Un jour, un texte ! La Patrie selon le RP Henri-Dominique Lacordaire. (4/5)
R.P. HENRI-DOMINIQUE LACORDAIRE
DISCOURS SUR LA VOCATION DE LA NATION FRANÇAISE
PRONONCÉ À NOTRE-DAME DE PARIS, LE 14 FÉVRIER 1841,
POUR L'INAUGURATION DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS EN FRANCE.
Tel fut le rôle de la France dans les grands périls de la chrétienté ; ainsi acquitta-t-elle sa dette de fille aînée de l'Église. Encore n'ai-je pas tout dit. Au moment où la papauté, à peine délivrée des mains tortueuses du Bas- Empire, était menacée de subir le joug d'une puissance barbare, ce fut la France qui assura sa liberté et sa dignité par ses armes d'abord, ensuite et d'une manière définitive par une dotation territoriale à laquelle était annexée la souveraineté. Le chef de l'Église, grâce à Charlemagne, cessa de dépendre d'une autorité qui, moins que jamais, par la formation des peuples modernes, gardait un caractère d'universalité, et il put étendre sur les nations, dont il était le père commun, un sceptre pacifique où tous eussent la joie de ne plus lire que le nom de Dieu. Ce grand ouvrage fut le nôtre : je dis le nôtre, car nos pères, n'est-ce pas nous ? Leur sang n'est-il pas notre sang, leur gloire notre gloire ? Ne vivons-nous pas en eux, et ne revivent-ils pas en nous ? N'ont-ils pas voulu que nous fussions ce qu'ils étaient, une génération de chevaliers pour la défense de l'Église ?
Nous pouvons donc le dire, confondant par un orgueil légitime les fils avec les pères, nous avons accepté le contrat proposé par le Fils de Dieu au libre arbitre des nations : nous avons connu, aimé, servi la vérité. Nous avons combattu pour elle les combats du sang et de l'esprit. Nous avons vaincu Arius, Mahomet, Luther, et fondé temporellement la papauté. L'arianisme défait, le mahométisme défait, le protestantisme défait, un trône assuré au pontificat, voilà les quatre couronnes de la France, couronnes qui ne se flétriront pas dans l'éternité. De même que le prêtre, les apôtres, les docteurs, les vierges, les martyrs, ont dans le ciel leur signe distinctif, parce que rien ne se perd de ce qui est fait pour le Seigneur, et que nous retrouvons près de Lui la gloire que nous Lui rendons sur la terre, pourquoi les peuples fidèles, les peuples serviteurs de Dieu, ne conserveraient-ils pas à jamais le signe de leurs services et de leurs vertus ? Les liens de famille ne sont pas brisés dans le ciel ; Jésus-Christ, en élevant Sa Mère au-dessus des saints et des anges, nous a fait voir que la piété filiale est une vertu de l'éternité. Pourquoi les liens des nations seraient-ils rompus ? Pourquoi ne reconnaîtrions-nous pas nos chevaliers, nos rois, nos prêtres, nos pontifes, à un caractère qui rappelât leurs travaux communs pour le Seigneur ou pour Son Christ ? Oui, j'aime à le croire, sur leur robe nuptiale, lavée dans le sang de l'Agneau, brilleront, ineffaçables et merveillement tissues, les quatre couronnes de la France.
Je suis long peut-être, Messieurs, mais c'est votre faute, c'est votre histoire que je raconte : vous me pardonnerez, si je vous ai fait boire jusqu'à la lie ce calice de gloire.
Comme tous les peuples, la France avait été appelée : la France, nous l'avons vu, la première entre toutes les nations et au-dessus de toutes les autres, répondit à sa vocation. Mais il ne suffit pas de répondre à sa vocation, il faut persévérer. La France a-t-elle persévéré ? A cette question, Messieurs, j'ai à faire une triste, une cruelle réponse ; je la ferai. Je dirai le mal, comme j'ai dit le bien ; je blâmerai, comme j'ai loué, toujours sans exagération, mais toujours avec énergie.
En suscitant Luther, en inventant le protestantisme, l'esprit de ténèbres savait ce qu'il faisait : il avait bien prévu que des peuples longtemps nourris de la doctrine divine seraient bientôt rassasiés de cette doctrine humaine. Il avait calculé qu'après avoir pris le mensonge pour la vérité ; les hommes seraient amenés par le dégoût du mensonge au dégoût de la vérité même, et que des abîmes de l'hérésie ils tomberaient dans les abîmes de l'incrédulité. Le protestantisme, d'ailleurs, n'était pas une hérésie ordinaire ; il ne niait pas seulement un dogme particulier, mais l'autorité même, qui est le soutien du dogme, et sans laquelle il n'est plus qu'un produit de la raison. La raison, exaltée, devait tôt ou tard s'affranchir des derniers langes de la foi, et le protestantisme tomber dans le rationalisme.
