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culture et histoire - Page 1879

  • Le propre de l’homme : remarques sur « Des animaux et des hommes » d’Alain de Benoist par Ulysse GIRARD

     

    La définition de type aristotélicien opère par genre et différence; on ne peut poser l’identité d’une chose, en tant qu’elle participe d’une espèce, qu’en identifiant la différence qui la distingue des autres choses d’un même genre. L’homme est un animal rationnel : c’est un animal, mais il est rationnel, et en tant qu’il est rationnel, c’est un homme. Pour être identique à soi, il faut faire la différence; et pour cette raison, interroger ce qu’est l’homme, ce qui le constitue comme homme, ne peut pas être indépendant d’un questionnement sur ce qu’est le propre de l’homme, par rapport à ce qui n’est pas homme : Dieu, l’ange, la bête.

     

    C’est pourquoi la question de la place de l’homme dans la nature ne peut se poser qu’en tant qu’elle n’est pas absolue, mais relative; relative à la place qu’occupe ce qui n’est pas homme, et en particulier ce qui en est le plus proche : l’animal. Cette idée sous-tend tout le livre d’Alain de Benoist. Celui-ci se pose comme une réponse au livre d’Yves Christen, L’animal est-il une personne ?, paru en 2009 chez Flammarion, qui affirme qu’en effet, l’animal est bien une personne. Alain de Benoist opère un déplacement intéressant : là où Yves Christen pose la question de la personnalité de l’animal, posant en creux celle de la personnalité même, Des Animaux et des hommes assume un recentrement sur la question du propre de l’homme. Évidemment, la question de la personnalité des animaux et celle du propre de l’homme ne sont pas indépendantes, mais l’axe de force a changé, et c’est ce changement, j’essaierai de le montrer, qui constitue à la fois la force et les limites du livre d’Alain de Benoist.

     

    L’auteur défend la thèse d’une différence de nature entre l’homme et l’animal, d’un saut radical; il envisage une théorie de la nature constituée par quatre niveaux : microphysique, macrophysique, vivant, et enfin, le plus important pour ce qui nous occupe, humain. L’enquête, qui doit mener à cette conclusion, opère en trois temps. Les deux premiers chapitres présentent l’état de la question, en retraçant l’histoire de l’interrogation sur le propre de l’homme de l’Antiquité à aujourd’hui. Le troisième chapitre présente la thèse d’Yves Christen et l’attaque, avec justesse, sur un front plus philosophique et conceptuel que scientifique. Les deux derniers chapitres, en attaquant la posture épistémologique réductionniste d’Yves Christen et en essayant de montrer que cette posture, qui serait supposée par les partisans d’une différence de degré et non de nature entre l’homme et l’animal, ne tient pas, témoignent d’une réelle culture scientifique chez l’auteur. Ils sont aussi les plus problématiques.

     

    L’éthologue et le philosophe

     

    Les deux premiers chapitres exposent l’histoire de l’enquête sur le propre de l’homme, des Présocratiques à Luc Ferry et Jean-Didier Vincent. Cet exposé étant déjà un résumé condensé d’une histoire très riche, il est difficile d’en parler ici. Les trois chapitres suivants sont plus intéressants, dans la mesure où Alain de Benoist y rejette la thèse d’Yves Christen pour exposer la sienne.

     

    La stratégie de l’auteur consiste à avancer non des arguments scientifiques, biologiques et éthologiques, que des remarques sur la pertinence conceptuelle de l’appareil qu’Yves Christen met en œuvre. Ce dernier défend la personnalité de l’animal, la personnalité entendue non dans un sens juridique (même si elle peut la sous-tendre) mais comme propriété du sujet conscient de soi et rationnel, en énumérant toutes les facultés que l’on pensait être le propre de l’homme et que l’on trouve en réalité partagée dans le monde animal : conscience de soi (réussite, par exemple, au test de Gallup par le chimpanzé), théorie de l’esprit, art plastique, conscience de la mort… Alain de Benoist attaque la position de Christen en soulignant à chaque fois combien les concepts utilisés par l’éthologue sont appauvris par rapport à leur rôle opératoire dans la vie humaine. Ainsi, les animaux qui seraient sujets de l’histoire parce qu’ils connaissent la guerre et la paix, la fondation de tradition culturelle… ne seraient pas historiques au sens où l’homme l’est, c’est-à-dire comme conscients d’une histoire (et il existe en effet une différence entre avoir une histoire et être un sujet historique). Les animaux seraient capables de morale, parce qu’ils sont capables de comportements pro-sociaux et de compassion : là encore, la morale ne se réduit pas à ces comportements. Pouvoir distinguer par apprentissage entre des toiles impressionnistes et cubistes, comme le font certains pigeons, ne permet pas d’inférer l’occurrence d’une expérience esthétique. Enfin, pour finir sur une note phénoménologique, Alain  de Benoist discute l’idée selon laquelle l’animal serait plus pauvre en monde que l’homme, qui serait « configurateur de monde » (idée initiée par Heidegger), en tant qu’un monde est un ensemble de significations pour un organisme. La stratégie est efficace, et permet par ailleurs de vérifier à nouveau combien le dialogue entre philosophes et scientifiques peut être fécond, et pourquoi les champs doivent sans cesse s’ouvrir et s’interpénétrer.

     

    Dans les chapitres suivants, l’auteur expose ses propres vues. Il oppose à la thèse réductionniste de Christen, qui viendrait appuyer une différence de degré et non de nature entre l’homme et l’animal sur une différence de degré physiologique, une théorie appuyée sur l’idée d’émergence, qui rendrait compte de la faiblesse de la différence entre homme et animal à un niveau cérébral et l’immense différence au niveau de la pensée, l’émergence rendant compte, pour une structure complexe et une dynamique, l’apparition de comportements imprédictibles par la seule connaissance des parties de la structure; en outre les propriétés du système n’existent pas au niveau des parties du système. Ce passage du livre pose problème ; en effet il faut noter que l’on aurait souhaité une définition de la différence de degré et de la différence de nature. Un changement de niveau, si tant que l’on sache bien de quoi l’on parle ici, est-il le signe d’une différence de nature ? Un changement de niveau peut, pour un système, être causé par l’apparition d’une nouvelle propriété. Mais cette apparition est explicable à partir des mécanismes qui composent le système, c’est-à-dire sa structure et sa dynamique. Doit-on alors parler de différence de nature ou de degré ? Il existe ici un problème conceptuel gênant, qui explique pourquoi on a peine à relier la discussion sur l’émergence avec le problème du propre de l’homme. Il existe de plus des distinctions fines au sein du concept d’émergence, entre émergence forte (apparition de nouvelles propriétés, donc conception ontologique), émergence faible (qui renvoie à un problème de calculabilité), nominale, et d’autres distinctions orthogonales, comme celle entre émergence synchronique et diachronique. Parle-t-on ici d’ontologie ? De calculabilité ?

     

    À partir de cette discussion, Alain de Benoist expose une vue, traditionnelle dans l’histoire de la question du propre de l’homme, selon laquelle l’homme est un animal inachevé, qui serait le centre d’instincts et de pulsion contradictoires qui l’empêcheraient de pouvoir décider efficacement dans un environnement naturel complexe, et qu’il doit donc construire sa propre niche, c’est-à-dire créer, dans son cas, une culture. L’homme est un animal qui planifie, qui organise et qui norme, pour pallier la faiblesse de ses réponses biologiques. Le langage, en particulier, est le signe que l’homme est capable de se détacher de son milieu ambiant pour pouvoir penser. Cette conception apparaît en creux dans l’appendice qu’Alain de Benoist consacre à l’anthropologie philosophique, en particulier à Max Scheller et Arnold Gehlen, qui défend en effet cette position.

     

    On pourrait objecter que l’animal apprend et, chez les grands singes en particulier, ils peuvent traiter de l’information détachée du milieu, pour des opérations de planification, et qu’il peut répondre à un même signal de bien des façons différentes, qu’il interprète et que l’association entre stimuli n’est pas toujours univoque. Il n’est donc pas biologiquement déterminé dans chacun de ses comportements, si par cela Alain de Benoist, comme on pourrait l’interpréter, et sa conception du monde animal semble fonder cette interprétation, entend que la réception de tel ou tel signe détermine univoquement le comportement à la sortie. Qu’est-ce qui diffère, alors, entre la plasticité animale et la plasticité humaine ? La plasticité humaine est de loin plus importante, et elle est ainsi une condition de possibilité de la culture, ce qui constituerait la différence de nature entre l’homme et les autres animaux. Or, c’est par là que se pose le problème fondamental qui se niche dans la position d’Alain de Benoist, et qui mine la formulation même de la question du propre de l’homme.

     

    Humaine nature

     

    Si l’on peut reprocher à Yves Christen de poser la question de l’animal en envisageant une extension démesurée du territoire de l’examen, de l’araignée danseuse au chimpanzé conscient de soi, nourrissant ainsi secrètement une forme cachée, mais redoutable et bien présente d’anthropocentrisme, Alain de Benoist tombe dans un autre travers : celui de l’humanisme. En effet, la conception qu’il se fait de l’homme, comme être de culture et être historique, conscient de son histoire, suppose une certaine conception normative générale. On pourrait avoir une définition biologique de l’homme, en termes de fécondité intra-spécifique et de stérilité interspécifique,  ou phylogénétique, en termes d’ancêtre commun. Ici, la définition peut être définie en termes d’écologie, donc biologiques : l’homme interagit d’une certaine manière avec son environnement, et cette interaction le constitue comme être de culture et être historique.

