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culture et histoire - Page 1955

  • Entretien avec Maurice Allais dans Le Choc du mois (archive)

    Le Choc du mois : Vous êtes tout à la fois un libéral, au sens politique et humaniste du mot, et un adversaire résolu de ce que vous appelez la « chienlit mondialiste du laissez-fairiste ». Qu'est-ce qui oppose le libéralisme authentique, dont vous vous réclamez, à la libéralisation des marchés qu'on subit aujourd'hui, et qui se revendique elle aussi du libéralisme ?
    Maurice Allais : Durant ces soixante dernières années, toutes les recherches que j'ai pu faire, toutes les réflexions que m'ont suggérées les événements, toute l'expérience que j'ai pu acquérir, ont renforcé en moi cette conviction qu'une société fondée sur la décentralisation des décisions, sur l'économie de marchés et sur la propriété privée, est, non pas la forme de société la meilleure dont on pourrait rêver sur un plan purement abstrait dans un monde idéal, mais celle qui, sur le plan concret des réalités, se révèle, aussi bien du point de vue de l'analyse économique que de l'expérience historique, comme la seule forme de société susceptible de répondre au mieux aux questions fondamentales de notre temps.
    Pour autant, si la conviction de l'immense supériorité d'une société économiquement libérale et humaniste n'a cessé de se renforcer en moi au cours de ces années, une autre conviction, tout aussi forte, n'a cessé également de se renforcer, c'est qu'aujourd'hui cette société est dangereusement menacée par la confusion du libéralisme et du laissez-fairisme. C'est là un des plus grands périls de notre temps. Une société libérale et humaniste ne saurait s'identifier à une société laxiste, laissez-fairiste, pervertie, manipulée ou aveugle. Tout comme le libéralisme ne saurait se réduire au laissez-faire économique.
    Le libéralisme est avant tout une doctrine politique, le libéralisme économique n'étant qu'un moyen permettant à cette doctrine politique de s'appliquer efficacement dans le domaine de l'économie. Or, l'économie mondialiste qu'on nous présente actuellement comme une panacée ne connaît qu'un seul critère : « l'argent ». Dépourvue de toute considération éthique, elle ne peut que se détruire elle-même.

    Il ne peut pas y avoir selon vous de libéralisme véritable sans cadre institutionnel et politique. Dans ces conditions, la régulation du marché par lui-même n'apparaît-elle pas comme un mythe ?
    Pour être bénéfique, la libéralisation des échanges exige un cadre économique et politique commun et stable avec des institutions appropriées. Ce cadre ne doit pas pouvoir être remis en cause ou dénoncé ultérieurement ou être instable.
    L'exemple de l'Union européenne, au sein de laquelle tant de mesures ont déjà dû être prises pour éviter des distorsions indues de concurrence, montre qu'un minimum d'intégration politique est nécessaire dès lors qu'une intégration économique très poussée est considérée comme souhaitable.
    Le libre-échange s'est constitué aujourd'hui en dogme incontournable. Il est relayé par les grandes organisations internationales, les grands médias et la plupart des hommes politiques.
    Quelles en sont les grandes lignes ? Comment expliquer pareil raz de marée ?
    Depuis trois décennies, la doctrine du libre-échange mondialiste s'est peu à peu imposée. Elle implique la disparition de tout obstacle aux libres mouvements des marchandises, des services et des capitaux dans le monde entier. Suivant cette doctrine, la disparition de ces obstacles est une condition à la fois nécessaire et suffisante d'« une allocation optimale des ressources à l'échelle mondiale », selon les mots de ses concepteurs. Tous les pays et dans chaque pays tous les groupes doivent voir leur situation améliorée.
    Pour les pays en voie de développement, cela consiste en l'ouverture totale vis-à-vis de l'extérieur, condition nécessaire de leur progrès. Pour les pays développés, en la suppression de toutes les barrières tarifaires ou autres, condition de leur croissance.
    Par exemple, pour les partisans de cette doctrine, le chômage dans les pays développés résulte essentiellement de salaires réels trop élevés, de l'insuffisante flexibilité du marché du travail, du progrès technologique accéléré qui se constate dans les secteurs de l'information et des transports, et d'une politique monétaire jugée indûment restrictive. Mais en aucun cas du libre-échange.

    Comment se fait-il qu'une telle doctrine, qui s'est avérée désastreuse, du moins en France, continue de nous être imposée ?
    Jamais la France ne s'est trouvée en temps de paix dans une situation économique aussi dramatique que celle d'aujourd'hui.
    De 1918 à 1939 et de 1946 à 1974, le chiffre du chômage a toujours été inférieur au million. Le sous-emploi effectif est aujourd'hui de l'ordre de six millions si l'on tient compte du traitement social du chômage.
    Mais on préfère ignorer, sinon occulter, sous l'influence de puissants groupes d'intérêts, les raisons réelles de la destruction de notre industrie, de la réduction de la croissance de plus de moitié depuis 1974 et du développement d'un chômage de masse.

    Serait-ce parce que cette idéologie n'est profitable qu'aux groupes les plus puissants ?
    Cette doctrine a été littéralement imposée aux gouvernements américains successifs, puis au monde entier, par les multinationales américaines, et à leur suite par toutes les multinationales qui ont des centaines de filiales et disposent d'énormes moyens financiers. Elles échappent à tout contrôle et exercent partout et par personnes interposées un pouvoir politique exorbitant. La mondialisation, on ne saurait trop le souligner, ne profite réellement qu'aux multinationales. Elles en tirent d'énormes profits.

    Nous assistons, depuis les crises asiatique et russe de 1997-1998, l'éclatement de la bulle Internet, et aujourd'hui de la bulle immobilière, à l'accélération des crises financière et monétaire. La fréquence de ces crises n'indique-telle pas que le système est fondamentalement vicié et instable ? Quelles en sont les principales faiblesses ?
    L'économie mondiale tout entière repose aujourd'hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile. Jamais dans le passé une pareille accumulation de promesses de payer ne s'était constatée. Jamais sans doute il n'est devenu plus difficile d'y faire face. Jamais sans doute une telle instabilité n'était apparue avec une telle menace d'effondrement général.
    Toutes les difficultés rencontrées résultent d'une méconnaissance d'un fait fondamental, c'est qu'aucun système décentralisé d'économie de marchés ne peut fonctionner correctement si la création incontrôlée ex nihilo (1) de nouveaux moyens de paiement permet d'échapper, au moins pour un temps, aux ajustements nécessaires. Il en est ainsi toutes les fois que l'on peut s'acquitter de ses dépenses ou de ses dettes avec de simples promesses de payer, sans aucune contrepartie réelle, directe ou indirecte, effective.
    Au centre de toutes les difficultés rencontrées, on trouve toujours, sous une forme ou sous une autre, le rôle néfaste joué par le système actuel du crédit et la spéculation massive qu'il permet. Tant qu'on ne réformera pas fondamentalement le cadre institutionnel dans lequel il joue, on rencontrera toujours, avec des modalités différentes suivant les circonstances, les mêmes difficultés majeures.

    Alan Greenspan, l'ancien gouverneur de la Réserve fédérale américaine, a défini les bulles financières comme des phénomènes d'« exubérance irrationnelle ». N'avez-vous pas l'impression que c'est la totalité du système boursier qui est en proie à une exubérance irrationnelle ?
    Qu'il s'agisse de la spéculation sur les monnaies ou de la spéculation sur les actions, le monde est devenu un vaste casino où les tables de jeu sont réparties sur toutes les longitudes et toutes les latitudes. Le jeu et les enchères, auxquelles participent des millions de joueurs, ne s'arrêtent jamais. Partout, cette spéculation, frénétique et fébrile, est permise, alimentée et amplifiée par le crédit, puisqu'on peut acheter sans payer et vendre sans détenir. On constate le plus souvent une dissociation entre les données de l'économie réelle et les cours nominaux déterminés par la spéculation.

