Au cours de ces dernières années, le pourcentage de Français qui ont une opinion positive de l’Union européenne est tombé à 37 %. Qu’on ne s’y trompe pas : nous ne sommes pas devant un « passage à vide » momentané, nous sommes devant une rupture profonde, qui ne ressemble pas à «l’euroscepticisme» que l’on connaissait jusqu’ici. L’Union dans sa forme actuelle n’est plus en mesure de réparer cette rupture.
Jusqu’ici, les manœuvres de l’Union pour la « fédéralisation » et le nivellement au nom de la logique du marché unique, avec toutes les violations de la démocratie indissociables, soulevaient la colère d’une frange d’ «eurosceptiques», mais ces derniers restaient minoritaires. C’était plutôt une affaire d’intellectuels. La majorité des Français, comme des autres citoyens des pays d’Europe, continuait, malgré les déceptions, à faire crédit à l’Union.
Aujourd’hui tout change. On pouvait faire crédit à l’Union lorsque nous nous trouvions encore sur la lancée des « Trente Glorieuses ». La démocratie était violée, mais au moins on pouvait croire qu’il en ressortait quelques résultats économiques positifs. Cette époque est révolue. Tout le monde voit bien que nous sommes plongés dans une crise sans fin, et que celle-ci est largement imputable aux politiques de l’Union. La crise ouvre les yeux des plus europhiles. Ce n’est plus seulement une frange eurosceptique, mais une large majorité qui comprend que l’Union fait fausse route et qu’il faut la réformer profondément. Or, devant ce retournement, l’oligarchie européenne se raidit. Elle ouvre une véritable guerre contre ses propres peuples. Ou bien ceux-ci réussiront à reprendre le contrôle de ce système fou, ou bien le système européen les détruira sans pitié. "Act React Impact" : le slogan très "impactant" de l'UE pour lutter contre l'abstention aux élections européennes de mai prochain (une campagne de 16 millions d'euros selon EuObserver) par Georges Berthu, ancien député européen
On a fait depuis longtemps le constat des violations de la démocratie à Bruxelles. Pour mémoire, elles avaient principalement deux origines :
Du côté juridique, la volonté de faire progresser le fédéralisme dans le dos des peuples. L’idée était en effet bien ancrée chez certains fondateurs de l’Europe que si l’on disait clairement aux peuples où l’on voulait aller à terme – à savoir un super-État européen - ils s’y opposeraient. Le meilleur exemple de cette dissimulation est la jurisprudence de la Cour de Justice, qui a proclamé la supériorité du droit européen sur toute forme de droit national, même constitutionnel, sans que les peuples n’aient eu leur mot à dire.
Du côté économique, une fausse logique selon laquelle le marché unique devrait comporter sur tous les points des règles unifiées, y compris la monnaie. Pourtant les eurocrates démentaient eux-mêmes cette logique en ouvrant les frontières commerciales aux pays du monde entier sans harmonisation préalable des législations sociales, environnementales ou sanitaires.
Ces deux sources empoisonnées continuent aujourd’hui à déverser leurs conséquences.
Tout le monde se souvient qu’après les référendums français et néerlandais qui, en 2005, avaient rejeté le projet de Constitution européenne, les eurocrates et les dirigeants nationaux avaient cru bon de reprendre les mêmes dispositions juridiques, en les baptisant « traité de Lisbonne », et en les faisant adopter par la voie parlementaire. Même la supériorité du droit européen sur les Constitutions nationales, qui figurait dans le projet rejeté et que, par conséquent, on aurait pu croire rejetée aussi, fut ainsi avalisée. Sans doute les eurocrates et les dirigeants nationaux pensaient-ils que les peuples, comme autrefois, oublieraient rapidement cette injure. Mais contrairement à leurs attentes, ce n’est visiblement pas le cas. Aujourd’hui nos compatriotes ne parlent de cet épisode qu’avec la plus extrême virulence.