     

    Le problème réside en ceci que l’homme, en tant que classe de l’ensemble des organismes qui appartiennent à l’espèce humaine, ne semble pas interagir ainsi. Si l’on définit la culture comme l’ensemble des connaissances et des savoir-faire transmis par apprentissage, au sein d’une tradition, alors en effet, l’homme est un être de culture, mais au même titre que le chimpanzé, par exemple. La définition qu’adopte Alain de Benoist est différente. En effet, il écrit page 61 de son livre : « Or, la culture n’est pas seulement matérielle, mais aussi sociale, agentive, symbolique, politique, juridique, institutionnelle, normative, etc. »

     

    En effet l’usage du concept de culture en éthologie est considérablement appauvri. La culture est avant tout référence aux productions de l’homme, production non seulement techniques, mais aussi artistiques, littéraires et scientifiques, dans une conception qui remonte en droite ligne à la Kultur allemande, comme l’a bien montré Norbert Elias. À cette conception de la culture, Alain de Benoist ajoute des considérations normatives, juridiques et politiques, qui font de l’homme un être non seulement moral, mais aussi un animal politique, vivant dans un état civil, et non pas seulement social. (On pourrait noter, contre Yves Christen, que selon la théorie de Michael Tomasello, le caractère hautement social de l’homme, en particulier sa capacité à imiter et surtout à s’imaginer la stratégie d’innovation d’autrui, peut apprendre plus facilement une compétence ou une connaissance, et qu’ainsi, par imitation généralisée, a lieu un « effet cliquet » qui permet la préservation de la nouveauté, matière à son tour de l’innovation future. Une différence de degré génère ici une différence de nature, même dans une conception appauvrie de la culture).

     

    Cela dit, peut-on dire en ce sens de la culture, que l’on pourrait qualifier de maximal, que l’homme est un animal culturel ? Il semble que la réponse soit loin d’être évidente, et c’est là que la fragilité de la thèse humaniste d’Alain de Benoist apparaît. En effet, en se centrant sur la question de l’homme en général,  Alain de Benoist en arrive à qualifier l’homme en termes des productions de l’homme. L’homme serait un être culturel parce qu’il existe des productions culturelles humaines, et parce qu’il vit en état d’institution politique civile. Le problème ici est que ce n’est pas l’homme qui produit des œuvres, mais des hommes particuliers, très déterminés. Il ne semble pas qu’on puisse attribuer à l’ensemble de l’espèce les productions et les créations de tel ou tel homme. En d’autres termes : chaque homme ne réunit pas en lui-même la définition de l’homme que propose Alain de Benoist, et les humanistes en général. De même, tous les hommes n’ont pas toujours vécu, ne vivent pas et peut-être ne vivront pas dans une cité politique, qui serait l’espace d’exercice d’une norme morale ou juridique. Ici, la définition écologique de l’homme est maximale, parce que la définition de la culture est maximale. Or, cette conception dépasse la conception de la nature telle que la conçoivent les scientifiques, en particulier les psychologues évolutionnistes, en termes de répartition statistiques de traits universels, comme l’appréciation par les mâles du rapport taille hanche ou les modalités particulières de la reconnaissance des émotions.

     

    Il s’agit bien ici de poser l’homme comme un être de culture, et comme la culture est ce qui s’apprend, et non, comme le langage, ce qui mature (comme on peut le penser dans le cadre de la grammaire générative), l’homme est toujours à faire, toujours à produire, et n’est en aucun cas donné. C’est un modèle à acquérir, et c’est en cela que l’enquête qui cherche la place actuelle, non virtuelle, de l’homme dans la nature pose problème. En premier lieu, l’humanisme est un modèle normatif, et surtout contingent. L’homme, parce qu’il est un être biologiquement humain, n’est pas nécessairement culturellement humain. Cela implique donc en second lieu qu’il existe des personnes humaines qui sont des êtres de culture, donc qui accomplissent leur humanité prise dans ce sens, et d’autres pas ; et que cet accomplissement est affaire de degré.

     

    La culture doit toujours se réaliser à l’échelle individuelle. Perdurer dans un état civil, dans un état de droit, suppose un effort de chaque homme, parce que cet état est contingent, il est le fruit d’un apprentissage, d’une construction de niche intelligente et planifiée. Chaque personne humaine, parce qu’elle est, en tant que personne, non substituable, accomplit en elle l’humanité à un certain degré. Voilà pourquoi il ne semble pas qu’il y ait du sens de parler de l’homme en général en termes non biologiques, mais qu’il faille plutôt parler de phénomènes humains, circonstanciés; qu’il faille parler de la richesse en monde de telle ou telle personne, et non de la richesse en monde des hommes ou des animaux pris comme bloc homogène. Un chimpanzé n’est pas un bonobo. Un chimpanzé déterminé est différent de tel autre chimpanzé, selon le monde dans lequel il vit. Un homme existe dans un certain monde. Le monde de Beethoven n’est pas le monde de Gauss. Le monde de Beethoven n’a pas la richesse du monde d’un autre. Un homme, parce qu’il est une personne, est différencié, différencié en proportion de la richesse de son monde. L’humanité est toujours à conquérir.

     

    Ulysse Girard

     

    • D’abord mis en ligne sur Scriptoblog, le 19 novembre 2012, puis repris sur Cercle non conforme, le 29 novembre 2012.

    http://www.europemaxima.com/

  • Réfléchir & Agir

    Vous ai-je déjà dit à quel point la lecture du magazine « Réfléchir & Agir » était non seulement incontournable, mais carrément vitalobligatoire ? (Néologisme de mon cru, se prononçant avec un très léger temps d’arrêt au milieu du mot – vitalo… bligatoire – afin d’en renforcer l’impact !). Non !?!??

    Et bien je répare l’erreur : c’est purement incontournable… et vitalobligatoire !!! 

    Alors hop…

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    C'est ici > http://www.reflechiretagir.com/    

    réfléchir et agir,presse,magazine,saines lectures

    Réfléchir et Agir N°43 ( actuellement en kiosque ! )

    Entretien avec Jean-Paul Bourre / extrait.

    R&A : Dans votre dernier livre, il y a un très beau passage où vous dites que vous regardez les films de Carné, Audiard ou Verneuil, non plus pour leurs intrigues archiconnues mais pour leurs décors, tous ces détails qui fleurent bon la France d’avant (hélas). Je vous cite : « Le boucher porte le crayon à l’oreille. Il n’a pas encore de calculatrice. Il prend le temps de compter et de bavarder et on le voit à l’écran découper sa viande, la soupeser amoureusement, la faire goûter des yeux à ses clients ». Pouvez-vous expliquer ces charnelles madeleines de Proust à nos lecteurs… 

      Jean-Paul Bourre : C’est assez simple. La vérité, c’est que j’ai connu cette France des années cinquante, qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui. Moins de monde dans les rues, des artisans, des atmosphères de bistrots, comme dans les villages, quand les quartiers de Paris avaient encore une âme. Le communautarisme n’avait pas encore été inventé. Il y avait la communauté des Français, c’est tout ; avec leurs musiques, les chansons populaires qui passaient à la radio, les films au cinéma, et qui exprimait parfaitement bien l’identité de cette époque, sans que le nom soit prononcé. C’était pas la peine. Toute la France respirait la même atmosphère, ce qui créait une sorte de lien entre les gens, une proximité. C’est une Atlantide oubliée aujourd’hui. Il reste toujours les films devenus « classiques du cinéma français » pour se souvenir.

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  • La Révolution française de Pierre Gaxotte

