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culture et histoire - Page 1758

  • Vincent Vauclin, Cendres - Croisade contre le monde moderne, 2013

    Cet essai de notre camarade de la Dissidence Française pourrait être comparé à Orientations de Julius Evola. Tant sur la forme, celle d'un manifeste relativement succinct que sur le contenu: éveiller les consciences, responsabiliser via différents points. Je reviendrai un peu plus tard sur Orientations par l'intermédiaire d'une autre chronique.

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    En guise de préambule : « Autopsie du corps social » enfin de ce qu'il en reste...  La description du monde post-moderne est juste, sans fioritures ou dithyrambisme pseudo-intellectuel indigeste. Avec des références Guenoniennes et au Kali Yuga, force est de constater une fois de plus la portée visionnaire de certains écrits ne datant pas d’hier. L'addiction consumériste et l'éradication du spirituel sont les conséquences principales de la stratégie mondialiste pour globaliser l'humain dans la plus répugnante des postures en le poussant à ne raisonner que via ses plus bas instincts... dès le premier round, Vauclin vise la tête. Le parallèle entre la laïcité et le consumérisme n'est pas dénué d'intérêt; ceci étant, je trouve juste de rajouter que certains pseudo-pratiquants ne sont pas exempts de reproches totalement paradoxaux. Comment, en effet, ne pas esquisser un sourire face à un soi-disant soldat du prophète portant des Air max ou sa compagne burquaisée arborant fièrement un sac Guess? Loin de moi de vouloir stigmatiser ou encenser tel ou tel culte mais la dictature du paraitre gangrène même la foi affichée de façon ostentatoire... Transgression des fondamentaux et assimilation de la tradition à l’archaïsme, voilà d'autres épineuses conséquences du projet mondialiste et la liste est loin d'être exhaustive...

    Cela va de pair avec le reste des profanations sociétales également dépeintes: l'homophilie, l’apologie des déviances les plus abjectes, des pratiques sexuelles virtuelles de détraqués au détriment du véritable échange affectif ou charnel, sans parler des affres de la toile propice à l’isolement, à la névrose ou encore à la frustration... L’ingénierie sociale plonge l’humain dans la léthargie dans un début de 3ème millénaire déjà très fin de siècle avec une boite de Pandore ouverte comme il se doit et ce, depuis un certain laps de temps déjà... Aux antipodes de toute résignation, l’émergence d’esprits avisés prompts à renverser le cours de la prophétie est mise en lumière, tel est le sens profond…

    Cendres ne fait pas que dénoncer mais, au contraire, d'un tombereau de lamentations propose une alternative, une profession de foi, une piqûre de rappel.

    Il propose en premier lieu une réflexion pour déterminer qui est notre véritable ennemi (ce que nous appelons sur le CNC "le Système") et ne pas sombrer dans les pièges tendus par celui-ci, ne pas se disperser dans la focalisation disparate face aux différents avatars de l'empire. C'est peut-être complexe, mais pas irréalisable après une concertation et une analyse commune de toutes les entités dissidentes, c'est un bel appel à la remise en question comportementale, à l'armistice des conflits d'ego.

    En conclusion, Cendres est un brulot habilement pondéré mettant chacun face à ses propres responsabilités en tant que militant. Poursuivre des puérilités contreproductives, se complaire dans le pseudo-activisme ou s'autodiscipliner au service de la communauté via "l'ordre", tout ceci est propice au méditatif.

    "Le temps d'une éclipse, d'une convulsion, les hommes de l'ordre seront mis à l'épreuve. Ce sera l'instant révolutionnaire"

    Le Sacristain

    NB: Vincent Vauclin publie son deuxième ouvrage, Putsch, le 7 septembre 2013!
    Pour en savoir plus: La Dissidence Française

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com

  • Pour une séparation du Laïcisme et de l'État

    Peillon s'est encore fait remarquer pour la rentrée scolaire. Le personnage communique beaucoup. Tel Robespierre, qu'il admire et qui, cependant signa son arrêt de mort à la Fête de l'Être suprême, il pose en grand maître d'une religion [presque] nouvelle.

    Tout cela le prétentieux personnage l'écrit lui-même.

    Qu'on en juge par ses propres citations :

    On remarquera d'abord que, comme beaucoup d'esprits marqués par l'enseignement de la philosophie, il fait bon marché de la connaissance concrète de l'Histoire. Voici en effet comment il définit la révolution :

    "La révolution française est l’irruption dans le temps de quelque chose qui n’appartient pas au temps, c’est un commencement absolu, c’est la présence et l’incarnation d’un sens, d’une régénération et d’une expiation du peuple français. 1789, l’année sans pareille, est celle de l’engendrement par un brusque saut de l’histoire d’un homme nouveau. La révolution est un événement méta-historique, c’est-à-dire un événement religieux." (1)⇓

    Et il enchaîne donc par cette conclusion, certes logique, mais terrifiante :

    "La révolution implique l’oubli total de ce qui précède la révolution. Et donc l’école a un rôle fondamental, puisque l’école doit dépouiller l’enfant de toutes ses attaches pré-républicaines pour l’élever jusqu’à devenir citoyen. C’est une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l’école et par l’école cette nouvelle église avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la loi."

    On se situe exactement dans cette idée rousseauiste "il faut les forcer d'être libres" qu'Augustin Cochin souligne. (2)⇓

    Peillon ose écrire : "La laïcité elle-même peut alors apparaître comme cette religion de la République recherchée depuis la Révolution". (3)⇓

    Mais il déclare par ailleurs ouvertement que "la franc-maçonnerie est la religion de la république"(4)⇓

    Le laïcisme qu'il professe se veut par conséquent l'expression profane, le mot d'ordre, – et comme le mot "républicain",– le mot de passe d'une secte, d'ailleurs divisée, dont on rappellera qu'au sein de l'Éducation dite Nationale elle doit représenter au maximum 1 % des fonctionnaires eux-mêmes, malgré sa réputation d'ascenseur professionnel : ce qui doit bien vouloir dire qu'elle dégoûte les autres 99 %.

    Cessons donc de confondre laïcité et neutralité. L'un des fondateurs du système, Viviani, qui fut président du Conseil au moment de la déclaration de guerre de 1914, l'écrivait à l'époque: "La neutralité est, elle fut toujours un mensonge [...]. Un mensonge nécessaire lorsque l’on forgeait, au milieu des impétueuses colères de la droite, la loi scolaire [...]. On promit cette chimère de la neutralité pour rassurer quelques timidités dont la coalition eût fait obstacle au principe de la loi. Mais Jules Ferry avait l’esprit trop net pour croire en l’éternité de cet expédient [...]." (5)⇓

    Le développement de l'éducation étatique a toujours été conçu en vue de perpétuer le système.

    Le fonctionnement de cette coûteuse administration, lourdement centralisée, se révèle d'année en année plus improductif, et plus destructeur.

    Les écoles d'État ne parviennent plus à enseigner aux enfants de France à lire, écrire et compter. Mais on veut, par l'effet du laïcisme totalitaire, faire semblant d'imposer avec une soi-disant "morale laïque", dont personne ne connaît les fondements, un recul de l'islamisme, lâchement, sans oser le nommer : cette rustine méprisable, poisseuse et liberticide ne servira à rien. Jetons la sans hésiter. Séparons le laïcisme de l'État.

    JG Malliarakis  http://www.insolent.fr/

    Apostilles

    1. cf. "La révolution française n’est pas terminée" Seuil 2008 page 17
    2. *cf. "Les sociétés de pensée et la démocratie moderne" Éditions du Trident.
    3. Ibidem p. 162
    4. cf. ses déclarations destinées à promouvoir son livre enregistrées au départ sur le site de son éditeur.
    5. cf. L’Humanité 4 octobre 1904.
  • Les deux libertés

    Par Paul-Marie Coûteaux

    publié dans "Valeurs actuelles" du 27 août 2013

    pmc-portraitLa dérive autoritaire de la gauche fournit à la droite l'occasion historique de se réapproprier la défense des libertés naturelles.

    Dans la longue guerre idéologique qui oppose, depuis trois siècles, les Classiques aux Modernes (opposition dont la césure droite-gauche n'est qu'une traduction contingente, tant les contours en sont variables), le thème de la liberté est un enjeu constant : si les Modernes en font souvent un étendard, il leur arrive de la jeter au ruisseau, les Classiques reprenant alors la main en pointant les menaces que font peser sur les libertés concrètes les totalitarismes parés des plumes de l'égalité et de ses surenchères. En somme, le thème va et vient de part et d'autre de notre échiquier politique.

    Or, il pourrait bien passer aujourd'hui de gauche à droite : celle-ci, avec la Ve République, a endossé le rétablissement de l'autorité de l'État au prix d'une certaine "statocratie", de sorte qu'elle fut vite submergée par une rhétorique de la liberté maniée sans vergogne mais non sans succès par une gauche qui, passée au moule de 1968, prospéra trente ans sur ce thème. Nouveau renversement aujourd'hui : ladite gauche, que les événements contraignent à montrer un visage plus autoritaire, inquisiteur, voire policier, perd sous nos yeux son avantage. Il ne manque plus à la droite que de savoir redonner au mot sa vieille magie.

    Comment ? La recette est simple : il suffit de distinguer deux conceptions de la liberté. D'un côté, celle des classiques, de nature essentialiste, qui est la volonté d'être ce que l'on est selon son héritage et sa nature, en somme de se connaître assez soi-même pour l'être toujours plus profondément — plus "essentiellement" ; d'un autre côté, la liberté au sens des libertaires, qui est le droit de faire ce que l'on veut, ou ce qui passe par la tête, de jouir ou de se choisir "sans entraves", c'est-à-dire sans être lié à quelque essence que ce soit — jusqu'à l'extrapolation existentialiste, qui entend s'affranchir de toute loi de la nature.

    Si la liberté des libertaires a triomphé, ce n'est pas seulement en raison de l'hégémonie de la gauche et de la domination intellectuelle de l'existentialisme ; c'est aussi parce que la société marchande préfère une liberté qui pousse l'individu délié de toute attache à faire ce qu'il veut, ou ce que le marché veut qu'il veuille, transformant l'homme lui-même en une sorte de matière plastique — au point de lui permettre, par exemple, de choisir son sexe, comme le veut la théorie du genre.

    Cette liberté moderne, il est aisé de voir qu'elle atteint ses limites : limites des ressources naturelles, épuisées par la surconsommation ; limites de la jouissance, épuisée par la « tyrannie du plaisir », dont Jean-Claude Guillebaud a décrit les enchaînements ; limites financières, aussi, quand le droit de faire ce que l'on veut se transforme en devoir intimé à l'État d'en payer la satisfaction, laquelle pousse jusqu'à l'absurde la drogue des dépenses publiques — car, par un de ces retours fréquents dans l'histoire, la satisfaction de toutes les "libertés" engendre autant de droits qui, assortis d'allocations et subventions, rétablissent peu à peu l'État-Léviathan ; limites morales, également, que l'affaire du "mariage pour tous" a splendidement révélées : l'évidence de nature selon laquelle un enfant ne peut naître que d'un homme et d'une femme ouvrit les yeux de ceux (pas tous, hélas !) qui pensaient que tout était ou devait être possible ; limites de la tolérance libertaire, enfin, l'insultante répression des adversaires du mariage génétiquement modifié montrant le vrai visage des libertaires. Qui ne voit que cette liberté-là étouffe la liberté d'expression, la liberté de conscience, la liberté d'être ce que l'on est, jusqu'à celle de parler sa langue, qui est une si grande part de notre être, au point que finalement elle se nie ?

