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culture et histoire - Page 1953

  • Nouveau livre de Bernard Lugan : Mythes et manipulations de l’histoire africaine

    Sortie du nouveau livre de Bernard Lugan : Mythes et manipulations de l’histoire africaine, mensonges et repentance.

    IMPORTANT : Ce livre édité par l’Afrique Réelle n’est pas disponible dans les librairies ou les sites de commandes en ligne. Seule l’Afrique Réelle le distribue.

    Présentation de l’ouvrage

    L’indispensable outil de réfutation des mythes qui alimentent la repentance.

    Depuis un quart de siècle les connaissances que nous avons du passé de l’Afrique et de l’histoire coloniale ont fait de tels progrès que la plupart des dogmes sur lesquels reposait la culture dominante ont été renversés. Cependant, le monde médiatique et la classe politique demeurent enfermés dans leurs certitudes d’hier et dans un état des connaissances obsolète : postulat de la richesse de l’Europe fondée sur l’exploitation de ses colonies ; idée que la France devrait des réparations à l’Algérie alors qu’elle s’y est ruinée durant 130 ans ; affirmation de la seule culpabilité européenne dans le domaine de la traite des Noirs quand la réalité est qu’une partie de l’Afrique a vendu l’autre aux traitants ; croyance selon laquelle, en Afrique du Sud, les Noirs sont partout chez eux alors que, sur 1/3 du pays, les Blancs ont l’antériorité de la présence ; manipulation concernant le prétendu massacre d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961 etc. Le but de ce livre enrichi de nombreuses cartes en couleur, est de rendre accessible au plus large public le résultat de ces travaux universitaires novateurs qui réduisent à néant les 15 principaux mythes et mensonges qui nourrissent l’idéologie de la repentance. [...]

    Pour le commander ici

    http://www.actionfrancaise.net

  • La raison à l’épreuve des grandes crises historiques

    La Révolution française ? « Une folie de possession satanique » pour Baader, un « virus d’une nouvelle espèce inconnue » d’après Tocqueville. En plein XXe siècle, le Français François Furet et l’États-unien Richard Pipes resserviront à leurs lecteurs la phrase de Tocqueville pour décrire la Russie révolutionnaire. Selon cette logique simplificatrice, si Jacques Roux a écrit que « l’égalité n’est qu’un vain fantôme quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable », c’est probablement parce qu’il était fou. Le professeur de philosophie Domenico Losurdo nous montre qu’il a toujours été plus facile, et bien moins embarrassant, d’attribuer les grandes crises historiques à la simple folie – collective ou individuelle – plutôt que d’analyser leur contexte politique et social.

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    Comment expliquer la grande crise historique qui débute avec la Révolution française et qui, un quart de siècle plus tard, se conclut (provisoirement) avec le retour des Bourbons ? Friedrich Schlegel et la culture de la Restauration n’ont de cesse de dénoncer la « maladie politique » et le « fléau contagieux des peuples » qui font rage à partir de 1789 ; mais c’est Metternich même qui met en garde contre la « peste » ou le « cancer » qui dévaste les esprits [1]. Pour être plus exacts – renchérit cet autre idéologue de la Restauration qu’est Baader – nous sommes en présence d’une « folie de possession satanique » ; au renversement de l’Ancien régime a succédé non pas la démocratie mais bien la « démonocratie » [2], c’est-à-dire le pouvoir de Satan.

    Plus tard, après la vague de la révolution de 1848 et surtout de la révolte ouvrière, Tocqueville va développer l’approche psychopathologisante : ce qui va expliquer « la maladie de la Révolution française » est la propagation d’un « virus d’une espèce nouvelle et inconnue » [3]. Dans les Souvenirs, faisant référence au moment où commence à monter l’agitation qui débouchera sur les journées de juin, le libéral français fait dire à « un médecin de mérite qui dirigeait alors un des principaux hôpitaux de fous de Paris » : « Quel malheur et qu’il est étrange de penser que ce sont des fous, des fous véritables qui ont amené ceci ! Je les ai tous pratiqués ou traités. Blanqui est un fou, Barbès est un fou, Sobrier est un fou, Huber surtout est un fou, tous fous, monsieur, qui devraient être à ma Salpêtrière et non ici ». Tocqueville ajoute ensuite : « J’ai toujours pensé que dans les révolutions et surtout dans les révolutions démocratiques, les fous, non pas ceux auxquels on donne ce nom par courtoisie, mais les véritables, ont joué un rôle politique très considérable » [4].

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    Alexis de Tocqueville, 1805-1859. Les défenseurs du libéralisme, dont Raymond Aron et Richard Pipes, ainsi que l’historien François Furet, célèbrent son analyse de la Révolution française, qu’il qualifie simplement de « maladie ».

    La référence à des forces en quelque sorte infernales ne fera pas défaut non plus : dans les journées de juin, Tocqueville entend résonner « une musique diabolique » dans les quartiers qui s’apprêtent à résister et qui appellent les habitants à la lutte en sonnant la « générale ». Les habitants écoutent et se préparent avec un « air sinistre », en perdant leurs traits humains. Voilà s’agiter de façon insensée une « vieille femme » qui ressemble à une sorcière : « L’expression hideuse et terrible de son visage me fit horreur, tant la fureur des passions démagogiques et la rage des guerres civiles y étaient bien peintes ».

    Au lendemain de la Commune de Paris, l’approche psychopathologique célèbre son triomphe avec Taine :

    « S’il y a pour les corps des maladies épidémiques et contagieuses, il y en a aussi pour les esprits, et telle est alors la maladie révolutionnaire. Elle se rencontre en même temps sur tous les points du territoire, et chaque point infecté contribue à l’infection des autres [...] De toutes parts la même fièvre, le même délire et les mêmes convulsions indiquent la présence du même virus, et ce virus est le dogme jacobin. » [5]

    C’est non seulement la Commune mais tout le cycle révolutionnaire français qui est mis sur le compte du « virus » et de l’« altération de l’équilibre normal des facultés » [6]. Jetons un regard à tel ou tel acteur de la révolution : « Le médecin reconnaîtrait à l’instant un de ces fous lucides que l’on n’enferme pas, mais qui n’en sont que plus dangereux » (VII, 205). En effet, Marat se comporte comme « ses confrères de Bicêtre » (VII, 208). Comme on peut voir, nous sommes passés de la Salpetrière de Tocqueville à Bicêtre, mais l’explication des crises révolutionnaires continue à être recherchée dans les asiles. Aux yeux de Taine aussi la folie révolutionnaire a quelque chose de diabolique. Si Voltaire est un « démon incarné », Saint-Just est le protagoniste d’une sorte de rite satanique : « Écraser et dompter devient une volupté intense, savourée par l’orgueil intime, une fumée d’holocauste que le despote brûle sur son propre autel ; dans ce sacrifice quotidien, il est à la fois l’idole et le prêtre, et s’offre des victimes pour avoir conscience de sa divinité » [7].

    Le cycle qui débute en Russie en 1905 est comparable au cycle révolutionnaire français. La culture dominante va alors réactualiser le « diagnostic » déjà opéré. Le « virus d’une espèce nouvelle et inconnue » migre de France en Russie : c’est ainsi, dans un renvoi explicite à Tocqueville, qu’argumentent François Furet et le soviétologue états-unien Richard Pipes [8].

    La lecture en termes psychopathologiques des grandes crises historiques est de nos jours tellement répandue qu’on peut la remarquer jusque dans les catégories centrales du discours politique. En 1964, Adorno voit dans le « totalitarisme psychologique » le fondement du totalitarisme proprement dit : il y a des individus qui « n’ont à leur disposition qu’un moi faible et ont par conséquent besoin, comme substitut, de l’identification à un grand collectif et de sa couverture ». Non seulement s’évanouissent alors la situation objective, la géopolitique et l’histoire, mais les idéologies mêmes ne jouent aucun rôle : « Les caractères soumis à l’autorité sont évalués de façon totalement erronée alors qu’ils sont construits à partir d’une idéologie politico-économique déterminée » [9].

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    Hannah Arendt (1906-1975)

    La dérive psychologiste finit par émerger aussi chez Arendt. Récurrente est, en effet, dans les Origines du totalitarisme la dénonciation du « mépris totalitaire pour la réalité et les faits en eux-mêmes », pour la « folie » dont la « société totalitaire » fait preuve. Celle-ci n’est pas la poursuite avec des méthodes brutales et sans aucun scrupule moral d’objectifs en tous cas logiquement compréhensibles. Non, dans le totalitarisme nous avons affaire à des « paranoïaques » [10] : « L’agressivité du totalitarisme ne naît pas de l’appétit de puissance et son expansionnisme ardent ne vise pas l’expansion pour elle-même, non plus que le profit ; leurs raisons sont uniquement idéologiques : il s’agit de rendre le monde plus cohérent, de prouver le bien-fondé de son sur-sens » (p. 810). En d’autres termes, le totalitarisme est la folie qui veut la folie.

    Nous voici ramenés en quelque sorte à la culture de la Restauration, comme il ressort d’un détail ultérieur. Concernant les « régimes totalitaires » (non seulement le régime hitlérien mais aussi le stalinien), Arendt fait intervenir la catégorie de « mal absolu », que ne peuvent « plus expliquer les viles motivations de l’intérêt personnel, de la culpabilité, de la convoitise, du ressentiment, de l’appétit de puissance et de la couardise » (p. 811) et qui ne peut donc pas être expliqué rationnellement. Le Satan dont parle la culture de la Restauration est ici devenu le mysterium iniquitatis.

    Mais pourquoi l’approche psychologisante doit-elle être considérée comme erronée et mystificatrice ? Voyons ce qui se passe aux États-Unis, à la veille de la guerre de Sécession, c’est-à-dire de ce tragique conflit qui finit par déboucher sur une révolution abolitionniste. Chez les champions du Sud esclavagiste, on compare les abolitionnistes aux Jacobins, eux-mêmes affectés par la folie. Mais une nouveauté intervient ici. À présent on fait aussi un diagnostic psychopathologique pour les esclaves. Le nombre des esclaves fugitifs augmente et les idéologues de l’esclavage s’étonnent : comment est-il possible que des gens « normaux » se soustraient à une société aussi bien ordonnée ? Nous voici clairement en présence d’un esprit troublé. Mais de quoi s’agit-il ? En 1851, Samuel Cartwright, éminent chirurgien et psychologue de Louisiane, partant du fait qu’en grec classique drapetes est l’esclave fugitif, conclut triomphalement que le trouble psychique qui pousse les esclaves noirs à la fuite est précisément la drapétomanie [11]. D’autres idéologues constatent que les esclaves n’obéissent plus aux ordres des maîtres avec la même célérité qu’auparavant. Le diagnostic psychopathologisant intervient de nouveau : la maladie en question est maintenant la « dysesthésie », c’est-à-dire l’incapacité des esclaves à comprendre et réagir avec célérité aux ordres du maître [12].

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    Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900)

    Au XIXe siècle nous voyons se développer une autre révolution, la révolution féministe. Et de nouveau nous tombons sur la dénonciation de la folie et de la dégénérescence qui serait au fondement de cette nouveauté inouïe. C’est un grand philosophe, Friedrich Nietzsche, qui parle des protagonistes de cette révolution comme de femmes ratées qui méconnaissent leur nature de femmes et sont même incapables d’engendrer : « “Emancipation de la femme” – voilà ce qu’est la haine instinctive de la femme ratée c’est-à-dire incapable d’enfantement, contre la femme d’une bonne tenue ». La polémique contre le mouvement féministe est si âpre qu’elle pousse le philosophe à des déclarations d’un philistinisme désarmant. Les « émancipées » seraient des « femmes manquées » ou bien « celles qui n’ont pas l’étoffe pour avoir des enfants » [13]. On peut en tirer une conclusion : historiquement, il ne s’est trouvé de défi à l’oppression qui n’ait été taxé de folie, de déformation de la santé et de la normalité.

    Du reste, le diagnostic psychopathologisant se caractérise par son côté arbitraire. On peut le constater jusque chez les grands auteurs. En 1950, en publiant ses études sur la « personnalité autoritaire », Adorno souligne la « corrélation entre antisémitisme et anticommunisme » et ajoute ensuite : « Durant les dernières années tout le mécanisme de propagande en Amérique a été consacré à développer l’anticommunisme dans le sens d’une "terreur" irrationnelle » [14]. A ce moment-là, ceux qui ont été affectés de troubles psychiques sont les anticommunistes ; en 1964, par contre, Adorno insèrera justement les communistes, avec les fascistes, parmi les personnalités intrinsèquement autoritaires et enclines au totalitarisme !

    Le diagnostic psychopathologique prend régulièrement pour cible  les champions de la révolution,  jamais ceux de la guerre

    Il vaut aussi la peine de noter que le diagnostic psychopathologique prend régulièrement pour cible les champions de la révolution, jamais ceux de la guerre. Les fous sont Robespierre et les Jacobins, mais pas les Girondins fauteurs de la guerre, dont les conséquences dévastatrices pour la liberté civile et politique sont dénoncées de façon anticipée et avec une grande lucidité justement par Robespierre. Les fous sont les bolcheviques qui invoquent la Révolution pour mettre fin à la boucherie de la Première Guerre mondiale, pas ceux qui, en prolongeant la participation de la Russie à cette boucherie, n’hésitent pas à sacrifier des millions de personnes et à provoquer dans le pays une crise politique, économique et sociale aux proportions épouvantables. Plus encore, la Première Guerre mondiale est saluée non seulement en Russie mais dans tout l’Occident comme un moment de régénérescence spirituelle exaltante, et les plus grands intellectuels de l’époque s’engagent dans cette œuvre de célébration et de transfiguration !

    Enfin. Nous avons vu Tocqueville identifier dans l’œuvre d’un « virus d’une espèce nouvelle et inconnue » la cause de l’interminable cycle révolutionnaire français. Mais pourquoi l’auteur de cette explication ne pourrait-il pas être soumis lui aussi à un diagnostic psychopathologique ? Pour démontrer la folie de la « race des révolutionnaires qui semble nouvelle dans le monde » et qui est à l’œuvre en France, il observe que celle-ci « non seulement pratique la violence, le mépris des droits individuels et l’oppression des minorités, mais, ce qui est nouveau, professe qu’il doit en être ainsi » (II, 2, p. 337). Et voyons à présent comment le libéral français célèbre la première guerre de l’opium :

    « C’est un grand événement, surtout si l’on songe qu’il n’est que la suite, le dernier terme d’une multitude d’événements de même nature qui tous poussent graduellement la race européenne hors de chez elle et soumettent successivement à son empire ou à son influence toutes les autres races […] ; c’est l’asservissement de quatre parties du monde par la cinquième. Ne médisons pas de notre siècle et de nous-mêmes ; les hommes sont petits mais les événements sont grands ».

    Ou bien voyons quel comportement suggère Tocqueville à l’armée française engagée dans la conquête de l’Algérie :

    « Détruire tout ce qui ressemble à une agrégation permanente de population, ou en d’autres termes à une ville. Je crois de la plus haute importance de ne laisser subsister ou s’élever aucune ville dans les domaines d’Abd-el-Kader » (le leader de la résistance). » [15]

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    En 1839, le parlement britannique décide l’envoi d’un corps expéditionnaire dans la province chinoise de Canton pour défendre… le commerce de l’opium, vendu comme drogue par les Etats-uniens et les Britanniques mais interdit en Chine depuis 1729. C’est le début de la première guerre de l’opium (de 1838 à 1842), célébrée par Tocqueville comme « un grand événement ».

    Dans ces deux déclarations résonne cette célébration de la violence et de la loi du plus fort reprochée à la « race des révolutionnaires » à l’œuvre en France. En d’autres termes, c’est de façon non seulement arbitraire mais aussi dogmatique que procèdent les fauteurs de l’approche psychopathologique : ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes les critères qu’ils font valoir pour les autres.

    On pourrait objecter avec Furet que le caractère pathologique de la violence jacobine (et bolchevique) réside dans le fait qu’elle dévore ses propres fils. Si ce n’est que la dialectique de Saturne est bien présente dans la Réforme protestante et dans la première révolution anglaise et se manifeste aussi, avec des modalités particulières, dans la révolution américaine. À l’occasion de la Guerre de Sécession, les deux camps se réclament de la lutte pour l’indépendance conduite conjointement contre la Couronne anglaise. Les abolitionnistes se réfèrent au principe proclamé par la Déclaration d’indépendance d’après lequel « tous les hommes ont été créés égaux » et à l’incipit solennel de la Constitution de Philadelphie dans lequel le « peuple des États-Unis » déclare vouloir ultérieurement « perfectionner l’Union ». La propagande de la Confédération revendique l’héritage de la lutte des patriotes contre un pouvoir central oppressif, souligne la centralité du thème des droits de chaque État singulier dans le processus de fondation et dans la tradition juridique du pays, et fait remarquer que Washington, Jefferson et Monroe étaient tous des propriétaires d’esclaves. Les deux camps opposés déclarent avancer dans la trace des Pères Fondateurs, mais cela n’évite pas le choc et le rend même plus âpre. Pas de doute : dans ce cas aussi, Saturne dévore ses enfants.

    Par ailleurs, il faut noter que les colons américains protagonistes de la guerre d’indépendance contre le gouvernement de Londres sont définis par leurs contemporains anglais, que ce soit dans un jugement positif ou négatif, comme « les dissidents du désaccord ». Et si Burke dénonce la « maladie » française dès la toute première phase de la révolution [16], Mallet du Pan met en cause pour cette révolution l’« inoculation américaine » [17]. Comme on le voit, le renvoi à la dialectique de Saturne et à la psychopathologie pour expliquer les révolutions n’a pas attendu le jacobinisme pour venir au jour !

