un sommet européen réuni le 21 juin 2012, il a été décidé que le MES serait également utilisé pour sauver des banques. A l’époque, cela a été présenté par Mariano Rajoy comme une victoire permettant à l’Espagne d’échapper à de nouvelles conditionnalités imposées par la Commission européenne ou par la Troïka. Rajoy a expliqué que l’aide qui serait octroyée par le MES aux banques espagnoles ne serait pas comptabilisée dans la dette publique espagnole, ce que les dirigeants de plusieurs pays de la zone euro (Allemagne, Pays-Bas, Finlande…) ont contesté, tout comme le FMI. A la fin novembre 2012, il n’y avait toujours pas de consensus sur cette question.

  • 2007-2012 : 6 années qui ébranlèrent les banques

    Série : Banques contre Peuples : les dessous d’un match truqué ! (1ère partie)

    Depuis 2007-2008, les grandes banques centrales (BCE, Banque d’Angleterre, Fed aux Etats-Unis, Banque de Suisse) donnent la priorité absolue à tenter d’éviter un effondrement du système bancaire privé. Contrairement au discours dominant, le risque principal qui menace les banques n’est pas la suspension du paiement de la dette souveraine |1| par un Etat. Aucune des faillites bancaires depuis 2007 n’a été provoquée par un tel défaut de paiement. Aucun des sauvetages bancaires organisés par les Etats n’a été rendu nécessaire par une suspension de paiement de la part d’un Etat surendetté. Ce qui menace les banques depuis 2007, c’est le montage de dettes privées qu’elles ont progressivement construit depuis la grande dérèglementation qui a commencé à la fin des années 1970 et qui s’est achevée au cours des années 1990. Les bilans des banques privées sont toujours bourrés d’actifs |2| douteux : cela va d’actifs carrément toxiques qui constituent de véritables bombes à retardement à des actifs non liquides (c’est-à-dire qui ne peuvent pas être revendus, écoulés, sur les marchés financiers) en passant par des actifs dont la valeur est tout à fait surfaite dans les bilans bancaires. Les ventes et les dépréciations d’actifs que les banques ont jusqu’ici enregistrées dans leurs comptes afin de réduire le poids de ces actifs explosifs ne suffisent pas. Un nombre significatif d’entre elles dépendent d’un financement à court terme (fournis ou garantis par les pouvoirs publics avec l’argent des contribuables) pour se maintenir à flot |3| et pour faire face à des dettes elles-mêmes à court terme. C’est ce qui a mis la banque franco-belge Dexia, véritable hedge fund de très grande taille, trois fois au bord de la faillite en 4 ans : octobre 2008, octobre 2011 |4| et octobre 2012 |5|. Au cours de l’épisode le plus récent, début novembre 2012, les Etats français et belges ont apporté une aide de 5,5 milliards d’euros (dont 53 % à la charge de la Belgique) pour recapitaliser Dexia SA, société financière moribonde, dont les fonds propres ont fondu. Selon Le Soir : « Les capitaux propres de Dexia maison-mère sont passés de 19,2 milliards à 2,7 milliards d’euros entre fin 2010 et fin 2011. Et au niveau du groupe, les fonds propres totaux sont devenus négatifs (-2,3 milliards d’euros au 30 juin 2012) » |6|. Fin 2011, les dettes immédiatement exigibles de Dexia SA s’élevaient à 413 milliards d’euros et les montants dus au titre de contrats de dérivés à 461 milliards d’euros. La somme de ces deux montants représentait plus de 2,5 fois le PIB de la Belgique ! Pourtant les dirigeants de Dexia, le vice-premier ministre belge Didier Reynders et les médias dominants prétendent encore que le problème de Dexia SA est largement provoqué par la crise des dettes souveraines dans le sud de la zone euro. La vérité, c’est que les créances de Dexia SA sur la Grèce ne dépassaient pas 2 milliards d’euros en octobre 2011, soit 200 fois moins que les dettes immédiatement exigibles. En octobre 2012, l’action Dexia valait environ 0,18 euro, soit 100 fois moins qu’en septembre 2008. Malgré cela, les Etats français et belge ont décidé une fois de plus de renflouer cette société de défaisance en faisant du coup augmenter la dette publique de leur pays. En Espagne, la quasi faillite de Bankia a également été causée par des montages financiers douteux, et non pas par un quelconque défaut de paiement de la part d’un Etat. Depuis 2008, le scénario s’est répété une bonne trentaine de fois en Europe et aux Etats-Unis : à chaque fois, les pouvoirs publics se sont mis (et se mettent systématiquement) au service des banques privées en finançant leur sauvetage par l’emprunt public.