    La droite française veut-elle retrouver quelque fondement ? Qu'elle sache opposer, aux impasses de la liberté libertaire, les libertés naturelles, ou essentielles, autorisant les hommes à se vouloir hommes, les pères à être pères, les mères à être mères, les Français à être français, la France à être la France — à dépasser en somme la dictature de la dénaturation universelle pour que chaque chose, chaque être puisse être pleinement ce qu'il est.

    http://www.siel-souverainete.fr

  • Le citoyen libre dans l’’État souverain

    Une des grandeurs de la monarchie est de ne point céder à la rage d’’unification qui sévit dans tous les régimes autoritaires, d’’opposer à l’’absurde monisme social qui fait que tout émane de l’’État ou tout des individus le sage dualisme qui sépare les individus et l’’État dans leur rôle, et restitue chacun à ses justes fonctions. Le citoyen, pour être libre, n’’a pas besoin de s’identifier à l’État ; l’’État, pour être fort, n’a pas besoin d’anéantir les libertés civiles. L’’ordre social véritable exige avec la même rigueur des individus prémunis contre les excès du pouvoir et un État prémuni contre l’’incohérence et l’’impéritie du suffrage. Seule, la monarchie, indépendante du suffrage, peut réaliser l’’apparent miracle du citoyen libre dans l’’État souverain.
    Les Français [...] comprendront-ils que l’’autorité doit être placée assez haut pour que les tyrannies particulières ne puissent plus la duper, la maîtriser, et la corrompre ? Comprendront-ils que la liberté véritable, celle qui n’’est point enfermée dans un bulletin abstrait et sans pouvoir, celle qui est dans l’activité sociale et personnelle quotidienne, dans la pensée, dans les foyers, dans la disposition intégrale des instruments et des produits du travail, celle qui est éprouvée et vécue tous les jours, ne peut être vraiment garantie et sauvée que par cette autorité-là ?
    [...] Dans la monarchie seule se concilient, se fondent et sont pareillement utilisées au bien commun, les activités de l’individu, ailleurs tournées contre l’’État, et les forces de la collectivité, ailleurs toutes portées à opprimer l’’individu. Dans la monarchie seule, l’’autonomie, l’’ingéniosité, la responsabilité d’’une action personnelle peuvent jouer naturellement dans l’’intérêt de tous. Dans la monarchie seule, ce qu’’il y a dans un être humain de plus intelligent, de plus souple, de plus libre coïncide avec ce qui a dans une collectivité humaine le plus de stabilité, de solidité, de permanence. Le Roi est rattaché à son peuple par la double chaîne de son ascendance et de sa descendance, également solidaires de tous les moments de la patrie et, tandis que ce peuple se soucie surtout de sa condition actuelle, le Roi se souvient et prévoit [...]
    Admirable synthèse
    Admirable synthèse, – et sans doute la seule possible – du personnel et du collectif, de l’’autorité et des libertés, de la tradition et du progrès nécessaire, la monarchie s’’oppose ainsi aux divisions de notre temps non comme la domination d’’une majorité ou d’’une caste, mais comme la plus haute expression des intérêts communs de la nation et l’’arbitre de ses intérêts antagonistes ; non comme le gouvernement d’une opinion ou d’’une heure, mais comme le plus haut symbole d’une réalité nationale historique dans tous les moments de sa durée. Étant humaine, elle est comme toute institution imparfaite et faillible ; en elle ne se trouvent pas moins réunies les dernières chances du peuple opprimé, de la liberté menacée et de la patrie en péril. C’’est pour nous assez d’’espérances.
    Thierry Maulnier L’’Action Française 2000– du 3 au 30 août 2006

  • L'invention de l'Occident et les racines de l'Europe

     

    L'invention de l'Occident (Attali et Salfati)Homère et la Bible seraient donc les deux «mamelles nourricières» de notre civilisation ?

    Cette idée émise par Jacques Attali et Pierre-Henry Salfati relève de toute évidence d'une volonté de «dé-christianiser» l'Histoire de l'Europe. En cela, elle est conforme à l'esprit du temps mais en aucune façon à la démarche d'un véritable historien qui se doit de respecter les faits et de leur conserver leur cohérence, indépendamment de ses croyances personnelles.

    Saisissons cette occasion pour nous interroger sur les racines de notre civilisation européenne ; judéo-grecques ? judéo-chrétiennes ? autres ? Interrogeons-nous aussi sur les racines de l'Europe en devenir...

    Proposons pour commencer cette définition des «racines» : l'ensemble des facteurs culturels, spirituels, matériels, institutionnels... qui concourent à la construction d'une civilisation et la distinguent des autres civilisations.  

    André Larané

    Nos racines sont-elles judéo-grecques ?

    Les concepteurs de l'émission L'invention de l'Occident usent des outils habituels aux négationnistes et autres «complotistes» pour exposer leur thèse :

    -1/ Ils sacrifient la réflexion à l'émotion :

    La télévision leur permet d'instiller leur propos de façon subliminale en agrégeant des phrases de différents érudits sorties de leur contexte, sans laisser aux spectateurs le temps de s'arrêter sur l'une ou l'autre, d'y réfléchir et de revenir en arrière pour la vérifier.

    Ainsi, à la différence de ce qui se passe à la lecture d'un livre, l'émotion et l'immédiateté prennent le pas sur la réflexion et l'intelligence.

    - 2/ Ils exploitent à fond les coïncidences et les similitudes :

    Les réalisateurs observent ainsi que les Hébreux ont eu l'occasion de côtoyer les Grecs au cours de leurs pérégrinations autour de la Méditerranée, qu'Homère et la rédaction de la Bible sont à peu près contemporains, que cette dernière a été traduite en grec, que les Juifs étaient nombreux à Alexandrie, capitale de l'hellénisme, que c'est au pied du mont Sinaï que l'empereur Justinien a établi le monastère Sainte-Catherine etc.

    Autant d'assertions vraies mais qui ne démontrent rien.

    - 3/ Ils écartent soigneusement toutes les objections :

    La première d'entre elles, qui me paraît évidente, c'est que les Arabo-musulmans, qui ont subjugué au VIIIe siècle les vieilles terres de culture hellénistique et judaïque, peuvent tout autant que les Européens se réclamer de l'héritage judéo-grec.

    Or, leur civilisation n'a pas connu les mêmes développements que la civilisation occidentale ; ils n'ont trouvé dans cet héritage ni la démocratie, ni la promotion de la femme, ni la laïcité, ni l'État de droit (à la racine du développement économique)...

    Dès lors que l'héritage judéo-grec a pu aboutir à des résultats aussi différents que la civilisation européenne et la civilisation islamique, il faut chercher ailleurs les facteurs qui ont permis à la chrétienté occidentale de se démarquer du reste du monde au cours du deuxième millénaire de notre ère.

    Bien entendu, nous reconnaissons la grandeur et le caractère innovant de la pensée et des institutions grecques. Nous constatons aussi l'immense intérêt intellectuel qu'elles ont suscité chez les élites de l'Occident chrétien (comme de l'Orient sous domination musulmane).

    Mais force est de constater qu'elles n'ont eu aucune incidence sur les pratiques de notre civilisation. À aucun moment, au cours du Moyen Âge et des Temps modernes, dans le domaine civique, nos aïeux n'ont imité en quoi que ce soit les pratiques des Grecs du Ve siècle av. J.-C. On serait bien en peine, par exemple, d'identifier une quelconque filiation entre la démocratie athénienne et notre démocratie représentative. 

    Tout au plus note-t-on une résurgence du droit romain tardif à la Renaissance (avec pour première conséquence une régression du statut de la femme !) et une pâle imitation des institutions romaines sous la Révolution, dont on retrouve la trace dans notre vocabulaire administratif (préfets, consuls, légion...). 

    Nos racines sont-elles judéo-chrétiennes ?

    Si nos racines ne sont pas judéo-grecques, sont-elles pour autant «judéo-chrétiennes» comme on nous le serine par ailleurs? Cela n'est pas plus évident si nous prenons la peine d'y réfléchir.

    En effet, la chrétienté orthodoxe et les chrétientés moyen-orientales ont été au moins autant pénétrées de ces racines judéo-chrétiennes (et grecques) que la chrétienté occidentale.

    Au cours du premier millénaire, grâce à cet héritage antique, elles ont même connu un développement bien plus éclatant que l'Occident, tout comme d'ailleurs l'empire arabo-musulman. Mais le deuxième millénaire leur a été fatal tandis qu'il a permis à l'Occident d'engendrer une civilisation en rupture totale avec le passé.

    Où sont donc nos racines ?

    Dans ces conditions, qu'a retenu l'Occident des enseignements de l'Antiquité, qu'ils fussent hébraïques, grecs ou latins?

    - L'art :

    Pour faire bref, convenons que les artistes occidentaux, dès le haut Moyen Âge, ont puisé leurs sources d'inspiration dans l'Ancien et le Nouveau Testament puis, à partir de la Renaissance, dans la mythologie gréco-latine. Mais leurs techniques et leurs modes d'expression n'appartiennent qu'à eux. Roman, gothique, baroque... Toutes ces formes d'art ne doivent rien aux artistes grecs, encore moins aux Hébreux. Tout au plus y retrouve-t-on une lointaine filiation avec les modèles architecturaux romains (basilique, voûte, colonnades, coupole...).

    - La langue :

    Il en va de même des langues que nous parlons.

    À l'époque carolingienne (VIIIe siècle), les langues pratiquées en Occident n'avaient plus guère de rapport avec le latin de Cicéron, tant dans la grammaire (absence de déclinaisons) que dans le vocabulaire.

    Nous les disons «latines» parce qu'elles fourmillent de racines empruntées au latin mais il s'agit en l'occurrence du latin médiéval, qui est une langue pratiquement réinventée par les clercs, sans filiation directe avec l'Antiquité, un peu comme l'hébreu moderne.

    Les clercs de l'entourage de Charlemagne, en premier lieu Alcuin, ne se sont pas contentés de pratiquer entre eux un latin à leur mesure. Ils ont méthodiquement réintroduit dans les langue usuelles des racines empruntées au latin. Ainsi, le mot d'usage courant «eau», dans lequel il est impossible de reconnaître la racine latine «aqua», a été complété par des qualificatifs savants, comme «aquatique» ou «aqueux».

    De la même façon, à l'époque moderne, les savants ont emprunté au grec des mots pour désigner les nouveautés (psychologie, téléphone...). Cela ne fait pas pour autant de nos langues des filles du grec ancien.

    - La philosophie :

    On peut dire la même chose de la philosophie. Si les clercs médiévaux et les humanistes de la Renaissance ont cultivé une admiration sans bornes pour Aristote puis Platon, on est en peine de trouver dans leurs œuvres une quelconque parenté avec la pensée antique.

    Au contraire, ils n'ont eu de cesse de développer une pensée autonome en essayant, pour les premiers - tel saint Thomas d'Aquin - de concilier la raison et la foi, pour les seconds - tel Érasme - de révéler l'individu à lui-même.

    - Le statut de la femme :

    S'il y a bien un point sur lequel la chrétienté occidentale a innové par rapport à l'Antiquité comme à toutes les autres civilisations du deuxième millénaire de notre ère, c'est le statut de la femme.

    Chez les Grecs de l'époque de Périclès, celle-ci est confinée dans le gynécée, avec les esclaves et les concubines. Son statut n'est pas très différent de ce qu'il est aujourd'hui dans les sociétés islamiques traditionnelles. Chez les Hébreux, son sort n'est guère plus enviable.

    Le changement s'amorce au Moyen Âge, en particulier avec le mariage chrétien qui proscrit la polygamie, les mariages arrangés et la répudiation (y compris en cas d'adultère de la femme !). La femme hérite, même si le droit d'aînesse revient au garçon en priorité sur la fille. Il lui arrive aussi de diriger des États et même des abbayes d'hommes (Fontevraud).