    La crise de 1929 vous semble-t-elle le modèle de toutes les crises en cours et à venir ? Si oui, y a-t-il des similitudes entre les crises boursières qui affectent depuis une dizaine d'années la planète et la Grande Dépression des années 1930 ?
    On ne saurait trop insister sur les profondes similitudes, tout à fait essentielles, qui existent entre les crises actuelles et les crises qui les ont précédées, dont la plus significative est sans doute celle de 1929. Ce qui est réellement important en effet, ce n'est pas tant l'analyse des modalités relativement complexes, des « technicalities », des crises actuelles, qu'une compréhension profonde des facteurs qui les génèrent.
    La crise de 1929-1934 n'était elle-même qu'une répétition particulièrement marquée des crises qui s'étaient succédé au XIXe siècle, et dont sans doute la crise de 1873-1879 avait été une des plus significatives. En fait, toutes les grandes crises des XVIIIe, XIXe et XXe siècles ont résulté du développement excessif des promesses de payer et de leur monétisation.
    Le plus riche s'enrichit aux dépens des plus pauvres

    Les crises d'aujourd'hui ne sont-elles pas potentiellement plus dangereuses que celle de 1929 dans un contexte de mondialisation des échanges, de surendettement et de spéculation accru ?
    En 1929, le monde était partagé entre deux zones distinctes : d'une part, l'Occident, essentiellement les États-Unis et l'Europe ; et d'autre part, le monde communiste, la Russie soviétique et la Chine. Entre-temps, la mondialisation croissante des économies a changé la donne.
    Depuis les années 1970, une seconde différence, essentielle également, apparaît relativement au monde de 1929. La mondialisation précipitée et excessive a entraîné par elle-même des difficultés majeures. Une instabilité sociale potentielle s'est manifestée partout. Alors qu'en 1929, le chômage n'est apparu en Europe qu'à la suite de la crise financière et monétaire, il se constate dès aujourd'hui au sein de l'Union européenne et ne pourrait qu'être très aggravé si une crise financière et monétaire mondiale devait se développer.

    En quoi pourrait consister une réforme du système financier et monétaire international ?
    Il faudrait entreprendre, premièrement, une réforme du crédit, qui rendrait impossibles à la fois la création de monnaie ex nihilo et l'emprunt à court terme pour financer des prêts à plus long terme. Cette double condition impliquerait une modification profonde des structures bancaires et financières qui devraient reposer sur la dissociation totale des activités bancaires : entre les banques de dépôt, de prêt et d'affaire, indépendantes les unes des autres.
    Deuxièmement, il faudrait pouvoir garantir la stabilisation de la valeur réelle de l'unité de compte. Le fonctionnement d'une économie de marchés repose sur un très grand nombre d'engagements sur l'avenir. L'efficacité de l'économie, comme la justice, implique que ces engagements soient respectés, que les calculs économiques ne soient pas faussés, et que ni les créanciers ni les débiteurs ne soient spoliés. Il convient donc que tous les contractants soient réciproquement protégés contre les variations du pouvoir d'achat de l'unité de compte.

    Vous insistez également sur la réforme des marchés boursiers ?
    C'est le troisième point. Le système actuel est anti-économique et n'est avantageux que pour de très petites minorités. Une seule cotation par jour sur chaque place pour chaque valeur serait de loin préférable. Elle réduirait considérablement les coûts, et elle serait favorable à tous les investisseurs petits et grands. Plus un marché est étendu et plus les cours qui s'y établissent sont significatifs et équitables.
    Quatrièmement enfin, une réforme du système monétaire international, un nouveau Bretton Woods (2), est absolument nécessaire. Une monnaie internationale doit être créée. L'utilisation actuelle du dollar comme monnaie internationale a pour effet de financer les déficits américains par la Communauté internationale. Ce système aboutit à enrichir le pays le plus riche aux dépens de tous les pays plus pauvres. C'est là une situation scandaleuse et immorale à laquelle il doit être mis fin au plus tôt.
    Ces quatre réformes sont indépendantes les unes des autres, et elles peuvent être appliquées séparément. Chacune d'elles serait bénéfique pour l'ensemble de l'économie. Mais, si elles étaient appliquées conjointement, leurs effets bénéfiques s'en trouveraient considérablement renforcés les uns par les autres.

    Comment analysez-vous, vous qui êtes un grand Européen, la politique menée par l'organisation de Bruxelles, dont le rôle s'apparente de plus en plus à celui d'un cheval de Troie de la mondialisation ?
    Depuis 1974, on a constaté dans tous les domaines une dérive technocratique, dirigiste, centralisatrice, unitaire et jacobine de la construction européenne. Non seulement cette dérive a entraîné partout des effets pervers, mais par ses excès même elle ne cesse de susciter de très fortes oppositions.
    Les exemples de cette dérive sont innombrables.
    Ainsi aucun droit de sécession n'est prévu pour permettre aux peuples de sortir d'une organisation qui ne tiendrait pas compte de leurs droits fondamentaux. C'est ainsi le droit essentiel des peuples à disposer d'eux-mêmes qui fondamentalement leur est refusé.

    L'ouverture des frontières européennes à la concurrence des pays émergents (aux coûts salariaux infiniment plus bas que les nôtres) n'est-elle pas pour nous suicidaire ? Ne menace-t-elle pas directement emplois et industries en Europe ?
    Si, à partir de 1974, la politique libre échangiste de Bruxelles n'avait pas été appliquée, le produit intérieur brut réel par habitant en France serait aujourd'hui d'au moins 30 % plus élevé qu'il ne l'est actuellement, et il serait certainement au moins égal au PIB réel par habitant des États-Unis. Qui ne voit que les difficultés majeures auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui résultent pour l'essentiel de la diminution considérable du PIB réel qu'a entraînée pour nous la politique bruxelloise ?

    Pour quelles raisons le protectionnisme a-t-il si mauvaise presse ? Serait-ce parce qu'il semble la réponse la plus appropriée pour faire face à l'absence de régulation à l'échelle d'un monde dominé par les grands groupes ?
    L'hostilité dominante d'aujourd'hui contre toute forme de protectionnisme se fonde depuis soixante-dix ans sur une interprétation erronée des causes fondamentales de la Grande Dépression. Or, le protectionnisme en chaîne des années 1930 n'a été qu'une conséquence, et non une cause, de la Grande Dépression. Il n'a constitué partout que des tentatives des économies nationales pour se protéger de conséquences déstabilisatrices d'origine monétaire.
    Le véritable fondement du protectionnisme, c'est la protection nécessaire contre les désordres et les difficultés de toute sorte engendrées par l'absence de toute régulation réelle à l'échelle mondiale. Il est tout à fait inexact de soutenir qu'une régulation appropriée puisse être réalisée par le fonctionnement des marchés tel qu'il se constate actuellement.

    Quelles formes pourrait prendre ce protectionnisme ?
    Sur le plan économique, il impliquerait notamment : une protection minimale des activités économiques, le principe étant que dans chaque secteur un pourcentage donné, par exemple 80%, de la consommation européenne soit assuré par une production européenne ; une protection minimale contre les désordres monétaires et financiers extérieurs à la Communauté européenne, ce qui implique notamment une profonde réforme des institutions monétaires et financières ; une protection minimale contre une immigration extérieure excessive et ses conséquences désastreuses ; le maintien d'une population active minimale dans l'agriculture et la pêche, car aucune nation ne peut survivre si elle ne reste pas profondément enracinée dans son sol, et si son autosuffisance alimentaire n'est pas assurée.

