culture et histoire - Page 1973
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La grande aventure des sous-marins
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Comme l'Irak, la Syrie sera-t-elle « ramenée à l'âge de pierre » ? (arch 2010)
Si le marasme frappant le pays et surtout le tsunami des "affaires" lui en laissent le loisir, c'est en septembre que Nicolas Sarkozy devrait rendre à Bachar AI-Assad la visite officielle que celui-ci nous fit en juillet 2008, à l'occasion du sommet sur l'Union Pour la Méditerranée. Comment notre président sera-t-il reçu ? Fort courtoisement sans doute, même si les Syriens, quelque peu estomaqués par son style, le surnomment volontiers « le danseur», mimique burlesque à l'appui, et s'ébaudissent des 1 52 000 photos et de vidéos disponibles sur Internet et montrant notre Première Dame nue comme un ver. Au demeurant, c'est pour éviter toute fausse note que Bernard Kouchner avait été le premier ministre français des Affaires étrangères à se rendre le 23 mai dernier à Damas où - pur hasard, je vous l'assure -, je séjournais moi-même.
Si, à cette occasion, je n'ai pas croisé l'illustre French Doctor, et m'en console aisément, je regrette amèrement en revanche de n'avoir pas prolongé mon séjour jusqu'à début juin, en tout cas après l'arraisonnement meurtrier par les commandos marine israéliens du bateau amiral de la « flottille du salut » tentant de briser le blocus de Gaza. J'aurais bien aimé en effet suivre « en direct » les réactions des Jordaniens et surtout des Syriens.
MOSAÏQUE ETHNIQUE ET RELIGIEUSE
Peu avant la Révolution française, le jeune Français Constantin-François Chassebœuf parcourut pendant trois ans routes et pistes du Nil à l'Euphrate, de l'Egée à la mer Rouge, et publia à son retour, sous le nom de Volney, un passionnant « Voyage en Egypte et en Syrie » si documenté que, dans son introduction à l'édition de 1959 chez Mouton & Co, Jean Gaulmier écrit à juste titre qu' « il est encore presque impossible d'étudier, sous quelque aspect que ce soit, les régions visitées sans recourir à son témoignage », sur le climat, les ressources, les sites et surtout les innombrables minorités ethniques et religieuses chrétiens, druses , "Kourdes", Bédouins, Arméniens, Tcherkesses et autres Ottomans. À la différence de Volney, je n'ai passé que dix-sept jours en Syrie et en Jordanie et ce qu'on lira ne prétend nullement à l'exhaustivité ni même peut-être à la réalité vraie. Ce n'est qu'un kaléidoscope. D'images frappantes (des familles campagnardes pique-niquant au son d'un transistor criard sous les arcades de la célébrissime mosquée des Omeyyades, où les Occidentales doivent, comme dans les autres lieux de culte sunnites, revêtir un long manteau à capuchon) ou sublimes, celles du Krak des Chevaliers admirablement préservé, en passant par les « villes mortes » byzantines - mortes, déjà, de la désertification... Des sensations, des impressions retirées de ce que j'ai pu voir, de la Méditerranée aux frontières turque, irakienne et israéliennes au sud, et des conversations que j'ai pu avoir, facilitées par un puissant sésame : négligemment épinglé sur mon sac à dos, un badge à l'effigie de Saddam Hussein naguère offert par Farid Smahi. Un sésame qui m'a valu d'être interpellée dans les rues ou les mosquées, par des hommes et des femmes de toutes conditions, sur le thème immuable : « Saddam, very good man, Americans very bad ». Une entrée en matière comme une autre à des entretiens plus approfondis, et généralement très politiques.
LES PALESTINIENS, DES FRÈRES MAL AIMÉS
On ne s'en étonnera guère : dans leur immense majorité, Jordaniens et Syriens abhorrent l'Amérique - de Bush comme d'Obama -, et ils abominent l'Etat hébreu même si, sur les ondes de la radio de l'armée syrienne, le Grand Mufti Ahmed Bader Hassoun a rappelé le 19 janvier dernier que « l'islam exige de ses fidèles qu'ils protègent le judaïsme » et préconisé un rapprochement entre les adeptes des deux religions du Livre. Cette exécration induit-elle un total dévouement à la cause palestinienne ? Même si, au lendemain de la tuerie du 31 mai, le président Al-Assad a qualifié Israël, qui n'est « pas un partenaire pour la paix », d' « État pyromane », on peut en douter.
La chose est compréhensible dans le cas des Jordaniens de souche, désormais minoritaires sur leur propre territoire et qui n'ont pas , oublié les terribles combats de 1970 entre Bédouins autochtones et réfugiés palestiniens, batailles rangées qui aboutirent à la répression connue sous le nom de « Septembre noir ». Ayant naturalisé en masse les Cisjordaniens après 1948 et surtout 1967 à la suite de la guerre dite des Six-Jours, et accueilli leurs notables dans les gouvernements d'Amman, les sujets du roi Hussein s'estimèrent alors trahis et, depuis, une solide rancœur subsiste à l'égard de ces hôtes forcés.
D'autant que, accusent-ils, les plus beaux magasins, les plus luxueux hôtels du pays appartiennent à des Palestiniens, « en cheville avec les banques américaines », qui « tiennent tout ». D'ailleurs, Yacer Arafat, chef de l'OLP, n'avait-il pas profité de sa position pour accumuler frauduleusement « une immense fortune » dont il avait confié la gestion au Judéo-Marocain Gabriel Banon, par ailleurs beau-père du (très atlantiste) député français Pierre Lellouche, aujourd'hui secrétaire d'Etat aux Affaires européennes auprès de... Kouchner ?
« GAZA C'EST L'AFRIQUE »
Bien que n'ayant pas un tel contentieux avec les Palestiniens, les Syriens semblent partager ces préventions à leur égard. Du reste, rappellent-ils volontiers, « Gaza, c'est géographiquement en Afrique. » Autrement dit, c'est aussi exotique que ce Maghreb qu'ils méprisent, en particulier l'Algérie. « Nous, nous avons depuis des siècles une véritable littérature et nous sommes restés ethniquement des Arabes (ce qui reste à démontrer : les teints et les yeux clairs ne sont pas rares, héritages de la Galicie celte, de la présence alexandrine et de l'Empire ottoman où Albanais et Circassiens très leucodermes étaient nombreux) mais eux sont négrifiés par l'esclavage subsaharien et ils parlent un dialecte incompréhensible, un sabir pollué par le berbère et le français », m'a ainsi assené un universitaire aleppin, ajoutant : « Écoutez leur musique, le raï, c'est totalement métissé et çà ne ressemble à rien tandis que nous, si nous célébrons l'année Chopin, nous utilisons toujours les mélodies et les instruments traditionnels ».
En Jordanie, pour tenter d'apaiser les tensions entre "occupés" et "occupants" volontiers assimilés à des Levantins affairistes, le roi Abdullah II a épousé une Palestinienne, la blonde Rania. Mais celle-ci, en raison de ses études à l'université américaine du Caire et de son assiduité au Forum économique de Davos, n'est jamais parvenue à se débarrasser du sobriquet « l'Américaine » que lui a donné le petit peuple - qui avait surnommé « l'Anglaise » la princesse Mouna née Antoinette Avril Gardiner, deuxième épouse de Hussein et mère d'Abdullah. Preuve que de solides préventions anti-occidentales subsistent dans la patrie d'adoption du colonel Lawrence et de Glubb Pacha, créateur de la Légion Arabe... dont, au coucher du soleil, des vétérans en grand uniforme jouent de la cornemuse dans l'antique théâtre de Jerash, la toujours merveilleuse Gerasa perle de la Decapolis romaine du temps où Amman s'appelait Philadelphia -, dans l'espoir d'arrondir leur retraite.
Plus prudents, les dirigeants de Damas ont doté leurs Palestiniens de passeports "syro-palestiniens" afin, jurent-ils vertueusement, que ces réfugiés conservent leur « droit au retour » au cas, fort aléatoire, où Tel-Aviv se résignerait à la création d'un véritable État palestinien. Sans doute la télévision fait-elle grand cas des souffrances des Gazaouis et s'indigne-telle de cette abomination qu'est le « mur de la sécurité » ravageant et mutilant la Cisjordanie mais, dans le peuple, on sent que le cœur n'y est pas.
ALAOUITES, DONC CHIITES
En revanche, en Syrie comme en Jordanie,la fraternité semble totale, et spontanée, à l'égard de l'Irak, et c'est singulier dans le cas de la Syrie car les relations étaient si fraîches entre les deux factions Baath (parti fondé à Damas par le chrétien orthodoxe Michel Aflak) au pouvoir à Bagdad et à Damas que feu Hafed AIassad, ancien général d'aviation et ministre de la Défense parvenu au pouvoir en 1970, soutint Téhéran pendant l'interminable et meurtrier conflit Iran-Irak.
Si la quasi-totalité des Jordaniens sont sunnites, la Syrie musulmane, officiellement République laïque, est partagée entre sunnites, la majorité : 78 %, et trois sectes chiites très minoritaires, les druses, les ismaïliens et les alaouites 10 %, auxquels appartiennent une grande partie des cadres de l'armée et le clan des Al-assad encore que Bachar ait épousé une sunnite, Asma ( comme lui, toutefois, longiligne et d'apparence très aryenne avec ses cheveux blonds et son teint clair). Il est permis de penser que c'est cette appartenance, autant que la séculaire rivalité civilisationnelle entre Damas et Bagdad, qui incita Hafez à soutenir le pays des mollahs.
Mais comme rien n'est simple dans l'Orient compliqué, les chiites syriens se veulent "éclairés", au contraire de leurs coreligionnaires iraniens et irakiens. Contrairement à eux, ils n'ont ni clergé ni mosquées, boivent de l'alcool, sont généralement monogames et laissent leur épouse ou leurs filles s'habiller à l'européenne alors que les sunnites, influencés par l'islam wahhabite, se veulent ultra rigoristes, D'où la construction accélérée de mosquées dans les hameaux les plus perdus et la présence obsédante de femmes toutes de noir vêtues. Mais, comme rien n'est simple dans l'Orient compliqué (bis), prière de ne pas confondre cette vêture avec le niqab : si les Syriennes ont le visage et la tête voilés de noir, leur robe également noire est parfois si ajustée qu'elle ne cache rien de la silhouette, et souvent pailletée, de même que le voile. Certaines sont même ornées, dans le dos, de motifs en strass, fleurs ou papillons ! Quant aux dessous, mini slips et wonderbras pigeonnants made in China, ils occupent des étals entiers dans les souks où ces dames se disputent sans complexes ces affûtiaux affriolants.
Et rien de plus stupéfiant que de voir ces créatures voilées soulever leur voile pour allumer une cigarette ou, surtout en Jordanie d'ailleurs, sortir « en filles » pour fumer le narghilé et applaudir un chanteur à la mode.
HAMA TRENTE ANS APRÈS
La plus grande surprise de ce voyage, je l'ai d'ailleurs éprouvée à Hama, l'Epiphania hellénistique, temple du sunnisme et pour cela théâtre voici trente ans de violents affrontements. En 1980, en effet, un Frère musulman originaire d'Hama avait tenté d'assassiner le président Alassad, ce qui avait entraîné l'arrestation de plusieurs imams ; une agitation chronique s'ensuivit, qui déboucha en février 1982 sur une insurrection, conduite par une grosse centaine d'officiers sunnites. Assad réagit brutalement, ordonnant à l'armée d'assiéger la ville et de la bombarder à l'artillerie lourde. Le siège dura près d'un mois, et 10 000 civils selon le gouvernement - 25000 selon les insurgés - y perdirent la vie. Une hécatombe en tout cas très lourde pour cette cité d'un demi-million d'habitants et dont le tiers, y compris de nombreux joyaux architecturaux, fut alors détruit. Sans que, soit dit en passant, ce nettoyage par le vide soit beaucoup reproché à Hafez Al-assad alors qu'imputé à l'Irak (sauf par la CIA, qui en rendait l'Iran responsable), le gazage des cinq mille Kurdes de la ville frontalière d'Halabja fut toujours retenu à charge contre Saddam Hussein.
Je m'attendais donc à voir une ville sombre, austère, endeuillée. Or, en ces jours de festival - c'était vers le 11 mai -, Hama était joyeuse, bruyante et amicale envers les étrangers d'ailleurs très rares participant à ces réjouissances bon enfant se déroulant le long de l'Oronte, combien plus beau, avec ses admirables norias de bois datant de la présence byzantine et fonctionnant toujours malgré leurs quinze siècles d'âge, qu'à Antioche, où les Turcs semblent prendre pour un dépotoir le fleuve cher à Barrès.
LE GRAND TURC EN EMBUSCADE
C'est pourquoi, j'en reviens à Gaza, je me demande comment, au-delà des félicitations officielles, les Syriens ont pris l'opération de secours organisée par les Turcs et en reconnaissance de laquelle quantité de bébés gazaouis ont été prénommés Erdogan. En effet, si le mandat français (1918-1945) fut largement bénéfique sur le plan culturel et marqué par un début d'industrialisation, les Syriens ne pardonnent pas à Paris d'avoir laissé la Turquie s'emparer en 1939 du sandjak d'Alexandrette (lskanderun) et du district d'Antioche, et ils ne pardonnent pas davantage à la Turquie actuelle de contribuer à la désertification du pays - déjà si asséché par la perte du Golan et l'occupation depuis 1967 par les Israéliens qui récupèrent toutes les eaux du plateau par ses gigantesques barrages sur l'Euphrate. Excipant de la présence de camps d'entraînement de guérilleros kurdes - alors que les Syriens partagent avec les Turcs une solide méfiance à l'égard des Kurdes « qui ne sont jamais contents et cherchent toujours des histoires » -, Ankara avait ainsi à plusieurs reprises interrompu le cours de l'Euphrate.
Certes, les feuilletons télévisés turcs tel Le cri de pierres, violemment anti-israélien, ont été très suivis en Syrie où est en préparation une grande série historique sur la fin de l'empire ottoman, géant débonnaire « victime des puissances européennes », et les investissements turcs sont très appréciés, comme ceux de la chaîne hôtelière Dedeman, qui a construit un superbe établissement à Palmyre. Mais Damas commence à s'inquiéter de l'activisme diplomatique et économique déployé par Ankara dans les territoires arabes naguère possessions de la Sublime Porte. Au demeurant, la conversion relativement rapide de la République kémaliste du laïcisme à l'islam presque radical laisse sceptiques beaucoup de Syriens qui, fiers de leur histoire multimillénaire quand les futurs Seldjoukides n'étaient encore que des coureurs de steppe illettrés, y voient un simple opportunisme : bridé dans ses ambitions européennes, le Grand Turc chercherait des exutoires à sa volonté de puissance. En Asie centrale, à la faveur de l'éclatement de l'empire soviétique, et au Moyen-Orient en profitant de l'enlisement et des échecs du monde arabe.
L'HUMILIATION IRAKIENNE
De ces échecs, le plus cruellement ressenti car le plus humiliant est, à l'évidence, le si rapide effondrement de l'Irak et l'odieuse occupation qui s'en est suivie. Les Syriens - qui se targuent d'avoir inventé l'écriture, à Ougarit, dont les ruines n'évoquent aujourd'hui que de très loin la gloire et la prospérité passées - parlent du pillage des musées de Babylone et de Bagdad comme s'ils en avaient été eux-mêmes victimes et, surtout, ils ont ressenti physiquement le gigantesque et lamentable exode consécutif à la guerre. « Nous qui sommes pauvres et devons exercer plusieurs emplois pour obtenir un salaire décent, nous avons dû accueillir trois millions et demi de nos réfugiés, mais c'étaient nos frères », répètent-ils tandis que les Jordaniens, eux, assurent avoir reçu un million et demi de réfugiés. Des chiffres évidemment très exagérés, l'ONU ayant évalué à deux millions le nombre des Irakiens contraints à l'exil. Proportion déjà énorme : près du dixième de la population !
Ce qui est sûr en tout cas est que les deux pays comptent de très importantes communautés irakiennes et que le flux ne s'est pas tari, de plus en plus de chrétiens, victimes de persécutions, quittant l'Irak si heureusement rendu à la démocratie.
COUPOLES ET COUVENTS : JUSQUE À QUAND ?
En Jordanie, la présence chrétienne est marginale mais elle reste significative (13 % de la population selon les sources les plus optimistes) en Syrie où elle pourrait jouer un rôle important si, des nestoriens aux protestants, des jacobites orthodoxes aux melkites ou aux maronites catholiques, les chrétiens n'étaient divisés en multiples confessions qui ont, au fil des siècles, affaibli leur influence et favorisé l'essor de l'islam dans ces contrées qui furent pourtant les premières à accueillir la Bonne Nouvelle.
Il est peu de lieux aussi chargés d'émotion, esthétique comprise, que Saint-Siméon, hommage à ce moine stylite réputé avoir passé quarante-deux ans sur sa colonne. Jusqu'à l'achèvement de Sainte-Sophie, l'édifice fut la plus grande cathédrale chrétienne du monde. Par la beauté du site, l'harmonie des constructions aujourd'hui à moitié ruinées et la pureté de leurs lignes annonçant dès le Ve siècle le style roman, Saint-Siméon est une merveille qui parle autant au cœur qu'à l'esprit. Lorsque j'y allai, un prêtre italien célébrait la messe pour des pèlerins dont les touristes syriens respectaient la ferveur, intimant aux gosses braillards l'ordre de se taire.
Les écoles chrétiennes restent très courues, y compris par les musulmans de la Nomenklatura locale. Non loin de Damas, sur les contreforts des monts de l'Anti-Liban, le village de Maalula - dont le couvent Sainte-Thérèse est également un lieu de pèlerinage - est presque entièrement peuplé de catholiques de rite orthodoxe grec pratiquant encore l'araméen, la langue du Christ dans laquelle sont célébrés les offices. Alors que les Arméniens de Jérusalem se disent brimés par les autorités israéliennes et, pour certains, préparent leur départ, à Alep les coupoles dorées de leurs églises rivalisent de hauteur avec les minarets et en mai, mois de Marie, nombre de jeunes filles revêtent une longue robe bleue ceinturée de corde et coiffent un voile blanc, en révérence à la Vierge, sans que les musulmans semblent s'en formaliser. Dans mon hôtel de Damas, où un couple de catholiques latins fêtait ses noces d'argent, les voiles noirs des invitées mahométanes côtoyaient les spectaculaires robes du soir des chrétiennes.
Mais, outre que cette coexistence pacifique pourrait facilement basculer dans l'hystérie antichrétienne, comme cela s'est si souvent produit en terre d'islam, il n'est évidemment pas question de fraternisation poussée ni de mariages mixtes. Au demeurant, les mariages toujours arrangés par les familles, en Syrie comme en Jordanie, et généralement célébrés assez tard, le promis devant disposer d'une bonne situation et d'une maison avant de présenter sa demande - restent rares entre obédiences musulmanes même si l'alaouite Bachar a ouvert la voie en choisissant une sunnite. Ainsi les Druses pratiquent-ils la plus rigoureuse endogamie. « C'est mieux comme ça, m'expliquait l'un d'eux. On se connaît, on a la même histoire, les mêmes traditions, les mêmes coutumes. Chez nous, par exemple, il ne nous viendrait jamais à l'idée d'épouser une Noire ou une Chinoise même si elle nous plaisait. Il faut d'abord penser à la famille et aux enfants ! » Qui oserait dire le contraire ?
Ainsi, près d'Amman, survit depuis deux siècles une communauté de Nubiens importés d'Égypte par les Turcs pour travailler la canne à sucre. Regroupés dans le même village, ces "Nègres" se marient entre eux. Chacun chez soi et le troupeau sera bien gardé !
DE PETRA À PALMYRE, LA ROUTE DES MERVEILLES
Tout comme beaucoup d'Occidentaux se rendent en Jordanie à seule fin de faire de la plongée dans le golfe d'Aqaba et de découvrir Petra la nabatéenne, site en effet exceptionnel et, autour du fameux Khazneh - le "Trésor", si souvent vu en photos ou dans les films, qui ne lui rendent pas justice -, plus accessible qu'on ne le dit, jusqu'au Château croisé, au monastère du IIIe siècle et à l'Autel des sacrifices -, Palmyre la cananéenne est une étape obligée et parfois unique. « Si vous ne deviez voir qu'une seule chose en Syrie, ce serait Palmyre. Même si vous avez déjà vu assez de ruines pour le restant de vos jours, faites un effort car celles-ci sont inoubliables », ordonne ainsi le guide Lonely Planet.
