Rien ne semble pouvoir enrayer la grogne des urgences : ce sont 40 % des services qui sont en grève, six mois après le début du mouvement. Entre effets d’annonce et mesures comptables, la réponse du gouvernement est cohérente avec le style de Macron : mépris et enfumage.
1, 83,150, 207 260. ce ne sont pas les numéros du bingo, mais le nombre de services d'urgences qui se sont mis en grève, au fil du temps. Depuis le 18 mars dernier, ce sont donc 40 % des 650 Services d'Accueil et d'Urgence (SAU) qui ont rejoint le mouvement.
Une mobilisation inédite et silencieuse. Car bien sûr, hormis les banderoles derrières les comptoirs d'accueil et les manifestations, comme celles de la journée nationale de mobilisation du 26 septembre qui a vu des cortèges de blouses blanches un peu partout en France, ces services restent pour la plupart ouverts 24 h/24, 7j/7 et les grévistes soignent les patients. Une mobilisation qui fait tache d'huile, puisque pompiers, médecins hospitaliers et urgentistes rejoignent les infirmiers et aides-soignants.
C'est l'hôpital Saint-Antoine, dans l'Est parisien, qui a mis le feu aux poudres cinq agressions entre janvier et mi-mars 2019 ont eu raison de la patience des personnels soignants. « Il est grand temps que l'agressivité et la violence dont nous faisons l'objet soient reconnues », réclame une infirmière. Mais rapidement, les syndicats pointent du doigt le manque de moyens « la politique de fermeture de lits que mène l'AP-HP surcharge les urgences de patients », dénonce une autre. Des heures d'attente pour les patients, des salles de pause transformées en chambres, des brancards dans les couloirs, des personnels débordés et épuisés le quotidien de centaines de services d'urgences en France donne raison aux grévistes.
Un patient-mystère
En juillet dernier, le député PCF Alain Bruneel a joué les patients-mystère aux urgences de Douai (Nord). Son récit est édifiant. Quand il arrive à 21 h 30 avec de supposés maux de ventre, « plus de 200 personnes, dont 59 enfants, étaient déjà passées dans la journée ». On le prévient 3h 20 d'attente. Il verra un médecin au bout de 6 heures. 6 heures dans la chaleur, sans manger ni boire, des patients accompagnant des personnes âgées aux toilettes, faute de personnel, ce dernier « toujours en mouvement, qui n’arrête jamais », « à bout de souffle », des brancards « en file indienne devant les trois box » de consultation.
En août dernier, le collectif des urgentistes annonçait un record de durée « d'hospitalisation brancard » à Saint-Quentin, un patient de 70 ans a passé 6 jours et 12 heures sur un brancard, faute de lit d'hospitalisation.
Face à cette embolie, les demandes des personnels soignants sont simples plus de lits, plus de personnel (la CGT en réclame 10 000), des hausses de salaires de 300 euros nets. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le gouvernement a tendu une oreille distraite à ces revendications. Mi-juin, Agnès Buzyn, ministre de la Santé, annonçait fièrement avoir débloqué 70 millions d'euros. 55 étaient affectés à une prime de 100 euros nets pour les personnels et à une prime de coopération pour ceux qui accepteraient de nouvelles tâches, alors que les urgentistes demandaient à être moins débordés. Les 15 millions restant consacrés au recrutement de CDD pour l'été.
Des demi-mesures qui ne font même pas une demi-satisfaction. L'exaspération monte. Le mouvement, qui en était alors à une centaine de services en grève, a continué à s'étendre.
Un plan… sans Urgences
Il ne s'agissait que d'une première étape, avait pourtant affirmé Agnès Buzyn. Au terme d'une « concertation », le gouvernement allait proposer « des mesures concrètes ». Ce sera le « pacte de refondation des urgences », présenté le 9 septembre, avec à la clef 750 millions d'euros « débloqués » sur quatre ans, « à 80% pour des embauches », claironnait Agnès Buzyn. Précisons que ces crédits ne sont pas débloqués, mais réaffectés. En clair, pas un sou de plus pour la santé en déshabillant Pierre pour habiller Paul, on déplace le problème. Les médecins de ville devront réserver des créneaux sans rendez-vous, en échange de la création de 3 500 postes d'assistants en cabinet. Décidément choyés, les médecins libéraux pourront aussi réaliser des examens simples et automatisés (glycémie…) avec, là encore, des aides au financement du matériel. Le plan financera également cinquante maisons médicales, censées désengorger les urgences elles seront tenues par des libéraux.
