culture et histoire - Page 1876
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Conférence de Synthèse Nationale
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Insurrection - Mondialisation
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Écrire contre la modernité (entretien avec Pierre Le Vigan)
Plusieurs lecteurs m’ont posé des questions à propos de mon dernier livre Écrire contre la modernité, oralement ou par écrit. J’ai regroupé ces questions (ou remarques) sous un nom collectif : les lecteurs curieux (ou L.L.C.).
L.L.C. : Dans votre dernier livre, vous relativisez la continuité entre les Lumières et la Révolution française. Vous êtes ainsi au rebours d’une analyse qui, généralement située à droite, souligne la continuité entre les deux. Cela mérite quelques explications.
Pierre Le Vigan : Je souligne effectivement que les hommes des Lumières qui étaient encore vivants en 1789 ont été généralement hostiles à la Révolution, à l’exception de Condorcet, qui en sera toutefois victime comme Girondin. La plupart des hommes des Lumières encore vivants ont été hostiles non seulement au moment 1793 – 94 de la Révolution mais aussi dès 1789. Dès ce moment, la violence est le moteur de la Révolution, ce qu’ils refusent, qu’il s’agisse de la « prise de la Bastille » qui fut en fait le massacre de ses défenseurs (malgré la parole donnée), ou des journées des 5 et 6 octobre 89, où le roi est ramené de force à Paris. En ce sens, la Révolution est un bloc comme le disait Clémenceau. Or, l’esprit des Lumières ne se reconnaît pas dans cette rupture avec l’ordre ancien alors qu’il aspire de son côté à un bien s’instaurant progressivement, à une sorte d’ordre naturel fondé sur la raison qui déploierait son harmonie, ce qui est incompatible avec les soubresauts sanglants qui constituent le rythme de la Révolution française.
En réalité, le principal lien qui existe entre la Révolution française et les Lumières se fait à travers Rousseau. Mais on le sait : Rousseau occupe une place à part dans les Lumières. C’est l’un des sujets que j’aborde dans le livre. L’idéologie sommaire dite des Lumières n’a pas grand-chose à voir avec la réalité complexe et multiforme de penseurs trop importants pour être réductibles à un courant idéologique comme Rousseau, Diderot ou Voltaire.
S’il y a continuité entre un homme rattaché aux Lumières et la Révolution, c’est donc de Rousseau qu’il s’agit. La continuité existe dans la mesure où Rousseau ne croît pas à la possibilité d’un mouvement continu de progrès mais croît dans le constructivisme. En ce sens, sans préjuger de l’attitude qui aurait été la sienne, il est en phase avec l’esprit de la Révolution qui prétend tout reconstruire, et là, il y a continuité entre 1789 et 1794, les principales différences entre la phase 1789 et la phase robespierriste de 1794 étant le passage d’une Terreur spontanée et « populaire » (au pire sens du terme, c’est-à-dire populacier) à une Terreur d’État, mais aussi le passage de la souveraineté nationale au projet d’une souveraineté populaire. L’autre lien très fort entre Rousseau et la Révolution française est l’exaltation de l’esprit antique et tout particulièrement de la notion de vertu civique. La Révolution française se veut exemplaire et romaine. Ici, il y a continuité entre l’« antiquo-futurisme » de Rousseau et la Révolution française.
La continuité s’établit donc pour des raisons que l’on peut trouver « sympathiques » telles l’esprit civique et le culte du citoyens et pour des raisons très contestables à savoir l’aspiration non seulement à une société bonne mais à une société totalement bonne, absolument bonne, ce qui conduit inévitablement au totalitarisme, comme tous les rêves d’absolu. En ce sens, Marcel Déat n’avait sans doute pas complètement tort de voir une continuité entre Rousseau, la Révolution française, Robespierre (qu’il admirait et approuvait), et le national-socialisme allemand (dont Déat voyait bien les aspects modernistes – la « Révolution brune » – mais sous-estimait sans doute les aspects réactionnaires, eux aussi présents). Il aurait pu ajouter le bolchevisme. Rousseau est donc l’exception qui confirme la règle : il est le seul penseur des Lumières en continuité d’idées avec la Révolution française. Mais il l’est en partie pour des raisons contestables comme la volonté d’une table rase et d’un retour artificiel à un passé antique mythifié. À ce sujet, il faut noter qu’il serait difficile de défendre Rousseau et de voir avec sympathie les mouvements localistes et anticentralistes comme la Fronde ou la révolte vendéenne.
L.L.C. : À vous lire, vous paraissez beaucoup plus proche des auteurs républicains tels Alain Finkielkraut et Éric Zemmour que des révolutionnaires-conservateurs de la « Nouvelle Droite ». Vous paraissez éloigné des communautariens et proche des assimilationnistes. En d’autres termes, vous semblez un défenseur de l’idée stato-nationale. Qu’en est-il ?
P.L.V. : Dans la notion d’État-nation, c’est la nation qui doit être essentielle. L’État doit être un outil au service de la nation. Je ne crois pas que l’on puisse se passer de l’État. Attention : moins d’État, ce peut être plus de bureaucratie. C’est justement d’ailleurs ce qui se passe où nous souffrons d’une impuissance de l’État sur les grandes questions, impuissance mêlée à une omniprésence des pouvoirs publics dans nombre de domaines où ils ne devraient pas être présents tel la sécurité routière où s’impose une réglementation tatillonne attentatoire aux libertés les plus élémentaires. Dans la construction européenne d’aujourd’hui, la nation est la grande perdante car le lien entre l’État et la nation est perdu. Pseudo-régionalisme de féodalités locales d’une part, bureaucratie bruxelloise de l’autre, la nation s’affaisse au milieu de cela. L’État français n’est plus apte qu’à appliquer des réglementations européennes.