    Vous qui avez appelé à voter non au référendum du 29 mai 2005 sur le Traité constitutionnel européen, quelle forme constitutionnelle pourrait-on donner à l'Europe ?
    L'organisation politique de l'ensemble des pays européens devrait à mon sens reposer sur une Confédération d'Etats souverains, confédération libérale, humaniste et démocratique préservant les intérêts fondamentaux de chaque nation. L'objectif essentiel étant de vivre ensemble dans des conditions respectant, dans ce qu'elles ont d'essentiel, les nations qui se sont lentement édifiées au cours des siècles.
    Propos recueillis par François Bousquet Le Choc du Mois septembre 2007
    1. « Le détenteur d'un dépôt auprès d'une banque le considère comme une encaisse disponible ; alors que dans le même temps la banque a prêté la plus grande partie de ce dépôt, qui, redéposée ou non dans une banque, est considérée comme une encaisse disponible par son récipiendaire. À chaque opération de crédit il y a ainsi duplication monétaire. Au total, le mécanisme du crédit aboutit à une création de monnaie ex nihilo par de simples jeux d'écritures. Reposant essentiellement sur la couverture fractionnaire des dépôts, il est fondamentalement instable.» Nouveaux Combats pour l'Europe, 1995-2002, Maurice Allais, Clément Juglar, 2002, p. 240.
    2. Signés en 1944 à Bretton Woods (New Hampshire, États-Unis), les accords de Bretton Woods ont dessiné les grandes lignes du système financier international de l'après-guerre. Les pays signataires ont abandonné l'étalon-or au profit du dollar, convertibilité (du dollar en or) qui sera à son tour abandonnée en 1971. Le système financier vit depuis lors sous le régime des changes flottants. Maurice Allais préconise de le remplacer par un système de taux de change fixes (au besoin révisables).
    Le Choc du mois septembre 2007
    À lire de Maurice Allais
    • Pour la réforme de la fiscalité, 1990
    • Traité d'économie pure, 1994 (1re édition : 1943)
    • Combats pour l'Europe 1992-1994, 1995
    • Économie et intérêt, 1998 (1re édition : 1947)
    • La Crise mondiale d'aujourd'hui, 1999
    • La Mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance, 1999
    • La Passion de la recherche. Autoportraits d'un autodidacte, 2001
    • Nouveaux combats pour l'Europe 1995-2002, 2002
    • L'Europe en crise. Que faire ?, 2005
    Tous ces ouvrages sont parus aux éditions Clément Juglar, 62, avenue de Suffren, 75015 Paris.

  • L'ARGENT

    Introduction
    « Le véritable ennemi, j'allais dire le seul, parce que tout passe par chez lui, le véritable ennemi si l'on est sur le terrain de la rupture initiale, des structures économiques c'est celui qui tient les clefs... c'est celui qu'il faut déloger... c'est le monopole! terme extensif... pour désigner toutes les puissances de l'argent, l'argent qui corrompt, l'argent qui achète, l'argent qui écrase, l'argent qui tue, l'argent qui ruine, et l'argent qui pourrit jusqu'à la conscience des hommes ! » Cette envolée lyrique et romantique de François Mitterrand prête à sourire de nos jours puisqu'on a vu s'installer la société-fric sous son règne et que la gauche actuelle était prête à élire Strauss-Kahn à la fonction suprême. L'argent est un sujet passionnel où régnent le mensonge et l'hypocrisie. « Je hais les riches » (François Hollande). Beaucoup de ceux qui prônent un détachement de l'argent s'oublient parfois pour aller s'agenouiller devant « l'homme aux écus ». Aux enfants de bonnes familles on apprenait à ne pas mettre de prix sur les choses et ne jamais poser la question qui tue : « combien ça coûte ? ». L'argent pulvérise, ridiculise l'idée d'égalité entre les hommes puisqu'il établit les hiérarchies. Wiliam Sakespeare, auteur qui a mis la philosophie en théâtre écrivait : « lorsque l'argent précède, toutes les portes s'ouvrent ». Le silence de l'imbécile qui n'a rien à dire devient intelligent. L'homme laid paraît beau aux plus belles femmes. Bill Gates, l'homme le plus riche du monde lorsqu'il voyage est reçu comme un chef d'État. Pour l'argent, on va jusqu'à renier son pays, sa nationalité puisque plus rien n'est sacré, n'a d'importance face à l'ultime valeur. Pour trente deniers Judas trahit Jésus. Le patriotisme devient une valeur de « pauvres ». « Les pauvres, les sans-propriété n'ont que leur patrie » (Jean Jaurès).
    Lorsque Depardieu pour des raisons fiscales envisage d'être Belge, puis Européen, puis citoyen du monde pour finir Russe, il ridiculise en fin de compte toutes ces identités.

    Aristote
    Aristote a écrit sur tout et bien sur sur l'économie et l'argent. Il nomme chrematistique la gestion de l'argent, la façon de l'accumuler. Il dénonce la spéculation « cette façon de gagner de l'argent est de toutes, la plus contraire à la nature » (Le Politique).
    La Chrematistique selon lui peut-être bonne ou mauvaise. Elle est justifiée si elle consiste à acquérir des biens. Elle est non justifiable si elle consiste à accumuler de la richesse comme seule finalité.
    Cette vision aristotélicienne sera reprise par Saint Thomas d'Aquin dans sa « Somme théologique ». « Or Aristote distingue deux sortes d'échange. L'une est comme naturelle et nécessaire et consiste à échanger... non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais pour le gain. Voilà pourquoi le négoce, envisagé en lui-même, a quelque chose de honteux, car il ne se rapporte pas, de soi à une fin honnête et nécessaire ».

    Marx
    Pour Hegel le bourgeois s'identifie à ce qu'il possède. Reprenant des passages de Shakespeare et Goethe sur l'argent Marx dans les Manuscrits de 1844 aura des commentaires très puissants : Il reliera dans une économie monétarisée l'individu et sa puissance financière. « Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur d'argent. Ce que je suis et ce que je puis ce n'est nullement mon individualité qui en décide ». Par l'argent il y a donc une transformation de l'être. Marx la décrit en reprenant Shakespeare. « Je suis laid, mais je puis m'acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l'argent... ». « Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur. L'argent est bien suprême, donc son possesseur est bon... » « Je n'ai pas d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d'esprit ? ».

    L'argent dans la littérature
    Les auteurs qui ont introduit l'argent au cœur des mobiles humains sont peu nombreux. Celui qui l'a mis comme huile, moteur de la société fut Balzac. La société est fondée sur la puissance financière des individus. L'auteur de la Comédie humaine donne même le détail de la richesse de chacun. Il y avait bien sur le personnage de l'avare comme Harpagon chez Molière. Il a un rapport sensuel, charnel avec sa fortune lorsqu'il met les deux mains dans son coffre. L'argent donne la sécurité et tous les possibles. Y toucher amoindrit sa potentialité. L'avare ne veut donc pas y toucher. Chez Balzac le père Grandet, bourgeois de Saumur joue ce rôle.
    Dans les contes de Maupassant, l'argent aussi a parfois un rôle central comme dans la « Rempailleuse » ou « Garçon un Bock ». Un enfant découvre la laideur du monde à travers l'argent et ne s'en remettra jamais. Dans Bel-ami l'argent est omniprésent. Le « héros » se marie avec une femme riche, ce qu'on appelle réussir par les femmes. La réussite sociale est totalement liée à la possession de l'argent et tous les moyens sont bons pour y arriver. Inversement dans le livre « Le Grand Meaulnes » d'Alain fournier, l'argent est inexistant.

    L'argent et la religion
    Il n'y a que les catholiques pour être torturés par l'argent puisqu'il crée chez eux l'hypocrisie, la mauvaise conscience ou au mieux la « pudeur de l'argent ». Cette mentalité catholique vis à vis de l'argent s'est prolongée politiquement jusqu'à la gauche française. La déclaration de François Mitterrand au congrès d'Epinay était dans le fond très catholique. L'argent est intrinsèquement sale. Il représente la fin du monde de l'innocence.
    Les protestants et les juifs ne connaissent pas ce déchirement. Dans le protestantisme la richesse personnelle signifie que Dieu récompense sur terre. Elle est donc le signe que l'on est prédestiné pour le paradis. Quant aux juifs, l'Église ayant interdit l'usure, ils se sont réfugiés dans les métiers d'argent.
    Pour les musulmans même s'il faut être bon et généreux, lorsqu'on a de l'argent, on le montre sans pudeur. En France on constate que les protestants ont en général une réussite économique supérieure aux catholiques liée à leur « idéologie » comme le soutenait Max Weber dans sa thèse sur l'Ethique du protestantisme.

