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  • Cet esclavage dont notre gouvernement se rend complice

    "Le 29 janvier, une jeune femme décédait dans une clinique de New Delhi après un prélèvement d'ovocytes. Quelques jours auparavant, la Haute cour de Mumbai demandait à la police d'approfondir ses investigations sur la mort d'une adolescente de 17 ans survenue en 2010, après sa troisième ponction ovocytaire dans une clinique de la capitale économique indienne."

    Ainsi débute le reportage de Slate au pays des usines à bébé : l'Inde. Enfermement de mères porteuses pendant toute la durée de leur grossesse, implantation de plusieurs embryons au mépris des risques pour elles, recours à deux mères porteuses pour multiplier les "chances" de réussite, choix des fournisseuses d'ovocytes en fonction de leur race, contrats trois fois plus rémunérateurs pour la clinique que pour la femme-esclave, qui ne comprend de toute façon pas ce qu'elle signe puisqu'elle est illétrée, césarienne systématique en fonction des billets d'avion pour que les parents commanditaires puissent assister à l'accouchement... une nouvelle forme d'esclavage des femmes pauvres se répand en Inde sans que personne ne trouve à y redire.

    Le gouvernement indien ? Il n'envisage pas d'interdire ces pratiques, mais s'inquiète de ce que l'enfant soit in fine bel et bien reconnu par les "parents d'intention" et reçoive des papiers en bonne et due forme. Le gouvernement français ? Il est complice : Christiane Taubira n'a-t-elle pas signé une circulaire demandant aux juges de fermer les yeux quand des parents demandent un état civil pour l'enfant qu'ils ont acheté ?

    Louise Tudy

  • Comment les banques centrales engendrent des inégalités de revenus

    L’écart entre les riches et les pauvres continue de croître. Les 1 % les plus riches concentraient 8 % du gâteau en 1975, aujourd’hui ils en possèdent plus de 20 %. Il s’agit d’un changement frappant en comparaison avec les années 50 et 60, ou la part de leur richesse était juste au-dessus de 10 %.

    Une étude d’Emmanuel Saez [1] montre qu’entre 2009 et 2012, la richesse réelle des 1 % les plus riches a augmenté de 31,4 %. Aujourd’hui les 10 % les plus riches reçoivent 50,5 % de tous les revenus générés par l’économie, c’est-à-dire la part la plus grande jamais observée depuis que ces statistiques existent, à savoir 1917. Les plus riches s’enrichissent de manière totalement disproportionnée à des taux en constante hausse.

    L’ensemble de la littérature sur les inégalités de revenus est produite par des professeurs de sociologie. Ils ont identifié des facteurs comme la technologie, le rôle réduit des syndicats, le déclin en valeur réelle du salaire minimum, et le bouc émissaire préféré de tout le monde : l’émergence de la Chine dans l’économie mondiale. Ces facteurs ont pu jouer un rôle, mais il y a deux facteurs primordiaux qui expliquent les vraies causes de la montée des inégalités de revenus. L’une est désirée et justifiée alors que l’autre au contraire ne l’est pas.

    Dans une économie capitaliste, les prix et les profits jouent un rôle fondamental dans la bonne allocation des ressources, ceci dans un but de répondre au mieux aux besoins de l’économie et de la société en général. Lorsque « Apple » prit le risque de produire l’iPad, beaucoup de commentateurs pensaient que cela ferait un bide. Son succès engendra des profits pour Apple et en même temps envoya un signal aux autres producteurs sur le fait que la société voulait plus de ce genre de produits. Les profits agissent donc comme une récompense à la prise de risque. C’est la recherche de profit qui a donné une multitude de nouveaux produits et un niveau de vie en constante augmentation.

    Cependant, profits et inégalités marchent main dans la main. On ne peut avoir l’un sans l’autre. Si l’on élimine l’un, on élimine ou réduit significativement l’autre. Les inégalités de revenus sont les conséquences directes du capitalisme, dont les caractéristiques sont basées sur les notions de perte et profit. Ces deux notions ne peuvent être dissociées.

    Margaret Thatcher comprit elle aussi cette impossible dissociation. Elle déclara même un jour qu’il valait mieux avoir de larges inégalités de revenus mais dans l’ensemble tout le monde en haut de l’échelle, plutôt que peu de différence de revenu mais tout le monde en bas de l’échelle.

    Cependant, on constate au contraire que la classe moyenne à plutôt glissé vers la pauvreté. Durant la période 1979-2007, les revenus des 60 % médians de la population ont augmenté d’un peu moins de 40 % alors que l’inflation a été de 186 %. D’après les études d’Emmanuel Saez, les 99 % restants ont vu leur revenu augmenter de seulement 0,4 % entre 2009 et 2012. Cela est loin de couvrir la perte de 11,6 % endurée entre 2007 et 2009, qui correspond à la plus forte baisse de revenu jamais observée sur une période de deux ans depuis la Grande Dépression. Ajusté de l’inflation, les travailleurs à faibles revenus gagnent moins qu’il y a 50 ans.

    Cela nous mène à la deuxième source d’inégalités de revenus, indésirable et injustifiée : la création de monnaie par les banques centrales à partir de rien, ou appelée autrement, la contrefaçon « légale » de monnaie. Il n’est pas surprenant de constater que l’accroissement des écarts de revenu coïncide avec l’adoption de la monnaie fiduciaire à travers le monde. Chaque dollar créé par la banque centrale bénéficie aux premiers destinataires de cette monnaie – le gouvernement et le secteur bancaire – au détriment des destinataires ultérieurs que sont les travailleurs et les pauvres. Depuis l’adoption de la monnaie fiduciaire en 1971, le dollar a perdu près de 82 % de sa valeur pendant que la taille du secteur bancaire dans l’économie est passée de 4 % à bien plus de 10 % aujourd’hui. La banque centrale ne crée rien de réel ; ni ressources, ni biens ou services. Lorsqu’elle crée de la monnaie, cela cause une augmentation du prix des transactions. L’authentique théorie quantitative de la monnaie fait clairement le lien entre la monnaie et le prix que cette monnaie permet réellement d’acheter, y compris les actifs financiers et immobiliers. Quand la banque centrale crée de la monnaie, les banques, traders et autres hedge funds – étant au début de la queue – bénéficient de l’augmentation des fluctuations et de la tendance haussière du prix des actifs. Les contrats à terme et autres produits dérivés sur les taux de change et les taux d’intérêts étaient inutiles avant 1971, étant donné que les activités de couverture étaient pour la plupart injustifiées. La banque centrale est donc responsable de ces nouveaux risques liés à l’augmentation des fluctuations. Elle est également responsable de la poussé du prix des actifs, qui ne se justifie pas par les fondamentaux économiques.

    Ainsi le secteur bancaire a été capable d’augmenter significativement ses profits et ses droits sur les biens et services produits par l’économie. En revanche, plus de droits détenus par un seul secteur, qui par essence ne crée aucune valeur ajoutée, signifie mathématiquement moins de droits sur les biens et services pour tous les autres. Voilà pourquoi la contrefaçon de monnaie est illégale. Ainsi, on peut dire que la banque centrale joue un peu le rôle d’anti-Robin-des-bois en augmentant la part du gâteau pour les plus riches et en poussant doucement les classes moyennes vers la pauvreté.

