culture et histoire - Page 1877
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Insurrection - ne plus Subir
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ANATOLE FRANCE : Une certaine idée de la France
Lit-on encore Anatole France ? C'est une question à poser au moment où se célèbre le cent cinquantième anniversaire de sa naissance. C'est dire que l'essentiel de son œuvre a déjà vieilli d'un siècle. Quant à l'homme... Académicien, dreyfusard, anticlérical à Légion d'honneur et grand collectionneur de dames, il fait songer à quelque momie à barbe blanche et calotte de velours, personnage de musée Grévin pour XIXe siècle agonisant.
Pourtant cet écrivain modèle qui se crut anticonformiste, avant de devenir le plus « politiquement correct » des plumitifs républicains surnage des cendres refroidies de son purgatoire grâce à une qualité, qui n'était pour lui que politesse : il écrivait le meilleur français de son temps.
Tranquillement partisan du paganisme antique, il passa à tort pour sceptique, alors qu'il fut ébloui par quelque soleil interdit.
Son amitié pour Jaurès n'altéra pas l'admiration que lui vouait Maurras. Heureuse époque où l'amour des lettres classiques pouvait réunir des adversaires acharnés.
Une courte biographie de Marie-Claire Bancquart, grande spécialiste d'Anatole France, dont elle dirige l'édition des œuvres en quatre volumes dans la Collection de la Pléiade, chez Gallimard, cherche à le remettre dans une perspective actuelle. C'est l'occasion de redécouvrir avec Les dieux ont soif un jugement pénétrant sur une révolution à laquelle le bicentenaire rend des couleurs. On découvre où conduisent intolérance et langue de bois : à la terreur.
Nul pseudonyme ne convient mieux au personnage : France. C'est déjà une sorte de programme littéraire, politique, héréditaire, ancré dans toutes les traditions antagonistes dont se nourrit une identité nationale particulière, de la monarchie à la république. Son père, Noël-François Thibault, dit Noël France, vient de Luigné, près d'Angers, et s'est établi libraire à Paris. Quant à sa mère, elle est la fille naturelle d'une meunière d'Auneau, près de Chartres.
Anatole, né le 16 avril 1844, quai Malaquais, au-dessus de la librairie paternelle, est élevé dans les bouquins, les manuscrits et les gravures de l'époque révolutionnaire, dont son père fait commerce.
De bonne heure bibliophile, érudit et bien entendu poète, il sera lecteur aux éditions Lemerre, puis commis surveillant à la bibliothèque du Sénat.
Il écrira sans nul doute la meilleure langue classique qui soit, toute nourrie d'antiquité grecque et romaine, ce qui le conduira à un paganisme un peu livresque, où la sensualité va compter bien davantage que la familiarité avec les anciens dieux disparus.
Pour lui, la clarté prime tout. Aussi fera-t-il écarter d'une anthologie poétique qu'il dirige les vers de Mallarmé et même de Verlaine. Il a composé une ode à Napoléon III en 1870 - c'était bien le moment - et a quitté Paris en 1871 pour ne pas participer à la Commune, alors qu'il était mobilisé dans la Garde nationale.
Ironique et méfiant
Journaliste, critique, amateur de beaux livres et de bonne vie, il se fait connaître du grand public à trente-cinq ans, en publiant deux nouvelles : Jocaste et Le chat maigre. Suivent dans la foulée ; Le crime de Sylvestre Bonnard, Les désirs de Jean Servian et surtout Thaïs, dont l'argument est bien le (mauvais) goût de l'époque, puisque c'est l''histoire d'une pécheresse sauvée et d'un ermite damné" !
Il restitue ensuite avec un indéniable bonheur, le XVIIIe siècle dans La rôtisserie de la Reine Pédauque, où apparaît l'abbé Jérôme Coignard, dont il va faire le porte-parole d'une philosophie fort révélatrice de la mode des soi-disant Lumières. On voit très bien comment toute une tradition libérale de l'Ancien Régime va conduire à la Révolution. Le romancier, sous prétexte de nous faire sourire avec un récit picaresque, montre bien qu'il n'y a pas rupture, mais continuité d'une vieille tentation française - on pourrait presque dire gauloise - de jouissance, d'irrespect, de légèreté.
France est le témoin, hélas souriant, des méfaits de l'intelligence dans un pays facilement oublieux de son corps tout autant que de son âme. Chez ce Parisien, dont les ancêtres furent façonnés par les paysages "modérés" de l'Anjou ou de la Beauce, le tragique est évacué au bénéfice de la raison raisonnante. D'où une sécheresse, un manque de générosité, un égoïsme transmué en vertu qui lui vaudront plus d'admiration que de sympathie.
Sa peinture, exacte et habile, d'une société sans élan ni passion a quelque chose de sec qui ne fait certes pas de cet écrivain un "prince de la jeunesse". Ainsi sera-t-il boulangiste puis dreyfusard, passant de la droite à la gauche avec une retenue qui le conduira à se dépendre assez vite de ses engagements.
L'île des pingouins, livre assez tardif qu'il écrira alors qu'il a largement dépassé la soixantaine, reflète assez bien son itinéraire tout d'ironie et de méfiance.
Elu à l'Académie française en 1896, France se révèle grand maître d'un genre littéraire lui aussi totalement démodé : les dialogues, où interviennent tour à tour des interlocuteurs bien choisis, représentatifs des "types" d'une société marquée par les soubresauts de la fin de son siècle. Ainsi M. Bergerst, maître de conférences à la faculté des Sciences, qui énonce une opinion particulièrement "francienne" : « Les hommes furent jadis ce qu'ils sont à présent, c'est-à-dire médiocrement bons et médiocrement mauvais ».
Dénoncé par l'URSS
Le juste milieu ne se distingue de la médiocrité que par l'emploi d'une langue qui va faire d'Anatole France le champion, condescendant et satisfait, de la plus grande spécificité nationale, à laquelle ne peuvent pas échapper, jusqu'à l'époque contemporaine "tag-rap", les adversaires les plus résolus de tout nationalisme, y compris les plus révolutionnaires.
À la veille d'une guerre, dont il pressent tout autant que l'horreur les funestes conséquences, le vieux maître, devenu une sorte de directeur de conscience de tout ce que le pays compte d'intellectuels et de littérateurs, va publier, en 1912, Les Dieux ont soif. Ce roman historique montre les ravages de la partisanerie dans l'esprit d'un jeune homme honnête mais sectaire ; Evariste Gamelin est de ceux dont la vertu jacobine va faire un pourvoyeur de guillotine. Jamais le mécanisme de la Terreur ne sera disséqué avec moins de passion ni plus de justesse. Rien n'est pire finalement que les doctrinaires qui veulent le bien du genre humain. L'apparente générosité de l'idéologie des Droits de l'homme devient l'insatiable pourvoyeuse de l'échafaud.