Oasis dans l'immense désert caillouteux allant jusqu'à la ville-frontière de Deir ezZur, centre pétrolier où l'on empruntera bien sûr le « pont des Français » enjambant l'Euphrate et qui, à la fraîche, se transforme en paseo, Tadmor, rebaptisée , Palmyre par les Grecs et promue « ville libre » par les Romains en l'an 150 de notre ère, coupe bien sûr le souffle. Par l'incroyable étendue (50 hectares), la richesse et l'élégance de ses ruines, l'enchevêtrement des cultes et des traditions, les temples dédiés aux dieux Nebo et Bel (Baal) voisinant avec les autels des divinités romaines, les pharaoniques tombeaux de l'aristocratie marchande avec les thermes (édifiés sous Dioclétien), l'agora et le théâtre proprement palatiaI.
Palmyre, où Septimia Bathzabbai Zineb, dite reine Zénobie, leva en 270 l'étendard de la révolte contre l'Empire (qui vainquit ses armées et la ramena à Rome pour le triomphe d'Aurélien), est à l'architecture coloniale romaine ce que Hanoï fut à l'architecture coloniale française : un miracle, les architectes ayant avant tout veillé à respecter l'esprit des lieux où l'histoire souffle si fort. Mais elle n'est pas la seule : Apamée, Rassafa - non loin du lac Assad et ceinte de remparts à l'ombre desquels s'élevait la basilique Saint-Serge avant la conquête par le calife omeyyade Hicham -, Bosra avec son austère et grandiose théâtre de basalte (et son musée des mosaïques, où l'on peut admirer de superbes swastikas) sont aussi des endroits magiques, qu'il ne faut manquer sous aucun prétexte. Tant que la Syrie est un pays sûr, où les mendigots sont rares et les autorités inflexibles avec les voyous.
DES MENACES SE PRÉCISENT
Car qui peut présager de son avenir ? Appuyé sur une croissance longtemps impressionnante (+ 147 % en vingt ans, de 1983 à 2003, si bien que chacun ou presque mange à sa faim et que l'état sanitaire est convenable), le régime semble solide. Mais après les convulsions du Liban, l'ordalie infligée à l'Irak a montré la fragilité des régimes proche et moyen-orientaux et des menaces se dessinent. James Cartwright, adjoint du chef des armées des États-Unis, déclarait ainsi le 13 mai dernier : « Durant les dix prochaines années, nos forces auront à mener des combats semblables à ceux qui furent menés en Irak et en Afghanistan ». Hasard ? Le mois précédent, Damas avait été accusée par Washington d'avoir livré des missiles SCUD au Hezbollah, accusation reprise par Tel-Aviv, qui avertissait la Syrie de son intention de « la ramener à l'âge de pierre », bien que l'allégation ait été formellement démentie par Saad Hariri, Premier ministre du Liban (où Al-Assad s'est rendu à la mi-juillet). Ainsi d'ailleurs que par le Hezbollah qui précisait n'avoir nul besoin d'antiques SCUD, disposant depuis 2006 d'armes autrement sophistiquées.
N'importe, l'administration Obama profita aussitôt de l'occasion pour proroger d'un an les sanctions prises contre Damas en 2004, et la menace subsiste, au point que certains se demandent si, malgré l'enlisement des États-Unis en Irak et en Afghanistan, certains faucons néo-conservateurs ne gardent pas cette histoire de SCUD en réserve pour l'utiliser le moment venu, comme fut exploité contre Bagdad le mythe des « armes de destruction massive ».
Quitte à transformer en République islamique, soumise à la Charia, l'actuelle République laïque syrienne où les chrétiens bénéficient d'une relative sécurité ? Mais on sait que, sans hésitations ni états d'âme, ce risque fut pris ailleurs par ceux-là même qui proclament jusque sur leur monnaie « ln God we trust».
Camille Galic RIVROL du 30 juillet au 2 septembre 2010
< camille.ggalic@orange.ft >. -
Michel Déon et l'Action française
Quelques semaines après la parution d'une édition corrigée des Poneys sauvages, Michel Déon a bien voulu nous accorder un entretien où il évoque, plus particulièrement, ses liens avec l'Action française.
L'Action Française 2000 – Quel intérêt présente encore pour vous le combat d'Action française, et où placez-vous l'oeuvre maurrassienne dans le débat contemporain ?
Michel Déon – Guillaume Bourgeade vient de publier un travail du plus grand intérêt sur les origines romantiques de Maurras – c'est-à-dire tout le contraire de ce qu'il a été ensuite. Maurras a beaucoup "piqué" à Schopenhauer... C'est cela qui intéresse, et non la fête des rois ou le bal des débutantes à L'Hay-les-Roses ! Il faut entrer dans le débat universitaire, rompre avec les images d'Épinal. Vous ne constituerez bientôt même plus une chapelle, mais une sacristie – le fond d'une sacristie. Pardonnez-moi, mais je tiens à être sincère avec vous. Un jour, un chercheur de la Queen University de Belfast m'a écrit car il préparait une conférence sur André Chamson et Robert Brasillach. À présent, il en prépare une autre sur Maurras, c'est venu comme ça ! Peut-être un peu par réaction...C'est évident : dès qu'on l'installe un peu partout, la démocratie, c'est le désordre, le chaos financier et économique et, au final, la guerre.
Ce que je voudrais, c'est la république, dans le sens romain du mot : aristocratique – une oligarchie intelligente. J'en suis arrivé là... Mais la politique, ou la philosophie politique, a commencé pour moi quand j'allais m'instruire 33 rue Saint-André-des-Arts, là où ma fille a maintenant ses bureaux, et qui était le lieu intellectuel de Paris par excellence : l'Institut des étudiants d'Action française.
Vous avez eu pour parrain François Perrier, le futur comédien...
François était l'un des rares boursiers du lycée Janson de Sailly. Je me suis lié avec lui. Il lisait L'AF. Cela dans les années 1933-1934. Mon père aussi lisait L'AF ; et Maurras, et Bainville. Le 7 février 1934 au matin, nous étions émus, nous savions qu'il s'était passé quelque chose... François me dit : « tu as compris maintenant » et me tendit ma carte de lycéen d'Action française. C'est lui qui m'a inscrit.
Le premier texte que j'ai lu de Maurras fut L'Avenir de l'intelligence. Il faut dire que tous ses livres étaient dans la bibliothèque de mon père. J'ai découvert ensuite des ouvrages un peu anecdotiques : Au signe de Flore, Quatre nuits de Provence (très joli) ; puis évidemment Anthinéa. J'aime beaucoup La Musique intérieure, offert par ma mère lorsque j'ai eu seize ans.
La première fois que j'ai vu Maurras, ce fut probablement lors d'une expédition du dimanche, lorsque nous prenions le train et que nous partions, trois cents ou quatre cents galopins, pour Saint-Germain-en-Laye. Nous allions écouter Maurras et sans doute faire la claque ! On chantait la Royale dans les gares pour impressionner le personnel de la SNCF, en plein Front populaire. Les discours de Maurras étaient audibles, mais un peu trop "intello". Je me souviens d'une réunion à la Mutualité où Daudet parlait après lui. Tout le monde sait qu'il était meilleur... Lorsqu'il prenait la parole, c'était la drôlerie, l'improvisation, le mot qui claquait – le bonheur ! Évidemment, la surdité coupait Maurras du monde.
Comment êtes-vous devenu secrétaire de rédaction de L'Action Française ?
J'appartenais à l'armée d'armistice – celle de 100 000 hommes, d'après Rethondes. J'ai rencontré François Daudet qui m'a invité à rédiger un article sur cette armée dont on connaissait mal le rôle : elle était déployée sur la ligne de démarcation, dans les gares... Cet article, je l'ai signé Miles, et il a paru à Lyon où était repliée L'AF, comme beaucoup d'autres journaux. J'avais écrit deux grands articles, dont le second n'a pas été publié parce que j'y faisais l'éloge de De Lattre, qui venait d'être arrêté – le poids de la censure, évidemment. Démobilisé, j'ai remplacé à L'AF Jacques Durand, un type très bien, en novembre 1942, au moment de l'occupation de la zone sud.
Le secrétaire de rédaction écrit des articles s'il le veut, mais c'est lui, surtout, qui récolte la copie de tous les rédacteurs, puis qui la prépare, cherche le titre, organise la mise en page. À Lyon, le journal d'AF était très réduit. Étaient présents Auphan, Noël Boyer, puis, en 1943, Roger Joseph, qui était aussi secrétaire de rédaction. Je m'occupais particulièrement de la copie de Maurras et des éditoriaux voisins. Le tirage était très limité. Il fallait inclure des articles obligatoires. À l'AF, on trichait en les plaçant en tout petits caractères ! L'encre de l'Occupation bavait toujours un peu... Avec un peu de chance, ils en devenaient illisibles.
Maurras avait un chauffeur à Lyon, et un policier armé pour le protéger des attentats. Un soir, la voiture a été mitraillée très sérieusement, et le chauffeur blessé assez gravement. Maurras n'était pas dans la voiture, mais il a fallu désigner un nouveau chauffeur. Autant vous dire qu'on trouvait peu de volontaires ! J'ai dit alors à Auphan : « Écoutez, moi je peux le faire, aller chercher le patron, je conduis depuis l'âge de dix-huit ans. » Les trois derniers mois, j'ai donc fait la navette pour l'amener au journal. Le matin, j'allais tôt au journal voir les dépêches tombées, avant huit heures. Ensuite, j'allais le chercher vers 10 h 30 – 11 heures. J'entrais dans son appartement, m'approchais du lit. Je le voyais dormir. Je le réveillais en lui touchant le bras, car le bruit, bien sûr, ne le dérangeait pas (il ne prenait pas conscience des bombardements à Lyon). Il était là, dans son lit, en chemise de nuit, la barbe en pointe. Je suis resté longtemps car je l'aimais bien... Mon père était mort en 1933... Cela a dû jouer dans mon attachement.
Maurras déjeunait parfois avec nous, mais rarement. On ne parlait pas politique : il récitait des poèmes. Il n'était pas un homme de table ou de banquet. Ce n'est jamais facile quand on n'entend pas bien. On prend la parole tout le temps, ou bien on se tait et on reste dans son coin. Mais de lui se dégageait toujours du charisme.
La dernière fois que je l'ai vu, c'était en le reconduisant du journal jusqu'à chez lui, et je lui ai dit : « Monsieur, vous avez là une femme, chez vous, qui s'occupe très bien de vous, ne sortez pas dans la rue, s'il vous plaît, j'ai des ordres précis de M. Pujo. » Il ne m'a, bien sûr, pas répondu, et m'a simplement donné l'accolade. Je suis rentré au journal, où il avait oublié un dossier. Je le lui ai rapporté aussitôt en voiture. Lorsque je suis arrivé devant chez lui, il était dans la rue ; il allait voir son ami Rambaud. J'ai pris un air accablé et je lui ai dit « Rentrez ! » Je l'aimais bien, et il m'aimait bien.
L'intérêt de l'Action française, je le dis après coup et avec le recul de l'histoire, aurait été de cesser la publication en juin 1940. Un type comme Bainville aurait procédé ainsi. Bainville connaissait trop l'Allemagne pour deviner le statut fragile donnée à la France vaincue. Le grand désastre de l'Action française, c'est la mort de Jacques Bainville en 1936. Au nom de l'Académie française, c'est d'ailleurs moi qui ai eu l'honneur de poser la plaque sur sa maison natale à Vincennes.
Après avoir travaillé à L'AF, n'était-il pas difficile de faire carrière à Paris, ou vous êtes arrivé à l'été 1944 ?
Un journaliste qui s'était trouvé à Lyon et qui était revenu lui aussi à Paris, Lionel Hart, un type très bien, m'a proposé de travailler dans un magazine, Radio 44, qui annonçait tous les programmes de radio, et proposait en plus quelques articles. J'ai dit oui, cela ne me paraissait pas trop compliqué. Quelques jours après mon arrivée dans la capitale, j'ai donc été recruté.
À la mort de Maurras, en 1952, je travaillais à Match. J'avais une voiture de sport... J'avais proposé à Laudenbach d'aller nous recueillir à Tours sur sa dépouille. Le matin, la radio annonçait la neige, le verglas. Nous avons donc pris le train, où nous avons trouvé Bernard Grasset et un type très curieux, qui s'appelait Michel Mourre et qui, un an auparavant, vêtu d'une bure, était monté en chaire à Notre-Dame, un peu avant l'office, pour crier « Dieu est mort ». Mais lui aussi était maurrassien ! Bien des années plus tard, c'est moi qui ai prononcé le discours sur la tombe de Roquevaire lors du rachat du Chemin de Paradis par la mairie de gauche de Martigues pour un franc symbolique. Une vraie fidélité, assurément !
Peut-on dire que vous êtes le dernier maurrassien de l'Académie française, notamment après la mort de Jean Dutourd ?
Ce n'est pas que d'être désigné comme maurrassien me déplaise ou me dérange – au contraire même. Je cherche simplement à retrouver à l'Académie ceux qui ont lu Maurras. Probablement Jean-Luc Marion, le philosophe, qui était un disciple de Boutang, même s'il le renie un peu maintenant. Il n'était peut-être pas royaliste, mais un peu maurrassien. En revanche, Dutourd n'était pas maurrassien, il faut récuser cela. Ronchon, si vous voulez ! Très intelligent, très au fait des choses, un bon écrivain. Mais demeure un élément incompatible : son gaullisme frénétique. Pour moi, les choses ne sont pas si simples... Pour Dutourd, ce n'était pas une posture mais un choix sincère. Il était l'auteur d'un opuscule, Moi et De Gaulle, dans lequel De Gaulle lui disait que lui, Dutourd, avait tout compris de la France de l'Occupation en rédigeant Au bon beurre. Je pense, pour ma part, que La Traversée de Paris de Marcel Aymé recèle bien plus d'acuité que le livre du regretté Jean. Nous nous échangions de petites piques, des vers boiteux, des réflexions comme ça, comme deux collégiens qui s'ennuient !
Quelles sont vos dernières lectures, les ouvrages que vous aimeriez conseiller ?
Parmi mes lectures récentes, je vous recommande le Brasillach de Philippe Bilger, l'avocat général de la cour d'appel de Paris, auteur d'une réflexion tout à fait intéressante sur le procès de Robert Brasillach. Par ailleurs, je viens de terminer une biographie de Malaparte, par une un ambassadeur italien à l'Unesco qui écrit en français ; son livre de 600 pages est remarquable. Enfin, je vous conseille l'Ignace de Loyola de François Sureau, un formidable ouvrage.
Propos recueillis par Marc Savina L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 17 février au 2 mars 2011 -
« La fabrique du crétin : la mort programmée de l'école »
L’école, parlons-en : les collégiens sont dans la rue, poussés par certains de leurs professeurs ; ils disputent le premier rang dans les défilés protestataires aux gros bras des syndicats professionnels. Sous la direction d’équipes d’animateurs, des enfants d’écoles primaires travaillent sur le thème de la revendication, l’opération consistant à apprendre aux petits à organiser des manifestations, à adhérer à un « syndicat de revendication de l’enfant », à obtenir une carte de militant, à fabriquer des banderoles et à formuler des revendications (voir http://www.soseducation.com).
En même temps, on s’étonne que les enfants ne sachent plus lire ni écrire ni surtout penser. Le constat est terrible, mais ses causes sont moins obscures qu’on veut bien le dire. « Un enchaînement de bonnes intentions mal maîtrisées et de calculs intéressés a délité en une trentaine d’années ce qui fut l’un des meilleurs systèmes éducatifs au monde. » Les responsables ? Les politiques, les professeurs, les parents, les syndicats de l’enseignement, les programmes ? Sans doute tous à la fois ; mais une chose est certaine : la « Nouvelle Pédagogie a fait ses preuves » : l’école a cessé d’être le moteur d’un ascenseur social défaillant.
Jean-Paul Brighelli, professeur de lettres, normalien, agrégé des lettres, analyse avec lucidité cette école de la réussite devenue souvent l’école de l’échec programmé, et donne des solutions pour une école de demain. Il le clame dans deux livres :– La fabrique du crétin : la mort programmée de l'école, pamphlet dénonçant les dérives de l’école actuelle ;
– A bonne école, un livre de propositions.Ces deux ouvrages, le premier paru en août 2005, le second en avril 2006, recueillirent un réel succès mais ne plurent pas à tout le monde, notamment dans le milieu des enseignants, au point tel que bon nombre de confrères de l’auteur se sont empressés de faire circuler une pétition pour demander son exclusion du jury du Capes. « Plusieurs membres de ce jury, particulièrement ceux de l’épreuve didactique (pédagogie, NDLR), ont exprimé leur difficulté à siéger dans un concours qui l’hébergeait », a indiqué J.-P. Brighelli sur son blog (bonnetdane.midiblogs.com). L’Alma mater a aussi ses « Fouquier-Tinville » et les belles âmes de l’Education nationale ont eu raison du collègue qui osait résister à la « pensée unique pédagogique ». Le 10 mai, il a été « débarqué » du jury du Capes de Lettres modernes pour « délit d’opinion », comme il l’affirme lui-même sur son blog : « Le président du jury, Alain Pagès, flanqué du vice-président, l’inspecteur général Jean Jordy, m’a interrompu au milieu du classement des copies que nous venions de ramener à Tours, centre du concours. Il y avait apparemment urgence. »
Pour rester dans la ligne, le ministre de l’Education, Gilles de Robien, a demandé immédiatement une enquête sur le « cas » Brighelli.
L’enseignant a reçu le soutien de l’association « S.O.S. Education » (http://www.soseducation.com), qui compare son sort à celui de Laurent Lafforgue, ce célèbre mathématicien, médaille Fields 2002, qui, nommé par le président de la République, a été contraint de démissionner du Haut Conseil de l’éducation en raison des vives critiques qu’il avait formulées sur les orientations prises par le HCE
(http://www.polemia.com/contenu.php?iddoc=11288&cat_id=22).
On apprend, aujourd’hui même, que Jean-Paul Brighelli, lui, a été réintégré au sein du jury du Capes de Lettres modernes dès le 12 mai, sur décision du ministre. Son communiqué, passé sur son blog, se termine d’une façon assez inattendue :« Hasta la victoria siempre ! », lance-t-il.
N’était-ce pas le cri de guerre lancé par Che Guevara à Cuba et dans les pays de l’Amérique latine victimes de la guérilla ? Faut-il relier la mansuétude des hautes instances de l’Education nationale à une apparente sympathie de Jean-Paul Brighelli pour la pensée marxiste ou, plus simplement, envisager que la décision du ministre de réintégrer sous 48 heures l’exclu dans le jury du Capes a été prise dans le respect du droit pour couper court à toute initiative éventuelle de la part d’étudiants qui exigeraient l’annulation du concours pour changement de composition de jury ?
René Schleiter © Polémia
15/05/06 -
Clovis à la trappe dans les programmes du collège
Les programmes d'histoire au collège ne soufflant plus mot de Clovis ni des Mérovingiens, il nous semble utile de rappeler brièvement dans cette chronique qu'ils ont laissé leur empreinte dans l'histoire de France, entre 496 et 732. Deux dates qui ne diront bientôt plus rien aux petits Français.
Clovis ? Connais pas. Ou connais plus. Le fondateur de la dynastie mérovingienne, la première qui ait régné sur ce qui allait devenir la France, et à laquelle notre pays doit son nom, est exclu - le mot est à la mode - des programmes d'histoire au collège. A l'heure où le président de la République prétend réfléchir à l'identité nationale et où son ministre de l'immigration et de l'identité nationale, Eric Besson, affirme sans vergogne que la France n'est qu'un conglomérat de peuples qui veulent bien vivre ensemble, voilà qui n'a rien de rassurant. A vrai dire, c'est même l'ensemble des Mérovingiens qui passe à la trappe de l'Education nationale. Les collégiens, qui ne gardent pour la plupart qu'un souvenir très approximatif de ce qu'ils ont appris en primaire de cette période-clé de notre histoire nationale, devront donc comprendre par eux-mêmes, si toutefois l'idée et le désir leur en viennent, comment on est passé de l'Empire romain aux Carolingiens : soit un saut chronologique de quelque 230 ans, une séquence plus longue que celle qui nous sépare de la Révolution française !
