L’idée n’est pas nouvelle. Elle figurait déjà dans le projet d’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les Etats membres de l’OCDE, et elle fut l’une des causes essentielles de son rejet, suite à la décision prise par Lionel Jospin de lui retirer le soutien de la France. De ce point de vue, le TTPI peut être considéré comme une « version modifiée de l’AMI ».
Il semble que cette fois-ci, l’offensive soit en passe de réussir. Un mécanisme de ce type a déjà été intégré à l’accord commercial que l’Europe a récemment négocié avec le Canada (CETA). Les firmes multinationales se verraient donc conférer un statut juridique égal à celui des Etats ou des nations, tandis que les investisseurs étrangers obtiendraient le pouvoir de contourner la législation et les tribunaux nationaux pour obtenir des compensations payées par les contribuables pour des actions politiques gouvernementales visant à sauvegarder la qualité de l’air, la sécurité alimentaire, les conditions de travail, le niveau des charges sociales et des salaires ou la stabilité du système bancaire. Dans les faits, le recours à des arbitres privés pour régler un différend entre un Etat et un investisseur ne pourra évidemment que dissuader les Etats de maintenir des services publics, de continuer à protéger les droits sociaux et à garantir la protection sociale, ou de chercher à contrôler l’activité des multinationales. La justice serait rendue au profit de la Banque mondiale et de son Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), sans que soit pris en compte les intérêts des pays et des peuples. La capacité des Etats à légiférer étant ainsi remise en question, les normes sociales, fiscales, sanitaires et environnementales, ne résulteraient plus de la loi, mais d’un accord entre groupes privés, firmes multinationales et leurs avocats, consacrant la primauté du droit américain. On assisterait ainsi à une privatisation totale de la justice et du droit, tandis que l’Union européenne s’exposerait à un déluge de demandes d’indemnités provenant des 14 400 multinationales qui possèdent aujourd’hui plus de 50 800 filiales en Europe.
Grâce à des mécanismes de ce genre, des entreprises étrangères ont déjà engagé des poursuites contre l’augmentation du salaire minimum en Egypte, ou contre la limitation des émissions toxiques au Pérou ! La multinationale Lone Pine a demandé au gouvernement canadien de lui accorder 250 millions de dollars de « réparations » pour les profits qu’elle n’a pu réaliser à cause du moratoire sur l’extraction du gaz de schiste mis en place dans la vallée du Saint-Laurent. En 2012, l’OMC avait déjà infligé à l’Union européenne des pénalités de plusieurs centaines de millions d’euros pour son refus d’importer des OGM. Plus de 450 procédures de ce genre sont en cours actuellement dans le monde.
Démanteler l’Union européenne
Le Wall Street Journal l’a reconnu avec ingénuité : le partenariat transatlantique « est une opportunité de réaffirmer le leadership global de l’Ouest dans un monde multipolaire ». Un leadership que les Etats-Unis ne sont pas parvenus à imposer par l’intermédiaire de l’OMC. Celle-ci avait certes lancé en 2001 à Doha, capitale du Qatar, un ambitieux programme de libéralisation des échanges commerciaux, mais au sein de cette organisation, dont le nouveau président, successeur du Français Pascal Lamy, est le Brésilien Roberto Azevêdo, les Américains se heurtent depuis plus de dix ans à la résistance des pays émergents (Chine, Brésil, Inde, Argentine) et des pays pauvres. Le seul résultat obtenu a été, en décembre dernier, l’accord intervenu à Bali. C’est la raison pour laquelle les Etats-Unis ont adopté une nouvelle stratégie, dont le TTIP est le fruit. La mise en place d’un grand marché transatlantique est pour eux un moyen d’écraser la résistance des pays tiers, tout en enrôlant l’Europe dans un ensemble dont le poids économique sera tel qu’il imposera les intérêts de Washington au monde entier.