Sans s'inscrire parmi les nostalgiques de l'Ancien Régime, le républicain Anatole France dénonce la Terreur. Ceux qui le comptaient un peu rapidement au nombre des leurs ne lui pardonneront jamais.
Il meurt, le 12 octobre 1924, dans sa propriété de "La Béchellerie", à Saint-Cyr-sur-Loire, en Touraine, après avoir épousé la femme de chambre de son ancienne maîtresse, Mme de Caillavet, et reçu le prix Nobel en 1921.
André Breton écrira alors au nom des surréalistes : « Avec France, c'est un peu de servilité humaine qui s'en va. Que ce soit fête le jour où l'on enterre la ruse, le traditionalisme, le patriotisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de cœur ! »
En contrepoint, le royaliste Charles Maurras reprendra l'éloge de Maurice Barrès : « Tout ce que l'on voudra ! Mais d'abord Anatole France a maintenu la langue française », ajoutant : « Et le style. Et le goût. Et l'esprit français. Nous lui devons bien cet hommage, Et nous le lui devons deux fois, comme Français et comme attachés de tête et de cœur à la tradition de la France ».
Son œuvre sera mise à l'index par le Saint-Office, tandis qu'il sera dénoncé en URSS comme ennemi du communisme. Il lui restait le public radical-socialiste bourgeois. Cela faisait encore du monde.
✍ Jean Mabire National Hebdo du 21 au 27 avril 1994
Marie-Claire Bancquart Anatole France, 278 pages, Julliard . -
Legio patria nostra
Le Figaro Magazine - 22/03/2013
Le 150e anniversaire du combat de Camerone sera fêté le mois prochain par la Légion étrangère. Les historiens se penchent à cette occasion sur cette prestigieuse institution militaire.
Le 19 février dernier, le sergent-chef Harold Vormezeele, du 2e régiment étranger de parachutistes, était tué au nord du Mali. Engagé à la Légion étrangère en 1999, belge d’origine, il avait été naturalisé français en 2010. Le nom de ce soldat de 33 ans a rejoint la longue liste des morts au combat d’une des plus prestigieuses institutions militaires de la France.
Avec leur képi blanc et leur pas lent, les légionnaires remportent un triomphe, à l’applaudimètre, lors du défilé du 14 Juillet. La littérature, de Pierre Mac Orlan à Jean des Vallières, le cinéma, de Un de la Légion (Christian-Jaque, 1936) à Diên Biên Phu (Pierre Schoendoerffer, 1991), sans compter la chanson (« Il était mince, il était beau, Il sentait bon le sable chaud, mon légionnaire ! », mélodiait Edith Piaf) n’ont cessé d’entretenir le mythe.
À la fin du mois prochain sera fêté le 150e anniversaire de Camerone. Un combat qui, chaque année, est célébré comme le premier haut fait de la Légion. En 1862, Napoléon III veut fonder au Mexique un empire dont le trône est offert à l’archiduc Maximilien d’Autriche, frère de l’empereur François-Joseph. Un corps expéditionnaire est envoyé là-bas. Après un échec devant Puebla, les troupes françaises, ayant reçu du renfort, repartent à l’assaut au printemps de l’année 1863. L’offensive les mènera à Mexico le 7 juin. Mais auparavant aura eu lieu l’engagement de Camerone (Camarón en espagnol). Le 30 avril, près de ce village indien, à environ 60 kilomètres au sud-ouest de Veracruz, la 3e compagnie du Régiment étranger, repliée dans une hacienda en ruine, affronte pendant toute une journée, à un contre trente, pas moins de 2 000 soldats mexicains.
À 9 heures, le siège commence. Le chef du détachement, le capitaine Danjou, officier qui a dix ans de Légion et plusieurs campagnes à son actif et qui porte une prothèse de la main gauche, fait promettre à ses hommes de tenir jusqu’à la dernière cartouche. Quand il est tué, à la deuxième heure de la bataille, les légionnaires ne cèdent pas. Vague après vague, les Mexicains attaquent. Sous un soleil de plomb, alors qu’ils n’ont rien à boire, les assiégés les repoussent chaque fois. Mais au fil du temps, leurs rangs s’éclaircissent. A 6 heures du soir, un assaut emporte les ultimes défenseurs de l’hacienda. Impressionné par l’incroyable résistance des légionnaires, le commandant mexicain force ses hommes à laisser la vie sauve à ce dernier carré. À la fin de la journée, sur un effectif initial de 61 officiers, sous-officiers et hommes du rang du côté français, il reste 15 hommes valides et 27 blessés : la 3e compagnie a perdu 70 % de son effectif. Mais les Mexicains comptent 300 tués et autant de blessés…
Depuis, à la Légion, faire Camerone, c’est se battre jusqu’au bout, la mémoire de ce combat occupant la première place dans les traditions légionnaires. Dans un petit livre qui se lit d’un trait, l’historien André-Paul Comor raconte en détail les tenants et aboutissants de cet épisode glorieux (1). En 1865, la main articulée du capitaine Danjou a été retrouvée. De nos jours, cette relique, pieusement conservée, est mise à l’honneur lors des cérémonies célébrant l’anniversaire de Camerone, le 30 avril, au quartier général de la Légion, à Aubagne.
Maître de conférences honoraire à l’IEP d’Aix-en-Provence, André-Paul Comor est un spécialiste reconnu de la Légion étrangère, à l’histoire de laquelle, avant ce Camerone, il avait déjà consacré trois livres. Et voici maintenant en librairie, avec une préface d’Etienne de Montety, directeur du Figaro littéraire et grand ami de la Légion, un remarquable ouvrage collectif, œuvre d’une soixantaine de collaborateurs dirigés par André-Paul Comor. Présenté sous la forme d’un dictionnaire, ce qui correspond à une ligne éditoriale de la collection « Bouquins », l’ouvrage décompose sous toutes leurs facettes l’histoire, les traditions et la culture de ces soldats en képi blanc qui font rêver les « fana mili » comme les amateurs d’aventures exotiques (2).