L’unification des règles du marché unique continue elle aussi de faire des ravages, toujours en produisant des violations flagrantes de la démocratie. C’est ainsi que, par une interprétation abusive des traités (mais que les chefs d’État et de gouvernement n’ont jamais remise en cause), la Commission se trouve aujourd’hui en position d’autoriser la culture du maïs transgénique TC1507 dans l’ensemble de l’Union, alors même que 19 pays sur 28 s’y opposent. Ce n’est d’ailleurs même pas une question de majorité. On ne voit pas pourquoi, dans un cas comme celui-là, chaque pays n’a pas le droit de faire son propre choix. La centralisation de la compétence à Bruxelles n’a vraiment pour but que d’éloigner la décision des citoyens et d’enlever à chaque pays son libre choix.
Or les peuples supportent de plus en plus mal d’être ainsi constamment méprisés. D’autant que la crise fait prendre conscience de l’impasse européenne. Tout le monde voit bien que les pouvoirs transférés à Bruxelles, qui devaient nous rendre « plus forts », nous ont en réalité rendus plus faibles car les eurocrates ne sont pas contrôlés. Ils entraînent l’Europe dans des politiques suicidaires (ouverture sans discernement des frontières commerciales, portes ouvertes à l’immigration, rigidités de l’unification monétaire) qui expliquent le caractère interminable de la crise actuelle. C’est l’Union européenne qui entretient la crise, telle est la conclusion à laquelle les Français arrivent de plus en plus souvent.
En même temps, nos compatriotes semblent redécouvrir cette ancienne vérité que la nation, avec sa démocratie et sa solidarité interne, est la meilleure protection de tous ses citoyens, y compris et avant tout les plus pauvres, contre les dangers extérieurs. Et ils découvrent en même temps que, très logiquement, le grand patronat pousse les feux, autant qu’il peut, en faveur de l’Europe supranationale. Il n’est pas surprenant que les Français en déduisent qu’il faut s’opposer à tout nouveau transfert de compétences vers Bruxelles. Ils ont maintenant compris que l’objectif ultime de tout ce système européen – pas l’objectif initial, peut-être, mais en tout cas l’objectif actuel telle que l’Europe est devenue - c’est de dissoudre les nations et les peuples, pour laisser les malheureux qui resteront à la merci de tous les dangers et de toutes les exploitations.
Mais devant cette dégradation de son image, l’Union ne se remet pas en cause. L’idée d’un changement de politique, ici ou ailleurs, n’appartient pas à sa culture. Au contraire, elle en tire la conclusion qu’il faut accélérer la réalisation du fédéralisme. Et d’ailleurs, au point où elle en est rendue, elle ne peut plus faire autre chose qu’essayer de passer en force. D’où de nouveaux conflits qui détériorent encore plus la relation entre l’Union et ses peuples.
C’est ainsi que la Commission négocie dans l’obscurité, une fois de plus, et selon les bonnes vieilles méthodes méprisantes pour les peuples que l’on croyait révolues, un « Traité de partenariat transatlantique » destiné non seulement à diminuer les protections commerciales, mais aussi à placer les pays membres dans un engrenage qui les conduirait peu à peu à démolir toutes les règles de vie (par exemple les restrictions aux cultures d’OGM) qui font leur spécificité. Dans le même temps, la Commission s’efforce de sauver l’unification monétaire en verrouillant d’autres politiques adjacentes, en premier lieu les budgets nationaux, et en imposant aux peuples une austérité renforcée – alors même que les dépenses publiques excessives qu’il s’agit de juguler sont en partie la conséquence de la politique européenne, puisqu’elles sont destinées à soigner les plaies causées par le libre-échangisme et la fixité des parités internes. Pour le dire autrement, la Commission préfère soumettre à la torture les peuples des pays membres plutôt que d’amender ses politiques.