    Retour sur le démarrage de la crise en 2007

    Le montage gigantesque de dettes privées a commencé à s’effondrer avec l’éclatement de la bulle spéculative dans l’immobilier aux Etats-Unis (suivi par l’immobilier en Irlande, au Royaume-Uni, en Espagne,…). La bulle immobilière a éclaté aux Etats-Unis quand les prix des logements produits en trop grande quantité ont commencé à chuter car de plus en plus de constructions ne trouvaient plus d’acquéreurs.

    Les explications tronquées ou carrément mensongères de la crise qui a éclaté aux Etats-Unis en 2007, avec un énorme effet de contagion vers l’Europe occidentale principalement, ont prévalu dans les interprétations données par les médias dominants. Régulièrement en 2007 et durant une bonne partie de 2008, on a expliqué à l’opinion publique que la crise avait démarré aux Etats-Unis parce que les pauvres s’étaient trop endettés pour acquérir des maisons qu’ils n’étaient pas en mesure de payer. Le comportement irrationnel des pauvres était pointé du doigt comme ayant provoqué la crise. A partir de fin septembre 2008, après la faillite de Lehman Brothers, le discours dominant a changé et a commencé à pointer les brebis galeuses qui au sein de monde de la finance avaient perverti le fonctionnement vertueux du capitalisme. Mais il n’en reste pas moins que les mensonges ou les présentations tronquées ont continué à circuler. On passait des pauvres responsables de la crise aux pommes pourries présentes dans la classe capitaliste : Bernard Madoff, qui a monté une arnaque de 50 milliards de dollars ou Richard Fuld, le patron de Lehman Brother.

    Les prémisses de la crise remontent à 2006 lorsque débute aux Etats-Unis la chute du prix de l’immobilier provoquée par la surproduction, elle-même provoquée par la bulle spéculative qui en enflant le prix de l’immobilier avait amené le secteur de la construction à augmenter exagérément son activité par rapport à la demande solvable. C’est la chute du prix de l’immobilier qui a entraîné l’augmentation du nombre de ménages incapables de payer leurs mensualités de crédits hypothécaires subprimes. En effet, aux Etats-Unis, les ménages ont la possibilité et la coutume, quand les prix de l‘immobilier sont à la hausse, de refinancer leur emprunt hypothécaire au bout de 2 ou 3 ans afin d’obtenir des termes plus favorables (d’autant que dans le secteur des prêts subprimes, le taux des 2 ou 3 premières années était faible et fixe, autour de 3%, avant de grimper très fort et de devenir variable à la 3 ou 4e année). Vu que les prix de l’immobilier ont commencé à baisser dès 2006, les ménages qui avaient eu recours aux prêts subprimes n’ont plus été en mesure de refinancer favorablement leur crédit hypothécaire, les défauts de paiement ont commencé à se multiplier très fortement dès le début de 2007 ce qui a provoqué la faillite de 84 sociétés de crédit hypothécaire aux Etats-Unis entre janvier et août 2007.

    Comme très souvent, alors que la crise est expliquée de manière simpliste par l’éclatement d’une bulle spéculative, en réalité, il faut chercher la cause à la fois dans le secteur de la production et dans la spéculation. Bien sûr, le fait qu’une bulle spéculative ait été créée et ait fini par éclater ne fait que démultiplier les effets de la crise qui a démarré dans la production. Tout l’échafaudage des prêts subprimes et des produits structurés créés depuis le milieu des années 1990 s’est effondré, ce qui a eu de terribles retombées sur la production dans différents secteurs de l’économie réelle. Les politiques d’austérité ont par la suite encore amplifié le phénomène en débouchant sur la période récessive-dépressive prolongée dans laquelle l’économie des pays les plus industrialisés se trouve enlisée.