Fondée par une ordonnance de Louis-Philippe, le 10 mars 1831, aux fins d’engager des étrangers dans l’armée française, coutume qui vient de l’Ancien Régime, la Légion participe à la conquête de l’Algérie. Sous Napoléon III, elle est engagée en Crimée, en Italie et au Mexique. Au Tonkin, en Tunisie, au Dahomey, à Madagascar, au Maroc, les légionnaires participent ensuite à la grande aventure coloniale. De Verdun à la Somme, ils combattent sur les fronts principaux de la Grande Guerre. A l’entre-deux-guerres, ils s’illustrent au cours de la guerre du Rif et contre les Druzes au Liban. En 1940, après avoir participé à la prise de Narvik, la 13e DBLE rallie la France libre, mais la plupart des autres unités restent fidèles au maréchal Pétain. En 1941, lors des affrontements franco-français de Syrie, les chefs se ménagent mutuellement au nom d’un principe sacré : « La Légion ne tire pas sur la Légion. »
Le style « para-Légion » marquera l’armée
Viendront l’Indochine, Suez et l’Algérie. Certains régiments sont devenus des unités parachutistes, imposant un style (« para-Légion ») qui marquera plusieurs générations d’officiers. En 1978, le saut du 2e REP sur Kolwezi entre dans la légende.
Aujourd’hui avec ses 7 000 hommes de 140 nationalités (20 000 hommes à l’époque de la guerre d’Algérie), la Légion, dont trois des onze régiments sont basés outre-mer, reste une des meilleures forces de projection de l’armée française.
En ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Afrique, les légionnaires sont au rendez-vous de la mission qui leur est confiée. Jusqu’au sacrifice suprême : Français par le sang versé.
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
(1) Camerone, 30 avril 1863, d’André-Paul Comor, Tallandier.
(2) La Légion étrangère. Histoire et dictionnaire, sous la direction d’André-Paul Comor, préface d’Etienne de Montety, Robert Laffont, « Bouquins ». -
Insurrection - Terroriste
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Depuis les druides jusqu'à Byblos
Ce titre veut accrocher votre attention en reliant l'alphabet phénicien et notre chère langue française. J'essaierai de montrer un cheminement possible. Quoi qu'il en soit, les signes idéographiques, qui auraient pu mieux préciser les variations subtiles de la pensée celtique, furent délaissés. Une possibilité d'écriture disparue.
A contrario nous pouvons constater que les chiffres arabes ont un dessin unique ; ils se prononcent de multiples façons mais se comprennent très précisément par tous. Que serait notre monde s’il y avait la confusion des chiffres autant que celles des vocables ?
Quand nous regardons les moyens de communiquer entre les hommes, nous ne pouvons qu'être frappés par l'importance des signes muets. Un geste, une mimique, une attitude sont nos premiers dialogues. En fréquence, en importance, ils sont beaucoup plus nombreux que tout autre moyen d'expression. Il semblerait même qu'avant d'arriver à l'oral, il y ait l'image.
Cette proposition visuelle faite à l'ensemble du groupe est autre que celle de la parole ; elle sert à poser une relation entre les individus du groupe et le monde extérieur rempli de mystérieuses et formidables puissances. Dans ce monde-là, la langue est ignorée. Elle est sans pouvoir. L'image combine deux données : une surface prélevée sur une portion du ciel comme de la terre, et des figures produites par l’homme-prêtre ou le hasard, signe du destin. Les Aztèques furent un peuple errant jusqu'à ce qu'ils rencontrent un aigle combattant un serpent sur un cactus. Cette vision surprenante fit signe pour y établir leur capitale. Là, maintenant, s'élèvera Tenochtitlan, future Mexico. À travers les siècles cette image est restée le blason de cette mégapole du XXIe siècle.
Comment interpréter exactement cette image ? À la différence des langues, l'image n'est pas un système. Sans nécessité d'un émetteur et d'un récepteur, il lui suffit d'un observateur. Celui-ci, bien souvent, est un sage au regard bien acéré. L'apparition de la divination constitue l'étape préliminaire à l'invention de l'écriture. À la fondation de Rome le vol de douze aigles fit signification. Les augures, observateurs des oiseaux dans le ciel, se devaient de particulariser leurs bâtons (lituus) sacrés afin de les distinguer. Ils devaient faire sens dans l'objet lui-même - bien que, comme les druides, soumis au secret le plus absolu du « droit augural », ils dussent bien transcrire en langage leurs interprétations. Sur des parties sanglantes du foie entre les mains des haruspices, il fallait bien se rappeler la signification de tel ou tel lobe. On a découvert à Faléries (auj. Civita Castellana, au nord de Rome), une maquette de foie en terre cuite. En 1877, près de Plaisance (Piacenza, en Italie du Nord, près de Milan) on en trouva une autre, en bronze, avec les inscriptions étrusques adéquates. Les devins chinois eurent leurs premiers idéogrammes sur des écailles de tortues. Le devin se contente de lire les signes, contrairement aux mages qui interpellent les dieux ou aux prophètes qui traduisent leurs volontés. Ainsi nous arrivons au pictogramme qui systématise une figure. L'éclair schématisé affirme la foudre. Pour continuer vers l'idéogramme, nous savons qu'elle est le privilège du dieu des dieux, Jupiter.
Pourtant nous n'avons pas encore en quelque sorte abordé le monde vocal. Mais nous pouvons découper l'idée par une succession de sons ; des voyelles aspirantes comme un esprit pénétrant : IOVA. IOVIS (1) Les mots, les noms sonores suivent en incantations ; précisons les intonations faisant appel. Puis faisons une première périphrase en forme de nom : « Celui qui fait éclater le tonnerre ». Ensuite toute la littérature suit.
Nous, les Gaulois, nous n'avons pas choisi les signes de notre écriture ; il y eut une période d'alphabet grec avec de l'étrusque par-ci par-là. Puis une assise large et certaine socle de pierre d'un alphabet latin rigide écrit au burin. Si les druides avaient voulu transmettre leurs sciences hermétiques, subtiles, fugaces, ils auraient pu choisir des idéogrammes. Dans telle frise cernant un vase de bronze, telle boucle de ceinture ou sur une simple fibule, nous en devinons l'esquisse. Malheureusement ce savoir occulté s'interdisait toute transcription. Est-il sage de permettre à tout un chacun d'aller parmi les mystères du monde ? La fable de l'apprenti-sorcier en illustre le danger. Grâce à la lecture alphabétique nous devenons aisément scribe et devin. La divinité nous parle avec le langage du commun des mortels. On interpelle, on tutoie la divinité. Pourtant il est intéressant de constater que les fondateurs spirituels, Socrate compris, n'écrivirent aucun mot. Tandis que leurs disciples s'accrochent à chaque lettre d'un texte que leur maître n'a jamais vu.
L'alphabet vint dans le monde celtique par Massalia (auj. Marseille), colonie de Phocée en Ionie, si proche de l'origine des Étrusque. (600 av. JC) Les marchands partaient à l'aventure vers l'Occident. Mais il fallut attendre Jules César (3) rédacteur de sa propre histoire à la troisième personne, dans un style d'une limpidité extraordinaire, pour connaître, par écrit, la Gaule (50 av. JC). La religion chrétienne, dite en araméen, écrite en hébreu et en grec, nous fut transmise par une transcription latine. Seuls les Evangiles implantèrent vraiment l'alphabet latin dans chaque village par la nécessité de l'Office Eucharistique avec ses paroles sacramentelles nécessaires. Les textes latins vinrent en surcroît. Tout ce bagage culturel était conservé au moyen de l'écriture latine.
