La place accordée aux victimes dans le système judiciaire tend également à transformer le procès pénal en vendetta. Il ne s’agit plus de juger un acte, un crime ou un délit, compte tenu des circonstances atténuantes ou aggravantes qui l’ont entouré, mais de faire droit à la douleur des victimes, lesquelles bien entendu trouvent toujours que les peines prononcées ne sont pas à la hauteur des souffrances qu’elles ont endurées. L’acte de justice, dès lors, ne vise plus tant à punir un coupable qu’à renforcer le statut moral de la victime.
« Morale de névrosés, et encore morale d’esclaves, écrit Romaric Sangars. Autrefois on se vantait des prouesses de ses ancêtres, pas de leurs humiliations. Ces dernières, on avait même tendance à vouloir les oublier au plus vite plutôt que d’exhiber partout ses plaies en vue de culpabiliser l’adversaire, ou le simple voisin. Résultat : il devient impossible d’avoir un débat franc et loyal au bal des pleureuses. Tout propos est inconvenant. La moindre apostrophe est obscène. Il est loin le temps où l’on s’injuriait pour le plaisir d’aiguiser la langue, où l’on poussait facilement au duel et où, le bras en écharpe, il arrivait qu’on trinque ensuite avec son adversaire. C’est que la liberté et la responsabilité qu’elle implique, voilà qui entraînait assez naturellement une forme de désinvolture supérieure. L’homme libre a les moyens de se l’autoriser. Seul le zombie se crispe à la première égratignure. »
L’outil privilégié de la surenchère victimaire, c’est le « devoir de mémoire ». La mémoire s’inscrit sur fond d’oubli, car on ne peut se souvenir qu’en sélectionnant ce qui ne doit pas être oublié (un tel devoir n’aurait aucun sens si l’on se souvenait de tout). La mémoire est donc éminemment sélective. Étant de l’ordre du souvenir ou du témoignage, et subsidiairement de la visée instrumentaliste, elle est aussi éminemment subjective, et c’est en cela qu’elle contredit l’histoire, qui exige au contraire l’approche objective, la mise à distance et le décentrement du regard. L’un des points culminants du « devoir de mémoire » est l’imprescriptibilité du « crime contre l’humanité », notion qui est à la fois vide de sens – seul un extraterrestre pourrait, en toute rigueur, commettre un crime contre l’humanité (et c’est d’ailleurs bien comme des « extraterrestres », au sens de la métaphore, que les auteurs de tels crimes sont régulièrement présentés) – et en contradiction totale avec la tradition culturelle européenne, qui fait de l’amnistie la forme judiciaire de l’oubli. On connaît les critiques formulées par Paul Ricœur contre le « devoir de mémoire », auquel il proposait de substituer le devoir d’oubli.
Mais la furie du Bien n’épargne évidemment pas l’histoire. Qu’elles créent ou non de nouveaux délits pénaux, qu’elles soient répressives ou purement proclamatoires, les « lois mémorielles » (loi Gayssot interdisant la contestation de conclusions du procès de Nuremberg, loi reconnaissant le génocide arménien contesté par les Turcs, loi Taubira qualifiant la traite négrière de crime contre l’humanité) entrent dans ce cadre qui conjugue « repentance » et victimologie. Elles donnent à entendre que la loi est apte à décider de la vérité historique, ce qui est une aberration. Elles nourrissent des « repentances » publiques qui, en incitant à ne se remémorer le passé que comme crime, fonctionnent comme autant d’avertissements rétroactifs et de mythes incapacitants.
Cela, toutefois, n’est encore qu’un aspect de la réglementation et de la judiciarisation dévorantes qui caractérisent l’empire du Bien.
Comme l’a montré Christopher Lasch, tout ce qui relevait naguère de la convivialité naturelle, des rapports sociaux organiques, d’une certaine spontanéité guidée par l’expérience, est aujourd’hui affaire, d’abord de recettes et de techniques dispensées et popularisées par les « experts », ensuite de recours devant la justice. L’intervention autoritaire de la loi (et des tribunaux) devient nécessaire, par exemple, dès que la coexistence quotidienne des fumeurs et des non-fumeurs dans les lieux publics ne trouve plus spontanément sa solution dans la civilité commune. La judiciarisation, en d’autres termes, s’étend en proportion que disparaissent des conditions d’existence commune qui permettaient autrefois de régler les litiges sans les soumettre au juge. Ce phénomène contribue à réduire la vie sociale et politique à des techniques procédurales. Le droit devient plus que jamais une morale de substitution. Tout peut désormais être objet de procès, comme en témoignent les grotesques « class-actions » jugées par les tribunaux américains.
