Alors que l'Histoire de l'Humanité - du moins sur les plans géopolitique et idéologique - est peut-être en train de vivre un tournant, avec la réémergence de la Russie et de la Chine, la phase, espérons-le, finale de la mort du système libre-échangiste globalisé, on est en droit de se demander quel rôle jouera la France dans ce nouveau monde. Ce n'est pas par l'analyse des événements mineurs et de courte durée que l'on peut anticiper quoi que ce soit quant à l'avenir de la France. La prospective se fait sur les constantes de longues durées, les données lourdes qui pèsent de manière permanente sur l'Histoire.
L’acte de naissance de la France
Il convient, si l'on veut tracer la trajectoire d'un mouvement historique, d'une entité politique, de revenir à son point de départ, l'origine de son impulsion et son arkhè (l'origine, le principe qui commande et qui oriente).
Dans le cas de la France, qui d'autre que le grand historien Jacques Bainville(1) pour nous donner à la fois le contexte et les causes de sa naissance ? Il écrivait dans son Histoire de France (1924) :
« Depuis longtemps déjà l'Empire romain agonisait. En mourant, il laissait une confusion épouvantable. Plus d'autorité. Elle tomba naturellement entre les mains de ceux qui possédaient l'ascendant moral : les évêques. On se groupa autour de ces "défenseurs des cités"... Rétablir une autorité chez les Gaules, obtenir que cette autorité fût chrétienne et orthodoxe, telles furent l'idée et l'œuvre du clergé.
Deux hommes d'une grande intelligence, le roi Clovis et l'archevêque de Reims, saint Rémi, se rencontrèrent pour cette politique. Mais on aurait peine à comprendre le succès si l'on ne se représentait l'angoisse, la terreur de l'avenir qui s'étaient emparées de populations gallo-romaines depuis que manquaient Rome et sa puissante protection... La Gaule romaine désirait un pouvoir vigoureux. C'est dans ces conditions que Clovis apparut.
À peine Clovis eut-il succédé à son père Childéric qu’il mit ses guerriers en marche de Tournai, sa résidence, vers le centre du pays. Il entreprenait de dominer les Gaules. À Soissons, gouvernait le "patrice " Syagrius, pâle reflet de l'empire effondré. Saint Rémi vit que le salut n'était pas là. Quelle autre force y avait-il que le Barbare du Nord ? Qu'eût-on gagné à lui résister ? Clovis eût tout brisé, laissé d'autres ruines, apporté une autre anarchie. Il y avait mieux à faire : accueillir ce conquérant, l'aider, l'entourer pour le mettre dans la bonne voie. De toute évidence, c'était l'inévitable. Il s'agissait d'en tirer le meilleur parti pour le présent et pour l'avenir.
Clovis, de son côté, avait certainement réfléchi et mûri ses desseins. Il était renseigné sur l'état moral de la Gaule. Il avait compris la situation. Ce Barbare avait le goût du grand et son entreprise n 'avait de chances de réussir, de durer et de se développer que s'il respectait le catholicisme, si profondément entré dans la vie gallo-romaine...
Il fallait encore que Clovis se convertît. Sa conversion fut admirablement amenée. Ce Barbare savait tout : il recommença la conversion de l'empereur Constantin sur le champ de bataille. Seulement lorsque, à Tolbiac (496), il fit vœu de recevoir le baptême s'il était vainqueur, l'ennemi était Allemand. Non seulement Clovis était devenu chrétien, mais il avait chassé au-delà l'ennemi héréditaire.
On peut dire que la France commence à ce moment-là. Elle a déjà ses traits principaux. Sa civilisation est assez forte pour supporter le nouvel afflux des Francs, pour laisser à ces Barbares le pouvoir matériel. Et elle a besoin de la force franque. Les hommes, elle les assimile, elle les polira.