Une écriture transmise de cette manière nous a été, au sens littéral du terme, invisible. Elle nous semblait aussi transparente à l'oral qu'il fut possible. Les Romains, comme l’Église plus tard, se méfiant du monde mental des druides, avaient intérêt à cela. La fonction de l'écriture dans une France en gestation à l'époque barbare était de strictement préserver à des fins pieuses les leçons canoniques d'un Verbe Saint. Il faut dire que les constructeurs de cathédrales, ainsi que les enlumineurs de parchemins, se rattrapèrent pour s'exprimer dans le langage des symboles. Arrivons-nous toujours à en saisir la signification ? Souvent le guide patenté s'arrête aux données techniques. Nous aurions pu, comme le Japonais dans sa langue, associer aux phonèmes (kana) des idéogrammes (kanji), s'il y en avait eu à notre disposition. Les plus proches étaient dans les profonds temples de l’Égypte pharaonique. Mais les hiéroglyphes, partiellement idéographiques, étaient trop hermétiques, trop particuliers au Nil, trop parfaits dans leur tracé pour s'associer avec d'autres expressions écrites alphabétiques.
Tout être humain se caractérise par la parole. Bien grand mot quand il s'agit souvent d'un simple et léger grognement de satisfaction ou d'insatisfaction. Les sons s'articulent plus ou moins bien suivant les cordes vocales de chacun. Chaque langue parlée possède son propre génie. Faut-il accepter l'avis de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges, parfaitement bilingue espagnol/français, sentant que l'espagnol vous forçait à l'héroïsme tandis que le français s'imposait par sa syntaxe ? Beaucoup de personnes constatèrent que la mélodie naturelle de la langue italienne avait favorisé la naissance de l'opéra en 1607 à la cour du duc de Mantoue avec l’Orfeo de Claudio Monteverdi. L'allemand invite-t-il à la technique comme le laisserait supposer le XIXe siècle ? Seul un germaniste éminent pourrait y répondre. Nous qui vivons dans un monde arabophone, nous sommes étonnés par ses particularités vocales ; plusieurs sons nous sont inconnus : le "dad" en particulier. Même ayant deux parents libanais, les enfants élevés à l'étranger perdent par l'oreille et assez rapidement, leurs langues maternelle /paternelle. Le petit-fils venant se ressourcer au Liban doit s'adresser à ses grands parents dans une langue médiane. En poésie, domaine de l'oral jouxtant la musique, Mme Vénus Ghattas-Khoury reconnaissait la difficulté de traduire en français les poèmes en arabe d'Adonis. Elle trouvait plus d'eau dans bahr que dans "mer". Il y avait plus de feuillage dans chajarar que dans "arbre". Personnellement, je trouve plus de vastitude dans bahr, mais « la mer » danse devant mes yeux et m'invite au voyage. Cela vient-il de la chanson de Charles Trenet ? Des sonnets de Charles Baudelaire ? Est-ce un archétype révélé ? Effectivement, le chajarar bruit dans son feuillage tandis que l'arbre nous plonge du fond de ses racines « touchant à l'empire des morts » à la cime « au ciel voisine » (dans « Le Chêne et le Roseau » de La Fontaine). Dès la première syllabe, ce chêne souverain se plante profondément dans le sol, dans la gorge. Avec la seconde, il s'élève dans l'azur.
Faire un signe, aurait-il été plus parlant ? Quel aspect de la mer choisir ? « La mer, la mer, toujours recommencée ! » selon Paul Valéry ? Quel arbre choisir ? Le cèdre dans sa majesté ? Le cyprès dans son élévation ?
De toute façon, c'est dans cette région du Levant que s'inventa l'alphabet. Il faut se rappeler que les premiers oracles et prophéties, rencontrés en hiéroglyphes, se font sous Touthmôsis III et la reine Hatshepsout (1500 av. JC). Tandis que des cunéiformes attestèrent des prédictions dès Sargon d'Akkad (2334-2279 av. JC). Entre les hiéroglyphes impeccables, granitiques, solaires, et l'intelligence foncièrement démocratique des cunéiformes de la Mésopotamie, Ougarit (Syrie) tranche le langage en syllabes (1100 av. JC). Byblos (Liban) fractionne encore plus les sons en consonnes (900 av. JC). Le légendaire Cadmos, originaire de Tyr, toujours au Liban, ira à Thèbes, en Béotie, province grecque où il apportera cet alphabet - ce qui est assez paradoxal quand on se remémore l'adjectif populaire "béotien". Le génie grec ajoute les voyelles. Dès lors il s'agit d'être pratique dans les offrandes des dieux. Nous écrirons les offrandes faites, les bienfaits reçus. Mais aussi des chiffres. Que de chiffres ! s'exclama Jules Oppert, le déchiffreur des langues sumériennes. Pour le clergé, il était important de tenir à jour la comptabilité des dons faits aux Dieux. Que d'ingéniosités aux gestes maladroits s'expriment sur l'argile ayant traversé les siècles !
En vérité, quoique barbares, les Peuples de la Mer, ayant pillé les villes côtières phéniciennes, Ougarit, Byblos et les autres, repartiront vers l'Ouest pour répandre l'alphabet complet. Contrairement aux papyrus s'évanouissant en cendres, le feu des pillages affermit les cunéiformes sur l'argile recuite. Les Grecs avec les voyelles chantent les exploits des héros. Vers 540 av. JC, le noble Pisistrate, gouvernant Athènes en roi avec l'aide de la constitution de Solon, ordonne aux scribes de la Cité d'écrire une version officielle de L'Iliade et de L'Odyssée. Cela permettra aux Achéens d'Athènes de traiter leurs plus proches voisins « d'incultes et lourds Béotiens » (3). Trois siècles plus tard, en Méditerranée, parmi les aventuriers guerriers grecs, certains reconnurent quelques mercenaires gaulois. Ils prenaient plaisir à écouter les aventures de Diomède, d'Ulysse... Certains eurent même envie de raconter (en gaulois ?) puis de transcrire (en grec ?) leur propre épopée. Mais... c'était très difficile.