    Voici un livre indispensable pour libérer à tout jamais les esprits bourrés par "l'école de la République". Plus possible de voir dans la "glorieuse" Révolution dite française l'irrésistible mouvement de révolte d'un peuple opprimé et de croire que les massacres de 1793 n'ont été que des bavures dans un élan sublime et spontané... Les faits sont connus, les textes abondent, les témoignages s'imposent.
    Pierre Gaxotte les a méticuleusement étudiés : dès la première édition de sa Révolution française en 1928, l'ouvrage fut salué par Léon Daudet comme un « livre-bombe », et la critique historique de l'événement de 1789 s'en trouva transformée, mais l'auteur, sans cesse à l'affût des progrès de la recherche, a retravaillé son texte, et c'est un livre amplement remanié et richement argumenté qui parut sous le même titre en 1962 chez Fayard dans la collection des Grandes Études historiques (1). Depuis lors, si la science historique s'est encore enrichie, elle n'a nullement contredit les conclusions de Pierre Gaxotte.
    Situation difficile non insoluble
    À lui tout seul déjà, le premier chapitre, tableau à la fois précis et très vivant des institutions monarchiques, envoie dans les poubelles de l'Histoire toutes les idées reçues. D'abord il faut bien savoir que « ce n'est pas dans un pays épuisé, mais dans un pays florissant et en plein essor qu'éclata la Révolution ». Le pays le plus peuplé d'Europe respirait à pleins poumons au rythme de ces républiques aristocratiques ou populaires que constituaient les provinces, les villes, les métiers, et que fédérait, tout en respectant leurs usages, la personne du Roi. Existaient aussi depuis Louis XV les grands services publics « que Napoléon n'aura qu'à relever pour faire figure de créateur »...
    Toutefois Gaxotte n'idéalise pas l'Ancien régime : certaines parties de l'édifice menaçaient ruine, d'autres, devenues pesantes, étaient ressenties comme inutiles et vexatoires, tels les droits féodaux. Et surtout, si le pays était riche, l'État, lui, était pauvre ; la misère existait, quoique moins qu'ailleurs en Europe, mais le plus grave résidait dans un système fiscal devenu aberrant dont beaucoup avaient des raisons de se plaindre et que les privilégiés n'entendaient pas laisser réformer. Tel était le grand problème qui se posait à la monarchie ; il n'était nullement insoluble.
    Seulement voilà : « une crise intellectuelle et morale » avait atteint « l'âme française jusqu'en ses profondeurs ». Là est le vrai drame du XVIIIe siècle : non « dans la guerre, ni dans les journées de la Révolution, mais dans la dissolution et le retournement des idées. Émeutes et massacres n'en seront que la traduction éclatante et sanglante. Quand ils auront lieu, le mal sera depuis longtemps accompli. »
    Crise de l’autorité
    Gaxotte expose alors la "doctrine" révolutionnaire dont Fénelon, en inspirant aux rois le dégoût de leur propre pouvoir, avait été le précurseur (« Le roi de Fénelon est condamné au ciel et à la guillotine, après avoir, la main sur la conscience, fait le malheur de ses sujets et conduit son peuple à la défaite et à l'anarchie. ») Ce fut ensuite la prédication individualiste des "Philosophes" insinuant le doute sur toutes les traditions, propageant la naturalisme et l'athéisme, se gargarisant d'abstractions et de formules déclamatoires, exaltant la vertu telle qu'elle devrait parler en chaque homme dépouillé de l'acquis de la civilisation et revenu au merveilleux "état de nature"... Il fallait en somme « régénérer » le citoyen, au besoin l'y contraindre, car alors « sa mauvaise volonté est un crime contre la Vertu ». Outre le fait que ces apprentis-sorciers justifiaient dès 1750 la Terreur de 1793-94, Gaxotte, à la suite de Taine, montre que ces "beaux esprits" étaient organisés : loges, sociétés littéraires, académies, plus tard les clubs, fabriquaient sans cesse des initiés inventant la dynamique de groupe et "faisant" l'opinion.
    Ainsi bien vite, les détenteurs de l'autorité, et jusqu'au roi lui-même, se mirent à douter de l'utilité du commandement et dès lors la crise financière de l'État était devenue, à la veille de la Révolution, insoluble. Une réforme s'imposait ; on préféra l'aventure d'une révolution... Le mélange de prétentions archaïques chez les privilégiés et d'inepties philosophiques chez les intellectuels ne pouvait que devenir explosif. Dure réalité qui éclata dès l'ouverture des fameux États généraux où les représentants du peuple - des phraseurs, des idéologues, des hommes de salon, des avocats sans cause, des curés athées - élus hors des réalités vivantes, s'érigeant bientôt en représentants de la nation face au roi qui en a avait toujours été la tête, mirent en moins de six semaines tout l'édifice financier par terre. Ils avaient bien d'autres soucis...
    L’enchaînement des conséquences
    Les chapitres suivants, impeccablement charpentés, toujours précis, jamais rébarbatifs, ne font que révéler de 1789 à 1799 l'inexorable enchaînement des conséquences du dévergondage intellectuel et moral. De l'émeute en quelque sorte légitimée par le roi lui-même qui par bonté se lia lui-même les mains en saluant le Paris révolté trois jours après le 14 juillet, aux déclamations sentimentales et larmoyantes des orateurs de la Constituante qui allaient devenir des bêtes assoiffées de sang sous la Convention..., Pierre Gaxotte, au rythme des Journées où s'enterraient les illusions, montre que la terreur et ses atrocités ont été, non seulement en 1793, mais dès juillet 1789, le développement implacable des idéologies désincarnées ayant toute liberté pour fondre sur le peuple démoralisé, dès lors que son protecteur naturel, le Roi, était ligoté, paralysé, avant d'être immolé sur l'autel du "peuple souverain" ; « Sur le grand peuple qui se tait, règne le petit peuple qui parle, les Jacobins. »
    On peut lire et relire ces pages sans jamais se lasser ; nous les recommandons tout spécialement aux étudiants en ce début de vacances. Elles sont un modèle de clarté, de concision, parfois d'ironie mordante, car l'auteur ne craint pas de tremper sa plume dans l'encre de Voltaire (pour le style seulement, bien sûr...) Quand à la fin du cataclysme, survint le 18 brumaire, début de la dictature napoléonienne visant à concilier le besoin (enfin revenu) d'autorité et l'idéologie démocratique, ce fut, dit Gaxotte, un « expédient de théoriciens aux abois ». C'est, hélas, sur cet expédient que la France vit depuis plus de deux siècles, titubante et jamais satisfaite, faute d'avoir eu le courage de chasser définitivement les idéologies mortelles et de revenir à son Roi.
    Michel FROMENTOUX L’Action Française 2000 – du 21 au 27 juillet 2005
    * Pierre Gaxotte : La Révolution française, Texte de 1962, présenté, annoté et rééd. par Jean Tulard.

  • GEORGES SOREL : Un inclassable éveilleur

    Singulière destinée que celle de Georges Sorel. Tandis que se multiplient sur lui articles, livres et colloques, il reste totalement en marge du monde officiel des idées (souvent réduit, il est vrai, aux idées officielles, c'est-à-dire autorisées). C'est le grand inconnu, ou, à tout le moins, méconnu de la philosophie politique de notre siècle.
    Célébré par quelques uns, pour lesquels il reste un guide admirable, lucide et amer tout ensemble, il n'en continue pas moins à singulièrement sentir le soufre pour tous ceux qui sont portés à diaboliser toute pensée qui ne soit pas strictement conformiste.
    Si un homme apparaît « politiquement incorrect », c'est bien lui, à qui les idées de progrès, de démocratie ou de parlementarisme furent toujours étrangères et même ennemies.
    Nul plus que Sorel n'inspira les aventures dangereuses de la première moitié du XXe siècle. Il ne fut, certes, ni communiste ni fasciste au sens strict, mais il inspira le bolchevik Lénine et surtout Mussolini.
    Fut-il pour autant le précurseur de ce qu'on nomme aujourd'hui en Russie les « rouges-bruns » ? La question mérite au moins d'être posée.
    Celui qui fut l'ami-ennemi de Péguy, l'héritier de Proudhon et - dans une certaine mesure - le compagnon de route de Maurras n'en reste pas moins une des figures intellectuelles capitales de notre pays. Il fut, bien plus qu'un théoricien, un « éveilleur », totalement pénétré des idées de service, de combat et de grandeur. 
    Il n'y a toujours pas de plaque sur sa maison natale, rue Christine, à Cherbourg. Depuis plus de soixante-dix ans, aucune municipalité n'a osé prendre la responsabilité d'honorer sa mémoire. Que les édiles fussent de droite ou de gauche, ils ne pouvaient qu'être scandalisés par un homme qui se considéra toute sa vie comme « un serviteur désintéressé du prolétariat », mais proféra des jugements terribles tant sur le libéralisme bourgeois que sur le socialisme parlementaire. Il ne se cacha jamais de travailler non pour « les masses », mais pour une élite, une véritable « aristocratie populaire », seule capable de répondre aux exigences de cet esprit libre entre tous, qui montrait ainsi le chemin :
    « En attendant les jours de réveil, les hommes doivent travailler à s'éclairer, à discipliner leur esprit et à cultiver les forces les plus nobles de leur âme, sans se préoccuper de ce que la médiocrité démocratique pourra penser d'eux. »
    Il naît donc, à Cherbourg, le 2 novembre 1847 - le « jour des morts », comme son compatriote cotentinais Barbey d'Aurevily. Toute sa famille est originaire de Normandie occidentale, Manche ou Calvados. Par son père, il est même cousin du célèbre historien Albert Sorel, originaire de Honfleur. Sa mère est la fille du maire de Barfleur, Pierre Salley, un ancien officier de la Grande Armée de Napoléon.

    Un scientifique révolutionnaire
    Chez les Sorel et les Salley, les hommes sont libres-penseurs et les femmes catholiques. Mais tous ont un grand sens du devoir; la notion de « service » marque toute leur vie.
    Il y a trois fils Sorel. Après de bonnes études, tous trois entreront à Polytechnique. Georges, à sa sortie, sera admis aux Ponts et Chaussées. Il démissionnera en 1892, après un quart de siècle de présence laborieuse dans cette administration, fonctionnaire consciencieux malgré ce qu'on nomme des « idées avancées ».
    Désormais, il va passer le reste de sa vie - une trentaine d'années - à collaborer à des journaux ou des revues et à écrire des livres, dont certains restent comme les fondements mêmes de la philosophie politique de notre siècle.
    Ce scientifique pur va se vouloir socialiste et révolutionnaire avec une foi, un entrain, une ténacité, qui feront pourtant de lui un des plus grands créateurs de « mythes » de notre époque. C'est là, d'abord, sa fantastique originalité.
    Son premier grand article s'intitule L'avenir socialiste des syndicats, mais il n'en reste pas moins très éloigné de la vision de Karl Marx, à qui il ne peut que préférer Proudhon.
    S'il se passionne pour les classes laborieuses, c'est parce qu'il y discerne - à tort et à raison - une volonté capable de créer un monde nouveau, alors que l'univers bourgeois, qu'il connaît bien, n'est à ses yeux qu'égoïsme et opportunisme. Faiblesse aussi, si ce n'est lâcheté. Et Sorel est farouchement pour les forts, les violents, les « barbares » en un mot.
    Sa conception de l'action politique fait parfois songer à la vision philosophique de Nietzsche : son idéal humain n'est-il pas une sorte de « Zarathoustra prolétaire et syndicaliste » ? Car, en bon révolutionnaire, il se méfie pardessus tout du socialisme parlementaire et réformiste. Ses livres vont témoigner de cette intransigeance, que ce soit La décomposition du marxisme (1908), Les illusions du progrès (1910) ou De l'utilité du pragmatisme (1921).
    Son ouvrage le plus connu - et aussi, souvent, le moins compris - a paru en 1908. Il a pour titre Réflexions sur la violence et marque le sommet insurpassé d'une démarche qui est sans doute plus celle d'un moraliste que d'un idéologue.
    Ce qui compte, d'abord, pour Sorel, c'est ce que les Anciens appelaient « la vertu », où la force vitale se transmue en une véritable foi, tout autant civique que religieuse.