    L’impact de la crise de l’immobilier aux Etats-Unis et de la crise bancaire qui lui succéda a eu un énorme effet de contagion internationale car de nombreuses banques européennes avaient massivement investi dans les produits structurés et dérivés états-uniens. Depuis les années 1990, la croissance aux Etats-Unis et dans plusieurs économies européennes a été soutenue par une hypertrophie du secteur financier privé et par une augmentation formidable des dettes privées : dettes des ménages |7| , dettes des entreprises financières et non financières. En revanche, les dettes publiques ont eu tendance à baisser entre la deuxième moitié des années 1990 et 2007-2008.

    Hypertrophie du secteur financier privé, donc. Le volume des actifs des banques privées européennes en rapport au produit intérieur brut a gonflé de manière extraordinaire à partir des années 1990 pour atteindre dans l’Union européenne 3,5 fois le PIB des 27 pays membres de l’UE en 2011 |8| . En Irlande, en 2011, les actifs des banques représentaient 8 fois le produit intérieur brut du pays.

    Les dettes des banques privées |9| de la zone euro représentent également 3,5 fois le PIB de la zone. Les dettes du secteur financier britannique atteignent des sommets en proportion du PIB : elles lui sont 11 fois supérieures La dette brute des Etats de la zone euro représentait 86% du PIB des 17 pays membres en 2011 |10| tandis que la dette publique représente environ 80% du PIB. La dette publique grecque représentait 162% du PIB grec en 2011 tandis que les dettes de son secteur financier représentent 311% du PIB, soit le double. La dette publique espagnole atteignait 62% du PIB en 2011 tandis que les dettes du secteur financier atteignaient 203%, soit le triple de la dette publique.

    Un peu d’histoire : la mise en place d’une réglementation financière stricte à la suite de la crise des années 1930

    Le krach de Wall Street en octobre 1929, l’énorme crise bancaire de 1933 et la période prolongée de crise économique aux Etats-Unis et en Europe des années 1930 ont amené le président Franklin Roosevelt, et par la suite l’Europe, à fortement réglementer le secteur financier afin d’éviter la répétition de graves crises boursières et bancaires. Conséquence : au cours des trente années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, le nombre de crises bancaires a été minime. C’est ce que montrent deux économistes néolibéraux nord-américains, Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, dans un livre publié en 2009 et intitulé Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière. Kenneth Rogoff a été économiste en chef du FMI et Carmen Reinhart, professeur d’université, est conseillère du FMI et de la Banque mondiale. Selon ces deux économistes qui sont tout sauf favorables à une remise en cause du capitalisme, la quantité très réduite de crises bancaires s’explique principalement « par la répression des marchés financiers intérieurs (à des degrés divers), puis par un recours massif aux contrôles des capitaux pendant bien des années après la seconde guerre mondiale |11| » .

    Une des mesures fortes prises par Roosevelt et par les gouvernements d’Europe (notamment sous la pression des mobilisations populaires en Europe après la Libération) a consisté à limiter et à règlementer strictement l’usage que les banques pouvaient faire de l’argent du public. Ce principe de protection des dépôts a donné lieu à la séparation entre banques de dépôt et banques d’investissement dont la loi américaine dite Glass Steagall Act a été la forme la plus connue mais qui a été appliquée également avec certaines variantes dans les pays européens.

    Avec cette séparation, seules les banques commerciales pouvaient recueillir les dépôts du public qui bénéficiaient d’une garantie de l’Etat. Parallèlement à cela, leur champ d’activités avait été réduit aux prêts aux particuliers et aux entreprises, et excluait l’émission de titres, d’actions et de tout autre instrument financier. Les banques d’investissement devaient, quant à elles, capter leurs ressources sur les marchés financiers afin de pouvoir émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.

    La dérèglementation financière et le virage néolibéral

    Le virage néolibéral de la fin des années 1970 a remis en cause ces règlementations. Au bout d’une vingtaine d’années, la déréglementation bancaire et financière en général a été achevée. Comme le relèvent Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart, les crises bancaires et boursières se sont multipliées à partir des années 1980, elles ont également pris des formes de plus en plus aigües.
    Dans le modèle traditionnel hérité de la période prolongée de règlementation, les banques évaluent et portent le risque, c’est-à-dire qu’elles analysent les demandes de crédit, décident ou non de les satisfaire, et, une fois les prêts consentis, les conservent dans leur bilan jusqu’à leur terme (on parle ici du modèle originate and hold, « octroyer et conserver »).