    Au sein de l'Église, principale institution médiévale, la femme n'a toutefois pas accès au sacerdoce et à la prêtrise. C'est la seule concession faite à la tradition antique. 

    Ainsi que nous l'avons rappelé plus haut, la Renaissance, en s'éloignant de la tradition médiévale et en redécouvrant béatement la tradition antique, va entraîner un net recul du statut de la femme. Il va se poursuivre et s'intensifier avec l'avènement de la bourgeoisie d'affaires au XIXe siècle, sans toutefois revenir sur l'essentiel des acquis médiévaux.

    - La démocratie et le travail :

    L'Occident a aussi développé, pas à pas, dans ses monastères puis dans la cité, une pratique démocratique nouvelle («un homme, une voix»), parfaitement étrangère au monde antique, lequel distingue soigneusement les hommes libres des esclaves.

    Dans le droit fil de cette invention, la chrétienté médiévale a honoré le travail, alors qu'il était dans le monde antique, à Athènes comme à Rome, le lot des esclaves et des femmes.

    On peut s'étonner à ce propos du vieux malentendu qui nous fait attribuer à Athènes l'invention de la démocratie. Tout au plus les Grecs ont-ils forgé le mot. Quant à leur pratique, elle n'a guère à voir avec la démocratie représentative moderne qui puise son origine dans la Grande Charte anglaise, ni surtout avec l'État de droit, sans lequel il n'est pas de liberté individuelle.

    - L'État de droit :

    Cet État de droit, caractéristique de la chrétienté occidentale, est né aux alentours de l'An Mil, comme le rappelle l'historien et essayiste Claude Fouquet (Nouvelle Histoire de l'Europe, 2013).

    Dans les villages de cette époque, les coutumes ont, au fil des générations, acquis force de loi et il est devenu impossible à quiconque, y compris aux puissants, de les enfreindre. Un guerrier ou un évêque ne pouvait par exemple user de son autorité pour enlever à un paysan la terre qu'il avait reçue de ses aïeux.

    Ainsi s'est forgé le droit, que les Anglais nomment fort justement «common law» (loi commune), pour rappeler qu'il est issu de la coutume. Ce droit est devenu un obstacle rédhibitoire à l'arbitraire et à la tyrannie. Dès l'époque médiévale, les sociétés occidentales apparaissent de ce fait comme peu ou prou «démocratiques» en ce sens qu'une multitude de contre-pouvoirs limitent l'arbitraire du souverain.

    On peut voir l'origine de cette miraculeuse naissance de l'État de droit dans le fait que l'Europe occidentale, de l'Èbre (Espagne) à l'Elbe (Allemagne), a été du Xe siècle à nos jours épargnée par les invasions.

    C'est une particularité qui la distingue de toutes les autres régions du monde, victimes à un moment ou un autre d'envahisseurs venus d'ailleurs, qu'il s'agisse des nomades mongols et turcs en Eurasie ou... des Européens dans le Nouveau Monde. Elle a permis au droit coutumier occidental de se renforcer de génération en génération, sans risque d'être anéanti. 

    L'Europe en construction a-t-elle des racines ?

    De cette rapide recension des fondements de la civilisation occidentale, on voit que ceux-ci ont peu à voir avec l'Antiquité et même avec le christianisme, lequel est une religion à vocation universelle, aussi à son aise en Occident qu'en Afrique tropicale, en Orient ou en Extrême-Orient.

    Si nos sociétés ont des racines, celles-ci sont à chercher dans le bouillon médiéval de l'An Mil, dans lequel se sont agglomérés les apports les plus divers (y compris bien entendu le christianisme, nourri par la Tradition et les théologiens).

    Que dire alors de l'Europe en construction? L'idée européenne a été portée sur les fonts baptismaux, il y a un demi-siècle, par des élites désireuses de renforcer le camp occidental pro-américain face à la menace soviétique.

    Cette motivation ayant disparu avec la fin de la guerre froide, on lui a substitué une autre motivation : réaliser l'économie de marché dont rêvent les théoriciens néolibéraux.

    Ce rêve-là, qui a débouché sur la monnaie unique et la crise actuelle, est en radicale contradiction avec les traditions européennes que nous avons recensées plus haut. Il est en train, méthodiquement, de ruiner la démocratie et l'État de droit.

    Dans l'Europe qui se profile, les assemblées législatives nationales ont désormais pour principale fonction d'enregistrer les directives émises par des Conseils supranationaux sans lien direct avec les citoyens. Les membres de ces conseils sont cooptés ou agréés par les chefs de gouvernement sur des critères généralement inavouables (rarement celui de la compétence). Ils n'ont pas de compte à rendre aux citoyens mais se doivent de satisfaire les influents lobbyistes qui hantent leurs couloirs...

    Le droit est quant à lui chamboulé par des changements incessants, de sorte qu'il perd ce qui fait sa force : la stabilité. C'est une conséquence indirecte du processus européen : d'une part le droit social s'adapte aux normes édictées par les bureaux de Bruxelles ; d'autre part, les parlements nationaux n'ayant plus la maîtrise des grands enjeux politiques et économiques se rabattent sur le reste, droit civil et droit pénal.

    Le travail est en voie de se dissoudre dans une économie financière qui donne la primauté à la spéculation et à la recherche du profit immédiat, fut-ce en ruinant les industries nationales. Il y a deux siècles, le protestant François Guizot, ministre de Louis-Philippe 1er, exhortait ses compatriotes : «Enrichissez-vous par le travail, par l'épargne et la probité». Ces mots sont aujourd'hui devenus inintelligibles à nos élites qui, au lieu de travail, épargne et probité, pensent délocalisation et spéculation.

    Ainsi sommes-nous en train de construire pour le meilleur et pour le pire une Europe en rupture totale avec son passé, une Europe hors-sol et sans racines.

    http://www.herodote.net

  • Le roi Arthur était-il un cavalier sarmate et les mythes arthuriens ont-ils une origine dans le Caucase ?

    (source : agencebretagnepresse)
    L’actualité récente en Géorgie a mis les projecteurs sur la République indépendante d’Ossétie (Indépendance proclamée en 1991). Les Ossètes comme les Bretons d’ailleurs, ont des origines ancrées dans la fin de l’Empire romain. Les Ossètes descendent des fameux Alains, ou plutôt de ceux qui sont restés et ne sont pas partis piller l’Empire au Ve siècle.
    Les Sarmates en Bretagne insulaire
    Ces peuplades qui parlent une langue iranienne apparaissent dans le bas-Empire romain sous le nom de Sarmates quand ils sont alliés ou federati et de Scythes quand ils sont ennemis. Envahisseurs, ils sont connus sous le nom d’Alains alliés des Vandales.
    La cavalerie sarmate-alain très appréciée des Romains était quasiment invincible. Elle était appelée cavalerie [1], du nom de leur cuirasse d’écailles, la cataphracte.
    Depuis 175, les Sarmates devaient fournir à Rome 5000 cavaliers, pour la plupart envoyés en Bretagne (insulaire) à la frontière nord. Les Sarmates de Bretagne auraient été commandés à la fin du IIe siècle par Lucius Artorius Castus qui serait le roi Arthur historique (1), du moins le premier, car il semblerait que le roi Arthur soit un personnage composé de plusieurs figures historiques. Lucius Artorius ayant vécu 200 ans plus tôt que le roi breton qui rallia les Brito-Romains contre les envahisseurs saxons.
    D’après Léon Fleuriot, c’est Artorius Castus, préfet de la VIe légion, qui aurait aussi maté la révolte armoricaine de 184. Une intervention en Gaule que rapporte bien la légende dans la première version écrite, celle de Geoffroy de Monmouth.
    C’est cette cavalerie sarmate-alain qui aurait apporté d’Asie le symbole du dragon en Grande-Bretagne. Rien de plus normal pour des cavaliers aux cuirasses écaillées de se battre derrière des enseignes d’un monstre écaillé. Le dragon rouge du roi Arthur, dit justement « Pendragon » comme le roi Uther. Le dragon rouge apparaît aussi dans les prophéties de Merlin. Un dragon que l’on retrouve aujourd’hui jusque sur le drapeau du Pays de Galles.
    Les Alains en Armorique
    Les Sarmates-Alains, révoltés contre Rome, ont pillé le nord de la Gaule de 407 à 409. Après avoir traversé la Loire en 408, le consul Aetius leur donnera l’Armorique pour qu’ils les laissent tranquilles. Un peu comme le roi de France cinq siècles plus tard donnera la Normandie aux Vikings de Rollon.
    Avec à leur tête un chef du nom de Goar, les Alains se divisent en plusieurs bandent et pillent l’Armorique. C’est encore eux, redevenus des mercenaires au service de l’empire qui vont réprimer la dernière révolte armoricaine dite des Bagaudes (bagad = bande en gaulois et en breton moderne) en 445-448 à une époque où justement les Bretons commencent à arriver de Grande-Bretagne puisque les dernières légions la quittent en 441.
    Certaines s’établiront juste de l’autre côté de la Manche puisque le mot Léon dérive justement de « légion » et Trégor de tri-cohortes. Voir à ce sujet le Guide des drapeaux bretons et celtes de Divi Kervella et Mikaël Bodloré-Penlaez, qui vient de sortir en librairie. Les symboles héraldiques du Haut-Léon et du Trégor semblent avoir justement hérité du dragon.
    Certains linguistes pensaient que les patronymes Alain ou Alan seraient tout simplement des gens descendant d’Alains établis en Gaule mais le vieux breton a un terme alan pour le cerf et cette origine semble plus vraisemblable. Des Alains se sont surtout installes en Île-de-France, en Aquitaine, en Lusitanie (Portugal) autour de Carthagène en Vandalousie qui deviendra Andalousie. Le nom de Tiffauge, célèbre pour son Barbe Bleu viendrait du nom d’une des bandes de barbares alliés aux Alains, les Taïfales, établis dans cette région au Ve siècle. Le nom de l’Aunis viendrait aussi d’Alains.
    Les mythes arthuriens d’origine alanique ?
    Dans leur livre De la Scythie à Camelot, Covington Scott Littleton, professeur d’anthropologie à Los Angeles et Linda Ann Malcor, docteur en folklore et mythologie, ont remis en cause l’origine celtique du cycle arthurien.
    Pour eux, le cour de cet ensemble fut apporté entre le IIe et le Ve siècle par des cavaliers alains-sarmates.
    La culture des Ossètes, les cousins contemporains des Alains, possède des récits qui ressembleraient aux aventures d’Arthur et des chevaliers de la Table ronde. On y raconte notamment la saga du héros Batraz et de sa bande, les Narts. Dans cette histoire il est, entre autres, question d’épée magique qui serait l’équivalent d’Excalibur et de coupe sacrée, le Graal donc, la coupe du Wasamonga que l’on retrouve sur l’emblème moderne de l’État d’Ossétie du Sud avec un triskell qui est par contre universel et pré-cetique puisque sur des monuments mégalithiques comme à Newgrange en Irlande. Il semblerait que les échanges de mythes aient eu lieu dans les deux sens.
    http://euro-synergies.hautetfort.com/
    (1) rapprochement fait pour la première fois par Zimmer, Heinrichen 1890, repris par Kemp Malone en 1925.
    Sources : – C. Scott Littleton, Linda A. Malcor, From Scythia to Camelot, New-York ; Oxon, 1994 (rééd. 2000).
    - X. Loriot, Un mythe historiographique : l’expédition d’Artorius Castus contre les Armoricains, Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1997.
    - Guide des drapeaux bretons et celtes, D. Kervella et M. Bodloré-Penlaez. Éd. Yoran Embanner, 2008.
    - Les Origines de la Bretagne, Léon Fleuriot. Payot, 1980 (nombr. rééd.).
    Notes
    [1] cataphractaire