    Janet Yellen, le nouveau président de la Réserve fédérale américaine (Fed), a récemment déclaré :

    « J’espère que l’inflation reviendra vers un taux proche de 2 %, qui est notre objectif à long terme. »

    Elle démontre ainsi son engagement dans une politique qui s’apparente à du vol et à une redistribution des richesses. La Banque centrale européenne (BCE) ne fait guère mieux. Sa politique de LTRO [2] consiste à octroyer des prêts à plus long terme aux banques en échange d’un collatéral douteux afin qu’elles puissent acheter des obligations d’État, qu’elles s’empresseront ensuite de venir redéposer auprès de la BCE en échange d’encore plus de prêts bon marché, et ainsi de suite. Cette politique n’a rien à voir avec un souci de liquidité mais plutôt avec le souhait de voir les banques grossir leurs profits. Chaque euro que la banque centrale crée est, en réalité, une taxe cachée pour toutes les personnes utilisant l’euro dans leur vie de tous les jours. C’est une taxe sur leur solde de trésorerie, qu’ils soient une entreprise ou un particulier. La banque centrale prend donc aux travailleurs de toute l’Europe pour le donner aux riches banquiers. Cela s’apparente clairement à une monétisation cachée de la dette, le secteur bancaire agissant ici comme intermédiaire, prenant en plus au passage une juteuse commission. La même logique s’applique à la redistribution créée lorsqu’on paye les intérêts sur réserve des banques américaines.

    Préoccupés par les inégalités de revenus, le président Obama et les démocrates préconisent un relèvement des taxes pour les plus riches et une augmentation du salaire minimum. À tort, ils se concentrent sur les conséquences et non les causes de ces inégalités de revenus. S’ils réussissent, ils ne feront que jeter le bébé avec l’eau du bain. S’ils sont sérieux sur leur volonté de diminuer ces inégalités, il ferait mieux de se concentrer sur la cause principale : la banque centrale.

    En 1923, l’Allemagne retourna à sa devise d’avant-guerre et à l’étalon or avec presque aucune réserve d’or. Elle le fit en promettant de ne plus jamais utiliser la planche à billet. Nous devrions faire de même.