    Une œuvre considérable
    L'essentiel est, pour lui, une hantise - tellement décriée à l'agonie de ce siècle - celle de « la grandeur ». Elle l'était, déjà, de son temps :
    « L'heure présente n'est pas favorable à l'idée de grandeur. Mais d'autres temps viendront ; l'Histoire nous apprend que la grandeur ne saurait faire infiniment défaut à cette patrie de l'humanité qui possède les incomparables trésors de la culture classique et de la tradition chrétienne. »
    Ce langage nouveau, si étrange pour un socialiste intégral, explique son amitié puis sa brouille - avec Charles Péguy. Il explique aussi l'intérêt qu'il va porter à Charles Maurras. Il explique surtout la rencontre, à la veille de la guerre de 1914, de jeunes royalistes de L'Action française et de jeunes ouvriers révolutionnaires au sein des Cercles Proudhon.
    Mais Sorel n'est pas un chef de parti. C'est un penseur, un écrivain, un « parleur » intarissable. Il évoque à la fois le prophète d'autrefois et le « gourou » de quelque secte moderne, qui ressemblerait à un ordre de chevalerie.
    Quand il jette un coup d'oeil sur son influence, il s'inscrit dans la grande continuité des éveilleurs solitaires : « Quelques feux allumés par des hommes d'un génie extraordinaire vacillent au milieu du brouillard... »
    Il y a moins chez Sorel, une doctrine qu'une attitude. C'est ce qui lui sera reproché par les idéologues de tous les bords.
    « Vous savez aussi bien que moi, que ce qu'il y a de meilleur dans la conscience moderne est le tourment de l'infini », écrit-il, lui l'agnostique, au protestant Daniel Halévy, en 1906, alors que celui-ci se démène pour faire paraître les Réflexions. Et qui y parviendra.
    Quand il meurt, le 27 août 1922, celui que Péguy nommait « Notre maître, M. Sorel » laisse une oeuvre considérable. Mais plus considérable encore est la manière dont il envisage la place dans le monde de la pensée et de l'action, indissolublement unies :
    « Mon ambition est de pouvoir éveiller parfois des vocations. Il y a probablement dans l'âme de tout homme un foyer métaphysique qui demeure caché sous la cendre et qui est d'autant plus menacé de s'éteindre que l'esprit a reçu aveuglément une plus grande mesure de doctrine toute faite ; l'évocateur est celui qui secoue ces cendres et fait jaillir la flamme. Je ne crois pas me vanter en disant que j'ai quelquefois réussi à provoquer l'esprit d'invention chez des lecteurs ; or, c'est l'esprit d'invention qu'il faudrait surtout susciter dans le monde. »
    Jean Mabire : National hebdo du 25 avril au 1er mai 1996

  • L'AUTODESTRUCTION DU CAPITALISME

    L'économiste Patrick Artus a écrit un livre très pertinent « Le capitalisme est en train de s'autodétruire ». Ce livre ne comporte pas d'équations qui ne sont souvent qu'un saupoudrage mystificateur.
    Le fonctionnement du capitalisme actuel est fondé sur une logique extrêmement simple : dégager le maximum de profit en minimisant jusqu'à l'extrême les coûts salariaux. Le capitalisme appelé libéral/ultra-libéral ou anglo-saxon a une logique purement financière et à court terme. Ceci se traduit par l'exigence de taux de rentabilité bancaire très élevés (10% à 30%). Pour baisser les coûts salariaux, les méthodes sont toujours les mêmes : délocalisations, augmentation de la productivité pour les usines «encore» en France ou en Occident, chantage aux délocalisations pour que les salariés ne demandent pas d'augmentation de salaires, tout en disant défendre la compétitivité, licenciement pour augmenter la rentabilité. Les profits dégagés qui sont énormes vont essentiellement aux PD.G. et aux actionnaires ainsi qu'à certains cadres supérieurs. Le pouvoir d'achat des salariés ne fait lui que diminuer. Le partage profit/salaires est de plus en plus en défaveur des salariés.
    Patrick Artus voit le capitalisme s'autodétruire. Disons qu'il s'autodétruit en Occident, les (grands) dirigeants d'entreprise n'ayant rien à faire de leurs congénères. Ils raisonnent à un niveau mondial faisant fi des frontières. Voilà vraiment ce qui signifie le mot mondialisation que certains glorifient et trouvent heureuse. Il est vrai que cela dépend pour qui ! Le capitalisme occidental n'est plus au service de la population autochtone mais simplement aux services des grands P.D.G. et des actionnaires et de quelques privilégiés. Le capitalisme actuel se moque bien d'avoir une croissance forte dans les pays occidentaux, les salaires des privilégiés augmentent malgré cela. Les profits et salaires des dirigeants sont en fin de compte indexés sur la croissance mondiale et non sur la croissance de pays comme la France ou l'Allemagne. Ce cercle est vicieux car plus les entreprises délocalisent et désindustrialisent la France, la croissance interne devient plus faible et cela encourage d'autres entreprises à investir là où la croissance est plus forte, c'est-à-dire les pays émergents. La construction européenne dans tout cela ne sert pas à grand chose si ce n'est à illusionner certains sur des lendemains meilleurs qui chanteront ? On peut même soutenir que la construction européenne a accéléré ce mouvement de fond du capitalisme actuel. On a là sans doute la meilleure explication du non au traité de la constitution. La politique du franc fort suivi de l'Euro fort n'ayant que fait encore perdre des points de croissance et augmenter le chômage.
    Le capitalisme qui est foncièrement cynique a fait venir dans les années soixante et soixante dix des immigrés qui servaient ainsi de briseurs de grève et à faire pression sur les salaires, la France connaissant le plein emploi. Citons la déclaration de Georges Pompidou qui était l'oreille du patronat :
    « L'immigration est un moyen de créer une certaine détente sur la marché du travail et de résister à la pression sociale ».
    Cette phrase cynique avait encore un sens lorsqu'il y avait des usines à forte main d'oeuvre en France. Mais maintenant ces entreprises se sont modernisées ou sont parties à l'étranger. Les dirigeants d'entreprise se sont vite aperçus que les salaires étaient encore moins élevés dans les pays comme la Chine, l'Inde ou la Roumanie qu'en France en faisant travailler des Français/immigrés. Appeler sans cesse à plus d'immigration comme le font certains est la marque d'un nihilisme pervers. On a là aussi l'explication des émeutes en banlieue ou ailleurs. On ne résoudra pas ce problème de fond en débloquant des crédits et en construisant des gymnases et des bibliothèques (brûlées l'année d'après !) Faire porter le chapeau à Sarkozy comme le font certains est d'un simplisme accablant. On a fait et on continue à faire venir en France une population quasi analphabète qui a rejeté l'école et n'a plus sa place pour les emplois restant en France. Elle vit à côté d'une population aisée. Cela ne peut qu'exacerber la haine et les frustrations. Le bêlement humanitaire a été la seule politique vis à vis de l'immigration. Il a montré ses limites. La politique de l'immigration a été faite à la jonction de l'humanitarisme de gauche et du cynisme libérale plus absolu.
    Le libéralisme n'étant que l'exacerbation du capitalisme sous sa forme la plus hideuse n'aboutit qu'à la fin de l'Occident.
    Patrice GROS-SUAUDEAU STATISTICIEN ÉCONOMISTE

  • Mourir en Pennsylvanie : Gettysburg (1863)

    Au printemps 1863, l’armée fédérale du Potomac se remet difficilement du désastre qu’elle vient de subir à Chancellorsville, sans compter, en décembre 1862, ses attaques inutiles et meurtrières face aux collines de Fredericksburg. L’armée confédérée de Virginie du Nord est au mieux de sa forme, malgré la perte de Stonewall Jackson, son meilleur commandant de corps d’armée, qui a été blessé à mort, en plein combat, par ses propres hommes.

    La situation politique reste bloquée. Pour que l’Union admette une fois pour toute la sécession des Etats confédérés, une victoire militaire est essentielle. Le général Lee propose alors, au printemps, un projet d’offensive audacieuse et dangereuse : toute l’armée de Virginie du Nord et ses 75 000 hommes vont dégarnir la ligne de protection de la capitale sudiste, Richmond. Cette armée va, en entier, contourner par l’ouest l’armée fédérale et s’engouffrer dans le Maryland, puis la Pennsylvanie. Elle passera pour se faire à l’ouest des « blue hills », les collines bleues, mettant ainsi ces collines entre elle et l’armée du Potomac, afin de masquer son mouvement. Elle arrivera alors au nord de Washington.

    Les fédéraux n’auront d’autre choix que de suivre cette armée. Si Lee trouve le terrain favorable, il détruira l’armée du Potomac, et alors Washington devra venir à composition. C’est ainsi qu’à la mi-juin 1863, l’armée de Virginie du Nord en son entier commence une gigantesque opération de contournement des fédéraux. Cette armée est constituée de trois corps d’armée, dont chacun regroupe trois divisions. Ces divisions sont géantes, de l’ordre de 8 000 hommes en moyenne chacune. Chaque corps a près de 25 000 hommes sous les armes, alors que les corps fédéraux ont du mal à dépasser les 11 000 hommes. Pendant que Lee enclenche son offensive, l’armée du potomac, forte de 7 corps d’armée et un corps de cavalerie, reste stationnaire. Elle a pansé ses plaies de Chancellorsville, est prête à repartir au combat. Mais son commandement est pendant quelques jours remis en cause.

    Abraham Lincoln, furieux des échecs de sa meilleure armée, a décidé, une nouvelle fois, de changer de commandant en chef. C’est George Gordon Meade, commandant du Vème corps, qui reçoit l’honneur douteux de mener au canon une armée qui, depuis deux ans, subit échec sur échec. Quand Meade prend le commandement général, toute l’armée est déjà en train de foncer vers le nord-ouest, ayant appris par sa cavalerie que les sudistes sont en train de la dépasser par le nord. Commence alors, pendant dix jours, une course de vitesse au pas des fantassins, entre les trois corps confédérés qui foncent en Pennsylvanie, et les sept corps fédéraux qui, avec retard, virent de leurs positions au sud et font volte-face.

    Quelles sont ces armées qui vont se rencontrer ?

    L’armée confédérée, qui a subi des pertes terribles depuis deux ans, s’est recomposée et s’est concentrée. Son infanterie est regroupée par régiments au sein de brigades endivisionnées dans des formations énormes de l’ordre de 7 à 8 000 hommes par division. Son artillerie est regroupée, partie par corps d’armée, et partie dans une réserve générale d’artillerie qui regroupe 130 pièces environ. Sa cavalerie est indépendante, sous les ordres de JEB Stuart : elle a pour rôle, et de servir d’yeux et d’oreilles à l’armée principale, et de créer le désordre sur les arrières fédéraux. Cette double mission va l’empêcher de donner toute son efficacité, et va s’avérer fatale aux corps d’infanterie en gris.