Clovis remplacé par l'empereur chinois Wu
Gageons que la plupart d'entre eux auront au mieux retenu l'anecdote fameuse du vase de Soisson, bien faite pour frapper- d'un coup de francisque - les imaginations enfantines, mais qui est loin d'être essentielle à l'œuvre du roi franc. Que s'est-il donc passé sous son règne ? Rien sans doute qui vaille d'être retenu : sous l'influence de sainte Clotilde et de saint Rémi, le baptême du barbare fait de la France la « fille aînée de l'Eglise », pour des siècles. Ce n'est pas par hasard que Reims, site de l'événement, deviendra la ville des sacres. Ce n'est pas non plus par hasard qu'en 1996, le pape Jean-Paul II s'y rendra, au vif déplaisir de tout ce que la France compte de sectes laïcardes, pour y célébrer dans le cadre du XVe centenaire de l'avènement du roi franc une messe qui fera écho à celle du Bourget : « France, fille aînée de l'Eglise, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? »
Les collégiens français n'entendront plus résonner dans le baptistère rémois les paroles de saint Rémi : « Dépose humblement tes colliers, fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. » Dans la superbe biographie qu'il a consacrée à Clovis, Michel Rouche explique que « le collier porté orgueilleusement sur la poitrine des chefs était celui de la déesse Freyja rayonnant de prospérité et de gloire. » Et commente : « Le roi des Francs, en jetant les symboles de son pouvoir charismatique, franchissait le pas qui le faisait entrer dans la sphère chrétienne d'un pouvoir délégué par Dieu : il séparait le roi du prêtre. »
Il nouait aussi avec l'Eglise catholique l'alliance qui devait en faire son champion contre l'arianisme alors partout triomphant, en particulier au royaume wisigoth. Avec Clotilde, il posa, écrit Michel Rouche, « les fondations d'un organisme politique romain et chrétien. »
Les Mérovingiens ne s'arrêtent pourtant pas à Clovis. Les fils que lui donna Clotilde - et Thierry, qu'il avait eu d'un premier lit - n'ont pas laissé dans l'histoire un souvenir très attrayant. Clovis lui-même avait gardé, malgré sa conversion, des manières radicales de traiter ses rivaux - on le vit bien lorsqu'il poussa Chlodéric, fils de Sigebert le boiteux, à assassiner son propre père, avant d'éliminer le parricide et de s'emparer de son royaume.
Clotaire et Childebert, fils de Clovis, ne reculèrent pas devant l'assassinat de leurs neveux. malgré Clotilde - un seul d'entre eux échappa massacre et fut plus tard canonisé sous le nom saint Cloud. Ils retournèrent aux coutumes barbares et à la polygamie - elle devait rester courante parmi les princes chrétiens jusqu'aux Carolingiens -, mais n'apostasièrent pas. Les petits-fils, à en croire les chroniques, ne furent pas moins sanguinaires et tous les écoliers connaissaient naguère la lutte furieuse de Frêdégonde et Brunehaut, cette dernière ayant sur ordre de Clotaire II, été finalement attachée nue par les cheveux, la main et le pied à la queue d'un cheval furieux.
Cette litanie de crimes a longtemps conduit les historiens à peindre ces siècles sous les couleurs les plus sombres. Dans l'ouvrage qu'il a consacré à Clovis dans sa série « Les rois qui ont fait la France », Georges Bordonove - qui traite l'ensemble de la période mérovingienne - est plus nuancé : « L'héritage des Mérovingiens, complexe, contradictoire, pour cela même difficile apprécier, n'est point aussi négatif qu'il le paraît au premier abord », écrit-il dans sa conclusion « On ne saurait oublier que les Mérovingien furent le trait d'union entre le Bas-Empire en décomposition et le spectaculaire redressement carolingien », écrit-il. « ils ont mis fin aux incursions des Barbares en Occident et, dans une certaine mesure, en raison de leur supériorité militaire, aux migrations des peuples venus de l'Est. Ils s'avancèrent plus loin en Germanie que les Romains n'avaient osé le faire au zénith de leur puissance. Anciens Barbares, issus eux-même de Germanie, ils tentèrent, et réussirent, l'amalgame avec les Gallo-Romains. Ils ne détruisirent point les structures de l'Empire. Ils s'en réclamèrent et s'efforcèrent de les exploiter. Ils essayèrent aussi indirectement, en protégeant l’Église, de sauver la civilisation latine. » Ainsi dessinèrent-ils, finit Georges Bordonove, « la première ébauche de l'Europe chrétienne et politique » et annoncèrent-ils la renaissance carolingienne.
La dynastie suivante fut elle-même en quelque sorte l'héritière des Mérovingiens par les maires du Palais, dont le plus célèbre, Charles Martel, arrêta comme on sait l'invasion arabe à Poitiers. On comprend, en ces temps de discrimination positive, que l'Education nationale ait préféré laisser dans l'ombre un souvenir aussi politiquement incorrect. En revanche, les élèves de sixième étudieront avec intérêt le règne de l'empereur Wû dans la Chine de Han, en attendant de commencer le programme de 5e par l'étude l'islam (10 % du temps consacré à l'Histoire). 732 ? Connais pas !
Jean-Pierre Nomen monde et vie. 30 janvier 2010 -
Combattre l'OTAN, c'est combattre pour l'Europe !
À propos du livre de Henri de Grossouvre : Paris-Berlin-Moscou
Fils de François de Grossouvre — qui, pendant les présidences de François Mitterrand, avait été, en fait, sous la couverture de Grand Veneur de la République, le responsable présidentiel pour la conduite opérationnelle de l'ensemble des services de renseignements politiques et militaires français, et qui (ainsi que l'on s'en souvient) trouva une mort mystérieuse et tragique à l'intérieur même du palais de la Présidence de la République — le jeune Henri de Grossouvre vient de publier à Paris, aux éditions L'Âge d'Homme, avec une importante préface du général Pierre-Marie Gallois, un essai d'analyse et prospective géopolitiques de la plus brûlante actualité, intitulé Paris-Berlin-Moscou.
« Le centre du monde est en marche vers l'est », écrit le général PM Gallois dans sa préface. H. de Grossouvre, qui vit et travaille à Vienne, est un spécialiste des problèmes économico-politiques de l'Allemagne, de l'Autriche et de l'ensemble de l'espace géopolitique de l'Europe de l'Est, de l'ancienne Mitteleuropa. H. de Grossouvre est aussi un partisan activiste et un doctrinaire de pointe de l'intégration de la "nouvelle Russie" de Vladimir Poutine au sein de la plus Grande Europe continentale, ouverte à présent vers les projets eurasiatiques avancés par les groupes géopolitiques proches de l'entourage immédiat du président russe.
À ce titre, le livre de H. de Grossouvre, Paris-Berlin-Moscou, constitue un document politique extrêmement révélateur, livrant les positions d'avant-garde d'une certaine tendance actuelle de la pensée géopolitique française en action et cela d'autant plus que H. de Grossouvre sera sans doute prochainement appelé à des responsabilités politiques de niveau européen, dans le cadre d'une "Communauté géopolitique France-Allemagne-Eurasie", actuellement en voie de constitution. La thèse fondamentale du livre de H. de Grossouvre fait la promotion de la plus que nécessaire, désormais, intégration fédérale de l'ensemble continental grand-européen autour de l'axe Paris-Berlin-Moscou, derrière lequel se profile, implicitement et dans un plus lointain avenir, l'axe transcontinental de la "Forteresse Eurasiatique" Paris-Berlin-Moscou-New Delhi-Tokyo. Ce qui en appelle, en premier lieu, l'intégration "à part entière", à la fois totale et immédiate, de la "Nouvelle Russie" de V. Poutine au sein de la communauté d'être et de destin de la plus Grande Europe.
Les précédences de la doctrine géopolitique de l'axe Paris-Berlin-Moscou
Mais H. de Grossouvre ne se contente pas seulement de poser le problème de l'intégration continentale grande-européenne tel qu'il se présente à l'heure actuelle, il cherche dans la récente histoire européenne de cette vision géopolitique fondamentale, qui refait aujourd'hui surface dans les combats les plus avancés de notre propre actualité politico-historique en cours, les précédences qui l'annonçaient et qui en avaient déjà tenté de la projeter dans l'histoire en marche, de l'amènera se trouver effectivement réalisé. Ainsi que le Général de Gaulle l'avait fait plus qu'a moitié. Qui en avait même déjà accompli l'essentiel en instituant le Pole Carolingien franco-allemand, base de toute tentative d'intégration continentale européenne à venir.
Ainsi H. de Grossouvre commence-t-il par rappeler la tentative malheureusement ratée de Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires Etrangères de la France de 1896 à 1898, qui avait essayé de mettre sur pieds une entente continentale France-Allemagne-Russie dans le double but de défaire en force les tenailles de la politique d'emprise de la Grande-Bretagne sur l'Europe, et de promouvoir une vaste entreprise continentale européenne commune de développement politique, économique et industriel. G. Hanotaux disposait, comme interlocuteurs pour son projet continental commun, en Allemagne du prince Bülow et en Russie, du comte Sergueï de Witte, promoteur du Transsibérien. Parmi les grands projets d'infrastructure continentale de Gabriel Hanotaux figuraient, avec l'appui de von Bülow et de Witte la mise en œuvre accélérée des chemins de fer trans-continentaux Paris-Vladivostok et Berlin-Bagdad. Plus un certain nombre d'autres projets restés secrets à ce jour.
Déjà la « Wilhelmstrasse tenait alors pour acquis qu'il s'agissait de démontrer pratiquement que l'Angleterre ne doit plus compter sur l'antagonisme franco-allemand pour s'emparer de tout ce qui est à sa convenance ». Mais les "services politiques extérieurs" de Londres, ainsi que les "puissances des ténèbres", alors à l'œuvre, en profondeur, à Paris, avaient fini par faire capoter au bout de 2 ans la politique visionnaire de G. Hanotaux et de ses interlocuteurs allemand et russe pour la libération de l'Europe ; échec qui, à terme, devait mener à 2 guerres mondiales, 1914-1919 et 1939-1945. Et qui persiste à obscurcir encore l'horizon intérieur de l'actuelle histoire européenne.
Soixante ans plus tard, relève H. de Grossouvre, le général de Gaulle reprendra à son compte le même projet d'une "communauté d'être et de destin" France-Allemagne-Russie, dont il réussira, lui, à enclencher la mise en route politique immédiate, en obtenant l'installation du "Pôle Carolingien" franco-allemand au cœur de la politique européenne. Une nouvelle grande politique continentale européenne était ainsi née, processus d'intégration désormais inéluctable, qui va devoir aboutir, après l'intégration de la Russie en son sein, à une fédération européenne grand-continentale et, à la fin, à cette communauté impériale européenne d'au-delà de l'histoire de ce monde révolu, que nous autres, ceux des "groupes politiques", appelons "l'Empire Eurasiatique de la Fin". Déjà en 1949, lors d'une conférence de presse, le Général de Gaulle déclarait prophétiquement :
« Moi je dis qu'il faut faire l'Europe avec pour base un accord entre Français et Allemands. Une fois l'Europe faite sur ces bases, alors on pourra se tourner vers la Russie. Alors on pourra essayer, une bonne fois pour toutes, de faire l'Europe tout entière avec la Russie aussi, dut-elle changer de régime. Voilà le programme des vrais Européens. Voilà le mien ».
De même que dans les années 60, dans les Charentes, le Général de Gaulle confessait que l'actuel rapprochement en profondeur de la France et de l'Allemagne dont il venait d'établir lui-même les bases, constituait, en fait, vraiment une nouvelle "Révolution Mondiale". Paroles extraordinairement chargées, décisives, révélatrices. Paroles fondationnelles, et qui resteront. Dont bien plus tard on comprendra le sens ultime. Elle est née la "Nouvelle Révolution Mondiale", et elle se développe. Car, en créant le "Pole Carolingien" franco-allemand, le Général de Gaulle avait définitivement posé les fondations impériales de la plus Grande Europe continentale, devant laquelle il ouvrait ainsi, à nouveau, les chemins de ce que Nietzsche appelait la "grande histoire", tout en assurant à celle-ci une place entière dans la confrontation politique planétaire finale actuellement en cours.
Georges Soulès et le "Mouvement Social Révolutionnaire"
H. de Grossouvre, cependant, omet de citer, parmi les antécédents des actuels projets d'intégration continentale européenne, l'initiative prise, en 1943, à Paris, par le secrétaire général du "Mouvement Social Révolutionnaire" (MSR), Georges Soulès — devenu, plus tard, le grand romancier Raymond Abellio — en vue de la création révolutionnaire clandestine d'un axe Paris-Berlin-Moscou. Quelle extraordinaire entreprise subversive que celle ayant amené G. Soulès, le secrétaire général du MSR, à prendre l'initiative, en pleine guerre, d'une action contre-stratégique transversale aux camps s'affrontant alors dans un combat continental paroxystique, aux allures apocalyptiques finales.
Action contre-stratégique de dimensions européennes continentales, où la France était représentée par le MSR, dont le patron dans l'ombre et le bailleur de fonde occulte, selon ce qui m'avait été confié par R. Abellio lui-même, n'était autre que Pierre Laval, qui nourrissait depuis longtemps l'ambition soigneusement cachée d'un grand destin européen ; et cela depuis les années où il projetait de s'emparer de la Présidence de la République, en relation avec les grands desseins révolutionnaires européens qu'il partageait avec le roi Edouard VIII.
Alors que le répondant allemand de l'initiative parisienne du MSR au sujet de l'axe Paris-Berlin-Moscou était un groupe clandestin de la "SS Européenne" ayant trouvé asile auprès de l'État Major central de Heinrich Himmler, le SS Hauptamt, et dont le principal responsable était Richard Hildebrandt, avec, à ses côtés, le chef du bureau des plans du SS Hauptamt, Dolezhalek (qui a survécu à la guerre). Un représentant personnel de Richard Hildebrandt en poste a Paris, un jeune colonel SS, assurait, sous couverture, une liaison permanente avec la fraction révolutionnaire clandestine "européenne" du SS Hauptamt de Berlin, avec "l'œil du cyclone".
Alexandra Kolontaï, responsable de la diplomatie secrète de Staline
Quant à la Russie, le répondant à l'initiative du MSR concernant l'axe Paris-Berlin-Moscou se trouvait être l'ambassadeur permanent de Ï. V. Staline à Stockholm, la mystérieuse Alexandra Kollontaï, responsable de l'ensemble de la diplomatie secrète de celui-ci, qui doublait tous les services de renseignements politico-militaires et autres de l'URSS. Le délégué personnel d'Alexandra Kollntaï à Paris, auprès du MSR, était un suisse disposant d'un statut diplomatique actif, le Dr Albrecht G., qui avait déjà travaillé pour le Komintern. Décédé à la fin des années 50, celui-ci avait laissé des mémoires politiques passionnantes, que Dominique de Roux avait essayé de publier à Paris, aux Presses de la Cité.
L'axe Paris-Berlin-Moscou de R. Abellio impliquait aussi, en dernière analyse, un "renversement des alliances" devant finalement opposer les puissances continentales — la France, l'Allemagne, la Russie — à l'emprise des puissances océaniques anglo-américaines et à leurs desseins hégémoniques planétaires. Un "renversement des alliances" ayant trouvé aussi une attention fort attentive auprès du Général de Gaulle lui-même au moment de l'offensive allemande dans les Ardennes, quand le général Eisenhower envisageait réellement de considérer la France comme "territoire d'"occupation" des forces alliées anglo-américaines. Moment crucial s'il en fut. De ces projets d'un axe continental grand-européen Paris-Berlin-Moscou mis en piste à Paris, pendant la dernière guerre, par le MSR, il nous faut retenir, me semble-t-il, qu'en matière de haute subversion politique active, opérationnelle, tout absolument tout est réellement possible à ceux qui, en assumant des risques inconcevables, osent envisager — et tenter — l'inconcevable. Leçon que nous autres devrions retenir d'une manière inconditionnelle, tout jouer là-dessus.
Enfin, parmi les antécédents des actuels efforts en cours pour la mise en œuvre politique de l'axe grand-européen Paris-Berlin-Moscou que H. de Grossouvre a omis de citer dans son livre, il faut également rappeler le concept géopolitique fondamental de Kontinentalblock, qui constitue l'aboutissement final de l'ensemble de la grande doctrine géopolitique de Karl Haushofer. Qui reste encore aujourd'hui le concept originel, fondationnel, de toute vision continentale grand-européenne d'ouverture impériale, "eurasiatique". Car les destinées actuelles et à venir de l'Europe, de la plus Grande Europe, en tiennent tous au concept de Kontinentalblock qui les définit exhaustivement, les résume et les mobilise en les suractivant dans la direction la plus décisive de leur accomplissement prévu. De leur marche à venir, et déjà qui véhicule l'assurance qu'ils l'emporteront sur tout, et totalement.
L'ennemi prioritaire, la subversion mondialiste des États-Unis
Le livre de H. de Grossouvre, Paris-Berlin-Moscou, se montre également utile à nos propres combats de libération continentale européenne d'aujourd'hui par l'attention offensive avec laquelle il nous avertit des périls extrêmes qui sont ceux de l'actuelle politique hégémonique planétaire des États-Unis. Et cela tout en signalant, avec pertinence, l'ensemble des prédispositions absolument décisives qui ont du rapprochement — et de l'intégration impériale finale à venir — de l'Europe et de la Russie notre seule voie de salut et de délivrance dans les prochaines années de notre destin à nouveau remis en jeu. Années décisives, donc, qui vont être précisément celles de la confrontation sans doute ultime de la conspiration mondialiste finale des États-Unis et des puissances continentales constitutives de la "Forteresse Eurasiatique" suivant les lignes de force de l'axe Paris-Berlin- Moscou-New Delhi-Tokyo.
« Depuis la fin de la guerre froide la suprématie américaine est presque totale. Cette suprématie ne durera que 5 à 10 ans. Le temps que la Russie se relève et que la Chine s'affirme sur la scène internationale. En 1946, les États-unis représentaient 46% du PIB mondiale, aujourd’hui ils en représentent 25%, leur part relative continuera à baisser. Les États-Unis comme l'empire victorien déclinant à la veille de la première guerre mondiale, vont donc tout faire dans les années à venir pour essayer de verrouiller leur suprématie actuelle. Depuis la chute du mur de Berlin, les guerres menées à l'initiative des États-Unis se sont multipliées (Irak, Bosnie, Kosovo, Somalie, Afghanistan). Au cours de ces guerres, les États-Unis ont progressivement transformé l'OTAN en instrument politique, alors même que la raison d'être de cette organisation était liée à l'existence du bloc communiste aujourd'hui disparu. Ces guerres ont été menées et conclues le plus souvent contre les intérêts français et européens ».
Derrière l'apparent rapprochement tactique entre les États-Unis et la Russie depuis le 11 septembre — écrit, aussi, H. de Grossouvre — les États-Unis et l'OTAN poursuivent depuis la fin de la guerre froide la traditionnelle politique d'endiguement anglo-saxonne de la Russie. Pour assurer leur sécurité, les Européens doivent associer les Russes à la sécurité européenne. Et cela d'autant plus impérativement que le "grand dessein" hégémonique planétaire des États-Unis est actuellement entré dans sa "troisième phase", qui est celle de l'emprise sans partage de Washington sur l'ensemble de l'espace politique assujetti — ou en train d'être assujetti — à la subversion mondialiste. Les commandements politico-stratégiques de l'entreprise planétaire de prise d'influence occulte, de contrôle souterrain et d'emprise poursuivis actuellement par les États-Unis constituent désormais la seule loi présidant aux actions offensives d'appropriation exigés par la "troisième phase", impérialiste et totalitaire, de leur guerre mondialiste aux objectifs ultimes inavouables et non encore avoués des objectifs ultimes ontologiquement dissimulés par Washington, "interdits", hors de portée , qui n'apparaîtront que très ultérieurement à la lumière du jour.
Ce que H. de Grossouvre appelle la « domination mondiale américaine sans partage » atteint à présent des limites tout à fait intolérables. Ainsi H. de Grossouvre cite-t-il le cas du ministre de l'Intérieur socialiste allemand Otto Schilly, qui vient de demander la création d'urgence d'un "fichier central européen" destiné à rassembler tous ceux qui ont pris des positions "antimondialistes", en vue sans doute des futures opérations de répression, que l'on planifie déjà, secrètement; des opérations de répression antimondialiste menées à l'échelle continentale européenne.