Il s’agit donc bien, pour les Etats-Unis, de tenter de maintenir leur hégémonie mondiale en enlevant aux autres nations la maîtrise de leurs échanges commerciaux au bénéfice des multinationales largement contrôlées par leurs élites financières. Parallèlement, ils veulent contenir la montée en puissance de la Chine, aujourd’hui devenue la première exportatrice mondiale. La création d’un grand marché transatlantique leur offrirait un partenaire stratégique susceptible de faire tomber les dernières places fortes industrielles européennes. Il permettrait de démanteler l’Union européenne au profit d’une union économique intercontinentale, c’est-à-dire d’arrimer définitivement l’Europe à un grand ensemble « océanique » la coupant de sa partie orientale et de tout lien avec la Russie. Comme les Américains s’inquiètent par ailleurs de l’impact négatif de la chute de l’activité économique européenne sur les exportations américaines, et donc sur l’emploi aux Etats-Unis, on comprend qu’ils veuillent conclure l’accord le plus tôt possible.
De façon significative, un grand « Partenariat transpacifique » (Trans-Pacific Partnership, TPP) a également été lancé en 2011 par les Etats-Unis. Comptant au départ huit pays (Etats-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande, Chili, Pérou, Malaisie, Brunei, Vietnam) qui ont été rejoints en décembre 2012 par le Japon, il vise principalement à contrecarrer l’expansion économique et commerciale de la Chine. Comme l’a dit sans détour Bruce Stokes, du German Marshall Fund of the United States, l’objectif est de « s’assurer que le capitalisme version occidentale reste la norme mondiale et pas le capitalisme d’Etat chinois ». Depuis l’arrivée Japon, le TPP ne représente pas moins du tiers du commerce mondial et 40% du PIB mondial. Ce qui revient à dire que le Partenariat transpacifique et le Traité transatlantique, auxquels on peut encore ajouter l’Alena, couvriraient à eux trois 90% du PIB mondial et 75% des échanges commerciaux.
A plus long terme encore, l’objectif est de toute évidence d’établir des règles mondiales sur le commerce. Carla Hills, principale négociatrice du traité transatlantique sous George Bush, l’a décrit comme un « catalyseur nécessaire » vers un « nouvel ordre mondial ». Quoique bilatéral, un accord Union européenne / Etats-Unis marquerait un pas vers un retour à la reconnaissance de la primauté des règles commerciales multilatérales. José Manuel Barroso l’a dit également : un tel accord « fixera la norme, non seulement pour le commerce et les investissements transatlantiques, mais aussi pour le développement du commerce à travers le monde ». Il s’agit bien, a confirmé Karel De Gutch, « d’élaborer des normes qui ont vocation à devenir mondiales ».
Une alliance aussi forte que l’Otan
Barack Obama, pour sa part, n’a pas hésité à comparer le partenariat transatlantique à une « alliance économique aussi forte que l’alliance diplomatique et militaire » représentée par l’OTAN. La formule est assez juste. C’est bien une OTAN économique, placée comme son modèle militaire sous tutelle américaine, que cherche à créer le TTIP afin de diluer la construction européenne dans un vaste ensemble inter-océanique sans aucun soubassement géopolitique, de faire de l’Europe l’arrière-cour des Etats-Unis, consacrant ainsi l’Europe-marché au détriment de l’Europe-puissance.
L’enjeu final est politique. Par une intégration économique imposée à marche forcée, l’espoir est de mettre en place une « nouvelle gouvernance » commune aux deux continents. A Washington comme à Bruxelles, on ne dissimule pas que le grand marché transatlantique n’est qu’une étape vers la création d’une structure politique mondiale, qui prendrait le nom d’Union transatlantique.