    L’armée fédérale a peu évolué depuis 1861, et est victime dans ses composantes du refus de compléter les régiments aguerris par de nouvelles recrues. De ce fait, ses corps d’armée sont plus nombreux que les sudistes, mais chacun de ces corps est au mieux deux fois moins nombreux en effectifs. Les régiments qui ont combattu ne sont pas renforcés de recrues, ce qui amène certains d’entre eux à des effectifs de bataillons ou moins, parfois 250 à 300 hommes pour un régiment. Pendant ce temps, des régiments de nouvelles levées arrivent, à plus de 1 500 hommes, mais sans aucune expérience. Les divisions fédérales sont alors constituées de manière dangereuse de brigades squelettiques mais efficaces, accompagnées de brigades pléthoriques mais nulles en matière de manoeuvre et de commandement. L’artillerie fédérale est endivisionnée, et répartie pour ses réserves par corps d’armée, ce qui la disperse. La cavalerie fédérale, en revanche, si elle est indépendante comme la confédérée, est en train d’atteindre son point d’excellence, tant en terme d’exploration que de combat rapproché.

    La cavalerie arrive

    Le 30 juin 1863 dans l’après-midi, le général de cavalerie US John Buford, à la tête de sa division, arrive dans un petit patelin sans intérêt. Le patelin se nomme Gettysburg. Dans la soirée arrivent devant Gettysburg les régiments de la première brigade d’une division confédérée. Le destin est en train de réunir ici près de deux cent mille hommes. Buford est à la tête de 2 500 cavaliers et quatre batteries d’artillerie à cheval. Il sait que, derrière lui, devrait arriver le Ier corps fédéral commandé par le général Reynolds. Certes, mais quand ?

    Face à lui, c’est la tête de colonne du corps d’armée confédéré du général Ewell qui arrive. Le 1er juillet au matin, les premiers régiments d’Ewell viennent au contact des cavaliers de Buford, et commencent à contourner par le nord la colline de Gettysburg. Les fédéraux se battent bien, très bien même. La division Heth du corps de Hill, qui arrive face à la localité, est amenée à se déployer complètement pour refouler les cavaliers bleus déployés en tirailleurs. Les deux autres divisions du corps d’Ewell arrivent derrière et se mettent à coulisser vers le nord de la zone des combats. Et encore après elles arrivent les autres brigades du corps du général Hill, qui démarre pour sa part un débordement par le front et la partie sud.

    La pression s’accentue sur les fédéraux, quand, en milieu d’après-midi, déboulent à leur tour les têtes de colonnes de Reynolds. L’une des premières brigades fédérales qui se déploie est la célèbre « Iron Brigade », unité d’élite dont nombre de ses fantassins portent encore le chapeau à bord relevé de l’armée fédérale d’avant 1861.

    Il faut prendre les round tops !

    La « Iron Brigade » et les deux brigades qui la suivent s’abattent brutalement sur les colonnes confédérées. La division CS de Heth est démantelée par le choc, mais les deux autres divisions de Ewell arrivent à leur tour et se mettent en ligne. La contre-charge sudiste prend de plein fouet le Ier corps fédéral et le démolit littéralement en moins d’un demi-heure. Reynolds lui-même est tué par un sniper sudiste. Le Ier corps se replie sur les contre-pentes en direction de Gettysburg.

    Le XIème corps fédéral, qui arrivait en deuxième ligne, ne tient pas ses positions et part à moitié en déroute. Comme il est composé en grande partie de volontaires d’origine allemande, et que ce n’est pas la première fois qu’il se défait, les allemands attirent sur eux le dédain et le mépris des généraux fédéraux : on est loin des grenadiers du grand Frédéric ! Qui pourrait se douter que leurs frères, restés en Europe, vont dans trois ans écraser l’Autriche et, dans sept, anéantir la France impériale ?

    En fin d’après-midi, les divisions de Hill se sont emparées des abords de Gettysburg, face à la colline dite du « seminary ridge » en raison d’un séminaire luthérien qui la domine. Elles commencent à se déployer par le sud de la position principale, et ainsi commencent un développement complet des corps sudistes face à des corps fédéraux qui, eux aussi, arrivent les uns après les autres et se mettent en position comme ils peuvent, la ou ils sont. La différence majeure est que les confédérés sont en train de s’installer dans les fonds de vallée, alors que les fédéraux occupent les hauteurs, depuis Gettysburg jusqu’au massif rocheux de deux petites collines, les « round tops », Big Round Top et Little Round Top. Entre ces deux collines rocheuses et Gettysburg, une ligne de crête qui surplombe doucement les futures positions confédérées.

    Au soir et dans la nuit du 1er au 2 juillet, l’ensemble des corps d’armée ennemis arrive et se met en place. Du côté sudiste, c’est Longstreet, avec son superbe Ier corps, qui arrive enfin et vient prendre la position centrale, entre Gettysburg et les Round Tops. Du côté fédéral, pas moins de cinq corps d’armée arrivent, les uns après les autres, et viennent s’échelonner en face.

    La division de cavalerie de Buford, décimée par les combats préliminaires, est retirée du front. Une brigade de cavalerie fédérale reste en position au-delà de Gettysburg, commandée par un jeune général de 23 ans qui s’appelle Georges Armstrong Custer. Meade arrive dans la nuit, et donne l’ordre de tenir à tout prix, partout. Lee est lui aussi arrivé au plus près de ses divisions. C’est à lui de lancer les dés, et il le sait. L’attaque d’Ewell a été chaotique, n’a pas été centralisée. C’est raté pour s’emparer de Gettysburg qui est devenu le môle de l’armée fédérale. Lee décide alors de briser l’ennemi par l’autre flanc : on attaquera par les Round Tops, afin de contourner le corps de bataille US et de le démolir.

    Au matin du 2 mai, une réunion dramatique a lieu au sein de l’état-major confédéré. Lee indique la conduite générale de l’opération à mener ce jour : prendre les round tops, frapper ainsi brutalement la ligne fédérale à l’extrême de son flanc gauche, et de ce fait briser ses lignes de communications intérieures. Le général Hood, dont la division sera en tête de l’attaque, s’interpose alors en demandant, en suppliant, que son axe d’attaque soit déporté un peu plus au sud des positions, pour contourner les collines rocheuses et ainsi l’extrêmité de la ligne de bataille yankee. Lee répond alors « l’ennemi est devant nous, général, et nous allons l’attaquer. » Lee est dans la situation terrible d’un général en chef qui est aussi au courant de la question politique pendante.

    Il lui faut, non pas vaincre l’armée fédérale du Potomac, mais la détruire, pour amener à composition le gouvernement du Président Lincoln. Ce sont les instructions qui lui ont été données, dans le plus grand secret, en juin, par le Président Jefferson Davis. Il doit donc, non pas contourner l’adversaire pour lui faire subir une défaite tactique, mais l’attraper, l’étreindre, et le détruire. Hood est fou de rage. Avant de lancer ses brigades à l’attaque du « devil’s den », la tanière du diable, horrible amoncellement de rochers en plein massif forestier qui empêche tout déploiement, il demande encore à pouvoir maneuvrer plus au sud. Longstreet lui confirme l’ordre. Pendant que ses caroliniens et ses georgiens chargeront, les texans de la division de Mac Laws se déploieront en position intermédiaire et appuieront l’attaque. Et Hood lance ses régiments.

    En face, c’est le Vème corps fédéral, qui a pris ses positions, plutôt mal que bien, la veille au soir et dans la nuit. Il est composé de deux divisions d’infanterie composites, partie de régiments aguerris, mais squelettiques, partie de régiments de nouvelles levées. Les batteries d’artillerie du corps sont mal positionnées, car le terrain est invraisemblable. Mais de toute manière les confédérés sont en contre-bas : quand les canons sudistes se mettent à tirer, ils n’abattent que des arbres … Les deux premières brigades de Hood font alors mouvement vers le Devil’s Den et le Little Round Top.

    Aucune coordination en face … devant le mouvement confédéré, une brigade du Vème corps prononce de son propre chef un mouvement en avant, en descendant les petites vallées du Big Round Top. Sidéré, un officier d’état-major demande alors à son divisionnaire « mais qu’est ce qu’ils font ? … » Son patron, imperturbable, lui répond : « ne vous inquiétez pas, vous n’allez pas tarder à les voir revenir. » Le général de division fédéral connaît son métier : lui a repéré les mouvements convergents, assez bien coordonnés, des brigades sudistes qui commencent à enserrer les hauteurs. Et en effet, les cinq régiments fédéraux de la brigade partie à l’aventure viennent s’enferrer dans le mouvement de progression sudiste, et se retrouvent rapidement pris entre trois feux, presque encerclés par les puissantes brigades de Hood et une division confédérée de renfort qui prononce son propre mouvement dans les fonds de vallée.

    La brigade fédérale est presque anéantie sur place, en moins de dix minutes. Les confédérés prononcent alors leur mouvement et leur progression vers le massif forestier du Little round top. L’artillerie ne sert plus à rien au milieu des arbres, place au fusil et au revolver, en tirant à courte distance. Hood resserre son dispositif. Pendant que sa troisième brigade est lancée vers le Big round top, il concentre ses deux autres brigades, en ligne par bataillons les uns derrière les autres, pour s’emparer du Little round top et, avec les moyens dont il dispose, opérer ce débordement par la droite qu’il avait demandé le matin. Dans les hauts du Little round top, c’est la brigade commandée par le colonel Vincent qui est en position.