Ainsi, les choses en étant venues là, H. de Grossouvre envisage-t-il l'intégration impériale de la Grande Europe et de la Russie comme la seule contre-stratégie politique totale pouvant faire face à l'actuelle offensive générale des forces de l'hégémonie planétaire des États-Unis et de la subversion mondialiste, de laquelle Washington dissimule — ainsi qu'on vient de le dire — les objectifs ultimes, inavouables. qui sont ceux d'une véritable "religion mondialiste", et que l'on tente d'imposer au monde entier. "Religion mondialiste" qui. en tout dernière analyse n'est autre que celle de la domination finale des puissances occultes, matérialistes et anti-spirituelles, régressives, antérieures, archaïques, abyssales, dont les États-Unis sont eux-mêmes, inconsciemment, la proie. Tant est-il qu'il n'y jamais eu de guerre qui ne fût, secrètement, une "guerre de religion". La "religion mondialiste", dans ses instances ultimes, dissimulées, c'est la religion nocturne du retour à ce qu'il y avait avant l'être, chaotiquement; le retour à la "religion du non-être" dont avait parlé Lovecraft.
Les noces de Vladimir Poutine avec la "Nouvelle Russie"
Ce qu'il faut aussi relever, c'est que H. de Grossouvre sait parfaitement reconnaître le rôle personnel, prédestiné, de Vladimir Poutine dans la confrontation de plus en plus suractivée des puissances antagonistes actuellement à l'œuvre au niveau politique de la grande histoire, mais, qui, en réalité, agissent déjà à un niveau se situant au-delà de la politique, et au-delà du niveau même de l'histoire visible. C'est ailleurs que, désormais, se passent les choses vraiment décisives.
Le survol inspiré des tendances profondes, implicites, chiffrées, de la ligne politico-historique actuelle et à venir de la "Nouvelle Russie" de V. Poutine. Que H. de Grossouvre poursuit inlassablement dans son livre Paris-Berlin-Moscou, révèle l'horizon suprahistorique, "eschatologique", à l'intérieur duquel il s'agit de situer le devenir de la "nouvelle histoire" de la Russie si l'on entend pouvoir en saisir le sens ultime, le mystère de ce qui la pousse en avant, d'une manière inéluctable, vers l'accomplissement de son destin non encore complètement décelé. Mais qui montrera ses configurations intérieures sur sa marche même, à mesure qu'il s'accomplira.
Or la relation profonde qui apparaît, désormais, entre la Russie et le destin profond — la prédestination active — de V. Poutine se laisse surprendre, déjà, comme singulièrement révélatrice du rôle — de la mission secrète — qui est celle de V. Poutine dans les développements en cours de la situation de la Russie dans le monde et dans l'histoire en marche. Développements qui seront ce que V. Poutine saura en faire, et rien d'autre ; et quand on a compris cela, on a, en fait, tout compris. Et tôt ou tard, il faudra s'y faire.
À ce titre, H. de Grossouvre produit une grille pratiquement exhaustive de faits dont l'ensemble est déjà en état de prouver le rôle tout à fait particulier de V. Poutine dans la marche en avant — et désormais, en quelque sorte, prévue d'avance — de la Russie vers l'accomplissement ultime qui se trouve secrètement inscrit dans son être abyssal. Les noces mystiques de Vladimir Poutine avec la Russie, c'est précisément ce qui constitue la source vivante et agissante, à l'heure actuelle, de la "grande histoire" en cours. Or, cela, H. de Grossouvre n'a pas manqué de le laisser transparaître, courageusement, dans son travail.
Et c'est peut-être la raison majeure de l'importance particulière que l'on se doit finalement d'accorder à ce livre, dont la part de sous-entendu égale parfois celle des affirmations, des données, des investigations objectivement et raisonnablement appelées à étayer sa démarche propre, qui dans tous les cas n'est pas sans périls. Cette attitude de l'esprit n'est-elle pas, d'ailleurs, spécifique des grandes incursions historiques vers le domaine des limites ultimes ?
Dans son Paris-Berlin-Moscou, H. de Grossouvre ne livre-t-il donc pas, d'une certaine façon, une direction de recherche plutôt que la recherche elle-même, dont la substance se trouve ainsi sans cesse dépassée par ce qui la tend dialectiquement en avant ? On n'en voudrait pour preuve que la manière dont H. de Grossouvre est amené à traiter le problème des relations établies par V. Poutine avec l'Inde, toute la place que l'Inde a prise dans l'ensemble des plans métastratégiques de la Russie en relation directe avec sa politique de présence à la fois dissimulée et suractivée dans l'espace grand-continental eurasiatique, où vont avoir à se passer les confrontations planétaires décisives. Si la Russie parvient à tenir l'Inde et le Japon, ainsi que cela semblerait bien être le cas, elle contrôlera la Grande Asie, et la Chine s'en trouvera bloquée, neutralisée. À moins que la Chine ne se résigne à se tourner vers l'Indonésie, répondre aux espaces d'appel du Pacifique. Or, tout alors, en sera changé. De quoi vont être faits les premiers siècles du IIIe millénaire, c'est l'Inde qui le décidera.
L'axe Paris-Berlin-Moscou et les peuples d'Europe
Cependant, un assez lamentable et dangereux piège surgit celui qu'on se laissât happer par le malentendu qui ferait que l'on prenne l'approche de l'axe Paris-Berlin-Moscou pour une formule limitative, alors qu'il ne s'agit que d'une structure géopolitique opérationnelle. La plus Grande Europe, "communauté d'être, de sang et de destin" ne saurait en aucun cas être exclusivement celle de la France, de l'Allemane et de la Russie, tout peuple européen étant partie prenante à part entière de l'ensemble à l'égal de tous les autres. Certes, la France, l'Allemagne et la Russie peuvent être considérées à la rigueur comme des points forts et de rayonnement, comme des "pivots", qui se nourrissent dialectiquement tout en nourrissant ce dont leurs identités se trouvent appelées à représenter géopolitiquenent, dans les termes d'un même destin :
« Les trois grands peuples continentaux que sont les Français, les Allemands et les Russes occupent une place particulière en Europe. Chacun de ces trois pays exerce un rôle géographique sur une partie de l'Europe la France sur l'Ouest et le Sud de l'Europe, l'Allemagne sur l'Europe centrale et orientale, la Russie sur l'extrême Est de l'Europe, le Caucase, l'Asie centrale et le reste de l'Asie. Le rayonnement de la France s'est toujours déployé vers l'Europe du Sud, la Méditerranée ainsi que sur sa frontière orientale. L'Allemagne joue un rôle particulier en Europe centrale et orientale, et la Russie a étendu son empire en Asie et vers les mers du Sud. Ce rôle de pivot peut se traduire sur le plan spirituel par la notion de destin ».
Et ensuite :
« Charles de Gaulle avait conscience de n'être que l'instrument d'un plus grand dessein qui le dépassait ».
Pour sauver l'être et la liberté du "grand Continent", il faut reconstituer révolutionnairement la "grande nation continentale" de nos origines les plus lointaines, faire que la fin du cycle rejoigne ses débuts ontologiques. "Encore une fois nous briserons l'histoire". Changer de conscience, changer de destin. changer de métastratégie ultime, changer de stratégie opérationnelle immédiate
De toutes ces considérations dramatiques, une seule évidence salutaire se dégage : s'ils veulent survivre à l'offensive d'assujettissement politique, d'aliénation totale de leur être propre, entreprise contre eux par la conspiration mondialiste des États-Unis — et par ce qui se dissimule derrière ceux-ci — les peuples européens du Grand Continent doivent changer de conscience, changer de destin, changer de métastratégie ultime, changer de stratégie opérationnelle immédiate Se mettre en état de faire face. De faire face dans les termes d'une guerre politique totale, d'une guerre qui devra décider, pour le millénaire à venir, du sens de l'histoire du monde.
Il leur faudra donc recouvrer la conscience entière de leur unité ontologique des origines premières, de leur prédestination impériale ultime, "eschatologique", de leur identité transcendantale, "suprahumaine". En même temps qu'une nouvelle conscience planétaire, parce que les nouveaux enjeux du nouveau pouvoir total l'exigent. Car on ne peut en aucun cas faire face séparément à une offensive de dimensions planétaires. À une offensive de dimensions planétaires, seule peut répondre la contre-offensive planétaire d'une nouvelle contre-stratégie planétaire. Il n'y a plus, désormais, qu'une seule urgence absolue pour nous autres, celle-là.
H. de Grossouvre, en conclusion : « Dans les prochaines années, l'histoire risque de s'accélérer, les dangers augmenter, les guerres se multiplier ». Même si la situation est critique, c'est dans ces périodes que peuvent se présenter des opportunités inattendues. « Mais là ou il y a danger, là aussi / Croît ce qui sauve » (Hölderlin). À présent, le salut, la liberté et la délivrance de la "Forteresse Eurasiatique" mobilisée autour de l'axe transcontinental Paris-Berlin-Moscou-New Delhi-Tokyo réside dans la mise en route politico-historique, dans les termes d'une nouvelle "Révolution Mondiale", de ce que nous autres, ceux des "groupes géopolitiques", appelons "l'Empire Eurasiatique de la Fin", figure visionnaire ultime d'un avenir qu'il nous appartient de créer nous-mêmes révolutionnairement.
Or qui sommes-nous, "nous autres", ceux des "groupes géopolitiques" ? Alors qu'on nous a condamnés à l'aliénation forcée, à l'aliénation totale de notre civilisation, à la déchéance sans retour et à la mort, nous sommes ceux qui refusent d'accepter cette condamnation, qui veulent renverser à nouveau le rapport des forces décisives, briser, encore une fois, l'histoire que l'on veut nous faire. L'histoire qui n'est absolument pas notre histoire. Nous sommes les combattants de la fin, les combattants qui se lèvent en armes, tragiquement, contre l'Anti-Histoire.
Nous allons donc commencer par constituer, d'urgence, en marge des gouvernements nationaux de tendance libérale démocratique au pouvoir partout en Europe, une "Communauté géopolitique France-Allemagne-Russie". Agissant a la manière d'un gouvernement idéologico-politique, d'un "gouvernement contre-stratégique" engageant de par lui-même l'ouverture du chantier de l'intégration impériale Révolutionnaire grand-européenne continentale autour de l'axe Paris-Berlin-Moscou-New Delhi-Tokyo. En commençant par l'intégration de l'Union Européenne et de la Russie, doctrinalement pour commencer, et passant ensuite au niveau immédiatement politique. « Tout rentre à nouveau dans la zone de l'attention suprême », dit un puissant mantra.
On me reprochera, je suppose, d'avoir largement dépassé, dans le présent article sur le livre de H. de Grossouvre, Paris-Berlin-Moscou, le niveau du compte rendu habituel, pour rejoindre le domaine supérieur de l'actuelle guerre métastratégique planétaire. Mais qu'ai-je fait d'autre, ainsi, que de situer le livre de H. de Grossouvre dans l'espace du combat qui est fondamentalement le sien ? À l'heure de la mobilisation générale de tous les efforts des nôtres menant à la naissance d'une nouvelle conscience impériale révolutionnaire européenne grand-continentale, seule fait loi l'exigence que l'on veille en permanence sur la convergence opérationnelle de tous les éléments pouvant contribuer à l'établissement d'urgence d'un front idéologique commun contre l'offensive de la conspiration mondialiste en cours de développement. Ce livre de Henri de Grossouvre, je l'ai porté en première ligne, à découvert.
► Jean Parvulesco. VOULOIR -
Comment on empêche les enfants de pauvres d'accéder à l'élite
Un des sujets actuels qui mobilisent nos élites, c’est le quota des boursiers qui devraient intégrer les grandes écoles. Le président de la République a déjà pris position en fixant pour objectif aux grandes écoles 30 % de boursiers, contre 23 % actuellement dans les écoles d’ingénieurs, de 10 à 15 % dans les plus prestigieuses.
Comme toujours, l'idéologie primant tout, de grandes décisions sont prises sans même avoir été réfléchies au préalable. Quelles sont les causes de l’insuffisance constatée ? Quelles seront les conséquences inévitables de telles mesures si elles sont appliquées au forcing, c’est à dire sans la moindre préparation en amont ?
Cette question, véritable problème de société qui touche la nation dans son ensemble et son avenir, ne préoccupe pas seulement gouvernement et politiques, mais aussi, pour des raisons différentes, des professionnels de l’éducation et de l’enseignement qui ont certainement une vue plus concrète de la situation.
Polémia a reçu un texte signé de Michel Segal, professeur de mathématique, et de Laurent Lafforgue, mathématicien, lauréat de la médaille Fields 2002, déjà présenté sur le site à plusieurs reprises. Le voici.
Polémia
Comment on empêche les enfants de pauvres d’accéder à l’élite
Choquées, indignées, écœurées sont les belles âmes par la déclaration de Pierre Tapie mettant en garde contre la baisse de niveau qu’entraînerait un quota de 30% de boursiers à l’entrée des grandes écoles.
Baisse du niveau d’exigence dans nos grandes écoles
Boursiers ou non, cela fait déjà des années que se profile le spectre de la baisse du niveau d’exigence dans nos grandes écoles. Celles-ci étant soumises à une concurrence mondiale, s‘inquiéter de la qualité du recrutement est une préoccupation pour le moins légitime, surtout si l’on souhaite que la France continue de compter parmi les pays les plus riches.
Hormis cela, la question est de savoir pourquoi les enfants de pauvres ne parviennent plus à se hisser vers un enseignement supérieur d’excellence, alors que c‘était le cas jusque dans les années 70 où il n‘était nul besoin de quotas pour obtenir des statistiques incomparablement meilleures qu'aujourd'hui. La réponse a trois versants : collège unique, réussite de tous et objectifs de réussite au baccalauréat.
Collège et lycée uniques
À la différence de celui des grandes écoles, le problème du collège unique intéresse peu d’intellectuels parce que c’est surtout un problème pour les pauvres. Faut-il rappeler cette évidence, il y a dans les quartiers difficiles beaucoup plus d’élèves en difficulté de travail, de compréhension et de comportement, que dans les quartiers où vivent les belles âmes qui s‘indignent que cette réalité soit énoncée. Dans tous ces quartiers difficiles, les bons élèves sont laminés par les plus faibles qui, submergés par leurs difficultés, font sans cesse reculer le niveau des attentes des enseignants, et tirent en arrière des classes entières, des établissements entiers. Mais c’est sur ceux-là que se règlent les programmes car le souci du ministère est d’obtenir coûte que coûte un certain taux de réussite au baccalauréat. Il y a quelques décennies, les bons élèves pauvres étaient entraînés à l’exigence et accédaient en bon nombre à des enseignements d’excellence qu’ils étaient parfaitement capables de suivre. Ils s’en voient aujourd’hui structurellement empêchés par le principe d’un enseignement unique pour tous : par nécessité, l‘exigence est alors bannie des programmes et interdite dans les pratiques de classe. Les élèves doués et travailleurs issus de milieux modestes, que nous voyons tous les jours dans les classes, n’auraient besoin, pour réussir selon leur mérite, ni de quotas, ni de concours adaptés à leur origine sociale, mais seulement d‘un peu d‘ambition de la part de l‘école. Hélas! Le ministère et ses belles âmes ne l’entendent pas de cette oreille et imposent la « réussite de tous », c'est-à-dire de personne. Chaque année, les programmes sont allégés et le niveau n’en finit pas de baisser, entraînant dans sa chute tous les enfants pauvres doués pour les études, en ne les éduquant pas dans le désir de perfection, d’effort, de travail et d'exigence vis-à-vis de soi. N’ayant rien appris de tout cela pendant leur enfance et leur adolescence, ceux-là, qui auraient pu devenir des étudiants brillants, sont détruits par cette école qui les laisse stagner dans la facilité, la passivité et l‘ennui.
Comme si cela ne suffisait pas, pour enraciner le collège unique, le gouvernement vient d’en créer son prolongement : le lycée unique. (Le candidat Sarkozy n'avait-il pas promis de mettre fin au collège unique ?) Comme pour afficher son irresponsabilité, le gouvernement se vante d’avoir imaginé sa réforme en écoutant les préconisations des enfants. Il tente un rééquilibrage en cherchant à supprimer la réputation d’excellence de la filière S. C'est vouloir éliminer la dernière petite chance que les pauvres pouvaient encore saisir pour échapper au massacre, car le regroupement des bons élèves est la meilleure façon de parvenir à un renouvellement des élites, à un rééquilibrage des classes sociales. Il faut s’attendre à ce que la situation empire et il n’y aura bientôt plus que des relèvements du seuil des revenus pour augmenter le nombre de boursiers.
Réussite de tous et objectifs de réussite au baccalauréat.
Que des filières sélectives dès le collège représentent la seule chance de justice sociale, les gouvernements refusent obstinément de l’admettre. Mais c’est justement dans de telles filières que les enfants pauvres dotés de bonnes capacités scolaires peuvent améliorer encore ces capacités, être stimulés, se cultiver davantage, chercher au fond d’eux-mêmes de nouvelles ressources et parvenir à l’excellence. Tout cela, contrairement aux autres, ils ne peuvent l’acquérir qu'à l'école. L’enseignement secondaire est devenu un tel havre d’oisiveté et de médiocrité, que l’exigence et l’ambition ne peuvent plus être transmises que dans le milieu familial, ce qui explique pourquoi aujourd’hui, seuls les enfants de classes socio-culturellement élevées peuvent parvenir aux grandes écoles.
C’est parce que toutes les réformes, du collège unique de 1975 au lycée unique de 2009, ont été programmées pour éradiquer toute exigence à l’école, que les enfants de familles défavorisées ont été chassés de l’enseignement supérieur d’excellence. Nos princes ont beau jeu de s’indigner de l'idée que la mise en place de quotas ferait encore baisser le niveau des grandes écoles. Non seulement c’est une réalité, mais ils en sont les artisans.
Michel Segal, professeur de mathématiques en collège et Laurent Lafforgue, mathématicien, lauréat de la médaille Fields 2002.
12/02/2010
Coauteurs de La débâcle de l'école, une tragédie incomprise (éd. F.-X. de Guibert, 2007)
Correspondance Polémia 10/03/2010
Les intertitres sont de la rédaction
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L'Education nationale : le Méga-Titanic
L’Education nationale n’en finit pas de sombrer. En nombre de victimes, c’est même beaucoup plus spectaculaire que le Titanic, mais cela intéresse moins les producteurs de films catastrophes. MG
Le sous-marin sans périscopeIl faut dire que le machin, sourd à tous les avertissements, ne change ni de cap ni de capitaine et continue de filer à toute vitesse vers les icebergs.
Les ministres de droite ont consciencieusement appliqué le plan Langevin-Wallon d’inspiration communiste et ont démantelé l’élitisme républicain au nom de l’idéologie du « tronc commun », et aussi pour avoir la paix avec les syndicats. Les ministres de gauche ont continué dans la foulée, en promettant le bac pour tous, avec l’appui des mêmes syndicats et la complicité des associations de parents d’élèves, noyautées par la gauche.
Tout le système s’est en outre progressivement verrouillé de l’intérieur comme un gigantesque sous-marin doté d’un équipage d’un million de mariniers et surtout de marinières. Mais sans périscope.
Thermomètres, manomètres, radars et boussoles cassés
Car on a soigneusement cassé tous les thermomètres, manomètres, radars et boussoles permettant de mesurer la course : l’évaluation des enseignants (il paraît que les syndicats ne la supportaient pas), la notation des élèves (il paraît qu’elle les traumatisait), les paliers de sélection (trop précoce, nous dit-on), les redoublements (cela ne servirait à rien). Et bien sûr, on a instauré le diplôme pour tous, ou quasiment.
Et dans cette baleine aveugle qui, mieux que celle de Jonas, avale tous les ans des milliards d’euros, des milliers d’ordinateurs et des milliers d’enfants et de « jeunes », les chefs d’établissement font périodiquement la grève des statistiques, histoire d’y voir plus clair encore. On ne sait d’ailleurs plus qui dirige vraiment le machin.
Pour faire bonne mesure, l’université a suivi le sillage du Méga-Titanic : pas de sélection en première année, notation et rattrapage bienveillants ensuite, sur fond d’allongement des parcours.
On a aussi modifié en permanence les programmes et les méthodes pédagogiques, autre moyen de brouiller l’évaluation des résultats : il paraît qu’il fallait lutter contre la « reproduction sociale », les « stéréotypes » ou l’influence pernicieuse des familles. Le savoir c’est réac, en effet !
Enfin, il a fallu accueillir des centaines de milliers d’enfants immigrés, maîtrisant mal la langue et rebelles aux savoirs : pas de problème ! Les commandants du Titanic ont décidé de réduire encore la voilure programmatique, au nom du pédagogisme jargonnant et, bien sûr, de « l’ère numérique ».