    Mais posons-nous maintenant une question : quel est le point de départ de la folie idéologique qui aurait fait rage d’abord dans le cycle révolutionnaire français puis dans le cycle révolutionnaire russe ? Furet comme Pipes partent de la France des Lumières et des sociétés de pensée. Et c’est de la même façon qu’argumente Taine, que nous avons vu critiquer Voltaire en tant que démon incarné et qui voit la France révolutionnaire « enivrée par la mauvaise eau-de-vie du Contrat social » de Rousseau [18]. Peut-on à présent considérer comme terminée la recherche à rebours des origines du maudit virus révolutionnaire ? Pas du tout ! Bien avant la révolution qui liquide en France l’Ancien régime, survient en Allemagne la Guerre des paysans qui, conduits par Müntzer, s’insurgent contre les feudataires et veulent abolir la servitude de la glèbe. Les protagonistes de cette révolution sont stigmatisés par Luther comme des « prophètes fous » (tolle Propheten) qui excitent la « populace folle » (tolle Pöbel), comme des « visionnaires » (Schwärmerer, Geister, Schwarmgeister), des fous qui ont totalement perdu le sens de la réalité [19]. Mais cette campagne contre l’ex-disciple devenu fou n’empêche pas Luther d’être à son tour classé par Nietzsche parmi les « esprits malades », à savoir parmi les « épileptiques des idées » (avec Savonarole, Luther, Rousseau, Robespierre et Saint-Simon) (L’Antéchrist, 54).

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    Hippolyte Adolphe Taine (1828-1893). Pour lui, la France révolutionnaire est « enivrée par la mauvaise eau-de-vie du Contrat social » de Rousseau.

    Oui, selon Nietzsche, pour trouver les premières origines de la maladie révolutionnaire il convient de procéder bien plus à rebours que ne le font les critiques habituels de la révolution : la folie qui voudrait l’avènement d’un monde parfait et égalitaire et qui condamne la richesse et le pouvoir en tant que tels, a commencé déjà à se manifester avec le christianisme et même, auparavant encore, avec les prophètes juifs. Convaincu de la longue durée du cycle révolutionnaire qui fait rage en Occident, Nietzsche invite à procéder finalement au règlement de comptes avec « ces milliers d’années d’un monde-cabanon » [monde asilaire] et avec les « maladies mentales » qui font rage à partir du « christianisme » (L’Antéchrist, 38). On pourrait lire cette conclusion comme l’involontaire reductio ad absurdum de l’interprétation psychopathologisante du conflit politique et, en particulier, des grandes crises historiques. Mais n’oublions pas que Nietzsche déclare être « passé par l’école de Tocqueville et de Taine » (B, III, 5, p.28), et qu’il a avec ce dernier des rapports épistolaires empreints d’une estime réciproque [20].

    Par ailleurs, de nos jours encore, dans le sillage du philosophe allemand, un illustre historien des religions (Mircea Eliade) et un éminent philosophe (Karl Löwith) expliquent la folie sanguinaire du XXe siècle en partant de loin, de très loin : tout aurait commencé en des temps assez reculés avec le refus du mythe de l’éternel retour et avec l’avènement de la vision unilinéaire du temps et de la foi dans le progrès qui l’accompagne : tout aurait commencé avec, une fois de plus, l’affirmation de la culture juive et chrétienne. La tendance à liquider les grandes crises historiques (et en dernière analyse l’histoire universelle) en tant qu’expressions de folie caractérise la culture actuelle de façon peut-être plus forte encore que la culture de la Restauration.

    Mais comment expliquer le fait que les explosions de folie se manifestent plus fréquemment et à une plus vaste échelle dans certains pays que dans d’autres ? On connaît chez Tocqueville la tendance à célébrer un sens moral et pratique supérieur et un plus fort attachement à la liberté qui caractériseraient les citoyens états-uniens, en opposition aux Français. C’est-à-dire que la lecture psychopathologique du conflit tend à déboucher dans une lecture d’empreinte ethnologique (et de tendance raciale). C’est une tendance qui se manifeste aussi avec force dans l’historiographie et dans la culture contemporaine. Selon Norman Cohn (2000, p. 21), l’Angleterre « se fait remarquer par une absence quasi-totale de tendances chiliastiques » et de « chiliasme révolutionnaire », qui par contre font rage entre France et Allemagne [21]. Plus radical dans la dérive ethnologique (et en dernière analyse, raciale) est Robert Conquest (2001, p.15), qui voit dans la France et dans la Russie (et dans l’Allemagne) les lieux des « aberrations mentales », desquelles s’avèrent par contre immunes les révolutions anglaise (on ne parle que de la Glorious Revolution de 1688) et américaine. De plus, la civilisation authentique trouve son expression la plus achevée dans la « communauté de langue anglaise » et le primat de cette communauté a son fondement ethnique précis, constitué par les « Angloceltes » [22]. Alors une question se pose ici : pourquoi donc le culte des « Angloceltes » devrait-il être plus acceptable que le culte des « aryens » cher en particulier aux nazis ?

    Donc. Pour se rendre compte de l’absurdité du renvoi à la psychopathologie, il suffit de réfléchir au fait que le caractère catastrophique de la crise révolutionnaire en Russie a été prévu avec des décennies d’anticipation par des auteurs très différents entre eux. En 1811, de Saint-Pétersbourg encore ébranlée par la révolte paysanne de Pougatchev, Maistre voit se profiler une révolution (cette fois appuyée par des « Pougatchevs d’Université », c’est-à-dire par des intellectuels d’origine populaire) d’une ampleur et d’une radicalité à faire pâlir la Révolution française. En 1859 Marx prévient : si la noblesse continue à s’opposer à une réelle émancipation des paysans, il en émergera un cataclysme social « sans précédents dans l’histoire ». En 1905, même le premier ministre russe Serge Witte s’exprime en termes similaires !

    On peut faire des considérations analogues pour la crise qui a débouché en Allemagne sur l’avènement au pouvoir de Hitler. Peu de temps après la signature du Traité de Versailles, le maréchal Ferdinand Foch observe : « ce n’est pas la paix, ce n’est qu’un armistice pour vingt ans ». L’impérialisme allemand n’allait pas tarder à tenter sa revanche ; et il va d’autant plus facilement obtenir un consensus de masse que les vainqueurs de la Première Guerre mondiale se montrent vindicatifs et myopes. À cette même période le grand économiste John Maynard Keynes, qui a fait partie de la délégation anglaise à Versailles, met en garde contre les conséquences d’une « paix carthaginoise » :

    « La vengeance, j’ose le prévoir, ne tardera pas. Rien ne pourra alors retarder longtemps cette guerre civile finale entre les forces de la réaction et les convulsions révolutionnaires désespérées ; face à quoi les horreurs de la dernière guerre allemande disparaîtront dans le néant et détruiront, quel que soit le vainqueur, la civilisation et le progrès de notre génération ». [23]

    Donc : « Que le ciel nous protège tous ! » Une épreuve de force allait se profilant pour l’hégémonie encore plus brutale et barbare que celle qui avait fait rage au cours du premier conflit mondial.

    Le nazisme se caractérise aussi par sa prétention à reprendre la tradition coloniale pour la réaliser aussi, dans ses formes les plus barbares, en Europe orientale. Eh bien, à partir déjà du XIXe siècle la culture européenne la plus avancée s’est posée une question angoissante : que serait-il arrivé si les méthodes de gouvernement et de guerre à l’œuvre dans les colonies avaient fini par s’imposer aussi dans les métropoles ? Le génocide même des Juifs n’advient pas du tout de façon improvisée. Qu’il nous suffise de dire que dans la Russie ravagée par la guerre civile, les Juifs, stigmatisés en marionnettistes du bolchevisme, deviennent les victimes de massacres déchaînés par les troupes blanches appuyées par l’Entente : c’est le « prélude » – observent d’éminents historiens – de ce qui sera ensuite la « solution finale » [24].

    Concluons. La lecture psychopathologisante des grandes crises historiques permet d’une part de liquider comme une expression de folie le gigantesque processus d’émancipation qui va de la Révolution française (des Lumières même) à la Révolution d’Octobre ; d’autre part, elle porte le Troisième Reich au compte d’une personnalité malade individuelle (Hitler), en absolvant indirectement le système politico-social et la tradition idéologique qui l’ont produit. La critique de la lecture psychopathologisante (voire démonologique) des grandes crises historiques est aujourd’hui un devoir essentiel de la critique de l’idéologie et de la lutte pour la raison.

     

    Traduction :  Marie-Ange Patrizio

    Extrait de Psychopathologie et démonologie. La lecture des grandes crises historiques de la Restauration à nos jours, essai publié dans la revue Belfagor. Rassegna di varia umanità, dirigée par Carlo Ferdinando Russo, Editions Leo S. Olschki, Florence, mars 2012, p. 151-172.

    Comme on le sait, Belfagor a fermé. Avec cet hommage je remercie mon ami Carlo Ferdinando Russo et toute la rédaction pour l’hospitalité qui m’a souvent été offerte.
    Domenico Losurdo

    L’article original a été publié le 14 décembre 2012 sur le blog de l’auteur : http://domenicolosurdo.blogspot.fr/

    [1] cf. Heinrich von Treitschke, Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, Leipzig, 1879-1894, vol. III, p. 153.

    [2] Benedikt F. X. von Baader, Sämtliche Werke, présenté par F. Hoffmann et alt. (Leipzig 1851-1860), réédition anastatique, Scientia, Aalen, vol. 6, pp. et 26.

    [3] Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, présentées par J. P. Mayer, Gallimard, Paris, 1951 et suivantes, vol. XIII, 2, pp. 337-38.

    [4] Pour les Souvenirs nous renvoyons le lecteur à l’anthologie de Tocqueville de F. Mélonio et J. C. Lamberti, Laffont, Paris, 1986, pp. 798 et 812.

    [5] Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine (1876-94), Hachette, Paris, 1899, vol. 6, p. 64.

    [6] Ibidem., vol. 5, pp. 21 et suivantes.

    [7] Ibidem.,vol. 7, pp. 205, 208 et 347-8 et vol. 1, p. 295.

    [8] Domenico Losurdo, Le révisionnisme en histoire. Problèmes et mythes, traduit de l’italien par Jean-Michel Goux, Albin Michel, Paris, 2006, chap. 1,1.

    [9] Theodor W. Adorno, Eingriffe. Neun kritische Modelle, Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1964, pp. 132-3.

    [10] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism (1951) Harcourt, Brace & World, New York, 3° ed., 1966, pp. 457-9.

    [11] Cf. Emily Eakin, Is Racism Abnormal ? A Psychiatrist Sees It as a Mental Disorder, in International Herald Tribune du 17 janvier 2000, p. 3.

    [12] Wyn C. Wade, The Fiery Cross. The Ku Klux Klan in America, Oxford University Press, New York-Oxford, 1997, p. 11.

    [13] Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres ».

    [14] Cf. Theodor W. Adorno, Studies in the Authoritarian Personality, in Id., Gesammelte Schriften, Suhrkamp, Frankfurt a. M., vol. 9, 1, p. 430.

    [15] Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, cit., vol. 2, 2, p. 337 ; vol. 6, 1, p. 58 et vol. 3, 1, p. 229.

    [16] Domenico Losurdo, Controstoria del liberalismo, Laterza, Roma-Bari, 2005, chap. VIII, § 7.

    [17] Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française (1926), Scientia, Aalen (reproduction anastatique), 1977, p. 19, note 1.

    [18] Cf. Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine, cit., vol. 4, p. 262.

    [19] Martin Luther, Ermahnung zum Frieden auf die zwölf Artikel der Bauernschaft in Schwaben (1525), in Die Werke, présenté par Kurta Aland, Klotz-Vandenhoeck & Ruprecht, Stuttgart-Göttingen, 1967, vol. 7, pp. 165, 168, 174 et 180 ; Martin Luther, Daß diese Worte : Das ist mein Leib etc. noch feststehen. Wider die Schwarmgeister (1527), in Werke, présenté par Diaconus Dr. Buchwald et alt., Schwetschke, Braunschweig, 1890, vol. 4, pp. 342 et suivantes.

    [20] Domenico Losurdo, Nietzsche, il ribelle aristocratico. Biografia intellettuale e bilancio critico, Bollati Boringhieri, Torino, 2002, cap. 28, § 2 .

    [21] Cf. N. Cohn, The Pursuit of the Millennium (1957), tr. it., de Amerigo Guadagnin, I fanatici dell’Apocalisse, Comunità, Torino, 2000, p. 21.

    [22] R. Conquest, Reflections on a Ravaged Century (1999), tr. it., de Luca Vanni, Il secolo delle idee assassine, Mondadori, Milano, 2001, pp. 15, 275 et suivantes et 307.

    [23] John M. Keynes, The economic consequences of the peace (1920), Penguin Books, London, 1988, pp. 56 et 267-68.

    [24] Cf. Domenico Losurdo, Staline. Histoire et critique d’une légende noire, traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio, Aden, Bruxelles, 2011, chap. 3, 1 et 5, 6.

  • Jünger et l'Allemagne secrète

     rivoli10.jpgEn tête de sa compagnie, en 1941, Ernst Jünger, capitaine dans la Wehrmacht, défile à cheval rue de Rivoli. 

    La polémique qui s'est déclenchée à propos d'Ernst Jünger, remet à l'avant-plan, une fois de plus, les fantasmes nés de la guerre civile européenne et du passé qui ne passe pas, mais, pire encore, les fantasmes plus insidieux générés par l'incompréhension totale de nos contemporains face à l'histoire politique et culturelle de ce siècle. À Jünger qui est aujourd'hui, à 100 ans, le plus grand écrivain européen vivant, on a reproché d'être, dans le fond, un complice des nazis. Pour clarifier cette question, il nous apparaît opportun de récapituler, depuis le début, l'histoire des activités politiques et culturelles de Jünger, le héros de la Première Guerre mondiale, un des rares soldats de l'armée impériale, avec Rommel, à avoir reçu la plus haute décoration militaire allemande, l'Ordre “Pour le Mérite”.

    Le thème des premières œuvres littéraires de Jünger est l'expérience de la guerre, dont témoigne notamment son célèbre roman Orages d'acier. Ces livres de guerre lui ont permis de devenir en peu de temps l'un des écrivains les plus lus et les plus fameux de l'Allemagne. En outre, Jünger est rapidement devenu l'un des chefs de file du nouveau nationalisme, suscité par les conditions de paix très dures imposées à l'Allemagne. Il réussit à forger une série de mythes politiques représentant la synthèse ultra-révolutionnaire de tout ce que la droite allemande avait produit à cette époque.

    Ordre ascétique et mobilisation totale

    L'écrivain évoluait entre les bureaux d'études de l'armée, les groupes paramilitaires et nationaux-révolutionnaires, et réussissait à fusionner plusieurs projets politiques : celui du philologue Wilamowitz visant la création d'un État régi par un Ordre ascétique ou une caste sélectionnée d'hommes de culture et de science, celui de Spengler visant le contrôle et la domination des nouvelles formes technologiques en train de transformer le monde, celui du poète Stefan George chantant une nouvelle aristocratie, celui de Moeller van den Bruck axé sur la nécessité de rénover de fond en comble le “conservatisme” ou plutôt sur la nécessité de lancer une “révolution conservatrice”, formule inventée par le poète Hugo von Hoffmannsthal et traduite par Jünger en termes ultra-nationalistes et guerriers.

    Pourtant, Jünger, influencé par la furie iconoclaste de Nietzsche, propose à l'époque de détruire totalement la société bourgeoise, ce qui lui permet d'utiliser aussi les mythes politiques de la gauche, dont l'idée bolchévique suggérée par Lénine, soit la mobilisation totale et militaire de l'État, utilisée auparavant en Allemagne par le Général Erich Ludendorff [organisateur de l'économie de guerre en 1916] ; chez Jünger, cette mobilisation totale deviendra la mobilisation totale de tout ce qui est allemand. Enfin, il utilise le mythe du travailleur-soldat, déjà loué par Trotsky ; Jünger l'adopte et le propose, transformé par la pensée du philosophe Hugo Fischer. Cette synthèse de Lénine, Trotsky et Fischer deviendra Le Travailleur, au moment même où Jünger est l'allié du national-bolchévique Ernst Niekisch. Il faut encore noter que la pensée philosophique et politique de Heidegger a été profondément influencée par ce célébrissime essai de Jünger, qui moule audacieusement en une puissante unité philosophique la technique, le nihilisme et la volonté de puissance.

    Parallèlement, l'écrivain se propose d'unifier tous les mouvements nationalistes allemands ; c'est cette intention qui explique sa tentative initialement favorable à Hitler ; il suffit de penser à la dédicace rédigée de son livre de 1925, Feuer und Blut (Feu et Sang) à l'intention du “Führer national” Adolf Hitler, même si l'année précédente, il avait désapprouvé la décision des nazis d'adopter des méthodes légales et craint une trahison nationale-socialiste à l'égard de la pureté des idéaux nationaux-révolutionnaires. Quoi qu'il en soit, en 1927, Hitler propose à Jünger un siège au Parlement, mais l'écrivain ne l'accepte pas parce qu'il refuse le parlementarisme et toute forme de parti. Après 1933, Jünger se retire complètement de la politique parce qu'il est trop élitaire, aristocratique et révolutionnaire pour accepter qu'un mouvement de masse s'accapare de ses idées ; par ailleurs, il se sent trop impliqué dans bon nombre d'idées nationalistes pour pouvoir critiquer ouvertement le nouveau régime.