Toutefois c'est par la religion que la Gaule apprendra à lire et à écrire. Non par les chamans et autres sorciers, même pas par les bardes ou aèdes des nobles, mais par les clercs du clergé. Il faudra attendre bien longtemps pour que chaque sanctuaire de Gaule, des 36 000 paroisses, ait ses officiants prononçant avec exactitude leurs prières écrites sur un livre avec son papier bible, devenu sacré, au Dieu unique afin de sauver notre âme personnelle. Les mots Bible et Byblos se font ainsi écho dans les sacristies avant de prier pour nos morts. Que de bréviaires imprimés et récités aux heures canoniques, marqués par le carillon ! Les sons du peuple, sans grands supports écrits, se transformèrent en patois, différencié de vallée en vallée. L'un d'eux prit le devant et s'affina à la cour du roi de France pour donner ensuite la norme de la forme avec l'Académie Française.
Cependant, peut-être que malgré tout, même actuellement, il y a encore au fond d'une campagne, auprès d'un baptistère obscur, un vieil homme étrange. Le latin incompris, le français mal saisi, il regarde. Il suit les gestes d'un prêtre d'autrefois. Ils sont plus importants pour lui que les paroles sacramentelles. Dans le village, en observant, il cherche à comprendre la marche du destin de ses voisins au travers d'indices étranges. Sorte de druide du terroir, ce dernier prendrait pour l'anthropologie moderne le nom de chaman, comme pour tous les autres peuples trop proches de la nature. Ce sorcier-sourcier (certains prononcent l'excellent mot de "sourcellerie") est aussi un peu thaumaturge à l'occasion. Il ne comprend que des signes à lui transmis par son grand-père. Les limites de ses actions ne sont-elles pas plus grandes que celles de qui tente de saisir le monde avec l'alphabet des mots ou même des idéogrammes défilant sous ses yeux sur une étroite page ? Le bonheur de vivre l'heure présente dans toute sa magnificence profonde se raconte difficilement. Le mystère de l'existence reste plus vaste que toute expression.
Michel ROUVIERE Écrits de Paris janvier 2011
1) Nous retrouvons ce même aspect dans Jéhovah ou Yahvé. Rappelons qu'en latin I et J, puis U et V sont similaires
2) Pour accéder à la charge de Pontifex Maximus, il revendiqua dans son discours la divinité de Vénus du côté de son père et la majesté des Rois du côté maternel.
3) Vraisemblablement dès le VIIIe siècle av. J.-C, Hésiode, vivant à Ascra en Béotie, avait écrit « Les travaux et les Jours », ainsi que la généalogie des Dieux avec « La Théogonie ». -
Bobby Sands (Soldats Louis)
Musique de Soldats Louis sur l’Irlande du Nord avec des images d’archives de différentes manifestations.
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Y-a-t-il vraiment un déclin de la France ?
À Nicolas Baverez revient le mérite d'avoir le premier abordé cette question avec autant de courage. Tout d'abord on va donner des chiffres simples. La France depuis plusieurs années a des taux de croissance très faibles et même ridicules comparés à ceux des États-Unis ou de la Chine.
La France, qui avait un P.I.B. très supérieur à la Grande-Bretagne, est maintenant derrière elle. La croissance moyenne depuis 1990 est de 1,8% contre 2,8% en moyenne pour les pays de l'O.C.D.E. La France donc recule par rapport aux autres pays. Le taux de chômage en France est aussi un des plus élevés des pays de l'O.C.D.E. (presque 10% à la fin de l'année).
Nicolas Baverez ne veut pas faire de l'Europe un bouc émissaire commode selon ses dires. Cela serait sans doute inconvenant pour le politiquement correct. Mais il est pourtant vrai que pour la mise en place de l'Euro, la France a sacrifié pendant des années des points de croissance (et de chômage) que l'on finit toujours par payer très cher en termes de recul et de retard, tout cela pour arriver au marasme économique actuel. La croissance sera proche de zéro en 2003. La zone euro a une croissance quasi nulle contre 4% pour les États-Unis. L'euro trop fort n'est pas du tout adapté pour l'économie allemande qui se traîne et entraîne d'autres pays. On en vient donc à regretter l'ancien système monétaire qui avait beaucoup plus de souplesse puisque les taux de change nationaux s'ajustaient à la situation économique des différents pays. Depuis des années, nos politiques ont eu comme objectif l'intégration européenne et non pas la croissance, l'emploi ou la bonne santé économique du pays. La politique de désinflation compétitive avait comme objectif un franc fort accroché au mark. Pendant des années, il a donc fallu souffrir pour arriver au stade actuel d'une croissance nulle avec l'Euro. Que de temps perdu ! Les pays ayant une croissance positive significative (Grande-Bretagne, Suède... ) ne font même pas partie de la zone euro. La France tombe économiquement mais elle tombe aussi dans d'autres domaines.
L'immigration a sapé l'homogénéité française déjà fragile avec des régionalismes toujours prêts à revendiquer leur identité. Deux tiers des immigrés arrivant en France ont un niveau inférieur au premier cycle des collèges contre un quart aux États-Unis selon l'O.C.D.E. Alors que la France se désindustrialise et que les usines restantes sont de plus en plus automatisées, on fait donc venir en France une armée d'analphabètes qui n'auront sans doute jamais de travail et dont la descendance aura hélas un fort potentiel de délinquance tout en faisant baisser le niveau des écoles françaises.
La France baisse sur le plan culturel et intellectuel avec en plus une immigration qui sape son système éducatif. Elle s'islamise ; on ne sait vraiment compter officiellement au million près le nombre de musulmans en France. Notre pays perd donc une part de son essence occidentale ce qui peut avoir des effets négatifs sur son développement économique. Max Weber avait démontré l'influence de la religion sur l'économie. Malheureusement, certaines religions peuvent à contrario être défavorables au développement.
Elle vieillit puisque toute politique démographique qui favoriserait les Français de souche est considérée comme discriminatoire. A propos de la canicule, la France a eu le bilan le plus catastrophique des pays occidentaux et, après vingt ans de socialisme qui devait apporter le bonheur sur terre, le taux de suicide en France ne fait qu'augmenter pour devenir le plus important d'Europe de l'Ouest.
Pour finir, les Français se rendent compte que la construction européenne a échappé à la France. L'expression « l'Europe démultiplicateur de puissance » n'a aucun sens puisqu'on assiste pour la France au mieux à la cacophonie pour la politique étrangère de l'Europe (ex: la crise irakienne), ou au pire à prendre des directions opposées à la volonté de la France comme par exemple une Europe vassale des États-Unis. Dans une Europe à vingt-cinq ou trente, notre pays pèse de moins en moins pour les décisions. L'Europe attend la reprise américaine comme si elle n'avait aucune autonomie propre.