    Le régiment le plus en pointe, le dernier de toute l’armée fédérale, est le 20th Maine, commandé par le colonel Chamberlain. Son régiment est composé de vieilles troupes, mais réduit à moins de 300 hommes par les pertes de l’année précédente. Après lui, vers le sud du champ de bataille, il n’y a plus personne : tous les corps d’armée se sont concentrés au nord, entre Gettysburg et le Big round top. Chamberlain et ses hommes sont seuls. Chamberlain et ses hommes vont voir monter vers eux, pendant plus de trois heures, compagnies après compagnies, l’équivalent de toute une brigade confédérée, environ 2 600 hommes. Dans le même temps, la deuxième brigade de Hood tente désespérément de s’emparer du Devil’s Den. Hood, à leur tête pour être au centre de ses formations, est grièvement blessé. Ses officiers le retirent du combat; sa division n’est plus dirigée et continue, brigade par brigade, à monter au massacre.

    En haut du Litlle round top, le 20th Maine fait feu de tous ses fusils. En face, ça tire aussi, et bien. Le régiment fond à vue d’oeil. En désespoir de cause, Chamberlain donne l’ordre très rarement usité dans les armées de la guerre de sécession de mettre baïonnette au canon, et de charger l’ennemi à la baïonnette. Cet ordre n’est presque jamais utilisé car les soldats de la guerre entre les Etats ne sont pas des soldats de métier. Alors, les unités se fusillent même à courte distance … Et ca marche.

    Les confédérés ont la réaction normale de toute troupe chargée à la baïonnette : ils se replient. Mais, dans cette pente rocheuse et forestière, leur repli devient déroute pour plusieurs milliers d’entre eux, car la brigade décimée sur le Little round top entraîne dans sa retraite les voisins de la seconde brigade de la division Hood, qui a elle-même perdu la moitié de son effectif et les trois quarts de ses officiers. La division Hood du corps de Longstreet est réduite de moitié. La division du général Mac Laws, qui l’a soutenu, n’a perdu qu’un tiers de son effectif … Le beau Ier corps confédéré est en sang. Les fédéraux conservent la position. Le 20th Maine et les 125 survivants qui le composent viennent peut-être de gagner la bataille de Gettysburg …

    Partir ou attaquer ?

    Au soir du 2 juillet, la situation est la suivante : les 75 000 hommes de l’armée sudiste de Virginie du Nord, ou plutôt ce qu’il en reste, sont maintenant entièrement déployés, depuis « l’hameçon » que constituent le Seminary Ridge et Gettysburg, jusqu’aux abords des Round Tops, plusieurs kilomètres plus au sud, que les deux premières divisions de Longstreet, celles de Hood et Mac Laws, n’ont pas réussi à prendre. Les 90 000 hommes de l’armée fédérale du Potomac, eux-même bien entamés, tiennent toute la ligne des collines qui vont de Gettysburg aux round tops. Leur avantage est double : non seulement ils sont en position haute, mais en plus leur dispositif, volontairement défensif, et le terrain, font qu’ils tiennent les lignes intérieures du champ de bataille. En d’autres termes, ils sont déployés à l’intérieur de l’énorme courbe que représente le champ de bataille, ce qui permet à leurs renforts de se déplacer rapidement d’un point à l’autre en cas d’urgence. Inversement, les confédérés tiennent les lignes extérieures, ce qui distend leurs formations. Mais ils sont en position de continuer à attaquer, et gardent donc, a priori, l’initiative.

    Dans la nuit arrive la troisième division de Longstreet, la division d’infanterie de Virginie, commandée par le général Pickett. Cette division existe depuis le début de la guerre et a participé à toutes les grandes batailles. Elle est comme un symbole parce que ses régiments sont tous Virginiens, et la Virginie a eu un rôle majeur lors de la « révolution », la guerre d’indépendance américaine. Le premier président américain, Georges Washington, était Virginien. Elle atteint à l’été 1863 son niveau d’excellence, et va le conserver jusqu’à sa mort en tant qu’unité combattante, c’est-à-dire … maintenant.

    Hood est gravement blessé, on lui coupe une jambe sur une planche; sa division a perdu la moitié de son effectif. Elle n’est plus opérationnelle. La division de Mac Laws n’est plus en situation d’agir seule, mais elle peut encore, et protéger le sud du champ de bataille, et éventuellement concéder un renfort à une attaque centrale. Longstreet concentre au centre du champ de bataille la division de Virginie, renforcée par la division Pettygrew du corps de Hill. Ewell reste bloqué du mauvais côté du champ de bataille, en haut de l’hameçon. Meade, de son côté, redéploie ses corps entamés par les combats des deux derniers jours. Le Vème corps, mal en point, est relevé et vient prendre une position d’attente, en deuxième ligne derrière l’excellent IIème corps de Winfield Scott Hancock … pile au centre de la position fédérale.

    Le XIème corps du général Howard s’est en partie désintégré à la suite du Ier corps de Reynolds, et est replié en contre-bas du seminary Ridge. Bref, les corps affaiblis sont globalement rétrogadés en seconde ligne, cependant que des corps d’armée frais ont pris le relai.

    Depuis quinze jours, Lee s’est avancé en Pennsylvanie en étant sourd et aveugle, car sa cavalerie, regroupée sous le commandement de JEB Stuart, avait opéré une maneuvre de contournement total des corps fédéraux, mais par l’est pendant que les corps d’infanterie sudistes prononcaient leur mouvement par l’ouest. Si elle a mis un certain désordre dans les colonnes d’approvisionnement, elle n’a en rien empêché les mouvements des régiments nordistes pour poursuivre Lee. Pire, pendant ce temps-là, l’état-major confédéré a presque totalement manqué de renseignements sur les positions et les mouvements exacts de l’adversaire. Quand, dans la soirée du 2, Stuart arrive à son tour, tout content de son équipée de hussard, son entretien avec son général en chef est assez pénible …

    Et de toute manière il est trop tard : les armées sont au contact, et Lee n’a plus d’autre choix que de continuer à cogner sur la ligne fédérale pour la briser. Echec au nord de la position le 1er juillet, échec au sud le 2 : c’est au centre qu’on va taper le 3, en mettant toute la gomme.

    La grande charge

    La division de Virginie est intacte. Elle regroupe près de 6 000 hommes répartis en trois brigades, celles des généraux Garnett, Kemper et Armistead. Il est décidé de la renforcer de la division de Pettygrew, encore en mesure d’aligner plus de 3 000 hommes. L’ensemble regroupe 9 200 hommes, auxquels sont rajoutés une brigade de Pender à l’effectif de 1 700 hommes. Ce sont donc près de onze mille fantassins qui sont ainsi concentrés dans les fonds, face au centre fédéral. Pour les soutenir, Lee confie à Longstreet toute la réserve d’artillerie de l’armée, commandée par le colonel Porter Alexander, un officier « napoléonien » : il a 27 ans !

    L’idée est simple et, comme aurait précisément dit Napoléon, toute d’exécution. Il s’agit de briser le IIème corps fédéral par un véritable barrage de boulets et d’obus, puis d’envoyer les onze mille hommes d’un coup, dans ce genre de frappe d’une extrême brutalité dont l’infanterie confédérée a l’habitude. Si le centre fédéral se rompt, c’est la colonne vertébrale de l’armée du Potomac qui est brisée. Ses corps désemparés, séparés les uns des autres, seront dispersés dans la campagne environnante. Si le centre fédéral se rompt …

    Après la guerre, James Longstreet témoignera avoir essayé de dissuader Lee de cette attaque d’infanterie, en terrain découvert, sur plus de deux kilomètres avant d’atteindre les lignes fédérales. En fait, aucun témoignage au moment de la bataille ne permet d’assurer que Longstreet, « mon vieux cheval de bataille » comme l’appelait Lee, se serait ainsi opposé à l’attaque. On reprochera plus tard à Longstreet d’avoir voulu ainsi, a posteriori, se défausser d’une décision qui s’était avérée meurtrière. Ce qui est certain, c’est que lors de la réunion d’état-major au cours de laquelle Lee a donné ses instructions, Longstreet a déclaré que, selon lui, il fallait disposer d’au moins quinze mille hommes pour être sûrs d’emporter la position adverse. Toujours est-il que, le 3 juillet au matin, Longstreet, d’accord ou pas, prend toutes les dispositions nécessaires et possibles pour que l’attaque soit un succès.

    Quand il apprend que l’artillerie de réserve a dû ramener en arrière ses approvisionnements de munitions en raison des tirs plongeant et sporadiques de l’artillerie yankee, il donne aussitôt l’ordre de prendre le risque de rapprocher un maximum de caissons au plus près possible. La division de Virginie est mise à couvert, sous les arbres de la contre-pente. De là ou ils sont, les fantassins ne peuvent voir que leurs canons, et le haut de la pente : rien de la position fédérale. Leurs généraux de brigade ignorent donc deux choses, deux spécificités qui vont leur coûter la vie à tous les trois. En plein milieu de leur axe de progression, il y a une petite route, bordée des deux côtés de hautes barrières de bois. Et le IIème corps de Hancock, sous la direction de l’un des meilleurs chefs de corps fédéraux, s’est retranché derrière des rondins et des murets de pierre. Son artillerie est encore en arrière, tout en haut de la ligne de crête. Depuis sa position, Hancock voit l’ennemi. L’ennemi ne peut pas le voir.

    La matinée du 3 juillet est employée à regrouper les brigades. Du côté nordiste, on se relache un peu; la journée est torride, les rebelles ont subi de lourdes pertes les deux jours précédent : on peut espérer un temps de répit. Vers 13h00 (13h07 aux montres de l’état-major fédéral, une demi-heure après pour les confédérés mais peu importe), un feu d’enfer est déclenché par Porter Alexander. Boulets pleins de tous calibres, boulets creux, shrapnell, c’est un déluge de ferraille qui est déversé par une artillerie confédérée tellement composite qu’elle regroupe des pièces de toutes marques, et de nombreux calibres. Ca n’arrange pas le réapprovisionnement. Hancock donne l’ordre à sa première division de se pelotonner en se couchant par terre derrières les murets de pierre. L’artillerie fédérale prend en plein une partie du bombardement, mais réagit rapidement et se met à son tour dans la partie. Le vacarme devient effrayant.