Le niveau monte ? Non : le bateau coule !
Car rien ne gêne le commandant ou l’équipage : ils ont réponse à tout.
Si ceux qui sortent du système ne maîtrisent pas bien la langue ou la culture de leur pays, cela signifie seulement qu’ils ont d’autres aptitudes : des « aptitudes verbales » et en informatique notamment. Si les résultats ne s’élèvent pas à la hauteur des espérances, c’est qu’on ne dépense pas assez d’argent. Si les élèves sont turbulents ou violents cela ne provient pas du laxisme pédagogique : non, c’est la faute des parents et de la télévision. Il paraîtrait aussi maintenant que tout le mal viendrait de l’école maternelle (Le Monde du 13 décembre 2012). La faute aux nounous !
Il y a aussi les experts de service – des « pédagogues » et des « chercheurs » – pour trouver périodiquement que le « niveau monte » au sein du machin. Cette croyance est très répandue chez les bobos de gauche, qui mettent quand même leurs enfants dans l’école libre.
La preuve que le niveau monte ? Les ministres de l’Education nationale se fixent sérieusement pour objectif que les enfants sachent lire et écrire : on appréciera ainsi l’ampleur des progrès accomplis depuis Jules Ferry par le Titanic éducatif.
Le niveau « monte » pour la seule raison que le bateau coule.
Fermons les écoutilles !
L’équipage du Titanic n’aime pas trop le monde extérieur. Il rêve de rester entre collègues et si possible pas trop en contact avec ces satanés élèves ou ces salauds de parents ou d’employeurs.
Avec la carte scolaire, l’équipage a ainsi essayé d’empêcher les parents de choisir la meilleure école publique pour leurs enfants : un autre moyen de casser le thermomètre au nom, bien sûr, de la « mixité sociale ». Le nouveau capitaine du sous-marin, Vincent Peillon, promet d’ailleurs « d’élaborer une nouvelle carte scolaire plus rigide » (entretien à Libération du 18 décembre 2012). Et il s’en est fallu de peu qu’Alain Savary ne mette en place dans les années 1980 un « grand service public unifié et laïc de l’Education nationale », afin d’empêcher la comparaison insupportable avec l’école libre.
Quant aux universités, elles trouvent déloyale la concurrence des grandes écoles et ne se préoccupent guère du devenir professionnel de leurs étudiants : ce serait sans doute rabaisser le savoir à un niveau indigne !
Rattrapé par la patrouille
Tant que l’on restait entre syndiqués et entre « pédagogues », on pouvait expliquer à loisir que l’on allait dans la bonne direction et que l’on « refondait l’école » (tous les trois ans en moyenne…). Mais, hélas, voilà le Méga-Titanic rattrapé par la patrouille.
Car la réalité dépasse aujourd’hui la fiction idéologique. La réalité c’est d’abord la violence qui s’installe à l’école et prend pour cibles les enseignants. Les enfants du docteur Spock, père de la pédagogie non directive, expriment leur « créativité » en frappant les enseignants ou leurs condisciples. Les parents s’y mettent aussi, qui ne supportent pas les mauvaises notes de leurs charmants bambins.
Bref le métier d’enseignant devient chaque jour plus plaisant, dans des classes de plus en plus hétérogènes : les bonnes âmes de gauche découvrent les « incivilités » à leurs dépens, et cela fait plaisir à voir. Une étude de la MGEN parue en octobre 2011 faisait d’ailleurs apparaître que 30% des professeurs de collèges et de lycées songeaient à quitter le métier et qu’un enseignant sur 5 souffrait de « burn out » (Le Monde du 20 octobre 2011).
Il ne faut sans doute pas s’étonner si le nombre de candidats aux concours d’enseignants ne cesse de diminuer !
La réalité, ce sont aussi ces entreprises contraintes de reprendre la formation initiale des jeunes qu’elles recrutent, ou bien ce sont ces CV de diplômés de l’enseignement supérieur auxquels on ne donne pas suite parce qu’ils sont bourrés de fautes d’orthographe.
La réalité, c’est enfin que tout le monde sait maintenant que l’Education nationale, comme le roi Midas, a des oreilles d’âne.
Car on publie de plus en plus d’études internationales qui montrent l’inexorable déclassement de notre « système éducatif » et la baisse constante des aptitudes de ceux qui sortent du machin.
Le déclassement français
L’enquête de 2011 sur les compétences linguistiques des élèves de 14 à 16 ans a, par exemple, montré que la France se situait en dessous de la moyenne européenne pour l’anglais, qui est pourtant la première langue étrangère enseignée (Les Echos du 18 juillet 2012).
L’enquête sur le niveau d’orthographe en CM2 montre qu’en 2007 la proportion d’élèves faisant plus de 15 fautes atteint 46% contre 26% en 1987 (Le Monde du 4 mai 2012). L’enquête INSEE de 2011 montre aussi qu’une personne sur six a des « difficultés à l’écrit » et que la part des jeunes de 30/34 ans – c'est-à-dire ceux qui sont sortis du système éducatif – ne cesse d’augmenter dans ce total. Et les performances en calcul diminuent aussi (Les Echos du 18 novembre 2012).
Voyons aussi le classement international PIRLS qui montre que la France, dont les résultats ne cessent de décliner depuis 2001, se situe désormais en 29e position pour le niveau de lecture des élèves : avec une moyenne de 520 points, la France se situe en outre en dessous de la moyenne européenne (534 points). L’étude montre aussi que « plus la réponse attendue doit être élaborée, plus le score des élèves français diminue » (Le Monde du 13 décembre 2012). Par contre le score des élèves de l’enseignement privé sous contrat augmente et se situe au-dessus des élèves du secteur public (531 points).
Dans le classement PISA qui mesure tous les 3 ans les acquis des élèves de 15 ans dans 65 pays en matière de lecture, de mathématiques et de sciences, la France se situe au 19e rang et atteint une moyenne inférieure à celle des pays de l’OCDE. Quant au classement, dit de Shangai, des universités, si 20 françaises se classent dans le « Top 500 », celui-ci comprend par contre 150 établissements américains, 42 chinois, 38 britanniques et 37 allemands. Au surplus, la première française (Paris Sud) n’arrive qu’en 37e rang et celui des autres décline (LePoint.fr du 14 août 2012).
L’équipage du Méga-Titanic a, certes, essayé de contester cette avalanche de mauvais résultats en usant des arguties habituelles en la matière : ces critères défavoriseraient la France ou ne révéleraient pas la véritable richesse des savoirs dispensés par l’Education nationale et l’Université – des billevesées qui ne trompent personne.
L’Education nationale : la garderie la plus chère du monde
La convergence de ces études, qui s’inscrivent dans la durée et dont le sérieux ne peut être contesté, donne à réfléchir : comment se fait-il que les élèves français, qui passent plus de temps à l’école que leurs petits camarades européens, voient leurs performances diminuer régulièrement ? Comment se fait-il que le classement de nos universités reste aussi médiocre ? Comment se fait-il que nos « chercheurs » trouvent si peu ?
Ces études disent en langage scientifique ce que tous les Français ressentent : l’enseignement en France dysfonctionne de plus en plus. Il ne remplit plus les fonctions élémentaires que le contribuable serait en droit d’attendre de lui. L’Education nationale est devenue la garderie la plus chère du monde !
Ces études montrent aussi que les résultats des élèves de l’enseignement libre sous contrat ne se dégradent pas : comme c’est curieux, alors qu’il applique les mêmes programmes que l’école publique !… Oui, mais pas avec les mêmes méthodes, ni la même gouvernance ! Oui, mais sans hétérogénéité des classes ! Et cela explique que ceux qui le peuvent se tournent massivement vers lui.
La baleine éducative est en train de s’échouer lamentablement au su et au vu de tout le monde. Elle commence déjà à se décomposer.
Mais silence dans les rangs ! On va recruter encore plus d’enseignants et d’assistants éducatifs et tout va aller pour le mieux puisque l’Education est la « priorité » du gouvernement.
Michel Geoffroy http://www.polemia.com
21/12/2012Nos lecteurs pourront aussi se reporter à : Claude Meunier Berthelot, Comprendre la « refondation » de l’école en 25 leçons, éditeur Trianons, novembre 2012, 144 pages, 15 € ; à commander à leur libraire ou à chaPitre.com
Contributrice régulière de Polémia, Claude Meunier Berthelot y décrit avec une belle alacrité la spirale du déclin de l’éducation nationale. -
Mes Aieux- Dégénération
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CONCEPTION DE L’HOMME ET RÉVOLUTION CONSERVATRICE : HEIDEGGER ET SON TEMPS
Dans l’œuvre de Heidegger, deux types de vocabulaires se juxtaposent. D’une part, il y a celui, très concret, qui exalte la glèbe, le sol, la forêt, le travail du bûcheron, et, d’autre part, le plus apparemment rébarbatif des jargons philosophiques. Heidegger réalise donc ce tour de force d’être à la fois un doux poète bucolique et un philosophe universitaire excessivement rigoureux, auquel aucun concept n’échappe. Comment ces deux attitudes ont-elles pu cohabiter dans un seul individu ? Y aurait-il deux Heidegger ? L’article qui suit entend répondre à ces questions.
Il peut paraître banal de dire que Martin Heidegger est né le 26 septembre 1889 à Messkirch. C’est qu'une appréciable part de son œuvre sera déterminée par ce "quelque part". Heidegger reste, en effet, très attaché à son enracinement alémanique. L'enracinement, pour lui, est une des conditions essentielles de l'être-homme. « L'homme véridique ne sera pas enraciné par accident et provisoirement (en attendant mieux) ; il l’est essentiellement. L'homme qui perd ses racines se perd en même temps » [1].
Il ne serait pas arbitraire de résumer la pensée anthropologique de Heidegger en quelques mots : être homme, c'est bâtir (fonder) et habiter un monde (s'y enraciner). De fait, toute l’œuvre de Heidegger porte l’empreinte du terroir natal, de cette Souabe qui vit naître Schiller, Schelling, Hegel et Hölderlin. Le murmure, les palpitations de ce pays de forêts, silencieusement présents dans la philosophie heideggérienne, différencieront Heidegger de Sartre, le disciple parisien qui s'est efforcé d'utiliser à son profit le même outillage conceptuel. Sartre, a remarqué Jean-Paul Resweber, subira toujours l’influence anonyme ou frénétique des cités bourdonnantes, où il est impossible de saisir la densité et l’unité originelles des choses et de la nature [2].
Le jeu de l’enracinement et de la désinstallation
La terre, lieu de notre séjour, est aussi le miroir de notre finitude, le signe d’un impossible dépassement. Elle rappelle à l'homme qu'il est irrémédiablement situé dans le monde de l’existant. Elle est le sol même sur lequel prend pied (Bodennehmen) notre liberté. L’acte libre, poursuit Resweber, n’est pas un pur jaillissement créateur ; le dépassement qu'il inaugure est, en fait, une reprise de notre être enraciné dans le monde, à la manière de possibilités nouvellement découvertes. Toute œuvre d’art est un resurgissement, une transfiguration de la terre ; celle-ci est l’élément primordial à partir duquel toute création (Schaffen) devient un "puiser" (Schöpfen). Dans L’origine de l’œuvre d’art (texte repris dans le recueil intitulé Holzwege) [3], Heidegger écrit que l’art fait jaillir la vérité. Si l’œuvre sauvegarde une vérité, c’est celle de l’étant : l’art est la "conclusion" de l’étant. Mais l’art ne se manifeste aussi que par la médiation de l’artiste, c'est-à-dire de l'homme.
« L'existence humaine, ce lieu de ressourcement poétique, est essentiellement tragique, parce qu’elle est tendue entre un donné irréductible (la terre) et une exigence de dépassement jamais satisfaite, déchirée entre l'appel de la terre et celui du monde… L'homme humanise la terre avant de la dominer, et l'horizon qu'il déploie pour la pénétrer, c’est le monde. La réflexion philosophique est précisément la mise en dialogue de ces deux pôles complémentaires de l’existence qui, dans une expérience unique, se découvre à la fois enracinée dans la terre et dépassée vers le monde » (Resweber, op. cit.).
C’est ce double jeu de l’enracinement et de la désinstallation que Heidegger nomme la transcendance. Le rôle de l’homme sera d’amener sa terre à l’éclosion d’un monde. Ce geste, cette tâche sont éminemment poétiques parce que le mystère profond de la terre reste toujours inépuisable et présent, parce qu'il s’exprime en mythes et en images, mais surtout parce que c’est l’homme, par son intelligence et son action, qui fait surgir (poïeïn) le monde. Avec un vocabulaire différent, on dira que l’homme est un être qui inaugure la dimension culturelle tout en restant lié à la nature. La tension qu’implique cette tâche de construire un monde est tragique, car jamais il n’y aura totale adéquation entre l’origine tellurique et le monde instauré par la geste humaine. La finitude que nous assigne la terre nous condamne à rester "inachevé". À nous d’accepter joyeusement cette destinée !
Si, pour Heidegger, l’enracinement dans le pays de la Forêt noire constitue la dimension spatiale primordiale, nous devons aussi nous intéresser au contexte historique de son œuvre de philosophe, réponse aux interrogations de ses contemporains. Heidegger — nous l’avons vu — est indubitablement l’homme d’un espace ; il est également l’homme d’une époque. Un grand nombre des questions que se posent les philosophes trouvent leur origine dans l’œuvre d’Aristote. Heidegger lui-même reconnaît cette dette [4].
Au Gymnasium de Constance et à celui de Fribourg, où il étudia de 1903 à 1909, le futur archevêque de Fribourg, le Dr Conrad Gröber, l’incita à lire la dissertation de Franz Brentano, Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, publiée en 1862 et consacrée aux multiples significations du mot "étant" chez Aristote. Cette première initiation à la philosophie produisit, dans l’esprit du jeune étudiant, une interrogation encore imprécise : si l’étant a tant de significations, qu’est-ce qui en fait l’unité ? À partir de cette interrogation, Heidegger apprit à manier les concepts du langage philosophique et put percevoir toutes les potentialités de la méthode scolastique.
La période qui va de 1916 à 1927 constitue, dans la biographie de Heidegger, un silence de maturation. Rien, pendant ces onze années, n’est très clair. On tâchera néanmoins de repérer quels furent les contacts personnels et intellectuels qui influeront sur l’élaboration de Sein und Zeit (Être et temps, 1927) d’abord, des cours, des essais et des conférences ensuite. C’est à cette époque, notamment, que Heidegger a travaillé avec Edmund Husserl (1859-1938), ce qui lui a permis d’acquérir complètement la discipline mentale et le vocabulaire de la phénoménologie.
Cette discipline philosophique avait été investie, au XIXe siècle, d’un sens nouveau. Auparavant, elle désignait la simple description des phénomènes. Husserl, lui, eut la volonté de faire de la phénoménologie une science philosophique universelle. Le principe fondamental de cette "science" était ce que Husserl a appelé la réduction phénoménologique ou eïdétique. Cette réduction a pour but de concentrer l’attention du philosophe sur les expériences fondamentales qui n’ont jamais reçu d’interprétation, sur la description des vécus de conscience, sur la découverte des racines des idées logiques et sur la nécessité de rechercher les essences des choses. Husserl partira donc de ces idées logiques pour montrer leur enracinement dans la conscience vécue et, ensuite, découvrir dans l’ego transcendantal le fondement ultime du réel. L’influence de cette démarche philosophique se retrouvera dans le vocabulaire de Heidegger.
Husserl a commis le péché du géomètre
Pourtant, la première œuvre magistrale de Heidegger, Sein und Zeit, marque un tournant radical par rapport à l’héritage husserlien. Heidegger reproche à son maître de réinstituer une métaphysique dégagée de tout vécu. L’ego transcendantal, à l’instar du modèle cartésien, se pense objectivement en face du monde. Ce face-à-face implique un arrachement du sujet au non-sens du monde. L’humanité réelle, seul sujet historique, devient l’ego transcendantal. Vicissitudes, événements, enracinements, histoire se voient donc dépouillés de toute validité.
Pour échapper à cet idéalisme rationaliste, Heidegger propose une phénoménologie postulant qu’il n’y a pas, à la racine des phénomènes, une réalité dont ils dérivent. Il écrit : « Au-dessus de la réalité, il y a la possibilité. Comprendre la phénoménologie veut dire saisir ses possibilités ». Ces possibilités présentes dans l’immanence, c’est ce que Heidegger appelle l’être de l’étant.
Pour lui, ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines différentes : il est impossible de sortir du plan des phénomènes, car ce serait s’exclure de la sphère de la révélation de l’être. En d’autres termes, refuser de tenir compte des phénomènes, c’est s’interdire l’accès à l’essentiel. Heidegger renverse la perspective de la philosophie traditionnelle : il voit l’essentiel dans l’intervention sur la trame des phénomènes et non dans une position de distance prise vis-à-vis d’eux.
Le moi transcendantal, chez Husserl, s’érige contre la phénoménalité des phénomènes, exactement comme dans la plupart des perspectives philosophiques classiques. Il est la cause qui explique les phénomènes, le lieu à partir duquel ceux-ci sont dominés et justifiés. L’homme, dans une telle perspective, est un découvreur et non un créateur de sens. Sa position est contemplative et non active. Pour Heidegger, au contraire, la réflexion philosophique ne doit pas se borner à expliquer (à décrire ou à recenser) la réalité statique des phénomènes, mais elle doit en expliquer, par le moyen de l’herméneutique, les possibilités, c'est-à-dire ce qui, en eux, est susceptible de se développer, d’évoluer vers la production de nouveauté.
On ne décrit complètement et avec assurance que ce qui est statique, figé, sûr. De ces choses statiques, les philosophes avaient déduit les essences. Hélas pour eux, les essences étaient rarement adéquates aux existences. De cette inadéquation naissent tant le pessimisme, qui s’en désole, que bon nombre de totalitarismes qui veulent, coûte que coûte, réaliser l’adéquation définitive. Heidegger pense que la possibilité est le mode d’être propre à l’existant parce qu’on ne peut reconnaître aucune entité métaphysique comme fondement de l’existence, et parce qu’il faut ré-enraciner l’être dans les phénomènes, dans la "facticité" [5]. Résolument, Heidegger affirme que c’est le néant qui sous-tend l’existence. Il ne remet rien à la place des anciens absolus métaphysiques.
Husserl, avec son moi transcendantal, a fini par commettre le péché du géomètre : la nature qu’il postule est préalablement posée, en dehors de toute limitation spatiale et temporelle, derrière l’écran des contingences et des particularités. Cette nature est comme créée ex nihilo. Où faut-il alors placer le travail de l’homme ? Le moi transcendantal travaille-t-il ? Le moi transcendantal produit-il ce que recèlent les possibilités ? Ces questions, Heidegger y répond dans son œuvre, en une sorte de dialogue inavoué avec Husserl.
Le monde de l'existence, ce chantier où œuvre l'homme, est, sans pour autant être nié, mis "entre parenthèses" par Husserl. L'herméneutique heideggérienne voudra, elle, décrire la facticité pour, ensuite, la retourner vers son sens ontologique, ce sens qui annonce l’être dans le monde. La description ne vise ici qu’à repérer ce qui peut être actualisé — ce qui peut se manifester dans le monde, ce que nous pouvons faire surgir. Le savoir a toujours été conçu comme un "voir" passif ; un tel point de départ trahit un platonisme tenace.
Or Heidegger veut dépasser toute les attitudes passives qu'impliquent les enseignements des vieux philosophes. C’est pourquoi il juge que l'ego (le moi) transcendantal de Husserl reste, lui aussi, « un pur regard, assuré de son immortalité, glissant à travers l'éther du sens pur » [6]. Husserl n'a pas perçu que toute présence, jetée au regard de l’observateur, montre au philosophe attentif une temporalité dissimulée, oubliée ou déformée. Toute présence est à la fois spatiale (l’opposition de l’absence) et temporelle (son caractère d’instant). L’être et le temps sont liés dans la présence, et la reconnaissance de cette naïve évidence est la condition sine qua non pour échapper à l’illusion métaphysique.
Cette découverte de l’imbrication être-temps, Heidegger la doit à l’intérêt qu’il porte à la théologie depuis 1923. Cet intérêt a de multiples aspects. Sa rencontre avec l’œuvre de Rudolf Bultmann (1884-1976), philosophe connu pour s’être assigné la tâche de "dé-mythologiser" le Nouveau Testament en l’interprétant à la lumière de l’existentialisme, est, sur ce plan, capitale [7]. Bultmann a voulu dégager le message du Nouveau Testament en expliquant le contenu éthique des expressions mythiques employées dans la rédaction des textes évangéliques. Pour la Bible, l’homme est, d’une certaine manière (et de façon provisoire), historicité.