  • Julius Evola : "L’affaiblissement des mots"

    Une des preuves que le cours de l’histoire n’a pas suivi, en dehors du plan purement matériel, une direction de progrès, c’est la pauvreté des langues modernes par rapport à de nombreuses langues anciennes. Pas une seule des « langues vivantes » occidentales ne peut soutenir la comparaison, en matière d’organicité, de précision et de souplesse, avec, par exemple, le latin ou le sanskrit. Parmi toutes les langues européennes, il n’y a peut-être que l’allemand qui ait conservé quelque chose de la structure archaïque (et c’est pour cela que la langue allemande a la réputation d’être « si difficile »), alors que la langue anglaise et celles des peuples scandinaves ont également subi un processus d’érosion et d’affaiblissement. D’une manière générale, on peut dire que les langues anciennes étaient tridimensionnelles, tandis que les langues modernes sont bidimensionnelles. Le temps a agi, ici aussi, dans un sens corrosif ; il a rendu les langues « fluides » et « pratiques » au détriment, justement, du caractère organique. Ceci n’est qu’un reflet de ce qui s’est vérifié dans bien d’autres domaines de la culture et de l’existence. Les mots, eux aussi, ont leur histoire et, souvent, le changement qu’ont subi leurs contenus est un indice barométrique intéressant de modifications correspondantes de la sensibilité générale et de la vision du monde. En particulier, il serait intéressant de comparer le sens qu’eurent certains mots dans la vieille langue latine et le sens propre à des termes, restés pratiquement les mêmes, de la langue italienne et d’autres langues romanes également. On observe généralement une chute de niveau. Le sens le plus ancien a été perdu, ou ne survit sous une forme résiduelle que dans certaines acceptions ou locutions particulières, mais ne correspond plus au sens désormais courant ou, encore, semble tout à fait déformé et fréquemment banalisé. Nous donnerons ici quelques exemples.

    1 – Le cas le plus typique et le plus connu, c’est peut-être celui du mot virtus. La « vertu » au sens moderne n’a rien à voir avec la virtus antique. Virtus désignait la force de caractère, le courage, la prouesse, la fermeté virile. Ce terme dérivait de vir, l’homme véritable, non l’homme dans un sens général et naturaliste. Le même terme a pris, dans la langue moderne, un sens essentiellement moraliste, très souvent associé à des préjugés d’ordre sexuel, au point que, se référant à lui, Vilfredo Pareto a forgé le terme « vertuisme » pour désigner la morale bourgeoise puritaine et sexophobe. Quant on dit une « personne vertueuse », on pense aujourd’hui à quelque chose de bien différent de ce que pouvaient signifier par exemple, à l’aide d’une réitération efficace, des expressions comme celle-ci : vir virtute praeditus. II n’est pas rare que la différence se transforme en opposition. En effet, une âme forte, fière, intrépide, héroïque est le contraire de ce que veut dire une personne « vertueuse » au sens moraliste et conformiste moderne. Le sens de virtus comme force efficiente ne s’est maintenu que dans certaines locutions particulières : la « vertu » d’une plante ou d’un médicament, « en vertu » de ceci ou de cela.

     

    2 – Honestus. Lié à l’idée d’honos, ce terme eut pour les Anciens le sens prédominant d’honorable, noble, de noble rang. De cela, que s’est-il conservé dans le terme moderne correspondant ? Une personne « honnête », c’est aujourd’hui un représentant « bien-pensant » de la société bourgeoise, quelqu’un qui ne se livre pas à de mauvaises actions. L’expression « né de parents honnêtes » a même de nos jours une nuance quasiment ironique, tandis que dans la Rome antique elle servait à désigner précisément une noblesse de naissance, qui était souvent liée aussi à une noblesse biologique. Vir honesta facie signifiait en effet un homme de belle prestance, de même qu’en sanskrit le terme arya se référait à la fois à une personne digne d’être honorée et à une noblesse aussi bien intérieure que physique.

     

    3 – Gentilis, gentilitas. Aujourd’hui chacun pense à une personne courtoise, affable, bien élevée. Le terme antique renvoyait par contre à la notion de gens, la race, la caste ou le lignage. Pour les Romains, était « gentil » celui qui possédait les qualités dérivant d’un lignage et d’un sang bien différenciés, lesquelles peuvent éventuellement, et comme par réflexion, déterminer une attitude de courtoisie détachée, chose très différente des « bonnes manières » que peut aussi posséder le parvenu après avoir lu un manuel de savoir-vivre – et différente, également, de la vague notion moderne de « gentillesse ». Peu de gens sont aujourd’hui capables de saisir le sens le plus profond d’expressions comme « un esprit gentil » et autres, restées comme des prolongements isolés chez des écrivains d’autres temps que le nôtre.

     

    4 – Genialitas. Qui est « génial » de nos jours ? Un type d’homme foncièrement individualiste, riche de trouvailles originales et de fantaisie. A la limite, on a le « génie » dans le domaine artistique, auquel la civilisation bourgeoise et humaniste a voué un culte fétichiste, si bien que le « génie » – plus que le héros, l’ascète ou l’aristocrate – a souvent été considéré, dans cette civilisation, comme le type humain le plus élevé. Le terme latin genialis renvoie, lui, à quelque chose de fort peu individualiste et « humaniste ». II provient du mot genius, qui désigna originellement la force formatrice et génératrice, interne, spirituelle et mystique, d’une certaine lignée. On peut donc affirmer que les qualités « géniales » au sens antique eurent une certaine relation avec les qualités « raciales », dans l’acception la plus haute du terme. En opposition au sens moderne, ce qui est « génial » se distingue ici de ce qui est individualiste et arbitraire ; il se rattache à une racine profonde, obéit à une nécessité intérieure par une fidélité aux forces supra-personnelles d’un sang et d’une lignée, donc à ces forces qui, dans toute famille patricienne, étaient en rapport, on le sait, avec une tradition sacrée.

     

    5 – Pietas. Inutile de rappeler ce que veut dire aujourd’hui une « personne pieuse ». On songe à une attitude sentimentale plus ou moins humanitaire – et « pieux » est parfois synonyme de compatissant. Dans la vieille langue latine, la pietas, par contre, appartenait au domaine du sacré, désignait en premier lieu les rapports que l’homme romain entretenait avec les divinités, en second lieu ses rapports avec d’autres réalités liées au monde de la Tradition, y compris l’État lui-même. Envers les dieux, il s’agissait d’une vénération calme et digne : sentiment d’appartenance et, simultanément, de respect, d’accord reconnaissant, de devoir et d’adhésion aussi, comme renforcement du sentiment que faisait naître la sévère figure du pater familias (ce qui explique aussi la pietas filialis). La pietas pouvait également se manifester dans le domaine politique : pietas in patriam voulait dire fidélité et sens du devoir envers l’État et la patrie. Dans certains cas, le terme en question connote aussi le sens de iustitia. Celui qui ne connaît pas la pietas, celui-là est également l’injuste, presque l’impie, celui qui veut ignorer la place qui est sienne et qu’il doit occuper dans le cadre d’un ordre supérieur, à la fois humain et divin.

     

    6 – Innocentia. Ce mot évoquait lui aussi l’idée de clarté et de force ; son sens le plus courant dans l’Antiquité exprimait la pureté de l’âme, l’intégrité, le désintérêt, la droiture. Ce terme n’avait donc pas un sens purement négatif : « ne pas être coupable ». II ignorait la nuance de banalité que présente aussi l’expression « un esprit innocent », devenue presque synonyme de simplet. Dans d’autres langues romanes, comme le français par exemple, le même terme, innocent, finit par désigner les idiots, les tarés de naissance, les faibles d’esprit.

     

    7 – Patientia. Le sens moderne, par rapport au sens ancien, est de nouveau émoussé et affaibli. Quelqu’un de patient, c’est aujourd’hui quelqu’un qui ne se met pas en colère, qui ne s’énerve pas, qui tolère. Dans la langue latine la patientia désignait une des « vertus » fondamentales de l’homme romain : elle connotait l’idée d’une force intérieure, d’une imperturbabilité, faisait allusion à la capacité de tenir bon, de garder l’âme non troublée devant n’importe quel échec et n’importe quelle adversité. C’est pour cela qu’il fut dit de la race de Rome qu’elle avait en propre le pouvoir d’accomplir de grandes choses et d’endurer des malheurs tout aussi grands (cf. la fameuse formule de Livius : et facere et pati fortia romanum est). Le sens moderne est, par rapport à l’autre, complètement déformé. Aujourd’hui, comme exemple d’une nature typiquement « patiente », on se réfère à l’âne.

     

    8 – Humilitas. Avec la religion qui a fini par prédominer en Occident, l’« humilité » est devenue une « vertu » dans un sens fort peu romain et a été glorifiée par opposition à la force, à la dignité, à l’attitude calmement composée dont nous avons parlé plus haut. Dans la Rome antique elle désigna au contraire l’opposé de toute virtus. Elle voulut dire bassesse, qui mérite le mépris, basse condition, abjection, lâcheté, déshonneur – au point qu’il fallait préférer la mort ou l’exil à l’« humilité » : humilitati vel exilium vel mortem anteponenda esse. Les associations d’idées sont fréquentes, comme par exemple mens humilis et prava, un esprit bas et mauvais. L’expression humilitas causam dicentium se rapporte à la condition inférieure et coupable de ceux qu’on mène devant un tribunal. On rencontre ici aussi une interférence avec l’idée de race ou de caste. Humilis parentis natus signifiait être né du peuple au sens péjoratif, né de la « plèbe », par opposition à la naissance noble, donc avec une différence sensible par rapport au sens moderne de l’expression « de condition humble », surtout si l’on songe que le critère exclusif de la position sociale est aujourd’hui le critère économique. De toute façon, jamais un Romain de la meilleure Rome n’aurait eu l’idée de faire de l’humilitas une vertu, encore moins de s’en vanter et de la prêcher. Quant à une certaine « morale de l’humilité » , on pourrait rappeler la remarque d’un empereur roman, selon laquelle rien n’est plus méprisable que l’orgueil de ceux qui se disent humbles, ce qui ne doit pas être pris pour une façon d’encourager l’arrogance et la prétention.

     

    9 – Ingenium. Le sens ancien du terme ne s’est conservé que partiellement, et, de nouveau, sous son aspect le moins intéressant. Ingenium désignait aussi en latin la perspicacité, l’agilité d’esprit, la sagacité, la clairvoyance – mais, en même temps, ce terme renvoyait au caractère, à ce qui est, chez chacun, organique, inné, vraiment personnel. Vana ingenia put donc désigner des personnes sans caractère ; redire ad ingenium put signifier revenir à sa propre nature, à un mode de vie conforme à ce que l’on est vraiment. Ce sens profond a été perdu dans le terme moderne, ce qui a donné naissance à une antithèse. En effet, si l’on entend par « intelligence » quelque chose d’intellectualiste et de dialectique, on est alors très loin du second sens inclus dans le terme antique, qui se rapporte aussi au caractère, à un style en accord avec la nature propre ; l’intelligence est alors ce qui est superficiel par rapport à ce qui est organique, elle est mouvement inquiet, brillant et inventif de l’esprit, au lieu d’être un style de pensée rigoureux qui adhère parfaitement au caractère.