    La fonction économique de l'argent
    Toute l'analyse précédente ne doit pas faire oublier que l'argent est un simple intermédiaire pour faciliter les échanges. Il est plus efficace que le troc. On a assisté au cours de l'Histoire à une dématérialisation de l'argent.
    D'une vache ou un animal on est passé à l'or et à l'argent puis les billets et maintenant la monnaie électronique. Pour Keynes l'or n'était qu'une relique barbare. Sur le plan international Nixon décréta l'inconvertibilité du dollar en or (15 Août 1971).

    Avant on avait M-A-M'
    On a avec le capitalisme A - M - A' ( avec A' > A)
    M : marchandises M' : autre marchandise A', A : argent

    Keynes critiquera l'amour de l'argent qui est antiéconomique et n'aura de cesse de vouloir « tuer » le rentier qui ne consomme pas assez et crée le chômage. « L'amour de l'argent comme objet de possession... distinct de l'amour de l'argent comme moyen de goûter aux plaisirs et aux réalités de la vie... sera reconnu pour ce qu'il est, une passion morbide plutôt répugnante, une de ces inclinations à moitié criminelles, à moitié pathologiques, dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales ».

    Conclusion
    L'argent crée admiration et ressentiment. Il suscite les passions les plus troubles et tous les vertiges. Chacun en fonction de son histoire, sa culture, sa religion, sa personnalité a un rapport avec l'argent qui lui est propre. Face à la toute puissance de l'argent y-a-t-il des contrepoids comme la beauté physique, un corps athlétique, la santé, l'intelligence pure, la culture, la sensibilité artistique ou la sensibilité tout court, la poésie, le cœur, le courage, la spiritualité, le romantisme... Une femme très belle fait infiniment plus tourner les têtes qu'un laidron richissime même si « l'homme aux écus » cherche à acheter la beauté. La pauvreté a t-elle aussi ses richesses ou les pauvres sont-ils condamnés à être affreux, sales et méchants ? Le fascisme prônait le mépris de l'argent ce qui était indécent et mal-séant pour la bourgeoisie libérale. Malgré son omnipuissance l'argent ne peut aussi rien contre l'échéance ultime même si l'on peut devenir l'homme le plus riche du cimetière. Pour finir la devise de l'écrivain étant : « nulla dies sine linea » nous la transposerons ici en « nulla dies sine pecunia ».
    PATRICE GROS-SUAUDEAU

  • Octave reçoit le titre d'Auguste

    Le 16 janvier de l'an 27 avant JC, le Sénat romain décerne à Octave le surnom d'Augustus (Auguste) habituellement réservé aux divinités.

    Auguste, statue en bronze (musée national d'Athènes) Ce titre honorifique désigne celui qui agit sous de bons auspices. Il récompense le petit-neveu et fils adoptif de Jules César pour avoir restauré les formes de la République sénatoriale et pacifié le pays en mettant fin aux guerres civiles qui l'ensanglantaient depuis un siècle.

    Trois jours auparavant, Octave avait habilement démissionné de toutes ses fonctions et le Sénat, désemparé, l'avait supplié de revenir !

    Né 36 ans plus tôt, Octave (qui a pris le nom d'Octavien après son adoption par César) possède désormais un pouvoir quasiment absolu grâce au cumul à vie des plus hautes fonctions de la République.

    De la République au principat

    Avec l'arrivée au pouvoir d'Octave, la République romaine va se transformer en quelques années en principat (avec un homme tout-puissant à sa tête) sans que ses structures traditionnelles aient été en apparence modifiées ! Cette transformation progressive de Rome en un «empire» qui ne dit pas son nom suscite des regrets y compris chez les proches d'Octave, comme Agrippa, le héros de la bataille d'Actium.

    De son père adoptif, Octave a hérité les noms de César et Imperator.

    Le titre d'Imperator désignait d'ordinaire un général investi de l'imperium. L'imperium était un pouvoir à caractère militaire mais aussi juridique et sacré conféré par le Sénat à un général avant de partir en campagne. Il lui était retiré à son retour à Rome, dans les limites du pomoerium, l'enceinte sacrée délimitée selon la légende par la charrue de Romulus. César puis Octave et leurs successeurs ont obtenu du Sénat le droit de porter le titre d'Imperator à vie (nous en avons tiré le mot empereur).

    Depuis la mort de son rival Antoine, qui marque la fin du deuxième triumvirat, le nouvel homme fort de Rome se voit réattribuer tous les ans le titre de consul (qu'il partage à chaque fois avec un quelconque notable).

    À partir de l'an 28 avant JC, Octave est officiellement considéré comme Princeps senatus ou premier sénateur (d'où nous avons tiré le mot prince).

    L'année suivante, Octave devenu Auguste impose une réorganisation des provinces. Au Sénat, les provinces les plus anciennes, pacifiques et désarmées, avec un proconsul à leur tête ; à lui, les provinces les plus récentes, avec la force armée qu'elles nécessitent et un légat à leur tête.

    L'imperium proconsulaire lui donne autorité sur les trois provinces de Gaule, d'Espagne et de Syrie ainsi que sur leurs armées, éliminant pour longtemps le risque qu'un général ne se pose en rival. Il sera quelques années plus tard élargi à tout l'empire, y compris à la ville de Rome !

    En 23 avant JC, à la suite d'une grave maladie, Auguste se fait attribuer la puissance tribunicienne à vie. Elle lui garantit l'inviolabilité et lui donne le droit de proposer des lois au Sénat et d'opposer son veto à celles qui lui déplaisent, la censure l'autorisant à dresser les listes de sénateurs, de chevaliers et de citoyens.

    À la mort de Lépide, en 13 avant JC, Auguste est élu grand Pontife et devient à ce titre le chef de la religion. On l'honore sur les autels.

    Le nouvel homme fort de Rome n'est bientôt plus désigné que sous l'appellation Imperator Cesar Augustus.

    Il professionnalise l'armée avec des volontaires engagés pour vingt ans qui reçoivent en fin de carrière un lopin de terre et un pécule. Se targuant d'avoir restauré la paix, il peut fermer pour un temps le temple de Janus, consacré à la guerre et à la paix.

    Auguste lance seulement quelques guerres pour consolider les frontières. Entre les Alpes et le Danube, ses gendres Drusus et Tibère conquièrent la Rhétie, le Norique et la Pannonie. Il soumet en personne les peuples des Alpes occidentales, ce qui lui vaut un trophée à sa gloire à La Turbie, en un lieu magnifique qui domine la côte méditerranéenne et l'actuelle cité de Monaco. Il fait éduquer à ses frais, à Rome même, les enfants des rois vaincus afin de les rallier à sa politique.

    Sa principale déconvenue vient de l'échec de la tentative de conquête de la Germanie entre Rhin et Danube. Tibère et Germanicus, neveu de l'empereur, occupent ces régions mais un chef chérusque, Arminius (Hermann), piège et massacre trois légions en l'an 9 de notre ère dans la forêt de Teutoburg.

    L'empire romain à son apogée

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    L'empire romain à son apogée (cartographie AFDEC) Cette carte montre l'empire romain dans sa plus grande extension (fin du Ier siècle après JC). Au centre de cet immense empire était la mer Méditerranée, que les Romains appelaient avec orgueil et non sans justesse Mare Nostrum (Notre mer). Cet empire est aujourd'hui éclaté en États rivaux que divisent la langue, la politique, la religion, la société et l'économie.

    Le principat d'Auguste voit l'épanouissement de la culture latine avec les artistes Virgile, Horace, Properce... L'un des proches d'Auguste reçoit ceux-ci dans sa villa de Tibur et les invite à chanter les louanges du prince. Son nom, Mécène, est devenu un nom commun pour désigner les protecteurs des artistes !

