culture et histoire - Page 1912
-
Théorie des Cordes : Ce qu'Einstein ne Savait pas Encore (FR) - Version longue
-
[Exclusivité Novopress] Le prologue de “Sale Blanc” de Gérald Pichon
PARIS (NOVOpress) - “Sale Blanc, chronique d’une haine qui n’existe pas” de Gérald Pichon est la dernière publication d’Idées éditions. Il est préfacé par Pierer Sautarel de Fdesouche.
Comme l’affirme la quatrième de couverture : « Longtemps dénoncée comme un fantasme, assimilé à un outil de propagande de l’extrême droite, la haine antiblanche était jusqu’à récemment déconsidérée par nos élites politiques et médiatiques. Pourtant, cette douloureuse réalité touche un nombre grandissant de Français. Agressions, insultes, viols… Cette forme particulière de haine raciale existe bel et bien. Mais aux yeux de ses détracteurs, affirmer en être victime est une erreur, c’est refuser le sacro-saint vivre-ensemble érigé en valeur suprême de la société multiculturelle. A l’heure où de grossières et opportunistes tentatives de récupération politicienne se font entendre, l’ouvrage “Sale Blanc” vient, témoignages et chiffres à l’appui, rendre compte d’une réalité méconnue, volontairement dissimulée par les gouvernements de droite comme de gauche. »
En attendant un entretien avec l’auteur – qui tiendra une conférence samedi 2 mars à Tours à l’invitation du Cercle Jean Royer – et les bonnes feuilles du livre, en exclusivité pour Novopress vous trouverez ci-dessus le prologue.
« Trop seul, trop pâle,
Trop seul pour qu’on te craigne
Trop pâle pour qu’on te plaigne »
Vae VictisC’est un petit garçon rentrant en sang chez lui, une adolescente terrorisée à l’idée de sortir, un jeune homme tombé sous des coups d’une violence inouïe, une grand-mère martyrisée que sa famille n’oubliera jamais. Tous ont connu la détresse, la peur, les sanglots étouffés, la solitude. Aucun ne pourra oublier ces scènes de violences maintes fois rejouées. Ces souvenirs qui restent et ceux qui s’envolent, ce traumatisme que l’on n’oubliera jamais. Combien de fois revoit-on la scène ? Et si, en fin de compte, nous l’avions provoquée ? Pourquoi moi, pourquoi nous ? Pourquoi toi et pourquoi vous, les agresseurs, les violeurs et les violents ? Pourquoi cette rencontre entre toi et moi, entre nous et vous ? Pourquoi moi et nous et pas lui et eux ? Pourquoi moi et pas toi ? Le hasard ? Le destin ? Dieu ou le diable ? Qu’a-t-on fait ou pas fait pour mériter ça ?
Tu brandis un poing vengeur, tu as l’air énervé, tu as juste le temps de maugréer un « sale Blanc » avant de lui couper le fil de la vie, de lui enlever sa confiance dans les hommes ou de le laisser vieillir en paix. Devant les policiers, les tribunaux, vous, les agresseurs, justifierez votre acte. Tout y sera et même plus. Nous vous écouterons avec attention, avec une inquiétude mêlée d’espoirs : nous pourrons alors enfin comprendre cette agression, ce viol, cette mort… Procès, prison, amendes pour vous. Perte de confiance, peur et parfois oubli pour nous. Plus tard, vous vous moquerez de la victime, vous vous jouerez d’elle. « Victime ! Victime ! », c’est devenu la nouvelle insulte à la mode dans les cours de récréation. Vous ne regrettez rien, ou si peu. Vous êtes en guerre, nous sommes en pleurs. Si on ne t’a rien dit sur moi alors pourquoi nous ? C’est notre gueule, notre visage, notre faciès qui ne vous reviennent pas ? Oui…. trop pâle, trop blanc, trop simple… pas assez couleur locale dans ce quartier, cette ville. Cette époque ?
Alors, t’as pas compris encore « petit Blanc » ? Je t’ai brisé car tu n’es pas comme moi et je te l’ai fait payer cher. Cette haine, elle est là. Elle est en moi et cette haine, c’est de toi, de ta couleur de peau : je prends ma revanche, je t’écrase, je t’humilie. Tu ne comprends pas, je te frappe, tu comprends, nous te frappons. Moi, on m’excusera ; toi, on t’oubliera. T’as rien compris encore. Regarde-toi dans le miroir, tu es faible dans tous les domaines, tu n’as même pas la force de réagir à tout ça. Mais regarde-toi, nous sommes forts, nous sommes forts de vos faiblesses. C’est vous qui nous avez appris à vous détester, on a bien retenu la leçon. Vous êtes nos défouloirs, la vie n’est pas tendre avec nous, alors on vient se servir sur votre dos, passer nos nerfs et oublier. Oublier quoi ? Je ne sais pas, mais ce qui est sûr c’est qu’on vous oublie rapidement, vous les victimes. Ne sois pas blanc de peur, car pour nous ce serait un nouvel appel du sang…
-
Le professeur Jean Tulard (la Révolution) « Ce fut la revanche des humiliés, pas celle des opprimés »
Jean Tulard est le grand spécialiste de Napoléon. Membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques) après avoir été directeur d’études à l’École pratique des hautes études, professeur à l’université de Paris-Sorbonne et à l’Institut d’études politiques de Paris, il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages.
Il a collaboré au Livre noir de la Révolution française à paraître ce lundi aux éditions du Cerf. Ouvrage collectif regroupant les noms des plus grands spécialistes, ce pavé jeté dans la mare de la mémoire nationale fait le bilan des destructions révolutionnaires qui ont pesé et à bien des égards pèsent encore sur les destinées de la France. Il a bien voulu répondre à nos questions.
L’ACTION FRANÇAIS 2000 - Ce Livre noir de la Révolution française paraît presque vingt ans après les célébrations du bicentenaire qui avaient donné lieu à de nombreuses publications. Certains se souviendront du livre de René Sédillot, Le coût de la révolution française, ou encore des ouvrages de Reynald Sécher sur le génocide vendéen. Depuis lors, nous avons vu émerger une querelle autour des travaux de François Furet, puis comme une suite à cela un débat autour du Livre noir du communisme. Que s’est-il passé depuis lors ?
JEAN TULARD - Il faut d’abord remarquer que, paradoxalement, le bicentenaire a donné lieu à un réquisitoire contre la Révolution, y compris pour des gens venus de la gauche comme Furet : la révolution était décrite comme un dérapage, une perte de contrôle qui, si elle n’était pas entièrement condamnable, ne méritait pas une telle commémoration. Après le bicentenaire on a pu constater un tarissement des publications qui abondaient précédemment.
De Robespierre à Lénine
A.F. 2000 - Vous avez évoqué le nom de François Furet. Sur ses traces d’autres historiens ont entamé un véritable examen critique du communisme et partant de sa paléontologie, la Terreur jacobine : le directeur du Livre noir du communisme, Stéphane Courtois a également collaboré à ce Livre noir de la révolution française. Comment envisagez-vous cette collaboration ?
J.T. - Je ne suis pas surpris de voir des personnalités abusées par l’idéologie communiste, qui ont commencé leurs recherches sur le communisme les poursuivre par des travaux sur la période révolutionnaire. C’est le même réflexe qui est à l’oeuvre dans les deux révolutions. Des liens très étroits unissent le communisme à la Révolution française. Lénine admirait Mathiez, le grand robespierriste de la Sorbonne. Des noms de révolutionnaires ont été donnés à des navires soviétiques. Il était nécessaire que le rapport Krouchtchev, critiquant le modèle stalinien de la révolution communiste conduise à une révision de la révolution française, tant la révolution russe s’était constituée en héritière de la Révolution française.
A.F. 2000. - Pourquoi la Révolution a-t-elle été si sanglante ?
J.T. - Tout d’abord il y a les excès de la foule révolutionnaire avec ses débordements sanglants. Enfin et surtout la Terreur. En effet la Terreur est irréductible à des “débordements”. La Terreur est voulue pour terroriser les adversaires : dès le 14 juillet, lorsque la foule promène la tête de Launay cela n’a pas d’autre but. Il s’agit dès lors d’annihiler les résistances. La guillotine est dissuasive, mais lorsque l’on promène les condamnés dans une charrette au pas sur des kilomètres avant d’arriver à l’échafaud nous avons déjà à faire à un système terroriste. Les noyades de Nantes aussi sont dissuasives, lorsque les pêcheurs à la ligne sur les bords de Loire ont vu passer les cadavres au fil de l’eau ça a dû tempérer leurs sentiments contrerévolutionnaires.
La haine et l’envie
A.F. 2000 - Vous avez écrit il y a plus de dix ans Le Temps des passions : espérances, tragédies et mythes sous la Révolution et l’Empire. À quelles passions la Révolution a-t-elle donné libre cours ?
J.T. - La haine et l’envie. Je vous répondrai en citant un mot de Napoléon : « Qu’est-ce qui a fait la Révolution ? La vanité. La liberté n’a été qu’un prétexte. » Il s’agissait de détruire une société bloquée, dont la mobilité sociale s’était réduite. Il y eut la haine de Marie-Antoinette entretenue par les gazettes et les chansons évoquant sa toilette et sa brioche. La Révolution trouve sa source dans la lutte de la vanité des uns contre l’arrogance des autres. Ce fut la revanche des humiliés, pas celle des opprimés. Avec la nationalisation des biens du clergé émerge une nouvelle classe dominante, celle des bourgeois acquéreurs de biens nationaux : l’aristocratie laisse sa place à la ploutocratie. En effet, les révolutions sont toujours une bonne occasion de faire fortune.
A.F. 2000 - N’est-ce pas d’abord la passion de l’égalité comme l’a dit si justement Tocqueville ?
J.T. - Il faut appeler les choses par leur nom. Ce à quoi se refusent le libéral fumeux Tocqueville et ses disciples. Préférez lui l’ultra Fiévée, ce contre-révolutionnaire qui rejoindra Bonaparte d’ailleurs, qui dans son merveilleux roman La dot de Suzette rend si bien compte de ce que j’évoquais à l’instant : l’envie, la vanité, l’ambition et la cupidité. J’ai jadis écrit un petit livre sur Fiévé, mais je vous renvoie surtout à la conclusion de mon livre Les révolutions paru chez Fayard.
A.F. 2000 - Croyez-vous ces passions toujours à l’oeuvre dans la société française ?
J.T. - C’est évident. Elles sont partout à l’oeuvre. On ne change pas l’homme, et s’il n’y avait pas l’envie il n’y aurait pas d’histoire. C’est l’éternelle histoire d’Iznogoud.
Corruption
A.F. 2000 - Comment expliquer le contraste entre la réalité de la Révolution française et sa perception à l’école, dans les médias et dans la vie politique ?
J.T. - On ne peut pas dire que la déclaration des droits de l’Homme procède des iniquités révolutionnaires, l’on retient plutôt Valmy que la Terreur. C’est le fruit d’une politique. Voyez Mitterrand. Cet homme cultivé qui devait d’ailleurs connaître Fiévée, (il lui succéda sur le fauteuil de préfet de la Nièvre) a choisi de célébrer le bicentenaire de la fausse bataille de Valmy en 1989 alors qu’elle eut lieu en 1792 ! Il savait ce qu’il faisait. ! En célébrant Valmy il gommait les massacres de septembre, que pourtant cette fausse victoire, achetée par Danton à Brunswick avec les joyaux de la couronne, rendit plus odieux encore, leur ôtant toute justification. Avec Valmy tout le monde est content, cette bataille, qui n’a pas versé de sang, est une victoire française remportée avec les canons de la monarchie ; Louis-Philippe y était, ce qui contente les orléanistes, ainsi que Kellermann que Bonaparte fit duc de Valmy, ce qui satisfait les bonapartistes.
A.F. 2000 - Quel est selon vous l’aspect le plus noir de la révolution française ?
J.T. - Il y en a tant… Je serai tenté de dire la Terreur, qui ajoute au sang la corruption. L’aspect le plus noir est peut-être d’avoir inventé le régime parlementaire et son corollaire, la corruption. Prenez l’exemple du décret de la compagnie des Indes.
Se dessine dès les débuts de ce nouveau type de tyrannie qu’est la dictature des Chambres le désir effréné de se maintenir. Le décret des deux-tiers est là pour l’attester. On assiste à la destruction de la démocratie que l’on croyait instaurer. La brigue, la corruption et la banqueroute (l’assignat…) en plus de la Terreur.