  • Robert STEUCKERS : Aux sources de l’idéologie sioniste

    Extrait d’une conférence sur le Proche Orient, prononcée à la tribune du “Cercle Proudhon” à Genève, avril 2010
    Le sionisme suscite l’enthousiasme dans une bonne part de la communauté juive, tous pays confondus, chez les “chrétiens sionistes” américains, qui sont des fondamentalistes protestants, et chez les occidentalistes et les atlantistes de toutes obédiences (de gauche comme de droite). En revanche, pour beaucoup d’autres, et a fortiori dans les pays arabes et les communautés arabo-musulmanes immigrées dans les pays occidentaux, le sionisme est considérée comme une forme de racisme juif dont les victimes sont les Arabes de Palestine. Une vive passion s’est emparée de toutes les discussions relatives à cette question, tant et si bien que les parties prenantes de ce débat ont une vision généralement propagandiste et militante sur le fait sioniste, oublieuse, comme toutes les autres visions propagandistes et militantes, des racines historiques du complexe d’idées qu’elles exaltent ou qu’elles vouent aux gémonies. L’esprit partisan est toujours rétif aux démarches généalogiques. Il répète à satiété ses “ritournelles”, sans tenir compte ni du réel ni du passé.
    Le Prince de Ligne et Napoléon
    Notre position ne peut être ni propagandiste ni militante car nous ne sommes ni juifs ni arabes, car nous ne pouvons raisonnablement nous identifier aux uns ou aux autres, tout en étant désireux de ne pas voir l’ensemble du Levant et du Moyen Orient plongé dans une guerre sans fin, qui, dans tous les cas de figure, serait contraire à nos intérêts. Le sionisme, c’est-à-dire la volonté de transplanter tous les juifs d’Europe dans l’ancienne Palestine romaine ou ottomane, n’a pourtant pas, au départ, des origines juives. Le tout premier à avoir émis l’hypothèse d’une telle transplantation est mon compatriote, le Feldmarschall impérial Charles-Joseph de Ligne, envoyé comme attaché militaire autrichien auprès de Catherine II la Grande en guerre contre l’Empire ottoman, auquel elle arrachera la Crimée, sanctionnant ainsi la prépondérance russe en Mer Noire. A cette époque qui a immédiatement précédé les délires criminels de la révolution française, Russes et Autrichiens envisageaient de porter un coup final à cet empire moribond qui avait assiégé l’Europe du Sud-Est pendant plusieurs siècles. Pour y parvenir, le Prince de Ligne a suggéré d’envoyer toute la population des ghettos d’Europe centrale et orientale dans la partie médiane de l’Empire ottoman, de façon à ce qu’un foyer de dissidence se crée, au bénéfice des Russes et des Autrichiens, entre l’Egypte, province de la Sublime Porte, et l’Anatolie proprement turque. L’objectif de ce “sionisme” ante litteram, non idéologique et non religieux mais essentiellement tactique, était donc de séparer l’Egypte de la masse territoriale anatolienne, sur un territoire, qui, dans l’histoire antique, avait déjà été âprement disputé entre les Pharaons et les souverains hittites (bataille de Qadesh) voire, aux temps des Croisades européennes, entre Fatimides d’Egypte, alliés occasionnels des rois croisés, et Seldjouks.
    La révolution française, fomentée par Pitt pour venger la défaite de la flotte anglaise à Yorktown en 1783 lors de la guerre d’indépendance des Etats-Unis, va distraire Russes et surtout Autrichiens de la tâche géopolitique naturelle qu’ils s’étaient assignée: parfaire la libération de l’Europe balkanique, hellénique et pontique afin de conjurer définitivement la menace ottomane. Napoléon Bonaparte, fervent lecteur des lettres galantes et coquines du Prince de Ligne, reprendra l’idée à son compte, sans pouvoir la réaliser, sa campagne d’Egypte s’étant soldée par un fiasco total avec la défaite navale d’Aboukir. En occupant provisoirement l’Egypte, Bonaparte s’oppose à l’Empire ottoman, déjà considérablement affaibli par les coups que lui avaient portés les armées russes et autrichiennes près d’une vingtaine d’années auparavant. Les visées françaises sur l’Egypte obligent, d’une part, les Anglais à soutenir les Ottomans (aussi contre les Russes qui font pression sur les Détroits) et, d’autre part, Napoléon à envisager de créer une sorte d’Etat-tampon juif francophile entre une future Egypte tournée vers la France et la masse territoriale anatolienne et balkanique, d’où étaient généralement issus les meilleurs soldats ottomans, dont les pugnaces janissaires et leurs successeurs. L’enclave juive devait servir à protéger le futur Canal de Suez encore à creuser et les richesses du Nil, notamment les cultures du coton, richesse convoitée par la France révolutionnaire. Le militant sioniste de droite Jabotinski, ancêtre intellectuel des droites israéliennes, faisait directement référence à ces projets napoléoniens dans ses écrits militants, marqués par des linéaments idéologiques bonapartistes, garibaldistes et... mussoliniens. Mais les projets du Prince de Ligne et de Bonaparte resteront lettre morte. Ce sionisme non juif et purement tactique sera oublié pendant plusieurs décennies après la défaite napoléonienne à Waterloo et les dispositions prises lors du Traité de Vienne.
    Lord Shaftesbury
    Le projet sera réexhumé dès la fin des années 30 du 19ème siècle quand l’Empire ottoman sera déchiré par une guerre interne, opposant le Sultan d’Istanbul, soutenu par l’Angleterre, et Mehmet Ali, d’origine albanaise, khédive d’Egypte appuyé par la France. A Londres, Lord Shaftesbury relance l’idée dans les colonnes de la revue Globe et dans un article du Times (17 août 1840); il réclame dans ces publications “a land without a people for a people without a land” (“une terre sans peuple pour un peuple sans terre”), esquissant un plan, qui, finalement, se concrétisera un peu plus d’un siècle plus tard, lors de la création de l’Etat d’Israël. Le père du “sionisme”, qui n’a pas encore de nom, est donc un lord conservateur anglais. Outre le fait qu’il émet l’idée fausse d’une Palestine vide, prête à accueillir une population errante en Europe et jugée indésirable, Lord Shaftesbury préconise dans son article la création d’un Etat indépendant en Syrie-Palestine ouvert à la colonisation juive (et donc non entièrement juif), un Etat qui fera tampon entre l’Egypte et la Turquie, projet où l’Angleterre aura le beau rôle du “nouveau Cyrus” qui ramènera les juifs en Palestine. Disraëli, d’origine juive, relance à son tour l’idée en lui donnant une connotation plus romantique, un peu dans le style du “philhellénisme” de Lord Byron, autre figure tragique et originale anglaise qui a permis à Londres d’intervenir dans le bassin oriental de la Méditerranée. Mais l’idée “pré-sioniste” est très vite abandonnée après la Guerre de Crimée où la France et l’Angleterre s’allient à l’Empire ottoman contre la Russie, afin de la contenir au nord du Bosphore. L’Angleterre devient la protectrice de l’Empire ottoman, le soutient à fond lors de la guerre russo-turque de 1877-78 tout en occupant Chypre et en étendant sa protection à l’Egypte en 1882: Albion ne fait rien pour rien! Dans un tel contexte, il est donc bien inutile de fabriquer un Etat-tampon entre deux entités d’un même empire dont on est l’allié ou dont on “protège” le fleuron. On ne ressortira l’idée sioniste du placard que lorsque l’Empire ottoman s’alignera progressivement sur l’Allemagne de Guillaume II, faute d’une politique cohérente de ses alliés français et anglais, qui ont d’abord protégé la Sublime Porte contre la Russie, entre 1853 et 1856 (Guerre de Crimée) et en 1877-78, quand Russes, Bulgares et Roumains envahissaient les possessions balkaniques du Sultan, tout en menaçant Constantinople. La politique franco-anglaise était marquée par la duplicité: les alliés occidnetaux avaient deux fers au feu: protéger l’Empire ottoman moribond, tout en le dépouillant de ses territoires les plus stratégiques; imaginer une politique de dislocation de ce même Empire ottoman, en pariant sur l’éventuelle royauté d’Abdel Khader au Levant ou en créant une élite arabe pro-occidentale au Liban et en Syrie (cf. infra), pour affaiblir le nouvel allié du Kaiser allemand.
    Abdel Khader