Il est tout à fait exact que je suis hostile à la déconstruction des nations. Qu’il y ait des identités locales, en Catalogne, en Bretagne, ailleurs, cela ne doit pas se traduire par un monolinguisme régional, ni même par l’obligation administrative d’un bilinguisme. Le niveau national est le moyen de peser plus lourd dans la mondialisation que le niveau régional. Il faut préserver ce « niveau » (le terme n’est pas élégant mais a le mérite d’être clair) national. En ce sens, je salue le grand travail unificateur de la République, à la fois la Ire République et la IIIe République, ou celui réalisé en Turquie par Mustapha Kemal. Ce n’est d’ailleurs pas l’école républicaine de Jules Ferry qui a fait disparaître les particularismes locaux, c’est la modernité technicienne et c’est pourquoi les particularismes n’ont vraiment disparu qu’après 1945. Il faut lire sur ce sujet Jean-Pierre Le Goff, La fin du village. Une histoire française (Gallimard, 2012). De même, dans les pays de l’Est de l’Europe, la modernité capitaliste a plus détruit les cultures locales en vingt ans que ne l’a fait le communisme, pourtant dévastateur et meurtrier, en quarante-cinq ans.
Si je défends la nation, c’est aussi parce que c’est encore le cadre le mieux adapté à l’exercice de la démocratie. C’est pourquoi je rends hommage à des figures républicaines classiques bien qu’oubliées tel Jean Prévost. Pour ses positions politiques tout comme pour ses qualités littéraires. « Il ne faut pas considérer l’auteur des Frères Bouquinquant, écrivait justement Roger Nimier, comme un écrivain mort trop jeune, qui n’a pas trouvé toute son audience, mais comme un prix Nobel en puissance et le maître d’une génération. » Je crois d’ailleurs beaucoup à la valeur d’exemplarité des esprits que l’on pourrait appeler « fermement modérés », dont Montaigne ou Jean Prévost sont des exemples.
La modernité est pernicieuse : c’est le refus des limites du réel, et c’est en même temps le rêve d’une fin de l’histoire. La modernité refuse la dialectique de l’histoire. Cela peut prendre la forme du rêve d’une société sans classes, ou d’une société sans races. Au fond, le projet du communisme et celui du libéralisme ont des points communs, à ceci près que dans l’homogénéisation du monde, le libéralisme est plus efficace que le communisme. Du reste, le communisme n’a eu qu’un temps, tandis que le libéralisme se porte bien. En outre, compte tenu de sa dimension idéologique, le communisme est (était) en effet obligé de faire des pauses, tandis que le libéralisme peut mener son projet sans obstacles, avec pragmatisme, en jouant à la fois des aspirations à l’égalité et des aspirations à cultiver les différences. Il s’agit bien entendu toujours de petites différences anecdotiques compatibles avec le grand marché mondial. Ainsi, le libéralisme est à la fois égalitaire – il n’accepte pas les reproductions de castes fermées – et communautariste – il souhaite des niches de consommateurs pourvu que celles-ci ne soient pas fondées sur des valeurs durables.
Ce qui fait le caractère déraisonnable de la modernité, c’est donc la croyance au Progrès, et non simplement à des progrès. De là vient aussi l’idée qu’il n’y a pas de nature de l’homme, que l’on peut donc tout faire de l’homme et avec l’homme, que l’homme est totalement malléable. Cette idée est très dangereuse et nie tout ce que nous apprend l’éthologie humaine. L’homme n’est pas un animal, mais il reste un animal. Tout n’est pas possible avec l’homme, sauf à le rendre fou et malheureux. « Nous n’avons pas envie de légitimer des sociétés qui font n’importe quoi avec l’homme » écrit justement Chantal Delsol.
L.L.C. : Y a-t-il des auteurs que vous regrettez de ne pas avoir évoqué ?
P.L.V. : À chaque jour devrait suffire sa peine. Vieille sagesse que nous avons souvent du mal – moi le premier – à accepter. On rêve toujours d’un livre meilleur, plus complet, mieux équilibré, plus abouti. Les ouvrages totalement réussis sont rares. Sur le seul plan des auteurs dont je n’ai pas parlé, il y a bien entendu des manques qui – si je puis dire – me manquent. Il est ainsi bien évident que Hannah Arendt me paraît un auteur contre-moderne fondamental, qu’Heidegger est très présent dans la problématique moderne/contre-moderne sans qu’il fasse l’objet d’un de mes chapitres, que Günther Anders lui aussi me paraît important, et est en outre très attachant – il faut le dire car nous sommes tous aussi des êtres de subjectivité. J’apprends aussi toujours beaucoup à la lecture de Massimo Cacciari. Je sais bien aussi que Drieu la Rochelle, sans être philosophe, était passionné par les questions de la modernité, et que sous divers angles, il les a abordées, non sans cruauté (d’abord avec lui-même). Je ne méconnais pas que Frédéric Schiffter est à l’origine d’une critique absolument radicale des arrières-mondes – et l’idéologie du progrès en fait partie, tout comme Clément Rosset (sur lequel j’ai écrit dans Éléments) a pu démontrer – ou tout simplement rappeler – que Platon avait inventé le moyen de penser à autre chose qu’au réel. Bref, la contre-modernité est vivante et ne cesse de s’alimenter de nouvelles figures. Car au vrai elle relève de l’insurrection de la vie contre le machinal. De la chair contre l’intellect, de l’âme contre l’esprit. C’est dire aussi que la contre-modernité ne se débarrassera jamais de la modernité.
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La condamnation politique du colonel Bastien-Thiry
Voilà 50 ans, le colonel Bastien-Thiry, condamné à mort par un tribunal d'exception, était fusillé au fort d'Ivry.
Le 11 mars 1963, vers 6h30 du matin, au fort d'Ivry où souffle un fort vent d'hiver, un homme vêtu d'un uniforme de l'armée de l'Air marche, chapelet à la main, vers un poteau d'exécution. Un soldat s'approche pour lui lier les mains, mais le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry refuse de se laisser bander les yeux. Il regardera la mort en face, comme il l'a fait au long de son procès en prenant sur lui l'entière responsabilité de l'attentat commis contre le général De Gaulle au Petit-Clamart, le 22 août 1962(1). Le peloton d'exécution tire. Coup de grâce. À 6h42, le dernier fusillé de l'Algérie française est mort, laissant derrière lui une veuve et trois fillettes.