    En 1939, cependant, Jünger semble vouloir intervenir directement, de manière critique, dans le régime nazi, en publiant son roman Sur les falaises de marbre. Selon un philosophe allemand contemporain, Hans Blumenberg, Jünger a rassemblé dans ce roman toutes les allusions aux événements de l'époque dans un scénario mythique, surtout après l'élimination des opposants à Hitler lors de la “Nuit des longs couteaux”, décidant ainsi de n'opposer plus qu'une résistance animée par la pure force de l'esprit. Un spécialiste plus connu du nazisme, George L. Mosse affirme que Jünger, dans ce roman, rejette les idées de sa jeunesse et retourne au protestantisme. En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes.

    L'Ordre des Maurétaniens

    De fait, Jünger, en 1938, dans la seconde version de son livre Le cœur aventureux, fait allusion pour la première fois au mystérieux Ordre des Maurétaniens, une élite mystique de mages savants et guerriers, qui deviendra le protagoniste collectif du roman Sur les falaises de marbre, et, par la suite, de tous les autres romans de l'auteur. En premier lieu, nous devons souligner que Jünger et les révolutionnaires nationalistes de sa génération sont obsédés par le mythe politique d'un Ordre qui régit l'État et guide les masses. Les Maurétaniens sont à mi-chemin entre les Templiers et les Chevaliers Teutoniques, ils sont l'incarnation de ce mythe.

    Donc, en 1938, Jünger écrit qu'au lieu de rester coincé dans ses chères études, il va s'introduire dans le milieu des Maurétaniens, qu'il définit comme des polytechniciens subalternes du pouvoir, parmi lesquels il nomme Goebbels et Heydrich, un des chefs de la SS. Ce n'est dès lors pas un hasard si Carl Schmitt écrit, dans son journal, que les Maurétaniens sont une allégorie des SS. Jünger, en outre, ajoute textuellement qu'« une équipe sélectionnée des nôtres est au travail dans les lieux secrets du plus secret Thibet ». Effectivement, à cette époque, existait une organisation culturelle liée à la SS, dénommée l'Ahnenerbe (Héritage des Ancêtres), qui organisait entre autres choses des expéditions plus ou moins secrètes au Thibet, et était reçue par le Dalaï Lama en personne. Par ailleurs, il faut signaler que cette structure avait été mise sur pied, au départ, par un ami de Jünger, Friedrich Hielscher, le chef spirituel des jeunes nationalistes allemands, avant d'être incluse par Himmler dans les institutions SS. Mais quand paraît le roman-pamphlet Sur les falaises de marbre, certains nazis, ignorant ces faits, réclament la tête de Jünger, qui sera défendu par le “Maurétanien” Goebbels, et ensuite par Hitler lui-même, qui, ne l'oublions pas, avait confessé à Rauschning, stupéfait et atterré, avoir fondé un Ordre mystérieux. Nous sommes donc en présence d'un mystère historiographique et politique du XXe siècle.

    Conflit interne chez les Maurétaniens ?

    Le roman de Jünger est probablement le témoignage d'un conflit politique et culturel qui se déroulait à l'intérieur du noyau dirigeant national-socialiste, et aussi, sans doute, à l'intérieur même de cet Ordre mystérieux, pour savoir comment imposer et diriger la politique intérieure et extérieure du IIIe Reich. Jünger, qui plus est, considère que l'un des protagonistes du roman, le Maurétanien Braquemart, est semblable à Goebbels, et que la figure démoniaque et destructive du Forestier peut être ramenée à Staline. Ensuite, en 1940, il attribue la victoire fulgurante des troupes allemandes en France à la Figure du Travailleur, décrite dans son livre Der Arbeiter. En 1942, il fait rééditer son essai sur La mobilisation totale, au moment même où Hitler mobilise totalement et désespérément tout ce qui est allemand. Ce conflit interne entre les Maurétaniens, dans lequel Jünger entendait bel et bien intervenir en publiant son roman-pamphlet, s'est avivé pendant la durée du conflit, à cause des conséquences catastrophiques de la guerre voulue par Hitler et non par les autres membres de l'Ordre des Maurétaniens. Voilà pourquoi Jünger et son ami Hielscher en sont arrivés à comploter contre le Führer : ils voulaient désespérément éviter le destin tragique qui allait frapper l'Allemagne, ou au moins l'atténuer.

    Le 20 juillet 1944

    Jünger, en effet, fut l'un des organisateurs de la tentative de coup d'État du 20 juillet 1944, qui aurait dû avoir lieu après l'attentat contre Hitler. À Paris, où il est officier d'état-major dans le Haut Commandement des troupes d'occupation, centre du complot contre Hitler, Jünger écrit l'essai La Paix qui est, en fait, le texte politique essentiel de ce complot, et dont le manuscrit avait été lu et approuvé par Rommel, le seul officier supérieur capable de mettre un terme à la guerre sur le front occidental et à affronter la guerre civile. Mais le complot échoue, Rommel est contraint au suicide parce qu'il est condamné à mort. Le Maurétanien Hielscher est arrêté à son tour. Jünger semble vouloir nous dire que le Prince Sunmyra, un des auteurs malchanceux de l'attentat contre le Forestier dans le roman-pamphlet, peut être comparé au Colonel von Stauffenberg, l'auteur malchanceux de l'attentat contre Hitler. Claus von Stauffenberg, héros de la “Résistance allemande”, était un disciple de Stefan George, donc un représentant de ces Maurétaniens qui s'étaient donné le devoir de préserver l'Allemagne secrète. Et Hitler ne pouvait pas condamner à mort l'Allemagne secrète, incarnée dans l'œuvre et la personne de Jünger.

    ► Antonio Giglio, Vouloir n°123-125, 1995.http://www.archiveseroe.eu

     (article extrait de l'Italia settimanale n°13/1995)