    Après la guerre “inter-ottomane” entre le Sultan et Mehmet Ali, en 1847, Abdel Khader capitule et se rend aux Français en Algérie, pays auquel il avait voulu rendre l’indépendance. Le Duc d’Aumale, vainqueur, lui accorde sa garantie et sa protection. Il croupit d’abord dans une prison française de 1848 à 1852 puis s’exile à Damas en Syrie en 1853. Il est autorisé à y séjourner avec sa suite, une troupe d’un millier de soldats maghrébins aguerris, avec leur famille. Cette émigration hors de l’Algérie devenue française permet au Second Empire de se débarrasser des éléments les plus turbulents de la première révolte algérienne et, comme nous le verrons, d’exploiter leur dynamisme et leur fougue guerrière. Les Ottomans ne contestent pas cette présence: ils ont besoin de leurs nouveaux alliés français contre la Russie qui a attaqué les ports turcs de la Mer Noire, déclenchant ainsi la Guerre de Crimée. En 1860, après cette guerre qui a ruiné les principes pan-européens (et eurasistes avant la lettre) de la Sainte-Alliance, des troubles éclatent au Liban et dans le Djebel druze, où la population locale musulmane ou druze massacre les chrétiens, obligeant la France, protectrice de jure de ces minorités chrétiennes dans l’Empire ottoman, à intervenir. Abdel Khader, devenu instrument militaire de la France avec son armée algérienne installée en Syrie, intervient et sauve les chrétiens syriens du massacre. Ces troubles du Levant avaient éclaté parce que le Sultan avait envisagé d’accorder aux puissances européennes, surtout la France et l’Angleterre, toutes sortes de concessions, notamment celles qui consistait à lever le statut de dhimmitude pour les chrétiens d’Orient et à autoriser les puissances chrétiennes à ouvrir des écoles dans tous les vilayets entre Antioche et le Sinaï. La politique occidentale, franco-anglaise, n’est plus, alors, de créer un Etat-tampon juif mais de créer une nation arabe moderne, favorable à l’Occident, en rébellion contre la Sublime Porte, formant un verrou grand-syrien cohérent entre l’Egypte et l’Anatolie. Dans ce projet, la France et l’Angleterre visent surtout à asseoir leur domination sur le Liban actuel, où on fabriquera, grâce aux nouvelles écoles catholiques ou protestantes, une élite intellectuelle occidentalisée, au départ de groupes de Maronites nationalistes arabes, hostiles à la Sublime Porte, qui ne les avait pas protégés en 1860 dans le Djebel druze.
    En 1876, Abdülhamid monte sur le trône ottoman. En 1877-78, ses armées sont écrasées par les Russes qui volent au secours des Bulgares et des Roumains qui venaient de proclamer leur indépendance. Les territoires balkaniques de l’Empire ottoman se réduisent comme une peau de chagrin, entraînant une crise générale dans tout l’Empire. Il est fragilisé à l’extrême: les Bulgares ont campé devant les murs de Constantinople et sont désormais en mesure de réitérer cette aventure militaire avec l’appui russe. La Turquie ottomane se tourne de plus en plus vers l’Allemagne, tandis que les Français rêvent d’un royaume arabe du Levant, dont le souverain serait... Abdel Khader. On ne songe plus à envoyer dans la région les juifs d’Europe.
    Rabbi Alkalai, Zvi Hirsch Kalisher, Joseph Natonek
    L’idée sioniste est alors quasiment absente dans les ghettos juifs d’Europe, a fortiori au sein des judaïsmes émancipés dont les représentants n’ont nulle envie d’aller cultiver la terre ingrate du Levant. On peut cependant citer des prédécesseurs religieux, dont le rabbin de Sarajevo Alkalai (1798-1878), sujet ottoman, qui énonce, non pas l ‘idée d’aller s’installer en Palestine, mais une idée neuve et révolutionnaire au sein du judaïsme européen: le judaïsme ne doit plus être la religion qui attend en toute quiétude que revienne le Messie. Pour Alkalai, il ne faut plus attendre, il faut se libérer activement et le Messie viendra. Pour développer une action, il faut un projet, qu’Alkalai n’énonce pas encore mais son refus de l’attitude d’attente de la religion mosaïque traditionnelle implique ipso facto de sortir de sa quiétude impolitique, de se porter vers un activisme qui attend son heure et ses mots d’ordre. Par ailleurs, à Thorn en Posnanie prussienne, Zvi Hirsch Kalisher (1795-1874) propose, pragmatique à rebours de son collègue de Sarajevo, la création d’une société de colonisation en 1861-62. C’est le premier projet “sioniste” juif non purement tactique, émanant d’une géopolitique française, russe ou autrichienne. On notera que ces projets constituent une réaction contre l’émancipation (qui, disent ces pré-sionistes, va aliéner les juifs par rapport à leur héritage ancestral) et non contre les persécutions. Leur attitude est dès lors assez ambigüe: il faut rester juif mais non pas à la mode traditionnelle et “quiète”; il faut le rester en pratiquant un nouvel activisme qui, dans ses principes, serait juif, non transmissible aux non-juifs, mais simultanément non traditionnel, ce qui conduit les traditionalistes quiets à rétorquer qu’un activisme ne peut être juif, mais seulement copie maladroite des manies des “goyim” et que seul l’attente est signe de judaïsme véritable.
    Un peu plus tard, Joseph Natonek (1813-1892) élabore un plan plus précis, celui que reprendra Herzl et son fameux “Congrès sioniste” de 1897. Natonek suggère la création d’un “Congrès juif mondial”, de demander ensuite une charte aux Turcs, d’amorcer une colonisation agricole puis de favoriser une émigration de masse vers la Palestine et de créer une langue hébraïque moderne. Natonek ne donne pas de nom à son projet: on ne peut pas parler de sionisme, puisque le terme n’existe pas encore. Personne ne suit Natonek: l’alliance israélite universelle refuse ses plans en 1866 et se borne à aider, via des initiatives philanthropiques, les juifs ottomans de Palestine, ceux du “vieux peuplement” ou “vieux yishuv”. Natonek, dépité, se retire de tous les débats que ses idées avaient lancés. Deux membres de sa famille partent en Palestine pour fonder une colonie agricole, la toute première de l’histoire du sionisme.
    Moïse Hess
    Le socialiste allemand de confession juive Moïse (Moshe) Hess, issu de l’écurie des Jeunes Hégéliens comme Karl Marx (avec qui il se disputera), observe, après 1848, l’agitation politique que suscitent les mouvements nationaux partout en Europe, surtout en Italie, en Pologne et dans les Balkans. Il voyait la faiblesse du judaïsme dans son particularisme, face à un christianisme qui se voulait universel (positions assez différentes de celles, bricolées, d’un Bernard-Henri Lévy qui, lui, voit des peuples goyim indécrottablement “particularistes” ou “vernaculaires” et un judaïsme essentiellement universaliste). Errant dans un espace idéologique sans limites perceptibles, dans un flou conceptuel, le socialisme de Hess l’induit d’abord à lutter pour l’émancipation du prolétariat, indépendamment de toute appartenance religieuse. Plus tard, il revient au judaïsme, noyau religieux de la “nationalité juive”, et réclame le droit des juifs à avoir un Etat à eux puisque personne ne veut les assimiler, les accepter. Il en déduit que les juifs sont inassimilables et que cette “inassimilabilité” —qu’il juge finalement positive— caractérise leur nationalité, en même temps que leur particularisme. Par conséquent, il pense que la France, qui a défendu les Maronites de Syrie contre les Druzes avec l’aide des guerriers d’Abdel Khader, pourrait aider les juifs d’Europe à se créer un foyer au Levant qui, en même temps, serait un modèle de société socialiste et égalitaire. Il n’est pas pris au sérieux par la majorité de ses co-religionnaires d’Europe occidentale et centrale qui le prennent pour un utopiste (exactement comme Marx!).
    Leo Pinsker
    Avant le manifeste de Theodor Herzl, qui lancera le sionisme proprement dit, une idée motrice émerge dans le monde intellectuel juif, chez un certain Leo Pinsker: celui-ci préconise un “retour à la normalité”. Il argumente: c’est parce que les juifs ne sont pas “normaux” qu’il y a de l’antisémitisme. Si les juifs revenaient à une “normalité” qu’ils partageraient avec les autres citoyens des Etats dans lesquels ils vivent, l’antisémitisme n’aurait plus raison d’être. Or l’antisémitisme devenait virulent en Europe orientale: les pogroms se succèdaient en Russie et la Roumanie, devenue indépendante, ne reconnaissait pas les juifs comme citoyens; de même, les émeutes et les pillages antijuifs, commis par les Européens de souche et les autochtones arabo-berbères en Algérie française se multiplient dans les années 90 du 19ème siècle. L’idée sioniste, avant la lettre, trouvera par conséquent un large écho en Roumanie. Parmi les tout premiers immigrants juifs du “nouveau yishuv”, on comptait beaucoup de ressortissants des ghettos de Roumanie, mal accueillis par leurs coreligionnaires du “vieux yishuv”. Quant aux juifs de Russie, la route de l’immigration leur est barrée en 1893 par ordre du Sultan, qui craint que les Russes appliquent l’idée purement tactique du Prince de Ligne et de Napoléon, en créant, par l’envoi massif de juifs de Russie, un judaïsme fidèle à l’ennemi slave sur le flanc sud de l’Anatolie turque. Par la volonté du Sultan, les juifs russes ne peuvent donc plus acheter de terres en Palestine. En 1890, Nathan Birnbaum forge le mot de “sionisme” dans la revue Kadima, en faisant référence à la colline de Sion à Jérusalem. Mais Birnbaum abandonne bien vite l’idée sioniste: il plaidera pour l’éclosion de “judaïsmes nationaux”, notamment en Allemagne, dont la langue serait le yiddisch et non pas un “nouvel hébreu” comme l’avait demandé Natonek. Il tranche ainsi à sa manière le dilemme activisme/quiétude: il replonge dans les traditions juives/yiddish tout en refusant l’activisme sioniste/moderniste (et “simili-goy”). Mais Herzl est un disciple de Birnbaum, qui ne retient que l’idée de revenir à la colline de Sion, d’y créer un Etat où les juifs pourraient vivre la vie de citoyens modernes normaux, selon les critères préconisés par Pinsker (et aussi, avant lui, par Hess).