Mais le gros morceau de ce plan - 340 millions - devra financer une plate-forme téléphonique chargée d'orienter les patients vers la meilleure structure, hôpital ou médecine de ville, envoyer au besoin une ambulance, voire prodiguer conseils médicaux ou même télédiagnostics. Si les contours de ce Service d'Accès aux Soins (SAS) sont encore flous, c'est en somme « le SAMU couplé avec Doc-tolib », le célèbre site de réservation de rendez-vous médicaux. De plus, avec le 15 (SAMU), le 18 (pompiers), le 112 (numéro d'urgence européen), il y a pléthore de numéros d'urgence. Seront-ils fusionnés ? Le SAS se rajoutera-t-il à la liste ? Mystère.
Un lecteur attentif aura constaté que dans cette batterie de mesures, manquent, les urgences ! Il n'y est guère fait mention de création de postes ou de lits, ce qui semblait pourtant le plus, urgent. La ministre a bien promis quelques créations, mais surtout « une meilleure gestion des lits d'aval », c'est-à-dire ceux des services vers lesquels sont dirigés les patients après les urgences. « Les gestionnaires de lits c’est pour les chaînes hôtelières, c'est pas pour l'hôpital », rétorque un urgentiste. Le manque de lit en aval est d'ailleurs dû au développement de l'hospitalisation à la journée, pour réduire les coûts. C'est donc sans grande surprise que le mouvement, qui en était alors à 249 sites en grève, s'est poursuivi et étendu.
Si mieux gérer les ressources existantes est bien sûr louable, Buzyn passe complètement à côté du problème, qui est pourtant simple la France a perdu 100 000 lits d'hospitalisation en 20 ans et 1 300 médecins généralistes en 10 ans. Les Ephad n’ont pas d'infirmier de nuit. Les urgences compensent en partie tous ces manques elles ont pris en charge 21,4 millions de passages en 2017 soit deux fois plus qu en 1996. Et aux SAU comme dans tout l'hôpital, les soignants dénoncent la lourdeur administrative croissante qui pèse sur leur temps de travail. Une soviétisation de la médecine qui touche d'ailleurs toute la santé. Un seul exemple entre numerus clausus et contraintes à l'installation, la France décourage ses étudiants, et importe massivement des médecins étrangers pour compenser.
Consommateurs de prestations
Il est néanmoins vrai que les patients sont aussi responsables de la situation ils sont de plus en plus nombreux à venir aux urgences par confort ou pour ne pas avancer les soins, entre autres les immigrés (lire « Invasion migratoire, aux urgences aussi »). Ils utilisent le système de santé « comme ils consomment du Mac Do », dénonce un urgentiste. Buzyn a prévu de rendre le tiers payant systématique pour les médecins de garde et de « responsabiliser » les patients afin qu'ils n'abusent pas du système. Cela - et son hypothétique centre d'appel - suffira-t-il pour baisser de 43 % le nombre de patients se rendant aux urgences, comme elle le souhaite ?
Rien n est moins sûr. Le plan Buzyn semble surtout vouloir déporter une partie de la charge des urgences et de l'hôpital vers la médecine libérale, dans une logique comptable. Avec près de 30 milliards de dettes et un déficit à 890 millions en 2017 le problème est réel. Mais tandis que Macron déclarait en juin dernier, à Rouen, à une aide-soignante qu’ « il n'y avait pas d'argent, magique » pour l'hôpital, il en a trouvé pour le développement de l'Aide médicale d'État (1 milliard) ou les PME innovantes dans le digital (5 milliards). Les priorités d'un régime se lisent toujours dans son budget et les soignants savent lire.
Richard Dalleau monde&vie 3 octobre 2019