  • Jean Baudrillard

    Peu de temps avant sa mort, pour résumer son itinéraire, il disait avoir été « pataphysicien à 20 ans, situationniste à 30, utopiste à 40, transversal à 50, viral et métaleptique à 60 ». Dans son oeuvre, on parle de simulacres, de virus, de stratégies fatales, d’attracteurs étranges, de séduction. Autant dire que la sociologie de Jean Baudrillard n’est pas une sociologie comme les autres.
    Né à Reims en 1929, dans une famille d’origine paysanne et ardennaise (mais son père était gendarme), il est remarqué dès l’école primaire par ses instituteurs et intègre le lycée en bénéficiant d’une bourse. Un professeur de philosophie l’initie alors à la « pataphysique » d’Alfred Jarry, ce qui lui servira plus tard à « rompre avec tout un faux sérieux philosophique ». En 1948, Jean Baudrillard se retrouve en hypokhâgne au lycée Henri IV à Paris, mais tourne bientôt le dos au concours d’entrée à Normale supérieure pour aller s’établir comme ouvrier agricole, puis comme maçon, dans la région d’Arles. Revenu dans la capitale, il achève ses études à la Sorbonne, passe une agrégation d’allemand et devient professeur de lycée. Quelque temps lecteur à l’université de Tübingen, le jeune germaniste traduit Peter Weiss, Bertolt Brecht, Karl Marx, mais aussi des poèmes de Hölderlin, restés inédits.
    Il rompt cependant bientôt avec l’enseignement secondaire et entreprend une thèse de doctorat sous la direction de Henri Lefebvre, en même qu’il suit les cours de Roland Barthes à l’École pratique des hautes études. Lefebvre, qui vient d’être exclu du parti communiste, est à cette époque célèbre pour sa théorie de la « vie quotidienne ». Baudrillard est alors proche de Guy Debord et des situationnistes. La « révolution culturelle » l’intéresse aussi : en 1962, il fonde avec Félix Guattari une éphémère Association populaire franco-chinoise.
    Sa thèse sur le « système des objets », qui lui vaut en 1967 les félicitations d’un jury composé de Lefebvre, Roland Barthes et Pierre Bourdieu, sera publiée l’année suivante chez Gallimard. Il entame alors un enseignement de sociologie à l’Université de Nanterre, dans le département d’Henri Lefebvre. Parallèlement, il participe à la création de la revue Utopie, avec Hubert Tonka et Isabelle Auricoste, et du groupe Aérolande. Avec Jacques Donzelot, il participe aux événements de Mai 68. « On descendait de la transcendance de l’histoire dans une espèce d’immanence de la vie quotidienne », dira-t-il plus tard. C’est pour lui une époque difficile, où il connaît la pauvreté.
    Par la suite, il fondera avec son ami Paul Virilio la revue Traverses, continuera d’enseigner à Nanterre jusqu’en 1986, puis à Paris IX Dauphine, où il sera jusqu’en 1990 directeur scientifique de l’Institut de recherche et d’information socio-économique (Iris).
    Ses premiers livres, Le système des objets (1968) et La société de consommation (1970) sont des essais de sociologie critique, relevant encore d’une critique néomarxiste de la société.
    Baudrillard , qui se passionne pour la sémiologie, c’est-à-dire la science des signes, y combine certaines idées de Henri Lefebvre et de Roland Barthes, mais aussi de Veblen et de Herbert Marcuse, avec les acquis du structuralisme et de la psychanalyse lacanienne. Il s’emploie à corriger Marx en montrant que le capitalisme consumériste diffère profondément du capitalisme du XIXe siècle, en ce sens qu’il sécrète des formes d’aliénation tout à fait nouvelles : non plus aliénation matérielle du travail, mais aliénation mentale par la marchandise.
    Ce qui intéresse en fait Baudrillard, c’est la façon dont les objets sont « vécus », c’est-à-dire la façon dont le système de consommation ordonne les relations sociales. En termes plus abstraits : « Les objets sont des catégories d’objets qui induisent des catégories de personnes ». Consommer, c’est d’abord manipuler des signes et se poser soi-même par rapport à ces signes. Ce n’est donc pas tant l’objet que l’on consomme que le système des objets lui-même (« On ne consomme jamais l’objet en soi, on manipule toujours les objets comme ce qui vous distingue »). Dans la société de consommation, le choix ne relève pas de la liberté, mais de l’intégration aux normes de la société, et donc de la contrainte. La publicité, qui crée l’illusion de s’adresser à chacun, reproduit la standardisation de l’objet qu’elle présente, puisque tout le monde finit par acheter le même produit que son voisin. Le système des objets, ainsi défini comme homogénéisant, finit par réifier le consommateur, qui se transforme lui-même en objet.
    Baudrillard analyse donc la société de consommation comme un phénomène global, comme un système où toutes les relations sociales sont déterminées par la circulation des marchandises et le fait que tout ce qui est produit doit être consommé. La société de consommation, c’est l’« échange généralisé ». Sa conclusion est que la consommation, loin d’être une simple pratique matérielle, « est une activité de manipulation systématique des signes », ce qui signifie que « pour devenir un objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe ». Ce qui explique aussi que la consommation soit sans limites : allant bien au-delà des besoins, elle aspire à toujours plus de signes. « C’est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu’elle est irrépressible ».
    En 1972, dans Pour une critique de l’économie politique du signe, Baudrillard constate qu’Adam Smith et Karl Marx, comme leurs disciples libéraux et marxistes, se sont bornés à distinguer entre la valeur d’usage d’un objet (sa valeur fonctionnelle et « naturelle ») et sa valeur d’échange (sa valeur économique et marchande). Il y ajoute la valeur symbolique de l’objet, qui est une valeur acquise en relation avec un autre sujet, et sa valeur de signe par rapport aux objets. Un beau stylo, par exemple, peut servir à écrire (valeur d’usage), valoir l’équivalent d’une semaine de salaire (valeur d’échange), être offert en cadeau (valeur symbolique) ou conférer un statut social (valeur structurale par rapport au système des objets).
    L’ouvrage lui vaut une extraordinaire renommée et va aussi faire de lui l’un des intellectuels français les plus lus et les plus commentés à l’étranger, notamment aux États-Unis, où Sylvère Lotringer, une Française devenue professeur à l’Université Columbia, se démène pour le faire connaître. Baudrillard va dès lors voyager un peu partout dans le monde, où des dizaines de livres lui seront bientôt consacrés, alors qu’en France son insolente ironie vis-à-vis des académismes et son tempérament d’inclassable lui vaudront longtemps la sourde hostilité de beaucoup.
    Le miroir de la production, en 1973, signe sa rupture définitive avec le marxisme. Baudrillard affirme que le marxisme n’est qu’un miroir de la société bourgeoise qui, comme les libéraux, place la production au centre de la vie sociale et ne peut, de ce fait, fournir la base d’une critique radicale du système de la marchandise. « Le marxisme, dira-t-il, n’est que l’horizon désenchanté du capital ».
    Avec L’échange symbolique et la mort (1976), Baudrillard sort complètement du domaine de l’économie politique. Constatant que les sociétés dominées par les seules valeurs marchandes, basées sur l’échange de signes et de biens, sont incapables de répondre à l’exigence symbolique, il abandonne alors la logique sémiotique pour celle d’un système symbolique, prolongeant en cela les travaux de Marcel Mauss et de Georges Bataille.
    Le terme même d’« échange symbolique » dérive de ce que Bataille appelait l’« économie générale », où la dépense somptuaire et la destruction sacrificielle prennent le pas sur les notions de production et d’utilité. Baudrillard prône alors une « critique aristocratique » du capitalisme, qui emprunte aussi à Nietzsche, et donne en exemple les sociétés « primitives » traditionnelles où régnait, non pas l’échange marchand, mais le système du don et du contredon si bien décrit par Marcel Mauss, base de l’échange symbolique définie par la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre.
    C’est dans ce livre que Baudrillard soutient pour la première fois que les sociétés occidentales ont subi une « précession de simulacre », en ce sens qu’elles sont passées successivement de l’ère de l’original à l’ère de la copie – on pense ici au célèbre texte de Walter Benjamin sur « L’oeuvre d’art à l’ère de la reproduction mécanique » –, puis à celle d’un « troisième ordre de simulacre », où la copie remplace l’original et finit par devenir plus « réelle » que lui. Détachée de toute référence à l’original, la copie devient en fait pur simulacre, à la façon dont, dans une nouvelle de Borges, la carte remplace le territoire. Et comme ce simulacre ne fait qu’engendrer d’autres simulacres, la société toute entière devient elle-même un champ de simulacres. Dans l’oeuvre de Baudrillard, c’est un tournant capital.
    Dans les années 1980, Baudrillard réfléchit de plus en plus aux techniques de communication et à la nature des relations sociales qu’elles déterminent. La célèbre formule de Marshall McLuhan : « Le médium est le message », lui sert de fil conducteur : la forme des médias compte plus que leur contenu. C’est ce qui fait leur pouvoir de séduction.
    Contrairement à Michel Foucault, qui s’intéresse avant tout à la généalogie des formes du pouvoir, Baudrillard (qui a publié en 1977 un Oublier Foucault) voit dans l’idée de séduction, et donc de simulation, une notion qui, une fois élargie, aide à comprendre la société actuelle : « La séduction représente la maîtrise de l’univers symbolique, alors que le pouvoir ne représente que la maîtrise de l’univers réel ». Il prend également ses distances vis-à-vis de la « micropolitique du désir » d’un Gilles Deleuze ou de l’« économie libidinale » d’un Jean-François Lyotard. La séduction, tient-il à souligner, est tout autre chose que le désir (De la séduction, 1979).
    À partir de cette époque, Baudrillard montre comment la modernité, fondée sur la notion de production, a cédé le pas à la postmodernité, où règne la simulation, terme par lequel il faut entendre les modes de représentation culturels qui « simulent » la réalité : la télévision, le cyber-espace, la réalité virtuelle, les effets spéciaux, les jeux vidéo, les écrans interactifs.
    Aujourd’hui, dit Baudrillard, nous sommes entrés dans une ère complètement nouvelle, où la reproduction sociale (le traitement de l’information, la communication, les industries « cognitives », etc.) a remplacé la production comme mode principal d’organisation de la société, et où les identités se construisent elles-mêmes par l’appropriation des images, des modèles et des codes dominants.
    Dans le monde actuel, affirme Baudrillard, non seulement toute transcendance s’est évanouie, mais la définition même du réel est devenue problématique. C’est ce dont témoigne l’incessante prolifération des représentations virtuelles du monde. La virtualité tend à l’illusion parfaite, et c’est en cela qu’elle s’apparente à une copie qui ne renvoie plus à l’original. Baudrillard, dans son langage, parle d’« extermination du réel par son double ».
    Dès lors, c’est le principe de réalité qui disparaît. Car la réalité n’est elle-même rien d’autre qu’un principe. Délivrée de son principe, la réalité implose de manière exponentielle, tandis que se met en place un monde où règne la seule virtualité. En d’autres termes : le vrai est effacé ou remplacé par les signes de son existence. On est au-delà de l’illusion (ou de la « fausse conscience »), car l’illusion se définit encore par rapport à une réalité qui a disparu.
    Désormais, Baudrillard n’hésite donc plus à proclamer que « le réel n’existe plus ». Et c’est cette « disparition de la réalité », présentée comme un « crime parfait » étudié comme tel dans le livre qui porte ce titre (1995), qui va désormais nourrir l’essentiel de sa réflexion. Le réel s’évapore sous nos yeux. Comment cela est-il possible ?
    Pour les situationnistes, la société du spectacle se définissait avant tout comme aliénation généralisée. Baudrillard assure que ce stade est dépassé, car il n’y a plus à distinguer entre le « spectacle » et les spectateurs. Disparition du spectacle, donc disparition de la scène – au profit de l’obscène. Le passage de la scène à l’obscène, c’est le passage de la vision banale de la fatalité à la vision fatale de la banalité, de la connaissance à l’information, de l’hystérie à la schizophrénie, de la finitude à la métastase. C’est le stade où tout le monde communie dans l’« extase de la communication ». « Il n’y a plus de scène de la marchandise : il n’y en a plus que la forme obscène et vide. Et la publicité est l’illustration de cette forme saturée et vide », écrit-il dans Simulacres et simulation (1981).
    Dès que la réalité ne débouche plus sur rien qui la dépasse, il ne lui reste plus qu’à se démultiplier, à se cloner elle-même, à se reproduire indéfiniment sans plus renvoyer à rien.
    Elle est alors privée de fin, aux deux sens du terme. Lorsqu’un signe n’a plus d’échange avec la réalité qu’il signifie, il s’hypertrophie, s’enfle, se multiplie tout seul en métastases jusqu’à signifier tout ou rien. Tout est alors frappé d’un même principe d’incertitude : l’information, le travail, la vérité, le statut social, le langage, la mémoire, l’oeuvre d’art, etc., ce qui interdit l’exercice rationnel et traditionnel de la pensée. Le réel est remplacé par des simulacres qui ne cessent de s’auto-engendrer et de s’auto-reproduire. Ce n’est plus la réalité qui dépasse la fiction, mais la fiction qui dépasse le réel !
    Baudrillard s’empare de certains mots pour leur donner une portée nouvelle. Le virus lui paraît un terme emblématique qui renvoie aussi bien aux ordinateurs qu’aux épidémies, aux modes et aux réseaux : nous vivons une époque « virale », dont le sida et la « vache folle », les « hackers » informatiques, le terrorisme global et les « autoroutes de l’information » sont autant d’illustrations. Après la valeur symbolique et la valeur-signe, Jean Baudrillard, dans La transparence du mal (1990), affirme que la valeur est entrée dans le stade « fractal » ou « viral » : elle irradie dans toutes les directions sans faire référence à quoi que ce soit. Elle n’est plus valeur, mais épidémie du signe. Tout prend ainsi une forme virale et épidémique : « Les réseaux, Internet, c’est de la métastase illimitée ! »
    Mettant met fin aux oppositions réglées du bien et du mal, du vrai et du faux, du signifiant et du signifié, la postmodernité se caractérise donc, non seulement par la bien connue « disparition des repères », mais par l’avènement d’un « immense processus de destruction du sens ». La thèse de Baudrillard est que, dans les actuelles sociétés occidentales, la technologie de l’information a abouti à l’émergence, non pas du « village global » dont parlait Marshall McLuhan, mais d’un monde où le sens est effacé, où le « réel » est réduit aux seuls signes autoréférentiels de son existence, tandis que la société devient elle-même une structure « opaque ». La modernité, c’était le temps des explosions, révolutionnaires ou autres. La postmodernité, c’est le temps de l’implosion.
    Implosion du sens dans les médias. « Nous sommes dans un univers où il y a de plus en plus d’information, et de moins en moins de sens ». Les médias sont devenus une « gigantesque force de neutralisation, d’annulation du sens ». « L’information, contrairement à ce qu’on croit, est une sorte de trou noir, c’est une forme d’absorption de l’événement ».
    Implosion du social dans les masses. Les sociétés occidentales sont d’abord passées de la caste à la classe, puis de la classe à la masse. Aujourd’hui, les masses ne sont pas aliénées, mais opaques : recherchant le spectacle plus que le sens, elles se transforment en « majorités silencieuses » qui absorbent l’énergie sociale sans la réfléchir ou la restituer, qui avalent tous les signes et les font disparaître elles aussi dans un « trou noir ».
    L’homme devient lui-même un « pur écran » qui absorbe tout ce que distillent les réseaux. La machine, autrefois, aliénait l’homme. Avec l’écran interactif, l’homme n’est plus aliéné, mais devient lui-même partie d’un réseau intégré. « Nous sommes dans l’écran mondial. Notre présent se confond avec le flux des images et des signes, notre esprit se dissout dans la surinformation et l’accumulation d’une actualité permanente qui digère le présent lui-même ».
    L’homme virtuel est un « handicapé moteur, et sans doute aussi cérébral ». « L’écran interactif, explique Baudrillard, transforme le processus de communication, de relation de l’un à l’autre, en un processus de commutation, c’est-à-dire de réversibilité du même au même. Le secret de l’Interface, c’est que l’Autre y est virtuellement le Même […] On est passé de l’enfer des autres à l’extase du même, du purgatoire de l’altérité aux paradis artificiels de l’identité ». « L’image de l’homme assis et contemplant, un jour de grève, son écran de télévision vide, vaudra un jour comme une des plus belles images de l’anthropologie du XXe siècle » !
    À l’instar de Jean-François Lyotard annonçant la fin des « grands récits » qui avaient soustendu la modernité, Baudrillard assure que les idéologies, à l’époque postmoderne, ne sont plus elles aussi que des systèmes de signes, c’est-à-dire des simulacres. Elles n’ont plus cours parce que nous sommes déjà « passés au-delà ». La croyance au progrès, héritée des Lumières, s’est muée en simple « psychologie humanitaire », les droits de l’homme sont le « degré zéro de l’idéologie ».
    C’est ce que n’ont pas compris les partis politiques, que Baudrillard déclare « en état de survie artificielle » : « Ils ne vivent plus que des signes de leur existence et tentent de faire perdurer une société bancale, qui ne sait plus où elle va ni sur quoi elle roule ». Dans La gauche divine (1985), Jean Baudrillard se moque plus spécialement des socialistes, devenus des « confessionnels, qui n’ont à offrir sur scène que le pathétique sentimental de la bonne foi et de l’échec », et des communistes qui ont abandonné toute perspective révolutionnaire pour défendre un moralisme radicalisé. La gauche, finalement, en est réduite à gérer le travail de deuil de ses idéaux. L’arrivée du PS au pouvoir ne fut que « la délivrance d’un enfant caché que le capital aurait fait dans le dos à la société française ».
    Le pouvoir lui-même, ajoute Baudrillard dans À l’ombre des majorités silencieuses, « est seulement là pour masquer le fait qu’il n’existe plus ». Quant à l’Etat, en accédant à sa forme « extatique », il est devenu transpolitique comme d’autres deviennent transsexuels !
    L’histoire, enfin, a cessé d’être une succession continue d’événements localisables dans une perspective linéaire. Elle n’est plus « poussée par un développement, mais par une excroissance complètement indéterminée et incontrôlable ». Il y a toujours des événements, ou plutôt des « enjeux événementiels », mais ces événements ne font plus une histoire. En ce sens, nous sommes bel et bien sortis de l’histoire, non au sens de la « fin de l’histoire » imprudemment annoncée par Francis Fukuyama, mais au sens de la cohérence globale. Nous sommes passés du temps linéaire au temps chaotique. Marx avait inventé les « poubelles de l’histoire ». Aujourd’hui, dit Baudrillard, c’est l’histoire elle-même qui est devenue une poubelle.
    La simulation généralisée a tué le réel, mais l’a remplacé par une hyperréalité. Baudrillard veut dire par là que, non seulement le simulacre n’est pas inférieur à ce qu’il simule, mais qu’il en représente au contraire la forme exacerbée ou paroxystique, une forme plus réelle que le réel. La réplique de la grotte de Lascaux, visitée par les touristes, est déjà devenue plus réelle que l’original. Le centre Beaubourg, qualifié par Baudrillard d’« opérateur circulaire parfait », met en scène l’« hyperréalité de la culture », à la façon dont l’hypermarché met en scène l’« hyperréalité de la marchandise », ou les grands médias interactifs l’« hyperréalité de la communication ». Dans Les stratégies fatales (1983), Baudrillard donne d’autres exemples de cette hyperréalité, qui fait que la mode est désormais plus belle que la beauté, la pornographie plus sexuelle que le sexe, le terrorisme plus violent que la violence, la séduction plus artificielle que l’artifice, l’obscénité plus visible que le visible.
    En 1986, une tournée outre-Atlantique, au coeur de l’hyperréalité, lui inspire un essai superbe intitulé Amérique. Constatant qu’aux Etats-Unis la permissivité va de pair avec un hypermoralisme social, qui fait de toute voix ou attitude dissidente une pathologie à éradiquer, il y définit le jogging comme une forme de suicide, dit qu’en Amérique personne ne regarde la télévision car c’est l’écran lui-même qui regarde les téléspectateurs, et affirme que la vitesse « crée de purs objets » car elle est la « forme extatique du mouvement ». L’Amérique est pour lui à la fois le modèle de la modernité, la dernière des sociétés primitives et l’« utopie achevée ».
    Durant les années 1990, dans une série de petits ouvrages incisifs, auxquels s’ajoutent les cinq volumes de ses Cool Memories, recueil de pensées fulgurantes entrecoupées d’aphorismes souvent mélancoliques, Jean Baudrillard éprouve systématiquement sa théorie en la confrontant aux grands et petits événements médiatiques. Il le fait à sa manière, caustique, provocatrice et jubilatoire, empreinte d’une ironie cinglante et d’une allégresse sarcastique, portée par un non-conformisme à toute épreuve et ne dédaignant jamais de provoquer les pensées convenues et la bienpensance dominante.
    Rapportée aux événements, sa grille de lecture implique toujours un pas de côté, un déplacement de perspective, à la recherche d’un paradoxe éclairant. C’est cet écart déroutant qui lui permet d’aller toujours à l’essentiel, sans s’arrêter aux jugements de valeur, de montrer que l’événement renvoie toujours à autre chose qu’à lui-même. Il s’agit au fond, dit Baudrillard, d’« aller par anticipation au bout d’un processus, pour voir ce qui se passe au-delà ».
    En 1991, il publie La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (Galilée), dont le titre retentissant suscite bien des commentaires. Il y explique que la guerre suppose un principe de sacrifice incompatible avec la recherche d’une guerre à « zéro mort » (dans le camp des assaillants), ainsi que la reconnaissance d’un ennemi non réductible au rôle de « voyou ». Guerre chirurgicale et « asexuée », la première guerre du Golfe n’a « jamais eu lieu », en ce sens qu’elle a moins été affaire de combats que de spectacle.
    En novembre 2001, son texte sur « L’esprit du terrorisme », paru dans Le Monde, provoque à nouveau des remous dans l’intelligentsia parisienne. Si la première guerre du Golfe a été pour lui un non-événement, les attentats du 11 septembre lui apparaissent au contraire comme l’« événement absolu » – mais aussi comme un « obscur objet de désir » qui a « radicalisé le rapport de l’image à la réalité ».
    Baudrillard scandalise en affirmant que le néo-terrorisme global, qui « se nourrit de ce qu’il veut détruire », est « l’acte qui restitue une singularité irréductible au coeur d’un système d’échange généralisé ». « La tactique du terroriste, écrit-il encore, est de provoquer un excès de réalité et de faire s’effondrer le système sous cet excès de réalité ». S’y ajoutent quelques remarques typiquement baudrillardiennes : « Quand les deux tours se sont effondrées, on avait l’impression qu’elles répondaient au suicide des avions-suicides par leur propre suicide ». Ou encore : « Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle ».
    Les critiques que lui valut cet article (auquel ont fait suite plusieurs essais sur le même sujet) témoignent en fait d’une incompréhension de sa méthode. Ce qu’entendait dire Baudrillard, c’est que l’Occident peut faire la guerre au terrorisme, mais qu’il n’a pas de réponse symbolique à lui apporter. Au désir de mort des terroristes, il ne peut pas répondre par la mise en scène de son propre désir de mort.
    L’Occident se pose comme l’empire du Bien, ce qui l’empêche de voir que dans la vie des hommes rien n’est univoque ou unidirectionnel, que tout est ambivalent. Tout ce qui s’actualise potentialise son contraire, sa « part maudite » (Georges Bataille). « À un moment donné, dit Baudrillard, cette part d’ambivalence prend le dessus, tandis que l’autre part se décompose d’elle-même. C’est ce qui est arrivé au communisme, qui a sécrété sa propre ambivalence et qui, avec la chute du Mur de Berlin, est arrivé au bout de sa décomposition ». En d’autres termes, plus on cherche à évacuer le symbolique, plus il a tendance à faire retour. La puissance symbolique est en effet « toujours supérieure à celle des armes et de l’argent ». Une société qui, convaincue de sa supériorité, veut instaurer partout l’empire du Même et refuse sa « part maudite », crée les conditions de sa propre disparition. « Celui qui vit par le Même périra par le Même », écrit Baudrillard (Écran total, 1997).
    Comme Philippe Muray, Baudrillard a toujours pensé le plus grand mal du discours du Bien. « Nous croyons naïvement, explique-t-il, que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines, correspond à une défaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement […] Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l’inverse d’ailleurs : ils sont à la fois irréductibles l’un à l’autre et leur relation est inextricable […] Le mal absolu naît de l’excès du Bien, d’une prolifération sans frein du Bien, du développement technologique, d’un progrès infini, d’une morale totalitaire, d’une volonté radicale et sans opposition de bien faire. Ce Bien se retourne dès lors en son contraire, le Mal absolu ». Le Mal, pourrait-on dire, résulte d’une irrésistible pulsion de revanche sur les excès du Bien.
    Plus généralement, Baudrillard pense que, « depuis peut-être un siècle, l’Occident a travaillé à la dégradation de ses propres valeurs, à les éliminer, à les abolir », ce qui fait qu’il se retrouve aujourd’hui au degré zéro de la puissance symbolique, en sorte que c’est ce degré zéro qu’il veut imposer au reste du monde. Convaincu d’être porteur des seules valeurs universelles concevables, l’Occident veut les étendre à toute la planète, ce qui le porte à délégitimer comme perverses ou archaïques toute singularité qui s’y oppose, « y compris cette forme de singularité qu’est la mort elle-même ». L’Occident veut au fond négocier l’altérité, et enrage de ne pouvoir parvenir.
    « La seule manière de résister au mondial, c’est la singularité », disait Baudrillard en 2002. « Ce qui peut faire échec au système, ce ne sont pas des alternatives positives, ce sont des singularités. Or, les singularités ne sont ni bonnes ni négatives. Elles ne sont pas une alternative, elles sont d’un autre ordre […] Elles peuvent être le meilleur et le pire. On ne peut donc les fédérer dans une action historique d’ensemble. Elles font échec à toute pensée unique et dominante, mais elles ne sont pas une contre-pensée unique – elles inventent leur jeu et leurs propres règles du jeu ». Le terrorisme représente incontestablement l’une de ces singularités, sur le versant de l’extrême violence. Baudrillard n’en fait nullement l’apologie. Il demande seulement qu’on prenne bien conscience de sa nature. Le terrorisme est une réponse symbolique paroxystique à l’universalité abstraite.
    S’inscrivant en faux contre les thèses de Samuel Huntington à propos de l’affrontement de l’islam et de l’Occident, Baudrillard écrit encore : « Il ne s’agit pas d’un choc des civilisations, mais d’un affrontement, presque anthropologique, entre une culture universelle indifférenciée et tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, garde quelque chose d’une altérité irréductible. Pour la puissance mondiale, tout aussi intégriste que l’orthodoxie religieuse, toutes les formes différentes et singulières sont des hérésies. A ce titre, elles sont vouées soit à rentrer de gré ou de force dans l’ordre mondial, soit à disparaître. La mission de l’Occident (ou plutôt de l’ex-Occident, puisqu’il n’a plus depuis longtemps de valeurs propres) est de soumettre par tous les moyens les multiples cultures à la loi féroce de l’équivalence. Une culture qui a perdu ses valeurs ne peut que se venger sur celles des autres […] L’objectif est de réduire toute zone réfractaire, de coloniser et de domestiquer tous les espaces sauvages, que ce soit dans l’espace géographique ou dans l’univers mental » (Power Inferno).
    La pensée critique doit selon Baudrillard devenir « radicale ». « La radicalité, écrit-il, c’est aller à la racine des choses […] La radicalité, ce n’est pas en savoir toujours davantage sur le réel, mais passer de l’autre côté ». Et c’est précisément ce qu’il n’a cessé de faire. Il n’a jamais cessé d’être un penseur « extrême », jusque dans ses dernières extrémités. D’où ses prises de position sur les sujets les plus divers, toujours servies par un sens aigu de la formule. Radicalisme libérateur.
    Sur le clonage : « Le sexe s’était déjà libéré de la reproduction, aujourd’hui c’est la reproduction qui se libère du sexe […] N’est-ce pas une pulsion de mort qui pousserait les êtres sexués à régresser vers une forme de reproduction antérieure à la sexuation ? ». Mais aussi : « On ne parle du clonage qu’en termes biologiques. Or, il me semble qu’il a déjà été précédé par un clonage mental : le système de l’école, de l’information et de la culture de masse permet de fabriquer des êtres qui deviennent une copie conforme les uns des autres ».
    Sur le référendum à propos du projet de Constitution européenne : « Le oui lui-même n’est plus exactement un oui à l’Europe, ni même à Chirac ou à l’ordre libéral. Il est devenu un oui au oui, à l’ordre consensuel, un oui qui n’est plus une réponse, mais le contenu même de la question ».
    Sur les émeutes des banlieues : « L’immigration et ses problèmes ne sont que les symptômes de la dissociation de notre société aux prises avec elle-même […] Une société elle-même en voie de désintégration n’a aucune chance de pouvoir intégrer ses immigrés, puisqu’ils sont à la fois le résultat et l’analyseur sauvage de cette désintégration ».
    Cette approche ironique, opposée aux donneurs de leçons comme à tout esprit de système, n’a évidemment pas valu que des amis à Jean Baudrillard. Ses adversaires l’ont tour à tour accusé d’apolitisme et d’irrationalisme, de misogynie et d’homophobie, voire d’être un réactionnaire amoral ou un cynique conservateur. En 1990, on lui avait reproché d’avoir exhumé la pensée de Joseph de Maistre dans La transparence du Mal. En 1996, sa dénonciation de la « nullité prétentieuse de l’art contemporain » lui valut de perdre la chronique dont il disposait à Libération. En 2005, un pamphlet d’une consternante bêtise, signé Thomas Florian, allait jusqu’à le présenter comme un « faux penseur recyclant tous les poncifs de la pensée réactionnaire », et son oeuvre comme un « amas nauséabond » ! Le magazine homosexuel Têtu fut plus récemment le seul à se réjouir de sa disparition.
    Baudrillard avait répondu à ses critiques en mai 1997, dans un article intitulé « La conjuration des imbéciles » : « Ne peut-on plus proférer quoi que ce soit d’insolite, d’insolent, d’hétérodoxe ou de paradoxal sans être automatiquement d’extrême droite (ce qui, il faut bien le dire, est un hommage à l’extrême droite) ? Pourquoi tout ce qui est moral, conforme et conformiste, et qui était traditionnellement à droite, est-il passé à gauche ? » « La lâcheté intellectuelle, remarquait-il aussi, est devenue la véritable discipline olympique de notre temps ».
    D’autres ont pu trouver qu’il « exagérait », sans réaliser que ce grand amateur de cinéma et de science-fiction – il est explicitement cité dans le célèbre film des frères Warschawsky, Matrix, que l’on a présenté (imprudemment) comme une illustration de ses thèses –, passionné de surcroît par la photographie depuis les années 1980 (sa première grande exposition s’est tenue à Paris en l’an 2000), ne faisait peut-être que décrire les prodromes de l’« hyperréalité » qui vient.
    « Si on échappe à la mort, on échappe forcément à la vie », disait Baudrillard. Généreux, solitaire, curieux de tout, auteur de plus d’une cinquantaine de livres, lui qui avait si souvent décrit les processus « viraux » à l’oeuvre dans la société, a finalement été emporté par les métastases le 6 mars dernier. Prenant la parole à ses obsèques, au cimetière du Montparnasse, le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, visiblement pris au dépourvu par le retentissement mondial de sa disparition, avouait au terme de sa brève allocution qu’il n’était guère familier de son oeuvre : « J’aurais bien voulu parler avec Jean Baudrillard… Maintenant, il me reste à le lire ». Il serait temps.
    Alain de Benoist Nouvelle Ecole, 2008
    Les premiers livres de Jean Baudrillard ont été publiés chez Gallimard, les plus récents aux éditions Galilée et aux éditions Sens & Tonka.
    Un « Cahier de l’Herne », dirigé par François L’Yvonnet, lui a été consacré en 2005, avec des textes de Michel Maffesoli, Edgar Morin, Philippe Muray, Jean-Baptiste Thoret, Jean Nouvel, etc. (Éditions de l’Herne, 328 p., 49 €).