Heidegger a scruté, avec la plus grande attention, la tradition chrétienne pour comprendre le rôle que joue la temporalité dans le phénomène humain. Il a médité Kierkegaard et, selon Bultmann, « ne s’est jamais caché d’avoir été influencé par le Nouveau Testament, spécialement par Paul, ainsi que par Augustin et particulièrement par Luther » [8]. « L’homme, écrit Bultmann, existant historiquement dans le souci de lui-même, sur le fond de l’angoisse, est chaque fois, dans l’instant de la décision, entre le passé et le futur : veut-il se perdre dans le monde du donné, du "on" ou veut-il atteindre son authenticité dans l’abandon de toute assurance et dans le don sans réserve au futur ? » (Kerygma und Mythos, I, 33). Chez Paul, le terme kosmos ou monde n’est pas un état de choses cosmique, mais l’état et la situation de l’être humain, la façon dont celui-ci prend position envers le cosmos, la façon dont il en apprécie les biens. Chez Augustin, mundus signifie la totalité du créé, mais aussi, et surtout, habitatores mundi ou encore, plus péjorativement, dilectores mundi (ceux qui chérissent le monde), impii (les impies) ou carnales (les charnels) [9].
Au Moyen Âge, Thomas d’Aquin reprendra cette distinction et fera du terme mundanus l’antonyme de spiritualis. Pourtant, malgré cette perception post-évangélique du monde, où celui-ci n’est pas appréhendé dans sa stabilité ontique, la tradition occidentale est restée prisonnière du vieux substantialisme immobiliste platonicien. Le protestantisme luthérien, toutefois, a eu le mérite de ré-actualiser le dynamisme propre à la saisie existentielle du Nouveau Testament. En ce sens, la révolution noologique amorcée par la Réforme constitue une première étape dans la sortie hors de ce que Heidegger appelle l’oubli de l’être. L’homme ne vit authentiquement que s’il projette des possibilités, s’il s’extrait du monde de la banalité quotidienne.
L’existence, selon Heidegger, ne doit plus se comprendre à partir de l’étant, mais de l’être. Or, écrit André Malet [10], l’être n’est jamais une possession ; il est un destin historique qui rencontre l’homme d’une manière toujours nouvelle. L’homme est en définitive sa propre œuvre. En cela, Heidegger dépasse et refuse l’eschatologie vétérotestamentaire : il ne reconnaît pas la totale impuissance de l’homme à l’endroit de son ipséité.
Chaque génération doit réécrire l’histoire
Pour l’historien grec Thucydide, l'élément permanent de l’histoire, c’est l’ambition et la recherche du pouvoir, dont le but est de donner des instructions utiles pour les décideurs à venir. Thucydide perçoit le mouvement de l’histoire comme analogue à celui du cosmos, de la nature. Plus tard, Giambattista Vico (1668-1744) a repris le thème antique du mouvement cyclique de l'histoire en le complétant : il y inclut l'idée d’une progression en spirale, grâce à laquelle la phase première du cycle I est autre que la phase première du cycle II. En Allemagne, Herder relativisera aussi l’histoire grâce au thème romantique du Volksgeist : chaque peuple, chaque époque a son éthique propre, ce qui implique en corollaire que ce ne sont ni la permanence ni l’éternité des choses qui importent, mais l’Erlebnis (le vécu).
Au XXe siècle, enfin, Oswald Spengler systématisera cette perspective organique de l’histoire. Les civilisations, pour lui, seront isolées les unes des autres et leurs productions (scientifiques, mathématiques, philosophiques, théologiques, etc.) leur seront absolument propres. De Thucydide à Spengler, on a donc interprété l'histoire sur le modèle des faits naturels ; l’événement historique est considéré, selon cette perspective, comme une réalité finie, comme une chose. Nul ne songerait, bien évidemment, a nier la validité épistémologique de cette démarche. Mais Heidegger nous exhorte à ne pas en rester là. Il veut nous faire saisir l’événement historique comme un événement qui n’est jamais achevé. Dans la perspective antérieure, l’invasion des Gaules par César ou l'acte de rébellion de Luther étaient des faits définitivement morts. En fait, ils ne l’étaient que du strict point de vue spatio-temporel. Leur sens, lui, n’est nullement "mort". Il n'a pas été encore déployé dans toute son étendue ni toute sa profondeur. Ces sens subsistent à l’état de latence et restent susceptibles de se manifester dans notre existence. Les conséquences d’un événement constituent le futur de l’acte jadis posé tout autant que le présent qui appelle nos décisions pour forger l’avenir.
Bultmann écrit à ce propos : « Les phénomènes historiques ne sont pas ce qu’ils sont dans leur pur isolement individuel, mais seulement dans leur relation au futur pour lequel ils ont une importance ». L'être se voit ainsi historicisé, et les hommes se retrouvent responsables de l'à-venir du passé. Les hommes, autrement dit, doivent décider hic et nunc de la signification de leur "avant" et de leur "après". (Malheureusement, la plupart des hommes s'attachent aux soucis du monde et, quand ils sont appelés à la décision, ils s'y refusent).
Faisant abstraction des idéologèmes misérabilistes et intéressés du christianisme, d’autres penseurs tels que Dilthey, Croce, Jaspers et Collingwood, se sont également efforcés de souligner l'originalité des faits historiques par rapport aux faits naturels, et, ipso facto, celle de l’histoire au regard des sciences de la nature. Heidegger a beaucoup réfléchi, en particulier, sur la tentative de Dilthey de définir les relations véritables entre la conscience humaine et les faits historiques. C’est de Dilthey, par ex., qu'il tire sa distinction fondamentale entre les vérités techniques (ontiques), propres aux sciences exactes et appliquées, et les intuitions authentiques, visées par les sciences historiques et humaines (Geisteswissenschaften).
Sein und Zeit reprend d’ailleurs le contenu de la dispute philosophique entre Dilthey et Yorck von Wartenburg. Ce dernier reprochait à Dilthey de ne pas rejeter de manière suffisamment radicale une vision de l’histoire basée sur l’enchaînement causal. Heidegger insiste, lui aussi, sur la détermination temporelle de l’homme : l’identité humaine, dit-il, se découvre dans l’histoire. George Steiner, dans le bref ouvrage qu’il a consacré à Heidegger [11], rapproche cette position de celle du marxisme hégélien et révolutionnaire. De fait, comme le philosophe marxiste hongrois Georg Lukàcs, Heidegger insiste sur l’engagement des actes humains dans l’existence historique et concrète. Cette perspective conduit à adopter une attitude strictement immanentiste.
Pour le Britannique R.G. Collingwood (1889-1943), chaque génération doit réécrire l’histoire, chaque nouvel historien doit donner des réponses originales à de vieilles questions et réviser les problèmes eux-mêmes. Cette pensée est résolument anti-substantialiste. Elle pose la pensée comme effort réfléchi, comme réalisation d’une chose dont nous avons une conception préalable. La pensée, pour Collingwood, est intention et volonté. Elle doit être perçue comme une décision qui met en jeu tout l’être [12].
La plupart des conceptions de l’histoire jusqu’ici, font fausse route. La raison de ces échecs réside dans une mauvaise compréhension de ce que on entendait autrefois par "science de la nature humaine" ou "sciences des affaires humaines". Au XVIIIe siècle, l’étude de la "nature humaine" s’est bornée à élaborer une série de types, s’apparentant ainsi à une recherche de caractère statique et analytique. Au XIXe siècle, l’étude des "affaires" humaines a provoqué la naissance des "sciences humaines", que Herbert Spencer appela plus justement social statics ; on catalogua alors toutes les forces irrationnelles à l’œuvre dans la société [13].
Mais la nature humaine, qui, selon Collingwood, est historique, ne peut s’appréhender à la manière d’un donné, par perception empirique. L’historien n’est jamais le témoin oculaire de l’événement qu’il souhaite connaître. La connaissance du passé ne peut être que médiat : Comment la connaissance historique est-elle alors possible ? La réponse de Collingwood est simple : l’historien doit ré-actualiser le passé dans son propre esprit [14]. Cette attitude a d’importantes conséquences. Lorsqu’un homme pense historiquement, il a devant lui des documents ou des reliques du passé. Il doit re-découvrir la démarche qui a abouti à la création de ces documents. L’étude historique n’est possible que parce qu’il reste des survivances de l’époque où les documents ont été fabriqués ou rédigés. Dès lors, le passé qu’étudie un historien n’est jamais un passé complètement mort.
L’histoire, écrit Collingwood, ne doit donc pas se préoccuper d’ "événements" mais de "processus". Se préoccuper de processus fait découvrir que les choses n’ont ni commencement ni fin, mais qu’elles "glissent" d’un stade à un autre. Ainsi, si le processus P1 se mue en processus P2, on ne pourra pas déceler de ligne séparant l’endroit, le moment où P1 finit et où P2 commence. P1 ne s’arrête pas, il se perpétue sous la forme de P2 — et P2 ne débute jamais, car il a été en gestation dans P1. L’historien qui vit dans le processus P2 devra savoir que P2 n’est pas un événement clos sur lui-même, pur et simple, mais un P2 mâtiné des survivances de P1.
Comme Collingwood, Heidegger sait que les gestes passés persistent, soit en tant que structures établies (avec le danger de sclérose), soit, après un échec, en tant que possibilités refoulées. Penser les événements historiques comme finis, comme confinés dans un "espace" temporel limité, revient, selon lui, à "objectiver" l’histoire à la manière dont les platoniciens et les scolastiques avaient "objectivé" la nature. Par opposition aux métaphysiciens, Heidegger entend donc expérimenter la vie dans son historicité, c'est-à-dire la vie non pas figée dans le "présent-constant", mais bien plutôt comme essentiellement "kaïrologique", ce qui signifie à la façon d’une mise en jeu, d’un engagement, d’une "folie". Ce jeu d’engagement et de "folie" constitue l’authenticité, dans la mesure même où il échappe aux petits aménagements de ceux qui souhaitent que le monde corresponde a leurs calculs. Les hommes qui souhaitent un tel monde sont déclarés inauthentiques.
L’homme intégral ou celui qui vise l’intégralité est toujours menacé par les mystifications idéologiques et doit toujours demeurer vigilant pour se maintenir dans une attitude de liberté et d’ouverture véritables. Les mystifications idéologiques pétrifient le temps — ce temps toujours susceptible d’ébranler leurs certitudes réconfortantes. La "réalité" n’est pas, chez Heidegger, donnée une fois pour toutes, depuis toujours et de toute éternité. Elle est "question" & "jeu" ; elle "joue" à ouvrir et à relancer sans fin le jeu inépuisable de l’être et du temps, de la présence et de l’ "ouvert", de l’enracinement et de la désinstallation. Le jeu de l’être est sans justification ni raison, il se déploie à travers le destin, l’errance et les combats du temps. Il est sans origine ni fin(s), sans référence aucune à un centre fixe et substantiel qui commanderait et garantirait son déploiement [15]. Ce rejet de toute pensée figée implique l’acceptation joyeuse de la pluri-dimensionnalité du cosmos, une pluri-dimensionnalité que le "penser" et le "dire" n’auront jamais fini d’explorer et de célébrer en toutes ses dimensions.
L’attitude de celui qui a fait sienne cette conception du monde est la Gelassenheit : impassibilité, sang-froid, sérénité. La Gelassenheit permet de supporter une existence privée de totalité rassurante. La finitude de l’homme nous place en effet dans (et non devant) un mystère inépuisable, qui ne cesse d’interpeller la pensée pour l’empêcher de se clore sur ses représentations.
Un remplacement radical de toutes les ontologies
Heidegger nous propose donc son histoire de la philosophie, sa perspective sur l’œuvre des philosophes qui se sont succédés depuis Platon jusqu’à Nietzsche. Platon est celui qui a inauguré le règne de la métaphysique. Tandis que les Présocratiques concevaient l’être comme une unité harmonieuse qui conjugue stabilité, mouvance et jaillissement, Platon, brisant l’harmonie originelle de la nature, distingue la pensée de la réalité. Désormais, seul l’être saisissable par la pensée se verra attribuer la qualité d’être. Seul ce qui est non devenu, ce que le devenir ne corrode pas, ce qui est stable, limité dans l’espace, qui ne change pas, qui persiste, est. Tout ce qui est polymorphe, saisissable par les sens, tout ce qui devient et s’évanouit dans la temporalité et la spatialité, tout cela n’est, pour la tradition platonicienne, que du paraître.
Cette radicale césure implique que l’esprit (noûs) ne fasse plus un avec la phusis. Au domaine de la vérité dé-limité par le champ de vision de l’esprit, Platon oppose le règne du sensible atteint par la perception (aïsthêsis). Chez les Présocratiques, le langage exprimait le surgissement de la réalité. Après Socrate et Platon, le langage devra ajuster la pensée à l’expression d’une proposition logique, "épurée" sémantiquement de toute trace de devenir. La démarche logique qui résulte de cette involution produit également la naissance de l’axiologie, de la morale. En effet, s’il faut rechercher toujours l’ajustement, il est évident que l’on finira par postuler un Ajustement suprême, que l’on nommera le Souverain Bien, l’Agathon. Sous l’influence de théologèmes proche-orientaux, ce divorce platonicien entre l’incomplétude du monde immanent et la complétude du monde des idées, recevra progressivement la coloration morale du bien et du mal.
Le monde a mis longtemps à triompher de la maladie dualiste. Heidegger le constate en interrogeant les grands philosophes qui l’ont précédé : Aristote, qui nuance, par sa théorie de l’acte et de la puissance, la pensée de Platon, mais qui ne le dépasse pas ; Thomas d’Aquin, qui personnalise le moteur premier sous les traits d’un Dieu chrétien déjà différent du Iahvé biblique ; Descartes, qui cherche une garantie en Dieu et n’analyse que les rapports "logiques" entre l’homme, coupé de la phusis, et cette même phusis, conçue comme étendue (res extensa) ; Leibniz et Kant, qui tentent difficilement de sortir de l’impasse ; Hegel, qui ne réhabilite que très partiellement le devenir, et enfin Nietzsche. De ce dernier Heidegger dit qu’il est le plus débridé des platoniciens, parce qu’à la place du trône désormais vacant de Dieu, il hisse la Volonté de puissance. Ce renversement (Umkehrung) n’est pas, pour Heidegger, un dépassement (Ueberwindung). La puissance remplace seulement la raison. Nietzsche, autrement dit, n’a pas suffisamment réfléchi à la façon d’extirper les illusions qui rejettent l’homme dans le règne du "on". Nietzsche a été un pionnier. Il faut le continuer et le compléter.
La Fundamentalontologie (ontologie fondamentale) de Heidegger se veut, elle, un remplacement radical de toutes les ontologies. Elle veut répondre à la question : Was ist das Seiende in seinem Sein ? (Qu’est-ce que l’étant en son être ?) Das Seiende, c’est l’agrégat "ontique", c'est-à-dire l’agrégat des étants, des phénomènes constituant le fond-de-monde. Un seul de ces étants est manifestement privilégié : l’homme. L’homme cherche l’être, la signification fondamentale de cet étant qui rassemble tous les étants. C’est pourquoi l’homme, seul étant a poser cette cruciale question de l’être, est un Da-Sein, un "être-là". Qu’est-ce que ce "là" ?
La métaphysique occidentale avait placé l’essence de l’homme en dehors de la vie — alors que Heidegger veut remettre cette essence "là", c’est-à-dire replonger la vie dans l’immanence, dans le monde des expériences existentielles. Le résultat concret de cette "négligence" de la métaphysique occidentale avait été d’abandonner l’étude de l’homme aux social statics évoqués par Spencer. L’homme, objet d’investigations utiles et pratiques, s’était alors vu "compartimenté". Sa perception faisait l’objet de la psychologie ; son comportement faisait réfléchir la morale ou la sociologie ; enfin, la politique et l’histoire abordaient sa condition de citoyen, de membre d’une communauté organisée. Aucune de ces disciplines ne prenait en compte l’homme complet, intégral. Le "là" impliqué dans le Dasein, c’est au contraire le monde réel, actuel. Être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre. (Dans homo, "homme" en latin, il y a humus, "la terre").
In-der-Welt-Sein : telle est l’expression par laquelle Heidegger exprime la radicale nouveauté de sa philosophie. Depuis Platon, il s’agit, pour la première fois, d’être vraiment dans ce monde. Nous sommes jetés (geworfen) dans le monde, proclame Heidegger. Notre être-au-monde est une Geworfenheit, un être-jeté-là, une déréliction. Cette banalité primordiale nous est imposée sans choix personnel, sans connaissance préalable. Elle était là avant que nous n’y soyons ; elle y sera après nous. Notre Dasein est inséparable de cette déréliction. Nous ne savons pas quel en est le but — si toutefois but il y a. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’au bout, il y a, inéluctable, la mort. Dès lors, notre tâche est d’assumer la Faktizität (facticité) au milieu de laquelle nous avons été jetés. Si l’angoisse est bien ce qui manifeste le lien entre la dimension de l’être-jeté et le projet, le Dasein doit le reprendre dans l’horizon de sa finitude, ouvert sur l’avenir.
La philosophie traditionnelle s’est bornée à considérer le monde comme Vorhandenes, comme être-objet. La pierre, par exemple, est un être-objet pour le géologue : la pierre est jetée devant lui et il la décrit ; il reste détaché d’elle. La science de la nature détermine d’avance, a priori, ce que l’étant doit être pour être objet de savoir. Mais l’homme est plus qu’un spectateur-descripteur. En tant qu’être-au-monde, il sollicite les choses relevant, de prime abord, du Vorhandensein : l’ouvrage projeté oriente la découverte de l’outil et l’inclut en un complexe ustensilier. En les sollicitant, il les inclut dans son Dasein, il en fait des outils (Werkzeuge). Devenant "outils", ces choses acquièrent la qualité de Zuhandensein, d’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant.
Tout artiste, tout artisan, tout sportif saura ce que Heidegger veut dire : que l’homme, grâce à l’outil qu’il s’est approprié, devient un plus, ajoute "quelque chose" au "là", façonne ce "là" ; dans cette perspective, l’outil fait moins sens par son utilité que par son inscription dans un complexe de relations qui le rend bon pour tel usage, renvoyant en définitive à ce quoi le Dasein aspire. La vision strictement théorique de la philosophie platonicienne et post-platonicienne (Heidegger étant, lui, plutôt "transplatonicien", car il dépasse radicalement cet ensemble de prémisses) se concentrait sur l’élaboration de méthodes, sans percevoir ou sans vouloir percevoir le type immédiat de relation aux choses que constitue le Vorhandensein. Le Vorhandensein implique qu’il y ait d’infinies manières d’agir dans le monde. Quand il n’y a pas un modèle unique, tous les modèles peuvent être jetés dans le monde. L’homme devient créateur de formes et le nombre de formes qu’il peut créer n’est pas limité.
Jeté dans un monde qui était là avant lui et qui subsistera après lui, l’homme se trouve donc face à une sorte de "stabilité", face à ce que les philosophes classiques nommaient l’être, le stable, le non-devenu et le non-devenant. Heidegger, nous l’avons vu, reproche à cette démarche de ne pas percevoir la temporalité sous-jacente au sein même de tout phénomène. Vouloir "sortir" du temps est, de ce fait, une aberration. L’ontologie fondamentale postule que l’être est inséparable de la temporalité (Zeitlichkeit). L’être sans temporalité ne peut être expérimenté.
Le souci (Sorge), qui est ce mode existentiel dans et par lequel l’être saisit son propre lieu et sa propre imbrication dans le monde comme être-en-avant-de-soi, devant utiliser le temps pour aborder les étants, car ce n’est que dans l’horizon du temps qu’une signification peut être attribuée aux réalités ontiques, aux choses de la quotidienneté. Heidegger dit : « La temporalité constitue la signification primordiale de l’être du Dasein ». C’est là une position résolument anti-platonicienne et anti-cartésienne, car, tant chez Platon que chez Descartes, le temps et l’espace sont idéalisés, géométrisés. En revanche, cette position semble évoquer l’idée chrétienne d’incarnation de Dieu dans le temps. Dans un texte contemporain de Sein und Zeit, écrit lui aussi en 1927 et intitulé Phänomenologie und Theologie, Heidegger explique effectivement l’intérêt de la théologie pour comprendre ce qu’est le temps [16].