La commission de Bruxelles a accepté le libre-échange mondialisé ce qui revient à dire que la construction européenne n'a plus guère de sens sur le plan économique dans un contexte de mondialisation totale, l'atelier du monde se déplaçant en Asie. Cette baisse de l'économie française atteint évidemment le prestige de la France puisque sur le plan diplomatique on n'écoute malheureusement que les forts économiques et/ou militaires. Avec sa situation comparée aux États-Unis, la position française sur l'Irak avait quelque chose de surréaliste.
Que conclure de ce bilan ?
Le gouvernement Raffarin n'est manifestement pas à la hauteur et n'a pas redressé la pente ne serait-ce que vis à vis de la croissance et de l'emploi. L'Euro fort va sans doute continuer à plomber notre économie. L'Europe de Maastricht nous a imposé de nouvelles contraintes (comme s'il n'y en avait pas suffisamment en économie) qui annihilent toute politique économique volontariste. La France n'a plus sa monnaie et doit donc attendre un meilleur contexte international. L'expression jusqu'alors abstraite « perte de souveraineté » dévoile toute sa signification.
PATRICE GROS-SUAUDEAU STATISTICIEN - ÉCONOMISTE (2010) -
6 octobre 877 : la culture carolingienne
L'homme qui meurt le 6 octobre 877 dans un hameau de la Maurienne, au pied du Mont Cenis, illustre fort bien l'imbécillité du cliché qui voudrait que le Moyen-Âge eût été une période d'obscurantisme. Petit-fils de Charlemagne, Charles le Chauve a allié en effet un goût personnel pour la vie de l'esprit et une politique de mécénat digne des grands princes de la Renaissance.
C'est d'ailleurs l'expression imagée de "Renaissance carolingienne", forgée en 1839 par J.J. Ampère, qu'ont volontiers utilisée nombre d'historiens pour désigner le vaste mouvement intellectuel qui a été impulsé et protégé par plusieurs souverains du IXe siècle. Cette "Renaissance", née à la cour d'Aix-la-Chapelle, grâce aux beaux esprits dont Charlemagne, par souci de prestige, avait voulu s'entourer, a connu son plein essor deux générations plus tard.
Le règne de Charles le Chauve a connu des débuts chaotiques où la force des armes et les subtilités de la diplomatie tenaient plus de place que le culte des lettres. Il lui a fallu en effet se tailler sa place au soleil lorsque la mort du père, Louis le Pieux (840), a laissé face à face des héritiers vite devenus des concurrents pour se partager l'empire fondé par le grand-père Charles. Allié à Louis le Germanique contre leur frère Lothaire, Charles le Chauve obtient au partage de Verdun en 843 cette partie occidentale de l'empire carolingien qui va s'appeler un jour la France. Il lui faut se battre, bec et ongles, pour s'imposer aux grandes familles du Toulousain, de la Septimanie, d'Auvergne. S'appuyant sur une partie de l'aristocratie laïque et ecclésiastique (dont le précieux prélat Hinemar de Reims), Charles réussit à réunifier, pour peu de temps, le monde carolingien en se faisant couronner empereur à Rome, le jour de la Noël de 875, par le pape Jean VIII.
Ce n'est pas cette réussite politique, éphémère, qui justifie la gloire de Charles le Chauve mais bien plutôt son œuvre culturelle. Œuvre qui s'exprime à travers des gestes de générosité au moment de son couronnement, il offre au pape le trône dit de saint Pierre, toujours conservé au Vatican, et la Bible de Saint-Paul-hors-les-murs (ce célèbre manuscrit, commandé par Charles au scriptorium de Saint-Denis, a fait l'objet d'un fac-similé réalisé en 1993, en Italie ... pour un prix de vingt-huit millions de lires).
Dans un monde où l'écrit est rare (la culture germanique est de tradition orale), Charles veut que soit fixé sur parchemin, pour la postérité, le sens de son action : fier de ses racines, il fait composer un poème sur ses ancêtres et, pour marquer la continuité de sa lignée (il a eu quatorze enfants connus), il demande à son cousin Nithard, abbé laïc de Saint-Riquier, « de fixer par écrit pour la postérité le récit des événements de son temps ». Cette source nous est aujourd'hui précieuse.
Un diacre napolitain, Paul, offre à Charles un récit de la conversion de Théophile qui introduit en Occident les premiers éléments de la légende de Faust. Mais le principal titre de gloire de Charles, au plan intellectuel, est d'avoir protégé avec constance et efficacité un Irlandais, Jean Scot Erigène, « le lettré le plus savant et le plus original de son époque » (pierre Riché). Une originalité qui allait loin puisque Scot est l'auteur du Periphyseon, « la première grande synthèse métaphysique de l'Occident ». que l'Eglise considérait comme hérétique puisque ce traité tait un véritable acte de foi panthéiste.
P V National Hebdo du 1er au 7 octobre 2007 -
Les dérives des réseaux sociaux…
Le lycée Émile-Zola de Rennes traverse une crise…provoquée par facebook ! Depuis plusieurs semaines en effet, les élèves utilisent un « Spotted », c’est-à-dire une page Facebook où les adolescents sont invités « à avouer leurs sentiments à quelqu’un croisé au détour d’un couloir, dans le bus… » explique le proviseur dans un courrier adressé aux parents. « Les soupirants envoient ainsi leur message aux administrateurs de la page, qui le publient, en espérant que la personne ciblée se reconnaîtra. Le tout gratuitement et anonymement. »
Et la page facebook va plus loin : « Un fantasme, une pulsion, une obsession ? Grâce à l’anonymat, dévoilez-le avec discrétion. Ici aucune limitation, aucune restriction, aucun message ne se verra refusé », avait écrit l’administrateur anonyme de ce site.
De quoi susciter des difficultés au lycée… « Il y a eu de nombreuses dérives, des propos inadmissibles, outranciers et bien souvent à caractère pornographiques », a constaté le proviseur. Certains élèves n’hésitant pas à travers ce Spotted à régler leur compte avec d’autres ou à calomnier. « Ces dérapages interrogent et interpellent », juge le proviseur qui appelle les parents « à rappeler » à leurs enfants « les règles de bonnes conduite à avoir sur les réseaux sociaux ainsi que les risques encourus. »
Le problème des réseaux sociaux, c’est évidemment qu’il permet de rendre la parole de l’adolescent publique, alors que celui-ci, bien souvent, ne sait pas encore faire preuve de suffisamment de discernement et de prudence. En un clic, un mot est exposé au regard de tous, alors que dans la vie courante, il n’est souvent adressé en privé qu’à une personne. Ce phénomène d’amplification est dangereux, surtout dans le monde des adolescents qui, en recherche d’identité, sont très sensibles au regard de l’autre qu’ils considèrent comme un miroir. Voir ainsi étalé sur la place publique ce qui relève de l’intimité, ou encore des relations personnelles, voilà qui est malsain et souvent perturbant pour des jeunes en manque de repères, dont la construction psychologique n’est pas encore achevée…
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Alexandre Zinoviev
♦ Recension : Le communisme comme réalité (1981) [rééd. Livre de Poche, 1990] [ci-contre : couverture de Lire n°39, nov. 1978]
L'admirable auteur de L'antichambre du Paradis, de L'Avenir radieux (Prix Médicis étranger, 1978), du volumineux Les Hauteurs béantes et de Nous et l'Occident — pour ne citer que ses ouvrages majeurs — vient de publier, aux éditions Julliard / L'Âge d'Homme, un ouvrage qui expose, sous une forme qu'il estime simplifiée, sa théorie de la société communiste.