     

    10 – Labor. En ce qui concerne certains changements de valeur des mots qui indiquent clairement un changement radical de la vision du monde, le cas le plus caractéristique est peut-être celui du terme labor. En latin, ce terme avait essentiellement un sens négatif. II pouvait désigner dans certains cas l’activité en général – comme par exemple dans l’expression labor rei militaris, activité dans l’armée. Mais son sens courant exprimait une idée de fatigue, d’épuisement, d’effort désagréable, et parfois même de disgrâce, de tourment, de poids, de peine. [...] Ainsi, laborare pouvait aussi signifier souffrir, être angoissé, tourmenté. Quid ego laboravi ? veut dire : pourquoi me suis-je tourmenté ? Laborare ex renis, ex capite signifie : souffrir du mal de reins ou de tête. Labor itineris : la fatigue, le désagrément du voyage. Et ainsi de suite. De sorte que jamais le Romain n’aurait pensé à faire du labor une espèce de vertu et d’idéal social. Et qu’on ne vienne pas nous dire que la civilisation romaine a été une civilisation de lambins, de fainéants et d’« oisifs ». La vérité, c’est qu’à l’époque on avait le sens des distances. Au « travailler » s’opposait l’agere, l’agir au sens supérieur. Le « travail » correspondait aux formes sombres, serviles, matérielles, anodines de l’activité humaine, en référence à ceux chez qui l’activité n’était provoquée que par un besoin, une nécessité ou un destin malheureux (car l’Antiquité connut aussi une métaphysique de l’esclavage). A eux s’opposaient ceux qui agissent au sens propre du terme, ceux qui entretiennent des formes d’activité libres, non physiques, conscientes, voulues, dans une certaine mesure désintéressées. Pour celui qui exerçait une activité matérielle, certes, mais possédant un certain caractère qualitatif, et qui le faisait à partir d’une vocation authentique et libre, on ne parlait déjà plus de « travail » ; celui-là était un artifex (il y avait également le terme opifexl, et ce point de vue fut aussi conservé dans l’atmosphère et le style des corporations artisanales traditionnelles. Le changement de sens et de valeur du terme en question est par conséquent un signe très clair de la vulgarité plébéienne qui a gagné le monde occidental, une civilisation qui repose toujours plus sur les couches les plus basses de toute hiérarchie sociale complète. Le « culte du travail » moderne est d’autant plus aberrant qu’aujourd’hui plus que jamais, avec l’industrialisation, la mécanisation et la production anonyme de masse, le travail a nécessairement perdu ce qu’il pouvait avoir de meilleur. Cela n’a pourtant pas empêché certains de parler de « religion du travail », d’« humanisme du travail » et même de souhaiter un « État du travail ». On en est arrivé à faire du travail une sorte d’impératif éthique et social insolent, applicable à tous, devant lequel on a envie de répondre par ce proverbe espagnol : El hombre que trabaja perde un tiempo precioso (l’homme qui travaille perd un temps précieux). En une autre occasion, nous avions déjà relevé l’opposition suivante entre le monde traditionnel et le monde moderne : dans le premier, même le « travail » put prendre la forme d’une « action », d’une « oeuvre », d’un art ; dans le second, même l’action et l’art prennent parfois la forme du « travail », c’est-à- dire d’une activité obligatoire, opaque et intéressée, d’une activité qu’on ne poursuit pas en fonction d’une vocation, mais du besoin et, surtout, en vue du profit, du lucre.

     

    11 – Otium. Ce terme a subi le sort exactement contraire du précédent. Il a de nos jours, pratiquement sans exception, un sens négatif. Est oisif, selon l’acception moderne, celui qui est inutile à lui-même et aux autres. Etre oisif et être indolent, distrait, inattentif, paresseux, enclin au « dolce farniente » de l’Italie des mandolines pour touristes, reviennent plus ou moins au même aujourd’hui. Le latin otium avait par contre le sens de temps libre, correspondant essentiellement à un état de recueillement, de calme, de contemplation transparente. L’oisiveté au sens négatif – sens connu aussi de l’Antiquité – n’était que ce à quoi elle peut conduire quand elle est mal employée : dans ce cas uniquement on put dire, par exemple, hebescere otio ou otio dif luere, s’abrutir ou se laisser aller par oisiveté. Mais ce n’est pas le sens courant. Cicéron, Sénèque et d’autres auteurs classiques comprirent l’otium comme la contrepartie, saine et normale, de tout ce qui est activité, et même comme la condition nécessaire afin que l’action soit vraiment activité, non agitation, affairement (negotium), « travail ». On peut aussi se référer aux Grecs puisque Cicéron écrivit : Graeci non solum ingenio atque doctrina, sed etiam otio studioque abundantes – «Les Grecs sont riches non seulement en dons innés et en doctrine, mais aussi en oisiveté et en application ». D’un personnage comme Scipion l’Ancien on avait l’habitude de dire : Nunquam se minus otiosum esse quam cum otiosus esset, aut minus solum esse quam cum solus esset – « II n’était jamais aussi peu oisif que lorsqu’il ne faisait rien, et jamais aussi peu seul que lorsqu’il jouissait de la solitude », ce qui met en évidence une variante « active », au sens supérieur, de l’« oisiveté » et de la solitude. Et Salluste : « Maius commodum ex otio meo quam ex aliorum negotiis reipublicae venturum » – « Mon oisiveté sera plus utile à l’État que l’affairement des autres ». On doit à Sénèque un traité qui s’intitule justement De otio, dans lequel l’« oisiveté » est décrite comme menant progressivement à la contemplation pure. Certaines idées caractéristiques de ce traité valent la peine d’être rapportées ici. Selon Sénèque, il y a deux États : l’un, grand et privé de limites extérieures et contingentes, contient à la fois les hommes et les dieux ; l’autre est l’État particulier, terrestre, auquel on appartient par la naissance. Or, dit Sénèque, il y a des hommes qui servent les deux États à la fois, d’autres qui ne servent que le plus grand, d’autres encore qui ne servent que l’État terrestre. L’État le plus grand, on peut le servir aussi par l’« oisiveté », pour ne pas dire surtout par l’oisiveté – en cherchant donc en quoi consiste la virtus, la force et la dignité viriles : huis maiori rei publicae et in otio deservire possumus, imno vero nescio an in otium melius, ut quaeremus quid sit virtus. L’otium est étroitement lié à la tranquillité d’âme du sage, à ce calme intérieur qui permet d’atteindre les sommets de la contemplation ; laquelle contemplation, pour peu qu’on la comprenne dans son sens juste, traditionnel, n’est ni évasion du monde ni divagation, mais approfondissement intérieur et élévation jusqu’à la perception de l’ordre métaphysique que tout homme véritable ne doit cesser de voir dans sa vie même et dans son combat au sein d’un État terrestre. Du reste, dans le catholicisme lui-même (quand on n’avait pas encore pensé au Christ travailleur qu’il faut honorer le 18 mai et quand on ne pratiquait pas encore l’« ouverture à gauche ») a figuré l’expression sacrum otium, « oisiveté sacrée », en référence, précisément, à une activité contemplative. Mais dans une civilisation où l’action a fini par revêtir les aspects ternes, physiques, mécaniques et mercenaires d’un travail, même quand celui-ci doit tout à la tête (les « travailleurs intellectuels » qui ont naturellement leurs « syndicats » et qui font valoir, eux aussi, des « revendications catégorielles »), le sens positif et traditionnel de la contemplation devait inéluctablement disparaître. C’est pourquoi la civilisation moderne ne doit pas être considérée comme une civilisation « active », mais comme une civilisation d’agités et de névropathes. Comme compensation du « travail » et de l’usure d’une vie qui s’abrutit dans une agnation et une production vaines, l’homme moderne, en effet, ne connaît pas l’otium classique, le recueillement, le silence, l’état de calme et de pause qui permettent de revenir à soi-même et de se retrouver. Non : il ne connaît que la « distraction » (au sens littéral, distraction signifie « dispersion ») ; il cherche des sensations, de nouvelles tensions, de nouveaux excitants, comme autant de stupéfiants psychiques. Tout, pourvu qu’il échappe à lui-même, tout, pourvu qu’il ne se retrouve pas seul avec lui-même, isolé du vacarme du monde extérieur et de la promiscuité avec son « prochain ». D’où radio, télévision, cinéma, croisières organisées, frénésie de meetings sportifs ou politiques dans un régime de masse, besoin d’écouter, chasse au fait nouveau et sensationnel, « supporters » en tout genre et ainsi de suite. Chaque expédient semble avoir été diaboliquement disposé pour que toute vie intérieure soit détruite, pour que toute défense interne de la personnalité soit interdite dès le départ, pour que, tel un être artificiellement galvanisé, l’individu se laisse porter par le courant collectif, lequel, évidemment, selon le fameux « sens de l’histoire », avance vers un progrès illimité.

     

    12 – Par association d’idées, il nous vient à l’esprit de faire remarquer le changement de sens subi par le terme grec theoria. Quand on parle aujourd’hui de « théories », c’est plus ou moins dans le sens d’« abstractions », de choses éloignées de la réalité, d’affaires « intellectuelles » ; un grand poète a même écrit : « Grise est toute théorie, mais toujours vert est l’arbre éternel de la vie ». De nouveau, on est en présence d’une altération et d’un affaiblissement du sens. Pour les Grecs, ??? [terme manquant, NDLR] ne voulait pas dire intellectualité abstraite mais vision réalisatrice, quelque chose de particulièrement actif, l’acte de ce qu’il y a de plus élevé chez l’être humain, l’intellect olympien (sur lequel nous reviendrons dans un autre chapitre).

     

    13 – Servitium. Le verbe servio, servire a aussi en latin le sens positif d’être fidèle. Mais la signification négative – être serviteur – prévaut ; c’est ce sens, de toute façon, qu’on retrouve dans servitium, qui désignait précisément l’esclavage, le servage, car dérivé de servus = esclave. Dans les temps modernes, le verbe « servir » s’est répandu de plus en plus en perdant cette connotation négative et avilissante, au point qu’on a pu faire du service en tant que « service social », surtout parmi les peuples anglo-saxons, l’objet d’une éthique, de la seule éthique vraiment moderne. De même qu’on n’a pas compris qu’il était absurde de parler de « travailleurs intellectuels », de même on a pu voir dans le souverain « le premier serviteur de la nation ». Nous avons dit que les Romains ne se présentent pas du tout à nous comme un peuple d’« oisifs ». En ce qui concerne le point qui nous occupe, on peut dire aussi qu’ils nous offrent les exemples les plus élevés de loyalisme politique, de fidélité à l’État et aux chefs. Mais l’atmosphère est très différente. La transformation dé l’âme des mots n’est pas le produit du hasard. Que des mots comme labor, servitium, otium se soient imposés dans l’usage courant avec leur sens moderne, c’est un signe subtil, mais éloquent, d’un changement de perspective qui s’est fait à rebours de toute orientation virile, aristocratique, qualitative.