Un nouveau regard
A.F. 2000 - Quel changement positif peut-on directement attribuer à la Révolution française ?
J.T. - La vente des biens nationaux… Cela a permis l’avènement des notables (notaires, magistrats, médecins…) qui ont assuré une certaine stabilité. Ils se sont substitués à des nobles à bout de souffle.
A.F. 2000 - Le livre noir de la Révolution française contribuera largement à l’inversion de tendance depuis le départ des Mathiez et des Soboul… Quels progrès historiographiques sur la période révolutionnaire discernez-vous ?
J.T. - Quelques progrès notables, en réalité. Pour l’essentiel un regard moins complaisant sur l’événement. Vovelle, personnage très sympathique au demeurant, héritier de Soboul et Mathiez a été très largement marginalisé et ses ouvrages n’ont plus le succès qu’ils connaissaient avant le bicentenaire et la chute du communisme.
A.F. 2000 - Comment faire changer le regard du plus grand nombre à qui l’on enseigne encore la Révolution française comme un temps fondateur et même enchanté de l’histoire de France, en particulier dans les écoles ?
J.T. - C’est très difficile. Pour arriver à un tel résultat il faudrait une terreur blanche. La déférence à l’égard de la Révolution est tellement ancrée dans les moeurs, c’est la formation même des enseignants qui est en jeu, beaucoup ont été formés à l’école de Soboul. Je note tout de même un progrès, Furet commence à faire son effet, ils n’en sont pas encore à Tulard ! (rires).
A.F. 2000 - Vous qui êtes un passionné de cinéma, ne croyez vous pas que cela puisse être un moyen d’articuler l’histoire savante avec la culture populaire ?
J.T. - Je constate que le traitement de Bonaparte au cinéma est très contrasté, de même pour Marie-Antoinette. La Marie-Antoinette du Front populaire, de Renoir, produite avec l’argent de la CGT et dont Mathiez fut le conseiller historique et technique n’est pas celle de Delannoy incarnée par Michèle Morgan, ni celle de Sofia Coppola. Le cinéma est dans ces matières plus un reflet de l’époque et de ses préoccupations. Les films témoignent de la manière dont le regard sur la Révolution a changé plus qu’ils n’y contribuent.
A.F. - 2000 - Quel regard l’historien que vous êtes jette-t-il sur l’enseignement de l’histoire à l’école, au lycée voire à l’université ?
J.T. - Désabusé. J’en suis en partie responsable. Je n’ai que très peu enseigné au lycée. Et j’ai consacré tous mes efforts à dégager l’histoire napoléonienne de l’anecdote d’une part et à le prémunir de la nouvelle histoire de l’autre. Entre Castelot et Braudel ça n’a pas été simple. Voilà quelle fut ma contribution à la discipline.
A.F. 2000 - Vous avez dit « L’historien est au service de la vérité et non de la morale », l’histoire révolutionnaire n’est-elle pas une annexe de la morale « républicaine » ?
J.T. - C’est tout à fait cela…
Propos recueillis par l'A.F 2000 L’Action Française 2000 du 17 janvier au 6 février 2008 -
Vae Victis-Après la mort l'éternité
-
L'Escroquerie d'Einstein: la Relativité de Poincaré - Radio Courtoisie
-
[Paris] cercle d’étude : Application de la pensée d’Action Française vendredi 01 mars
L’école de pensée qu’est l’Action Française ouvre ses portes trois vendredis par mois pour la tenue du cercle des étudiants animé par Pierre de Meuse pour les parties initiation et application de la pensée d’AF.. C’est l’occasion d’apprendre les bases ou de se refamiliariser avec la pensée nationaliste maurrassienne !
RDV 18h
10 rue Croix des Petits Champs Paris 1er (2ème étage)
Métro : Palais Royal - Musée du Louvre.
Renseignements : etudiants.paris@actionfrancaise.net
-
Qu'est-ce que la guerre ?
"La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens." Si cette affirmation de Clausewitz était fondée, le monde serait plus facile à comprendre. Clausewitz, un vétéran prussien des guerres napoléoniennes, qui consacra ses années de retraite à rédiger ce qui allait devenir le plus fameux ouvrage sur la guerre Von Griege (De la guerre), écrivit en effet que la guerre est la continuation des "relations politiques (des politischen Verkehrs) mélangée à d'autres moyens" (mit Einmishung anderer Mittel).
L'allemand original exprime une idée plus subtile et plus complexe que les traductions fréquemment proposées. Malgré ce problème, la pensée de Clausewitz demeure incomplète. Elle suppose l'existence d'États, d'intérêts nationaux, et de calculs rationnels sur la manière de les mener à bien. Mais la guerre est antérieure de plusieurs millénaires à l'État, à la diplomatie et à la stratégie. Elle est presque aussi vieille que l'homme lui-même, et plonge ses racines jusqu'au plus profond du cœur humain, là où le moi érode la raison, où l'orgueil prévaut, où l'émotion est souveraine et l'instinct roi. "L'homme est un animal politique", disait Aristote. Clausewitz, disciple d'Aristote, se contenta de dire que l'animal politique est un animal qui fait la guerre. Il ne se hasarda pas non plus à aborder l'idée selon laquelle l'homme est un animal pensant dont l'intellect commande le besoin de chasser et l'aptitude à tuer.
Cette idée n'est pas plus facile à envisager pour l'homme moderne qu'elle ne l'était pour un officier prussien, petit-fils d'un pasteur et élevé dans l'esprit du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières. Malgré toute l'influence que Freud, Jung et Adler ont exercée sur nos conceptions, nous avons conservé les valeurs morales des grandes religions monothéistes qui condamnent le meurtre de nos semblables en toutes circonstances, sauf les plus extrêmes. Ce que nous dit l'anthropologie, et que sous-entend l'archéologie, c'est que nos ancêtres non civilisés pouvaient avoir été des créatures sanguinaires. La psychanalyse tente elle aussi de nous persuader que le sauvage affleure en chacun d'entre nous. Nous n'en préférons pas moins reconnaître l'humanité de notre nature dans la conduite quotidienne de la majorité civilisée de l'époque moderne – imparfaite, il est vrai, mais certainement coopérative et fréquemment bienveillante. La culture semble être, à nos yeux, le facteur le plus déterminant du comportement humain. Dans l'impitoyable querelle académique entre nature et culture, c'est l'école prônant la théorie de la culture qui rencontre la plus grande adhésion. Nous sommes des animaux culturels et c'est la richesse de notre culture qui nous permet d'accepter notre indubitable potentiel de violence, tout en croyant malgré tout que cette violence est une aberration culturelle. Les leçons de l'histoire nous rappellent que les États où nous vivons, leurs institutions, leurs lois même, sont parvenus jusqu'à nous par une succession de conflits, souvent de la plus sanglante espèce. Notre ration quotidienne de nouvelles parle de sang versé, parfois dans des régions toutes proches de notre patrie, et dans des circonstances qui vont totalement à l'encontre de notre conception de la normalité culturelle. Nous parvenons malgré tout à placer les leçons respectives de l'histoire et de l'actualité dans une catégorie particulière et bien distincte, celle du différent qui ne ternit en rien nos espérances pour le monde de demain et d'après-demain. Nous nous persuadons que nos institutions et nos lois ont suffisamment entravé le potentiel humain de violence pour que celui-ci, dans son expression quotidienne, s'en trouve légalement condamné ; toutefois, dans le cadre des institutions de l'État, ce même potentiel sera utilisé et adoptera le statut particulier de "guerre civilisée".
Les limites de la guerre civilisée sont définies par deux types humains antithétiques, le pacifiste et le "porteur d'armes légal". Le porteur d'armes légal a toujours été respecté, ne serait-ce que parce qu'il a les moyens de l'être ; le pacifiste, lui, s'est vu reconnu au cours des 2000 ans de l'ère chrétienne. Leur réciprocité s'exprime dans le dialogue échangé entre le fondateur du christianisme et un soldat de métier romain qui lui demandait de guérir, d'une parole, l'un de ses serviteurs : "Moi qui n'ai rang que de subalterne", confie le centurion au Christ, lequel s'émerveille de sa foi. Cette foi, le centurion, en tant que soldat, la considérait comme un complément au pouvoir légal qu'il personnifiait. Peut-on supposer que le Christ reconnaissait le statut moral du porteur d'armes légal, qui doit vouer sa vie aux exigences de l'autorité et peut ainsi se comparer au pacifiste prêt à se sacrifier plutôt qu'à violer ses propres convictions ? C'est une pensée complexe, mais que la culture occidentale ne trouve pas difficile à assimiler. De la sorte, le soldat de métier et le pacifiste engagé parviennent à coexister – parfois très intimement : dans le Commando 3, l'une des unités britanniques les plus coriaces de la Seconde Guerre mondiale, les brancardiers étaient tous des pacifistes ; mais ils étaient considérés avec le plus grand respect par leur commandant, à cause de leur bravoure et de leur disponibilité au sacrifice. La culture occidentale ne serait en effet pas ce qu'elle est si elle ne respectait pas à la fois le porteur d'armes légal et celui pour qui le seul fait de porter une arme est intrinsèquement illégitime. Notre culture n'est pas avare de compromis et elle est parvenue ainsi, en ce qui concerne le problème de la violence publique, à en déprécier les manifestations tout en légitimant son usage. Le pacifisme a été élevé au rang d'idéal. Le port légal d'armes – selon un strict code d'éthique militaire et dans le corpus d'une législation humanitaire – a été, lui, accepté comme une nécessité pratique.
"La guerre comme continuation de la politique" fut la formule choisie par Clausewitz pour exprimer le compromis adopté par les États qu'il connaissait. Elle respectait leur morale dominante – souveraineté absolue, diplomatie organisée et traités légalement contraignants – tout en permettant au principe d'intérêt national de s'imposer. Bien que n'admettant pas l'idéal pacifiste, que le philosophe prussien Kant commençait seulement à transférer de la sphère religieuse à celle de la politique, elle opérait cependant une nette distinction entre le porteur d'armes légal et le rebelle, entre le mercenaire et le brigand. Elle présupposait un niveau élevé de discipline militaire et un impressionnant degré d'obéissance des subordonnés vis-à-vis de leurs supérieurs hiérarchiques. Elle escomptait que la guerre suivrait des formes étroitement définies – siège, bataille rangée, escarmouche, raid, missions de reconnaissance, de patrouille et d'avant-postes –, chacune possédant ses propres conventions admises. Elle présumait que la guerre avait un commencement et une fin. Mais elle ne se rapportait pas à une guerre sans début ni fin, à une guerre endémique ignorant la notion d'État, ni à des populations encore non étatisées pour lesquelles il n'existait pas de distinction entre le porteur d'armes légal et le porteur d'armes illégal puisque tous ses représentants mâles étaient a priori des guerriers. Cette dernière forme de guerre a prévalu durant de longues périodes de l'histoire de l'humanité et, indirectement, a toujours empiété sur la vie des États civilisés, finissant même par être récupérée à leur usage grâce au recrutement de troupes "irrégulières", dans les rangs de la cavalerie légère ou de l'infanterie. Les officiers des États civilisés préféraient détourner les yeux devant les méthodes illégales et non civilisées employées par ces soldats irréguliers pour s'enrichir lors des campagnes, ils se voilaient la face devant leurs formes barbares de combat. Et pourtant, sans leurs services, les armées surentraînées au sein desquelles Clausewitz et ses compagnons avaient été formés auraient été difficilement en mesure de garder leurs positions. Toutes les armées régulières, y compris celles de la Révolution française, ont recruté des irréguliers pour des patrouilles, des escarmouches ou des missions de reconnaissance. Le développement de ces forces – Cosaques, "chasseurs", Highlanders, "frontaliers", hussards – a été l'un des aspects les plus caractéristiques de l'histoire militaire du XVIIIe siècle. Les autorités policées qui les utilisèrent choisirent de jeter un voile sur leurs mises à sac, leurs pillages, leurs viols, meurtres, enlèvements et extorsions coutumiers, et sur leurs actes de vandalisme systématique. Ils préféraient ignorer cette forme de guerre plus ancienne et plus répandue que celle qu'ils pratiquaient eux-mêmes ; "la guerre... une continuation de la politique", voilà une pensée qui, une fois formulée par Clausewitz, s'avérait capable d'offrir à l'officier qui s'interrogeait un abri philosophique commode et de lui épargner une confrontation avec les aspects plus archaïques, plus sombres et plus fondamentaux de son métier.