« Nous ne sommes ni des fascistes ni des factieux mais des Français nationaux, Français de souche ou Français de cœur, et ce sont les malheurs de la Patrie qui nous ont conduits sur ces bancs », avait-il affirmé dans la déclaration faite devant la Cour militaire de justice, le 2 février 1963, en exposant les motifs qui poussèrent à agir les conjurés du Petit-Clamart.
Dans cette déclaration, le colonel rappelle, entre autres, comment après s'être solennellement engagé à maintenir la présence française en Algérie, le général De Gaulle s'est parjuré en abandonnant le territoire et les populations au FLN. Il dénonce l'inaction des autorités devant les enlèvements et meurtres de Français et le « véritable génocide, perpétré contre des Musulmans qui avaient cru en la France », accuse le Chef de l’État d'avoir saboté la « paix des braves » en livrant Si Salah, et d'avoir employé « tous les moyens pour briser la résistance nationale en Algérie », en particulier la toiture, « selon des méthodes analogues à celles de la Gestapo nazie ». L'inculpé s'érige ainsi en procureur face aux juges du tribunal instauré par celui qu'il accuse et qui, maître du pouvoir, a déjà montré que le sang d'autrui ne l'émeut pas.
Cette Cour de justice militaire qui va condamner le colonel Bastien-Thiry illustre parfaitement ce qu'est une justice d'exception - l'inverse de la justice. Créée en juin 1962 par le Garde des Sceaux, Jean Foyer, avec le concours du ministre des Armées, Pierre Messmer, elle succède au Haut- tribunal militaire, « coupable » de ne s'être pas montré assez docile en ne condamnant pas à mort le général Salan, chef de l'OAS.
Le Conseil d'Etat condamne la justice d'exception
Pour la présider, De Gaulle cherche un homme sûr ; son choix se porte sur le général de Larminat, l'un de ses premiers compagnons en 1940, mais celui-ci, écartelé entre l'honneur et sa fidélité gaulliste, préfère se suicider plutôt que de devenir « le Fouquier-Tinville de la Ve République », comme il le dit. On le remplace par le général Gardet.
Les avocats, en signe de protestation, se présentent sans leur robe devant ce tribunal politique, qui ne siège pas au Palais de justice mais au Fort-neuf de Vincennes. Cela ne l'empêche pas de condamner à mort Roger Degueldre, chef des commandos Delta de l'OAS. Le 28 juin 1962, entre le feu du peloton qui le blesse sans le tuer et les six coups de grâce tirés par un sous-officier paniqué, l'ancien lieutenant du 1er REP met onze longues minutes à mourir.
Or, le 19 octobre, coup de théâtre ! À la fureur de l’Élysée, le Conseil d’État annule l'ordonnance instituant la Cour militaire de justice, en raison de « l'importance et de la gravité des atteintes que l’ordonnance attaquée apporte aux principes généraux du droit pénal en ce qui concerne notamment la procédure qui y est prévue et l'exclusion de toute voie de recours ». Le tribunal d'exception est condamné.
Le gouvernement imagine alors de créer une Cour de Sûreté de l’État qui se saisira désormais des affaires relevant précédemment de la Cour militaire de justice ; mais pour laisser à la nouvelle institution le temps de s'installer, un texte de loi proroge la Cour militaire pendant 40 jours(2). C'est suffisant pour que, malgré le désaveu du Conseil d'Etat, De Gaulle lui confie le procès du Petit-Clamart, au terme duquel quatre inculpés sont condamnés à mort : Lajos Mar-ton (par contumace), Jacques Prévost, Alain Bougrenet de la Tocnaye et Jean-Marie Bastien-Thiry. Ce dernier seul est fusillé, Prévost et Bougrenet de la Tocnaye ayant été graciés.
Mais cette exécution, ordonnée pour satisfaire une vengeance et organisée, écrit alors Jérôme Gauthier dans Le Canard Enchaîné, avec un « luxe de clandestinité », ressemble jusqu'au bout à un assassinat judiciaire. « Pourquoi tant de précautions ? » demande ce journaliste. « La vraie pudeur est fière. C'est la honte qui rase les murs. Une certaine justice aussi, semble-t-il... De plus audacieux que moi croiront peut-être pouvoir en conclure qu'une justice qui tend un rideau de gendarmes entre le regard des consciences et ce qu'elle est en train de faire au pied du mur, y fait quelque chose de pas propre... »
Hervé Bizien monde & vie 19 mars 2013
Cf. M &V n° 864, septembre 2012.
Cf.Jacques Isorni, Jusqu'au bout de notre peine, La Table ronde, 1965. Comble d'ignominie, au cours du procès la Cour militaire de justice condamnera M" Isorni, avocat de Jacques Prévost, à une peine de trois années de suspension. -
Le propre de l’homme : remarques sur « Des animaux et des hommes » d’Alain de Benoist par Ulysse GIRARD
La définition de type aristotélicien opère par genre et différence; on ne peut poser l’identité d’une chose, en tant qu’elle participe d’une espèce, qu’en identifiant la différence qui la distingue des autres choses d’un même genre. L’homme est un animal rationnel : c’est un animal, mais il est rationnel, et en tant qu’il est rationnel, c’est un homme. Pour être identique à soi, il faut faire la différence; et pour cette raison, interroger ce qu’est l’homme, ce qui le constitue comme homme, ne peut pas être indépendant d’un questionnement sur ce qu’est le propre de l’homme, par rapport à ce qui n’est pas homme : Dieu, l’ange, la bête.
C’est pourquoi la question de la place de l’homme dans la nature ne peut se poser qu’en tant qu’elle n’est pas absolue, mais relative; relative à la place qu’occupe ce qui n’est pas homme, et en particulier ce qui en est le plus proche : l’animal. Cette idée sous-tend tout le livre d’Alain de Benoist. Celui-ci se pose comme une réponse au livre d’Yves Christen, L’animal est-il une personne ?, paru en 2009 chez Flammarion, qui affirme qu’en effet, l’animal est bien une personne. Alain de Benoist opère un déplacement intéressant : là où Yves Christen pose la question de la personnalité de l’animal, posant en creux celle de la personnalité même, Des Animaux et des hommes assume un recentrement sur la question du propre de l’homme. Évidemment, la question de la personnalité des animaux et celle du propre de l’homme ne sont pas indépendantes, mais l’axe de force a changé, et c’est ce changement, j’essaierai de le montrer, qui constitue à la fois la force et les limites du livre d’Alain de Benoist.