Comme sa civilisation, sa religion est romaine, et la religion est sauvée : désormais le fonds de la France religieuse, à travers les siècles, sera le catholicisme orthodoxe. Enfin, l'anarchie est évitée, le pouvoir, tout grossier qu'il est, est recréé en attendant qu 'il passe en de meilleures mains, et ce pouvoir sera monarchique. Il tendra à réaliser l'unité de l'Etat, l'idée romaine aussi. Rien de tout cela ne sera perdu. À travers les tribulations des âges ces caractères se retrouveront. »(2)
Le rôle universaliste de la France : du catholicisme aux Lumières
Ces éléments constitutifs de la France que sont la monarchie et le Catholicisme, incarnés respectivement par le roi et le Pape (l'Eglise), c'est précisément ce que la Révolution détruira, pour les remplacer immédiatement par des institutions de substitution ; puisque leur objectif sera d'universaliser la Révolution sur le modèle du catholicisme (dont l'étymologie est catholicus, qui signifie universel). Il s'agit donc d'une contre-monarchie (la République) et d'un contre-catholicisme (la Révolution des Lumières).
Sa position géographique, ses composantes "ethniques" et anthropologiques (synthèse de l'Europe méditerranéenne, latine, et germanique), son rôle religieux - du fait qu'avec le baptême de Clovis, le sacre royal et la dépendance qu'il induit à l'égard de la catholicité romaine se sont répandus dans toute l'Europe -, la France était à la fois la cible prioritaire (pour détruire l'ordre ancien et traditionnel) et le siège à partir duquel les Révolutionnaires voulaient répandre le messianisme des Lumières dans toute l'Europe, comme le Catholicisme avant lui.
Ceci, l'anthropologue et psycho-sociologue Gustave Le Bon (1841-1931) l'avait saisi lorsqu'il écrivait : « Les violences de la Révolution, ses massacres, son besoin de propagande, ses déclarations de guerre à tous les rois, ne s'expliquent bien que si l'on réfléchit qu'elle fut simplement l'établissement d'une nouvelle croyance religieuse dans l'âmes des foules. »(3)
C'est bien ce qu'a expliqué sans détour Vincent Peillon, ancien chercheur et ministre, dont les travaux ont porté sur les origines de la laïcité :
« On ne peut pas faire une révolution uniquement dans la matière, il faut la faire dans les esprits. Or, on a fait la révolution essentiellement politique, mais pas la révolution morale et spirituelle. Et donc on a laissé le moral et le spirituel à l'Eglise catholique... Il faut remplacer ça... Il faut inventer une religion républicaine. Cette religion républicaine qui doit accompagner la révolution matérielle, mais qui est la révolution spirituelle, c'est la laïcité... »(4), et il écrit dans un autre ouvrage : « Toute l'opération consiste bien, avec la foi laïque, à changer la nature de la religion, de Dieu, du Christ et à terrasser définitivement l’Église. Non pas seulement l'Eglise catholique, mais toute Eglise et toute orthodoxie... »(5)
Si l'on ne remet pas la Révolution française dans une perspective de longue durée en intégrant les constantes historiques et les actes fondateurs de la nation française, l'on ne peut comprendre la géopolitique européenne et eurasiatique contemporaine.
De la république à l’Union européenne
L'une des innovations les plus importantes qu'apportera la Révolution des Lumières et qui aura une incidence majeure et durable sur la politique française et européenne, est le transfert de souveraineté de Dieu à la Nation6. Transfert de souveraineté inscrit dès le lendemain de la Révolution dans l'article 3 de la Déclaration de 1789 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément », puis dans l'article 1 de la Constitution de 1791 : « La Souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation. »
Cette perversion (au regard de l'histoire, du droit naturel, et bien sûr de la théologie dont est issu le concept de souveraineté) de l'essence de la souveraineté, ouvrira la voie au transfert de souveraineté de la Nation à l'Union européenne.
Ceci n'est pas apparu aux analystes car ils n'ont pas vu que la souveraineté ne saurait être dissociée de Dieu qui confie cette même souveraineté à un lieutenant (le roi) qui en est le dépositaire et qui exerce son pouvoir sur un territoire donné. Dès lors que l'on dissocie la souveraineté du pouvoir spirituel, de Dieu, le pouvoir ne vient plus d'en haut (le Royaume des cieux) mais d'en bas (la Nation), ses principes ne découlent plus du droit naturel et peuvent être alors altérés ou tout simplement abolis.