    Mécène, administrateur remarquable, fait partie avec Agrippa du premier cercle des amis d'Auguste, le Conseil du prince. Il unifie le cadastre, impose le droit romain jusqu'aux extrémités de l'empire et stimule les activités économiques.

    Et l'on ne saurait oublier que c'est au temps de l'empereur César Auguste que naît à Bethléem, un petit village au sud de Jérusalem, un enfant du nom de Jésus.

    Succession impossible

    Auguste, heureux dans presque toutes ses entreprises, a cependant échoué à assurer la transmission héréditaire du pouvoir en dépit d'une réputation méritée d'homme à femmes et d'une union de 52 ans avec Livie. Faute de fils pour lui succéder, il demande à son ami et complice Agrippa d'épouser sa fille Julie, née d'un premier mariage avec Scriponia. Mais son gendre et ses deux fils vont mourir avant lui.

    Auguste s'éteint à 77 ans, le 19 août de l'an 14 après JC. Il reçoit aussitôt les honneurs de l'apothéose, c'est-à-dire qu'il est mis au rang des divinités. C'est en définitive son beau-fils Tibère, né d'un premier mariage de Livie avec un officier romain, qui va hériter à 56 ans de l'oeuvre immense de César et d'Auguste !

    Jean-François Zilberman. http://www.herodote.net
  • 17 avril 1975 Les Khmers rouges vident Phnom Penh de ses habitants

    Le 17 avril 1975, Phnom Penh, capitale du Cambodge, est envahie par de longues cohortes d'adolescents maigres et hagards, tout de noir vêtus et lourdement armés.

    Il s'agit de l'armée des communistes cambodgiens. Surnommés quelques années plus tôt «Khmers rouges» par le roi Norodom Sihanouk, ils ont vaincu les partisans pro-américains du général et Premier ministre Lon Nol au terme d'une guerre civile de cinq ans.

    Le soir même, l'«Angkar» (l'Organisation) - le Parti communiste du Kampuchea (nouveau nom du pays) - décide de vider la ville de tous ses habitants.

    C'est le début d'une orgie de massacres qui va se solder par la mort violente de 1.500.000 à 2.200.000 personnes en 44 mois, jusqu'à la chute du régime, le 7 janvier 1979. En d'autres termes, 20% à 30% des 7.500.000 Cambodgiens auront été victimes de la folie meurtrière des Khmers rouges.

    Il faudra attendre 1997 pour que l'ONU y voit officiellement des «actes de génocide». Le secrétaire général du parti communiste, Pol Pot, mourra l'année suivante, avant d'avoir été jugé. Douch, directeur de la sinistre prison de Tuol Sleng, a été jugé en 2010 et condamné à 30 ans de prison. Khieu Samphan, ancien chef de l'État, attend d'être jugé en 2011…

    Un pays fait pour le bonheur…

    Héritier d'une très riche histoire dont témoignent les ruines d'Angkor, le Cambodge a échappé à l'annexion par l'un ou l'autre de ses redoutables voisins, le Siam et le Viêt-nam, grâce au protectorat français. Le 9 novembre 1953, il obtient tranquillement son indépendance avec pour roi constitutionnel le très souriant Norodom Sihanouk.

    Mais le pays est très vite gangréné par la guerre qui s'installe dans le Viêt-nam voisin et met aux prises les Nord-Vietnamiens communistes et leurs alliés vietcongs d'un côté, les Sud-Vietnamiens pro-américains de l'autre.

    Une poignée d'intellectuels cambodgiens issus de la bourgeoisie découvre le marxisme lors de ses études en France, dans les années 1950.

    Parmi eux, un certain Saloth Sar, né en 1928. Fils d'un riche propriétaire foncier, il est élevé près du palais par une cousine de son père membre du ballet royal avant de recevoir une bourse d'études pour la France.

    De retour dans son pays natal, il enseigne le français et communique à ses élèves sa passion pour Verlaine avant de rejoindre les maquis communistes. Se faisant désormais appelé Pol Pot, il deviendra secrétaire général du Parti («Frère Numéro 1») et Premier ministre du futur Kampuchea. À ce titre, il présidera à la mise en oeuvre du génocide !

    Dans les années 60, le gouvernement cambodgien fait la chasse aux communistes, en lesquels il voit non sans raison des fauteurs de troubles et des complices de l'ennemi héréditaire vietnamien. Les communistes se réfugient dans la jungle du nord-est où ils installent des maquis inexpugnables en s'appuyant sur la misérable paysannerie du cru. Ils restent toutefois très peu nombreux, à peine 4.000 au total.

    À la faveur d'un voyage en Chine populaire, en 1965, à la veille de la Révolution culturelle, Pol Pot, secrétaire général du Parti communiste ou Parti du peuple khmer (Prachéachon), se renforce dans sa haine de l'Occident et de la culture moderne et urbaine. Comme Mao Zedong, il voit dans la paysannerie pauvre le fer de lance de la révolution socialiste.

    … et rattrapé par le malheur

    Le sort du Cambodge bascule en 1969. Jusque-là, affichant sa neutralité, le prince Sihanouk avait tenté de maintenir son pays en-dehors du conflit voisin. Mais il ne pouvait empêcher les Nord-Vietnamiens et les vietcongs de transférer armes et munitions vers les maquis communistes du Sud-Vietnam en empruntant le port cambodgien de Sihanoukville et les pistes frontalières du nord-est.

    Le 14 août 1969, sous la pression américaine, le prince appelle au poste de Premier ministre le général Lon Nol, favorable à la guerre contre les communistes… et sensible à la promesse d'une aide massive de Washington. Pressé d'en découdre, Lon Nol profite d'un déplacement de Sihanouk en Chine pour le déposer le 18 mars 1970. Il instaure la République et s'en proclame président.

    Faute de mieux, Norodom Sihanouk prend à Pékin la tête d'un gouvernement de coalition en exil, avec les Khmers rouges. Dans le même temps, les Américains entament le bombardement des zones frontalières du Cambodge avec l'aval de Lon Nol.

    De 1970 à 1973, sous la présidence de Richard Nixon, l'US Air Force va déverser sur le Cambodge plus de bombes que sur aucun autre pays au monde. Au total plusieurs centaines de milliers de tonnes. Les bombardements redoublent même d'intensité en février-avril 1973, alors que les Vietnamiens se sont retirés du jeu après les accords de Paris.

    Ces bombardements indiscriminés, comme plus tôt au Viêt-nam, comme aujourd'hui en Afghanistan, font d'innombrables victimes parmi les populations civiles. Celles-ci, remplies de haine pour l'agresseur, se détournent du camp gouvernemental et rallient les communistes.

    Très vite, les troupes gouvernementales, en dépit de leur armement sophistiqué, cèdent du terrain face aux Khmers rouges. Lon Nol n'attend pas le gong final pour s'enfuir et abandonner ses partisans. C'est ainsi que Phnom Penh tombe le 17 avril 1975, deux semaines avant Saigon.

    L'horreur

    Les dirigeants des Khmers rouges, au nombre de quelques dizaines seulement, n'ont connu pendant dix à quinze ans que les camps de la jungle. Ils ressentent aussi beaucoup de méfiance à l'égard des communistes vietnamiens qu'ils suspectent de vouloir annexer les provinces orientales du Cambodge, peuplées de colons vietnamiens.

    Ils ont pu constater aussi combien le pouvoir était fragile en 1965, lors du massacre par le général Suharto de plusieurs centaines de milliers de communistes indonésiens. Ils ressentent cette fragilité avec d'autant plus d'acuité qu'ils sont très peu nombreux et craignent d'être submergés par les cadres de l'ancien régime qui viendraient à se rallier à eux.

    C'est ainsi qu'ils prennent la décision folle de faire table rase. Opposant l'«ancien peuple» (les paysans khmers pauvres) au «nouveau peuple» (les habitants des villes et les cadres pro-occidentaux), ils décident de rééduquer ces derniers et si besoin de les exterminer.