L’auteur défend la thèse d’une différence de nature entre l’homme et l’animal, d’un saut radical; il envisage une théorie de la nature constituée par quatre niveaux : microphysique, macrophysique, vivant, et enfin, le plus important pour ce qui nous occupe, humain. L’enquête, qui doit mener à cette conclusion, opère en trois temps. Les deux premiers chapitres présentent l’état de la question, en retraçant l’histoire de l’interrogation sur le propre de l’homme de l’Antiquité à aujourd’hui. Le troisième chapitre présente la thèse d’Yves Christen et l’attaque, avec justesse, sur un front plus philosophique et conceptuel que scientifique. Les deux derniers chapitres, en attaquant la posture épistémologique réductionniste d’Yves Christen et en essayant de montrer que cette posture, qui serait supposée par les partisans d’une différence de degré et non de nature entre l’homme et l’animal, ne tient pas, témoignent d’une réelle culture scientifique chez l’auteur. Ils sont aussi les plus problématiques.
L’éthologue et le philosophe
Les deux premiers chapitres exposent l’histoire de l’enquête sur le propre de l’homme, des Présocratiques à Luc Ferry et Jean-Didier Vincent. Cet exposé étant déjà un résumé condensé d’une histoire très riche, il est difficile d’en parler ici. Les trois chapitres suivants sont plus intéressants, dans la mesure où Alain de Benoist y rejette la thèse d’Yves Christen pour exposer la sienne.
La stratégie de l’auteur consiste à avancer non des arguments scientifiques, biologiques et éthologiques, que des remarques sur la pertinence conceptuelle de l’appareil qu’Yves Christen met en œuvre. Ce dernier défend la personnalité de l’animal, la personnalité entendue non dans un sens juridique (même si elle peut la sous-tendre) mais comme propriété du sujet conscient de soi et rationnel, en énumérant toutes les facultés que l’on pensait être le propre de l’homme et que l’on trouve en réalité partagée dans le monde animal : conscience de soi (réussite, par exemple, au test de Gallup par le chimpanzé), théorie de l’esprit, art plastique, conscience de la mort… Alain de Benoist attaque la position de Christen en soulignant à chaque fois combien les concepts utilisés par l’éthologue sont appauvris par rapport à leur rôle opératoire dans la vie humaine. Ainsi, les animaux qui seraient sujets de l’histoire parce qu’ils connaissent la guerre et la paix, la fondation de tradition culturelle… ne seraient pas historiques au sens où l’homme l’est, c’est-à-dire comme conscients d’une histoire (et il existe en effet une différence entre avoir une histoire et être un sujet historique). Les animaux seraient capables de morale, parce qu’ils sont capables de comportements pro-sociaux et de compassion : là encore, la morale ne se réduit pas à ces comportements. Pouvoir distinguer par apprentissage entre des toiles impressionnistes et cubistes, comme le font certains pigeons, ne permet pas d’inférer l’occurrence d’une expérience esthétique. Enfin, pour finir sur une note phénoménologique, Alain de Benoist discute l’idée selon laquelle l’animal serait plus pauvre en monde que l’homme, qui serait « configurateur de monde » (idée initiée par Heidegger), en tant qu’un monde est un ensemble de significations pour un organisme. La stratégie est efficace, et permet par ailleurs de vérifier à nouveau combien le dialogue entre philosophes et scientifiques peut être fécond, et pourquoi les champs doivent sans cesse s’ouvrir et s’interpénétrer.
Dans les chapitres suivants, l’auteur expose ses propres vues. Il oppose à la thèse réductionniste de Christen, qui viendrait appuyer une différence de degré et non de nature entre l’homme et l’animal sur une différence de degré physiologique, une théorie appuyée sur l’idée d’émergence, qui rendrait compte de la faiblesse de la différence entre homme et animal à un niveau cérébral et l’immense différence au niveau de la pensée, l’émergence rendant compte, pour une structure complexe et une dynamique, l’apparition de comportements imprédictibles par la seule connaissance des parties de la structure; en outre les propriétés du système n’existent pas au niveau des parties du système. Ce passage du livre pose problème ; en effet il faut noter que l’on aurait souhaité une définition de la différence de degré et de la différence de nature. Un changement de niveau, si tant que l’on sache bien de quoi l’on parle ici, est-il le signe d’une différence de nature ? Un changement de niveau peut, pour un système, être causé par l’apparition d’une nouvelle propriété. Mais cette apparition est explicable à partir des mécanismes qui composent le système, c’est-à-dire sa structure et sa dynamique. Doit-on alors parler de différence de nature ou de degré ? Il existe ici un problème conceptuel gênant, qui explique pourquoi on a peine à relier la discussion sur l’émergence avec le problème du propre de l’homme. Il existe de plus des distinctions fines au sein du concept d’émergence, entre émergence forte (apparition de nouvelles propriétés, donc conception ontologique), émergence faible (qui renvoie à un problème de calculabilité), nominale, et d’autres distinctions orthogonales, comme celle entre émergence synchronique et diachronique. Parle-t-on ici d’ontologie ? De calculabilité ?
À partir de cette discussion, Alain de Benoist expose une vue, traditionnelle dans l’histoire de la question du propre de l’homme, selon laquelle l’homme est un animal inachevé, qui serait le centre d’instincts et de pulsion contradictoires qui l’empêcheraient de pouvoir décider efficacement dans un environnement naturel complexe, et qu’il doit donc construire sa propre niche, c’est-à-dire créer, dans son cas, une culture. L’homme est un animal qui planifie, qui organise et qui norme, pour pallier la faiblesse de ses réponses biologiques. Le langage, en particulier, est le signe que l’homme est capable de se détacher de son milieu ambiant pour pouvoir penser. Cette conception apparaît en creux dans l’appendice qu’Alain de Benoist consacre à l’anthropologie philosophique, en particulier à Max Scheller et Arnold Gehlen, qui défend en effet cette position.