    Théodore Herzl
    Jusqu’à la parution du petit livre de Théodore Herzl en février 1896, intitulé L’Etat juif, le sionisme est une idéologie vague et confuse, affirmée puis critiquée, acceptée puis reniée. Le livre de Herzl n’était pas moins confus car il ne disait rien de précis sur le site géographique de ce futur et très hypothétique “Etat juif”. Il pourrait se situer en Palestine mais aussi ailleurs dans le monde. Son manifeste, bien que confus, attire quelques personnalités influentes (Nordau, Kahn, Lazare, Goldschmidt, Montagu, etc.) et recueille les signatures de milliers d’étudiants juifs d’Europe centrale. Mais les assimilationistes et les quelques colons de Palestine (issus du mouvement ‘Hovevei Zion) ne le soutiennent pas, parce qu’ils craignent d’éveiller un nouvel antisémitisme ou de voir les frontières des vilayets ottomans du Levant se fermer à tous nouveaux arrivants par crainte d’une submersion. Herzl développe alors une véritable “diplomatie sioniste” tous azimuts pour tenter, vaille que vaille, d’arriver à ses fins, avec l’appui, non pas d’une bourgeoisie juive assimilationiste, mais de dizaines de milliers de petites gens qui n’ont guère d’espoir d’avancer socialement, surtout en Pologne, en Russie et en Roumanie. Cette agitation autour de Herzl va, suite au “Congrès de Bâle” d’août 1897, donner naissance au sionisme moderne, autonome, capable, théoriquement, de faire avancer ses idées sans le soutien d’une puissance impériale. Guillaume II d’Allemagne, qui n’est certainement pas antisémite, décourage cette volonté romantique de faire l’alya (le retour à la Terre de Sion) pour ne pas heurter son nouvel allié turc. Les Russes, qui auraient pu pratiquer à leur profit la politique jadis préconisée par le Prince de Ligne ou Napoléon, répugnent à le faire. Le rêve sioniste de Herzl ne pourra cependant pas se concrétiser sans la “Déclaration Balfour” de 1917 qui donnera le coup d’envoi à la colonisation massive des terres de Palestine par des colons juifs venus d’Europe après la première guerre mondiale, surtout de Russie (ceux qui refusaient la bolchevisation de l’Empire des Tsars comme Jabotinsky) et d’Europe centrale, après les réactions hongroises et roumaines contre le régime “judéo-bolchevique” de Belà Kun à Budapest.
    Conclusion
    Les origines de cette idée sioniste, assortie d’une volonté de créer un nouvel Etat au Levant, sur territoire ottoman, ne sont cependant pas juives au départ. Elles résultent de calculs froids et cyniques de militaires européens soucieux de briser la cohérence territoriale de l’Empire ottoman en enfonçant, tel un coin, une entité nouvelle, à leur dévotion, entre l’Egypte et l’Anatolie: cette entité envisagée a été tour à tour juive, avec de Ligne et Napoléon, puis arabe, avec Abdel Khader ou les Maronites occidentalisés. Pendant la première guerre mondiale, les Britanniques avaient d’ailleurs parié sur les deux: sur les Hachémites avec Lawrence d’Arabie, sur les juifs avec la “Jewish Legion” et la “Déclaration Balfour”. Par conséquent, il ne serait pas faux d’affirmer que tout sionisme pratique découle d’un calcul stratégique non juif, parfaitement impérial, destiné à contrôler le Levant et à affaiblir et l’Egypte (grande puissance potentielle au temps de Mehmet Ali) et la Turquie ottomane: le “sionisme” des non juifs n’est pas au départ une volonté de faire du “favoritisme” au bénéfice des juifs; ce n’était ni le cas hier, où l’on était parfois naturellement cynique, ni le cas aujourd’hui, où l’on camoufle ses hypocrisies derrière une façade d’humanisme; le mobile principal est d’avoir une population, quelle qu’elle soit —au départ exogène (les Algériens d’Abdel Khader ou les juifs sionistes) ou minoritaire, en conflit avec son environnement géographique et historique— mais qui puisse toujours servir à créer un Etat-bastion pour disloquer les territoires de l’ancien Empire ottoman, pour empêcher la soudure Egypte/Anatolie, pour tenir l’ensemble de la Méditerranée jusqu’à son “bout” sur les côtes du Levant, pour garder les approches du canal de Suez, pour avoir une fenêtre sur la Mer Rouge (le port d’Elat à côté d’Akaba en Jordanie). L’attitude de la Grande-Bretagne de Lloyd George, désireuse d’affaiblir les Turcs et de créer une zone-tampon en lisière du Sinaï et du Canal de Suez, pour protéger le protectorat britannique sur l’Egypte, ne relève pas d’un autre calcul.
    Les Anglais, toutefois, voulaient un “foyer” juif et non un Etat juif car ils devaient ménager leurs protégés arabes grâce auxquels ils avaient pu chasser les Turcs du Levant. L’idée de “foyer” permet d’avoir un territoire disloqué, présentant une mosaïque de diversités, sans cohésion aucune et donc plus facilement contrôlable. Les sionistes d’extrême-droite, dont l’idéologue principal fut au départ Vladimir Jabotinsky, voudront un Etat en bonne et due forme et ne se contenteront pas d’un simple “foyer”, immergé dans une population arabe majoritaire, dont ils ne partageaient ni les moeurs ni les aspirations. Ces sionistes radicaux, qui, au fond, ne voulaient de cette mosaïque judéo-arabe envisagée par les stratèges londoniens, se révolteront contre la puissance mandataire britannique en s’inspirant des écrits de Michael Collins, le leader révolutionnaire irlandais, et de l’action de l’IRA. Jabotinsky ne suivra pas ses disciples les plus virulents sur cette voie maximaliste et terroriste: il était un officier britannique de la “Jewish Legion”, d’origine russe, fidèle à l’Entente franco-anglo-russe et hostile aux Bolcheviques de Lénine. Il restera donc loyal à l’égard de l’Angleterre. Aujourd’hui, l’Etat d’Israël, né en 1948, ne survit que pour une seule raison: il est la zone-tampon au Levant dont se sert une nouvelle puissance impérialiste, américaine cette fois, pour asseoir sa domination dans le bassin oriental de la Méditerranée, pour tenir l’Egypte, la Syrie et, éventuellement, la Turquie en échec.
    La preuve la plus tangible de cette inféodation d’Israël à l’hegemon américain est, bien entendu, la présence permanente de la flotte US de la Méditerranée, qui y a évincé toutes les flottes européennes riveraines, faisant automatiquement de l’Etat d’Israël la “tête de pont” de cette redoutable flotte au fond de cette mer qui s’enfonce très profondément dans les terres “eurafricaines” et qui, par cette configuration géographique, a acquis pour l’éternité une importance stratégique cardinale. Les Israéliens lucides, dubitatifs face aux outrances de leurs gouvernants ou de leurs extrémistes, savent que ce statut d’Etat-tampon est fragile sur le long terme: d’une part, ils craignent aujourd’hui que les Etats-Unis ne reviennent à leur ancienne alliance avec l’Iran, situation qui les déforcerait considérablement, déplorent le chaos créé en Syrie, savent que les Etats-Unis ne peuvent indéfiniment froiser le monde arabo-musulman, où ils perdraient alors tous leurs avantages stratégiques. D’autre part, ces Israéliens lucides commencent à réfléchir sur la fragilité des mythes sionistes (pures fabrications?) avec l’école dite “post-sioniste” qui développe une critique argumentée de l’idéologie et des pratiques du sionisme réellement existant et s’interroge sur la substantialité réelle de toute la mythologie politique de l’Etat d’Israël, né au lendemain de la seconde guerre mondiale par l’afflux des “personnes déplacées”, suite aux expulsions et déportations qui ont tragiquement marqué les années 1945-1950, où l’Europe n’était qu’un champ de ruines où régnait la misère et la famine. Pour pallier ces doutes et ces inquiétudes, bien présentes dans la société israélienne, les forces sionistes qui structurent l’Etat hébreu comptent essentiellement sur deux facteurs: sur l’électorat juif des Etats-Unis et, surtout, pour faire poids et masse, sur les millions de “Christian Zionists” fanatisés par les téléprédicateurs d’Outre-Atlantique. Tant que les juifs d’Amérique et les “Christian Zionists” seront capables d’imposer et de ré-imposer, par leurs voix, une politique pro-israélienne aux Etats-Unis, le rêve sioniste des innombrables juifs jadis manipulés par les grandes puissances restera réalisable mais dans la douleur et dans une tension permanente, harassante, décourageante.
    Robert Steuckers.
    (Forest-Flotzenberg, Fessevillers, Genève & Nerniers, avril 2010; rédaction finale: mars 2013).
    Bibliographie:
    Delphine BENICHOU (éd.), Le sionisme dans les textes, CNRS Editions, Paris, 2008.
    Alain BOYER, Les origines du sionisme, PUF, Paris, 1988.
    Gudrun KRÄMER, Geschichte Palästinas – Von der osmanischen Eroberung bis zur Gründung des Staates Israel, Verlag C. H. Beck, München, 2002-2006 (5. Auflage).
    Shlomo SAND, Les mots et la terre – Les intellectuels en Israël, Flammarion, coll. “Champs”, n°950, Paris, 2010.
    Colin SHINDLER, Israel, Likud and the Zionist Dream – Power, Politics and Ideology from Begin to Netanyahu, I. B. Tauris, London, 1995.
    Zeev STERNHELL, Aux origines d’Israël, Gallimard, coll. “Folio”, n°132, Paris, 1996-2005.