  • Le pseudo mariage homo : Un projet de destruction sociétale

     

    Tribune libre de Paysan savoyard

    Le projet de légalisation du mariage homosexuel mérite d’être combattu et de susciter une mobilisation vigoureuse. Il révèle en effet la volonté du gouvernement de procéder dans les mois qui viennent à un certain nombre de réformes sociétales, inspirées par les conceptions libérales-libertaires et le relativisme moral. En attaquant l’institution familiale, pierre angulaire de notre société, le projet de mariage homo s’en prend par là même à l’identité française.

    • L’usage systématique de méthodes hypocrites

    Commençons tout d’abord par souligner que le projet de mariage homosexuel est le fruit des méthodes hypocrites et duplices utilisées depuis des décennies par les groupes qui en sont les promoteurs.

    Le projet est présenté comme offrant « le mariage pour tous » afin de provoquer la sympathie et l’approbation réflexe de tous ceux qui se mobilisent dès que le principe d’égalité paraît mis en cause. En réalité, première hypocrisie, le projet ne vise que les homosexuels puisque les lois en vigueur, auxquelles le projet ne touche pas, interdisent le mariage polygame par exemple, ou le mariage entre frères et sœurs.
    Hypocrisie ensuite parce qu’il se présente comme un texte destiné à ouvrir le mariage aux personnes de même sexe, paraissant par là même constituer une simple requalification du PACS. En réalité le texte qui sera discuté à l’assemblée nationale à partir du 29 janvier franchit une étape décisive  puisqu’il autorise dans le même temps l’homoparentalité et l’adoption. Hypocrisie enfin parce que les promoteurs du projet avancent masqués en niant qu’un futur projet de loi autorisant la procréation médicale assistée est d’ores et déjà prévu.

    Ils avaient déjà procédé de la même manière en 1999 en affirmant que le PACS était destiné à régler des difficultés matérielles et qu’il n’avait pas vocation à déboucher sur le mariage homosexuel. En réalité le but des groupes qui sont à l’origine de ces projets est bien d’aboutir finalement à la reconnaissance pleine et entière de l’homoparentalité, à l’autorisation de la procréation médicale assistée et le moment venu à celle des mères porteuses.

    Ils choisissent de procéder par étapes successives pour ne pas provoquer d’opposition trop massive et pour accoutumer l’opinion à percevoir cette évolution comme inéluctable.

    Ce projet est porté par des groupes activistes qui ne représentent qu’une partie des points de vue de la « communauté homosexuelle ». Mais ces groupes mènent, depuis des décennies désormais, une action intense et permanente de lobbying. En étant présents dans les lieux stratégiques (cabinets ministériels et partis politiques, médias, instances de réflexion instituées par les pouvoirs publics, comités d’éthique des hôpitaux…) et en s’entourant de juristes spécialisés, ils parviennent à exercer une influence sans rapport avec leur importance numérique.

    Dans le même temps, sur ce dossier comme sur d’autres, l’appareil de propagande du Système fonctionne à plein régime. Par exemple le journal Le Monde, qui jouit (abusivement) du statut de journal de référence, mène depuis vingt ans un travail de propagande constante en faveur de l’homosexualité et désormais de l’homoparentalité (on peut le constater en effectuant le décompte impressionnant des « unes », tribunes et analyses orientées qu’il a consacrées au sujet). 

    • Un projet qui portera préjudice aux enfants concernés

    Si le projet de mariage homosexuel est détestable, c’est notamment parce qu’il autorise les couples homosexuels à adopter. Cachant et précédant en outre un futur projet de légalisation de la PMA, il est susceptible de porter gravement préjudice aux enfants concernés.

    On ne voit pas en effet ce qui autorise certains psychologues et psychiatres à affirmer que les enfants de couples homosexuels ne souffriront pas de la situation : les couples homosexuels avec enfants existant actuellement sont en effet trop récemment constitués pour que la profession puisse disposer d’un recul suffisant permettant de tirer des conclusions fondées.

    Tout conduit au contraire à subodorer que les enfants concernés pâtiront gravement de leur condition, en étant déséquilibrés et malheureux. Le simple fait qu’ils seront et resteront très minoritaires, entourés d’enfants élevés par des couples normaux, leur fera évidemment ressentir au quotidien l’anomalie, et même la monstruosité, de leur situation.

    Les promoteurs du projet font valoir que le modèle familial est d’ores et déjà fragilisé pour un grand nombre d’enfants, qui vivent avec seulement l’un de deux parents ou dans des familles recomposées. Cet argument est sans valeur : les enfants des familles divorcées ou recomposées connaissent sans doute pour nombre d’entre eux des difficultés, mais ils n’en sont pas moins pourvus, sauf rare exception, d’un père et d’une mère bien identifiés.

    Les concepteurs du projet s’appuient également sur le fait que l’homoparentalité constitue déjà une réalité, 40.000 enfants vivant aujourd’hui, selon l’INED, auprès d’un couple homosexuel : le projet, qui permettrait de régulariser la situation de ces couples, ne ferait dès lors que tirer la conséquence d’une évolution sociétale d’ores et déjà advenue.

    Cet argumentaire est là encore irrecevable nous semble-t-il. Notons d’abord que cette situation lamentable illustre l’étendue du laxisme des pouvoirs publics qui, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, se refusent à faire appliquer les lois en vigueur (en l’état actuel des textes, l’homoparentalité en effet n’est pas autorisée).

    Quant à ces couples actuellement placés en situation de non droit, ils sont mal fondés à faire valoir les difficultés qu’ils rencontrent (concernant par exemple l’autorité parentale ou les questions de succession) pour exiger un changement de la loi : ils n’ont après tout que ce qu’ils méritent. Un vieux principe issu du droit romain peut à cet égard leur être opposé : nul ne peut revendiquer un droit en se prévalant de ses propres turpitudes.

    Le projet de mariage et d’adoption homosexuelle laisse penser qu’il existerait un droit à l’enfant. Reflet de la conception individualiste de la société, ce droit à l’enfant, s’il venait à être de fait institué, constituerait une immoralité manifeste. Dans une société respectueuse des êtres humains, il existe avant tout des devoirs envers les enfants que l’on fait naître. Et ce sont bien plutôt ces enfants qui sont « en droit » de recevoir une éducation et de connaître des conditions d’existence satisfaisantes. (Sur ce point nous conseillons à nos lecteurs de se reporter à l’image suivante).

    Signalons que le concept de « droit à l’enfant » peut déboucher sur la réification de l’enfant, devenu objet de consommation, achetable sur le marché. Les projets futurs de légalisation de la PMA pour les homosexuels et de l’utilisation de mères porteuses offriront d’ailleurs l’occasion de développer des activités mercantiles et des trafics de diverses natures (certains pays dans lesquels prospèrent des mafias seront par exemple tout à fait disposés à alimenter un marché futur des mères porteuses rétribuées). 

    • La volonté de détruire les cadres sociaux traditionnels

    Ce projet est néfaste pour une troisième raison, dans notre esprit la plus grave. Il s’inscrit nous semble-t-il dans un projet d’ensemble conçu par les cercles qui, depuis deux siècles, ont investi les couches supérieures de la société et ses lieux de pouvoir (gouvernement, système éducatif, médias).

    Ce projet vise à détruire les cadres de la société traditionnelle qui ont jusqu’ici à peu près survécu à l’œuvre de la « modernité » militante : la famille ; la religion catholique ; la nation, avec ses frontières et sa population historique de race indo-européenne. S’attaquant à la fois à la religion et à la famille, le projet de mariage homosexuel est doublement significatif pour les promoteurs de la modernité agressive.

    Les partisans de ce projet affirment que, le nombre de couples concernés étant appelé à rester très faible, le mariage en question ne risque pas de porter atteinte à l’institution qu’est la famille. Cet argument ne tient pas. D’abord parce que le projet en question soulève une question de principe, sans rapport avec les nombres en cause.

    En outre il faut voir que d’autres initiatives destinées à saper la cellule familiale sont prises ou proposées de façon régulière (c’est ainsi par exemple qu’un précédent gouvernement a décidé d’autoriser les personnes seules à adopter ; par exemple encore plusieurs intellectuels ou politiciens relancent périodiquement un projet d’abaissement de l’âge de la majorité légale à 16 ans voire 15 ans).

    Ce nouveau projet hostile à la famille traditionnelle s’inscrit dans un agenda qui comprend de nombreux autres sujets : la pression pour autoriser l’euthanasie en fin de vie ; le suicide assisté ; les projets de manipulation de l’embryon ; la légalisation du cannabis…

    Il n’y a pas lieu selon nous de refuser d’emblée le débat sur chacun de ces sujets, qui méritent d’être réfléchis et discutés. Il n’en reste pas moins que ces différentes initiatives sont reliées, nous semble-t-il, par un projet d’ensemble : mettre en cause, contester, fragiliser, détruire, tous les éléments qui se rattachent encore à la société « traditionnelle » et qui constituent l’identité de la France française.

    Certes le mariage homosexuel n’a pas le même pouvoir destructeur que celui que possède l’invasion migratoire, sur la gravité de laquelle nous alertons jour après jour dans les colonnes de Fdesouche. L’invasion de populations non européennes, organisée par l’élite française et européenne depuis quarante ans, constitue sans conteste le principal chantier ouvert par les cercles qui ont formé le projet de détruire la France française et, de façon plus générale, la société traditionnelle.

    Il se trouve, et la chose ne relève pas du hasard, que le projet de mariage homosexuel a également un lien, indirect, avec l’invasion migratoire en cours. D’abord parce qu’il correspond à la conception, qui est celle des immigrationnistes, d’une société composée de communautés, la communauté des homosexuels venant prendre place à côté de celle des musulmans, des « gens du voyage » ou des adorateurs de l’oignon.

    Cette conception a pour objet de marginaliser la population de souche, réduite à constituer à son tour des communautés – la communauté des Blancs, la communauté des chrétiens… – destinées au demeurant à devenir minoritaires. Un autre lien existe avec l’immigration : le projet risque en effet d’ouvrir la voie à la revendication d’une légalisation du mariage polygame de la part des communautés qui le pratique culturellement (la polygamie n’apparaissant après tout pas plus anti naturelle que le mariage homosexuel).

    **

    Le projet de mariage homosexuel comprend de nombreuses dimensions : il est à la fois communautariste, individualiste, libertaire, consumériste, mercantile et philosophiquement relativiste. Il constitue ainsi un reflet fidèle du type de société que la modernité militante et franc-maçonne cherche avec obstination à mettre en place.

    Il serait dès lors erroné de considérer ce projet comme une simple opération de diversion destinée à camoufler les résultats économiques et sociaux du gouvernement. Cette préoccupation tactique n’est sans doute pas absente, mais l’essentiel n’est pas là. Le projet de pseudo mariage homosexuel,, qui autorise dans le même temps l’homoparentalité et l’adoption, s’inscrit dans une entreprise plus large de destruction sociétale.

    http://www.fdesouche.com

  • Pierre-André Taguieff : Pourquoi Muray nous manque

    Il m’est devenu impossible d’écrire sur Philippe Muray [1]. Pour les mêmes raisons que, pendant près de trente ans, je n’ai pu écrire sur Guy Debord [2]. Deux « inconformistes » dont les écrits, comme ceux de Bernanos ou de Cioran, m’ont nourri, stimulé, incité à penser l’époque présente, à penser contre cette époque [3].

    Depuis que « l’inconformiste » Muray a été « lancé » sur le marché culturel par le spectacle de Fabrice Lucchini, comédien célèbre et consensuellement célébré, et que, sous la direction des Tartuffe de presse qui ont fait mine de le « découvrir » après l’avoir dénoncé ou méprisé, l’entreprise de son embaumement a commencé, un immense dégoût m’a saisi. M’est revenu en mémoire un fragment posthume de Nietzsche : « Il est répugnant de voir de grands hommes honorés par des pharisiens4. » Les bobos culturels consommant du Muray, comme ils ont consommé du Debord, sont les nouveaux « pharisiens » – sans la culture théologique. Un type mixte né de la rencontre entre le « philistin cultivé » décrit par Nietzsche5 et le « petit Monsieur satisfait », le « señorito satisfait », cet être à la fois égoïste, grégaire et conformiste peint par Ortega y Gasset6. On peut reconnaître en lui le type du « bien-pensant », qui sévit désormais dans un nouveau contexte : celui de la société de la communication permanente et du changement à vitesse croissante, rendant très improbables la création d’œuvres consistantes et très facile la promotion médiatique de personnages qui, n’étant dotés d’aucune aptitude particulière, se sont spécialisés dans le carriérisme « culturel » ou « intellectuel ».

    Comment donc résister à la vague d’enthousiasme déclenchée par un comédien-suborneur spécialisé dans les jongleries verbales et jouant au porte-parole de l’auteur dont il lit les textes ? Comment oser objecter face à cette entreprise, nécessairement « admirable », de « démocratisation de la culture » ? Muray à la portée de tous, même des débiles légers libertaires ou humoristes (d’un Siné, par exemple), des militants les plus basiques du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste) ou du PAS (Parti Anti Sioniste), des boutiquiers communistes ou lepénistes et des garçons coiffeurs engagés dans les Restos du Cœur. Je vois là l’esquisse d’un ambitieux projet de société, peut-être même d’un projet de civilisation des mœurs : faire de Muray un auteur convenable, agir de telle sorte que ses écrits ne choquent plus ni les boy-scouts ayant « le cœur à gauche », ni les donneuses de leçons nées d’un féminisme devenu méthode de terrorisme intellectuel. En un mot : faire entrer Muray dans la société médiatique. Je ne peux m’empêcher pourtant de supposer, en élitiste désabusé, que la promotion médiatique d’un écrivain et penseur a-médiatique, voire anti-médiatique comme Muray a pour origine un contresens ou une méprise. Que les écrits de Muray soient vantés par les bonimenteurs spécialisés ou les militants du « mieux-disant culturel », ce ne peut être que pour de mauvaises raisons. Nous ne connaissons que trop la bouillie mentale diffusée dans l’espace médiatique, à laquelle le public français s’est indéfectiblement habitué. Nul ne prête plus attention à la pensée chewing-gum du journaliste ordinaire, illustrée par cette déclaration d’une présentatrice du Journal sur une chaîne d’information en continu : « L’homme est passé aux aveux dans les heures qui viennent. »

    Muray en magasin : une dystopie [...]