On pourrait objecter que l’animal apprend et, chez les grands singes en particulier, ils peuvent traiter de l’information détachée du milieu, pour des opérations de planification, et qu’il peut répondre à un même signal de bien des façons différentes, qu’il interprète et que l’association entre stimuli n’est pas toujours univoque. Il n’est donc pas biologiquement déterminé dans chacun de ses comportements, si par cela Alain de Benoist, comme on pourrait l’interpréter, et sa conception du monde animal semble fonder cette interprétation, entend que la réception de tel ou tel signe détermine univoquement le comportement à la sortie. Qu’est-ce qui diffère, alors, entre la plasticité animale et la plasticité humaine ? La plasticité humaine est de loin plus importante, et elle est ainsi une condition de possibilité de la culture, ce qui constituerait la différence de nature entre l’homme et les autres animaux. Or, c’est par là que se pose le problème fondamental qui se niche dans la position d’Alain de Benoist, et qui mine la formulation même de la question du propre de l’homme.
Humaine nature
Si l’on peut reprocher à Yves Christen de poser la question de l’animal en envisageant une extension démesurée du territoire de l’examen, de l’araignée danseuse au chimpanzé conscient de soi, nourrissant ainsi secrètement une forme cachée, mais redoutable et bien présente d’anthropocentrisme, Alain de Benoist tombe dans un autre travers : celui de l’humanisme. En effet, la conception qu’il se fait de l’homme, comme être de culture et être historique, conscient de son histoire, suppose une certaine conception normative générale. On pourrait avoir une définition biologique de l’homme, en termes de fécondité intra-spécifique et de stérilité interspécifique, ou phylogénétique, en termes d’ancêtre commun. Ici, la définition peut être définie en termes d’écologie, donc biologiques : l’homme interagit d’une certaine manière avec son environnement, et cette interaction le constitue comme être de culture et être historique.
Le problème réside en ceci que l’homme, en tant que classe de l’ensemble des organismes qui appartiennent à l’espèce humaine, ne semble pas interagir ainsi. Si l’on définit la culture comme l’ensemble des connaissances et des savoir-faire transmis par apprentissage, au sein d’une tradition, alors en effet, l’homme est un être de culture, mais au même titre que le chimpanzé, par exemple. La définition qu’adopte Alain de Benoist est différente. En effet, il écrit page 61 de son livre : « Or, la culture n’est pas seulement matérielle, mais aussi sociale, agentive, symbolique, politique, juridique, institutionnelle, normative, etc. »
En effet l’usage du concept de culture en éthologie est considérablement appauvri. La culture est avant tout référence aux productions de l’homme, production non seulement techniques, mais aussi artistiques, littéraires et scientifiques, dans une conception qui remonte en droite ligne à la Kultur allemande, comme l’a bien montré Norbert Elias. À cette conception de la culture, Alain de Benoist ajoute des considérations normatives, juridiques et politiques, qui font de l’homme un être non seulement moral, mais aussi un animal politique, vivant dans un état civil, et non pas seulement social. (On pourrait noter, contre Yves Christen, que selon la théorie de Michael Tomasello, le caractère hautement social de l’homme, en particulier sa capacité à imiter et surtout à s’imaginer la stratégie d’innovation d’autrui, peut apprendre plus facilement une compétence ou une connaissance, et qu’ainsi, par imitation généralisée, a lieu un « effet cliquet » qui permet la préservation de la nouveauté, matière à son tour de l’innovation future. Une différence de degré génère ici une différence de nature, même dans une conception appauvrie de la culture).
Cela dit, peut-on dire en ce sens de la culture, que l’on pourrait qualifier de maximal, que l’homme est un animal culturel ? Il semble que la réponse soit loin d’être évidente, et c’est là que la fragilité de la thèse humaniste d’Alain de Benoist apparaît. En effet, en se centrant sur la question de l’homme en général, Alain de Benoist en arrive à qualifier l’homme en termes des productions de l’homme. L’homme serait un être culturel parce qu’il existe des productions culturelles humaines, et parce qu’il vit en état d’institution politique civile. Le problème ici est que ce n’est pas l’homme qui produit des œuvres, mais des hommes particuliers, très déterminés. Il ne semble pas qu’on puisse attribuer à l’ensemble de l’espèce les productions et les créations de tel ou tel homme. En d’autres termes : chaque homme ne réunit pas en lui-même la définition de l’homme que propose Alain de Benoist, et les humanistes en général. De même, tous les hommes n’ont pas toujours vécu, ne vivent pas et peut-être ne vivront pas dans une cité politique, qui serait l’espace d’exercice d’une norme morale ou juridique. Ici, la définition écologique de l’homme est maximale, parce que la définition de la culture est maximale. Or, cette conception dépasse la conception de la nature telle que la conçoivent les scientifiques, en particulier les psychologues évolutionnistes, en termes de répartition statistiques de traits universels, comme l’appréciation par les mâles du rapport taille hanche ou les modalités particulières de la reconnaissance des émotions.
Il s’agit bien ici de poser l’homme comme un être de culture, et comme la culture est ce qui s’apprend, et non, comme le langage, ce qui mature (comme on peut le penser dans le cadre de la grammaire générative), l’homme est toujours à faire, toujours à produire, et n’est en aucun cas donné. C’est un modèle à acquérir, et c’est en cela que l’enquête qui cherche la place actuelle, non virtuelle, de l’homme dans la nature pose problème. En premier lieu, l’humanisme est un modèle normatif, et surtout contingent. L’homme, parce qu’il est un être biologiquement humain, n’est pas nécessairement culturellement humain. Cela implique donc en second lieu qu’il existe des personnes humaines qui sont des êtres de culture, donc qui accomplissent leur humanité prise dans ce sens, et d’autres pas ; et que cet accomplissement est affaire de degré.