Mais Clausewitz était lui-même à moitié convaincu que la guerre était entièrement ce qu'il en affirmait. Au début de l'un de ses plus fameux passages, il suggère que "les guerres des peuples civilisés sont moins cruelles et destructrices que celles des sauvages". Mais il n'approfondit pas cette pensée car, avec toute la puissance philosophique dont il disposait, il s'efforçait de faire accepter une théorie universelle de ce que la guerre devait être, et non de ce qu'elle était et avait été en réalité. Il y réussit très largement. Les hommes d'État et le commandement suprême s'appuient toujours sur les principes de Clausewitz pour la pratique de la guerre. Mais, lorsqu'il leur faut en décrire fidèlement la réalité, le témoin oculaire et l'historien doivent s'écarter de la méthodologie clausewitzienne, bien que son auteur ait été lui-même simultanément un témoin et un historien de la guerre, et qu'il ait dû observer ou pu consigner dans ses écrits quantité de choses sans rapport avec ses théories. "Sans une théorie, les faits demeurent silencieux", a écrit l'économiste F.A. Hayek. C'est peut-être vrai des froides réalités de l'économie, mais les faits de guerre, eux, ne sont pas froids. Ils brûlent de la chaleur des feux de l'enfer. Au soir de sa vie, le général William Tecumseh Sherman, qui avait incendié Atlanta et livré aux flammes une bonne partie des États du Sud américain, formula exactement cette idée en des termes amers devenus par la suite presque aussi célèbres que ceux de Clausewitz : "Je suis fatigué et dégoûté de la guerre. Sa gloire n'est que pacotille... La guerre, c'est l'enfer."
Clausewitz avait vu les feux infernaux de la guerre, il avait vu Moscou brûler. L'incendie de Moscou fut le plus grand désastre matériel des guerres napoléoniennes, un événement à l'échelle européenne d'un impact psychologique proche de celui provoqué par le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. À une époque de grande spiritualité, la destruction de Lisbonne fut ressentie comme une terrible manifestation de la toute-puissance divine, elle suscita un réveil religieux à travers le Portugal et l'Espagne. Aux temps de la Révolution, la destruction de Moscou fut considérée comme une manifestation de la puissance humaine, ce qu'elle était bien, en effet. On la considéra comme un acte délibéré – Rostopchine, gouverneur de la ville, s'en attribua le crédit tandis que Napoléon chassait et exécutait les incendiaires présumés – mais Clausewitz, curieusement, ne put admettre que cet incendie fut une action politique volontaire, un cinglant démenti à la victoire napoléonienne. Il écrivit au contraire : "Que les Français n'en aient pas été les agents, j'en étais fermement persuadé ; que les autorités russes fussent responsables de cet acte ne m'apparut guère plus fondé." Il préféra se persuader qu'il s'agissait d'un accident.
"La confusion que je constatai dans les rues de Moscou lorsque l'arrière-garde les traversait et ce fait que les premières colonnes de fumée se sont élevées tout d'abord dans les faubourgs extérieurs qu'occupaient encore les Cosaques m'avaient convaincu que l'incendie de Moscou avait été une conséquence du désordre et de l'habitude prise par les Cosaques de piller sérieusement tout ce qu'il fallait abandonner à l'ennemi et d'y mettre ensuite le feu. [.. .] C'est, dans tous les cas, un des faits les plus singuliers de l'histoire qu'une action à laquelle l'opinion commune attribue une si grande influence sur le sort dela Russie reste sans père comme le fruit d'un amour défendu et demeurera toujours selon toutes probabilités, comme voilée de mystère."
Pourtant Clausewitz aurait dû savoir qu'il n'y avait rien de vraiment accidentel dans cet acte "sans père" que fut l'incendie de Moscou, pas plus que dans aucune des nombreuses autres pratiques illégales qui marquèrent, en 1812, la campagne de Russie. La présence des Cosaques garantissait à elle seule une orgie de pillages, d'incendies, de viols, de meurtres et une bonne centaine d'autres atrocités ; pour les Cosaques, la guerre n'avait en effet rien de politique, elle était une culture et une façon de vivre.
Soldats du tsar, les Cosaques étaient en même temps rebelles à l'absolutisme tsariste. L'histoire de leurs origines se pare de mythologie et il ne fait aucun doute qu'au fil du temps, ils y ont eux-mêmes contribué. L'essence de ces mythes est à la fois simple et réelle. Les Cosaques – mot dérivé du turc pour "homme libre" – étaient des chrétiens qui fuyaient la servitude imposée par les souverains de Pologne, de Lituanie et de Russie, et préféraient tenter leur chance ("aller cosaquer") dans les grands espaces de la steppe d'Asie centrale, riches mais encore ingouvernés.
À l'époque où Clausewitz eut à connaître les Cosaques, le mythe de leur origine libre avait grandi tout en perdant de sa réalité. À l'origine, ils avaient fondé des sociétés authentiquement égalitaires – sans maîtres, ni femmes, ni propriété –, incarnations vivantes de ces hordes de guerriers indomptés, libres de vagabonder où bon leur semble, qui inspirèrent depuis toujours les récits épiques du monde entier. En 1570, Ivan le Terrible avait négocié avec les Cosaques de la poudre, du plomb et de l'argent – trois choses que la steppe ne produisait pas – en échange de leur soutien pour libérer les Russes prisonniers des Musulmans. Mais, avant la fin de son règne, il avait commencé à user de la force pour les incorporer au système tsariste. Ses successeurs maintinrent la pression. Pendant les guerres russes contre Napoléon, des régiments réguliers de Cosaques furent levés ; le terme "régulier" s'associe apparemment mal avec la nature des Cosaques mais le procédé demeurait cependant tout à fait conforme à la coutume, dans l'Europe contemporaine, d'incorporer dans les rangs des armées régulières des hommes originaires des forêts, des montagnes ou encore des peuples de cavaliers. Cette évolution s'acheva lorsque, en 1837, le tsar Nicolas 1er institua son fils "Ataman de tous les Cosaques". Leurs descendants peuplèrent encore les rangs de la garde impériale dans les régiments du Don, de l'Oural ou de la mer Noire, reconnaissables, par leur uniforme exotique, des autres unités de frontaliers (Lesquines, montagnards musulmans et caucasiens).
Toutefois, malgré ce lent processus de domestication, les Cosaques connurent toujours le privilège d'être dispensés de l'impôt du cens qui marquait chaque sujet russe au fer rouge du servage ; tout comme ils étaient exemptés de la conscription, considérée par les serfs comme une condamnation à mort. En fait, même à la fin du tsarisme, le gouvernement russe continua de traiter les diverses populations cosaques comme de libres sociétés de guerriers pour lesquelles la responsabilité d'un engagement militaire incombait au groupe tout entier et non à chacun de ses membres. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, le ministre russe de la Guerre demanda aux Cosaques de lui fournir des régiments complets plutôt que des soldats individuels. Il perpétuait ainsi un système à la fois féodal, diplomatique et mercenaire qui, dès l'apparition de guerres organisées et sous des formes diverses, avait procuré aux États des contingents déjà bien entraînés.
Les Cosaques que Clausewitz connut en son temps étaient beaucoup plus proches de leurs ancêtres maraudant librement dans la steppe que ne le furent les fringants aventuriers dépeints plus tard avec romantisme par Tolstoï dans ses premiers romans. Il était bien dans la nature des premiers d'allumer en 1812, dans les faubourgs de Moscou, des feux qui allaient embraser toute la capitale. Les Cosaques étaient restés un peuple cruel et un incendie de ce genre n'était pas la pire de leurs actions, même s'il laissa plusieurs centaines de milliers de Moscovites sans abri pour affronter un hiver polaire. Au cours de la retraite qui s'ensuivit, les Cosaques firent preuve d'une telle cruauté qu'elle réveilla chez leurs victimes le souvenir lointain des hordes barbares déferlant sur l'Europe occidentale, cavaliers nomades venus de la steppe, leurs bannières ornées de queues de cheval, semant la mort sur leur passage et marquant la mémoire collective d'une indélébile terreur. Les longues colonnes de la Grande Armée, pataugeant à mi-genoux dans la neige au cours de leur retraite désespérée, étaient suivies à portée de fusil par des escadrons de Cosaques à l'affût de la moindre faiblesse et fondant sans pitié sur les traînards. Quand un groupe de soldats s'arrêtait, exténué, il était aussitôt piétiné et anéanti. Quand les Cosaques rattrapèrent les restes de l'armée française qui n'avaient pas réussi à traverser la Berezina avant que Napoléon n'incendie les ponts, ils les massacrèrent tous. Clausewitz confia à sa femme qu'il avait été le témoin de "scènes épouvantables [...]. Si mon âme n'avait pas été endurcie, je serais devenu fou. Et même ainsi, il s'écoulera bien des années avant que je ne puisse me remémorer tout cela sans frissonner d'horreur."
Pourtant Clausewitz était un soldat de métier, fils d'officier et éduqué pour la guerre, un vétéran de 20 ans de campagnes et le survivant des batailles d'Iéna, de Borodino – la plus meurtrière jamais menée par Napoléon – et de Waterloo. Il avait vu le sang couler à flots, parcouru des champs de bataille jonchés de morts et de blessés gisant comme des gerbes coupées après la moisson. Des troupes étaient décimées à ses côtés, un cheval avait été blessé sous lui, et il n'avait échappé à la mort que par hasard. Son âme, en effet, devait bien avoir été endurcie. Alors pourquoi trouva-t-il si particulièrement épouvantables les horreurs perpétrées par les Cosaques lancés à la poursuite des Français ? En vérité, nous ne pouvons nous endurcir qu'à ce que nous connaissons déjà. Nous rationalisons et même justifions des actes de cruauté accomplis par nous-mêmes ou par nos semblables, tout en étant choqués, voire écœurés, par des comportements également cruels qui, lorsqu'ils sont commis par des étrangers, revêtent une autre dimension. Pour Clausewitz, les Cosaques étaient des étrangers. Ils le révoltaient par leur habitude de foncer sur les traînards pour les transpercer de leur lance, de vendre les prisonniers aux paysans pour de la menue monnaie, et de laisser nus ceux qui étaient invendables afin de s'approprier leurs haillons. Il devait probablement partager le mépris de cet officier français : "Lorsque nous leur faisions face bravement, ils n'offraient jamais de résistance, même s'ils étaient deux fois plus nombreux que nous". En somme, les Cosaques se montraient impitoyables avec les faibles et lâches envers les braves, une conduite exactement opposée à celle enseignée à un officier prussien et à un gentleman. Ces comportements persistèrent. À la bataille de Balaclava, pendant la guerre de Crimée de 1854, deux régiments de Cosaques furent envoyés en avant pour repousser la charge de la Brigade légère. Un officier russe rapporta "qu'effrayés par l'ordre discipliné des troupes de cavaliers [britanniques] qui les chargeaient, [les Cosaques] n'opposèrent aucune résistance et, au contraire, se tournant vers la gauche, commencèrent à tirer sur leurs propres troupes afin de se frayer une issue pour s'enfuir". Quand la Brigade légère eut été chassée de la vallée de la Mort par l'artillerie, "les premiers à se reprendre", raconte un autre officier russe, "furent les Cosaques qui, fidèles à leur nature, reprirent aussitôt la situation en main, rassemblant les chevaux sans cavaliers et commençant à les vendre". Ce spectacle aurait sans doute accru le mépris de Clausewitz et renforcé sa conviction que les Cosaques ne méritaient pas la dignité du titre de "soldat". Malgré leur conduite, on ne pouvait même pas les considérer comme de véritables mercenaires, ces derniers respectant généralement les termes de leurs contrats. Pour un homme comme Clausewitz, ils étaient surtout des hyènes, vivant des abats de la guerre mais reculant devant la boucherie qui les menaçait eux-mêmes.