    La suite sur Tak.fr

    http://www.actionfrancaise.net

  • L’Europe contre la nation, un faux débat ? Tribune libre

    Distinguer l’Europe enracinée de l’Europe globalisée

    On le sait, la mouvance patriotique est parcourue, tant en France que dans les autres pays européens, par divers courants idéologiques. Parmi ces derniers, on compte notamment le courant nationaliste et le courant européaniste (et non européiste, nous y reviendrons) qui s’affrontent, il est vrai, tout particulièrement, sur la scène politique française. Et comment ne pas le comprendre ? La France est le berceau de l’idée de Nation, c’est la France qui a exporté le modèle de l’état-national aux quatre coins de l’Europe et c’est donc en France que, tout naturellement, l’attachement à la Nation est la plus forte.

    L’idée européenne, quant à elle, d’approche traditionnellement impériale, apparaît donc aux yeux de la plupart des partisans de la Nation comme un genre d’ennemi héréditaire, de maelstrom cosmopolite qui n’a d’autre but que d’anéantir la Nation et de se poser en première marche du Village Global. On peut d’ailleurs dire qu’au fil des siècles, la Nation française s’est bâtie envers et contre l’Empire. 

    Si, de nos jours, c’est la, il est vrai, bien mal nommée « Union européenne » qui est la cible des attaques du courant nationaliste, que l’on nomme aussi parfois « souverainiste » lorsqu’on veut l’étendre à d’autres franges de l’échiquier politique, ce n’est là que le reflet d’un conflit multiséculaire qui, générations après générations, a opposé la France à l’Empire et, tout particulièrement, à celui des Habsbourg. Il semble que dans l’esprit du partisan de la Nation, l’acceptation de l’idée impériale, incarnée jadis par l’ennemi héréditaire habsbourgeois et assimilée aujourd’hui à une certaine idée « euroglobaliste », constituerait un genre de reddition sans condition, au terme d’une « guerre éternelle » contre l’Empire que la France aurait fini par perdre. Les batailles qui opposèrent François Ier à Charles-Quint, les guerres franco-espagnoles et franco-autrichiennes dans ces Pays-Bas méridionaux (actuelle Belgique), passage obligé d’une France qui ambitionna longtemps de retrouver sur le Rhin sa frontière gauloise, tous ces sacrifices donc n’aboutiraient finalement qu’à une soumission française à des mœurs centrifuges jugées étrangères et à des diktats politiques et économiques jugés non-moins étrangers, en un mot : européens. Inacceptable, du point souverainiste. Ainsi, quoique l’idée impériale, européenne, enracinée, en un mot « identitaire », incarnée jadis par la dynastie des Habsbourg, dont le dernier empire s’effondra en 1918 sous les coups redoublés des nationalismes, des idéologies totalitaires et de cet industrialisme apatride qui a donné naissance à l’univers globalisé que nous ne connaissons que trop bien, quoique cette idée, donc, n’ait absolument rien de commun, que du contraire, avec l’« Euromarket » acculturé et déraciné que nous connaissons sous le nom d’« Union européenne », elle apparaît néanmoins, dans les esprits souverainistes, comme un genre de précurseur du « projet européen » actuel, première marche d’un monde globalisé et source de tous les maux de la France.

    Autant l’Empire austro-hongrois – hélas resté imparfait, il est vrai, du fait de son occultation de la réalité politique de ses populations slaves – constituait une tentative de faire cohabiter, dans un même espace, harmonieusement, c’est-à-dire dans le respect de leur pluralité identitaire, des populations différentes, certes, mais appartenant à une même civilisation, autant l’Union européenne n’est qu’une construction artificielle, économique métissée, standardisée, globalisée, rejetant toute forme d’enracinement historique et culturel authentique et prête à s’ouvrir au tout venant. Autant l’Empire austro-hongrois vénérait par-dessus tout la qualité de vie, la culture, l’histoire, le bon goût, en un mot, le Beau, autant la prétendue « Union européenne » en apparaît comme le négatif, cultivant l’acculturation, le mauvais goût commercial, la sous-culture globalisée et la malbouffe.

    « Européanistes » et non « européistes »

    Il n’y a rien de commun entre ces deux visions de l’Europe. Désigner par un même qualificatif les partisans d’une Europe structurellement impériale, enracinée, identitaire et les adeptes de l’Euromarket globalisé n’a donc aucun sens.

    Si les tenants de l’actuelle « Union européenne » sont généralement qualifiés d’« européistes », ceux qui, tout en pensant qu’il convient de ne pas jeter le bébé européen avec l’eau du bain globalisé pour le moins malodorant dans lequel il baigne, qui tout en précisant que tout n’est pas forcément mauvais dans l’actuelle UE, militent pour l’unité d’une Europe enracinée incluant le niveau national, mais également le niveau régional et le niveau civilisationnel dans le cadre d’une structure harmonieusement intégrée, devraient être désignés différemment.

    Aussi, afin de les distinguer des adeptes « européistes » de l’Europe globalisée, pourrions-nous faire le choix du terme « européaniste ».

    La Nation jacobine contre l’Europe enracinée

    Les souverainistes reprochent parfois aux européanistes d’être comparables aux révolutionnaires de jadis qui voulaient universaliser et internationaliser leur combat. Dans leur esprit, l’idée européenne appartient à ce mode de pensée internationaliste, globaliste dirions-nous plutôt aujourd’hui, qu’anima par le passé et encore aujourd’hui les ennemis de la Nation, seule référence identitaire viable à leurs yeux. En fait, selon eux, les européanistes ne voudraient rien d’autre, globalement, que construire une nouvelle Internationale. Retournons l’argument à son expéditeur. Nous le savons, les idéaux révolutionnaires jacobins ne sont pas particulièrement prisés dans une mouvance patriotique française qui lui préfère généralement, et de loin, les références chrétiennes, monarchiques, traditionnelles, en deux mots, d’Ancien Régime. Comment expliquer dès lors le paradoxal engouement des partisans de la Nation pour des idéaux issus du jacobinisme révolutionnaire dont l’idée même de Nation est la fille ? Car point d’état-national ni de citoyens avant 1789, mais un royaume et des sujets du Prince ! On en vient donc à se demander si l’idée de Nation jacobine est bien un concept identitaire, ou si elle n’est, au contraire, qu’un poste avancé des internationales.

    Allons plus loin : comment l’internationalisme révolutionnaire aurait-il pu exister sans la création préalable de la Nation jacobine ? Lorsque le centralisme nationaliste refuse aux régions ce que l’échelon international (ex-URSS, Euromarket, Village Global ou autre) refuse désormais aux états-nations, ne peut-on dire qu’il s’agit là d’une seule et même logique ? En définitive, le centralisme jacobin nous paraît bien plus proche de l’euro-bureaucratie « bruxelloise » que l’idée d’unité européenne enracinée.

    Régionalismes ou micro-nationalismes ?

    Après s’être vus reprocher leurs « velléités internationalistes » visant prétendument à dissoudre, « par le haut », la Nation, dans le cadre d’un maelstrom européen métissé, les européanistes, partisans du fédéralisme intégral, c’est-à-dire de la fédération des états-nations européens sur une base civilisationnelle, et de la fédéralisation de ces mêmes états-nations sur base de leurs régions historiques, se voient accuser par les souverainistes de vouloir également détruire la Nation par le bas, en encourageant le développement de mouvements régionalistes centrifuges.

    Or, partisans de l’unité européenne, les européanistes ne peuvent être, en toute logique, des partisans de la dislocation des nations : il ne s’agit pas de remplacer une « Europe des 27 » (déjà plus que bancale) par une « Europe des 270 » ! Les états-nations ont donc, du point de vue européaniste, un rôle essentiel à jouer dans la construction identitaire de l’Europe, garants qu’ils sont de la cohérence politique de nombreux territoires sans laquelle l’Europe sombrerait dans le chaos, et de la sauvegarde des langues nationales, indissociables de notre identité la plus essentielle. Autonomie régionale ne signifie pas, dans l’esprit européaniste, éclatement micro-nationaliste.

    Et nous voilà confrontés à un nouveau paradoxe : si le partisan du fédéralisme européen intégral se voit reprocher ses opinions supposées centrifuges, n’est-ce pas, en définitive, le micro-nationaliste, c’est-à-dire le régionaliste indépendantiste (et non seulement soucieux d’autonomie), qui se trouve politiquement et paradoxalement être le plus proche du statonationaliste jacobin ? Car, alors que le régionaliste soucieux de son autonomie ne demande fondamentalement que la reconnaissance de sa particularité dans le cadre national, le micro-nationaliste, lui, ne veut rien d’autre que créer un nouvel état-national jacobin, centralisé, refusant à ses propres composantes régionales jusqu’au centième de ce qu’il a obtenu pour lui. Le rejet de l’Europe par le macro-nationalisme et le rejet de l’état-nation par le micro-nationalisme ne se rejoignent-ils pas finalement ? Mais il n’y a là rien de commun avec une démarche d’autonomie régionale responsable, telle qu’on l’envisage d’un point de vue européaniste.

    Europe des Patries ou Europe-Puissance ?

    Ainsi donc, l’action des européanistes, si l’on en croit l’opinion souverainiste, n’aurait pour seule conséquence, du fait de ses choix civilisationnels et régionaux, que d’affaiblir les nations d’Europe face aux autres puissances mondiales, au premier rang desquelles nous citerons, bien évidemment, les Etats-Unis d’Amérique. C’est la double action du morcellement régionaliste et du métissage « européiste » qui serait, en définitive, responsable du déclin des états-nations. Or, une fois de plus, nous voilà confrontés à un paradoxe. Lorsque les souverainistes déplorent l’incapacité « des Européens » à assumer leur rôle politique et militaire sur le plan international, ils ne semblent pas comprendre que cela est dû à deux facteurs fondamentaux dont le globalisme et le nationalisme sont justement responsables. Le globalisme, négateur d’identité qui constitue le fondement pseudo-européen de l’Euromarket, est à la base de l’inconsistance européenne qui n’a jamais rien été d’autre qu’une vague structure économique et financière.

    En l’absence de vraies fondations identitaires et civilisationnelles, l’Europe ne pouvait espérer devenir politiquement cohérente, et faute de cohérence politique, elle ne pouvait rester qu’une jungle financière et économique acculturée et politiquement faible, ce qu’elle n’a jamais cessé d’être de 1957 à nos jours. Or, cette dissolution par le haut, exigée par le Village Global d’inspiration étasunienne, « nordiste » et « yankee » (au sens historique du terme), a été largement favorisée par le refus obstiné des statonationalistes et des souverainistes d’abandonner une part de souveraineté à l’échelon civilisationnel supérieur, afin de mettre en commun les moyens indispensables à une Europe-Puissance pour s’imposer sur le plan international. Les partisans de l’Europe des Patries n’ont jamais cessé de s’accrocher aux derniers pans d’une puissance politique et militaire nationale qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut jadis, au nom d’un attachement à la souveraineté qui frise parfois la religiosité.

    Au niveau militaire, pour ne citer que cet exemple, le résultat est là : des moyens financiers dignes d’une superpuissance dépensés en vain au niveau européen, vingt-sept budgets nationaux, vingt-sept armées qui peuvent, au mieux servir d’armées supplétives à des armées étrangères, des redondances inacceptables en matière d’industrie militaire, tout cela pour entretenir le mythe d’une puissance nationale et souveraine pourtant militairement en situation de déclin. Comment venir ensuite se plaindre de l’inexistence politico-militaire européenne sur la scène internationale ? Mais l’on préférera se bercer d’illusions, en vantant le retour à une agriculture totalement nationale, on prônera l’abandon de l’euro au profit de l’ancienne monnaie nationale, nourrissant ainsi l’espoir plus qu’improbable –tel le génie de la fable, le libéralisme, échappé de la lampe magique nationale au 20ème siècle, pour gagner les horizons planétaires, n’y retournera plus jamais – de voir se rapatrier les industries nationales, tout cela en ignorant ce problème essentiel : l’Europe est, depuis la perte de ses colonies, dépourvue de richesses naturelles et, notamment, de ressources énergétiques. On se demande donc comment, dépourvues de ces ressources, et divisées sur la scène internationale, les « post-puissances » européennes pourraient maintenir, ne fut-ce qu’à moyen terme, leur rang de puissance ? Les nations européennes doivent donc choisir : survivre ensemble ou mourir seules.

    La complémentarité de l’Empire et de la Nation

    La France nourrit donc à l’égard de l’Empire, et partant, de l’Europe, une méfiance qui semble relever de l’atavisme. Qu’il apparaisse sous les traits de l’empire des Habsbourg, de l’Union européenne ou de l’ « empire américain », tout « projet impérial » – ou ce qui en tient lieu – est perçu par Paris comme une menace pour sa souveraineté. Ainsi, un ouvrage collectif paru chez Ellipses au début des années 2000, auquel j’eus d’ailleurs la possibilité de participer – « Guerres dans les Balkans », paru sous la direction du général Gallois – était-il sous-titré « La nouvelle Europe germano-américaine », référence particulièrement révélatrice à la crainte très française d’une double domination « impériale », américaine d’une part, et allemande, pour ne pas dire « mitteleuropéenne », d’autre part. Et c’est là qu’il est, nous semble-t-il, intéressant de comparer la vision qu’ont de cette problématique les Français et les Belges francophones, étant moi-même, dirais-je, l’un des derniers Bruxellois de souche.

    On peut dire que les états-nationaux belge et français se sont développés de manière radicalement opposée : autant la France apparaît comme le berceau de l’idée de Nation, autant la Belgique apparaît comme un état-national particulièrement bancal, créé par les grandes puissances du 19ème siècle, pour diverses raisons stratégiques ; autant la France se pose en état jacobin centralisé, autant la Belgique n’en finit pas de gérer le divorce de ses deux principales composantes flamande et wallonne. La Flandre, elle, a su bâtir une identité nationale forte (encore que cela devrait être sans doute relativisé), mais qu’en est-il de cette Belgique francophone qui rassemble des Wallons et des Bruxellois de langue française ? Comment peut-on définir un Belge francophone, sinon, en schématisant, comme un « Français d’histoire impériale » ? De fait, culturellement et linguistiquement tourné vers la France, le Belge francophone ou, plus précisément, le francophone de Belgique, est historiquement tourné vers l’Europe centrale germanique et impériale dont, notamment via les Habsbourg, les Pays-Bas méridionaux (qui correspondaient globalement à la Belgique actuelle), ont dépendu durant plusieurs siècles.

    L’on évoque souvent le conflit wallo-flamand ou la ligne de fracture germano-latine passant par Bruxelles, mais l’on a peu conscience du fait que la question de l’opposition entre la Francité et l’Empire fait essentiellement partie de l’identité des francophones de Belgique, et voilà pourquoi l’on peut considérer que l’actuel débat français sur la Nation et l’Europe (ou/et l’Empire) nous est plus que familier, et que notre témoignage historique a donc pleinement sa place dans ce débat.

    Entre Mitteleuropa impériale et Francité jacobine

    Si linguistiquement et culturellement, le Belge francophone appartient bien à l’espace français, il fut aussi, des siècles durant, un sujet de Charles-Quint et des Habsbourg (ennemis traditionnels du Royaume de France), jusqu’à ce que les sans-culottes ne chassent les Autrichiens de nos contrées qui restèrent françaises de 1794 à 1814, avant d’être plongées brutalement dans l’univers nationaliste européen. C’est là un paradoxe que tout francophone de Belgique – du moins parmi ceux qui ont encore une conscience et une connaissance de leurs racines et de leur Histoire – doit apprendre à gérer du mieux qu’il peut. Nous ne nous étendrons évidemment pas sur les nombreuses réponses que l’on peut tenter d’apporter à ce problème, pour ne retenir que deux options : l’historique et la géopolitique. Pour résumer, disons que la logique historique est partagée par ceux qui souhaitent le maintien de la Belgique au nom d’un « mythe lotharingien » qui suppose l’existence d’un espace géopolitique naturel particulier situé entre la France et l’Allemagne, une idée parsemée de références aussi romantiques que nostalgiques à un prétendu « bon vieux temps » des ducs de Bourgogne et de Charles-Quint, dont la Belgique serait la naturelle héritière.

    La logique géopolitique, elle, est partagée par ceux qui, bien qu’ayant constaté que la Belgique ne constitue pas un état-national viable, veulent malgré tout coller à la réalité statonationaliste moderne et se tournent donc, tout naturellement vers la France à laquelle ils voudraient voir rattacher la Wallonie, voire toutes les communes à majorité francophone de Belgique. Vivre dans des mythes passéistes et un état hybride d’état-national et d’Ancien Régime, en attendant l’éventuel divorce d’avec la Flandre, ou tenter de trouver sa place dans une France hexagonale centralisée, voilà globalement le choix que  laisse aux francophones de Belgique, la vieille opposition identitaire entre la Mitteleuropa impériale et la Francité jacobine.

    Entre Habsbourg et Bonaparte : un ressenti personnel

    Pour ma part, je n’ai jamais adhéré à une forme ou l’autre de nationalisme, mes origines bruxelloises et « administrativement belges » me prédisposant bien peu, il est vrai, à une telle démarche. Je me suis donc naturellement tourné vers la France et l’Europe, soit vers la Francité et l’Empire. J’ai toujours perçu ces deux aspects de mon identité non comme antagonistes mais, bien au contraire, comme parfaitement complémentaires, regrettant au passage tout ce qui, à travers l’Histoire, a pu séparer la France de la Mitteleuropa et tout ce qui a opposé la Nation française à l’Empire. Sans être aucunement monarchiste, je n’en suis donc pas moins « impérialiste », au sens réel du terme et non au sens idéologique, et mes choix historiques se sont donc naturellement portés, simultanément, vers l’Empire des Habsbourg et le Premier empire français, le premier, notamment en raison de sa structure décentralisée et diversifiée, prélude d’une construction européenne enracinée, le second par amour d’une certaine grandeur et de la qualité de vie françaises et on le voit, il n’y a là aucune contradiction. Par opposition aux forces qui veulent uniformiser, standardiser, en niant la diversité régionale (statonationalisme), la diversité nationale (européisme), voire même la diversité civilisationnelle (globalisme), autant de démarches, nous semble-t-il, fondamentalement anti-identitaires, la logique « impériale », fédérale, européaniste veut, bien au contraire, reconnaître tous les éléments identitaires de notre civilisation et les imbriquer harmonieusement dans une structure relevant d’une claire volonté de préserver l’ensemble de nos différences enracinées.