Mais l’imperfection humaine posée dans la théologie augustinienne se mue, chez lui, en une incomplétude, en un "pas-encore" (noch-nicht) qui oblige à vivre mobilisé, comme pour une croyance. L’homme doit se construire dans une perpétuelle tension, à l’instar du croyant qui vit pour mériter son salut. Mais ici, il n’y a pas de récompense au bout de cet effort ; il n’y a que la mort. Heidegger refuse donc totalement les espoirs consolateurs de la praxis chrétienne. L’augustinisme postulait que l’homme devait vivre de manière irréprochable, morale, dans l’histoire momentanée. Pour Heidegger, l’histoire s’écoule, mais cet écoulement n’est pas momentané. L’écoulement (panta rhei) s’écoulait avant nous et s’écoulera après nous. L’intérêt que porte Heidegger au temps des théologiens n’est pas du christianisme. Il est resté disciple d’Héraclite : son temps "coule", mais nullement pour, un jour, s’arrêter. Quel intérêt, d’ailleurs, y aurait-il à vivre hors de cette tension qu’implique la temporalité ? Le souci est antérieur à toute détermination biologique et rompt avec la définition de l’homme comme animal rationale car la conscience de réalité n’est jamais qu’une modalité de l’être-au-monde et non un complexe hétérogène d’âme et de corps.
Les trois modes d’être selon Heidegger
Penchons-nous maintenant sur la "déréliction" personnelle de Heidegger. Né en 1889, Heidegger passe son enfance et son adolescence dans ce que l’écrivain Robert Musil, parlant de l’Autriche-Hongrie de la Belle Époque, appelait la "Cacanie" (Kakanien). Qu’entendait-il par là ? Simplement l’incarnation de la décadence : une société affectée par un bourgeoisisme à bout de souffle. Pour Musil, l’Autriche-Hongrie du début du siècle incarnait la fin de toutes les valeurs. Le philosophe Max Scheler, plus optimiste, écrivait : « Là où il n’y a pas de place pour les valeurs, il n’y a pas de tragédie. Ce n’est qu’où il y a du "haut" et du "bas", du "noble" et du "vulgaire", qu’existe quelque chose qui laisse deviner des événements tragiques » [17].
C’est dans un climat analogue que Nietzsche avait placé ces mots lourds de signification dans la bouche de son Zarathoustra : « Inféconds êtes-vous ! C’est pourquoi il vous manque de la foi ». Par là, il voulait signifier que le manque de foi menait à la stérilité des connaissances et de la création. Mais de quelle foi s’agissait-il ? Heidegger nous apprend que la foi post-chrétienne ou, pour être plus précis, l’intérêt pour le temps (valorisé par les chrétiens dans la mesure où il conduit à Dieu) et pour l’histoire (eschatologique chez les chrétiens) doit se retrouver demain dans la philosophie après la longue éclipse que fut l’oubli de l’être en tant qu’imbrication de la terre et du temps. Dans la mesure où les espoirs eschatologiques déçoivent, où l’objectivation implique une norme immuable, les sociétés sombrent dans le nihilisme. Les hommes, pour paraphraser le titre du roman de Robert Musil (Der Mann ohne Eigenschaften), deviennent sans qualités.
Dans quel monde vit alors l’homme sans qualités ? Comment Heidegger va-t-il cerner, par son propre langage philosophique, ce monde où gisent les cadavres des valeurs ? Dans quel paysage idéologique Sein und Zeit va-t-il éclore ? Quels rapports sommes-nous autorisés à découvrir entre Sein und Zeit et le Zeitgeist (l’esprit du temps) qui échappe, dans le tourbillon des événements et des défis, à la rigueur philosophique et au regard pénétrant de cet éveilleur que fut Martin Heidegger ?
La philosophie heideggérienne de l’existence se veut une ontologie. Mais une ontologie qui a pour particularité de poser la question de l’être après plusieurs siècles d’ "oubli". La métaphysique, on l’a vu, a été l’expression de cet oubli depuis Platon. L’oubli est la racine même du nihilisme qui afflige la société européenne, et notamment la société allemande après la Première Guerre mondiale. Or, tout le mouvement de ce que l’on a dénommé Konservative Révolution (Révolution conservatrice) est marqué par une recherche de la totalité, de la globalité perdue. L’essayiste anglais Peter Gay parle de Hunger for wholeness [18], ce que nous traduirons par "soif de totalité", une soif qui implique un jugement très sévère à l’encontre de la modernité. Le chaos social et spirituel provoque alors une recherche fébrile de "substantialité" ou, plutôt, d’ "intensité". Cette volonté de donner une réponse à la quiddité est corrélative d’un questionnement sur le "comment", sur le mode d’être qui se traduira dans la réalité tangible.
Il y a, pour Heidegger, trois modes d’être : l’être-objet (Vorhandenes), l’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant (Zuhandenes), l’être comme Dasein, c'est-à-dire comme être-conscient, être-qui-s’autodétermine, être-homme. Or, on ne peut parler de "substantialité" pour les deux premiers de ces modes. Seul l’homme en tant que Dasein est susceptible d’acquérir de la "substantialité". Sa spécificité l’oblige à être ce qu’il est de manière complète, effective et totale. Cependant, le Dasein en tant qu’existence court toujours le risque de sombrer dans le non-spécifique (Uneigentlichkeit), c'est-à-dire dans un type de situation caractérisée par l’ "anodinité" de ce que Heidegger appelle l’Alltäglichkeit (la banalité quotidienne).
De telles situations évacuent de l’existence des hommes et des communautés politiques l’impératif des décisions, nécessaires pour répondre aux défis qui surgissent. La banalité quotidienne est fuite dans le règne du "on" (Man-Sein). L’homme, souvent inconsciemment, se perçoit alors comme objet soumis à des règles banalement générales. Il trahit sa véritable spécificité, dans la mesure où il refuse d’admettre ce qui, d’emblée, le jette dans une situation. Comme un navire privé de gouvernail, il n’est plus maître de la situation, mais se laisse entraîner par elle.
Heidegger distingue ici deux aspects dans le mode d’être qu’il attribue au concept d’existence : l’aspect individuel (propre à un seul homme ou à une seule communauté politique) et l’aspect ontologique stricto sensu qui est l’être-effectif, l’être-qui-n’est-pas-que-pensé. Ces deux aspects diffèrent de ce que la philosophie occidentale qualifiait du concept d’essentia. L’essence, depuis le platonisme, était perçue comme ce qui est au-delà des particularités et des spécificités. Cette volonté d’ "alignement" sur des normes non nécessairement dites, constituait précisément la structure mentale qui a permis l’avènement du nihilisme, où les personnalités individuelles et collectives se noient dans le règne du "on". Nier les particularités, c’est oublier l’être qui est fait de potentialités. Le culte métaphysique de l’essentia chasse l’être du monde. Le monde dont l’être est banni vit à l’heure du nihilisme. Et c’est un tel monde que les contemporains de Heidegger observaient dans l’Allemagne de Weimar.
La révolution philosophique du XXe siècle se réalisera lorsque les Européens s’apercevront que l’être n’est pas, mais qu’il devient. Heidegger, pour exprimer cette idée, recourt à la vieille racine allemande wesen, dont il rappelle qu’elle a donné naissance à un verbe. Il écrit : Das Sein an sich "ist" nicht, es "west". L’être est pure potentialité et non pure présence. Il est toujours à appeler. L’homme doit travailler pour que quelque chose de lui se manifeste dans le prisme des phénomènes. Une telle vocation constitue son destin, et c’est seulement en l’acceptant qu’il sortira de ce que Kant nommait son "immaturité". L’impératif catégorique ne sera plus alors la simple constatation des phénomènes figés dans leur présence (en tant que non-absence), la reconnaissance pure et simple des objets et/ou des choses produits par la création "divine" des monothéistes. Il sera le travail qui fait surgir les phénomènes. L’attitude de demain, si l’on veut trouver des mots pour la définir, sera le réalisme héroïque [19], sorte de philosophie de la vigilance qui nous exhorte à éviter tout "déraillement" de l’ "être" dans l’Alltäglichkeit.
Sur cette toile d'Otto Dix de 1930, ce paysage crépusculaire de tranchées symbolise toute l'âme inquiète et déchirée de l'Allemagne de l'après-guerre. Pour la KR, être dans le mouvement de rupture ne se peut qu'à l'intérieur de la Krisis, cette situation mortelle, ce moment où un partage a à se faire entre la guérison et la mort. Pour Heidegger, le nihilisme a une fonction dévoilante, il révèle les symptomes d'un égarement de la Modernité et permet de découvrir son origine : l'oubli du sens de l'être. Si le monde cesse d'être un abri, l'homme n'en a que plus la nécessité d'être risqué. C'est avant l'aube que la nuit est la plus noire.
Seul l’homme authentique opère des choix décisifs
Si une règle, une norme s’applique impérativement à tous les hommes, à toutes les collectivités, dans tous les lieux et en tous les temps, l’homme ne peut qu’être empêché de poser de nouveaux choix, d’élaborer de nouveaux projets (Entwürfe), de faire face à des défis auxquels ces normes (qui ne prévoient, dans la plupart des cas, que la plus générale des normalités) ne peuvent répondre. Pour Heidegger, la possibilité de choisir — et donc de faire aussi des non-choix — se voit donc investie d’une valorisation positive. La marque du temps se perçoit très clairement dans ces réflexions. L’Allemagne, en effet, se trouve alors devant un choix. Par ce choix, elle doit clarifier sa situation et rendre possible le "projeter" (Entwerfen) et le "déterminer" (Bestimmen) d’une nouvelle "facticité".
On a qualifié cette démarche heideggérienne de philosophie de Berserker, ces personnages de la mythologie scandinave, compagnons d’Odin, qui avaient le pouvoir de commettre des actes habituellement défendus. De fait, les détracteurs de la conception heideggérienne de l’existence prétendent souvent qu’elle constitue une justification de tous les excès du subjectivisme. À cette abusive simplification, on peut répondre en constatant que la volonté de légitimer l’éternité des normes traduit un simple "désir" de régner sur une humanité dégagée de toute responsabilité, sur une humanité noyée dans le monde du "on".
Pour Heidegger, l’homme, en réalité, ne choisit pas d’agir pour ses propres intérêts ou pour ses caprices, mais choisit, dans le cadre de la situation où il est jeté ou enraciné, ce que l’urgence commande. Une action ainsi absoluisée n’a rien d’égoïste ; elle a vocation d’exemplarité. Qualifier une telle conception de l’existence d’ "ontologique", comme le fit Heidegger, a peut-être constitué un défi philosophique. Il n’empêche qu’une telle conception de la décision représente un dépassement radical du fixisme métaphysique issu du platonisme.
On a alors raison de faire de Heidegger le philosophe par excellence de la Révolution conservatrice. Loin d'être une fuite dans le pathétique, la philosophie de Heidegger cherche à comprendre sereinement l'ensemble des potentialités qui s'offrent à l'existence humaine. Cette philosophie est révolutionnaire, parce qu'elle cherche à fuir le monde du "on", marqué par le répétitif et l’uniformité. Elle est conservatrice, parce qu’elle refuse d’exclure la totalité des potentialités qui restent à l’état de latence. Autrement dit, ce que la pensée heideggérienne conserve, ce sont précisément les possibilités de révolution, que l’ontologie traditionnelle avait refoulées.
Les contemporains ont fortement perçus ce que cette philosophie leur proposait. Sans apporter de remèdes consolateurs, Heidegger affirme que l'inéluctabilité finale de la mort oblige les hommes à agir pour ne pas simplement passer du "on" au néant. La mort nous commande l'action. En cela, réside un dépassement du nietzschéisme. Chez Nietzsche, en effet, la "vie" reste quelque chose en quoi l'on peut se dissoudre ; la "puissance", quelque chose par quoi l’on peut se laisser emporter. La décision face au néant est totalement non-objet, non-substance, non-produit. Elle est pure attitude jetée dans le néant, pure attitude privée de sens objectif. Dans une telle perspective, l’adversaire n’est jamais absolu. Néanmoins, l'ennemi désigné est le monde bourgeois du "on". L'idéologie conservatrice acquiert ainsi, avec Heidegger, la tâche de gérer l'aventureux. Elle prend en charge le dynamisme qu’auparavant on attribuait aux seuls négateurs. La négativité n'est plus l'apanage des penseurs de l'École de Francfort.
La négativité heideggérienne se fixe pour objectif de mettre un terme au déclin des valeurs, résultat de l’ "oubli de l’être". Face au monde banal qui s’offre à nos regards, Heidegger affirme que la mise en doute constitue un moyen pour tirer l’humanité de l’indolence dans laquelle elle se trouve, et pour lui dire qu’il y a urgence. Heidegger est aussi l’héritier de la tradition pessimiste allemande, mais il se rend parfaitement compte que le pessimisme constitue une attitude insuffisante.
« La décadence spirituelle de la terre, écrit-il, est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette décadence (conçue dans sa relation au destin de "l’être"). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules. » (Intr. Mét.)
Pour Heidegger, il n'y a pas évolution historique, mais involution. Ce sont les origines des mondes culturels qui sont les plus riches, les plus mystérieuses, les plus enthousiasmantes. L’être-homme, aux âges primordiaux, connaît son intensité maximale. Cet être-homme consiste à être sur la brèche, là où l’être fait irruption dans le monde de l’immanence. Mais c’est bien l’homme qui reste le maître du processus. Les époques de décadence sont à cet égard capitales, car elles appellent les hommes à remonter sur la brèche, à ressortir de l’abîme où l’oubli de l’être les a conduits. Dans cette perspective, le succès ou l’échec sont secondaires. Le héros qui échoue peut être quand même exemplaire. Rien n’est réellement définitif. Rien n’arrête la nécessité de l’action. Rien ne démobilise définitivement — car une démobilisation définitive impliquerait de retomber dans le nihilisme.
Cette conception heideggérienne de l’existence renoue avec une éthique présente dans la vieille mythologie nordique. Évoquant la claire perception de sa situation éprouvée par le héros de l’épopée germanique, Hans Naumann (Germanische Schicksalsglaube) a montré, par ex., que celui-ci est très conscient de sa propre déréliction. Le héros sait qu’il est jeté dans une appartenance temporelle, spatiale, sociale, politique et familiale ; il sait qu’il appartient à un peuple. La figure d’Odhinn-Wotan est l’exemple divinisé de l’attitude qu’adopte celui qui n’hésite pas à affronter son destin. Le concept heideggérien de Sorge (repris de Kierkegaard), voire celui d’Entschlossenheit (détermination, résolution), correspond au contenu psycho-éthique investi dans le personnage d’Odhinn. Naumann perçoit même, dans cette "danse avec le destin" un élément d’esthétisme, de "dandysme" qui échappe à Heidegger, malgré son indéniable présence dans les cercles de la Konservative Revolution et surtout chez Ernst Jünger [20].
De son côté, le professeur G. Srinivasan, de l’université de Mysore, en Inde, a publié un ouvrage (The Existentialist Concepts and The Hindu Philosophical Systems, Udayana, Allahabad, 1967) dans lequel il souligne les analogies existant entre la religion indienne et les traditions existentialistes européennes du XXe siècle. L’analyse existentialiste du choix, notamment, peut être comparée au récit d’Arjuna dans la Bhagavad-Gîta, ou encore à celui de Sri Rama dans le Ramayana. La mystique indienne permet aux hommes, elle aussi, de choisir entre une existence monotone et mondaine et une saisie plus "héroïque" du monde.
Le mode de vie nommé dukha est l’équivalent indien de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le sage est invité à ne pas se laisser emporter par les séductions sécurisantes de cette situation et à "contrôler", à "transcender" l’existentialité inauthentique. Comme chez Heidegger, l’inévitabilité de la mort ne saurait empêcher l’homme authentique d’opérer, en cas d’urgence, un choix décisif. Une étude approfondie des analogies existant entre l’éthique indienne et celle de l’Edda d’une part, les enseignements de la philosophie heideggérienne d’autre part, serait d’ailleurs, probablement, des plus enrichissantes. Un trait commun est certainement la saisie unitaire (non dualiste) de l’existence.
Heidegger se trouve donc en rupture avec la conception dualiste du monde liée à l’idée biblique du péché originel et à la façon dont certains Grecs assignaient des limites au cosmos, posant ainsi, dans l’histoire des idées, l’avènement du substantialisme. Cette Grèce-là était elle-même en rupture avec une saisie de l’univers conçu comme épiphanie du divin. Pour Thalès de Milet, par ex., l’élément primordial "eau" est l’Urbild de tout ce qui s’écoule, de tout ce qui se transforme inlassablement, de tout ce qui ne cesse de vivre, de tout ce qui crée et maintient la vie. « Tout est plein de dieux » : cette sentence de Thalès constitue l’affirmation de l’unité totale cosmique. L’apeiron d’Anaximandre, qui est l’ "illimité", la solitude tragique de Héraclite, cherchant à tirer ses contemporains d’un sommeil qui les rendait aveugles à l'unité du monde, comptent aussi parmi les premières manifestations conscientes de la "vraie religion de l’Europe" et elles ne s'embarrassent d'aucun dualisme [21].
La lecture de ces Présocratiques, conjuguée à celle du poète romantique Friedrich Hölderlin, a fait comprendre à Heidegger quelle nostalgie est demeurée sous-jacente dans toutes les interrogations philosophiques, y compris celle de la tradition substantialiste occidentale : un désir d’unité à la totalité cosmique.
« Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel de l’homme, écrit Hölderlin. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes cimes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé... Mais hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi » (Hypérion).
Ce texte ne doit toutefois pas faire passer Hölderlin pour le chantre d’un idéal d’harmonie ou d’une unité cosmique qui se résumerait dans un pastoralisme douceâtre. Les souffrances que Hölderlin a endurées ont permis chez lui l’éclosion d’une terrible volonté, qui refuse de fermer les yeux devant les réalités. La force de l’âme qui dit "oui" au monde, même devant l’abîme où aucune idéologie sécurisante ne saurait être un recours, est bien évidemment déterminante pour les réflexions ultérieures de Heidegger, dont l’anthropologie dynamique et tragique restitue de façon radicale une religiosité que l’Europe, depuis trois millénaires, n’avait jamais vraiment perdue.
Le "réalisme héroïque" de la Révolution conservatrice
En 1922, sous la direction de Moeller van den Bruck, paraissait un ouvrage collectif intitulé Die neue Front, dans lequel il était fait mention d’une attitude héroïco-tragique nécessaire au dépassement de la situation qui régnait alors en Allemagne. L’idée heideggérienne de connaissance claire de la situation y était déjà présente. L’expression "réalisme héroïque" ne faisant pas encore partie du vocabulaire, on y employait l’expression d’ "enthousiasme sceptique". Toutefois, s’il y avait convergence, dans l’analyse de la situation politico-culturelle, entre les amis de Moeller van den Bruck et Heidegger, en qui germaient alors les concepts de Sein und Zeit, les premiers avaient le désir affiché d’intervenir dans le fonctionnement de la cité, tandis que Heidegger se préparait seulement à scruter les textes philosophiques traditionnels afin d’offrir au monde une philosophie de l’urgence — la philosophie d’un "être" qui se confondrait avec l’intensité du vécu.
Le discours de Moeller van den Bruck et de ses amis, plus politisé, désignait le libéralisme comme l’idéologie incarnant le plus parfaitement l’Alltäglichkeit, postulée par ce que, quelques années plus tard, Heidegger nommera le monde hypothético-répétitif. Ernst Bertram, auteur de Michaelsberg, estimait, lui, que l’esthétique du monde à venir ressemblerait à l’architecture romane, avec sa clarté, sa sobriété, sa formalité sans luxuriance. De son côté, le poète Rainer Maria Rilke déplorait que le monde moderne ne possédât plus cette simplicité toute tangible qui offrait à l’esprit (Geist, équivalent, dans le langage de Rilke, à l’Être de Heidegger) une assise stable.