La culture doit toujours se réaliser à l’échelle individuelle. Perdurer dans un état civil, dans un état de droit, suppose un effort de chaque homme, parce que cet état est contingent, il est le fruit d’un apprentissage, d’une construction de niche intelligente et planifiée. Chaque personne humaine, parce qu’elle est, en tant que personne, non substituable, accomplit en elle l’humanité à un certain degré. Voilà pourquoi il ne semble pas qu’il y ait du sens de parler de l’homme en général en termes non biologiques, mais qu’il faille plutôt parler de phénomènes humains, circonstanciés; qu’il faille parler de la richesse en monde de telle ou telle personne, et non de la richesse en monde des hommes ou des animaux pris comme bloc homogène. Un chimpanzé n’est pas un bonobo. Un chimpanzé déterminé est différent de tel autre chimpanzé, selon le monde dans lequel il vit. Un homme existe dans un certain monde. Le monde de Beethoven n’est pas le monde de Gauss. Le monde de Beethoven n’a pas la richesse du monde d’un autre. Un homme, parce qu’il est une personne, est différencié, différencié en proportion de la richesse de son monde. L’humanité est toujours à conquérir.
Ulysse Girard
• D’abord mis en ligne sur Scriptoblog, le 19 novembre 2012, puis repris sur Cercle non conforme, le 29 novembre 2012.
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Réfléchir & Agir
Vous ai-je déjà dit à quel point la lecture du magazine « Réfléchir & Agir » était non seulement incontournable, mais carrément vitalobligatoire ? (Néologisme de mon cru, se prononçant avec un très léger temps d’arrêt au milieu du mot – vitalo… bligatoire – afin d’en renforcer l’impact !). Non !?!??
Et bien je répare l’erreur : c’est purement incontournable… et vitalobligatoire !!!
Alors hop…
Pour s’abonner, trouver la liste des dealers, etc.
C'est ici > http://www.reflechiretagir.com/
Réfléchir et Agir N°43 ( actuellement en kiosque ! )
Entretien avec Jean-Paul Bourre / extrait.
R&A : Dans votre dernier livre, il y a un très beau passage où vous dites que vous regardez les films de Carné, Audiard ou Verneuil, non plus pour leurs intrigues archiconnues mais pour leurs décors, tous ces détails qui fleurent bon la France d’avant (hélas). Je vous cite : « Le boucher porte le crayon à l’oreille. Il n’a pas encore de calculatrice. Il prend le temps de compter et de bavarder et on le voit à l’écran découper sa viande, la soupeser amoureusement, la faire goûter des yeux à ses clients ». Pouvez-vous expliquer ces charnelles madeleines de Proust à nos lecteurs…
Jean-Paul Bourre : C’est assez simple. La vérité, c’est que j’ai connu cette France des années cinquante, qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui. Moins de monde dans les rues, des artisans, des atmosphères de bistrots, comme dans les villages, quand les quartiers de Paris avaient encore une âme. Le communautarisme n’avait pas encore été inventé. Il y avait la communauté des Français, c’est tout ; avec leurs musiques, les chansons populaires qui passaient à la radio, les films au cinéma, et qui exprimait parfaitement bien l’identité de cette époque, sans que le nom soit prononcé. C’était pas la peine. Toute la France respirait la même atmosphère, ce qui créait une sorte de lien entre les gens, une proximité. C’est une Atlantide oubliée aujourd’hui. Il reste toujours les films devenus « classiques du cinéma français » pour se souvenir.
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Insurrection - Rat Noir (GUD)
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La Révolution française de Pierre Gaxotte
Voici un livre indispensable pour libérer à tout jamais les esprits bourrés par "l'école de la République". Plus possible de voir dans la "glorieuse" Révolution dite française l'irrésistible mouvement de révolte d'un peuple opprimé et de croire que les massacres de 1793 n'ont été que des bavures dans un élan sublime et spontané... Les faits sont connus, les textes abondent, les témoignages s'imposent.
Pierre Gaxotte les a méticuleusement étudiés : dès la première édition de sa Révolution française en 1928, l'ouvrage fut salué par Léon Daudet comme un « livre-bombe », et la critique historique de l'événement de 1789 s'en trouva transformée, mais l'auteur, sans cesse à l'affût des progrès de la recherche, a retravaillé son texte, et c'est un livre amplement remanié et richement argumenté qui parut sous le même titre en 1962 chez Fayard dans la collection des Grandes Études historiques (1). Depuis lors, si la science historique s'est encore enrichie, elle n'a nullement contredit les conclusions de Pierre Gaxotte.
Situation difficile non insoluble
À lui tout seul déjà, le premier chapitre, tableau à la fois précis et très vivant des institutions monarchiques, envoie dans les poubelles de l'Histoire toutes les idées reçues. D'abord il faut bien savoir que « ce n'est pas dans un pays épuisé, mais dans un pays florissant et en plein essor qu'éclata la Révolution ». Le pays le plus peuplé d'Europe respirait à pleins poumons au rythme de ces républiques aristocratiques ou populaires que constituaient les provinces, les villes, les métiers, et que fédérait, tout en respectant leurs usages, la personne du Roi. Existaient aussi depuis Louis XV les grands services publics « que Napoléon n'aura qu'à relever pour faire figure de créateur »...
Toutefois Gaxotte n'idéalise pas l'Ancien régime : certaines parties de l'édifice menaçaient ruine, d'autres, devenues pesantes, étaient ressenties comme inutiles et vexatoires, tels les droits féodaux. Et surtout, si le pays était riche, l'État, lui, était pauvre ; la misère existait, quoique moins qu'ailleurs en Europe, mais le plus grave résidait dans un système fiscal devenu aberrant dont beaucoup avaient des raisons de se plaindre et que les privilégiés n'entendaient pas laisser réformer. Tel était le grand problème qui se posait à la monarchie ; il n'était nullement insoluble.