On pourrait croire qu'il s'agit d'un livre sur l'histoire de la société soviétique ou sur la sociologie de son système économique. Ce serait aborder la question du point de vue des idées abstraites, issues d'une certaine philosophie occidentale. Ou encore, étudier les implications des promesses généreuses que la veine utopiste investit dans le communisme pour en dynamiser la praxis politique. Alexandre Zinoviev ne veut pas perdre son temps à dénoncer cette société. Une telle démarche est négative et agit sur les émotions. Ce qu'il nous propose, c'est de comprendre. Parce que la compréhension s'adresse à la raison. « La dénonciation, écrit-il, a pour ennemi l'apologie, la compréhension — l'erreur ». En s'assignant le rôle de celui qui veut faire comprendre, Alexandre Zinoviev ne s'intéressera qu'aux faits objectifs. Pour donner un exemple de sa méthode, Zinoviev nous parle du fait, observable en Union Soviétique, des milliers de travailleurs arrachés à leur milieu naturel et obligés de prester des tâches pénibles, dans de rudes conditions. Ce fait, s'il est présenté par un dénonciateur, sera perçu comme le résultat conscient de le malveillance de personnes particulièrement méchantes. Celui qui, au contraire, s'efforce de comprendre devra observer la démarche suivante : repérer la logicité de l'événement et exclure tout raisonnement sommairement binaire, classant les événements en phénomènes “bons” ou “mauvais”. Le caractère “bon” ou “mauvais” est investi subjectivement et, en conséquence, une telle démarche s'interdit toute objectivité.
On se querelle beaucoup à propos de la terminologie à employer pour désigner le communisme. Certains lui préfère le vocable d'“oriental” sous prétexte qu'il prendrait une forme très différente si les idéaux marxistes avaient la possibilité de s'incarner dans un pays “occidental”. Pour Zinoviev de telles cogitations sont vaines. Le communisme est la mise en pratique des « idéaux les plus inéluctables de l'humanité » (p.15). En effet, notre auteur estime découvrir une constante anthropologique dans l'utilisation que font les hommes des mots. Le pouvoir de ces derniers est, sur les hommes, véritablement frappant. Ils utilisent, finalement, les mots, non pas pour fixer les résultats d'observations réelles, mais pour manipuler. La réalité passe ainsi au second plan. Dogmes et rêves participent d'un même refoulement des implications du réel. Alexandre Zinoviev a cette phrase terrible, qui n'est pas sans refléter un certain pessimisme à propos de la nature humaine : « … la société communiste incarne les rêves séculaires d'un ordre social idéal où règnent l'abondance des objets et des moyens de consommation (matérielle et spirituelle), les conditions les plus favorables au développement de la personnalité des citoyens, les meilleurs rapports sociaux. Bref, tout ce qu'une conscience petite bourgeoise peut imaginer de mieux dans la vie de l'homme est attribué au communisme » (p.26). Zinoviev semble parfaitement conscient de cette actuelle planétarisation de l'esprit petit-bourgeois.
Si sa patrie, l'Union soviétique, lui apparaît comme le lieu où cette mentalité a trouvé sa concrétisation la plus avancée, il reste convaincu que les faux schémas tranquillisants existent virtuellement dans toute la planète. Mais où de tels schémas s'enracinent-ils le plus précisément ? Pour Zinoviev, le communisme est un phénomène très naturel. Il est le fruit d'« un irrésistible appétit de survie », d'« un désir d'adaptation parmi la foule de ses semblables » et, enfin, d'« un besoin de sécurité ». Alexandre Zinoviev appelle cet éventail de désirs et de besoins, l'esprit communautaire. Son vocabulaire diverge du nôtre. Il semble utiliser l'expression “esprit communautaire”, là où nous préférerions nous servir des termes “esprit grégaire”. Nous espérons qu'il ne s'agit pas d'une nuance qui aurait échappé aux traducteurs.
La civilisation (qui est artifice) serait, pour Zinoviev, née d'une résistance à cet esprit communautaire. Elle en modérerait l'impétuosité, elle le canaliserait. La civilisation serait, avant toute chose, une “autoprotection” de l'homme contre lui-même. Cependant, la force de l'esprit communautaire provient du fait qu'il va dans le “sens de l'histoire” alors que la civilisation est un mouvement qui va à contre-courant. Par le truchement de cette forme subtile de dualisme, Zinoviev se pose, si nous nous arrogeons la légitimité de faire une lecture métapolitique de son livre, comme un conservateur individualiste. L'esprit communautaire est l'élément “chute”, comparable au thème du “péché originel” que le vieux conservatisme a toujours placé au centre de son anthropologie, pour, ensuite, en imprégner son discours politique. Ces idéologèmes remontent à Saint-Augustin. Après lui, on peut retrouver, dans l'histoire,la trace d'un pessimisme chrétien. Au XIXe siècle, des figures très en vue ont fortement contribué à consolider cette idéologie, surtout dans les débats qui les opposèrent à ceux qui étaient dénommés ou se dénommaient “libéraux”.
Parmi ces “chrétiens pessimistes”, il y a des catholiques (l'Espagnol Donoso Cortès) et des protestants ( le Danois Sören Kierkegaard, le Suisse Karl Barth, l'Américain Reinhold Niebuhr). Mais, celui qui a le plus insisté sur la doctrine du “péché originel”, est le cardinal anglais, converti au catholicisme, John Newman (1801-1890). Le fondement de sa pensée est une réflexion sur la nature “dépravée” de l'homme. Si les conservateurs, dont la démarche est exclusivement politique, croient métaphoriquement à l'idéologème du “péché originel”, le cardinal John Newman y croyait littéralement. La nature pécheresse de l'homme oblige le moraliste (et aussi le politicien chrétien auquel incombe une tâche morale) à “construire” un barrage contre le déluge que peut constituer toute volonté livrée à elle-même, c'est-à-dire à la dépravation originelle. Bien entendu, pour Newman, le barrage par excellence était l’Église catholique et romaine. D'autres conservateurs estimeront que des institutions différentes sont à même de jouer un rôle équivalent. Toute philosophie politique contient ces thèmes, qui, on le devine, sont récurrents.