  • Croissance incestueuse

    Dans son nouveau livre Les couleurs de l’inceste, Jean-Pierre Lebrun sonne l’alarme : pour le psychanalyste, l’interdit essentiel de l’inceste s’efface de plus en plus, toutes les figures d’autorité – dont celle du père – étant délégitimées dans notre société libérale. Comment envisager une politique de décroissance dès lors que toutes les limitations à la jouissance sont abolies ?
    La Décroissance : dites-vous qu’au bout de la société de croissance, du libéralisme, du capitalisme, il y a la levée de l’interdit fondamental de l’inceste ?
    Jean-Pierre Lebrun : L’interdit de l’inceste est au fondement des sociétés humaines, les anthropologues en conviennent. Mais l’interdit de l’inceste, pour le psychanalyste, désigne d’abord le lien de chaque enfant à la mère, ou à son substitut – l’inceste avec le père est déjà un inceste deuxième si l’on veut, sauf si celui-ci a tenu lieu de mère – et il faut rappeler que cet interdit qui vient faire séparation dans le lien mère-enfant va de pair avec la mise en place de la capacité de langage elle-même qui caractérise précisément notre humanité. Nous sommes en effet les seuls animaux qui parlons, même si chez certains animaux cette capacité de langage est ébauchée. Et parler suppose et permet cette séparation dans le lien. L’interdit de l’inceste au sens strict de la psychanalyse que je viens ici de tracer à gros traits est à ce titre et en quelque sorte comme la limite elle-même à laquelle l’humain ne peut jamais échapper à moins de risquer l’inhumain et la barbarie. Les anciens le savaient bien parlaient de l’Hubris – l’excès – lorsqu’il n’était pas tenu de la limite inhérente à l’humanité. Or, suite aux mutations sociales que nous connaissons, au développement de la technologie mais aussi des profits que l’on peut en tirer, bref du capitalisme, il y a de plus en plus d’extension des possibles, tout cela laissant croire à la fin de l’impossible, au point même de méconnaître ce qui est pourtant notre fin à tous : la mort. Le poète Valère Novarina dit quelque part : « La parole est surtout le signe que nous sommes formés autour d’un vide, [...] que nous sommes non pas ceux qui ont le néant pour avenir mais ceux qui portent leur néant à l’intérieur. »
    L’interdit de l’inceste met en place ce vide, ce néant à l’intérieur de nous ; il inscrit une limite interne mais notre société actuelle contourne cette mise en place, escamote cette limite qui fait pourtant notre humanité.
    Vous expliquez dans votre livre que ce que vous nommez « égalitariat » s’est substitué au patriarcat. Renoncer à tendre vers l’égalité, n’est-ce pas renoncer à l’égalité elle-même ?
    Si vous voulez, c’est à nouveau un indice de ce que cette limite est prise en compte ou pas ! J’essaye de montrer dans mon livre que pour le vœu d’égalité, il faut consentir à ce qu’il ait sa limite, et sa limite, c’est la reconnaissance de la différence des places. Celle-ci n’est nullement une opposition à l’égalité, au contraire !
    En fait le social n’est plus comme hier organisé comme une pyramide, vertical, avec une légitimité spontanément reconnue de la place du sommet ; il est désormais conçu comme un ensemble de réseaux, donc plutôt horizontal, et la place différente qui permettait une orientation est aujourd’hui malvenue : elle suscite aussitôt la défiance et donne à penser que l’on veut rester dans le modèle ancien.
    On voit pourtant bien l’intérêt de ce changement : en finir avec un modèle où tout se décide en haut et donner place aux gens eux-mêmes, leur permettre de s’organiser selon leurs vœux propres. Ceci entraîne aussi que chacun puisse y aller de sa propre inventivité et ne soit pas sous la tutelle d’un autre qui décide pour lui ; cela va donc bien dans le sens de l’égalité. [...]
    « Autant par le passé nous avions des gens extrêmement névrotiques qui étaient dans la culpabilité, le malaise interne, le doute, et qui intégraient autrui, autant aujourd’hui nous avons une pathologie de l’altérité et une pathologie de ce que j’appellerais rapidement le : ‘Je ne peux pas m’arrêter, c’est plus fort que moi’ », explique votre confrère Dominique Barbier. Le philosophe Dany-Robert Dufour parle d’une société passant de la surrépression à la levée de toutes les inhibitions débouchant sur une anthropologie de la perversité. Le constat de cette révolution souterraine est-il général chez les psys ?
    Les psys ne sont nullement prémunis contre cette mutation qui nous emporte : eux-mêmes revendiquent leur inventivité propre et nous pouvons dès lors entendre des prises de position de toutes natures. Certains en revanche se retrouvent en accord avec le diagnostic de substitution à la névrose d’hier, d’une perversion ordinaire ou généralisée qui n’est pas pour autant la stricte perversion.
    Mais il s’ensuit un amoindrissement de la tolérance à l’altérité que pour ma part, je constate comme de plus en plus fréquent. C’est d’ailleurs apparemment un paradoxe, parce qu’on prône la tolérance de plus en plus massivement, on revendique que chacun puisse dire sa position et on constate dans les faits que l’altérité est de moins en moins tolérée ! [...]
    La Décroissance N°106
    http://www.oragesdacier.info/2014/03/croissance-incestueuse.html

  • Conférence Dextra Vendredi 14 mars : La criminalité internationale en France par François Haut

     


    Nous vous attendons nombreux ce vendredi 14 mars pour une conférence sur "La criminalité internationale en France" dispensée par François Haut, Directeur du Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II - Panthéon-Assas.
    Rendez-vous à 19h au El Siete, 283 rue Saint Jacques, Paris V
  • Roumanie : Ruée sur les terres agricoles avec la bénédiction de l’Union européenne

    Paradis agricole, la Roumanie est de plus en plus convoitée par les investisseurs étrangers, au risque de voir ses terres arables lui échapper. Attirés par des terres grassement subventionnées par les aides européennes et une main d’œuvre bon marché, de nombreux Européens, mais aussi des Libanais ou des Qataris, s’y sont installés ces dernières années.

    Bruxelles nie tout accaparement des terres: la venue des investisseurs étrangers ne serait que la suite logique de l’intégration européenne. C’est bien pourtant une nouvelle forme de spoliation qui s’est mise en place, avec la complicité, au moins tacite, du gouvernement roumain.

    Avec 10 millions d’hectares de terres arables à bas prix – l’équivalent de la superficie du Portugal ou de la Hongrie – la Roumanie, cinquième surface agricole de l’Union européenne, attire forcément. Notamment les entreprises agro-alimentaires, comme les groupes français Limagrain, Guyomarc’h, Bonduelle, Roquette, Bongrain et Invivo. Ou les fonds d’investissement Agro-Chirnogi (Liban) ou Velcourt SRL (Grande-Bretagne).

    En Roumanie, l’agriculture est faite de paradoxes. La terre roumaine est à la fois la plus riche et la moins chère d’Europe. Elle est noire, grasse, fertile, riche en humus. En 2012, elle s’achetait encore autour de 2.500 euros l’hectare, contre 5.400 en moyenne en France, ou dix fois plus au Danemark. A l’Ouest du continent, les terres disponibles manquent pour s’installer comme agriculteur ou agrandir les exploitations.
    Cet engouement risque de s’accélérer avec la libéralisation du marché foncier, depuis le 1er janvier 2014. Toute personne physique de l’Union européenne et de l’espace économique européen (incluant Islande, Liechtenstein, Norvège) peut désormais acquérir directement des terres agricoles en Roumanie. Il fallait jusqu’à présent être associé à un partenaire local dans le cadre d’une société de droit roumain. Même si elle était prévue depuis l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne en 2007, cette ouverture inquiète aujourd’hui.