    L’européanisme polyculturel et identitaire n’est donc en rien comparable au multiculturalisme européiste et négateur des identités. Je me sens d’autant mieux en France que je me sais bruxellois, je me sens d’autant mieux en Europe que j’ai conscience de mon appartenance à la Francité (je ne peux, hélas, dire « à la France »), et j’aimerais pouvoir me définir comme Européen dans le monde, sans devoir faire référence à cette prétendue « Union européenne », qui est aujourd’hui tout sauf unie et enracinée. Et lorsqu’on vante le patriotisme économique américain, n’est-ce pas justement reconnaître l’efficacité d’un modèle fédéral pour l’Europe, alors que faire le choix du protectionnisme statonationaliste reviendrait plutôt à faire l’apologie d’un plus qu’hypothétique patriotisme californien ou texan ? Imagine-t-on New-York boycotter les vins de Californie ? Cela n’empêche nullement les Etats américains d’être autonomes dans bien des domaines, notamment celui de la justice. Preuve supplémentaire qu’une fédération bien conçue ne s’oppose ni au patriotisme, ni aux enracinements particuliers, que du contraire.

    Conclusion : oui au fédéralisme intégral

    Et voilà pourquoi les européanistes font le choix, pour l’Europe, d’un fédéralisme intégral qu’il convient de ne pas confondre, justement, avec ce fédéralisme global, jacobin, anti-identitaire, européiste, que nous impose aujourd’hui l’Euromarket. Dans l’optique du fédéralisme intégral, tout à la fois polyculturel et enraciné, la Région a pour fonction principale d’approfondir l’enracinement de la Nation dont la fédéralisation, loin de la disloquer, aurait pour conséquence l’affermissement de sa base identitaire, la non-reconnaissance et l’affaiblissement des enracinements régionaux aboutissant, au contraire, à la transformation de la Nation en une coquille vide bureaucratique, première marche d’une Europe européiste tout aussi vide et bureaucratique, comme nous le prouve l’actualité. Régionalisme ne signifie pas pour autant indépendantisme et la Nation a donc pour fonction de maintenir l’unité des entités régionales qui la composent et qui doivent, au-delà des légitimes démarches linguistiques régionales, restées liées par une même langue nationale sans laquelle la Nation ne pourrait survivre : le cas belge est là pour le démontrer, pas d’état-national viable sans unité linguistique. Comme la Région, la Nation est donc le dépositaire d’un héritage linguistique, mais également culturel et historique, sa désintégration ne pouvant que déboucher sur une forme ou l’autre de chaos. Mais nationalisme ne signifie pas pour autant souverainisme jacobin. En contestant aux régions leur droit à l’enracinement particulier, la Nation se dénie logiquement le droit de faire état de revendications semblables à l’échelle civilisationnelle. En outre, le morcellement souverainiste a pour résulta l’affaiblissement de la Civilisation entière qui, divisée, se trouve dépourvue des moyens qui lui permettraient de rivaliser avec les autres puissances, et cette état de division est d’autant plus grave pour l’Europe qu’elle se trouve, comme nous l’avons déjà souligné, largement dépourvue de ressources naturelles.

    Or, les Nations n’ont plus les moyens, notamment militaires, de prendre le contrôle celles-ci, et nous avons vu, lors de l’affaire libyenne, que la France ne pouvait, à elle seule, soumettre un petit pays, équipé d’armes obsolètes, telle que la Libye. Se bercer d’illusions en rêvant à la gloire passée de la Nation ne permettra pas pour autant à celle-ci de renouer avec un passé définitivement révolu. La France-Puissance n’est plus et sans l’Europe-Puissance, la France et les autres nations ne pourront survivre seules. L’unité civilisationnelle s’impose donc. Ce qui doit nous gêner, ce n’est point de voir des bouteilles de vin espagnol ou des fromages italiens sur nos tables, mais de voir nos viticulteurs et nos agriculteurs européens concurrencés par l’importation de vins chiliens et d’haricots verts du Kénya. Une flèche se brise aisément, contrairement à un faisceau de flèches. Voilà pourquoi nous, européanistes, prônons la construction d’un fédéralisme européen intégral, respectueux des enracinements particuliers régionaux (patries charnelles) et nationaux (patries nationales) et permettant l’édification d’une Europe-Puissance sans laquelle ni nos régions, ni nos nations ne pourront survivre. Ainsi, loin de s’opposer, la Région, la Nation et la Civilisation nous apparaissent comme parfaitement complémentaires.

    Éric Timmermans http://fr.novopress.info

  • Deux géants dans le siècle : Jünger Heidegger

    Jünger et Heidegger se côtoyaient. Leurs idées aussi. La correspondance qu'ils ont nouée, enfin traduite, vient éclairer ce qui les rapprochait et les éloignait.
    Suivez Alain de Benoist, le meilleur des guides dans les arcanes de ces deux pensées !
    Quand deux grands hommes - et quels grands hommes, en l'occurrence le plus grand philosophe et l'un des écrivains les plus importants du XXe siècle ! - s'écrivent, de quoi parlent-ils ? Pas toujours de choses grandioses : ils échangent aussi des formules de politesse, se tiennent informés de leurs publications et de leurs déplacements, évoquent les préoccupations de la vie quotidienne. Mais de temps à autre, le ton s'élève. Et cela devient parfois sublime, comme lorsque Heidegger, consulté par Jünger en 1956 à propos du sens exact d'une maxime de Rivarol, lui répond par un véritable cours de philosophie, stupéfiant de profondeur, à propos de la notion de temps et de celle de mouvement.
    La correspondance échangée par Ernst Jünger et Martin Heidegger commence en 1949, à propos d'un projet de revue qui se serait appelée Pallas et aurait eu pour directeur l'essayiste Armin Mohler (qui fut de 1949 à 1953 le secrétaire particulier de Jünger). Ce projet ne verra jamais le jour - mais Jünger créera par la suite, en compagnie de l'historien des religions Mircea Eliade, une autre revue intitulée Antaios. Cette correspondance se poursuivra jusqu'à la mort de Heidegger, en mai 1976. Parue en Allemagne en 2008, en voici l'édition française, remarquablement traduite, présentée et annotée par Julien Hervier. Elle offre un plaisir de lecture d'une espèce rare.
    C'est l'année précédente, à la fin de l'été 1948, que Jünger a pour la première fois rencontré Heidegger, dans sa maison forestière de Todtnauberg. Il écrira plus tard : « Dès l'abord, il y eut là quelque chose - non seulement de plus fort que le mot et la pensée, mais plus fort que la personne même » (Rivarol et autres essais).
    On est alors dans l'immédiat après-guerre, période triste et pénible où les deux hommes ont le sentiment de se heurter à une chape de plomb. Jünger, le 25 juin 1949, aura cette phrase superbe : « Au cours de ces dernières années, il est devenu très clair pour moi que le silence est la plus forte des armes, à condition que se dissimule derrière quelque chose qui mérite d'être tu ».
    Mais ce qui frappe le plus, en lisant ces lettres, c'est la différence de ton entre le philosophe et l'écrivain. Tous deux ont l'un pour l'autre une admiration réelle, mais intellectuellement Heidegger domine de toute évidence son interlocuteur. Jünger ne porte d'ailleurs pas la moindre critique envers Heidegger, alors que la réciproque n'est pas tout à fait vraie.
    Du Travailleur à la question de la Technique
    Jünger, en fait - contrairement à son frère, Friedrich Georg Jünger-, n'a pas l'esprit véritablement philosophique. Il avoue à demi-mot que l'œuvre de Heidegger, qu'il connaît mal, lui échappe en partie. En novembre 1967, il note : « Vos textes sont difficiles et à peine traduisibles : aussi suis-je toujours étonné par l'influence qu'ils exercent sur les Français intelligents ». De toute évidence, Jünger a plus été marqué par le charisme intellectuel de Heidegger que par sa pensée proprement dite. Il est aussi plus porté aux voyages, plus désireux d'entretenir des relations avec ses contemporains. Heidegger est plus réticent à bouger, plus étranger à la vie «sociale» plus préoccupé de l'essentiel. Lao-Tseu disait à propos du sage : « Il n'agit pas, mais il accomplit ».
    Heidegger a d'ailleurs dit explicitement que Jünger n'est pas à ses yeux un «penseur» (Denker). Il est un homme qui théorise à partir de son expérience, à partir de ce qu'il a vu et vécu (à commencer par l'expérience des tranchées de la Première Guerre mondiale), mais non à partir de ce qui peut seulement être pensé. Jünger, en d'autres termes, a des idées plus qu'il n'a une pensée. Il est un Erkenner, un homme qui «reconnaît», plus préoccupé de dégager une « nouvelle optique » que de parvenir à de « nouvelles vérités ». C'est pourquoi, dit Heidegger, « il n'a pas la moindre idée de ce qui advient dans la "chosification" du monde et de l'homme. Le stade ultime où accède sa connaissance reste psychologique et moral [...] Il reste toujours dans la métaphysique [...] Du fait que Jünger ne voit pas ce qui est uniquement "pensable", il considère cet accomplissement de la métaphysique dans l'essence de la volonté de puissance comme l'aube d'une époque nouvelle, alors qu'il ne constitue qu'un prélude à la décrépitude rapide de toutes les dernières nouveautés, vouées à sombrer dans l'ennui d'un néant d'insignifiance où couve cet abandon de l'Être qui est propre à l'étant ». Langage difficile ? On va y revenir.
    Heidegger, en tout cas, s'est intéressé de longue date à Jünger. En 1932, la lecture du grand livre théorique de l'ancien combattant du front, Le Travailleur, a retenu son attention comme l'ont fait peu d'autres ouvrages. Durant l'hiver 1939-1940, à l'Université de Fribourg, il a même consacré à ce livre tout un séminaire qui a fait date. L'ensemble des textes qu'il a écrits sur Jünger, réunis dans un volume de près de 500 pages paru en Allemagne en 2004 (c'est le volume 90 de ses œuvres complètes, toujours en cours de publication chez Vittorio Klostermann !), en témoigne éloquemment.
    En Jünger, Heidegger admire celui qui a compris le monde à partir de la volonté de puissance, et a mis en lumière le rôle que joue la Technique dans cette perspective. La Figure du Travailleur est en effet présente au monde sous la forme de la puissance. C'est par là qu'elle se relie à la problématique de la « mobilisation totale » dont la Technique est le moteur et l'instrument. C'est en référence directe au Travailleur que Heidegger écrira : « Le Travail [...] accède aujourd'hui au rang métaphysique de cette objectivation inconditionnelle de toutes les choses présentes, qui déploie son être dans la volonté de volonté » (Essais et conférences).
    Nietzsche, Jünger et Heidegger
    Lecteur admiratif de Jünger, Heidegger est aussi un lecteur critique. Le dialogue que les deux hommes ont entretenu, souvent de façon indirecte, l'atteste sans équivoque. Sur le fond, c'est la lecture parallèle des textes qu'ils se sont mutuellement dédiés à l'occasion de leur 60e anniversaire respectif - « Passage de la ligne » (Über die Linie), texte rédigé par Jünger en 1950, et « Contribution à la question de l'Être » (Über « die Linie »), écrit cinq ans plus tard par Heidegger - qui illustre le mieux ce qui les sépare. L'un et l'autre textes portent sur l'essence de la technique moderne et le sens à accorder à la notion de nihilisme. On y constate que Nietzsche constitue le pôle central de la relation de pensée entre Heidegger et Jünger.
    Dans son texte de 1950, Jünger prend en effet la pensée de Nietzsche comme point de départ d'une tentative d'évaluation du nihilisme contemporain. Il conclut, avec une sorte d'optimisme, que le pire est passé. Le monde moderne, dit-il, a passé le « point zéro », c'est-à-dire la ligne de crête du nihilisme, tandis que Heidegger affirme, au contraire, que ce monde est plus que jamais plongé dans un « oubli de l'Être » dont il n'est possible de sortir que si l'on abandonne le langage de la métaphysique ( « la ligne zéro, où l'accomplissement touchera à sa fin, n'est finalement pas encore visible le moins du monde »).
    Sans trop entrer dans des détails abstraits, un rappel s'impose ici. Dans les deux volumes rassemblant ses cours sur Nietzsche (1936-1946), Heidegger estime que l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra, s'il clôt le cycle de la métaphysique occidentale, y reste malgré tout enfermé lui-même. La volonté de puissance, à ses yeux, n'est que « volonté de volonté », c'est-à-dire subjectivité exacerbée (c'est une « volonté d'elle-même », une volonté qui prend appui sur elle-même en même temps qu'elle se pose comme son propre objet). L'époque moderne du déclin est celle de l'achèvement de la métaphysique sous la forme de la métaphysique de la volonté, dont Nietzsche est le dernier représentant. Pour Nietzsche, finalement, « puissance et volonté ont un sens identique ». Heidegger, lui, appelle à penser par-delà la métaphysique nietzschéenne de la volonté de puissance, cette métaphysique moderne de la subjectivité dont Jünger reste tributaire.
    Heidegger n'en a pas moins la plus haute opinion de Nietzsche. Et de Jünger. Il appelle seulement à penser plus loin. Ernst Jünger, il faut aussi le souligner, est d'ailleurs l'un des très rares auteurs avec lesquels Heidegger ait accepté, après 1945, d'entretenir un dialogue suivi, ce qui n'est assurément pas rien.
    Pour les 80 ans de l'auteur d'Orages d'acier, Heidegger lui envoya ce message : « Demeurez, avec le lumineux esprit de décision dont vous avez toujours fait preuve, sur la voie très particulière de votre dire ». Un genre de propos qu'on imagine mal aujourd'hui véhiculé par SMS ou par courriel ! 
    Alain de Benoist Le Choc du Mois mai 2010
    Ernst Jünger et Martin Heidegger, Correspondance 1949-1975, Christian Bourgois, 171 p., 16€.

  • Les écrivains rebelles Paul Morand

    Paul Morand vient au monde le 13 mars 1888, à Paris. Son père, Eugène Morand, cultive, en marge  d'une carrière de haut fonctionnaire des Beaux-Arts, des talents de peintre, de graveur et d'auteur dramatique estimé. Ses amis se nomment Auguste Rodin, Stéphane Mallarmé, Marcel Schwob, Henri de Régnier, Segonzac... À la question : « Que voulez-vous faire de votre fils ? », il répondit : « Un homme heureux ». Parmi ses maximes favorites, que le jeune Paul retiendra, notons : « Il est plus facile de se passer des choses que de perdre son temps à les acquérir » ou encore « Dieu a raté ce monde, pourquoi voudrait-on qu'il ait réussi l'autre ? » Enfant unique, protégé, Paul Morand n'aime ni les contraintes, ni les conformismes, et les études l'ennuient. C'est un élève distrait plus attiré par les ballades dans Paris que par la contemplation d'un tableau noir. Il se passionne pour les écrivains esthètes (Marcel Schwob) ou sulfureux (Oscar Wilde). Il acquerra au contact des pessimistes, tels Renan, Maupassant, Schopenhauer, une vision du monde sans illusions, que d'aucuns qualifieront de cynique. Pessimiste, peut-être, mais pessimiste actif...
    Sa vision de la vie le rapproche davantage de Nietzsche que de Cioran, tant son désabusement s'accompagne d'une formidable fringale de vie. Après son échec à l'oral de philosophie, en 1905, il devient d'un coup un élève sérieux, avec l'aide d'un précepteur prestigieux, Jean Giraudoux, et terminera premier au concours du Quai d'Orsay. Il débute ainsi dans la Carrière. Il va beaucoup voyager, au gré de ses affectations et va écrire de nombreux livres, récits de voyage, romans, nouvelles. Il a le génie de la formule qui fait mouche, sait animer un récit et décrit avec une grande finesse les pays traversés et les personnages rencontrés. Il écrira même des articles dans Le Figaro. Son style est syncopé, rapide, ses métaphores brutales. Il porte un regard froid sur le monde et évite tout jugement moral. Il dira : « Je suis simplement un écrivain et comme le Danube je charrie impartialement des cadavres et des fleurs. » Incapable de tenir en place, il finit par se mettre en congé des Affaires étrangères afin de satisfaire son besoin d'errance. Il commentera : « Ce n'est pas par avidité que je suis pressé, mais au contraire parce que je ne tiens pas assez aux choses pour les désirer longtemps. » Il aimait citer Gassendi : « Je suis né sans savoir pourquoi, j'ai vécu sans savoir comment. Je meurs sans savoir pourquoi ni comment. »
    Morand, qui s'était tenu à l'écart de tout engagement politique estime en 1943 de son devoir de s'engager. Il est nommé, après le retour de Pierre Laval au gouvernement, ambassadeur de France en Roumanie, pays de son épouse. Jean Jardin, l’éminence grise de Laval, favorise son départ de Bucarest en 1944 devant l'avancée des troupes soviétiques, et le fait nommer en Suisse. Beaucoup, dont De Gaulle, ne lui pardonneront pas cette collaboration avec le régime de Vichy. La lecture de son Journal inutile conforte l'image d'un nostalgique de Vichy, antisémite, raciste et homophobe, que révulsent la France et l'Europe contemporaines. Contraint à l'exil à Vevey, en Suisse, durant dix ans, il sera cependant autorisé à revenir en France en 1955 et sera réintégré dans son corps d'origine. Il avait écrit : « L'exil est un lourd sommeil qui ressemble à la mort. » Il deviendra, avec Jacques Chardonne, le protecteur de cette nouvelle génération d'écrivains qu'on appellera les Hussards. De Gaulle, qui avait la rancune tenace s'était opposé à son élection à l'Académie française. Morand l'appelait avec mépris, dans sa correspondance avec Chardonne, "Gaulle". Il devra attendre 1968 pour que le veto soit levé et sera élu au fauteuil de Maurice Garçon le 24 septembre 1968, mais le chef de l'État, contrairement à la tradition, ne le recevra pas. Il meurt le 23 juillet 1976 à Paris, un an et demi après son épouse. Conformément aux dispositions de son testament, leurs cendres furent mêlées et déposées à Trieste. Il avait écrit dans Venises : « Là j'irai gésir, après ce long accident que fut ma vie. Ma cendre, sous ce sol, une inscription en grec en témoignera ; je serai veillé par cette religion orthodoxe vers quoi Venise m'a conduit. » Roger Nimier l'avait prédit : « Un jour il bondira, vieux sportif dans la mort ».
    R. S. RIVAROL  11 JANVIER 2013

  • Napoléon III et l’Europe (partie 2)

    La politique étrangère de Napoléon III a toujours suivi trois grands objectifs : le premier, ramener la France au rang des grandes puissances par l’abolition des traités de 1815 ; le deuxième, faire coïncider autant que possible les territoires avec les nationalités (l’union italienne) ; le troisième, mettre fin aux grandes guerres en favorisant le règlement des conflits par la négociation dans le cadre de congrès qui se réuniraient régulièrement. Napoléon III a réussi le premier objectif qu’il s’était fixé, le second s’est retourné contre lui (l’union allemande), il s’est montré visionnaire pour le troisième avec la mise en place plus tard de la Société des Nations.