"L'américanisme", poursuivait Rilke, produit des objets amorphes où rien de l'homme n’est décelable, où aucun espoir ni aucune méditation n’est passée. Ces réflexions poétiques rilkéennes sur les objets de notre civilisation ont été souvent considérées comme des vers écrits par pur esthétisme, comme de l'art pour l'art. Rien n’est plus faux. Rilke a aussi participé à la redécouverte de la religiosité européenne. Pour le Dieu de Rilke, il y a une aspiration à "habiter" en l'homme et dans la terre. Comme Maître Eckart, la lumineuse figure du Moyen Âge rhénan, Rilke voulait voir le divin, la Gottheit naître dans l’intériorité même de l’homme. Dieu "devient" (wird) en nous. Il ne devient lui-même que dans et par l'homme. L'Adam de Rilke, modèle de sa conception anthropologique, accepte la vie difficile de l’après-Eden ; il dit "oui" à la mort qui clôt une existence où le travail signifie plus que le bonheur satisfaisant d’une existence répétitive. Aussi est-il possible, avec Jean-Michel Palmier [22], de comparer le Zarathoustra de Nietzsche au Travailleur de Jünger et à l'Ange de Rilke. Métaphysiquement, ils sont les mêmes. Ils indiquent le passage où l'intensité (l'être) surgit dans un monde où l' "amorphe" a tout banalisé.
L’évocation de ces quelques contemporains de Heidegger ne se veut nullement exhaustive. Il était cependant nécessaire de présenter ces auteurs pour avoir une idée des courants idéologiques qui ont formé l’arrière-plan sur lequel Sein und Zeit s'est élaboré. Dans ses arguments, la Révolution conservatrice mêle en effet une aspiration à retrouver un monde stable, philosophiquement marqué d’un certain substantialisme, et une aspiration à détruire, à extirper révolutionnairement les derniers restes du monde substantialiste.
On a parfois pu dire que le nazisme montant a repris à son compte quelques-uns des arguments de la Révolution conservatrice. Toute propagande a toujours fait feu de tout bois. La Russie soviétique, par ex., a toléré, au début de son existence, toutes les formes de modernisme. Quelques années plus tard, il n'en restait plus rien. La situation fut analogue, en Allemagne, pour la Konservative Revolution. Hitler n’a pas hésité à utiliser à son profit tout argument dirigé contre le libéralisme ou le marxisme, mais, en fait, les éléments philosophiques ou idéologiques qui pouvaient contribuer à révolutionner la philosophie occidentale lui étaient profondément indifférents. Sa praxis politique restait liée à une Realpolitik d’inspiration impérialiste commune à tout le XIXe siècle finissant. Sa vision du monde n’était qu’un mélange confus de darwinisme primaire et de nietzschéisme banalisé [23].
Josef WeinheberEn Allemagne, les représentants de ce qu’il convient d’appeler le "réalisme héroïque" ont été principalement Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn. Ces auteurs se sont mis à la recherche d’un nouvel "impératif catégorique", dégagé de tous les reliquats du bourgeoisisme de deux derniers siècles. Radikal "unbürgerlich" : tel était pour eux le programme du XXe siècle. L'anti-bourgeoisisme avait pour but de tirer les peuples européens de leur "indolence" ontologique — cette indolence dans laquelle les actes des hommes sont incapables de s’accomplir de façon strictement "formelle", d’être en eux-mêmes et par eux-mêmes une "structure", une "forme" ou une "attitude" (Struktur, Gestalt, Haltung).
Cela revenait à dire que le monde se "justifie" par l'esthétique et non par l'éthique. Dans cette perspective, même si l’attitude héroïque peut se comprendre comme dotée d’une valeur éthique, c’est surtout pour la beauté du geste qu’elle se trouve appréciée. Dès lors, toute "substantialité" se dissout. Le geste porte sa valeur en lui-même et ne se justifie plus au départ d'un système ou d’une ontologie. Le réalisme héroïque, selon Walter Hof [24], se définit comme un existentialisme esthétique ou comme un esthétisme existentiel. Le terme "esthétisme" a pourtant une mauvaise réputation. On croit trop souvent qu'il exprime une sorte de fuite hors du monde, "dans la tour d’ivoire de la beauté ésotérique". Mais en réalité, ce n'est pas hors du monde que veulent se placer les contemporains de Heidegger. Ils veulent au contraire percevoir le monde, mais exclusivement sous l'angle esthétique.
Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn
Comment Weinheber, Jünger et Benn ont-ils, chacun, "arraisonné" l’existence ? Des trois, Josef Weinheber est le plus "conservateur". L'élan vers l’avant, le Durchbruch nach vorne, est jugé par lui trop dynamique et, partant, trop instable. L’intensité existentielle que déploie l’ "homme sur la brèche", l’unité totale avec le monde immanent qu’il acquiert en ces rares moments, lui semblent trop fugaces. L'art est pour lui la seule valeur indubitable, le seul impératif catégorique. L’art se saisit des choses, des douleurs, pour les transformer en "chants" (Lieder). Weinheber, dans son œuvre, chante la fierté du créateur solitaire, la tragique folie quelque peu titanique de l’idéaliste qui poursuit, sans espoir, ce qui lui restera inaccessible. La création, elle, dure. Comme Heidegger, Weinheber déplore la disparition du monde hellénique archaïque, l'éviction des dieux hors du monde, le dessèchement des forces démoniques, la chute de l’inauthentique où aucune "forme" n’est plus perceptible.
Contrairement à Weinheber, le jeune Ernst Jünger, lui, ne déplore pas le nihilisme. Dans ses premiers écrits, aucune mélancolie ne transparaît — mais aucun sentiment de joie non plus. L'action des "aventuriers", des hommes qui vivent dangereusement en s’imposant une implacable discipline personnelle est, à ses yeux, un modèle. Le réalisme héroïque de Jünger peut s’énoncer en quelques maximes : faire face à l'épreuve, s'endurcir à la douleur, vivre dangereusement. En dictant de tels préceptes de conduite, Jünger montre sa volonté de poser les bases d’un nouveau nihilisme qui sera révolutionnaire et actif. À son sujet, Marcel Decombis écrit : « Le travail de destruction s’achève par la découverte d’une réalité capable de servir de base à l’édification d’un système. Il a eu pour effet de mettre en évidence l’existence des forces élémentaires, contenues aussi bien dans le monde physique que dans le cœur de l’homme... » [25]
Mais Jünger constate que les forces élémentaires de l’enthousiasme ne suffisent plus. La Première Guerre mondiale a démontré qu’un simple servant de mitrailleuse pouvait décimer une troupe entière d’hommes héroïquement convaincus de leur cause. L’expérience militaire de Jünger lui a fait constater le rôle implacable de la machine. L’homme, cependant, ne peut plus reculer. Il faut aller de l’avant, obliger la machine à vivre, à son tour, l’aventure. L’idéal vitaliste doit s’incarner dans le militant politique moderne. La "substantialité" doit se re-découvrir dans le dynamisme déployé par les existences les plus fortes.
Dans Der Arbeiter (1932), ouvrage que Walter Hof considère comme la "Bible" du réalisme héroïque, Ernst Jünger entend précisément tracer l’ébauche de l’homme de l’époque à venir. Cet homme doit incarner l’unité des contraires. L’ordre absolu de l’avenir dépassera les types d’ordre bourgeois en ceci qu’il n’exclura pas le risque ; il sera, dit Jünger, le fruit des nouvelles épousailles de la vie avec le danger. La tâche de l’homme nouveau ne sera pas de lutter contre le monde en marche, avec la nostalgie des stabilités perdues, mais d’être le Vabanquespieler, le "joueur qui risque le tout pour le tout", du nouvel âge. Jünger transpose ainsi, dans l’arène politico-idéologique, la philosophie de l’acte et de la décision.
Jünger extériorise dans la politique son dépassement du nihilisme passif et du substantialisme, et ce dépassement réside dans l’action. Gottfried Benn, lui, choisit une voie intérieure (Weg nach Innen), une voie vers le spirituel et l’artistique. Inaccessible à la décadence, le monde des formes artistiques permet de penser et de vivre une restitutio du vieux monde précapitaliste et du cosmos antique. Ce monde peut être vécu grâce au travail qu’opère l’esprit constructivement par le moyen de l’art ; en tant qu’univers intérieurement re-créé, il doit transmettre au monde purement présent de l’extérieur l’idée d' "attitude maintenante" (Haltung), laquelle correspond à une impulsion de résistance, à un refus de fuite, que ce soit vers la sécurité ou vers l’action désespérée. L’image anthropologique qui ressort de l’œuvre de Benn est celle d’un homme qui reste stoïque au milieu des ruines. On connaît à ce propos le livre du penseur traditionaliste italien Julius Evola, Les hommes au milieu des ruines [26]. Écrit en 1960, cet ouvrage n’a pas été connu de Benn, qui, par contre, a préfacé en 1935 l’édition allemande d’un autre livre d'Évola, Révolte contre le monde moderne [27].
On constate, à lire cette préface, que le nihilisme désespéré de l’Allemand diffère fondamentalement de la confiance que, malgré tout, conserve l’Italien. Le rejet de tout substantialisme au profit des "formes" créés par l’artiste traduit d’ailleurs, chez Benn, un oubli du facteur "temps" que Heidegger avait découvert dans tout étant, dans tout phénomène. Benn, comme Evola, déplore l’usure que le temps impose à toutes choses. Ce qui le rend mélancolique ou pessimiste, c'est l’impossibilité de contrecarrer la fatale érosion des formes. Julius Evola, on le sait, s’est d’abord jeté dans l’aventure dadaïste, avant de rêver, dans Révolte contre le monde moderne, à une très problématique restauration des idéaux médiévaux.
La révolte d’Evola, comme celle de Benn, est principalement dirigée contre le monde bourgeois. Mais cette révolte est ambiguë. Elle prône l’existence de deux règnes : chez Benn, le règne de l’art et celui de la puissance ; chez Evola, le règne de la transcendance et celui de l’immanence. Chez l’un comme chez l’autre, cette ambiguïté reste toutefois postérieure à une saisie fougueusement polymorphe, typique de cette époque où l’esprit oscillait dans tous les sens. Les poètes des années 30 décidaient de se faire communistes, fascistes, nationalistes. Certains descendaient même dans la rue. Benn, lui, choisit simplement de rester artiste. Il exige, pour l’Allemagne, l’abandon des motifs épuisés de l’époque théiste et le report de toute la charge de nihilisme dans les forces constructives et formelles de l’esprit, afin d’instituer une sévère morale et une métaphysique de la forme. On repère ici, immédiatement, les similitudes et les dissemblances par rapport à Heidegger.
Au mépris de toute vraisemblance, certains adversaires acharnés de la Révolution Conservatrice n’ont pas hésité à prétendre que celle-ci avait, en quelque sorte, "préparé le terrain" au national-socialisme. Les mêmes ont fait reproche à Heidegger d’avoir accepté, en avril 1933, la responsabilité du rectorat de l’université de Fribourg — tout en se gardant bien d’évoquer le contexte dans lequel cette nomination est intervenue, et en passant sous silence, notamment, l'hostilité que le régime hitlérien, en la personne de ses philosophes "officiels", Ernst Krieck et Alfred Baeumler, n’ont cesse, dès 1934, de témoigner à l’auteur de Sein und Zeit. Ce dernier, on le sait, s’est expliqué de façon très précise sur cette question dans un célèbre entretien publié après sa mort par Der Spiegel [28]. Figure de proue de la Konservative Revolution, Heidegger partage en fait, dans une large mesure, le jugement critique de ce vaste mouvement d’idées à l’endroit du national-socialisme. Mais quel fut ce jugement critique ? C’est ce qu'il vaut la peine d’examiner.
le "fascisme" de la catholicité latine
Ce jugement, tout d’abord, n’est pas monolithique. La Konservative Revolution n’est pas un mouvement dans lequel une seule direction est jugée "bonne". Elle réunit plutôt, de façon informelle, un ensemble de penseurs qui ont constaté l'échec du type libéral et bourgeois de société et qui, se dispersant dans différentes directions, ont entrepris de rechercher des solutions de rechange. Les alternatives proposées varient selon les itinéraires individuels, les amitiés, les provenances idéologiques. Le national-socialisme, qui mit fin brutalement au foisonnement intellectuel du mouvement, est tantôt critiqué comme "plébéien", tantôt comme "réactionnaire" et "catholique".
Cette dernière opinion est exprimée not. par le "national-bolchevik" Ernst Niekisch. Sans aucune nuance, Niekisch se fait l’avocat de l’alliance germano-russe contre un Occident jugé en "décomposition", et prône la formation d’un bloc germano-slave ayant pour objectif la "liquidation" de l’héritage "roman". Dans le feu de la polémique, il écrit dans Widerstand (n°3, 1930) : "Nous sommes la génération du tournant du monde... Si nous nous pénétrons de la conscience de ce tournant, nous aurons le courage de l’exceptionnel, de l’extraordinaire, de l’inouï... Le monde ne peut tourner sans que bien des choses ne volent en éclats..." [29].
Or, pour Niekisch, ce qui doit voler en éclats, c’est le "fascisme" de la catholicité latine, si ancrée en Bavière et en Autriche, ces terres qui ont vu naître Hitler. « Qui est nazi sera bientôt catholique... » : par ces mots, Niekisch veut dire qu’il considère comme romain, catholique et fasciste le fait de flatter les bas instincts des masses, de leur dispenser l’illusion de la facilité, de répandre, enfin, une véritable « croyance aux miracles », s’opposant en tous points à l'attitude de l’Homo politicus prussien et protestant. Pour Niekisch, le retour au « giron catholique » est un gâchis des énergies allemandes, une voie de garage, qui ne vaut pas mieux que la torpeur politique propagée par les idées illuministes et bourgeoises de l’Occident libéral. Chez lui, l’expression d'« Occident libéral » est presque synonyme de l'Alltäglichkeit heideggérienne.
Le libéralisme ne veut rien de grand. Il est une idéologie d’esclaves, en ce sens qu'il endort les énergies et refoule tout grand sentiment. Le catholicisme fasciste allemand est une idéologie de la distraction, visant à réaliser un homme moyen, qui habitera des immeubles préfabriqués, roulera en Volkswagen et, après une période difficile, finira par mener une vie dégagée de tout souci. Pour Niekisch — comme pour certains historiens qui, aujourd’hui, font profession d’antifascisme, tel Reinhard Kühnl [30] — l’hitlérisme se borne à vouloir réaliser vite les idéaux de bonheur de l’humanitarisme libéral. De telles positions ont certes aujourd'hui de quoi étonner. Cependant, même si elles ne correspondent pas entièrement aux realia, on peut y voir éventuellement l'indication de tendances qui auraient peut-être pu se révéler effectivement.
À l'inverse, « l’extraordinaire », « l’inouï » dont parlait Niekisch dans l’article cité plus haut pourrait bien correspondre à l'existence authentique dont parle Heidegger. Le tournant du monde n’inaugurerait-il pas l’ère ou les hommes s’apercevraient de l’inanité des idéaux libéraux, et n’y verraient que de pâles émanations des principes substantialistes ? Il est certes hardi de comparer le langage polémique et simplifié d’un théoricien politique au langage philosophique si rigoureux (mais passionné tout de même) de Heidegger. Néanmoins, l'objet essentiel de la critique de Niekisch est bien la mortelle tiédeur de l'Alltäglichkeit.
Et quant à la hargne parfois obsessionnelle de Niekisch envers la latinité catholique, avec sa valorisation corrélative de la liberté individuelle protestante, elle s’explique, au moins en partie, quand on met en parallèle la persistance, dans les idéologies politiques imprégnées de catholicisme (Maurras, Salazar, Franco, etc.), du vieux substantialisme, et l'édulcoration, par le luthéranisme et les idées de Herder, de ce même substantialisme dans la sphère protestante.
Les slogans jetés dans le débat politique par Niekisch démontrent en tout cas l’originalité si pertinente de son antifascisme. Heidegger aurait-il en secret souscrit à des vues de ce genre ? Cela pourrait expliquer certains silences. Mais en fin de compte, c’est un exercice assez vain que de vouloir donner une étiquette partisane à Heidegger. L’auteur de Sein und Zeit a été un iconoclaste pour les philosophes qui entendaient en rester à la métaphysique occidentale classique. Niekisch, lui, a conjugué les paradoxes et interpellé tous les mouvements politiques. Il fut ce qu’on appellerait aujourd’hui un "extrémiste" tandis que Heidegger nous apprend à être sereinement radical. Soyons, donc, comme ce dernier, des radicaux sereins.
► Robert Steuckers, Nouvelle École n°37, 1982. VOULOIR
◘ Notes :
1.P. Bouts, Modernité et enracinement. Nécessaire Heidegger, in Artus n°7, 1981.
2.JP Resweber, La pensée de Martin Heidegger, Privat, Toulouse, 1971.
3.M. Heidegger, Holzwege, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1949 (tr. fr. : Chemins qui ne mènent nulle part, 1962).
4.M. Heidegger, Frühe Schriften, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1972.
5.Cf. Arion L. Kelkel et René Schérer, Husserl, PUF, 1971 ; Henri Arvon, La philosophie allemande, Seghers, 1970, pp. 139-149 et 160-169 ; Jean-Paul Resweber, op. cit., pp. 59-63.
6.Pierre Trotignon, Heidegger, PUF, 1974, pp. 9-12.
7.André Malet, Mythos et logos. La pensée de Rudolf Bultmann, Labor et Fides, Genève, 1962 et 1971, p. 277-311.
8. A. Malet, op. cit., p. 305-306.
9. Cf. Heidegger, Wegmarken, Klostermann, Frankfurt/M., 1967-1978 (et not. Vom Wesen des Grundes, p. 123-175).
10. A. Malet, op. cit., p. 311.
11. Heidegger, Albin Michel, 1981. Cf. aussi Lucien Goldmann, Lukàcs et Heidegger, Denoël, 1973.
12. André Malet, op. cit., p. 75.
13. Cf. E.W.F. Tomlin, R.G. Collingwood, Longmans, London, 1953 et 1961.
14. Cf. R.G. Collingwood, The Idea of History (1946) et An Autobiography (1939) p.96-100, Oxford University Press.
15. Cf. F. Guibal, ...Et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines I, Heidegger, Aubier-Montaigne, 1980.
16. Wegmarken, op. cit. (cf. Phänomenologie und Théologie, pp. 45-79).
17.Cf. V. Horia, Der neue Odysseus. Studie über den Verfall der Autorität in Criticon, IV, 25, sept-oct 1974, 233-236.
18.Peter Gay, Weimar Culture. The Outsider as Insider, Penguin, Harmondsworth, 1968, p. 79-106.
19.Walter Hof, Der Weg zum heroischen Realismus. Pessimismus und Nihilismus in der deutschen Literatur von Hamerling bis Benn, Lothar Rotsch, 1974.
20. Cf. Walter Hof, op. cit., p. 235. On consultera aussi Gerd-Klaus Kaltenbrunner (Hrsg.), Konservatismus International, Seewald, Stuttgart, 1973 (et plus particulièrement le texte d'Otto Mann, Dandysmus als konservative Lebensform, p. 156-170).
21. Cf. Sigrid Hunke, Europas andere Religion. Die Ueberwindung der religiösen Krise, Econ, Düsseldorf, 1969.
22. Les écrits politiques de Heidegger, L'Herne, 1968.
23. Les historiens des idées se sont maintes fois penchés sur le problème de la vision du monde d’Adolf Hitler. Parmi quelques ouvrages récemment parus, signalons celui de William Carr, Adolf Hitler, Persönlichkeit und politisches Handeln, Kohlhammer, Stuttgart, 1980. Le 4ème chapitre de ce volume (Hitlers geistige Welt) évoque principalement l’influence des vulgates darwinistes qui avaient cours au début du siècle. Malheureusement, l’auteur applique trop souvent et à mauvais escient les stéréotypes freudiens. En français, on peut consulter l’étude du professeur Franco Cardini, de l’université de Florence : Le joueur de flûte enchantée (messianisme hitlérien, mythopoiétique national-socialiste et angoisse contemporaine), in Totalité, 12, été 1981.
24. Walter Hof, op. cit., p. 240.
25. E. Jünger, L’homme et l’œuvre jusqu’en 1936, Aubier-Montaigne, 1943.
26. Les hommes au milieu des ruines, Sept Couleurs, 1972.
27. Erhebung wider die moderne Welt, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1935.
28. Trad. fr. : M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1977.
29. Sur E. Niekisch, voir la monumentale étude de Louis Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l’expression "national-bolchevisme" en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Honoré Champion, 1976. Plus récent et plus "militant" est le livre d’Uwe Sauermann, Ernst Niekisch zwischen allen Fronten, Herbig, München, 1980.
30. Reinhard Kühnl, Formen bürgerlicher Herrschaft. Liberalismus-Faschismus, Rowohlt, Rein beckbei Hamburg, 1971. Cet ouvrage se fonde surtout sur la "littérature secondaire" et va rarement aux sources. Ce qui lui confère de l’intérêt, c’est l’intention de l’auteur.