Car la véritable finalité de la guerre, à l'époque de Clausewitz, était bien le carnage. Les hommes se tenaient en rangs, immobiles et passifs, souvent pendant des heures entières, prêts à se faire massacrer. On raconte qu'à Borodino le corps d'infanterie d'Ostermann-Tolstoï a tenu sous un feu d'artillerie tiré de prés deux longues heures "pendant lesquelles le seul mouvement était le resserrement des rangs chaque fois qu'un corps tombait". Survivre au massacre ne signifiait pas pour autant échapper à la boucherie. Larrey, le chirurgien en chef des armées napoléoniennes, effectua deux cents amputations dans la nuit qui suivit la bataille de Borodino et, encore, ses patients étaient de ceux qui avaient de la chance. Eugène Labaume raconte ce qu'il vit au fond des ravines en sillonnant le champ de bataille : "presque tous les blessés s'y étaient traînés dans un instinct naturel de survie, pour y chercher çà et là refuge [...] entassés les uns au-dessus des autres et nageant dans leur sang, impuissants, ils appelaient à l'aide ceux qui passaient à leur portée."
Ces scènes d'abattoir étaient l'issue inévitable d'une manière de faire la guerre qui incitait les Cosaques – qualifiés de sauvages par Clausewitz – à s'enfuir lorsqu'ils risquaient de s'y trouver entraînés ; elles les auraient fait rire s'ils ne les avaient vues de leurs propres yeux et qu'on se fût contenté de les leur décrire. Lorsque Takashima, le réformateur de l'armée japonaise, fit faire pour la première fois, en 1841, une démonstration des manœuvres militaires européennes devant quelques samouraïs de haut rang, ceux-ci les trouvèrent ridicules. Le Grand Maître de l'Ordre déclara que ce spectacle "d'hommes levant et maniant leurs armes tous en même temps et d'un seul mouvement évoquait un jeu d'enfants". C'était la réaction de guerriers habitués au corps à corps, pour lesquels le combat représentait un engagement personnel où l'homme démontrait non seulement son courage mais aussi sa personnalité. En 1821, lorsque éclata la guerre d'indépendance en Grèce, les klephts grecs – mi-bandits, mi-insurgés contre le gouvernement turc, que leurs sympathisants philhellènes français, allemands et britanniques (dont la plupart étaient d'anciens officiers des guerres napoléoniennes) tentèrent de former au combat rapproché – trouvèrent eux aussi cela ridicule, mais plus par incrédulité que par mépris. Leur propre style de combat remontait loin dans le temps et Alexandre le Grand avait déjà dû l'affronter lors de sa conquête de l'Asie Mineure. Il consistait à construire des murets au lieu supposé de rencontre avec l'ennemi, puis à provoquer celui-ci avec force railleries et insultes. Quand l'ennemi se rapprochait, ils s'enfuyaient. Ils survivaient ainsi, d'affrontements en affrontements, sans chercher à gagner la guerre, cette idée étant pour eux inconcevable. Les Turcs se battaient aussi selon leurs traditions ethniques qui consistaient à se ruer sur l'adversaire en une charge désordonnée avec un mépris fanatique des pertes. Les philhellènes expliquèrent aux Grecs que s'ils ne se décidaient pas à affronter courageusement les Turcs, ils ne remporteraient jamais une bataille. Mais les Grecs leur objectèrent qu'en exposant leurs poitrines nues aux mousquets turcs, à la manière européenne, ils seraient tous tués et, ainsi, perdraient de toute façon la guerre.
"Pour les Grecs, le rouge au front – pour la Grèce, une larme", écrivit Byron, le plus célèbre des philhellènes. Il avait espéré, avec d'autres amoureux de la liberté, "faire revivre de nouvelles Thermopyles" aux côtés des Grecs. Découvrir qu'ils n'étaient irréductibles que par leur ignorance des tactiques rationnelles le déçut et le déprima, et il en fut de même pour d'autres idéalistes européens. Au cœur du philhellénisme régnait la croyance que, sous leur saleté et leur ignorance, les Grecs modernes étaient semblables aux anciens. Dans sa préface à Hellas – "Les temps héroïques renaissent / L'âge d'or revient" –, Shelley exprima cette croyance dans sa forme la plus succincte : "Le Grec moderne est le descendant de ces êtres glorieux que l'imagination refuse presque de concevoir comme étant de notre sorte; il a beaucoup hérité de leur sensibilité, de leur rapidité conceptuelle, de leur enthousiasme et de leur courage." Mais après s'être battus aux côtés des Grecs, les philhellènes cessèrent rapidement de croire que ceux-ci étaient à l'image de leurs ancêtres. De ceux qui survécurent et retournèrent en Europe, "tous presque sans exception", écrit William St Clair, l'historien du philhellénisme, "haïssaient les Grecs avec une profonde répugnance et se maudissaient de s'être laissé aussi stupidement abuser". Les naïfs élans poétiques de Shelley proclamant le courage des Grecs modernes étaient singulièrement malvenus. Les philhellènes s'obstinaient à croire que ces derniers manifesteraient la même ténacité au combat en formation serrée, dans une "lutte à mort", que celle des anciens hoplites durant les guerres qui les opposèrent aux Perses. C'était ce style de combat qui, par des voies détournées, avait fini par donner sa marque à leur propre conception de la guerre en Europe occidentale. Ils espéraient au moins que les Grecs contemporains se montreraient désireux de réapprendre les tactiques de combat en formation serrée, ne serait-ce que parce que c'était le seul moyen de conquérir leur liberté contre les Turcs. Lorsqu'ils comprirent qu'ils n'en avaient nulle intention, que leurs "objectifs de guerre" se limitaient à la coutume klepht de narguer les autorités ennemies dans les montagnes frontalières, subsistant de rapines, retournant leur veste lorsque cela les arrangeait, assassinant leurs adversaires religieux quand la chance s'en présentait, paradant dans des accoutrements voyants, brandissant des armes menaçantes tout en remplissant leurs besaces par une corruption déshonorante et, surtout, ne s'exposant jamais, jamais, à être tués – pas même le premier d'entre eux –, les philhellènes furent bien obligés d'en conclure qu'un pareil effondrement de la tradition ne pouvait s'expliquer que par une rupture avec l'héritage héroïque des anciens.
Les philhellènes essayèrent d'enseigner aux Grecs leur culture militaire, mais ils échouèrent. Clausewitz ne se risqua pas à la même entreprise avec les Cosaques mais, si cela avait été le cas, il lui aurait été tout autant impossible de leur faire accepter sa propre culture militaire. Ce que ni lui ni les philhellènes n'ont compris, c'est que leur art occidental de la guerre, celui-là même que le grand maréchal de Saxe, au XVIIIe siècle, a résumé par "l'ordre, la discipline, et la manière de combattre, était l'expression de leur propre culture, à l'instar des tactiques guerrières de survie au jour le jour" des Cosaques et des Klephts.
En résumé, c'est au niveau culturel que la réponse de Clausewitz à la question "qu'est-ce que la guerre ?" est erronée. Cela n'est pas vraiment étonnant. Il est difficile pour chacun d'entre nous de conserver suffisamment de distance par rapport à notre propre culture pour percevoir ce que celle-ci fait de nous, en tant qu'individus. Les Occidentaux modernes, avec leur credo de la toute-puissance de l'individualité, n'ont pas mieux réussi que les autres cet exercice. Clausewitz appartenait à son temps, il était un enfant des Lumières, un contemporain du romantisme allemand, à la fois intellectuel et réformateur réaliste, un homme d'action apte à critiquer la société de son époque et croyant avec passion à son nécessaire changement. Il fut un observateur perspicace du présent et un inconditionnel du futur. Mais il n'a pas su voir à quel point il demeurait lui-même ancré dans son propre passé, le passé d'une classe d'officiers de métier, dans un État européen centralisé. S'il avait poussé plus loin ses capacités de raisonnement – et il était, en vérité, un esprit déjà fort distingué –, il aurait été en mesure de comprendre que la guerre englobe bien plus que le politique, qu'elle représente toujours l'expression d'une culture, étant souvent génératrice de nouvelles formes culturelles, jusqu'à même devenir, dans certaines sociétés, l'incarnation de la culture elle-même.
John KEEGAN -
Tragédie yougoslave : L'Europe, les États-Unis, la Russie et la Yougoslavie ; par Pierre M. GALLOIS
Article rédigé en 1994 pour la Revue d'Europe Centrale.
Avec un décalage de près de quarante ans, cette fois non plus à cause du Canal, mais de l'ex-Yougoslavie, Paris a réussi un doublé inattendu : le "coup de Suez".
C'est-à-dire faire les frais d'une expédition militaire et y souffrir des pertes pour constater qu'il revient à nouveau aux États-Unis et à la Russie de négocier le règlement d'une crise que l'on n'a pas su prévenir, encore moins conclure.
Et, de surcroît, devoir admettre que les pourparlers aient lieu à Bonn, origine du drame yougoslave et à Vienne, par où transitaient les armes inondant les Balkans en dépit de l'embargo. Enfin, voir rejeter les plans d'organisation de la Bosnie qui avaient l'approbation des nations — dont la France au premier chef — qui contribuèrent activement à la sauvegarde des populations les plus meurtries par la guerre. Gribouille n'aurait pas fait pis.
Le 5 février 1994, au soir, le jour même où la destruction du marché de Markale causa la mort de 68 personnes et en blessa 197, le président de la République et le Premier ministre s'accordèrent sur la nécessité d'agir, d'en appeler aux principales nations concernées par le drame des Balkans afin que, par l'action, l'on réponde à l'attente de l'opinion publique. Il est vrai que mise en condition par une intense propagande — dont on évoquera plus loin les sources — profondément émue par cette tuerie, la population réclamait des mesures immédiates, y compris l'usage de la force. En démocratie, la règle est d'entendre l'électeur même, et surtout, s'il a été quelque peu abusé par la "désinformation". Mais si puissante et si convaincante qu'elle ait pu être, il n'en demeurait pas moins que Sarajevo était assiégée depuis des mois et que, chaque jour, on y mourrait par le fer et par le feu.
Solliciter l'ONU ? Les Résolutions précédemment votées permettaient le recours à la force (interprétation de la Résolution 836 de juin 1993). C'eût été risquer un veto russe. Et puis, régulièrement et consciencieusement informé de la situation locale par les chefs militaires de la FORPRONU, le Secrétaire général se serait montré réservé. ("Toutes ces gesticulations à propos de frappes aériennes ne riment à rien. Chaque fois qu'on approchait d'un accord, elles ont envenimé la situation", déclarait le général Francis Briquemont.) Que demander aux Douze qui n'ait déjà été fait. Assez paradoxale était la démarche française, la France ayant, à terre, en ex-Yougoslavie, le contingent le plus nombreux et l'un des plus exposés à d'éventuelles représailles, la retenue britannique paraissant mieux inspirée. Mais l'opinion publique réclamait que l'on mit un terme à l'inaction.
Aussi, le lendemain de la triste affaire de Markale, le ministre français des Affaires étrangères s'adressa-t-il à son collègue américain. Difficile requête pour Paris : on n'y avait cessé de revendiquer la reconnaissance de l’"identité de défense européenne", des pouvoirs et des moyens (?) de l'UEO, l'emprise militaire américaine sur l'Europe devant leur faire place. Et voici que pour une guerre spécifiquement européenne, ensanglantant une région dont M. Clinton avait dit qu'elle ne présentait pas d'intérêt stratégique pour les États-Unis, voici que Paris demandait à Washington de prendre l'initiative d'un ultimatum adressé aux Serbes, éventuellement suivi d'interventions aériennes. À Bruxelles, le ministre français de la Défense afficha la détermination de Paris. "On nous dit, déclara-t-il en substance, que la présence de la FORPRONU interdit que nous frappions en utilisant la force aérienne. Intenable position..." Sous-entendu il convient de passer outre et d'en venir à la menace d'emploi de la force si l'ultimatum n'est pas suivi d'effet. "On nous dit" ? C'est bien l'opinion qui le disait, lassée des souffrances indéfiniment tolérées de la population de Sarajevo.
À Washington l'appel fut entendu. Certes, aussi longtemps que seuls Serbes et Croates s'affrontaient, la Maison-Blanche demeura passive. Il y eut bien, de sa part, quelques velléités d'agiter la menace aérienne, mais devant les objections de Paris et de Londres, Washington sembla se désintéresser des événements des Balkans. Et cela jusqu'à ce que, gagnant la Bosnie, la guerre mobilise à nouveau le Département d'État. Les intérêts pétroliers américains sont assez puissants pour que l'allié musulman soit secouru. Pour les États-Unis, la démarche française présentait l'avantage de justifier l'Otan — en dépit de la disparition du Pacte de Varsovie. Elle répondait à l'attente de Bonn, l'Allemagne étant désireuse d'étendre la garantie américaine à ses voisins de l'est et du sud. La démonstration était faite que l'Amérique était bien la seule superpuissance et, qu'à ce titre, il lui revenait de contribuer à rétablir un "ordre international" convenable là où il était gravement menacé. L'intervention des États-Unis renforçait également l'allié turc et elle allait appuyer la présence en Macédoine du petit contingent qui y avait été dépêché. Bref, les Européens invitaient les États-Unis à jouer un rôle dans les Balkans mettant en évidence leur leadership en Europe. À l'initiative de la France.