     

    14 – Stipendium. N’insistons pas sur ce que signifie le « salaire » de nos jours. On pense immédiatement au petit employé, à la bureaucratie, au fameux 27 du mois des fonctionnaires. Dans la Rome antique, ce terme, par contre, se référait presque exclusivement à l’armée. Stipendium merere voulait dire être militaire, être sous les ordres de tel ou tel chef ou condottiere. Emeritis sti- pendis signifiait : après avoir accompli le service militaire ; homo nullius stipendii désignait celui qui n’avait pas connu la discipline des armes. Stipendis multa habere voulait dire pouvoir s’enorgueillir de nombreuses campagnes, de nombreuses entreprises guerrières. Ici aussi, le glissement de sens n’est pas mince. Le sens profond d’autres mots latins, comme studium et studiosus, n’est aujourd’hui conservé que dans certaines locutions spéciales, comme par exemple l’expression italienne « fare con studio », faire quelque chose exprès ou avec une certaine application. Dans le terme latin était présente l’idée de quelque chose d’intense, d’une chaleur, d’un intérêt profond, qui a disparu dans le vocable moderne car celui-ci fait penser surtout à des disciplines intellectuelles ou universitaires arides. Le latin studium pouvait même dire amour, désir, vive inclination. In re studium ponere signifiait prendre une chose à coeur, s’y intéresser profondément et activement. Studium bellandi désignait le plaisir, l’amour du combat. Homo agendi studiosus : celui qui aime l’action – donc qui était l’opposé, si l’on se souvient de ce que nous avons dit au sujet de labor, de celui pour qui l’action ne peut être que « travail » . Que faut-il penser, aujourd’hui, d’une expression comme studiosi Caesaris ? Elle ne voulait pas dire ceux qui étudient César, mais bien ceux qui le suivent, qui l’admirent, qui se rangent à ses côtés, qui lui sont dévoués et fidèles. Autres termes latins dont le sens antique a été oublié : docilitas, qui ne voulait pas dire docilité mais surtout bonne disposition, ou capacité d’apprendre, de faire sien un enseignement ou un principe ; puis ingenuus, qui n’avait pas du tout le sens d’ingénu, mais désignait l’homme né libre, de condition non servile. Une chose assez connue maintenant : humanitas ne voulait pas dire « humanité » au sens démocratique et fumeux d’aujourd’hui, mais culture de soi- même, plénitude de vie et d’expérience, sans qu’il faille voir là, du moins à l’origine, quelque chose d’« humaniste » à la Humboldt. Un autre exemple assez important : certus. Dans la vieille langue latine la notion de certitude, de chose certaine, était souvent en relation avec l’idée d’une détermination consciente. Certum est mihi veut dire : c’est ma ferme volonté. Certus gladio désigne celui qui peut se fier à son épée, qui est sûr de savoir s’en servir. On connaît aussi la formule diebus certis, qui ne veut pas dire « aux jours certains », mais aux jours fixés, établis. Ceci pourrait nous pousser à des considérations sur une certaine conception de la certitude : conception active, qui la fait dépendre de ce qui rentre dans notre pouvoir déterminant. C’est ce qu’énonça également, en quelque sorte, Gian Battista Vico avec la formule verum et factum convertuntur – mais tout devait finir plus tard dans les divagations de l’« idéalisme absolu » néo-hégélien. Nous mettrons fin à ces observations en examinant le contenu original de trois notions romaines antiques, celles de fatum, de felicitas et de fortuna.

     

    15 – Fatum. Selon l’acception moderne la plus courante, le « destin » est une puissance aveugle qui plane sur les hommes, qui s’impose à eux en faisant que se réalise ce qu’ils souhaitent le moins, en les poussant éventuellement vers la tragédie et le malheur. Fatum a ainsi donné naissance au mot « fatalisme », qui est l’opposé de toute initiative libre et efficace. Selon la vision fataliste du monde, l’individu n’est rien ; son action, en dépit de toute apparence de libre- arbitre, est prédestinée ou vaine, et les événements se succèdent en obéissant à une puissance ou une loi qui le transcende et qui ne le prend pas en compte. « Fatal » est un adjectif qui a essentiellement une connotation négative : issue « fatale », accident « fatal », l’« heure fatale de la mort » , etc. Selon la conception antique, le fatum correspondait par contre à la loi de manifestation continue du monde ; cette loi n’était pas réputée aveugle, irrationnelle et automatique – «fatale » au sens moderne du mot – , mais chargée de sens et comme procédant d’une volonté intelligente, surtout de la volonté des puissances olympiennes. Le fatum romain renvoyait, de même que le rta indoeuropéen, à la conception du monde en tant que cosmos, en tant qu’ordre, et en particulier à la conception de l’histoire comme un développement de causes et d’événements reflétant une signification supérieure. Même les Moires de la tradition grecque, tout en présentant certains aspects maléfiques et « infernaux » (dus à l’influence de cultes pré- helléniques et pré-indo-européens), apparaissent souvent comme des personnifications de la loi intelligente et juste qui préside au gouvernement de l’univers, dans certaines de ses expressions. Mais c’est surtout à Rome que l’idée de fatum prend une importance toute particulière. Et ce parce que la civilisation romaine fut, de toutes les civilisations de caractère traditionnel et sacré, celle qui se concentra le plus sur le plan de l’action et de la réalité historique. Pour elle, il fut donc moins important de connaître l’ordre cosmique comme une loi supra-temporelle et métaphysique que de le connaître comme force en acte dans la réalité, comme vouloir divin qui ordonne les événements. C’est à cela que se rattachait le fatum pour les Romains. Ce terme vient du verbe fari, d’où dérive aussi le mot fas, le droit comme loi divine. Ainsi, fatum renvoie à la « parole » – à la parole révélée, surtout à celle des divinités olympiennes qui permet de connaître la norme juste (fas) en tant que celle-ci annonce ce qui va arriver. On doit ajouter, à propos de ce second aspect, que les oracles, par lesquels un art traditionnel précis cherchait à saisir en germe des situations devant se réaliser, s’appelaient aussi fata ; ils étaient pratiquement la parole révélée de la divinité. Mais, pour bien comprendre ce que nous sommes en train d’étudier, il faut se souvenir du rapport que l’homme entretenait, dans la Rome antique et dans les civilisations traditionnelles en général, avec l’ordre global du monde. C’était un rapport très différent de celui qui devait s’instaurer plus tard. Pour l’homme antique, l’idée d’une loi universelle et d’un vouloir divin n’annulait pas la liberté humaine ; mais sa préoccupation constante était de mener sa vie et son action de sorte qu’elles fussent la continuation de l’ordre global et, pour ainsi dire, comme le prolongement ou le développement de cet ordre. A partir de la pietas, c’est-à-dire, pour un Romain, de la reconnaissance et de la vénération des forces divines, on se fixe comme tâche de pressentir la direction de ces forces divines dans l’histoire de façon à pouvoir y accorder opportunément l’action, à la rendre extrêmement efficace et chargée de sens. D’où le rôle très important que jouèrent dans le monde romain, jusque dans le domaine des affaires publiques et de l’art militaire, les oracles et les augures. Le Romain avait la ferme conviction que les pires mésaventures, et notamment les défaites militaires, dépendaient moins d’erreurs, de faiblesses ou de travers humains que du fait d’avoir négligé les augures, c’est-à-dire, pour en revenir à l’essentiel, d’avoir agi de façon désordonnée et arbitraire, en suivant de simples critères humains, en rompant les liens avec le monde supérieur (donc, pour un Romain, cela voulait dire avoir agi sans religio, sans « rattachement »), sans tenir compte des « directions d’efficacité » et du « moment juste » indispensa- bles à une action couronnée de succès. On remarque que la fortuna et la felicitas ne sont souvent, dans la Rome antique, que l’autre face du fatum, sa face proprement positive. L’homme, le chef ou le peuple qui emploient leur liberté pour agir en conformité avec les forces divines cachées dans les choses connaissent le succès, réussissent, triomphent – et cela signifiait, dans l’Anti- quité, être «fortuné » et être « heureux » (ce sens s’est conservé dans des locutions comme « une heureuse initiative » , une « heureuse manoeuvre », etc.). Un historien contemporain, Franz Altheim, a cru pouvoir déceler dans cette attitude la cause effective de la grandeur de Rome. Pour éclairer encore mieux les rapports qui unissent le « destin » à l’action humaine, on peut recourir à la technique moderne. II y a certaines lois régissant choses et phénomènes, qui peuvent être connues ou ignorées, dont on peut tenir compte ou ne pas tenir compte. Face à ces lois l’homme reste foncièrement libre. II peut même agir de façon contraire à ce que ces lois lui conseilleraient, avec pour résultat l’échec ou l’atteinte du but après un gaspillage d’énergie et d’innombrables difficultés. La technique moderne correspond à la possibilité opposée : on cherche à connaître le mieux possible les lois des choses pour pouvoir les exploiter, pour qu’elles montrent le point de moindre résistance et donc d’efficacité maximale quant à la réalisation d’un objectif donné. II en va de même sur un plan où il ne s’agit plus des lois de la matière, mais de forces spirituelles et « divines ». L’homme de l’Antiquité estimait essentiel de connaître ou, du moins, de pressentir ces forces, afin de pouvoir se faire une idée des conditions propices à une action donnée et, éventuellement, une idée de ce qu’il devrait faire ou ne pas faire. Défier le destin, s’élever contre le destin, n’avait pour lui rien de « prométhéen » , au sens romantique de ce terme exalté par les modernes ; c’était tout simplement une sottise. L’impiété (le contraire de la piété qui se rapporte donc à l’être privé de religio, sans « rattachement » et sans compréhension respectueuse de l’ordre cosmique) équivalait plus ou moins, pour l’homme de l’Antiquité, à la stupidité, à l’infantilisme, à la fatuité. La comparaison avec la technique moderne n’est défectueuse que sur un point : parce que les lois de la réalité historique ne se présentaient pas comme froidement « objectives », tout à fait détachées de l’homme et de ses buts. On pourrait répondre ainsi : passée une certaine limite, l’ordre divin objectif lié au « destin » cesse d’être déterminant et devient incertain (ce que dit aussi la fameuse formule astrologique : astra inclinant non determinant). Ici commence le monde humain et historique au sens pro- pre. En toute rigueur, ce monde devrait continuer le précédent, la volonté humaine devrait prolonger la volonté « divine ». Que cela advienne, ou non, dépend essentiellement de la liberté : il faut le vouloir. Dans le cas positif, ce qui était seulement en puissance devient, grâce à l’action humaine, réalité. Le monde humain se présentera alors comme une continuation de l’ordre divin et l’histoire même revêtira les contours d’une révélation et d’une « histoire sacrée » ; alors, l’homme ne vaut plus et n’agit plus pour lui-même mais recouvert d’une dignité divine, et l’ordre humain acquiert, d’une certaine façon, une dimension supérieure. On voit donc qu’il ne s’agit pas ici de « fatalisme » . De même qu’une action contre le « destin » est sotte et irrationnelle, de même une action harmonisée avec le « destin » est non seulement efficace, mais aussi transfigurante. Celui qui ne tient pas compte du fatum est presque toujours emporté passivement par les événements ; celui qui le connaît, l’assume et s’y conforme est par contre guidé vers un accomplissement supérieur, chargé d’un sens qui dépasse l’individu. Telle est la signification de la maxime selon laquelle les fata « nolentem trahunt, volentem ducunt ». Dans le monde romain antique et dans l’histoire romaine, on trouve un grand nombre d’épisodes, de situations et d’institutions où est justement mise en lumière l’impression de rencontres « fatidiques » entre le monde humain et le monde divin. Des forces supérieures sont à l’oeuvre dans l’histoire et se manifestent à travers les forces humaines. Pour nous contenter d’un seul exemple, rappelons que « le moment culminant du culte romain de Jupiter était constitué par un acte où le dieu affirme sa présence, chez un homme, en qualité de vainqueur, de triomphateur. Ce n’est pas que Jupiter soit la seule cause de la victoire, il est lui-même le vainqueur ; on ne célèbre pas le triomphe en son honneur, mais c’est lui le triomphateur. C’est pour cette raison que l’imperator revêt les insignes du dieu » (K. Kerényi, F. Altheim). Actualiser le divin – parfois prudemment, parfois audacieusement – dans l’action et dans l’existence fut un principe directeur que la Rome antique appliqua aussi à l’ordre politique. C’est pourquoi certains auteurs ont fait remarquer avec raison que Rome ignora, à la différence d’autres civilisations, le mythe au sens abstrait et anhistorique ; à Rome le mythe se fait histoire, et l’histoire, à son tour, prend un aspect « fatal », devient mythique. D’où une conséquence importante. Dans des cas comme celui évoqué, c’est une identité véritable qui se réalise. Il ne s’agit pas d’une parole divine qui peut être entendue ou non entendue. II s’agit d’un déploiement des forces supérieures. On est ici en présence d’une conception spéciale, objective, nous serions tenté de dire transcendantale, de la liberté. En m’opposant au fatum, je peux bien sûr revendiquer pour moi un libre-arbitre, mais celui-ci est stérile, est un simple « geste » qui ne saurait avoir beaucoup d’incidence sur la trame de la réalité. Par contre, quand je fais en sorte que ma volonté continue un ordre supérieur, soit seulement l’instrument par lequel cet ordre se réalise dans l’histoire, ce que je veux dans un tel état de coïncidence ou de syntonie peut se traduire éventuellement par une injonction adressée à des forces objectives qui, autrement, ne se seraient pas pliées facilement ou qui n’auraient pas eu d’égard pour ce que les hommes veulent et espèrent.