Il fut alors d'autant plus aisé de confisquer les pouvoirs régaliens de la République - comme celui de battre monnaie (la BCE qui remplace la Banque de France) et d'émettre des lois (le Parlement européen se substituant au Parlement français), sans parler de la diplomatie et de l'armée nationale qui est pilotée par l'OTAN - pour les confier à l'OTAN et à l'Union européenne(7).
Mort de l’Union européenne et renaissance de la France ?
Le système de libre-échange conjugué à l'euro (dont résulte la récession économique et le chômage de masse8), la perte de souveraineté (dans tous les domaines) et la soumission à des puissances étrangères (Etats-Unis, Israël...), la corruption de la classe politique provoquent un rejet complet de l'Union européenne par le peuple français et les autres peuples d'Europe.
L'UE est donc en danger de mort - le Brexit et l'élection de Donald Trump aggravent son cas -, et l'oligarchie composite qui la pilote en est consciente.
C'est certainement pour cette raison que Hubert Védrine, l'ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002) qui bénéficie d'une grande crédibilité et d'une image de démocrate-souverainiste, vient de publier un livre au titre explicite (Sauver l'Europe, novembre 2016) dans lequel il propose une nouvelle Union européenne « préservant la souveraineté des nations ». Hubert Védrine propose en somme de transformer l'Union européenne, de la réformer afin de la sauver de la colère des peuples.
Lors d'une interview accordée à RFI (Radio France Internationale) en novembre 2016, il résuma son projet pour sauver la maison UE en ruine : « Je pense qu 'on peut avoir des institutions différentes, repensées, corrigées, allégées, fonctionnant de façon subsidiaire, que ça donnerait beaucoup d'oxygène aux démocraties nationales et qu'on s'y retrouverait mieux entre les leaders, les dirigeants et les peuples. Mais je ne crois pas à la dislocation complète non plus et je ne la souhaite évidemment pas. »(9)
L'objectif - ou plutôt le piège - est d'assouplir les institutions européennes afin qu'elle ne se brisent pas sous la pression des peuples.
Si les États-Unis, sous Donald Trump, réforment l'OTAN, se détournent de l'Europe pour l'Asie (comme proposé par Zbigniew Brzezinski(10), l'Union européenne en serait plus affaiblie encore et pourrait s'effondrer sous les coups de boutoirs populaires. Si dans la même séquence la classe politique française est balayée - qui sait sur quoi déboucheront les élections présidentielles de 2017 ; peut-être un bouleversement politique ? - et renouvelée, la France pourra peut-être de nouveau jouer son rôle à l'échelle européenne.
Ce sur quoi il faut parier pour anticiper les événements, ce sont les constantes historiques qui ont toujours raison des variables.
Jean Terrien. Rivarol du 24 novembre 2016
1) Sur la méthodologie de Jacques Bainville voir : Pierre Hillard, La marche irrésistible du nouvel ordre mondial, éd. François-Xavier de Guibert, 2007, chapitre V : Jacques Bainville, un modèle pour comprendre l'avenir.
2) Jacques Bainville, Histoire de France, 1924, chapitre 1 : Pendant cinq cents ans, la Gaule partage la vie de Rome.
3) Gustave Le Bon, La psychologie des foules, 1895.
4) Vincent Peillon, La Révolution française n 'est pas terminée, Seuil, 2008, p. 162.
5) Vincent Peillon, Une religion pour la République : La foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, 2011, p. 277.
6) Sur le transfert de souveraineté voir : Youssef Hindi, Les mythes fondateurs du Choc des civilisations, Chapitre V : 7) Religion et modernité, laïcité et souveraineté divine, Sigest, 2016.
8) Sur l'Union européenne comme marchepied vers une gouvernance mondiale, voir : Pierre Hillard, op. cit.
9) Sur le sujet voir : Jacques Sapir, La démondialisation, Seuil, 2011.
10) Voir l'interview : <http ://www.rfi.fr/ video/20161118-hubert-vedrine-sauver-europe>.
Zbigniew Brzezinski, Toward a Global Realignment, The American Interest, 17104/2016. Paru in : Volume 11, Numéro 6