    Dans les heures qui suivent leur entrée à Phnom Penh, la capitale est vidée de ses habitants et des innombrables réfugiés qui avaient fui les bombardements des années précédentes. Au total 2 millions de personnes de tous âges. Il en va de même des autres villes du pays.

    Les déportés sont dirigés vers des camps de travail et de rééducation et astreints à des tâches dures et humiliantes. La nourriture est souvent réduite à deux louches d'eau de cuisson de riz par personne et par jour. La mortalité dans les camps atteint très vite des sommets.

    Les rebelles et les suspects sont jetés en prison et contraints à des aveux qui leur valent une exécution rapide, généralement d'un coup de pioche sur le crâne, car il n'est pas question de gaspiller des balles.

    Dans son très remarquable ouvrage, Le siècle des génocides, l'historien Bernard Bruneteau souligne que les meurtres ciblent des catégories précises. Ainsi, 4 magistrats sur un total de 550 survivront au génocide. Sont anéantis les deux tiers des fonctionnaires et policiers, les quatre cinquièmes des officiers, la moitié des diplômés du supérieur etc. Globalement, les populations citadines sont exterminées à 40% et les populations des régions les plus rurales à 10 ou 15% «seulement»

    Le doute

    La plupart des Occidentaux observent le drame avec incompréhension et beaucoup d'intellectuels manifestent une jubilation dont ils se repentiront plus tard.

    Il est vrai qu'au même moment, la victoire des communistes au Sud-Vietnam entraîne un autre drame, moins meurtrier mais plus spectaculaire, celui des «boat-people», réfugiés sino-vietnamiens prêts à affronter les tempêtes et les pirates sur des bateaux de fortune pour échapper au nouveau régime…

    En 1978, les Vietnamiens invoquent des raisons humanitaires pour envahir le Cambodge. Le 7 janvier 1979, ils entrent à Phnom Penh cependant que Pol Pot et les Khmers rouges reprennent le chemin de la clandestinité et des maquis. Le nouveau gouvernement cambodgien, vassal du Viêt-nam, compte dans ses rangs de nombreux Khmers rouges qui ont su retourner leur veste à temps.

    Pour cette raison, les Vietnamiens n'ont pas envie d'en rajouter dans la dénonciation des horreurs commises par les Khmers rouges. Les Chinois, méfiants à l'égard du Viêt-nam réunifié, trop puissant à leur goût, veulent ménager les Khmers rouges qui continuent de se battre dans la jungle. Même chose pour les Occidentaux.

    Il faut attendre le retrait unilatéral des forces vietnamiennes en 1989 pour que s'amorce une prise de conscience du génocide. Le 12 décembre 1997, l'Assemblée générale des Nations Unies fait enfin explicitement référence à des «actes de génocide» dans une résolution sur le Cambodge. La décision est importante : pour l'historien Bernard Bruneteau, elle signifie clairement que le concept de génocide n'est pas limité à une approche raciale ou religieuse. Il peut inclure comme au Cambodge ou pourquoi pas ? L'URSS une approche sociale.

    André Larané http://www.herodote.net

  • La création d’une nouvelle culture

    La culture est avant tout le réseau de schémas de comportements qui permet à l’homme de s’orienter en ce monde et d’y intervenir de façon créatrice. L’identité culturelle inclut aussi bien les normes du comportement que les buts de la vie en commun. Elle est l’enracinement du moi conscient en une culture. Elle est ce sentiment, difficile à circonscrire par le seul effet de la raison, de « l’être-près-de-soi », de l’harmonie avec les traditions communes, avec des événements, avec les acquis de la science, avec un système supra-individuel de valeurs et de normes. L’identité culturelle, selon Gramsci, consiste à se discipliner, à « prendre possession de sa propre personnalité ».

    Hilmar Hoffmann, qui dirigea les affaires culturelles de la ville de Francfort, écrit : « La culture est plus qu’un système quelconque de valeurs et de normes. La culture est toujours aussi la mise en forme de la réalité […] un système d’attributions de valeurs aux actes, elle est elle-même cette attributions de valeurs ». Vue sous cet angle, l’approche se précise : tout d’abord, la culture et l’identité ne sont pas des états statiques, mais le fruit d’une évolution ; ensuite, la culture et l’identité sont le produit des décisions individuelles et collectives et de leur confrontation avec une réalité donnée. Par conséquent, les véritables défenseurs de la culture et de l’identité créeront les moyens et les espaces leur permettant de s’enflammer et de s’épanouir. À l’opposé, ceux qui ne font que répéter que les identités doivent être conservées méconnaissent complètement le caractère dynamique de l’évolution culturelle. Les identités culturelles peuvent aussi être créées. Pour Hoffmann, le temps des homelands culturels est révolu : « Nous sommes en Allemagne les témoins d’une évolution de la culture. Son critère ne réside pas dans la co-existence de cultures différentes, mais dans l’assimilation des conditions de vie changeantes par les moyens de la culture, c’est-à-dire l’élaboration de formes d’orientation, d’attribution de valeurs et de création à l’aide de notre propre culture traditionnelle et actuelle, ainsi que des influences culturelles multiples des cultures étrangères environnantes. « Il est évident que la multitude des expressions culturelles ne laissera pas intacte la culture allemande, si toutefois ce dernier terme convient à la multitude socio-culturelle de la RFA. Il ne fait pas de doute que quelque chose de nouveau naîtra. Il nous reste à attendre la place culturelle et historique que prendra ce « nouveau » et à voir s’il sera meilleur que ce qui le précédait. Refuser ce pas en avant sous l’effet d’un conservatisme réactionnaire témoigne de la peur devant la vie et d’une lassitude historique qui, depuis toujours, précèdent la décadence. Cela n’a rien d’étonnant : la conception conservatrice de la culture ne permet que de défiler avec vénération devant les acquis du passé. Pour l’esprit réactionnaire, la culture reste objet de consommation, objet d’une jouissance passive : elle représente ce qui est noble, beau, vrai.

    Nous inspirant d’Antonio Gramsci et de Joseph Beuys, parmi d’autres, nous devrions aujourd’hui accepter une conception élargie de l’art et de la culture. Cette conception élargie de la culture comprend aussi bien les productions et les activités de la vie humaine que l’attitude fondamentale face au nouveau, face à l’étrange, qu’il s’agisse d’idées ou de modes de vie. À côté des traditionnels concert, théâtre, littérature ou exposition, la conception élargie de la culture englobe également des innovations telles que l’agriculture biologique, l’aménagement du cadre de travail, le soin apporté à la protection de l’environnement, l’évolution de la législation concernant les étrangers et les demandeurs d’asile, etc. grâce à cette conception de la culture incluant la totalité du devenir d’un être-ensemble, et non seulement ses formes présumées « pures », on peut surmonter la passivité de la société et l’on peut s’intégrer activement à l’évolution de la culture. Nous pensons par ailleurs qu’il existe, dans chaque société, une multitude de cultures les plus diverses. Citons, par exemple, la culture régionale avec ses patois et ses costumes typiques, la culture du théâtre paysan, des défilés de mode ou des tripots, la culture des groupes sociaux avec les fédérations de chasseurs et les punks, la culture religieuse des chrétiens, des musulmans, des « ésotéristes », des païens et des athées, etc. Il n’est pas rare que ces variantes se combattent violemment, les sentiments mutuels d’hostilité pouvant dériver en formes extrêmes de haine raciale ou sociale.

    Cette aperception de la culture peut se développer en six thèses.

    1. La culture englobe le champ des activités humaines en son entier
    Nous pensons que la culture vivante n’est héritage que dans une moindre mesure. Rêvons à des différences qui seraient flexibles, que l’on pourrait sans cesse mettre en question, moduler et surmonter de manière faustienne. Les vraies différences sont celles qu’on affirme dans le conflit : « Chaque nouvelle identité se constitue dans l’affrontement, et l’on ne possèdera en propre que ce que l’on aura conquis comme tel et intégré à soi » (Imfeld). L’Europe n’a jamais été l’arrière-chambre poussiéreuse d’un préparateur, mais le laboratoire où ont été expérimentées les lois de la dynamique culturelle.