Et encore les dirigeants européens vouent aux gémonies les pauvres Suisses qui ont voulu contrôler leur immigration par une politique de quotas, en les menaçant de tous les maux – menaces qui s’adressent en réalité aux citoyens des pays membres tentés de faire la même chose.
De cet entêtement européen témoigne une récente étude de l’institut Jacques Delors « Notre Europe », intitulée : « Vers la fédération européenne – L’Europe de la dernière chance ». Nous citerons les premières lignes du résumé, qui donnent une bonne idée de l’ensemble : « L’Europe est à l’heure des choix. L’Europe va mal. Les sondages démontrent que l’opinion lui est de plus en plus défavorable. La récession ou une croissance trop faible gagne de plus en plus tous les pays, et notamment ceux de la zone euro. La crise de l’euro n’est pas terminée. L’Europe est dès lors devant une double urgence. D’une part, il faut trouver le moyen de mettre en face de l’euro une structure politique dotée d’une gouvernance forte, d’autre part il faut relancer substantiellement la croissance européenne par l’investissement productif coordonné à l’échelle européenne. Ces deux objectifs ne peuvent être atteints que dans le cadre d’une fédération politique européenne… Nous devons avoir le sursaut nécessaire pour relancer une dynamique européenne. Elle sera nécessairement fédérale ».
Ce texte est, en un sens, admirable. Il montre clairement l’impasse dans laquelle nous ont conduits les fédéralistes : rien ne marche, mais il faut continuer. Aucun examen de conscience. Aucune remise en cause. Sauf l’habillage par quelques mots nouveaux, mais sans portée, comme « Parlements nationaux ». Et si cette politique aveugle conduit à consommer la rupture déjà bien avancée entre l’Europe et ses peuples ? Ce point de détail n’est pas digne d’intérêt.
D’autres idéologues du même courant de pensée ont cependant poussé le raisonnement plus loin. Le philosophe allemand Jürgen Habermas, gourou des fédéralistes, publie régulièrement dans « Le Monde » des pleines pages qu’il faut méditer. Par exemple ces phrases : « L’objection des eurosceptiques consiste à dire qu’il ne pourra jamais y avoir d’États-Unis d’Europe parce que le soubassement d’un peuple européen manque à une telle construction. En vérité, l’enjeu est ici de savoir si une extension transnationale de la solidarité civique est possible à l’échelle de l’Europe dans son ensemble. Or une identité européenne commune n’a quelque chance de voir le jour que si, à l’intérieur de chaque État en particulier, le tissu de la culture nationale sait s’ouvrir dans sa densité à l’intégration des citoyens ayant une autre origine ethnique ou religieuse ».
Suivez bien le raisonnement : l’Europe supranationale n’est pas possible avec des peuples différents. Donc il faut démolir les peuples nationaux qui empêchent de faire la vraie Europe. Nous sommes là devant l’inversion complète des valeurs européennes : l’Europe n’est plus faite pour mieux défendre ses peuples, comme certains avaient pu le croire au début ; ce sont les peuples en tant que tels qui doivent disparaître pour mieux faire l’Europe… Et c’est sans doute lorsqu’ils auront été détruits qu’ils seront le mieux défendus ?
Voilà donc où nous allons. Compte tenu de l’état d’esprit des eurocrates, compte tenu de leur refus – ou de leur impossibilité – d’admettre que leurs politiques ont tourné le dos à la démocratie, ont tourné le dos aux peuples qu’ils auraient dû défendre, et qu’elles ont amplifié la crise, nous allons nécessairement vers de graves tensions internes à l’Union.
Comme on en voyait les prémices depuis longtemps, l’Union investit maintenant toute son énergie, non à lutter contre les dangers extérieurs, mais à lutter contre ses propres peuples.
Ou bien les peuples reprendront le contrôle de ce système fou, ou bien ils seront broyés.
La seule question qui reste, c’est donc : comment sortir de l’impasse ?
L'observatoire de l'Europe