    Profitant du profond mouvement de dérèglementation qu’elles ont suscité, les banques ont abandonné le modèle « octroyer et conserver » pour augmenter le rendement sur fonds propres. Pour ce faire, les banques ont inventé de nouveaux procédés, en particulier la titrisation qui consiste à transformer des crédits bancaires en titres financiers. L’objectif poursuivi était simple : ne plus conserver dans leurs comptes les crédits et les risques y afférents. Elles ont transformé ces crédits en titres sous la forme de produits financiers structurés qu’elles ont vendus à d’autres banques ou à d’autres institutions financières privées. On parle ici d’un nouveau modèle bancaire dit originate to distribute, « octroyer et céder », appelé également originate repackage and sell, « octroyer, restructurer et vendre ». Pour la banque, l’avantage est double : elle diminue son risque en sortant de son actif les crédits qu’elle a consentis et elle dispose de moyens supplémentaires pour spéculer.

    La dérèglementation a permis au secteur financier privé et notamment aux banques de faire jouer fortement ce qu’on appelle l’effet de levier. Xavier Dupret décrit clairement le phénomène : « Le monde bancaire s’est beaucoup endetté, ces dernières années, via ce que l’on appelle les effets de levier. L’effet de levier consiste à recourir à l’endettement pour augmenter la rentabilité des capitaux propres. Et pour qu’il fonctionne, il faut que le taux de rentabilité du projet sélectionné soit supérieur au taux d’intérêt à verser pour la somme empruntée. Les effets de levier sont devenus de plus en plus importants avec le temps. Ce qui n’est évidemment pas sans poser problème. Ainsi, au printemps 2008, les banques d’investissement de Wall Street avaient des effets de levier qui oscillaient entre 25 et 45 (pour un dollar de fonds propres, elles avaient emprunté entre 25 et 45 dollars). Ainsi, Merrill Lynch avait un effet de levier de 40. Cette situation était évidemment explosive car une institution qui a un effet de levier de 40 pour 1 voit ses fonds propres effacés avec une baisse de 2,5% (soit 1/40) de la valeur des actifs acquis. » |12|Grâce à la dérèglementation, les banques ont pu développer des activités impliquant des volumes gigantesques de financement (et donc de dettes) sans les prendre en compte dans leur bilan comptable. Elles font du hors bilan à un point tel qu’en 2011 le volume des activités en question dépasse 67 000 milliards de dollars (ce qui équivaut environ à la somme des PIB de tous les pays de la planète) : c’est ce qu’on appelle l’activité bancaire de l’ombre, le shadow banking |13|. Quand l’activité hors bilan aboutit à des pertes massives, cela se répercute tôt ou tard sur la santé des banques qui les ont initiées. Ce sont les grandes banques qui dominent de très loin cette activité de l’ombre.

    La menace de la faillite amène les Etats à se porter à leur secours notamment en les recapitalisant. Alors que les bilans officiels des banques ont enregistré une réduction de volume depuis le début de la crise en 2007-2008, le volume du hors bilan, le shadow banking, n’a pas suivi la même évolution. Après avoir décliné entre 2008 et 2010, il est revenu en 2011-2012 au niveau de 2006-2007, ce qui est un symptôme clair de la dangerosité de la situation des finances privées mondiales. Du coup, la portée de l’action des institutions publiques nationales et internationales qui sont en charge, pour reprendre leur vocabulaire, de ramener la finance à des comportements plus responsables est très limitée. Les régulateurs ne se donnent même pas les moyens de connaître les activités réelles des banques qu’ils sont censés contrôler.

    Le Conseil de stabilité financière (CSF), l’organe érigé par le forum du G20 en charge de la stabilité financière mondiale, a livré les chiffres 2011. « La taille du ‘shadow banking’ échappant à toute régulation est de 67.000 milliards de dollars selon son rapport consacré à 25 pays (90% des actifs financiers mondiaux). Ce sont 5.000 à 6.000 milliards de plus qu’en 2010. Ce secteur ‘parallèle’ représente à lui seul la moitié de la taille des actifs totaux des banques. Rapportée au Produit Intérieur Brut du pays, la banque de l’ombre prospère à Hong-Kong (520%), aux Pays-Bas (490%), au Royaume-Uni (370%), à Singapour (260%) et en Suisse (210%). Mais, en terme absolu, les Etats-Unis restent en première position puisque la part de ce secteur parallèle représente 23.000 milliards d’actifs en 2011, suivi de la zone euro (22.000 milliards) et du Royaume-Uni (9.000 milliards). »  |14|