Ce fut ce qui arriva, et ce qui arriva par l'Angleterre, la grande nation protestante. A Dieu ne plaise que j'en parle avec amertume ! Lorsque je pense à tout ce qu'il faut de travaux, de vertus, d'héroïsme, pour faire un peuple et perpétuer sa vie, je m'en voudrais mortellement d'abuser de la parole contre une nation. Mais si l'injure est indigne, la vérité ne l'est jamais. Nous ne pouvons cacher les fautes que tout l'univers a connues ; et, résolu de ne pas taire les nôtres, il nous est permis de rappeler de qui nous en reçûmes l'exemple. Ce fut donc en Angleterre que l'incrédulité naquit. La France alla l'y chercher, et, une fois qu'elle en eut rapporté le germe, il mûrit sur son sol avec une rapidité et sous une forme qui ne s'étaient jamais vues. Jusque-là, quand on attaquait la religion, on l'attaquait comme une chose sérieuse ; le dix-huitième siècle l'attaqua par le rire. Le rire passa des philosophes aux gens de cour, des académies dans les salons ; il atteignit les marches du trône ; on le vit sur les lèvres du prêtre ; il prit place au sanctuaire du foyer domestique, entre la mère et les enfants. Et de quoi donc, grand Dieu ! De quoi riaient-ils tous ? Ils riaient de Jésus-Christ et de l'Évangile ! Et c'était la France !
Que fera Dieu ? Ici, Messieurs, je commence à entrer dans les choses contemporaines ; il ne s'agit plus du passé, mais de ce que vos yeux ont vu. Plaise à la Sagesse d'où découle la nôtre que je ne dise rien qui ne soit digne d'être entendu par une assemblée d'hommes qui estiment la vérité !
La France avait trahi son histoire et sa mission ; Dieu pouvait la laisser périr, comme tant d'autres peuples déchus, par leur faute, de leur prédestination. Il ne le voulut point ; Il résolut de la sauver, par une expiation aussi magnifique que son crime avait été grand. La royauté était avilie : Dieu lui rendit sa majesté, Il la releva sur l'échafaud. La noblesse était avilie : Dieu lui rendit sa dignité, Il la releva dans l'exil. Le clergé était avili : Dieu lui rendit le respect et l'admiration des peuples, Il le releva dans la spoliation, la misère et la mort. La fortune militaire de la France était avilie : Dieu lui rendit sa gloire, Il la releva sur les champs de bataille. La papauté avait été abaissée aux yeux des peuples : Dieu lui rendit sa divine auréole, Il la releva par la France.
Un jour les portes de cette basilique s'ouvrirent, un soldat parut sur le seuil, entouré de généraux et suivi de vingt victoires. Où va-t-il ? Il entre, il traverse lentement cette nef, il monte devant le sanctuaire ; le voilà devant l'autel. Qu'y vient-il faire, lui, l'enfant d'une génération qui a ri du Christ ? Il vient se prosterner devant le Vicaire du Christ, et lui demander de bénir ses mains afin que le sceptre n'y soit pas trop pesant à côté de l'épée ; il vient courber sa tète militaire devant le vieillard du Vatican, et confesser à tous que la gloire ne suffit pas, sans la religion, pour sacrer un empereur. Il avait compris, malgré toutes les apparences contraires, que le souffle divin ne s'était point retiré de la France, et c'est là vraiment le génie, de ne pas s'arrêter à la superficie des choses, mais d'aller au fond en surprendre la réalité cachée. C'est là vraiment gouverner les peuples, de ne pas croire à leurs mauvais penchants, et de leur révéler à eux-mêmes ce qui reste en eux de grand et de bon. Ainsi Dieu sauva-t-il la France, ainsi releva-t-Il tout ce qu'elle avait abattu ; ainsi l'environna-t-Il de la majesté du malheur et de l'expiation.
Un peuple traité de la sorte est-il un peuple abandonné ? Le signe de la résurrection n'est-il pas visiblement sur nous ? Comptez, s'il vous est possible, les œuvres saintes qui, depuis quarante ans, élèvent dans la patrie leur tige florissante. Nos missionnaires sont partout, aux échelles du Levant, en Arménie, en Perse, aux Indes, en Chine, sur les côtes d'Afrique, dans les îles de l'Océanie ; partout leur voix et leur sang parlent à Dieu du pays qui les verse sur le monde. Notre or court aussi dans tout l'univers, au service de Dieu ; c'est nous qui avons fondé l'Association pour la Propagation de la Foi, ce trésor de l'apostolat tiré sou par sou de la poche du pauvre, et qui porte chaque année des ressources royales aux missions les plus lointaines de la vérité. Les Frères des écoles chrétiennes, revêtus de leur humble habit, traversent incessamment les rues de nos villes, et, au lieu des outrages qu'ils y recevaient trop souvent, ils n'y rencontrent plus que les regards bienveillants de l'ouvrier, le respect des chrétiens, et l'estime de tous. Apôtres obscurs du peuple de France, ils y créent sans bruit, en mêlant Dieu à l'enseignement élémentaire, une génération qui reconnaît dans le prêtre un ami, et dans l'Évangile le livre des petits, la loi de l'ordre, de la paix, de l'honneur et de la fraternité universelle. L'enfance même ne reçoit pas seule, leurs leçons ; ils ont appelé à eux l'adulte, et réconcilié le froc avec la veste de hure, la rude main du travailleur terrestre avec la main modeste du travailleur religieux.
Lois Spalwer http://lesalonbeige.blogs.com/my_weblog/web.html