    I. L’Europe de Napoléon III

    Après la chute du Premier Empire, les Alliés avaient érigé au congrès de Vienne un nouvel équilibre européen dirigé contre la France, et maintenu par la Sainte-Alliance (Empire russe, Empire d’Autriche, royaume de Prusse). Ce nouvel ordre européen était insupportable aux Français et Napoléon III dut une grande partie de sa popularité à sa volonté de la remettre en cause. Les traités de 1815 furent effectivement abolis de fait par l’intervention de l’empereur en Italie pour y chasser l’Autriche, par le rattachement de la Savoie et de Nice.

    Napoléon III voulut ainsi assurer à la France un rôle de premier plan en Europe en prenant la tête d’un mouvement général de révision des frontières de 1815. L’empereur n’oublie pas la France : il s’agit de remodeler l’Europe pour y développer l’influence française. En outre, la France pourrait obtenir en compensation justifiés par le principe des nationalités : Nice, la Savoie, la Belgique, le Luembourg et éventuellement le rive gauche du Rhin.
    En l’Italie, Louis-Napoléon soutient le Piémont mais il préfère à l’unification pure et simple une confédération composée du Piémont au Nord, de Naples au Sud et du Pape eu centre, président de la Confédération. Pour l’Allemagne, l’idéal de l’empereur est une confédération à trois têtes, avec l’Autriche, les États du Sud regroupés autour de la Bavière et la Prusse au Nord. La France pourrait contrôler la confédération allemande par le biais des États du Sud francophiles et pénétrer l’Italie par le Piémont. Cavour et Bismarck ne purent évidemment pas accepter une autre idée que l’unité pure et simple.

    En revanche, ce que Napoléon III ne remit pas en cause dans les traités de 1815 fut le « Concert européen ». Une entente cordiale devait se former entre les nations européennes par le biais de congrès réguliers. Le Congrès de Paris en 1856 marqua le triomphe de la France : la question des nationalismes fut clairement posée, la Russie y fut mise à la marge, on discuta des Balkans (Serbie, Moldavie et Valachie reçurent la protection de l’Europe). En 1862, la Roumanie sera formée et devra en grande partie son existence à Napoléon III.

    La fin du morcellement européen et l’application du principe des nationalités sont également perçues comme un moyen de pacifier l’Europe, et de faire face à la montée en puissance des États-Unis et de la Russie. « Une Europe plus fortement constituée, rendue plus homogène par des divisions territoriales plus précises est une garantie pour la paix du continent et n’est ni un péril ni un dommage pour notre nation… Tandis que les anciennes populations du continent, dans leurs territoires restreints, ne s’accroissent qu’avec une certaine lenteur, la Russie et les États-Unis d’Amérique peuvent, avant un siècle, compter chacun 100 millions d’hommes… Il est de l’intérêt prévoyant des nations du centre européen de ne point rester morcelées en tant qu’États divers sans force et sans esprit public. » (circulaire La Vallette, septembre 1866).

    II. Napoléon III et la Grande-Bretagne

    Victoria
    Victoria (1870).

    L’empereur connaissait bien l’Angleterre puisqu’il y passa une partie de ses années d’exil : cinq séjours entre 1831 et 1848 qui représentèrent une durée totale de quatre années et onze mois. Il y a été impressionné par le développement industriel et par son système politique (qu’il jugea cependant non importable en France). Au pouvoir, il sut qu’il ne pourrait pas abolir les clauses des traités de 1815 relatives à la France sans l’appui anglais. L’alliance avec la Grande-Bretagne va rester tout au long de son règne l’un des piliers de sa politique extérieure.

    La Russie donna l’occasion à Napoléon III de se rapprocher de Londres. La grande ambition des Tsars était le démantèlement de l’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », avec une expansion jusqu’à Constantinople. Ni Paris ni Londres ne pouvaient accepter la perspective d’une mainmise du tsar sur les Balkans. Les deux pays s’allièrent dans la guerre de Crimée (1854-1856), victorieuse mais coûteuse en hommes.

    Napoléon III et Eugénie vont se rendre en Grande-Bretagne en avril 1855 et Victoria et le prince Albert vont venir en France en août. Les deux voyages furent de grands succès populaires. A l’occasion du second, Victoria se rendit aux Invalides où elle s’inclina devant le tombeau de Napoléon Ier. Napoléon III et Victoria resteront de véritables amis jusqu’à la mort du premier.

    Les relations avec la Grande-Bretagne se dégradèrent suite à la guerre en Italie (Victoria et Albert étaient plutôt favorables à l’Autriche) et surtout suite à l’annexion de Nice et de la Savoie. Les Anglais, se souvenant des guerres de la Révolution et de l’Empire (la Savoie devint un département français en 1792 et Nice en 1793, jusqu’à la chute de l’Empire), redoutèrent de futures annexions. Napoléon III redevenait impérialiste comme son oncle. Une bonne entente se rétablit néanmoins les années suivantes, surtout à partir de 1866, la reine Victoria devenant une farouche opposante à Bismarck. Mais la Grande-Bretagne, sa petite armée essentiellement stationnée aux Indes (révolte des Cipayes en 1857) et au Canada (menace de la guerre de Sécession), et sa marine vieillie ne purent venir en aide à l’empereur lors de la guerre franco-prussienne, d’autant que le premier ministre Gladstone (depuis 1868) était résolument isolationniste.

    Lors de l’exil, les Anglais montreront leur sympathie pour l’empereur déchu. Au soir de la disparition de Napoléon III (1873), Victoria écrivit dans son Journal : « … (il était) le plus fidèle allié de l’Angleterre … »

    III. Napoléon III et l’Italie

    Napoléon III à cheval - 1858
    Napoléon III (Dedreux, 1858).

    Dans sa jeunesse, Louis-Napoléon, à défaut de pouvoir combattre pour son pays (il était frappé par la loi d’exil), fit ses armes en Italie avec son frère Napoléon-Louis aux côtés des carbonari en faveur de l’unité italienne. En 1848, la péninsule a été le théâtre d’une flambée révolutionnaire et d’une révolte contre l’Autriche, qui occupe alors le Nord-Est. Le ministre Cavour de Victor-Emmanuel II, roi du Piémont-Sardaigne, entama une politique de rapprochement avec la France, Napoléon III étant resté sensible à son engagement de jeunesse et les Français étant foncièrement austrophobes.

    Napoléon III voyait dans une intervention l’occasion de restaurer le prestige de la dynastie et de la France, de se faire le champion du principe des nationalités et de se rapprocher avec l’Italie. Dans son entourage, peu de monde était contre cette idée, à part l’impératrice et surtout Charles de Morny, son demi-frère, « numéro 2 » de l’Empire, qui craignait que le mouvement d’unification italienne ne contamine l’Allemagne. L’avenir lui donnera raison.

    Napoléon III demeura très hésitant, et c’est l’attentat d’Orsini (1858) qui rangea définitivement l’empereur dans le camp pro-piémontais. Le couple impérial fut victime d’un attentat devant l’Opéra, et s’en sortit miraculeusement indemne. Orsini, patriote italien, voulait renverser l’Empire, pensant qu’une République serait plus favorable à la cause italienne. Avant de passer sur l’échafaud, il cria « Vive l’Italie ! ». Cavour et l’empereur eurent une entrevue secrète à Plombières (Vosges), les 21 et 22 juillet 1858. Ils se mirent d’accord sur la création d’un royaume de Haute-Italie réunissant, outre le Piémont et la Sardaigne, la Lombardie et la Vénétie (pris à l’Autriche) et les duchés de Parme et de Modène.

    Avant d’entrer en guerre, la France s’assura de la neutralité de la Prusse et de la Russie. C’est François-Joseph, pressé par son état-major, qui déclare la guerre le premier, le 27 avril 1859. L’Autriche aligna 150.000 hommes, le Piémont 60.000 et la France 100.000. Le début de la campagne commença dans l’improvisation la plus totale pour les Alliés (manque de cartouches, de tentes et de vivres). Une première victoire fut remportée difficilement à Palestro le 30 mai. C’est à Magenta, le 4 juin, qu’eut lieu la première grande bataille, longtemps indécise, qui se termina par la victoire des Franco-piémontais. Victor-Emmanuel et Napoléon III firent une entrée triomphale à Milan le 8 juin.

    Napoléon III à Solférino
    Napoléon III à la bataille de Solférino (Jean-Louis-Ernest Meissonier, 1863).

    François-Joseph décida alors de prendre le commandement de l’armée en personne, et augmenta ses effectifs (250.000 hommes). Le 24 juin, une seconde grande bataille se déroula à Solférino. Les Franco-piémontais y remportent la victoire au prix de lourdes pertes : 40.000 morts dans la bataille dont 17.500 Français. L’empereur fut choqué par la vue du champ de bataille selon le témoignage du général Bourbaki. La Prusse se fit menaçante en mobilisant sur le Rhin. Désireux aussi de ne pas trop affaiblir l’Autriche qui deviendrait alors une proie facile pour la Prusse, il signa l’armistice avec François-Joseph le 8 juillet 1859.

    Mais la campagne d’Italie ne fut satisfaisante pour personne. De nouvelles insurrections patriotiques éclatèrent en Italie centrale, qui menacèrent le pouvoir temporel du pape. Les Italiens auraient aimé poursuivre la guerre (la Vénétie resta autrichienne). Pour les républicains français et les patriotes italiens, Napoléon III n’est pas allé assez loin. Pour les catholiques qui rendent l’empereur responsable des agitations dans les territoires pontificaux (aboutissant à un dépeçage), il est allé trop loin. Le royaume de Piémont-Sardaigne rétrocéda à la France ses anciennes possessions de Nice et de la Savoie, ratifiées par deux plébiscites (1860).

    IV. Le responsable de la guerre de 1870 ?

    Photo couple impérial
    Le couple impérial (1865).

    Depuis 1866 et la défaite de l’Autriche face à la Prusse, Bismarck voit le Second Empire comme le principal obstacle à l’unité allemande. Il fallait pourtant au chancelier une raison valable de déclarer la guerre, et endosser si possible le rôle de la victime : Bavarois et Rhénans étaient francophiles et aimaient sincèrement l’empereur des Français. Le pacte de défense entre la Confédération de l’Allemagne du Nord et les États du Sud ne jouait que dans le cas d’une agression étrangère.

    L’Espagne permit à Bismarck de parvenir à ses fins. En 1868, l’Espagne chassa la reine Isabelle II et son fils Alphonse du trône, et la junte au pouvoir à Madrid se mit en quête d’un nouveau souverain. Bismarck avanca la candidature de Léopold de Hohenzollern, qui servait comme colonel dans l’armée prussienne. Napoléon III ne peut pas accepter cette candidature qui placerait la France dans un état d’encerclement mal toléré par l’opinion. Le roi de Prusse Guillaume Ier se montra réticent au souhait de Bismarck et Léopold refusa de se porter candidat.

    Bismarck ne s’en tint pourtant pas là. Il relança la candidature de Léopold sans en avertir le roi de Prusse. Cette nouvelle fut délivrée le 2 juillet 1870 par un communiqué de l’agence France-Presse. Les jours qui suivent, la presse – tant bonapartiste que d’opposition – se déchaîna, réclamant la guerre pour sauver l’honneur de la France. Pourtant, le 12 juillet, la candidature de Léopold fut retirée. « Je suis heureux que tout se termine ainsi. Une guerre est toujours une grosse aventure » dit l’empereur. A Berlin, le même jour, convaincu par Moltke, Roon et le ministre de l’Intérieur Eulenbourg, Bismarck décida une guerre d’agression ! Moltke et Roon voulaient déclarer la guerre immédiatement, le chancelier jugea encore prudent d’attendre un peu avant de la déclarer, au cas où…

    Il est donc important de savoir que la guerre fut décidée à Berlin, avant même d’être décidée à Paris !
    Précisons que l’empereur était alors très affaibli physiquement et mentalement : atteint d’un calcul de vessie, il souffrait de syncopes, de crises de fièvre, de pertes de sang dans les urines. Les traitements contre la douleur le faisaient somnoler des journées entières…

    A Paris, l’empereur fut vivement impressionné par les manifestations de rues, plus ou moins spontanées, hostiles à la Prusse et la ferveur patriotique de Paris. Paris qui n’est pas la province, cette dernière voulant profondément la paix, mais les préfets n’expédiaient leurs rapports que tous les 15 jours. 36 ans plus tard, Eugénie affirmera : « Reculer, transiger, nous ne le pouvions pas, nous aurions soulevé contre nous le pays tout entier !… On accusait déjà notre faiblesse ; un mot terrible arrivait jusqu’à nous : « La candidature Hohenzollern, c’est un second Sadowa qui se prépare ! » ». Puis, poussé à la guerre par les bellicistes (le ministre des Affaires étrangères Gramont, le maréchal Leboeuf, le général Bourbaki, et Eugénie), il l’accepta. L’impératrice en particulier, par son influence, tint un grand rôle dans le déclenchement du conflit : « Cette victoire qui n’a coûté ni une larme ni une goutte de sang sera pour nous la pire des humiliations ! Si la Prusse refuse de se battre, nous la contraindrons, à coups de crosse dans le dos, à repasser le Rhin, et à évacuer la rive gauche ! C’est une paix sinistre que celle dont on parle depuis vingt-quatre heures. »

    Le général Bourbaki, réputé être un bon connaisseur de la Prusse, affirma que « Sur dix chances, nous en avons huit ! ». Leboeuf déclara de même : « La guerre avec la Prusse est inévitable, dans un avenir plus ou moins proche. Nous sommes prêts, notre ennemi ne l’est pas [!]. Nous avons une armée superbe, admirablement bien disciplinée ; nous ne retrouverons jamais pareille occasion. De Paris à Berlin, ce sera une promenade, la canne à la main. » Napoléon III et Gramont rédigèrent une garantie à expédier par télégraphe à Ems. Bismarck tint alors enfin ce qu’il souhaitait : si le roi de Prusse confirma à la réception du courrier la renonciation de Léopold au trône d’Espagne, Bismarck put rédiger sa célèbre dépêche, œuvre de désinformation diffusée dans toute l’Europe, qui sonna comme une insulte à la France.

    La fausse dépêche arriva le 15 juillet 1870 à Paris, et le Corps législatif vota la guerre à la quasi-unanimité (245 voix – dont celles de tous les républicains – contre 10 ; parmi les dix, celle d’Adolphe Thiers), décision que Napoléon III ne fit qu’entériner. Les républicains avaient pourtant repoussé en 1867 un projet de réforme militaire allongeant la durée du service militaire, et donc permettant d’augmenter les effectifs. Même Gambetta, qui entendait dans sa profession de foi aux élections de 1869 dissoudre l’armée de métier, vota la guerre… Le 19 juillet, la guerre fut officiellement déclarée. Napoléon III déclara le 22 : « Il y a dans la vie des peuples, des moments solennels où l’honneur national, violemment excité, s’impose comme une force irrésistible […] C’est la nation tout entière qui, dans son irrésistible élan, a dicté nos résolutions. »

    Napoléon III et Bismarck
    Napoléon III et Bismarck après la bataille de Sedan.

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    Bibliographie :
    ANCEAU, Eric. Napoléon III. Tallandier, 2008.
    Collectif. Napoléon III. L’homme, le politique. Actes du colloque de la Fondation Napoléon, 19-20 mai 2008. Éditions Napoléon III, 2008.
    DARGENT, Raphaël. Napoléon III : l’Empereur du peuple. Ed. Grancher, 2009.