Nous sommes directement concernés, affirma alors Bill Clinton, qui disait le contraire l'année précédente. Préparé depuis longtemps à intervenir en Yougoslavie — et déplorant de ne pas y avoir été invité l'état-major de l'Otan prit aussitôt sous sa coupe les formations maritimes et aériennes déployées en Adriatique et sur le littoral italien. Et, sous l'autorité de l'amiral Jeremy Boorda, commandant la 6e Flotte des États-Unis, "l'identité de défense européenne" devint "l'identité de défense américaine".
Chacun s'attendait à l'emploi de la force, le souhaitait ou le redoutait. C'était compter sans la manœuvre diplomatique et les avantages que Washington pouvait retirer de l'invitation qui lui avait été adressée. Alors que Moscou venait de réitérer son opposition aux attaques aériennes, y procéder eût placé Boris Eltsine dans une situation critique. Ni le peuple russe, ni la Chambre basse, la Douma, n'eussent admis que leur pays subisse une nouvelle humiliation. Bien que l'échec des réformes socio-économiques dont on attendait bien prématurément des résultats bénéfiques ait conduit à l'élimination de Galdar et d'une partie de ses conseillers économiques, Washington misait toujours sur Boris Eltsine de crainte que la Russie ne succombe aux sollicitations des extrêmes, unis dans un même nationalisme. Aussi fallait-il ménager Moscou, tenir compte des liens l'unissant à Belgrade et l'inviter à un tête-à-tête américano-russe qui devrait trouver un compromis acceptable par les trois belligérants.
C'est sans doute la raison pour laquelle, devenu le maître tout-puissant des forces alliées déployées face aux Balkans, l'amiral Boorda, à son tour et probablement sur ordre de son gouvernement, déclara "... qu'il ne lancerait aucune attaque aérienne sans l'ordre de l'ONU". Paris avait souhaité contourner l'Organisation des Nations Unies, mais l'amiral annonçait qu'il n'agirait que selon les instructions qu'il en recevrait.
Peut-être sans illusion, mais soucieux d'utiliser le prétexte bosniaque pour servir leurs intérêts nationaux, Américains et Russes ont pris à leur compte le puzzle balkanique devant lequel l'ONU et les Douze avaient échoué. Mais c'est aux Russes qu'il est revenu de jouer le rôle principal. Non seulement Washington les sollicitent et les placent en vedette sur la scène internationale mais, par les pressions qu'ils sont en mesure d'exercer sur les Serbes — et grâce aux garanties qu'en échange ils leur promettent — ils sont les seuls à pouvoir éviter l'extension du conflit de Bosnie. Moyennant les assurances qu'ils donneront à Belgrade sur l'issue des négociations auxquelles, désormais, ils participent, les Serbes replieront leur artillerie à distance de Sarajevo sans paraître obéir à l'ultimatum, mais à la demande de leur allié ; les Américains y gagnent d'éviter un engagement militaire qu'à juste titre ils redoutent et la FORPRONU ne risquera pas d'être la cible facile d'éventuelles représailles. Les "va-t-en-guerre" manifesteront leur satisfaction, la force ayant été brandie et les "pacifiques" également puisqu'elle ne sera pas utilisée, du moins comme sanction d'un ultimatum qui n'aurait pas eu d'effet. Enfin, et surtout, Sarajevo bénéficie d'une accalmie.
Pour Boris Eltsine ce fut là une occasion inespérée d'être à nouveau le principal interlocuteur de la superpuissance, de fournir un motif de satisfaction au peuple russe meurtri par toutes les manifestations d'une grandeur perdue et aussi atténuer la virulence des attaques des partis nationalistes. Peut-être sans l'avoir voulu, Eltsine fit mieux à propos des Balkans que Gorbatchev lors de la guerre du Golfe.
Avant d'étudier la proposition des nouveaux négociateurs, Américains et Russes s'étant substitués aux deux médiateurs représentant l'un l'ONU, l'autre les Douze, il faudrait revenir sur le très étrange comportement de la communauté internationale devant le drame yougoslave.
Il apparaîtrait que les Serbes ne furent pas les auteurs de la tragédie de Markale. Il est vraisemblable que les experts militaires qui étudièrent les traces de la détonation — ou des détonations — et qui évaluèrent les dégâts matériels qui en résultèrent, sans être assurés, s'étaient cependant formé une opinion. Adressée au Conseil des Ministres des Douze, deux jours après l'ultimatum, une lettre de la FORPRONU accuserait les Bosniaques musulmans. Fort courageusement, Bernard Volker l'avait révélé lors du "journal de TF1" le 18 février, mais allant à l'encontre de la thèse officielle, l'annonce avait été étouffée. Techniquement l'attentat suscitait l'interrogation. Les mortiers, fut-ce de 120 mm, identifiés lors des premières investigations, sont trop imprécis pour qu'un seul tir atteigne un objectif relativement réduit en dimensions (quelque 1200 mètres carrés). Ou alors, quel qu'ait été le camp des tireurs, le hasard est à incriminer et, seul, il dissiperait le mystère s'il s'agissait vraiment d'un projectile lancé par un mortier. L'autopsie des victimes aurait peut-être permis de préciser la nature de l'explosif et celle des projectiles ayant fait un tel carnage : les malheureux avaient été mis en terre précipitamment. Belgrade obtint la réunion d'une commission d'enquête. Mais, autre singularité, la tragédie fut attribuée aux Serbes et l'ultimatum lancé contre eux, avant que les experts aient déposé leurs conclusions. Enfin, il est pour le moins étrange qu'une association "TV carton jaune animé par des magistrats, des juristes et des journalistes" soit sortie de l'ombre pour porter plainte contre TF1 sous prétexte de "défendre l'honnêteté de l'information diffusée" alors que la scandaleuse désinformation subie par le téléspectateur lors de la guerre du Golfe, par exemple, n'avait pas heurté ses conceptions de la déontologie. C'est sans doute pourquoi, le 11 mars, M. Bernard Volker appuyait sa révélation du 18 février par la publication de la lettre officielle de la FORPRONU aux Douze. Lettre dont la teneur fut démentie par le Quai d'Orsay.
Tout s'est donc passé comme si n'ignorant rien du caractère équivoque de l'accusation dirigée contre les Serbes, les capitales occidentales avaient décidé de leur faire porter la responsabilité de l'attentat afin de légitimer l'ultimatum et, si nécessaire, l'attaque aérienne de leurs positions autour de Sarajevo. Peu importait le coupable du massacre. Il était assez révoltant pour que les opinions publiques approuvent toute action de guerre, quel que soit l'ennemi plus ou moins arbitrairement désigné.
Ce comportement, des plus discutables, est à rapprocher de celui qui fut adopté après l'attentat du 27 mai 1992 (20 morts, 70 blessés) également attribué à l'artillerie serbe. Le 22 août 1992, le journal britannique The Independent l'imputait à une machination bosniaque. Mais la grande presse se garda de reprendre la révélation. Elle fut confirmée plusieurs mois plus tard par le général MacKenzie, commandant en second de la FORPRONU, lors de la publication de son livre Peacemaker (1) : "... la rue (Vase Miskina où se trouvait la boulangerie de Sarajevo) a été bloquée à ses deux extrémités juste avant l'incident. Après que la foule ait été admise et que la queue se soit formée, les médias apparurent mais se tinrent à distance. L'attaque eut lieu et les médias se trouvèrent immédiatement sur place. La majorité des morts étaient des Serbes tenus pour être des 'modérés'. Qui peut savoir ? La seule chose certaine, c'est que des innocents furent tués..."
De même que l'attentat de Markale permit l'ultimatum et justifia d'éventuelles attaques aériennes, de même celui du 27 mai 1992 fut le prétexte de l'embargo imposé à la Serbie et au Monténégro. Bien qu'il ait été officiellement reconnu que les Serbes n'étaient pas impliqués dans le massacre dit de la boulangerie, l'embargo ne fut pas levé. Il a déjà fait des milliers de victimes parmi la population civile et atteint pour longtemps non seulement l'économie de la nouvelle République fédérale de Yougoslavie, mais aussi celle de ses voisins.
Pour celui qui se soucie de morale politique — l'un à côté de l'autre les deux mots surprennent — et, plus généralement, de la dignité des peuples dans les relations internationales, ces deux événements ne laissent pas d'être préoccupants. Ils provoquent au moins deux questions :
— Sommes-nous devant une nouvelle ruse de guerre ? L'Histoire n'en offre guère d'exemples malgré la malignité des hommes. L'on s'en prend à son propre parti, l'on massacre les siens et l'on accuse l'adversaire du forfait (2). Grâce à la toute-puissance des médias et, en particulier, de l'image télévisée, l'on bénéficie aussitôt de la commisération, puis de l'assistance internationale.
Celle-ci donne la victoire au coupable en croyant prendre parti pour la victime ou en feignant de le croire. Les succès du procédé invitent à la répétition. Les Bosniaques musulmans y eurent recours à la veille de chaque importante négociation où leur sort allait être évoqué. Et chaque fois à leur avantage. Devant l'émotion provoquée par la mort de civils en quête de pain ou faisant leur marché, les dirigeants musulmans furent en mesure de rompre les négociations lorsqu'elles leur étaient défavorables. Il suffisait d'évoquer les souffrances que l'adversaire infligeait à leur peuple.
Seconde question également suscitée par les guerres récentes, celle du Golfe et celle de l'ex-Yougoslavie : pour les démocraties également, la "désinformation" des populations est-elle devenue, officieusement, une des composantes de l'art de gouverner ? Afin de sataniser Saddam Hussein en mobilisant contre l'Irak une opinion publique indifférente, le président Bush reprit à son compte, dans ses discours officiels et au moins une demi-douzaine de fois, le récit mensonger de la fille de l'ambassadeur du Koweït aux États-Unis qui prétendait avoir été témoin du pillage d'un hôpital pédiatrique à Koweït City. Amnesty International démontra le subterfuge, mais il avait atteint ses objectifs. En toute bonne conscience, les Alliés pouvaient déverser 90.000 tonnes de bombes sur l'Irak, puis lui imposer un embargo qui fit plus de 200.000 victimes parmi la population civile.
Mystérieuse serait également la partialité dont firent preuve les médias rendant compte par l'écrit et par l'image des événements de Yougoslavie. L'étrangeté de ce comportement ne s'explique que par la mise en œuvre de très puissants intérêts stratégiques et économiques, sans doute la force du mark et l'argent du pétrole lorsque la Bosnie fut en guerre.