    Une grande partie des transactions financières échappe totalement au contrôle officiel. Comme dit précédemment, le volume de l’activité bancaire de l’ombre représente la moitié de la taille des actifs totaux des banques ! Il faut également prendre la mesure du marché de gré à gré (OTC) – c’est-à-dire sans contrôle de la part des autorités des marchés – des produits financiers dérivés. Le volume des produits dérivés s’est développé de manière exponentielle entre les années 1990 et les années 2007-2008. Bien qu’elle ait un peu décliné au début de la crise, la valeur notionnelle des contrats de dérivés sur le marché de gré à gré a atteint en 2011 la somme astronomique de 650 000 milliards de dollars (650 000 000 000 000 $), soit environ 10 fois le PIB mondial. Le volume du 2e semestre de 2007 est dépassé et celui du premier semestre 2008 est en vue… Les swaps sur les taux d’intérêts représentent 74% du total tandis que les dérivés sur le marché des devises représentent 8%, les Credit default swaps (CDS) 5%, les dérivés sur les actions 1%, le reste se répartissant en une multitude de produits.

    Depuis 2008, les sauvetages bancaires n’ont pas débouché sur des comportements plus responsables

    La crise financière de 2007 a vu les banques, pourtant coupables d’agissements répréhensibles et de prises de risque inconsidéré, bénéficier de massives injections de fonds à travers de nombreux et coûteux plans de sauvetage. Dans une étude très documentée |15| , deux chercheurs se sont attachés à vérifier « si les opérations de sauvetage public ont été suivies par une plus grande réduction de risques dans les nouveaux prêts consentis par les banques secourues par rapport à celles qui ne l’ont pas été ». Pour ce faire, les auteurs ont analysé le bilan et les prêts syndiqués (il s’agit des crédits consentis à une entreprise par plusieurs banques) accordés par 87 grandes banques commerciales internationales. Les auteurs ont relevé que « les banques aidées ont continué à signer des prêts syndiqués à risques » en observant que « les prêts syndiqués des banques qui avaient bénéficié d’un renflouement par la suite étaient plus risqués avant la crise que ceux des institutions non aidées ». Loin de constituer un remède et un garde-fou efficace contre les errements des banques, les plans de sauvetages des Etats ont au contraire constitué pour nombre d’entre elles un puissant incitateur à la poursuite et à l’intensification de leurs pratiques coupables. En effet, « la perspective d’un soutien de l’Etat peut entraîner un aléa moral et amener les banques à une plus grande prise de risque » |16| .

    En somme, une grave crise des dettes privées provoquée par les agissements irresponsables des grandes banques a ensuite poussé les dirigeants états-uniens et européens à leur venir en aide grâce aux fonds publics. La musique lancinante de la crise des dettes souveraines a alors pu être entonnée pour imposer des sacrifices brutaux aux peuples. La déréglementation financière des années 1990 a été le terreau fertile pour cette crise aux conséquences sociales dramatiques. Tant qu’ils ne materont pas la finance internationale, les peuples seront à sa merci. Ce combat doit être intensifié au plus vite.

    Éric Toussaint http://www.mondialisation.ca

    Notes

    |1| La dette souveraine est la dette d’un Etat et des organismes publics qui lui sont rattachés.

    |2| En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (capitaux propres apportés par les associés, provisions pour risques et charges, dettes). Voir : http://www.banque-info.com/lexique-…

    |3| De nombreuses banques dépendent d’un financement à court terme car elles éprouvent d’énormes difficultés à emprunter au secteur privé à un coût soutenable (c’est-à-dire le plus bas possible) notamment sous la forme d’émission de titres de dette.
    Comme nous le verrons plus loin, la décision de la BCE de prêter un peu plus de 1000 milliards d’euros à un taux d’intérêt de 1% pour une période de 3 ans à plus de 800 banques européennes a constitué une planche de salut pour un grand nombre d’entre elles. Par la suite, grâce à ces prêts de la BCE, les plus fortes d’entre elles ont de nouveau eu la possibilité d’émettre des titres de dette pour se financer. Cela n’aurait pas été le cas si la BCE n’avait pas joué le prêteur en dernier ressort et ce pour 3 ans.