    Le prix des terres multiplié par trois

    Avocate à Paris et à Bucarest, Dana Gruia-Dufaud conseille les Français qui investissent en Roumanie. Elle relativise le changement de législation : « Les restrictions jusqu’au 31 décembre 2013 n’ont pas empêché de s’installer ceux qui le voulaient ». Initialement, le gouvernement roumain souhaitait demander aux citoyens étrangers de démontrer une expérience dans l’agriculture et limiter les surfaces achetées à 100 hectares. Mais il a renoncé sous la pression des investisseurs.

    L’intérêt pour la Roumanie a fait grimper le prix de l’hectare depuis quelques années. Le prix des terres agricoles a augmenté de près de 60 % entre 2012 et 2014, un hectare atteignant en moyenne 3.100 euros, selon une étude de la compagnie de services immobiliers DTZ Echinox.

    Depuis 2007, le prix aurait été multiplié par trois, plaçant l’investissement hors de portée pour la plupart des agriculteurs roumains. « On pensait qu’en sept ans le pouvoir d’achat roumain aurait suffisamment monté pour rivaliser avec celui des Occidentaux, mais le rattrapage a été insuffisant », constate l’avocate.

    « Un accaparement légalisé par Bruxelles »

    A Cluj, une ville au centre de la Roumanie, l’ONG EcoRuralis [1] est la seule à dénoncer l’accaparement des terres. Selon ses calculs, 700 000 à 800 000 hectares, soit 7 à 8 % des terres arables du pays (l’équivalent de la surface de 12 000 fermes françaises environ), seraient déjà aux mains d’investisseurs étrangers. Ceux venus de pays arabes, comme le Qatar, l’Arabie Saoudite et le Liban, ont investi les plaines du sud. Les Européens, Italiens (172 000 ha), Allemands (110 000 ha) et Hongrois (58 000 ha) en tête, ont pris d’assaut l’ouest du pays [2].

    « J’ai étudié l’accaparement des terres en Asie et en Afrique. Les investissements du nord vers le sud sont régulièrement dénoncés, mais pas ceux au sein de l’Union européenne. C’est une sorte d’accaparement légalisé par Bruxelles », déplore Attila Szocs d’EcoRuralis. L’ONG, qui défend les intérêts des petits producteurs roumains, éprouve de vraies difficultés à se faire entendre. « Nos discussions avec les autorités locales sont limitées car le développement durable que nous promouvons est inconcevable pour eux. Quelques maires nous écoutent, mais la plupart préfèrent les gros investissements ».

    Des investissements qui arrangent tout le monde

    Autre obstacle de taille : l’incapacité des agriculteurs locaux à se défendre. En Roumanie, la majorité des 4,7 millions de paysans sont âgés, pauvres et sous-informés. Attila s’avouerait presque vaincu. « Quand on essaie de sensibiliser les paysans dans les villages, la plupart disent qu’ils vont vendre parce qu’ils sont vieux et que leurs enfants ne veulent pas prendre la relève. On leur conseille de louer plutôt que de vendre, mais souvent ils ont besoin d’argent en cash ». Des dizaines d’intermédiaires sont apparus. Ils sillonnent les campagnes pour le compte d’investisseurs qui cherchent des hectares de terres agricoles.

    « Le plus tragique, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’opposition. Tout le monde est content de vendre au final », s’indigne Judith Bouniol. Stagiaire à EcoRuralis en 2012, elle a réalisé la première vraie étude sur l’accaparement des terres en Roumanie [3]. Elle a notamment enquêté sur le cas d’Agro-Chirnogi, une firme installée par deux hommes d’affaires libanais, dans la commune de Chirnogi, au Sud-est du pays. « Les habitants ont très peu d’informations, à part la propagande des élus locaux, eux-mêmes intoxiqués par le discours des investisseurs ».

    Accaparement et connexions politiques

    L’exemple d’Agro Chirnogi est éloquent. La firme est implantée depuis 2002 à Chirnogi. Cette commune de 7 000 habitants comptaient encore 40.000 âmes en 2002. Ici, l’agriculture de subsistance disparait au fur et à mesure du vieillissement de la population. Agro Chirnogi emploie entre 600 et 700 personnes, principalement des saisonniers originaires de la région, sur 11.300 hectares. Soit plus des deux tiers des terres de la commune ! L’entreprise cultive des céréales – blé, maïs, colza, orge, tournesol, luzerne – destinées à l’export vers les pays du Moyen Orient (Liban, Syrie, Égypte).

    Les deux actionnaires libanais de la maison mère, El khalil Jihad et Youness Laoun, sont proches de membres du gouvernement et des autorités locales. Agro Chirnogi a notamment financé la campagne électorale d’Adrian Năstase, Premier ministre de 2000 à 2004, condamné depuis à 4 ans de prison ferme pour corruption, et celle de Vasile Checiu, ancien maire de Chirnogi. Ils sont accusés d’être au cœur d’une affaire d’évasion fiscale, de contrebande et de blanchiment d’argent, par la Direction d’investigation des infractions de criminalité organisée et de terrorisme (DIICOT).

    Les habitants de Chirnogi subissent des nuisances quotidiennes : bruit des silos, poussières de maïs qui rendent l’air irrespirable et machines agricoles qui circulent dans la commune. Sans compter l’impact sur les écosystèmes de l’utilisation d’engrais minéraux, de pesticides et de fongicides par Agro Chirnogi.

    L’attitude ambiguë des pouvoirs publics

    Raluca Dan, 27 ans, militante au sein de l’association Re-generation, cherche à sensibiliser l’opinion publique. Son groupe d’activistes organise régulièrement tractages et manifestations à Bucarest. « Les gens comprennent doucement qu’ils ont le droit de se défendre. Mais les paysans se disent : “si le maire dit que c’est bien, pourquoi j’essaierais de changer les choses ?” ».

    Les investisseurs étrangers se concentrent sur la production de céréales (blé, maïs, orge, colza, tournesol), exportées dans l’Union européenne. Et sur la production animale, de volaille et de porc, pour les marchés locaux, comme l’Américain Smithfield, qui avait été mis en cause dans un scandale sanitaire au Mexique et plusieurs fois condamnés aux États-Unis.

    Les investisseurs fournissent du travail aux populations locales dans des conditions relativement décentes pour la Roumanie. Mais avec un salaire minimum de 180 euros et salaire moyen 400 euros, les investisseurs sont aussi attirés par cette main d’œuvre roumaine à bas coût.

    Cet accaparement a plutôt pour effet de freiner un exode rural massif déjà en cours, faute de trouver du travail dans les campagnes. Ce qui explique aussi l’attitude ambiguë du gouvernement. Régulièrement, les autorités expriment leur inquiétude dans la presse, sur le thème « il ne faut pas vendre le pays ».

    « Un message populiste », juge Attila Szocs d’Eco-Ruralis. Le service de presse du ministre de l’Agriculture Daniel Constantin assure que « le gouvernement roumain se soucie en permanence de développer les investissements dans l’agriculture, car celle-ci fournit des emplois dans le milieu rural, et ce quels que soient les investisseurs ».

    Une agriculture à deux vitesses

    « Le gouvernement est en train de laisser les paysans mourir », tranche Raluca Dan. C’est là l’autre paradoxe de la Roumanie. Le pays compte à la fois les plus petites et les plus grandes exploitations d’Europe. L’agriculture de subsistance sur un ou deux hectares cohabite avec des complexes agro-industriels gigantesques, pouvant aller jusqu’à 50 000 hectares [4].