Le véritable diktat allemand des 16 et 17 décembre 1991, une semaine après la signature du Traité de Maastricht d'où devait naître une "diplomatie et une défense communes", fut à peu près ignoré. Pourtant les ministres des Affaires étrangères des Douze réunis à Bruxelles, sous la houlette de M. H.D. Genscher, furent soumis à une rude épreuve et ce n'est qu'après des heures de débats que le 17, au petit matin, le ministre allemand obtint satisfaction. On reconnaîtrait l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie le 15 janvier suivant. Bonn et le Vatican, ce dernier manifestant son hostilité millénaire aux schismatiques orthodoxes, devancèrent l'engagement du 17 décembre et, le 23, reconnurent l'indépendance des Républiques sécessionnistes. Celle de la Bosnie suivra inéluctablement. C'était priver de citoyenneté près de trois millions de Serbes vivant en Slovénie, en Croatie et en Bosnie, en faire des minorités plus ou moins bien traitées. C'était également décider de l'éclatement de la République fédérative socialiste de Yougoslavie, violer la Constitution yougoslave de 1974 en transformant des limites administratives en frontières internationales et faire bon marché de l'Acte final d'Helsinki et de la Charte de Paris. Bref, les Douze piétinaient les textes qu'ils avaient eux-mêmes conçus, défendus et signés, s'inclinant devant la volonté de la déjà toute-puissante Allemagne. Il est vrai qu'elle était réunifiée, officiellement, depuis un an et qu'elle bénéficiait largement de son unité reconstituée sans avoir encore à en payer le prix. Mais, de ces manigances, les populations ne furent pas informées. Pas plus que, dès le début du conflit, on ne leur révéla la chasse aux Serbes de Croatie, leur fuite par centaines de milliers vers la mère-patrie, leurs villages rasés, leurs biens perdus à jamais : première phase de l'épuration ethnique pratiquée par les Croates et dont on ne s'émut que lorsque les Serbes, à leur tour, ripostèrent contre les exactions dont ils venaient d'être les premières victimes. Bien rares ont été les commentaires relatifs à la visite de M. Delors à Belgrade, réclamant du gouvernement fédéral, alors en fonction, qu'il maintienne l'unité du pays et subordonnant l'assistance de la CEE à la cohésion de la fédération yougoslave. Les Douze justifiaient ainsi les tentatives de l'armée fédérale cherchant à stopper les mouvements sécessionnistes. Ses unités furent encerclées dans leurs casernes et contraintes à la capitulation ou à un combat tenu alors par les Serbes eux-mêmes pour fratricide. Lorsque Sarajevo devint le symbole menacé d'une nouvelle construction politique fondée sur une confession et non sur la volonté des diverses nationalités de vivre ensemble, l'on s'est gardé de préciser que 30% de ses habitants étaient Serbes, tandis que près de 11% se déclaraient encore Yougoslaves, si bien qu'il était légitime que l'armée serbe ait pris position pour défendre ses concitoyens contre les 49% de Musulmans bosniaques. La dictature exercée en Croatie par M. Tudjman et son parti a été discrètement escamotée, de même que la profession de foi de M. Izetbegovic selon laquelle : "... il n'y a pas de paix, ni de coexistence entre la religion islamique et les institutions sociales non islamiques. Ayant le droit de gouverner lui-même son monde, l'Islam exclut clairement le droit et la possibilité de la mise en œuvre d'une idéologie étrangère sur son territoire". Allez, ensuite, imposer aux 32 % de Serbes et aux 17% de Croates vivant en Bosnie- Herzégovine d'accepter la loi d'un gouvernement bosniaque musulman faisant de l'exclusion des autres confessions le fondement de sa politique ! Enfin, bien rares ont été seulement les allusions au rôle des Croates et des Musulmans aux côtés des forces du Reich, pas plus qu'il n'a été rappelé qu'à défendre la cause des Alliés contre l'empire wilhelminien, puis hitlérien, la Serbie a perdu 23% de sa population en 1914-1918 et encore 15% entre 1941 et 1945.
Les voix des nombreux experts en science politique et en relations internationales ne se sont guère fait entendre lorsque la Communauté européenne a repris à son compte l'héritage du maréchal Tito décidant qu'une religion donnait droit à former un État. On ne les a pas davantage entendus au moment où les pays occidentaux concernés par le drame yougoslave luttaient pour le maintien et le développement d'une République musulmane bosniaque.
Après la proposition de Lord Peel relative au partage de la Palestine (1937), dix ans de lutte et les terribles années d'extermination par les Nazis, les Juifs réussirent à s'installer en milieu musulman et, par leur vaillance guerrière, à s'y maintenir. Mais au prix d'un demi-siècle de guerres. Probablement plus encore. Aujourd'hui, les Occidentaux s'efforcent de créer et de renforcer une République musulmane (confession islamique minoritaire) en milieu chrétien. Sans doute en acceptant l'éventualité de conflits permanents. De surcroît, peut- être un jour membre d'une Union très grandement élargie, la Bosnie- Herzégovine en sera-t-elle à part entière pour être alors l'antichambre de l'Islam en Europe. Curieusement, les États-Unis s'en réjouissent : "Il serait important qu'il y ait en Europe un État où coexistent Musulmans et non- Musulmans", déclarait un haut fonctionnaire du gouvernement américain (3). En somme, il serait important de créer en Europe une "nouvelle Palestine". Afin, sans doute, que Washington y trouve prétexte à intervention.
Discutables certes, ces sombres perspectives sont bien rarement évoquées par des médias qui nous avaient habitués à plus de liberté. Les difficultés économiques dont souffrent plus particulièrement les pays industrialisés sont-elles à incriminer ? Privés des ressources normalement fournies par les diverses activités publicitaires des entreprises hier prospères, les médias deviennent-ils dépendants des soutiens gouvernementaux ? Il ne faudrait pas que, la crise aidant, les démocraties rejoignent les autocraties dans leurs méthodes d'information.
Mais la crise yougoslave a d'autres conséquences moins sujettes à l'interrogation. Elle a détruit les derniers vestiges de la victoire de 1945. Vainqueurs sur terre, les Russes font modeste figure devant l'Amérique, puissance de la mer. Tenants du statu quo balkanique, Français et Britanniques se sont inclinés devant les Allemands qui l'avaient mis à mal en 1941. La politique, la diplomatie et la défense communes dont les partisans du Traité de Maastricht nous ont rebattu les oreilles, s'évanouissent dans les brumes d'un très lointain et très incertain avenir. Et le "couple franco-allemand", mariage de raison, en a tous les défauts tant sont nombreuses et graves les infidélités.
Lors de son retour de Maastricht, le président de la République déclara que le texte qu'il venait de signer n'était pas négociable ; il fallait le prendre — ou le laisser — tel qu'il était. Chacun pensa qu'il en irait de même pour tous les autres pays signataires. Les mois qui suivirent démontrèrent que la plupart des grands partenaires de la France non seulement le négociaient mais, qu'unilatéralement, ils le modifiaient à leur convenance. Ce fut le cas de l'Allemagne, premier "pilier" du Traité. En effet, la Cour Constitutionnelle fédérale siégeant à Karlsruhe interpréta le traité de Maastricht de telle manière que s'il n'a pas été vidé de son contenu, il l'a été de sa finalité. Lors d'un entretien publié par la revue Politique Internationale (4), le chancelier Kohl avait clairement défini sa politique : "... le fédéralisme, la subsidiarité et l'intégration des intérêts des régions constituent, pour nous, les principes structurels essentiels de l'édification de l'Europe de demain". Mais la cour de Karlsruhe affirma que "l'Union européenne n'est pas un nouvel État fédéral, plus simplement un groupe d'États qui repose sur la volonté des États membres et respecte leur identité nationale" — Exit le fédéralisme. "L'appartenance à ce groupe d'États peut toujours cesser par un acte contraire.... l'Union européenne ne dispose ni de pouvoirs de commandement, ni d'une personnalité juridique propre... le passage à la troisième phase de l'Union monétaire n'est pas automatique..." La Cour rappelle les moyens dont disposent les autorités allemandes, et spécialement les tribunaux allemands qui ont le pouvoir de ne pas reconnaître la force juridique à des actes qui excéderaient manifestement les compétences des organes européens tels que prévues par le Traité. (Rappelons qu'en mai 1974 la Cour avait déclaré inapplicable en Allemagne un acte communautaire contraire au droit fondamental allemand.)
Manfred Brunner, président de la Fondation démocrate et avocat à Munich, réitérait à Jean-Paul Picaper (5) l'interprétation restrictive allemande du Traité : "... La Cour Constitutionnelle allemande agit, certes, en coopération avec la Cour de Justice européenne, mais elle a le dernier mot en cas de conflit". La légitimation démocratique de la CEE sera incarnée essentiellement par les parlements nationaux : le Parlement européen n'a qu'une fonction complémentaire (?) ... l'Union monétaire peut être résiliée... Pour toutes les questions dépassant le cadre du marché unique, il faudrait conserver dans le Conseil des Ministres la règle de l'unanimité... Mieux vaut ce type de démocratisation qu'une extension des compétences du Parlement européen parce qu'il ne peut y avoir de représentation populaire sans peuple..." Et J.P. Picaper ajoute : "... on comprend pourquoi le gouvernement s'est efforcé de passer sous silence ces conclusions de la Cour".
D'ailleurs, les efforts déployés par Bonn pour élargir l'Union vise deux objectifs : déplacer vers l'est, vers Berlin, le centre de gravité économique et politique de l'Union par l'adhésion de la Suède, de la Finlande, de l'Autriche et de la Norvège, pays formant une zone d'influence linguistique et économique allemande, et aussi interpréter le Traité selon les vœux de la Cour de Karlsruhe en diluant au maximum les responsabilités des institutions supranationales, toutes dispositions réalistes, mais contraires aux fantasmes européens français.
Les apparences, sinon peut-être la réalité, donneraient à croire que l'Allemagne réunifiée — ou plutôt, à peine réunifiée — a mis en œuvre deux diplomaties : l'une se manifeste à Bruxelles et lors des rencontres des chefs d'État, comme celles qui rassemblent périodiquement les dirigeants allemands et français. L'autre, discrète, consiste à "façonner" l'Europe conformément aux intérêts de la future nation allemande. Brunner le laissait entendre : "... l'Allemagne doit se défaire de sa peur de penser en contextes géopolitiques (à nous, Haushofer !). Le concept de la Mitteleuropa... nous a été légué par l'Histoire comme tâche particulière redevenue actuelle par la dépolarisation et le dégel qui a succédé à la guerre froide..." (6) Quoi de plus normal qu'un grand peuple, capable d'être le premier exportateur mondial et dont le commerce rayonne sur tous les continents, quoi de plus naturel qu'il pratique une politique ambitieuse, à la mesure de sa puissance démographique et économique. Seulement il faut dissiper les illusions entretenues par les fédéralistes français et, plus généralement, par les partisans du Traité de Maastricht. On ne peut prétendre que le diktat du 17 décembre 1991, une semaine à peine après la signature du Traité de Maastricht, ait été une manifestation d'entente entre les partenaires européens et l'amorce d'une diplomatie commune. La décision de M. Genscher, imposée à ses collègues, s'est révélée désastreuse. MM. R. Dumas et C. Warren en ont convenu. L'éléphant allemand entrait avec fracas dans le magasin de porcelaines que sont les Balkans. Le ministre des Affaires étrangères de Bonn a déclenché un processus infernal et malheureusement irréversible. Lord Carrington le confiait ainsi au Figaro (du 13 juillet 1993) : "... Alija Izetbegovic m'avait alerté : 'je dois demander l'indépendance de la Bosnie... Si je ne le fais pas, j'aurai la gorge tranchée. Mais je dois vous dire qu'une telle démarche aboutira à la guerre civile' ". Aussi, après de tels débuts, la politique étrangère allemande ne laisse-t-elle pas d'être inquiétante.
Elle l'est aussi vis-à-vis de l'Europe des Douze où Bonn ne se soucie guère de la "préférence communautaire" lorsque ses intérêts économiques sont en jeu : dès 1986, alors que la France cherchait à réunir les éléments d'une forte présence européenne dans l'espace, le gouvernement allemand s'opposa à deux des trois composantes essentielles de cette ambition : pas de station européenne sur orbite, mais un module amarré à celle des États-Unis, pas de "navette", mais peut-être un strapontin quémandé aux Américains et aux Soviétiques, si bien que le sort d' "Hermès" fut déjà compromis avant d'être réglé par l'abandon du projet. Ariane, par ses succès, échappa seule au naufrage. De même, convoitant le marché mondial, l'européen n'étant pas à sa mesure, Siemens choisit de s'allier à IBM américain et à Hitachi et Fujitsu japonais plutôt qu'aux firmes françaises et britanniques. Après avoir pris le contrôle de MBB (Messerschmidt, Bolkow, Blohm), Daimler-Benz s'est tourné vers Mitsubishi... Pourtant, les partenaires européens de l'Allemagne s'étaient montrés de bonne composition puisqu'ils se soumirent aux conséquences de la stratégie de la Bundesbank : taux d'intérêt élevés, afflux de devises en Allemagne, mais augmentation du chômage chez eux. "La politique monétaire de la Bundesbank est une véritable catastrophe pour toute l'Europe", dira Henri Martre, alors patron de l'Aérospatiale 0. Quant à la politique militaire, elle est pour le moins étrange : les forces armées d'outre- Rhin sont maintenant réparties entre quatre organisations : le futur corps d'armée franco-allemand, un groupe germano-hollandais, une participation à une force d'action rapide de l'Otan, enfin, une solide contribution à l'Otan, le tout, d'ailleurs, devant être placé sous le commandement américain en cas de crise grave. C'est là une curieuse façon de se préparer à une "défense commune" proprement européenne.