L'anticommunisme se justifie, tant chez ces classiques du vieux conservatisme que chez Zinoviev, parce qu'il représente le déchaînement des forces naturelles que la “civilisation” contrôlerait. La mentalité conservatrice est pourtant une forme de dualisme, car elle exclut a priori tout dynamisme, tout mouvement. Il faut toutefois un mouvement pour que naisse une institution qui, ultérieurement, exercera le contrôle. Des modifications constantes doivent néanmoins y être apportées. L'institution n'est jamais antéposée métaphysiquement, elle est réponse à une urgence, à une nécessité. Dynamisme et stabilité sont appelés à coexister. Le philosophe Fichte a été l'un des premier à raisonner sur la nature de “projet” qu'ont les institutions politiques et les États. Même les turbulences propres au fond “populaire”, si elles sont canalisées — et non autoritairement refoulées — contribuent à bâtir ce que Zinoviev nomme la civilisation. Négliger totalement ces turbulences, c'est se condamner à la stérilité et à l’inefficacité.
La démarche conservatrice a été complétée, grâce à une très attentive lecture de la pensée jugée “révolutionnaire” de Fichte, par Arnold Gehlen Ce dernier ne rejette nullement la nécessité culturelle des institutions et leur rôle stabilisateur, mais démontre comment elles sont le produit de volontés. L'homme est le créateur de formes et, malgré le chaos instinctuel qu'il est, reste capable de produire ce qui domptera ce chaos, sans faire appel à un quelconque “arrière-monde”. La nature humaine ne peut plus désormais se concevoir comme intrinsèquement mauvaise, c'est la faillite de l'anthropologie dualiste.
Le livre de Zinoviev a un côté exhaustif. Tous les aspects du communisme sont abordés ; tous les arguments sont analysés, ce qui signifie que tout ce qui étonne, tout ce qui est innovation y est commenté dans de brefs chapitres d'une longueur proche de l'aphorisme.
Parmi ces courts chapitres, Zinoviev aborde le problème de l'adéquation ou de l'inadéquation de sa théorie du communisme à la définition généralement proposée en “Occident” du totalitarisme. Les auteurs libéraux-conservateurs américains (comme, par ex. Hannah Arendt) comparent généralement la dictature hitlérienne au système stalinien ; les deux formes de gouvernements seraient de nature semblable et ne divergeraient que par quelques formes superficielles. Zinoviev, lui, pense que la nature du gouvernement n'a qu'une importance secondaire. En Allemagne, écrit-il, les conditions de vie de la majorité de la population sont restées semblables à ce qu'elles étaient auparavant. Même s'il est légitime d'utiliser le terme de totalitarisme pour le national-socialisme, il faut le faire en sachant que la violence y est imposée par les dirigeants, donc par le haut et indépendamment de la structure sociale du pays. Le totalitarisme soviétique est issu de la structure même de la société. C'est pourquoi Zinoviev préfère ne pas utiliser le mot “totalitarisme”, pour définir le régime qui règne dans sa patrie. Il y a, pour lui, ressemblance avec le totalitarisme qu'aux moments de crise, de maturation et d'installation.
Reprenant ensuite sa définition de “l'idée communautaire”, Zinoviev parle des lois qui régissent ce phénomène social, qu'il appelle aussi le communautarisme. Les communautés qui se forment pour répondre aux exigences élémentaires de sécurité, de production et de nutrition ou d'autoconservation. Il n'y a que quelques règles de conduite communautaristes et les hommes les assimilent avec une rapidité étonnante. En voici quelques exemples : prendre plus qu'on ne donne; moins de risques et davantage de profits; moins de responsabilité et davantage de respect ; moins de dépendance à l’égard des autres et davantage de dépendance des autres à l'égard de soi-même.
Ce panurgisme de la facilité affecte toutes les relations sociales de l'individu. Dans la société soviétique, ces relations se tissent presque exclusivement à partir du groupe de base qu'est la cellule. Là-bas, l'individu n'existe qu'en tant que membre d'une telle cellule. C'est dans ces limites restreintes que peuvent pleinement s'exercer les effets de cette nature humaine que Zinoviev pose comme “dépravée”. Si l'on prend au sérieux l'idéologie d'égalité et de fraternité à laquelle aspire le christianisme depuis ses origines, ce collectivisme, dans l'abstrait, paraît parfaitement convenable. Dans le concret, en revanche, règne une sorte de loi de la jungle. Les moindres nécessités quotidiennes font l'objet de luttes acharnées entre tous. L'individu investit toutes ses énergies à trouver des combines, à être le bénéficiaire de favoritismes de tout genre. L'alignement s'opère inévitablement sur une moyenne de médiocrité et de sournoiserie.
La vie quotidienne et “communautaire” des Soviétiques, selon Zinoviev, ne laisse absolument aucune place à la réflexion spirituelle ou à la culture. L'opinion courante imagine que les sociétés “occidentales” se caractérisent par l'isolement des individus. Le jugement n'est pas faux. Mais, la camaraderie promise par le communisme s'est muée en promiscuité. L'individu subit les railleries de ses semblables, est observé dans les moindres détails de son existence privée. De telles situations sont particulièrement pénibles pour l'homme de qualité. Il lui faudra supporter, sans fuite possible, les spécimens sociaux éternels : forbans, bavards, badauds, “fanas” et caporaux-chefs. En plus, s'ajouteront la médisance, les querelles de vanité et la calomnie. Il serait pourtant trop facile d'attribuer à la seule société soviétique, toutes les caractéristiques de cette dégradation lente des rapports humains. Les sociétés occidentales, “libérales avancées” ou sociales-démocrates sont au début du processus. Les querelles d'employés, les jalousies sublimées partiellement dans une consommation ostentatoire, sont les indices navrants d'un abrutissement qui, à coup sûr, sera généralisé. La nature “dépravée” de l'homme se manifeste dans les plaisirs de nuire, de ne rien faire ou de faire le moins possible, dans ce que les Allemands appellent la “Schadenfreude”. L'idéologie égalitaire aboutit au culte de l'irresponsabilité totale, quelles que soient les idéologies qui prétendent l'incarner.
Zinoviev a prouvé qu'il n'était pas seulement un grand homme de lettres, mais aussi un fin sociologue. Si le vocabulaire qu'il emploie dans son livre semblera parfois très pesant au lecteur, ce sera un reflet du mortel ennui qui attend touts les sociétés chrétiennes (ou chrétiennes laïcisées) et industrialisées, avant de s'étendre à la planète entière.
► Robert Steuckers, Orientations n°1, 1982. http://www.archiveseroe.eu/