    2. La culture du XXIe siècle se caractérisera par sa pluralité, et non par son homogénéité
    Nous pensons que la culture est un concept évolutif. L’effort conservateur et la dynamique de l’évolution ne sont pas nécessairement opposés : ce sont plutôt les composants complémentaires et contradictoriels d’une culture vivante. Nous ne saurions adopter la façon pessimiste de restreindre la culture aux choses du passé, aux habitudes, ou encore de la réduire à l’exotisme et au folklore. Nous sommes contre la petite bulle nationale-allemande (« plus c’est vieux, plus c’est culturel »). Contre la manie d’Arno Breker…

    Le changement est le signe le plus marquant des sociétés modernes, tant par sa rapidité que par sa force pénétrante. C’est pour cette raison que la question « que faire ? », aujourd’hui, devient de plus en plus pressante car plus lourde de conséquences. Nous arrivons toujours plus vite au point où nous ne pouvons plus venir à bout de nos tâches à venir avec le seul concours du passé. Le présent n’est plus l’éperon du passé tourné vers l’avenir, mais l’arrière-garde de ce qui sera demain. L’échelle visionnaire du présent est désormais l’avenir. L’issue de l’histoire est toujours ouverte. Il n’y a de finalité ni historique, ni culturelle. Nulle part ni à aucun moment, l’évolution de la société ne produit un résultat unique. Nul ne sachant ce qui adviendra, les défis du XXIe siècle nous obligent à reconnaître la relativité des vérités absolues d’hier et à comprendre que demain de nouveaux défis feront naître de nouvelles vérités.

    3. La culture est évolutive, et non stable
    Nous pensons que chaque culture de l’âge moderne représente finalement un conglomérat fait de ses productions culturelles propres, d’une part, d’éléments copiés, importés, d’autre part.

    L’âme réactionnaire pense « en monophonie ». Il y a là l’idée d’un monde intact et pur, où l’on n’admet qu’une seule cause pour chaque chose. La tranquillité et l’ordre, la surveillance et la normalité : voilà les valeurs suprêmes de cette vision bourgeoise. Cette religion des formalités a ses idoles : papiers d’identité, cartes infalsifiables, numéros et images codées dans l’ordinateur central. La véritable culture – les ancêtres, les racines, la vision – n’est plus comprise.

    La vie intellectuelle d’une société moderne est un pêle-mêle amorphe (sans forme). Le vécu culturel est pluridimensionnel, avec ses connexions multiples et ses enchevêtrements dialectiques. Il est non-univoque, chaotiquement contradictoire. Exiger l’univoque équivaut à un appauvrissement et témoigne d’une faiblesse dans la construction de sa propre identité.

    4. La culture est un mélange spécifique
    Nous pensons que la culture contient toujours la possibilité de sa propre négation ou encore de sa propre mise en question. L’aliénation n’est pas exclusivement le produit de la culture des masses « made in USA », ni celui des idéologies, mais se tient au commencement de l’histoire de l’homme. L’aliénation, au sens propre, est même la condition sine qua non de l’historicité, c’est-à-dire de la mise en mouvement. Aussi, l’aliénation est-elle nécessairement liée à la temporalité de l’être-au-monde. L’obligation de dépassement est inscrite au cœur de notre humanité. Citons Konrad Lorenz : « Un être vivant obligé d’innover, obligé de prendre des risques, et obligé de risquer d’autant plus qu’il veut s’élever davantage ».

    Cela dit, l’évolution culturelle ne se déroule pas de façon analogue à l’évolution organique. Elle développe sa dynamique propre. C’est de cette manière qu’elle trouve une direction. La culture est post-évolutive. Les différenciations organiques et culturelles du passé non seulement nous garantissaient une grande diversité de cultures humaines, mais encore nous offrent pour l’avenir un riche choix de sentiers de différenciation pour la création de nouvelles valeurs et de nouvelles normes. Notre culture n’est pas menacée par le changement, mais par la peur du changement.

    5. Le signe distinctif de la culture est la recherche sans cesse renouvelée de la pensée « autre »
    Nous pensons que la vie culturelle n’a pas pour but d’amasser les apparences, mais qu’elle implique le retour aux questions éternelles de la vie. Ce sont là les questions existentielles, nées de la nature finie de la vie des individus et aiguisées par la tension du désir « de toujours se dépasser ».

    Alors que les questions restent toujours les mêmes, les réponses changent en fonction du sol nourricier de l’homme, selon ses qualités religieuses, sociales, culturelles, psychologiques ou biologiques. Aspirant à la culture, beaucoup en restent pourtant aux apparences afin de maintenir, pendant quelques secondes d’histoire mondiale, leur confort de pensée. D’autres se tournent vers les contenus pour en former de nouvelles valeurs et des aristocraties de l’esprit, afin d’expérimenter les réponses que réclame l’avenir. Le sens de la culture, ce n’est pas de rester immobile dans des espaces sans conflit, mais c’est la confrontation permanente des valeurs.

    6. La culture n’est pas seulement la paix, mais prend son sens dans le conflit des valeurs
    Le philosophe polonais Leszek Kolakowski a écrit un vibrant plaidoyer pour la dimension véritablement mythique de cette lutte culturelle : « Le conflit entre les valeurs est toujours le lieu du moteur de la culture. […] La culture vit en permanence du désir d’une synthèse définitive de ses éléments en conflit ouvert, et de l’incapacité organique de se réserver cette synthèse. Autant l’accomplissement de la synthèse signifierait la mort de la culture, autant le ferait le renoncement à la volonté de synthèse. L’incertitude quant aux intentions et la fragilité des acquis se révèlent être les conditions de la continuité créatrice de la culture. Le destin de la culture apparaît comme une épopée que sa fragilité même rend magnifique ».

    Il est temps que la Nouvelle Droite trouve un accès intelligent aux idées, concepts et constellations modernes, et qu’elle participe au discours social. Qu’elle réussisse enfin à, devenir ce qu’elle a toujours voulu être : une Nouvelle Culture !