Chacun applaudit : l'intervention des États-Unis et celle, correspondante, de la Russie a décidé, en quelques heures, de la levée du siège de Sarajevo et du retour à la vie des citadins canonnés. Mais elle a mis en évidence l'incapacité des Douze à remédier à la catastrophe déclenchée par l'un des leurs. Il est vrai que le comportement de l'Allemagne dans les Balkans, fut-il vieux d'un demi- siècle, neutralisait la Communauté tout entière, accusée sous la pression de Bonn, puis de Washington, de partialité. L'entrée en scène de Moscou a rétabli l'équilibre entre des intérêts opposés. Celle des États-unis risque de se révéler périlleuse pour les pays européens dans la mesure où, pour plaire aux pays pétroliers arabes, c'est à l'instauration d'un État musulman en Europe qu'œuvre la Maison-Blanche. L'éveil de la Russie a été soudain et volontariste. Il n'est pas exclu que la destruction des quatre avions serbes ait été un avertissement : d'accord pour négocier à deux sur les décombres de l'ex-Yougoslavie, d'accord également pour substituer nos projets à ceux des médiateurs (c'est-à- dire à ceux de l'ONU et des Douze européens), mais qu'on ne s'y trompe pas, il n'existe toujours qu'une seule superpuissance et c'est l'Amérique.
Celle-ci a-t-elle un projet balkanique, comme l'intérêt subit qu'elle témoigne pour la Macédoine pourrait le laisser à croire ? Sinon à la Maison-Blanche où la politique intérieure accapare les esprits, mais dans de nombreux centres universitaires de recherche, des hommes de valeur étudient ces trois bouleversements qui transforment sur ce versant de l'Europe l'ordre international : l'effondrement du communisme, la réunification de l'Allemagne et la puissance croissante de l'intégrisme musulman. Vue d'outre-Atlantique, la péninsule occidentale de l'Eurasie — seconde en importance après l'Asie du Pacifique — prend un aspect nouveau. Deux forces la dominent : au nord les 80 millions d'Allemands, au sud les 80 millions que seront les Turcs dans un proche futur. C'est avec Bonn/Berlin d'une part, Ankara de l'autre, qu'il faut défendre les intérêts américains. À Bonn, l'on pardonnera la dangereuse précipitation de M. Genscher et, à Ankara, la répression des Kurdes. L'Allemagne aura toute liberté d'action dans cette Mitteleuropa "léguée par l'Histoire comme tâche particulière", selon M. Manfred Brunner avec, en prime immédiate, le rattachement économique de la Slovénie et de la Croatie. Quant à la Turquie, elle exercera son influence sur l'Albanie, la Bosnie, le Kosovo musulman — au détriment des Serbes, affaiblis par l'embargo et désignés à la vindicte publique par une campagne de désinformation intense. Si l'Allemagne participera — avec mesure — à la réhabilitation de l'économie de la Russie, elle devra aussi demeurer la plaque tournante des forces de l'Otan si, par exemple, un néopanslavisme actif succédait un jour au messianisme marxiste. De surcroît, elle sera, en Europe, le champion du libre-échangisme si favorable à l'économie américaine — du moins à court et à moyen terme. L'Irak détruit, l'option laïque et socialiste du baassisme éliminée et l'option intégriste ralliant de plus en plus de fidèles, il reviendra à la Turquie, encore laïque, de former un môle de résistance tandis que son influence politique, et peut-être économique, s'exercerait sur les pays turcophones, hier membres de l'U.R.S.S, leur offrant une autre voie que le retour dans le giron de Moscou. Aussi l'intervention américaine dans la triste affaire des Balkans, aux côtés de l'Allemagne d'une part, des pays musulmans de l'autre, constitue-t-elle une bonne approche pour mettre en pratique, peu à peu, cette nouvelle — et élémentaire — stratégie.
Dans un délai qu'on ne saurait fixer, Moscou pourrait être en mesure d'altérer ces objectifs et de limiter les moyens nécessaires pour les atteindre. La crise yougoslave a stimulé une diplomatie paralysée par les difficultés internes. Mais, entre le comportement des Russes lors de la guerre du Golfe et le leur depuis que l'Amérique est diplomatiquement présente dans les Balkans, grande est la différence. Le Kremlin doit compter avec la nouvelle Douma d'autant qu'elle répond aux aspirations profondes de la population recrue d'humiliation. Après avoir tenu une place quasi dominante dans les affaires du monde, les Russes réclament une plus grande considération. Et les politiques comme les analystes devront se rendre à l'évidence : il faudra, à nouveau, s'accommoder des volontés de ce grand pays. D'ailleurs, si pour les hommes le pouvoir absolu conduit à l'arbitraire, de même l'omnipotence d'une seule nation l'amène à commettre des excès. Source d'équilibre, la bipolarité est aussi le gage de plus de mesure. C'est ainsi que l'attaque de Bagdad, le 23 juin 1993, pour punir l'Irak d'un attentat qui n'eut pas lieu (et qui ne fut même pas envisagé, selon la presse américaine), la partialité dont l'Occident a fait preuve tout au long du drame yougoslave n'ont été possibles que parce que la Russie avait pratiquement disparu de la scène internationale. Elle y entre et veut s'y faire entendre.
Dans un monde bipolaire, les forces antagonistes s'équilibrant à peu près, le complot antiserbe n'aurait pu prendre autant d'ampleur. On remarque, par exemple, que l'attentat du marché de Markale ayant eu lieu le 5 février en fin de matinée, le soir même, le gouvernement français s'apprêtait à réclamer un ultimatum aux Serbes et à l'accompagner de menaces d'attaques aériennes. Dans une démocratie, un suspect est présumé innocent jusqu'à ce qu'ait été prouvée sa culpabilité. Or, avant même que soit réunie la commission d'enquête et alors que les premières investigations des experts militaires concluaient à l'impossibilité de déterminer l'origine du tir (si tir il y avait eu), Paris décidaient que les Serbes étaient les coupables et qu'il convenait de les châtier. Étrange.
Étranges, également, les renvois successifs des chefs militaires de la FORPRONU. Sur le terrain et disant des vérités contraires à la tournure que les politiques voulaient faire prendre à cette guerre civile, ils furent, l'un après l'autre, contraints d'abandonner leur commandement. "La présidence bosniaque entretient là des combats qui n'ont, et ils le savent, aucune chance d'aboutir, mais qui ont le mérite d'attirer l'attention du monde", déclara le général Morillon. Il est rappelé à Paris. Le général MacKenzie révèle-t-il que l'attentat de la rue Vase Miskina a été préparé par les Bosniaques, qu'il est prié d'aller exercer ses talents au Canada, son pays d'origine. "Toutes ces gesticulations à propos des frappes aériennes ne riment à rien. Chaque fois qu'on approchait d'un accord militaire, elles ont envenimé la situation... Il faut en finir avec l'antiserbisme primaire véhiculé par quelques intellos en goguette", dira le général Briquemont aussitôt renvoyé en Belgique. Honnêtes et clairvoyants, ces militaires de haut rang dérangeaient les desseins des politiques qui entendaient que soit fardée la vérité.
Le "nouvel ordre international", conçu pour un monde unipolaire, en Irak comme en Yougoslavie, a cherché à atteindre ses objectifs par la "mise en condition" des opinions publiques, le recours aux cruautés des embargos et, si besoin était, les destructions massives. Ce sont maintenant les démocraties qui violent le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes se comportant comme les autocraties auxquelles, légitimement cette fois, elles eurent le mérite de longtemps s'opposer.
Pierre-Marie GALLOIS (1911-2010) http://www.theatrum-belli.com
Général de brigade aérienne et géopoliticien, artisan de la dissuasion nucléaire française.Article issu de la Revue d'Europe Centrale, du 1er semestre 1994
Notes :
(1) Lewis MacKenzie. Douglas and McIntyre. Vancouver/Toronto, 1993, p. 194.
(2) Le général MacKenzie, lors d'une conférence de presse : "... je ne suis pas en état d'empêcher les deux belligérants de tirer sur leurs propres positions pour satisfaire CNN"
(3) Alain Frachon, Washington veut amener les Serbes à la table des négociations, Le Monde. 16 mars 1994, p. 3
(4) N°52. Eté 1991.
(5) Une Europe des Etats souverains. Géopolitique, n° 44, p. 73
(6) Ibid., p. 75
(7) Henri Tricot : "Le patron de l'Aérospatiale accuse l'Allemagne de provoquer la récession". Le Quotidien, 14 janvier 1992, p. 7
-
1936, quand le peuple souhaite être orphelin
Cette année-là, on vit apparaître à l'étalage des marchands de chaussures un nouveau modèle de souliers, le bolchevik (extra-fort, pour enfants) : le Front populaire approchait, les firmes capitalistes prenaient le ton. Puis ce fut la grande aventure : le triomphe communiste, les grèves, les occupations, le ministère Blum, ouvriers et employés s'engouffrant en troupeau docile dans les organisations du syndicalisme moscoutaire, le drapeau rouge flottant sur les chantiers de l'Exposition, l'Internationale beuglée au milieu des palais de plâtras, la crise financière toujours conjurée et jamais finie, cent milliards de billets et pas une vraie richesse, l'aviation ruinée, les lois bafouées, la magistrature évanouie, les chantiers navals transformés en centres de loisirs, les cabotins et les magnats de la presse se ruant au rouge, ceux-là pour avoir des rôles et ceux-ci pour avoir des lecteurs, les grands riches découvrant avec des sanglots la misère des pauvres et les poules de luxe cultivant l'art pour les masses, enfin du haut de son perchoir alpestre, Hitler contemplant cette mascarade, comptant les dégâts, annexant l'Autriche, un jour de crise ministérielle, tandis que Camille Chautemps embrassait Léon Blum à la fenêtre d'un hôtel cossu, sur un quai de l'île Saint Louis.
Il fallait que quelqu'un se fît le chroniqueur et le peintre de ces vingt-quatre mois véhéments et piteux. D'autres éplucheront les statistiques, dresseront les courbes de production, compteront les votes à la Chambre, Alain Laubreaux apporte autre chose : les hommes et la vie. Ce livre est le carnet d'un journaliste qui, par devoir, s'est trouvé partout où il se passait quelque chose. Il n'y a pas de métier plus difficile que de saisir l'actualité au vol et de la fixer sur le papier, le stylo en travers du corps. Alain Laubreaux est un maître journaliste. Il est rond, bonhomme, sincère, bien portant, français. Il a l'œil. Il a la bonne humeur. Et puis il possède le don de raconter. Il fuit le couplet, le morceau, la vignette, le développement artistement frisotté ; il déterre la vérité comme un objet : il arrive à l'angoisse ou la bouffonnerie par les moyens les plus simples qui sont aussi les plus rares, par le mot juste, l'anecdote exacte, le trait rapide, dix lignes brèves, serrées, qui illuminent.
L'extraordinaire galerie ! Elle fera la stupéfaction de nos enfants. Quoi ? Au moment où les nazis construisaient la grande Allemagne, la France s'était donnée à ce ramassis de médiocres, de faux prophètes, d'avocats sans cause, à cette petite bande d'ignorants, d'incapables, de ratés ? Et pour incarner leurs désirs de justice sociale, les rudes travailleurs de la vigne et de l'usine n'avaient trouvé que Léon Blum, esthète démodé pour salons modem' style, et Maurice Thorez que la nature a avantageusement pétri pour jouer les spadassins à maillot au grand théâtre de Belleville ?
On n'écrit plus de mémoires intimes. Ceux qu'on publie ne sont que des plaidoyers. A quoi auraient recours les historiens de l'avenir, s'ils ne possédaient des livres comme celui-ci ? Aux discours officiels ? Aux séances des assemblées parlementaires ? Quelle collection de mensonges, de duperies, de dérobades ! Quel bric-à-brac de topos conventionnels, de métaphores, de phrases toutes faites ! Les romanciers ne seront pas non plus d'un grand secours. Le plus souvent ils décrivent un monde chimérique, où la passion parle toute pure, mais où les embêtements de la vie réelle n'entrent guère. Les anciennes cours étaient commodes ; elles ramassaient en quelques salons l'élite entière du pays, l'observateur avait sous la main et sous les yeux tout ce qui comptait et tout ce qui gouvernait. Hélas ! de nos jours, les palais nationaux sont bien mornes et c'est ailleurs qu'il faut chercher la lumière.