    Entre les deux, le choix du gouvernement est clair. Dans son programme de gouvernement 2013-2016, le Premier ministre Victor Ponta indique que l’agriculture roumaine doit « augmenter sa compétitivité afin de faire face à la concurrence sur les marchés européens et internationaux » et prendre « des mesures qui conduiront à la fusion des terres et à la réduction du nombre de fermes et d’exploitations ». Aujourd’hui, la Roumanie compte près de quatre millions de fermes (contre 500 000 en France), d’une surface moyenne de 3,5 hectares (54 ha en France) [5].

    Cette dualité dans l’agriculture se traduit concrètement par une répartition très inégalitaire des aides européennes. La moitié des subventions de la Politique agricole commune (PAC) destinées à la Roumanie profitent à 1 % des agriculteurs du pays, exploitant des fermes de plus de 500 hectares ! Une distorsion que le commissaire européen à l’Agriculture, le Roumain Dacian Ciolos, a essayé d’atténuer dans la nouvelle PAC 2014-2020 avec un plafonnement des aides. Sans succès.

    Les subventions à l’hectare rendent le pays encore plus intéressant pour les investisseurs étrangers. Un terrain loué 100 euros l’hectare à un propriétaire roumain rapporte 160 euros d’aides à l’exploitant, avant même qu’il ait commencé à produire. La nouvelle Politique agricole commune prévoit désormais une compensation pour inciter les propriétaires de fermes et de terres agricoles non exploitées à vendre ou à louer.

    Objectif : exploiter la terre intensivement et adosser la croissance du pays à celle de l’agriculture, un secteur qui pèse 8 à 10 % dans le PIB roumain. Mais tous les éléments sont en place pour que l’accaparement des terres roumaines au profit d’investisseurs étrangers s’aggrave lourdement dans les prochaines années.

    Basta Mag

    Notes

    [1Eco-Ruralis est membre de la coordination européenne Via Campesina et du mouvement Arc2020 qui prône une PAC verte et sociale.

    [2Source : ministère roumain de l’Agriculture, 2012.

    [3Son travail a été traduit en anglais et incorporé dans une étude à l’échelle européenne.

    [4La transition entre agriculture traditionnelle et agriculture industrielle a été étudiée par Elisabeth Crupi, Lauranne Debatty, Thomas Deschamps et Jean-Baptiste Lemaire.

  • Moyen-Âge : pourquoi les historiens n'ont rien compris

    À en croire l'historien Jacques Le Goff, l'histoire c'est comme les rognons. On nous l'a longtemps servie en émincé, « découpée en tranches ». Mais il faudra s'habituer à être plus sobre dans la découpe, car les constantes l'emportent toujours sur les Révolutions.
    Depuis son vieux livre toujours d'actualité sur Les intellectuels au Moyen-Âge (1re éd. 1957), Jacques Le Goff a beaucoup travaillé à faire sortir ledit Moyen-Âge de l'ostracisme et du discrédit où il avait été jeté. Il fallait en finir avec les Dark Ages colportés par les Anglais. Pris au piège de cette appellation sinistre, les historiens d'Outre-Manche n'y vont toujours pas avec le dos de la cuiller en matière de Moyen Age. Ainsi R.C. Davis et E. Lindsmith commencent-ils leur essai sur la Renaissance par ces mots : « Cinq siècles après avoir illuminé le paysage culturel de l'Europe, la Renaissance continue d'apparaître comme le printemps de la modernité, le moment où les peurs et les folies du Moyen-Âge firent place à l'Espérance. » Fermez le ban ! Ce texte a été traduit en français en... 2011. Bref les historiens n'ont toujours rien compris.
    Une prodigieuse opération de communication
    Spéciale dédicace à ces enfumeurs de Dark Ages, dans le livre foisonnant de Jacques Le Goff, nous avons droit à quelques pages sur Shakespeare (1564-1616) que l'on découvre en auteur... médiéval. Du Moyen-Âge il est complètement, d'abord par ses personnages, par son langage, et puis par le projet littéraire qui fait revivre Richard II, Richard III, Hamlet etc., bref tout le Moyen-Âge anglais.
    Il y a, c'est vrai, une extraordinaire modernité du Moyen-Âge... Que ce soit du point de vue des grandes inventions (l'horloge, la boussole, le gouvernail d'étambot), des techniques agricoles (le soc de charrue en métal et le cheval comme animal de trait), de la conception de l’État, du développement des théories économiques, de l'invention du Codex remplaçant les rouleaux
    antiques trop difficiles à consulter, on peut dire que les médiévaux ont tout inventé. La Renaissance ? Pour Jacques Le Goff, ce n'est qu'une des renaissances (la plus importante sans doute) qui ait ponctué le Moyen-Âge, période que l'on peut étendre sans inconvénient jusqu'au milieu du XVIIIe siècle.
    Quant aux raisons des médiévistes classiques en faveur d'une dialectique Moyen-Âge-Renaissance, elles tiennent à une prodigieuse opération de communication, orchestrée par Pétrarque au XIVe siècle et reprise, pour la corporation, par les artistes du siècle suivant. Plus tard, c'est le lyrisme très subjectif de l'historien français Jules Michelet qu'il faut mettre en cause. C'est lui qui a opposé le Moyen-Âge et la Renaissance dans une sorte de téléologie de la Modernité attendue, Modernité dont la Renaissance du XVe siècle, dans une sorte de lecture rétrospective, serait comme la première épiphanie.
    Pour Jacques Le Goff, la modernité est avant tout histoire d'épistémologie : c'est « le rationalisme plus ou moins irréligieux » qui caractérise l’Âge moderne dont l'Encyclopédie de Diderot est comme le Manifeste. Rien à voir avec la dite renaissance, qui est une époque éminemment religieuse, en ce sens beaucoup plus en symbiose avec les siècles précédents que nous ne l'imaginons.
    Un regret : que ni Jacques Heers (auteur de Le Moyen-Âge cette imposture), ni Régine Pernoud (Lumière du Moyen-Âge), ni Jean Gimpel (auteur dès 1975 de La Révolution industrielle du Moyen-Âge) ne soient cités à l'appui de thèses qui sont somme toute moins révolutionnaires qu'elles ne veulent le paraître.
    Joël Prieur monde & vie  4 février 2014
    Jacques Le Goff, Faut-il vraiment couper l'histoire en tranches ? éd.du Seuil 2014 

  • L'affaire Buisson : la revanche de la chiraquie

    Minute estime que le coup vient de la "droite" :

    M"[...] Au soir du 6 mai 2012, date de la victoire de François Hollande, Patrick Buisson avait été relativement épargné par les NKM et autres Raffarin. Il était difficile de tirer sur l’homme qui, face au désastre annoncé, avait réussi à « limiter la casse ». 48,5 % pour Nicolas Sarkozy, par rapport à ce qui avait été promis, c’était de l’ordre du miracle ! Mais les chiraquiens et autres centristes, qu’on croyait à terre, n’ont pas désarmé. Ils n’avaient qu’un but: stopper la droitisation de Nicolas Sarkozy et obliger celui-ci à se séparer de son conseiller qui avait eu, de plus, la regrettable idée de permettre à Jean-François Copé de s’emparer de la présidence de l’UMP au détriment de leur candidat: François Fillon, quel qu’ait été leur choix officiel à l’époque, et de faire de La Droite forte le premier courant de l’UMP. Ils n’attendaient que l’occasion. Carla peut être rassurée. Le recentrage de Nicolas Sar kozy avance à grands pas."

    Michel Janva