     

    On peut maintenant se poser la question suivante : comment en est-on arrivé à cette conception moderne qui fait du destin une puissance obscure et aveugle ? Comme tant d’autres, un tel glissement de sens n’a rien de fortuit. II reflète un changement de niveau intérieur et s’explique, essentiellement, par l’avènement de l’individualisme et de l’« humanisme » compris dans un sens général, c’est- à-dire en rapport avec une civilisation et une vision du monde uniquement fondées sur ce qui est humain et terrestre. II est évident que, cette scission s’étant produite, on ne pouvait plus saisir un ordre intelligible du monde, mais seulement un pouvoir obscur et étranger. Le « destin » devint alors le symbole de toutes les forces les plus profondes qui agissent et sur lesquelles l’homme, malgré sa maîtrise du monde physique, ne peut pas grand-chose parce qu’il ne les comprend plus, parce qu’il s’est détaché d’elles ; mais aussi d’autres forces que l’homme, par son attitude même, a libérées et rendues souveraines dans différents domaines de sa propre existence.

     

    C’est avec cette étude des deux conceptions, l’antique et la moderne, du fatum, que s’achève ce chapitre. Notre étude pourra déjà donner une idée de l’intérêt et de l’importance que présenterait une philologie éclairée. Nous le répétons : les mots ont une âme et une vie, si bien que, dans ce secteur également, se référer aux origines peut souvent ouvrir des perspectives insoupçonnées. Ce travail, d’ailleurs, serait encore plus fécond s’il ne se contentait pas de reculer jusqu’au latin en partant des langues « romanes », mais si le latin lui-même était rattaché au tronc commun des langues indo-européennes dont il n’est, dans ses éléments fondamentaux, qu’une simple branche.

     

    Julius Evola, Chapitre V de "L’arc et la massue" (PDF)

    http://la-dissidence.org/2013/07/26/julius-evola-laffaiblissement-des-mots/

  • Alain de Benoist, une aventure intellectuelle et le refus du christianisme

    Au moment où la direction du Figaro et du Figaro-magazine change de visages avec la nomination des talentueux Alexis Brézet et Guillaume Roquette, remontons un peu le temps... à l’époque où Robert Hersant et Louis Pauwels donnaient une tribune à la Nouvelle Droite.
    Le nom d’Alain de Benoist reste largement méconnu du grand public, même si l’intéressé fait ici ou là quelques apparitions à la télévision, notamment chez le non conformiste Frédéric Taddei. C’est vrai qu’il ne compte pas au nombre des intellectuels dits médiatiques. Et pourtant, à un certain moment, qui correspond approximativement au septennat de Valéry Giscard d’Estaing, il a bien failli devenir une figure phare de l’actualité, aux confins du monde de la pensée et de celui de la politique. On l’a complètement oublié aujourd’hui, mais l’équipe réunie autour d’Alain de Benoist, à l’enseigne de la nouvelle droite, avait réussi un coup d’éclat exceptionnel avec le lancement du Figaro-magazine, supplément hebdomadaire du quotidien, dont elle assumait la direction et la rédaction. C’était l’écrivain Louis Pauwels qui avait permis cette prise de pouvoir, grâce à ses liens privilégiés avec Robert Hersant, patron du groupe de presse qui avait conquis le journal où s’étaient illustrés notamment François Mauriac et Raymond Aron. Ces deux noms sont significatifs du déplacement idéologique qu’impliquait l’arrivée des nouveaux venus dans la vieille maison. Pauwels savait parfaitement ce qu’il faisait en intronisant la nouvelle droite dans le dernier fleuron de l’empire Hersant. C’était une idéologie en décalage total avec le libéralisme d’Aron et le christianisme de Mauriac qui allait s’imposer, dans le but de donner à la droite la justification qui la conforterait, en contrant ainsi le leadership culturel de la gauche. Le Figaro-magazine, ce devait être l’anti Nouvel Observateur.
    A posteriori, on perçoit comment l’opération, même si elle était risquée, pouvait être tentée. Dans le climat de l’après-Mai 68, rien ne semblait pouvoir résister sur le terrain culturel à une gauche et à une ultra-gauche qui dominaient l’université, les médias et les réseaux du type « maisons de la culture ». Pourtant, à la suite de la fondation de la Ve République, la droite avait tenu les institutions politiques vingt-trois ans durant, mais le gaullisme n’avait pas su ou pu susciter le courant qui lui aurait permis d’influencer les esprits et de disposer des « intellectuels organiques » dont Antonio Gramsci avait établi qu’ils constituaient l’armature indispensable à une entreprise politique durable. Pauwels avait repéré ce groupe de jeunes gens qui entendait disputer à l’intelligentsia marxisante la maîtrise de l’espace de la pensée. Il était d’autant plus disposé à faciliter leurs entreprises qu’il se reconnaissait entièrement dans des positions qui tranchaient violemment avec les idées du moment. Ce qui distinguait particulièrement de Benoist et ses amis ? Trois motifs idéologiques principaux : l’élitisme nietzschéen, l’antichristianisme et le biologisme, c’est-à-dire la propension à rapporter toutes les caractéristiques humaines au patrimoine génétique. C’est en lisant les revues de la mouvance (Nouvelle École et Éléments), que Pauwels s’était initié à cette thématique, qui rejoignait ses propres aspirations. Ainsi, le projet de donner un maximum d’audience à cette nouvelle droite s’était-il formé dans sa tête.
    Ce projet fut réalisé dans une première phase avec la création du Figaro-dimanche à l’automne 1977. L’essai étant concluant, un an plus tard une étape décisive était franchie avec le lancement d’un véritable magazine, qui allait connaître rapidement un succès assez considérable, au point de pousser les ventes du quotidien lui-même. « Au plus fort de son histoire, explique Alain de Benoist, il allait parvenir à 850 000 exemplaires, soit deux ou trois millions de lecteurs. » Le succès en revenait à une équipe de journalistes issue des rangs de la nouvelle droite, qui avait fait son apprentissage pour partie dans les publications de cette mouvance, et pour partie à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles, où Robert Bourgine avait d’abord accueilli un grand nombre d’entre eux. Même s’il a récusé la rédaction en chef de l’hebdomadaire, Alain de Benoist est étroitement associé à son orientation. Il détermine avec Louis Pauwels les sujets à aborder par lui-même ou ses amis. Yves Christen tiendra alors une place de premier plan, en assumant le suivi des questions scientifiques, principalement en biologie. L’expérience durera deux ans. Elle sera, en effet, interrompue par une campagne de presse car entre temps une opposition s’est réveillée. La montée en puissance de gens qui, la veille encore, étaient inconnus, ne pouvait qu’attiser la curiosité sur l’idéologie mise en valeur par le Figaro-magazine. Une vaste controverse devait s’ensuivre.
    Paradoxalement, à la suite de la publication de dossiers dans le Monde et dans le Nouvel Observateur, c’est un moment de promotion incroyable pour le chef de file et sa mouvance. Alain de Benoist raconte lui-même : « En l’espace de quelques semaines, plusieurs centaines d’articles furent consacrés à la nouvelle droite qui se trouva ainsi propulsée sous le feu des projecteurs. Après les articles, il y eut les livres, les émissions de radio et de télévision. Je donnais des interviews en rafale. L’une des interventions les plus mémorables consista dans les deux pleines pages parues dans France Soir sur le thème « Que faut-il penser de la nouvelle droite ? », un débat animé par Pierre Sainderichain auquel participèrent Laurent Fabius, Yvan Blot, Jean Lecanuet, Bernard Henri-Lévy, Claude Vincent et Jean-Edern Hallier. Fabius et Lecanuet ne connaissait strictement rien à la ND, ce qui ne les empêcha pas d’en discuter avec beaucoup d’assurance. Playboy me consacra son interview du mois. Je fus également pressé de questions par les télévisons française, belge, canadienne, allemande, suisse, norvégienne, japonaise, danoise, israélienne, mexicaine, brésilienne, libanaise etc. On me demandait si je comptais me présenter à l’élection présidentielle. C’était surréaliste. »
    Cette citation est tirée d’un ouvrage d’entretiens avec François Bousquet où Alain de Benoist s’explique très largement sur sa propre histoire et son aventure intellectuelle. Il s’agit d’un document de synthèse particulièrement précieux, parce qu’il permet d’apprécier une trajectoire qui se situe dans l’évolution des idées contemporaines même si finalement elle n’a pas connu l’aboutissement espéré par ses concepteurs. Mais la nature de cet aboutissement apparaît bien problématique. J’en ai mieux pris conscience en lisant ce livre, où je suis d’ailleurs désigné à bon droit comme un des premiers adversaires de la nouvelle droite. En ces années où je la combattais, j’étais persuadé que l’équipe de Nouvelle École (c’était l’expression qu’avec mes compagnons de combat nous employions le plus généralement parce que c’est la revue qui concentrait les vraies orientations de la mouvance) avait déterminé très lucidement une stratégie de prise du pouvoir, de type gramscien. Les leaders de la nouvelle droite ne désiraient pas, me semblait-il, se mettre aux commandes de l’État. Ils entendaient donner une justification idéologique à la droite — dans le cas présent la droite giscardienne. Justification qui aurait orienté les choix régaliens. L’élitisme nietzschéen n’était-il pas de nature à apporter « un supplément d’âme » à la classe dirigeante, qu’elle appartienne à la technocratie d’État ou aux grandes affaires ?