De même que l’intégration économique de l’Europe était censée déboucher sur son unification politique, il s’agirait de créer à terme un grand bloc politico-culturel unifié allant de San Francisco jusqu’aux frontières de la zone d’influence russe. Le continent eurasiatique étant ainsi coupé en deux, une véritable Fédération transatlantique, pourvue d’une assemblée parlementaire regroupant des membres du Congrès américain et du Parlement européen, et représentant 78 Etats (28 Etats européens, 50 Etats Américains), pourrait ainsi être créée. Les souverainetés nationales ayant déjà été annexées par la Commission de Bruxelles, c’est la souveraineté européenne qui serait alors transférée aux Etats-Unis. Les nations européennes resteraient dirigées par des directives européennes, mais celles-ci seraient dictées par les Américains. Il s’agit, on le voit, d’un projet d’une immense ambition, dont la réalisation marquerait un tournant historique – sur l’opportunité duquel aucun peuple n’a jamais été consulté.
« Si ce projet aboutit, il réduira l’Europe, a dit Noël Mamère, il réduira l’Europe au statut d’élément subalterne d’un ensemble occidental dominé par le libre-échange, l’ultralibéralisme et le dollar [...] Nous deviendrions des supplétifs des Etats-Unis, comme nous le sommes déjà sur le plan militaire depuis le retour de la France dans l’OTAN ». « Le grand marché transatlantique, a renchéri Jean-Luc Mélenchon, est une annexion de l’Europe par les Etats-Unis [...] Il prononce de fait la dissolution de l’Union européenne dans le marché unique des USA ». La vérité oblige à dire qu’ils n’ont pas tort. Avec le TTIP, l’objectif à long terme est de faire gouverner le monde par l’économie, et en même temps de « reconstruire un monde unipolaire à partir d’un empire euro-atlantique sous contrôle états-unien ». Une monstruosité.
L’Europe ne désire même plus résister
Reste à savoir si les négociations iront à leur terme, et si le grand marché transatlantique verra vraiment le jour. A l’heure actuelle, on voit mal cependant ce qui pourrait empêcher sa réalisation. Et l'on a d’autant moins de raisons d’espérer qu’il n’aura pas pour résultat de soumettre l’Europe aux Etats-Unis que les élites dirigeantes européennes sont de toute évidence des victimes consentantes de cette annexion. L’incroyable mollesse des réactions européennes au scandale de l’espionnage américain en Europe, dans le cadre du programme PRISM de la NSA, révélé à la faveur de l’affaire Snowden, est à elle seule révélatrice du degré de soumission de l’Europe aux Etats-Unis – comme le sont également le récent achat par les Pays-Bas de 37 avions de combat américain F-35, le choix du gouvernement allemand de choisir le lanceur américain Falcon 9 pour lancer trois satellites gouvernementaux, ou la décision de la France d’acquérir du constructeur américain General Atomics des drones de surveillance Reaper pour 1,5 milliard de dollars.
Le gouvernement français s’est de son côté officiellement rallié à la finance de marché. Il a aussi hérité de l’atlantisme traditionnellement professé par le parti socialiste depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce qui explique que François Hollande se soit bien gardé de revenir sur la réintégration de la France dans l’appareil intégré de l’OTAN. On ne doit pas non plus oublier que nombre de dirigeants politiques actuels, dont François Hollande (promotion 1996), font partie des « Young Leaders » de la French-American Foundation. Comment s’étonner alors de la déclaration de Nicole Bricq, ancien ministre du Commerce extérieur, présentant le projet de traité transatlantique comme une « chance pour la France », à laquelle on « ne peut qu’être favorable » ?
Le 28 juin 1978, l’économiste François Perroux déclarait dans Le Monde : « L’Europe sans rivages pouvait avoir deux sens. Ou bien l’Europe libre redevient un foyer d’influence économique, politique, intellectuelle, propageant ses activités intenses vers l’extérieur sans risque d’impérialisme désormais. Ou bien l’Europe est envahie. Sans rivages, elle subit des forces extérieures auxquelles elle ne désire même plus résister ». C’est plus que jamais vers la seconde hypothèse que l’on paraît s’orienter.
Alain de Benoist pour Eléments n°151