Seulement voilà : « une crise intellectuelle et morale » avait atteint « l'âme française jusqu'en ses profondeurs ». Là est le vrai drame du XVIIIe siècle : non « dans la guerre, ni dans les journées de la Révolution, mais dans la dissolution et le retournement des idées. Émeutes et massacres n'en seront que la traduction éclatante et sanglante. Quand ils auront lieu, le mal sera depuis longtemps accompli. »
Crise de l’autorité
Gaxotte expose alors la "doctrine" révolutionnaire dont Fénelon, en inspirant aux rois le dégoût de leur propre pouvoir, avait été le précurseur (« Le roi de Fénelon est condamné au ciel et à la guillotine, après avoir, la main sur la conscience, fait le malheur de ses sujets et conduit son peuple à la défaite et à l'anarchie. ») Ce fut ensuite la prédication individualiste des "Philosophes" insinuant le doute sur toutes les traditions, propageant la naturalisme et l'athéisme, se gargarisant d'abstractions et de formules déclamatoires, exaltant la vertu telle qu'elle devrait parler en chaque homme dépouillé de l'acquis de la civilisation et revenu au merveilleux "état de nature"... Il fallait en somme « régénérer » le citoyen, au besoin l'y contraindre, car alors « sa mauvaise volonté est un crime contre la Vertu ». Outre le fait que ces apprentis-sorciers justifiaient dès 1750 la Terreur de 1793-94, Gaxotte, à la suite de Taine, montre que ces "beaux esprits" étaient organisés : loges, sociétés littéraires, académies, plus tard les clubs, fabriquaient sans cesse des initiés inventant la dynamique de groupe et "faisant" l'opinion.
Ainsi bien vite, les détenteurs de l'autorité, et jusqu'au roi lui-même, se mirent à douter de l'utilité du commandement et dès lors la crise financière de l'État était devenue, à la veille de la Révolution, insoluble. Une réforme s'imposait ; on préféra l'aventure d'une révolution... Le mélange de prétentions archaïques chez les privilégiés et d'inepties philosophiques chez les intellectuels ne pouvait que devenir explosif. Dure réalité qui éclata dès l'ouverture des fameux États généraux où les représentants du peuple - des phraseurs, des idéologues, des hommes de salon, des avocats sans cause, des curés athées - élus hors des réalités vivantes, s'érigeant bientôt en représentants de la nation face au roi qui en a avait toujours été la tête, mirent en moins de six semaines tout l'édifice financier par terre. Ils avaient bien d'autres soucis...
L’enchaînement des conséquences
Les chapitres suivants, impeccablement charpentés, toujours précis, jamais rébarbatifs, ne font que révéler de 1789 à 1799 l'inexorable enchaînement des conséquences du dévergondage intellectuel et moral. De l'émeute en quelque sorte légitimée par le roi lui-même qui par bonté se lia lui-même les mains en saluant le Paris révolté trois jours après le 14 juillet, aux déclamations sentimentales et larmoyantes des orateurs de la Constituante qui allaient devenir des bêtes assoiffées de sang sous la Convention..., Pierre Gaxotte, au rythme des Journées où s'enterraient les illusions, montre que la terreur et ses atrocités ont été, non seulement en 1793, mais dès juillet 1789, le développement implacable des idéologies désincarnées ayant toute liberté pour fondre sur le peuple démoralisé, dès lors que son protecteur naturel, le Roi, était ligoté, paralysé, avant d'être immolé sur l'autel du "peuple souverain" ; « Sur le grand peuple qui se tait, règne le petit peuple qui parle, les Jacobins. »
On peut lire et relire ces pages sans jamais se lasser ; nous les recommandons tout spécialement aux étudiants en ce début de vacances. Elles sont un modèle de clarté, de concision, parfois d'ironie mordante, car l'auteur ne craint pas de tremper sa plume dans l'encre de Voltaire (pour le style seulement, bien sûr...) Quand à la fin du cataclysme, survint le 18 brumaire, début de la dictature napoléonienne visant à concilier le besoin (enfin revenu) d'autorité et l'idéologie démocratique, ce fut, dit Gaxotte, un « expédient de théoriciens aux abois ». C'est, hélas, sur cet expédient que la France vit depuis plus de deux siècles, titubante et jamais satisfaite, faute d'avoir eu le courage de chasser définitivement les idéologies mortelles et de revenir à son Roi.
Michel FROMENTOUX LAction Française 2000 du 21 au 27 juillet 2005
* Pierre Gaxotte : La Révolution française, Texte de 1962, présenté, annoté et rééd. par Jean Tulard. -
Méridien Zéro - Manipulations médiatiques, invité : Romain Lecap
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GEORGES SOREL : Un inclassable éveilleur
Singulière destinée que celle de Georges Sorel. Tandis que se multiplient sur lui articles, livres et colloques, il reste totalement en marge du monde officiel des idées (souvent réduit, il est vrai, aux idées officielles, c'est-à-dire autorisées). C'est le grand inconnu, ou, à tout le moins, méconnu de la philosophie politique de notre siècle.
Célébré par quelques uns, pour lesquels il reste un guide admirable, lucide et amer tout ensemble, il n'en continue pas moins à singulièrement sentir le soufre pour tous ceux qui sont portés à diaboliser toute pensée qui ne soit pas strictement conformiste.
Si un homme apparaît « politiquement incorrect », c'est bien lui, à qui les idées de progrès, de démocratie ou de parlementarisme furent toujours étrangères et même ennemies.
Nul plus que Sorel n'inspira les aventures dangereuses de la première moitié du XXe siècle. Il ne fut, certes, ni communiste ni fasciste au sens strict, mais il inspira le bolchevik Lénine et surtout Mussolini.
Fut-il pour autant le précurseur de ce qu'on nomme aujourd'hui en Russie les « rouges-bruns » ? La question mérite au moins d'être posée.
Celui qui fut l'ami-ennemi de Péguy, l'héritier de Proudhon et - dans une certaine mesure - le compagnon de route de Maurras n'en reste pas moins une des figures intellectuelles capitales de notre pays. Il fut, bien plus qu'un théoricien, un « éveilleur », totalement pénétré des idées de service, de combat et de grandeur.