    Sous les arbres, en bas de la contre-pente, les brigades de Pickett attendent … Certains obus à longue portée fédéraux arrivent jusqu’à eux et commencent à tuer. Au bout de près de trois quarts d’heure, alors qu’il est clair qu’il devient plus qu’urgent d’attaquer puisque d’effet de surprise, il ne faut plus en parler, Alexander prévient Longstreet qu’il arrive au bout des réserves de ses premiers caissons. La réserve générale de munitions est restée, par sécurité, deux kilomètres en arrière, et il faudrait une demi-heure, en allant vite, pour réapprovisionner toutes les batteries. Longstreet apparaît désespéré à ses officiers d’état-major (indice que peut-être, en effet, il « sentait » mal cette attaque) et donne l’ordre à Pickett de faire avancer ses brigades.

    Pickett lui-même est fou de rage : Lee a donné l’ordre que ses divisionnaires restent dorénavant en arrière des unités, en raison d’un trop grand nombre de morts chez ses généraux, car ils ont pris l’habitude de trop s’exposer. Et il regarde alors se déployer et partir ses trois brigades, épaulées par Pettygrew et Pender. La plus grande charge d’infanterie du XIXème siècle depuis celle du Ier corps de Drouet d’Erlon à Waterloo vient de commencer.

    Charger à Gettysburg !

    Ce sont les brigades Garnett et Kemper qui sortent les premières des couverts. Leurs bataillons viennent sur l’artillerie d’Alexander, la dépassent et se reforment. La brigade d’Armistead arrive en queue de division. Les canons sudistes se taisent, car ils ne peuvent plus tirer ayant devant eux, montant la pente, leurs propres troupes. Et, pendant quelques minutes, un étrange silence s’installe, car l’artillerie fédérale, qui se contentait pour le moment de contre-battre le tir sudiste, s’est arrêtée à son tour. Hancock est un vieux combattant ; il comprend tout de suite ce que signifie ce silence, donne l’ordre à sa première division de se relever et de prendre ses positions de tir, à sa seconde division de se rapprocher de suite. Le Vème corps est prié également de se pointer avec ce qui lui reste. Dans le silence et la chaleur étouffante, tout à coup, les fédéraux commencent à entendre les roulements de tambours des régiments du sud, qui, alignés à la parade, commencent à gravir la pente.

    Les officiers d’artillerie du IIème corps n’ont pas besoin d’attendre l’ordre de leur général : eux aussi ont des jumelles. Et l’artillerie se met à tonner de nouveau, mais maintenant d’un seul côté. Cependant que les brigades s’avancent, les premières arrivées de boulets et de shrapnells commencent à trouer les rangs. Pas question d’accélérer tout de suite la cadence de progression, car cela destructurerait cet ensemble de 10 000 hommes, qui a pour objectif d’aborder la ligne fédérale en ordre. Les rangs se resserrent, les unités continuent à avancer.

    Tout à coup, alors que le feu de l’artillerie nordiste semble s’intensifier, les colonels des régiments de tête, tétanisés, tombent sur la double barrière de bois de la route. Il faut alors en catastrophe arrêter les colonnes, franchir les barrières le plus vite possible pour se reformer de l’autre côté. Les fusants yankees commencent à dévaster les premières unités, cependant que les coups à moyenne portée arrivent maintenant en plein dans les bataillons intermédiaires. Armistead suit toujours, sa brigade est à peu près intacte. Pickett essaye désespérément de suivre la progression de ses hommes. La fumée devient tellement intense que lui, à cinq cent mètres derrière, n’arrive plus à repérer les positions exactes des brigades de tête.

    Hancock, lui, commence à s’affoler en constatant qu’une marée d’uniformes gris est en train de se déployer de toute part depuis la route, et déferle vers ses positions. Il donne l’ordre à son artillerie d’intensifier encore son tir, mais certaines gueules de canon sont déjà au rouge, et les feux deviennent imprécis. Peu importe : à huit cent mètres maintenant, tous les coups portent. Les brigades Garnett et Kemper se mettent à fondre de manière terrifiante.

    Une brigade d’infanterie fédérale fait mouvement sur le flanc droit de la position, et se met à tirer sur les bataillons sudistes par le côté. Garnett fouette son cheval et prend le galop pour entraîner ses hommes décimés. Un coup de canon, de la fumée … le cheval du général repart en arrière, la selle détruite et les étriers disloqués. Kemper essaye de son côté, à la gauche de l’attaque, de grouper ses compagnies. La brigade fédérale déployée le repère avec son état-major : une volée de coups de feux, tous les officiers sudistes sont foudroyés, abattus sur place de leurs chevaux. Armistead arrive de l’autre côté de la route, et constate le désastre en train de se faire. Lui est à pied, en tête de ses troupes. Il prend alors une décision.

    Se saisissant de son chapeau à larges bords, il le plante sur son épée, se retourne vers ses hommes et hurle : « Virginiens, Virginiens, qui veut venir avec moi ? » et il part à la charge. Et toute sa brigade se met à charger derrière lui, entraînant avec elle des débris des deux autres unités. Et ils avancent, ils avancent. Les hommes tombent, la troupe continue, Armistead devant et bien visible des tireux fédéraux qui, pris d’un stress effroyable, n’arrivent plus à le viser. Et ils arrivent au muret de pierre, sur les premiers canons fédéraux. Et ils passent le muret. La défense fédérale manque se disloquer. Des renforts, par régiments, par compagnies éparses, arrivent de partout.

    Hancock hurle des ordres de regroupement; il prend une balle en plein corps et tombe à son tour de son cheval. Ses officiers veulent le relever; il leur lance « je vous interdis de me relever d’ici tant que que le combat est en cours ! » Armistead arrive sur un canon, hurle de son côté « la victoire est pour nous, retournez les canons, retournez les canons ! » et à son tour reçoit une balle; il s’écroule, blessé à mort. Sa brigade est anéantie. La grande attaque de la division de Virginie a échoué, et vient de se terminer dans le sang et la fumée.

    Le raconter est une chose, le vivre en fut une autre … et puis cette charge d’infanterie fut filmée, en 1993, et dans les images que vous allez voir, les milliers de soldats, confédérés et fédéraux, sont des membres de groupes de reconstitution : observez bien les détails qui ne trompent pas quand aux échelons de commandement et aux ordres donnés par gestes : ce n’est pas le fait de figurants !

    Charge d’infanterie de Gettysburg

    J’allais oublier un détail essentiel : regardez aussi l’environnement, car le film Gettysburg a été tourné sur les lieux même du champ de bataille, au sein du parc national américain qui préserve le site.

    Sauver une armée

    Lee, qui avait suivi avec angoisse puis avec désespoir l’attaque, s’approche alors de Pickett, qui a l’air complètement égaré. « Général, ressaisissez-vous : regroupez votre division » lui ordonne Lee. Et Pickett, le regard dans le vague, lui répond alors : « mon général, je n’ai plus de division … » Si Pickett n’a plus de division, Lee, lui, n’a carrément plus de centre. Entre les divisions Hood et Mac Laws au sud, et les divisions des corps de Hill et Ewell au nord, se trouve maintenant un trou béant. Pour peu que les fédéraux passent à la contre-attaque, c’est l’armée de Virginie du Nord qui risque l’anéantissement.

    Mais ils n’attaqueront pas. Vainqueurs, mais décimés, les régiments des IIème et Vème corps arrivent à peine à tenir encore leurs positions. Hancock est blessé et ne peut plus donner d’ordres. Meade, le général en chef, se demande si ces fous de rebelles n’ont pas l’intention de redéclencher une autre tempête, à l’une des extrêmités du champ de bataille. Il n’ose pas bouger. Les premiers à reprendre leurs esprits sont les confédérés. Lee, le désastre digéré, donne aussitôt une série d’ordres extrêmement précis qui ont pour effet un repli général de toutes les unités, avec artillerie, chariots, blessés : tout le monde repart, dans la nuit même du 3 au 4 juillet par ou ils étaient venus pour gagner la guerre de Sécession.

    La retraite sudiste sera un modèle du genre, et Lee ramènera tout son monde, sans même laisser derrière lui de blessés ou de traînards, de l’autre côté des collines bleues. Meade, qui compte ses morts et n’ose pas croire qu’il vient de gagner l’un des plus grands chocs de la guerre, met trois jours à commencer une molle poursuite de l’adversaire. Cette indécision dans le succès lui coûtera son commandement, le président Lincoln appréciant assez peu qu’après tant de sacrifices on ait laissé échapper la principale armée sudiste. Lincoln n’a pas tort d’être mécontent. L’armée de Virginie du Nord a perdu le tiers de son effectif, mais elle est encore combative et sera renforcée. La guerre va encore durer deux ans …

    A l’autre bout du pays, le même 3 juillet 1863, le général Pemberton rend la ville de Vicksburg au général Grant et ses lieutenants, Sherman et Sheridan. Le Mississippi est définitivement coupé pour la confédération. Et Lincoln ne va pas tarder à appeler à l’est ces généraux du front ouest, peu appréciés des état-majors de Washington, limite vulgaires, mais qui, eux, « font la guerre » comme le demande le Président des Etats-Unis à ses généraux depuis deux ans. La triade infernale Grant-Sheridan-Sherman va crucifier la confédération, et, dans un flot de sang, mettre fin à la guerre en la pratiquant de manière totale mais aussi moderne, par une capacité inédite à l’époque de modification permanente des lignes de communication.

    Ils vont aller vite, de plus en plus vite. Les pertes humaines ne les arrêteront pas, sachant qu’ils disposent d’une réserve d’effectif que le sud ne peut pas se permettre. Sherman lancera la terrible course à la mer, qui dévastera la Georgie et les Carolines. Sheridan et sa cavalerie vont imposer aux sudistes de grandes batailles de cavaliers qui n’étaient pas l’habitude dans la guerre. Il détruira la belle cavalerie des gentlemen du sud à Yellow Tavern. Et Grant va imposer à Lee une terrifiante guerre d’attrition, qui mènera à la destruction presque complète de l’armée de Virginie du Nord, et à Appomatox.