Courteline a montré le chemin. Il est l'homme du petit café ; le petit café est le Versailles de la IIP République. Là se font les programmes, les orateurs et les élections. La démocratie sociale s'accoude au zinc, les pieds dans la sciure, porte des pantalons de velours à côtes, parle haut, crache à terre, s'affirme en termes cambronnesques quand sonne l'heure de l'apéritif. La république bourgeoise se tient dans la salle du fond, sur les banquettes de moleskine, éparse autour des tables de marbre où les soucoupes s'élèvent en pyramides. Elle cultive le calembour, la manille, la belote et la fraude fiscale, elle parle retraites et péréquation, elle croit au progrès, à la rente et à l'instruction universelle, elle gagne des batailles en Espagne et se retrouve le soir à la loge pour entendre, portes closes, le pharmacien de la grande place river son clou à Mussolini.
Cher Courteline ! En lisant Laubreaux, j'ai eu l'impression que vos immortels héros s'étaient emparés de la France. L'illustre Piégelé, M. Pommade, M. Garrigou, Barbemolle, Land'houille, Saumâtre, Grenouillot, Racuit, Labouture et Marmouillard, tous ils font de la politique, tous ils sont devenus conseillers généraux, députés, sénateurs-maires, ministres... Je le savais, c'est Croque-bol, Hurluret et l'adjudant Flick qui ont gagné la guerre. C'est La Brige qui a perdu la paix. Pour piper la voix de M. Boulingrin, Ciboulot devenu communiste avait, en mai 36, escamoté son programme de révolution sociale. Il promettait de respecter le commerce, le profit, l'héritage, la famille et la propriété ; il couvrait les murs d'une imagerie pleurnicharde à la Greuze et jurait, la main haute, qu'il n'en voulait qu'aux méchants gros. Or, personne ne se sentait gros ni méchant.
L'électeur français est semblable au fromage de Hollande : rouge au dehors et blanc en dedans ; révolutionnaire pour être pensionné et conservateur pour garder ses pensions. Entre le socialisme et le parti radical, il n'y a qu'une faible nuance. Leur but commun est de faire vivre aux dépens de l'épargne et des capitaux accumulés une clientèle étatiste de plus en plus nombreuse. Au fur et à mesure qu'ils ont pris de l'importance, les socialistes sont, comme les autres, devenus des profiteurs et des cumulards. L'administration haute et basse a été bourrée de leurs hommes. Pendant leur temps de pouvoir, ils en ont mis partout, à la radio, dans les musées, aux postes, dans les préfectures, à l'hygiène, à l'aviation, au Français, aux conseils des compagnies subventionnées. Les forçats de la faim ont mangé l'assiette au beurre. Mais ils sont encore tenus par les syndicats et, aux yeux du citoyen timoré, le syndicat c'est la grève, le tumulte, le désordre.
De là, l'extraordinaire fortune du parti radical. Servi par un personnel de basochiens roublards et de normaliens dessalés, il offre sur le même plateau le vocabulaire démagogique qui endort la masse et la routine gouvernementale qui rassure les intérêts. Le chef radical doit être à la fois excité et raisonnable. Il lui faut discourir sans conclure, promettre sans tenir, menacer les capitaux et protéger les capitalistes, brandir le drapeau rouge et célébrer Jeanne d'Arc, crier « En avant ! » sans bouger et couler au passage les réformes sociales qu'il a lui-même préconisées.
Aussi a-t-il du goût pour les gestes symboliques qui font scandale mais qui n'engagent à rien, les promenades au Panthéon, les inaugurations de statues, les procès politiques, les pompes funèbres et civiques. Si, aiguillonné par les envies et par les appétits, il est contraint d'agir, il se présente comme le moindre mal. Il apaise les petits sans faire de mal aux gros et dénonce le mur d'argent sans cesser de dîner chez les banquiers.
Le radicalisme se dit constructeur, créateur, positif. Il est essentiellement négatif et c'est en cela qu'il plaît à une vaste coalition de petites gens, que la force des choses contraint à la défensive. Entre le curé dont il repousse l'ingérence, le communiste dont il a peur, le gros bourgeois et le châtelain qu'il envie et qu'il déteste, l'électeur radical dessine son empire. Cela suffit pour faire un grand parti hybride, incohérent, décevant, mais durable.
Le drame est de gouverner. La doctrine radicale représente l'Encyclopédie dans son dernier état de dégradation et de sénilité, conservée dans la médiocrité comme des batraciens dans un bocal d'alcool. Le radical est prisonnier de sa logomachie et cette logomachie a perverti la notion même de gouvernement. La République n'est pas une simple forme de l'État. Il ne suffit pas d'y adhérer pour en faire partie. Si Rousseau nous a appris que le régime démocratique est le règne de la volonté générale, il nous a dit aussi que la volonté générale n'est point la volonté du plus grand nombre, mais la voix profonde de la conscience humaine, telle qu'elle devrait évidemment parler en chacun de nous, mais telle qu'en attendant, elle s'exprime par la bouche des citoyens les plus éclairés. La volonté générale n'est point l'opinion de la majorité, c'est la conformité à un système philosophique. Avant d'être un régime, la République est une église. Aussi a-t-elle son orthodoxie, ses élus, ses réprouvés et ses docteurs. Derrière les agitations électorales, il y a les clubs, le petit troupeau des fidèles, des convaincus, des illuminés, des comitards. Quant à leurs adversaires, quel que soit leur nombre, leur respect du suffrage universel, leur dévotion à la forme républicaine, ils ne seront jamais que des réactionnaires, des cléricaux, des hérétiques, des aristocrates, à l'occasion des usurpateurs, car de même qu'il y a un roi légitime, il y a un peuple légitime.
La force des gauches, ce sont les victoires obscures de la démocratie villageoise et cantonale, la connaissance exacte du milieu, la trame serrée des intérêts locaux et personnels, la solidarité du clan, la pratique administrative que donne une longue possession. Leur faiblesse, c'est de ne pouvoir rompre avec l'internationale, l'antipatriotisme, la révolution, l'anarchie. Ce sont là les réserves indispensables et cachées, celles qu'on a mobilisées le 12 février 1934 et le 14 juillet 1935, celles qui, en cas de péril réactionnaire, cessent le travail, élèvent les barricades et fournissent les combattants. Aucun chef radical n'échappe durablement à leur joug nécessaire. Même sous les ministères de concentration et d'union, il reste toujours au sein du groupe un noyau d'irréductibles qui maintiennent farouchement le contact avec le communisme et qui s'en vont défiler de la Bastille à la République, parmi les poings fermés, les pancartes séditieuses, les drapeaux rouges et les cris de mort. Procession symbolique ! Pèlerinage expiatoire ! A l'effarement des bourgeois, tandis que la rente monte et que les possédants se rassurent, le régime en tremblant se retrempe dans ces pieux cortèges. Il n'y manque que les têtes coupées au bout d'une pique. Mais les temps se sont affadis et la Troisième République n'est qu'un rabougrissement de la Première.
Pas d'ennemi à gauche ! C'est la loi, c'est le souverain mot. Il explique pourquoi les ministères d'union sont si passagers, si fragiles. « Les observateurs superficiels, a écrit Abel Bonnard, s'étonnent de l'accord qui s'établit entre les hommes de gauche et ceux de l'extrême-gauche, quand ils mesurent l'intervalle qu'il y a entre eux : ils ne prennent pas garde que cette distance est une descente et qu'un radical n'a qu'à se laisser aller pour arriver parmi les révolutionnaires ; celle qui le sépare des modérés, au contraire, peut paraître petite si on la mesure en l'air, mais elle est marquée en fait par un abîme, car les modérés, si déchus qu'ils soient, représentent pour les radicaux les restes de tout ce qu'ils veulent abolir. » Ce sont les débris d'une société haïe ; on se venge encore sur eux d'un temps qu'ils ont eux-mêmes oublié, sans doute parce qu'ils étaient indignes d'en conserver le souvenir.
Ainsi le radicalisme se trouve tour à tour tiraillé par une opportunité de plus en plus impérieuse, qui sous l'aiguillon du péril le contraint à l'alliance avec les droites, et la logique profonde du régime qui, le danger écarté, le ramène à la révolution. Chaque retour du balancier fait naître d'un côté ou de l'autre des espoirs immenses ; chaque infidélité fait naître les mêmes déceptions et les mêmes colères. S'il est vrai que la démocratie vit de la division, on peut dire que les oscillations du radicalisme ont pour effet d'amortir les heurts. Avec quelque complaisance, les radicaux se flattent d'avoir épargné à la France la guerre civile. Sans nous, disent-ils, le pays se serait coupé en deux partis irréconciliables. L'un aurait dû écraser l'autre. En nous portant tantôt d'un côté et tantôt de l'autre, nous avons empêché le pire.
Les radicaux n'ont pas tort. Mais pendant ce jeu, qu'est devenu le pays ? A-t-il grandi ? A-t-il prospéré ? A-t-il vu ses rivaux s'incliner devant sa sagesse ? Hélas ! Le pays sent confusément qu'il use contre lui-même le meilleur de ses forces. Sans trop savoir ce qu'il désire, il appelle autre chose, quelque chose d'humain et de possible, un régime solide et modéré qui gouvernerait sans opprimer, qui imposerait la conciliation sans étouffer les esprits, qui contraindrait les citoyens à servir sans les transformer en automates ou en perroquets...
Ce qui rend cette inquiétude si pathétique, c'est qu'on a tout fait pour faire perdre au Français le sens de son histoire. Il n'est plus soutenu par la voix puissante des générations qui ont fait sa patrie. Entre elles et lui s'élève une muraille épaisse de préjugés, d'ignorances, de colères. Le Français ne sait encore que dire non. Quand il entend les marxistes proclamer que tous les hommes sont frères, il voudrait être fils unique. Quand il entend les dictateurs se nommer les pères du peuple, il souhaite être orphelin.
Pierre GAXOTTE ✞
La terreur rose décrite par Alain Laubreaux
Ce texte étonnant et toujours actuel (« Pas d'ennemi à gauche » n'est-il pas le credo de nos gouvernements « de droite » ?) que tout journaliste ou même tout historien souhaiterait avoir écrit est la préface que le futur Immortel Gaxotte, alors directeur de Je Suis Partout, donna à La Terreur rose, long reportage d'Alain Laubreaux publié juste avant la « drôle de guerre » et dont La Reconquête, courageuse et dynamique maison créée au Paraguay par Alain Régniez, nous propose une « édition conforme à l'édition originale de 1939 ». On y retrouve toute la vivacité du journaliste formé à bonne école puisqu'il avait été le secrétaire d'Henri Béraud, sa puissance de description (de la terreur que la CGT faisait régner aux usines Renault par exemple), son don de débusquer la cocasserie sous les ignominies, son insolence envers les puissants - ah, « La dernière halte du juif errant », chapitre où est décrite la campagne électorale menée en avril 1937 dans le Miner-vois par le socialiste Jules Moch, « plus noir et plus lugubre encore qu'à l'ordinaire » avec « sa voix huileuse » au « timbre sordidement victorieux, comme d'un canard qui vient d'échapper au coutelas du cuisinier » - et sa compréhension pour le petit peuple, fût-il égaré et complice de la "dictamolle" que fut le Front Populaire.
Les contemporains qui ne jurent que par le « journalisme d'investigation » (sur des sujets sans risques de préférence) écraseront de leur mépris ce « journalisme à l'ancienne », pratiqué sur le terrain, où le narrateur ne dédaigne pas de faire revivre la « France d'en bas », de s'encanailler dans les mastroquets pour y recueillir la vox populi. Mais de ce kaléidoscope naît un féroce tableau des années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, des personnages qui provoquèrent la terrible défaite de mai-juin 1940 après avoir fait régner leur « terreur rose » en France même.
Comme la plupart des livres des rédacteurs de Je Suis Partout, celui d'Alain Laubreaux - qui, également collaborateur du Cri du peuple et du Petit Parisien, réussit après la Libération à s'exiler à Madrid où il mourut en 1968, après avoir été condamné à mort par contumace en 1947 par la Cour de Justice de la Seine pour sa participation à la collaboration et ses « articles antisémites » - était devenu introuvable. On se réjouira de pouvoir à nouveau le lire.
J. L. Écrits de Paris avril 2009
La Terreur Rose, 308 pages, avec neuf illustrations, 28 €. La Reconquête www.editionsdelareconquete.com . Diffusion Primatice, 10 rue Primatice 75013. Tél. 01-42-17-00-48. Peut être également commandé (32 € franco) à Editions des Tuileries, 1 rue d'Hauteville, 75010 Paris. -
Basic Celtos - Liberté (nationell rap)