    |4| Sur l’épisode d’octobre 2011, voir Eric Toussaint, « Krach de Dexia : un effet domino en route dans l’UE ? », 4 octobre 2011, http://cadtm.org/Krach-de-Dexia-un-…

    |5| Sur l’épisode d’octobre 2012 qui a abouti à un nouveau sauvetage sous la forme d’une recapitalisation, voir Eric Toussaint, « Fallait-il à nouveau injecter de l’argent dans Dexia ? », Le Soir, 2 novembre 2012, http://cadtm.org/Fallait-il-a-nouve… ; voir également : CADTM, « Pour sortir du piège des recapitalisations à répétition, le CADTM demande l’annulation des garanties de l’Etat belge aux créanciers du groupe Dexia », 31 octobre 2012, http://cadtm.org/Pour-sortir-du-pie… ; CADTM, « Pourquoi le CADTM introduit avec ATTAC un recours en annulation de l’arrêté royal octroyant une garantie de 54 milliards d’euros (avec en sus les intérêts et accessoires) à Dexia SA et Dexia Crédit Local SA », 22 décembre 2011, http://cadtm.org/Pourquoi-le-CADTM-…

    |6| Pierre-Henri Thomas, Bernard Demonty, Le Soir, 31 octobre 2012, p. 19, http://archives.lesoir.be/dexia-ser…

    |7| Les dettes des ménages incluent les dettes que les étudiants américains ont contractées pour payer leurs études. Les dettes des étudiants aux Etats-Unis atteignent le montant colossal de 1 000 milliards de dollars, c’est-à-dire plus que le total des dettes extérieures publiques de l’Amérique latine (460 milliards de dollars), de l’Afrique (263 milliards) et de l’Asie du Sud (205 milliards). Voir pour le montant des dettes de ces « continents » : Damien Millet, Daniel Munevar, Eric Toussaint, Les Chiffres de la dette 2012, tableau 7, p. 9. Téléchargeable : http://cadtm.org/Les-Chiffres-de-la…

    |8| Voir Damien Millet, Daniel Munevar, Eric Toussaint, Les Chiffres de la dette 2012, tableau 30, p. 23. Ce tableau se base sur des données de la Fédération européenne du secteur bancaire, http://www.ebf-fbe.eu/index.php?pag…. Voir également Martin Wolf, « Liikanen is at least a step forward for EU banks », Financial Times, 5 octobre 2012, p. 9.

    |9| Les dettes des banques ne doivent pas être confondues avec leurs actifs, elles font partie de leur « passif ». Voir plus haut la note de bas de page sur « Actif » et « Passif » des banques.

    |10| Voir Damien Millet, Daniel Munevar, Eric Toussaint, Les Chiffres de la dette 2012, tableau 24, p. 18. Ce tableau utilise la base de données de recherche de Morgan Stanley, ainsi que http://www.ecb.int/stats/money/aggr… et
    http://www.bankofgreece.gr/Pages/en…

    |11| Carmen M. Reinhart, Kenneth S. Rogoff, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Pearson, Paris, 2010. Edition originale en 2009 par Princeton University Press.

    |12| Xavier Dupret, « Et si nous laissions les banques faire faillite ? », 22 août 2012, http://www.gresea.be/spip.php?artic…

    |13| Voir Daniel Munevar, « Les risques du système bancaire de l’ombre », 21 avril 2012, http://cadtm.org/Les-risques-du-sys…
    Voir aussi : Tracy Alloway, “Traditional lenders shiver as shadow banking grows”, Financial Times, 28 décembre 2011

    |14| Voir Richard Hiault, « Le monde bancaire « parallèle » pèse 67.000 milliards de dollars », Les Echos, 18 novembre 2012, http://www.lesechos.fr/entreprises-…

    |15| Michel Brei et Blaise Gadanecz, “Have bailouts made banks’loan book safer ?”, Bis Quaterly Review, september 2012, pp. 61-72. Les citations de ce paragraphe en sont issues.

    |16| Ibid.

    L’auteur remercie Patrick Saurin, Daniel Munevar, Damien Millet et Virginie de Romanet pour l’aide qu’ils ont apportée à l’élaboration de cet article.

    Eric Toussaint, maître de conférence à l’université de Liège, est président du CADTM Belgique (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, www.cadtm.org) et membre du conseil scientifique d’ATTAC France. Il a écrit, avec Damien Millet, AAA. Audit Annulation Autre politique, Seuil, Paris, 2012.