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  • Relire Péguy

    peguy-10.jpg[Ci-contre : Charles Péguy (1873-1914), dans les bureaux (rue de la Sorbonne) de la revue qu'il avait fondée, Les Cahiers de la Quinzaine. Cet organe fut la tribune de l'attachant auteur de Notre jeunesse qui devait tomber au combat, dans les premières semaines de la Grande Guerre. Péguy se situe en travers de toutes les simplifications idéologiques, excellente raison pour le relire aujourd'hui]
    Charles Péguy, dit-on, fut un écrivain politi­que catholique qui, de 1900 à 1914, année où il trouva la mort sur le front, rédigea quantité d'essais et articles dans la revue qu'il avait lui-même fondée : Les Cahiers de la Quinzaine. Ces essais critiques sont con­troversés car leur réception, dans le public, a donné lieu à toutes sortes d'interpréta­tions. La romaniste allemande Hella Tiede­mann-Bartels a exploré méthodiquement les ambiguïtés de Péguy. Ambigüités qui déri­vent souvent, dit-elle, du concept de “Tradi­tion” chez l'auteur de Notre jeunesse.
    Hommes de gauche et hommes de droite se sont reconnus, le plus souvent erronément, dans la notion péguyenne de Tradition. Mais Péguy, en fait, se situait en travers de tou­tes les manies idéologiques de la Troisième République. D'où la question que nous de­vons nous poser : quels sont les éléments dans la notion de Tradition chez Péguy qui rendent impossible toute récupération idéolo­gique facile ?
    La mystique de Péguy : le « noyau incandescent » des traditions vivantes
    H. Tiedemann-Bartels oppose la notion de Tradition de la “droite révolutionnaire” (telle qu'elle a été définie par Sternhell) à celle, plus critique et plus systématique, de Péguy. Ancien dreyfusard, Péguy, dans la première décennie de ce siècle, dirige sa critique contre ses ex-compagnons de combat (le “parti intellectuel”) (*), qu'il accuse d'avoir trahi la “mystique” profonde qui sous-tend leurs idéaux. Le terme “mystique” se pose ici comme l'instrument principal de la critique péguyenne (**).
    La “mystique” pour Péguy est le « noyau incandescent » des traditions qui plonge « dans le cycle communautaire de produc­tion et de reproduction de la vie », donc dans le concret palpable, dans le tourbillon du vivant. Et quand les traditions s'éloignent de ce cycle, elles s'éteignent. Et par leur extinction, les communautés porteuses de ces traditions mortes finissent aussi par disparaître.
    H. Tiedemann-Bartels ose une comparaison Péguy/Marx, en rappelant l'idée marxienne de “travail concret”, opposée au “travail abstrait” dicté par la spéculation capitaliste. Le “travail abstrait” ne sert pas nécessairement la Vie et aboutit, globale­ment, à une perte de “confiance” généralisée dans les sociétés. Par le type bourgeois de politique politicienne, pensait Péguy, la rhétorique se calque sur ce “travail abstrait” éloigné du “noyau incandescent” de la Tradi­tion et l'expérience concrète, reproductrice de Vie, se voit expulsée de la sphère publique.
    La fausse tradition des terribles simplificateurs
    Cet argumentaire péguyen se trouve à l'intersection des critiques de “droite” et de “gauche” qui avaient cours à l'aube de ce siècle. Il anticipe le meilleur des critiques de l'École de Francfort (et non le pire !) ain­si que les tirades merveilleuses de Thorstein Veblen [1857-1929, économiste américain d'origine scandinave] contre la “classe oisive”.
    Mais, en dernière analyse, Péguy transcende large­ment les critiques de ses contemporains en­gagés. Si sa Tradition se nourrit d'apports philosophiques conservateurs ou révolution­naires-conservateurs (de Maistre, Burke, Nietzsche, Sorel, Maurras), il se distingue de ces penseurs par son intention. Eux luttent, sans plus, contre le libéralisme, les Lumières et leurs traductions politiques pratiques ; lui, il cherche à re-imbriquer la communauté nationale française dans le cycle de production/reproduction de la Vie, abandonné par les chimères bourgeoises et les politiciens véreux.
    Le conservatisme politique détaché arbitrairement des éléments de la société et de la vie politique pré-bourgeoises pour les instrumentaliser dans une praxis, où ces qualités, normes, valeurs et mythes sont jetés hors de leur contexte en vue de préparer un autre pouvoir qui sera aussi caricatural que le pouvoir bourgeois. La Tradition, en tant qu'imbrication de mystique et de travail concret, continuera, pour son malheur, à être lacérée par les terribles simplificateurs.
    Une philosophie dynamique de l'histoire
    Cette critique de Péguy inaugure, peut-être à son insu, une nouvelle philosophie de l'histoire. L'auteur de Notre jeunesse reproche à l'herméneutique historique de diviser la réalité, de la contingenter sans arraisonner pleinement sa réalité, sa plénitude. Renan imagine un recours à une autorité qui serait alors réparatrice. Dilthey explore l'intériorité de l'individu mais détachée de son milieu concret. Péguy, lui, au départ de la philosophie de Bergson, déploie une dynamique historique. La “durée réelle”, saisie par l'intuition chez Bergson, est encore détachée des contingences pratiques qui entravent l'intelligence.
    Mais, pour Péguy, l'intelligence ne peut se détacher du tissu concret de l'histoire et de la réalité. De ce tissu que les « pauvres et petites gens », les croyants, ceux qu'anime encore la “mystique”, vivent et où ils se perpétuent biologiquement, selon des rythmes immémoriaux. Ce populisme, qui rappelle certains accents des Russes de Na­rodnaïa Volia, interdit tout programme politique à l'emporte-pièce. Il ne sert aucun prétentieux protagoniste d'un quelconque constructivisme idéologique.
    La critique de Péguy est le produit d'une formidable désillusion, conclut H. Tiedemann-Bartels. Comme Sorel qui déplorait la mainmise des « histrions » sur le fonctionnement réel de la société, Péguy s'insurge contre l'oubli du réel, contre l'immense fic­tion que construit la société bourgeoise (peut-on désormais parler de “fictionnisme total” ?). Ce recours à un réel embelli d'une mystique du concret qui ne soit pas pure rhétorique, ce rejet des discours creux des pugilats politiciens doivent être réactualisés : ils recèlent les potentialités critiques dont nous avons besoin. Telle est aussi la conclusion de H. Tiedemann-Bartels.
    ◘ Hella Tiedemann-Bartels, Verwaltete Tradition : Die Kritik Charles Péguys, Verlag Karl Alber, Freiburg/München, 1986, 296 p.
    [Du même auteur, en fr. : « La mémoire est toujours de la guerre : Benjamin et Péguy » (tr. R. Kahn), in Walter Benjamin et Paris, Cerf, 1985]
    ► Robert Steuckers, Vouloir n°35/36, 1987. http://robertsteuckers.blogspot.fr/
    Notes en sus :
    * : Pourtant, jamais Péguy ne se rangea au nombre des intellectuels. Bien plus : une large part de son œuvre de publiciste est consacrée à une véritable polémique contre cette classe. Voici ce qu’il écrit à ce sujet : « Je ne suis nullement l’intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple ». Péguy fait grief aux intellectuels, entre autres, de leur abstraction, de leur ignorance et de leur incompréhension, de leur carriérisme, et — point principal — de leur autoritarisme. Accusant les universitaires d’avoir trahi les idéaux qu’ils déclarent suivre par souci de véridicité, Péguy affirme ni plus ni moins que l’Université est corrompue par le pouvoir et l’argent. Constatant que dans la société règne une barbarie assez primitive, Péguy relie dans son diagnostic ce triomphe des barbares à l’avènement, en politique, de ceux qu’il nomme « le parti intellectuel ». Le monde où ces gens évoluent, il l’appelle le « monde moderne ». « Le monde qui fait le malin, le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas […]. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, même pas à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique ». (E. Leguenkova, T. Taïmanova, « Charles Péguy, un intellectuel "anti-intellectuel" »)
    ** : Le terme de « mystique » est un des mots clef du lexique péguyen ; son emploi nécessite une explication. Citons la fameuse sentence de notre écrivain : « Tout commence en mystique et finit en politique ». Péguy use du mot « mystique » en un sens très large, et non en sa stricte acception religieuse. Il entend par là l’intégrité intérieure, la vérité de la conduite, la fidélité à ses idéaux, l’esprit de dévouement et de sacrifice, l’intransigeance, le refus de toute compromission, de tout opportunisme. On pourrait prolonger cette énumération ; le fait est que Péguy a lui-même proposé de cette notion une explication à la fois vaste et très simple : « Qu’importe toute la Ligue des Droits de l’Homme ensemble et même du Citoyen, que représente-t-elle, en face d’une mystique ». Le monde antique et le monde moderne, l’Église et les fidèles, l’État et les politiciens, les pauvres et les riches, les compagnons de lutte et les adversaires, les simples enseignants et les professeurs d’université, les antisémites et les juifs : tout semble chez notre écrivain présenté sous l’aspect du dualisme, d’antinomies. Mais tout est in fine jugé à la seule aune de la mystique, c’est-à-dire de la conscience. (ibidem)
    Petite bibliographie sommaire pour comprendre l'œuvre de Charles Péguy :
    • Jean BASTAIRE, Péguy l'insurgé, Payot, 1975.
    • Simone FRAISSE, Péguy et le monde antique, Armand Colin, 1973.
    • Daniel HALÉVY, Péguy et les Cahiers de la Quinzaine, 1919, rééd. Livre de poche, 1979.
    • Emmanuel MOUNIER, Marcel Péguy & Georges Izard, La pensée de Charles Péguy, Plon, 1931.
    • André ROBINET, Péguy entre Jaurès, Bergson et l'Église, Seghers, 1968, réimpr. sous le titre Métaphysique et politique selon Péguy.