Il n'y a toujours pas de plaque sur sa maison natale, rue Christine, à Cherbourg. Depuis plus de soixante-dix ans, aucune municipalité n'a osé prendre la responsabilité d'honorer sa mémoire. Que les édiles fussent de droite ou de gauche, ils ne pouvaient qu'être scandalisés par un homme qui se considéra toute sa vie comme « un serviteur désintéressé du prolétariat », mais proféra des jugements terribles tant sur le libéralisme bourgeois que sur le socialisme parlementaire. Il ne se cacha jamais de travailler non pour « les masses », mais pour une élite, une véritable « aristocratie populaire », seule capable de répondre aux exigences de cet esprit libre entre tous, qui montrait ainsi le chemin :
« En attendant les jours de réveil, les hommes doivent travailler à s'éclairer, à discipliner leur esprit et à cultiver les forces les plus nobles de leur âme, sans se préoccuper de ce que la médiocrité démocratique pourra penser d'eux. »
Il naît donc, à Cherbourg, le 2 novembre 1847 - le « jour des morts », comme son compatriote cotentinais Barbey d'Aurevily. Toute sa famille est originaire de Normandie occidentale, Manche ou Calvados. Par son père, il est même cousin du célèbre historien Albert Sorel, originaire de Honfleur. Sa mère est la fille du maire de Barfleur, Pierre Salley, un ancien officier de la Grande Armée de Napoléon.
Un scientifique révolutionnaire
Chez les Sorel et les Salley, les hommes sont libres-penseurs et les femmes catholiques. Mais tous ont un grand sens du devoir; la notion de « service » marque toute leur vie.
Il y a trois fils Sorel. Après de bonnes études, tous trois entreront à Polytechnique. Georges, à sa sortie, sera admis aux Ponts et Chaussées. Il démissionnera en 1892, après un quart de siècle de présence laborieuse dans cette administration, fonctionnaire consciencieux malgré ce qu'on nomme des « idées avancées ».
Désormais, il va passer le reste de sa vie - une trentaine d'années - à collaborer à des journaux ou des revues et à écrire des livres, dont certains restent comme les fondements mêmes de la philosophie politique de notre siècle.
Ce scientifique pur va se vouloir socialiste et révolutionnaire avec une foi, un entrain, une ténacité, qui feront pourtant de lui un des plus grands créateurs de « mythes » de notre époque. C'est là, d'abord, sa fantastique originalité.
Son premier grand article s'intitule L'avenir socialiste des syndicats, mais il n'en reste pas moins très éloigné de la vision de Karl Marx, à qui il ne peut que préférer Proudhon.
S'il se passionne pour les classes laborieuses, c'est parce qu'il y discerne - à tort et à raison - une volonté capable de créer un monde nouveau, alors que l'univers bourgeois, qu'il connaît bien, n'est à ses yeux qu'égoïsme et opportunisme. Faiblesse aussi, si ce n'est lâcheté. Et Sorel est farouchement pour les forts, les violents, les « barbares » en un mot.
Sa conception de l'action politique fait parfois songer à la vision philosophique de Nietzsche : son idéal humain n'est-il pas une sorte de « Zarathoustra prolétaire et syndicaliste » ? Car, en bon révolutionnaire, il se méfie pardessus tout du socialisme parlementaire et réformiste. Ses livres vont témoigner de cette intransigeance, que ce soit La décomposition du marxisme (1908), Les illusions du progrès (1910) ou De l'utilité du pragmatisme (1921).
Son ouvrage le plus connu - et aussi, souvent, le moins compris - a paru en 1908. Il a pour titre Réflexions sur la violence et marque le sommet insurpassé d'une démarche qui est sans doute plus celle d'un moraliste que d'un idéologue.
Ce qui compte, d'abord, pour Sorel, c'est ce que les Anciens appelaient « la vertu », où la force vitale se transmue en une véritable foi, tout autant civique que religieuse.
Une œuvre considérable
L'essentiel est, pour lui, une hantise - tellement décriée à l'agonie de ce siècle - celle de « la grandeur ». Elle l'était, déjà, de son temps :
« L'heure présente n'est pas favorable à l'idée de grandeur. Mais d'autres temps viendront ; l'Histoire nous apprend que la grandeur ne saurait faire infiniment défaut à cette patrie de l'humanité qui possède les incomparables trésors de la culture classique et de la tradition chrétienne. »
Ce langage nouveau, si étrange pour un socialiste intégral, explique son amitié puis sa brouille - avec Charles Péguy. Il explique aussi l'intérêt qu'il va porter à Charles Maurras. Il explique surtout la rencontre, à la veille de la guerre de 1914, de jeunes royalistes de L'Action française et de jeunes ouvriers révolutionnaires au sein des Cercles Proudhon.
Mais Sorel n'est pas un chef de parti. C'est un penseur, un écrivain, un « parleur » intarissable. Il évoque à la fois le prophète d'autrefois et le « gourou » de quelque secte moderne, qui ressemblerait à un ordre de chevalerie.
Quand il jette un coup d'oeil sur son influence, il s'inscrit dans la grande continuité des éveilleurs solitaires : « Quelques feux allumés par des hommes d'un génie extraordinaire vacillent au milieu du brouillard... »
Il y a moins chez Sorel, une doctrine qu'une attitude. C'est ce qui lui sera reproché par les idéologues de tous les bords.
« Vous savez aussi bien que moi, que ce qu'il y a de meilleur dans la conscience moderne est le tourment de l'infini », écrit-il, lui l'agnostique, au protestant Daniel Halévy, en 1906, alors que celui-ci se démène pour faire paraître les Réflexions. Et qui y parviendra.
Quand il meurt, le 27 août 1922, celui que Péguy nommait « Notre maître, M. Sorel » laisse une oeuvre considérable. Mais plus considérable encore est la manière dont il envisage la place dans le monde de la pensée et de l'action, indissolublement unies :
« Mon ambition est de pouvoir éveiller parfois des vocations. Il y a probablement dans l'âme de tout homme un foyer métaphysique qui demeure caché sous la cendre et qui est d'autant plus menacé de s'éteindre que l'esprit a reçu aveuglément une plus grande mesure de doctrine toute faite ; l'évocateur est celui qui secoue ces cendres et fait jaillir la flamme. Je ne crois pas me vanter en disant que j'ai quelquefois réussi à provoquer l'esprit d'invention chez des lecteurs ; or, c'est l'esprit d'invention qu'il faudrait surtout susciter dans le monde. »
Jean Mabire : National hebdo du 25 avril au 1er mai 1996