Dans de telles conditions, le délire procédural et réglementaire ne peut que s’étendre. On compte actuellement en France plus de 10 500 lois, 120 000 décrets, 7 400 traités, 17 000 textes communautaires et plus de 60 codes différents dont certains sont perpétuellement modifiés (en 2006, le Code des impôts a subi en moyenne six modifications par jour ouvrable !). En 1970, le Recueil des lois, qui recense les lois publiées par l’Assemblée nationale, comptait 620 pages. Il en compte aujourd’hui plus de 35 000 ! En outre, depuis les années 1970, plus d’une centaine de mesures législatives et réglementaires ont été adoptées qui, soit restreignent les libertés civiles ou la liberté d’expression, soit créent des restrictions sécuritaires ou pseudo-morales aux comportements.
Citons pêle-mêle les lois sur le port de la ceinture de sécurité, l’instauration du permis à points, les mesures antisectes, la loi Gayssot créant le délit de « contestation de crimes contre l’humanité » (13 juillet 1990), l’assimilation au « racisme » de discriminations fondées sur les mœurs (loi du 25 juillet 1985), l’abandon du principe « d’interprétation stricte » en matière pénale (un même délit sera plus sévèrement puni s’il est commis dans une « intention discriminante », loi du 1er mars 1994), la création du délit de « harcèlement sexuel » et de « violation délibérée d’une obligation de prudence », l’assimilation de l’excès de vitesse à une « volonté consciente et délibérée de causer un dommage à autrui » (nouveau Code pénal), l’autorisation de poursuivre pour « recel » un journal produisant des documents couverts par le secret professionnel (arrêt de la Cour de cassation du 3 avril 1995), l’interdiction de la « préférence nationale », l’interdiction de la publicité pour le tabac (directive européenne du 13 mai 1998), la loi de juin 1998 instituant le « délit de bizutage », celui-ci portant « atteinte à la dignité humaine », la loi (10 juillet 1991) autorisant l’interception des communications téléphoniques par les services autorisés, la suppression de la prescription des délits de presse sur Internet (arrêt de la Cour d’appel de Paris du 15 décembre 1999), la mise en place d’un numéro vert « contre les discriminations », l’obligation faite aux fournisseurs d’accès et aux hébergeurs de sites internet d’en contrôler le contenu (loi du 1er août 2000), l’introduction dans le droit français des principes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’adoption d’une loi (29 janvier 2001) portant reconnaissance officielle du « génocide arménien de 1905 », la loi (12 juin 2001) autorisant la dissolution des mouvements « sectaires », la loi (3 février 2003) visant à aggraver les peines punissant les délits de droit commun lorsque ceux-ci revêtent un caractère « raciste, antisémite ou xénophobe », l’élargissement des possibilités de constitution des fichiers nominatifs par les services de police et de gendarmerie (loi du 18 mars 2003), la création du délit de « racolage passif » pour les prostituées, l’adoption dans le droit français des dispositions de la Convention de la cybercriminalité (28 janvier 2004), la multiplication des caméras de surveillance et des radars automatiques, l’obligation faite aux grandes entreprises de présenter au moins une fois par an un rapport sur leur situation en matière de « diversité » (janvier 2007), l’interdiction de fumer dans les lieux publics, la mise en place d’une plate-forme d’écoute et d’interception des courriels, SMS et appels sur téléphone mobile rattachée à l’Unité de coordination de lutte antiterroriste (2 mai 2007), l’accord passé par l’Union européenne avec les États-Unis autorisant les autorités de ce pays à conserver pendant quinze ans diverses données privées relatives aux passagers des compagnies aériennes (29 juin 2007), etc. On en passe, mais le mouvement s’accélère. Il faut maintenant s’attendre à l’interdiction de la prostitution, avec poursuites judiciaires contre les clients des prostituées [qui a eu lieu depuis la publication de cet ouvrage], voire l’interdiction pénale de gifle et de la fessée.
Alain de Benoist, Les démons du bien
http://www.oragesdacier.info/2015/03/le-bal-des-pleureuses-ou-la-surenchere.html