    J’avais subodoré — ce que confirme le livre d’entretiens — que bon nombre des thèses de Nouvelle école avaient été reprises dans un ouvrage de Michel Poniatowski, personnage clé du système giscardien. N’était-ce pas un indice d’entrisme politique ? Eh bien, je me trompais ! Alain de Benoist n’avait pas conçu de stratégie dans ce sens là. On peut même préciser que cela aurait été contraire à lui-même, non seulement parce qu’il n’avait aucune appétence pour le pouvoir, et même pour une vocation révolutionnaire de type léniniste, mais aussi parce que soldat de l’idée pure, il aurait dérogé à sa vocation en prenant des chemins qui l’auraient détourné de sa mission de chercheur. C’est sa part idéaliste, d’ailleurs à son honneur, qui l’a amené à persévérer dans sa voie propre qui est l’amour désintéressé de la spéculation.
    Je lui dois au moins cet hommage après l’avoir combattu avec tant d’ardeur et de continuité. Mais en 1979, l’été de la nouvelle droite correspond à sa chute. Pour compléter le récit de cet échec, il faudrait se référer à un long article publié par Jean-Claude Valla, disparu il y a deux ans et qui fut le bras droit du chef de file. Il y explique minutieusement comment Louis Pauwels qui avait assuré la promotion de ses amis, fut amené progressivement à les désavouer, en les congédiant, fut-ce avec mauvaise conscience. Pour la droite au pouvoir, pour Robert Hersant, la nouvelle droite était devenue trop compromettante. Jean-Claude Valla apparaît bien plus blessé qu’Alain de Benoist par la fin de son Figaro-magazine où il avait été plus directement associé à Pauwels. Il est vrai aussi, qu’écartée du principal vecteur de son influence, l’équipe va perdre la visibilité qu’elle avait acquise de façon assez prodigieuse, ainsi que l’intérêt des milieux dirigeants. Le de Benoist de ces années Figaro intriguait bien des gens, notamment du côté patronal, où l’on était soucieux de découvrir des talents de défenseur du capital. Il y eut même un contact avec François Michelin, flanqué du père Marie-Dominique Philippe ! Fallait-il que l’un et l’autre soient ignorants de l’antichristianisme fondateur de Nouvelle École !
    Alain de Benoist ne semble guère ressentir de nostalgie à la suite de cet échec : « Pour ma part, l’expérience du Figaro-magazine m’a surtout définitivement vacciné contre l’illusion consistant à croire qu’il est possible de réarmer intellectuellement une famille politique dont l’intérêt pour les idées tient à l’aise sur un confetti, surtout quand ces idées contredisent ses intérêts de classe. Pour le dire autrement, le Figaro-magazine était quand même l’organe de la bourgeoisie libérale, que je tiens aujourd’hui, non seulement comme irréformable et indéfendable, mais bel et bien comme l’ennemi principal. » Il y a tout lieu de considérer comme véridique cette déclaration. Car son aventure personnelle s’est poursuivie, sans plus de regrets de sa part, toute sa passion de chercheur boulimique se satisfaisant de sa quête du savoir et du sens des choses.
    Ce volume de « Mémoire vive » m’a permis de percer, je crois, l’essentiel de l’énigme qu’Alain de Benoist a toujours représentée à mes yeux.

    Gérard Leclerc http://www.voxnr.com/cc/dt_autres/EFZluAkpkyPtaqSJak.shtml

    Notes :

    Réponse d'Alain de Benoist
    19 juillet 2012
    Cher Gérard Leclerc,
    Je tiens à vous remercier de l’article consacré à Mémoire vive que vous avez publié dans La France catholique. C’est un article intellectuellement honnête, ce qui n’est pas courant de nos jours. Vous y allez à l’essentiel, en faisant apparaître ce qui nous oppose radicalement et ce qui pourrait éventuellement nous rapprocher. Encore merci.
    Je regrette les conditions "polémiques" dans lesquelles nous nous sommes connus il y a plus de trente ans, d’abord parce que la polémique est toujours une perte de temps, ensuite parce qu’elle interdit tout débat. J’espère donc que nous aurons un jour prochain l’occasion de reprendre la discussion de vive voix. Ce serait l’occasion de lever un verre au souvenir de Gabriel Marcel !
    Cordialement,
    Alain de Benoist

    source :

    France Catholique n°3317 daté du 27 juillet 2012 :: lien

  • 11 septembre, l’autre anniversaire qui prête à la nuance

    La crise syrienne nous en offre un nouvel aperçu,  l’étude de l’Histoire nécessite de garder la tête froide et de juger les hommes et les évènements  avec le recul nécessaire.  Elle  s’accommode mal du manichéisme visant à définir de manière abrupte les « bons »  d’un côté » et les « méchants » de l’autre, le  camp du bien et du mal.  Nous savons aussi que même  les « grandes figures » des régimes  qui se sont  réclamées   des  idéologies criminelles qui ont ensanglanté le XXème siécle ont d’ailleurs  souvent obéi  à des  motivations souvent  complexes,  dépassant le cadre strict des  idées qu’elles professaient. La volonté de peindre  l’adversaire sous les couleurs du diable est une   posture, une grille de lecture   qui est celle de tous les totalitarismes. C’est aussi un axe de propagande (toujours efficace ?) utilisée avec constante par la caste politico-médiatique  relayant plus ou moins consciemment les mots d’ordre de leurs bailleurs de fonds mondialistes. En ce 11 septembre,  jour  anniversaire de la destruction des twin towers qui marque  symboliquement  l’entrée du monde dans le XXIème siécle,  nos médias  évoquent aussi le quarantième anniversaire du coup d’Etat qui au Chili  renversa  Salvador Allende trois ans après son élection avec  36,3% des voix. Un événement là aussi qui mérite des jugements nuancés.

     C’est à Salvador  Allende,  icône alors des idiots utiles et  autres militants des   forces de progrès en lutte contre « l’impérialisme américain »,    que  François  Mitterrand,  sitôt élu nouveau Premier secrétaire du PS,  accorda sa première visite en septembre 1971. Un  voyage de soutien  à son homologue socialiste chilien à la tête d’un parti dont l’hymne était La Marseillaise chantée en espagnol, hommage de la révolution chilienne en marche à sa matrice française de 1789…

     En France justement, ce sont de nombreuses municipalités de gauche, notamment communistes,  qui commémorent aujourd’hui la fin brutale  de « l’expérience socialiste » au Chili. Un coup d’Etat  explique Gérard Thomas dans Libération,  qui fut l’aboutissement d’une entreprise de déstabilisation des Etats-Unis.

     « De grèves en conflits sociaux, de coups fourrés américains en retraits massifs de capitaux, le gouvernement finit par battre de l’aile. A l’aube du 11 septembre (…)  l’infanterie de marine se soulève à Valparaiso. Les autres corps d’armées suivent. Le Président a été trahi par Augusto Pinochet, le tout-puissant commandant en chef de l’armée de terre, qu’il a lui-même nommé quelques semaines auparavant (…). Après une vaine résistance, Allende s’y suicide avec la kalachnikov que lui a offerte Fidel Castro lors d’un voyage officiel. Une chape de plomb tombe sur le Chili pendant seize ans. La répression y fera 4 000 morts et disparus. »

     Un internaute sur le site de France Inter tient cependant à préciser   que « le programme politique de l’Unité populaire mené par Allende était très loin d’être un projet progressiste mais modéré qui aurait utilisé la voie démocratique. Il relevait clairement de la classique ligne marxiste-léniniste, avec toutes ses désastreuses conséquences politiques, économiques et sociales. C’est à la demande du parlement chilien que l’armée mettra dramatiquement fin à cette expérience catastrophique pour le Chili. »

     Un rappel historique  qui  n’est pas sans évoquer celui du  plus grand pilote français de la Seconde Guerre mondiale, l’as de la RAF Pierre Clostermann, dans son livre « L’Histoire vécue », qui affirmait qu’Allende  était « vomi par le peuple chilien » au moment du coup d’Etat de 1973.

     Une réalité escamotée par L’Humanité qui rappelle  cette semaine la politique menée alors  par Washington, en pleine  guerre froide,  à l’échelle de  l’Amérique du Sud pour  « exterminer les forces de gauche du continent ». Cela  ne mange pas de pain, le quotidien communiste flatte l’antipapisme de ses lecteurs  en affirmant, péremptoire,    qu’ « en  ce temps là, le pape François, chef des Jésuites en Argentine, ne pipait mot » sur les persécutions dont étaient victimes les militants progressistes…

     A contrario, en décembre 2006, à l’occasion de la mort d’Augusto Pinochet, Piotr Romanov  sur le site d’information russe Ria Novosti,   portait  un jugement équilibré sur cette période. « Les appréciations portées sur l’activité de Pinochet ont été souvent arrachées à leur contexte historique. Par conséquent, on peut qualifier feu Pinochet de grand criminel ou d’excellent homme d’Etat, car l’un comme l’autre est vrai (…) ».

     Comment le nier et l’escamoter, «  l’année 1973 fut marquée par une grande effusion de sang, des milliers de personnes furent tuées, des dizaines de milliers de personnes subirent des outrages et des tortures inhumaines. Personne n’oubliera les escadrons de la mort qui emportèrent des adversaires politiques à demi morts en hélicoptère et les jetèrent dans l’océan. Personne n’oubliera le stade de Santiago où fut torturé l’éminent guitariste, poète et chanteur Viktor Jara: on lui coupa les doigts. Personne n’oubliera les sévices exercés sur les femmes dans les prisons de Pinochet et beaucoup d’autres choses pour lesquelles Augusto Pinochet méritait certainement la peine capitale prévue par la loi. »

     Pour autant  «l’image romantique du socialiste Salvador Allende (…)  ne doit pas être (…), un voile dissimulant le chaos dans lequel avait plongé le pays sous sa direction. Les critiques rappelleront tout de suite le rôle peu reluisant joué alors par les Etats-Unis, et ils auront raison. Mais il faut reconnaître également que l’ingérence américaine ne fit qu’aggraver la crise provoquée par les actions inhabiles de la gauche. Un verre de lait pour chaque enfant, ce qui avait été pratiqué sous Allende, ne pouvait pas remplacer une économie efficace permettant à chaque parent d’acheter lui-même du lait à ses enfants. »

     « N’oublions pas non plus poursuit-il  ce qu’avait fait Augusto Pinochet après le coup d’Etat. Certes, pas lui-même, mais ses assistants: il invita un groupe de garçons de Chicago (les fameux et controversés  Chicago boys  s’inspirant de la doctrine de Milton Friedman, NDLR)  économistes libéraux, qui l’aidèrent à accomplir le miracle chilien envié aujourd’hui par tous les pays d’Amérique latine. Ce miracle avait été accompli au prix du sang, mais il fut tout de même accompli !».

     « (…). Bref, le général accomplit, pour beaucoup, les promesses qu’il avait faites. Son Fonds des pensions protège aujourd’hui dûment les intérêts des simples retraités chiliens. Pinochet lutta contre l’analphabétisme, de même qu’Allende, etc. ».

     « (…) A mon avis, conclut-il,  le Chili d’aujourd’hui est, en fait, l’enfant de deux pères: Salvador Allende et Augusto Pinochet. Le premier lui laissa en héritage l’attachement aux principes démocratiques pour lesquels il a donné sa vie. Le deuxième laissa une économie stable et des instruments sociaux parfaits, sans lesquels la démocratie n’est qu’un moulage. »

     D’ailleurs, Piotr Romanov souligne aussi que «  rien n’empêchait Pinochet de rester dictateur à vie, son pouvoir était absolu. Il accepta lui-même les élections et transmit le pouvoir à un gouvernement démocratique dans un pays déjà stable et prospère. »

     Un constat qui fut aussi celui de l’ex Premier ministre britannique Margaret Thatcher qui s’exprima en 1999 en  faveur de la libération de Pinochet  lors  de la mise en résidence surveillée au Royaume-Uni, consécutivement au mandat d’arrêt international lancé par le juge espagnol Baltasar Garzón pour les violations des droits de l’homme commis sous son gouvernement.  .

     « Je suis bien consciente déclara publiquement Mme Thatcher à l’adresse du général Pinochet, que vous êtes celui qui a amené la démocratie au Chili, vous avez établi une constitution appropriée à la démocratie, vous l’avez mise en œuvre, des élections ont été tenues, et enfin, conformément aux résultats, vous avez quitté le pouvoir »

    Oui l’Histoire, les hommes sont complexes, et le blog de Bruno Gollnisch rappelait l’année dernière un pan occulté  de l’histoire du  docteur Salvador Allende, révélé au milieu des années 2000 par l’ouvrage de l’universitaire (de gauche) chilien  Victor Farias, « Salvador Allende, la face cachée » (éditions Grancher).

    Il y est exposé sans ambages le racisme, l’antisémitisme et les sympathies de jeunesse du futur président chilien-héros et martyr de la gauche pour les thèses du national-socialisme allemand.  Un livre qui fut accueilli par un silence de mort sous nos latitudes où le nom du défunt président chilien  est donné  à toute une série de rues et de bâtiments  publics…

    http://www.gollnisch.com/2013/09/11/11-septembre-lautre-anniversaire-prete-nuance/