    1993. http://grece-fr.com

  • De la liberté suisse à l'unité française

    Monsieur le directeur de La Semaine littéraire de Genève me fait l'honneur de me demander mon sentiment sur un livre d'une franchise remarquable, écrit par un de ses compatriotes, M. Paul Seippel 1. Un simple avis tiendrait en deux mots. Mais pour motiver une réponse à ces quatre cents pages in-octavo, quelques centaines de lignes seraient trop peu. On me permettra de m'en tenir aux idées tranchées qui auront force de principe. Ces hauteurs une fois conquises, il sera facile au lecteur cultivé de déduire comment pourrait être occupé le reste du pays. #
    Nos mauvais germes d'unité
    D'après M. Seippel, il existe deux Frances 2, et elles sont vouées à un irréductible conflit. Les deux Frances sont incapables de se séparer comme fit la Norvège de la Suède ou l'Union américaine de l'Angleterre car, répandues à doses variées mais très fortes dans les moindres portions de notre territoire, elles ne peuvent échapper à l'unité de législation. Celle-ci doit être nécessairement oppressive, étant forgée, tantôt par l'une, tantôt par l'autre, contre l'une ou l'autre de ces Frances juxtaposées. Ce n'est pas férocité, ni même rudesse. La race est aimable et polie. Elle a été mal élevée et mal enfantée, voilà tout.
    M. Seippel fait suivre immédiatement sa remarque de son explication. La race ou les races françaises sont des ennemies éternelles en raison même du principe intellectuel qui leur est commun et qu'il définit l'obsession jalouse de l'Unité. La « catégorie » de l'esprit français est un souci constant de l'unité morale.
    Cela lui vient du catholicisme. L'Église est l'influence la plus ancienne, la plus active et la plus persistante qu'aient subie les Français. En vain ont-ils tenté contre elle la Réforme et même réussi la Révolution ; la réaction « chrétienne », écrit M. Seippel, et ses heureux retours de mentalité « germanique » 3 ont été neutralisés, jusque dans Calvin et Rousseau, par les habitudes d'esprit particulières à la France. Le poids total du passé français a été, chez Rousseau comme chez Calvin, plus puissant que l'idée du libre examen ou de la liberté civile. L'Institution chrétienne divisa l'Église romaine mais elle unifia l'Église calviniste. Le Contrat social put détacher l'individu de l'ancien État, mais l'assujettit au nouveau, qui fut jacobin et qui devint bonapartiste. #
    Robespierre, Émile Combes, Gustave Téry 4, le pasteur Causse 5 ont beau se qualifier d'émancipateurs, dit M. Paul Seippel, un « catholicisme formel » se laisse voir au fond de leur pensée, pur équivalent ou simple succédané de la philosophie de Joseph de Maistre. Cléricaux retournés, ces anti-cléricaux, esprits marqués du pli indélébile de la servitude ! M. Émile Faguet l'a dit parfaitement, « il n'y a pas de libéraux en France 6 », rude sentence de laquelle M. Paul Seippel ne veut guère excepter, après M. Faguet lui-même, que M. Gabriel Monod. Encore celui-ci ayant la plupart de ses origines dans le pays de Vaud, la Scandinavie et les Flandres belges, l'exception Monod ne compte qu'à moitié. #
    Les Français sont tous catholiques. Son Fustel à la main, l'auteur des Deux Frances démontre que nous fûmes ainsi damnés dès le berceau mérovingien. Et la damnation nous guettait depuis le ventre de notre vieille mère, la louve du Latium. Voilà le lait fatal qui nous empoisonna. Voilà la faute originelle qui infecta notre premier germe. Nous sommes des méchants, nous sommes des maudits dans la mesure exacte où notre nationalité participe de la race ou de la civilisation des Latins. L'Imperium fut le démon secret de l'ancienne Rome. Nous avons transféré l'Imperium au spirituel. Notre destinée se résumerait dans ce mot.
    Pour nous faire sentir qu'elle n'est pas brillante, M. Seippel nous refuse la consolation de rouler au Barathre 7 en bonne compagnie ; il nous retranche de la communion de la Grèce.
    De l'unité en Grèce
    Car les Grecs, dit-il, ne connurent pas cette idole romaine de l'unité. La diversité ne les effraya point, ni même l'anarchie. Ils gardèrent le goût de la liberté dont on meurt. #
    Cette thèse est fameuse chez les Allemands qui ne l'ont pas inventée ; Auguste Comte, Joseph de Maistre, Bossuet même, l'ont défendue, et, je ne crains pas de le dire, non sans erreur ni confusion. M. Seippel s'autorise de leurs paroles et c'est de bonne guerre. Mais, en lui donnant la réplique sur ce point, je ferai peut-être comprendre ce qui me sépare de lui. Aussi bien les exemples historiques font-ils la meilleure et la plus claire des illustrations dans un conflit de pures idées. #
    Ni Comte, ni Maistre, ni Bossuet ne peuvent avoir absolument tort ; il est parfaitement vrai que les Grecs ont donné au monde le spectacle d'un libertinage effréné en politique et en morale, et il est vrai qu'ils l'ont payé. Mais ce n'est ni leur politique ni leur morale qui se propose à l'admiration des siècles. Les plus grands flatteurs de la Grèce défendent ceci avec tout le reste ; encore n'est-ce point du tout ce qu'ils admirent et font admirer passionnément, parfaitement. De leur avis comme de l'avis général, ce qui n'a pas été égalé, ce que la Grèce nous a légué d'unique tient à l'ordre des arts, à l'ordre des sciences. Or, sur ces points, l'art et les sciences, notre Grèce ne le cède ni à Rome païenne ni à Rome catholique pour le sens vigoureux, profond et grave de l'unité. L'art grec et la science grecque supportent la comparaison avec ce que Rome et Paris ont constitué de plus un en politique, en morale et en religion. #
    La science grecque est un modèle d'aspiration à l'unité. L'art grec, si rationnel, exprime la perfection de l'unité. Pour un Grec, la beauté se confond avec l'idée même de l'ordre ; elle est composition, hiérarchie, graduation. La beauté grecque n'affecta ni l'expression du caractère ni la recherche de l'original et de l'étrange. En aucune de ses merveilles, l'individu ne se confesse. Elles ne s'adressent pas à l'individu. Tout ce que Taine a dit, ce que M. Seippel répète des défauts de l'esprit classique français : sociabilité extrême, ardeur logique, prédominance de la raison mathématique, se retrouve dans l'esprit, dans le goût des artistes grecs. Leur statuaire ne vise pas à la ressemblance, elle veut le vrai général et vise à la beauté typique, à la fleur de vie éternelle. #
    « L'homme, et non l'homme qui s'appelle Callias 8 ! » Cette parole du plus grand esprit de la Grèce après Phidias mesure le dédain qu'auraient opposé, de nos jours, l'intelligence et la sensibilité de la Grèce aux efforts variés de ce que nous appelons l'individualisme. Elle s'y opposa partout où elle fut elle-même et digne d'elle-même. #
    Le vœu des Grecs fut de traduire la simplicité et la nudité essentielle de l'être humain, et ce fut aussi leur chef-d'œuvre. Cela se vérifie pour les poètes autant que pour les artistes, non seulement Homère ou Sophocle, mais le grand troupeau, si mêlé, de l'Anthologie. Il peut sembler banal de maintenir ainsi que les Grecs furent des classiques. Ce n'est pas notre faute si l'on ne sent plus la signification de ce mot tant redit ni la valeur des conséquences qu'on y laisse dormir. #
    Bossuet, Maistre, Comte, ont raison sur la politique grecque, dont l'échec historique n'est pas douteux ; mais là où elle n'échoua point, mais dans les choses où elle excella, la Grèce donne une leçon de communauté sociale, d'unité intellectuelle, d'ordre vivant. #
    Ce qui est un est un. Ce qui n'est pas un doit se rapporter à l'un. Eurythmie, harmonie dans la sphère des arts. Dans les sciences, classification rationnelle. Rien de plus opposé à l'art romantique, à la culture germaine, à l'esprit de la Révolution et de la Réforme, à toute conception tendant à « canoniser », et à tenir pour autant de règles les singularités de la conscience de chacun. Tout au rebours de cette diversité hideuse, la science est l'unité de la connaissance. #
    Les Grecs ont eu cette idée les premiers, et ils ont commencé à la réaliser. Même en philosophie, où la diversité de ses jeux fut très grande, la Grèce ne s'est pas trompée sur l'unité du règne humain. Ce beau génie polythéiste, qui sentit fortement la dualité foncière du monde, se rendit compte qu'il faut bien redevenir unitaire ou unificateur toutes les fois que, s'étant libéré des choses, l'homme les soumet à la critique de la raison. « D'abord tout était confondu, l'Intelligence vint et distribua toutes choses. » L'auteur de cette haute maxime a-t-il participé de la triste mentalité que poursuit et flétrit M. Paul Seippel ? Était-ce un Français ? un catholique ? ou un Latin ? Mais l'ionien Anaxagore florissait cinq cents ans avant l'ère chrétienne, et l'on s'accorde à remarquer que ce premier linéament de la sagesse grecque en fait prévoir le développement ultérieur. Il y a surtout dans le texte un verbe d'un sens lumineux et magnifique : « diekosmese », « mit en ordre ». La Grèce est toute là : un amour, un esprit, une volonté d'organisation 9. Infirmité 10 ou tare, cela est grec essentiellement. #
    Et cela devrait faire réfléchir les lecteurs de M. Seippel, faire discuter son point de départ hostile à toute pensée d'unité morale, enfin mettre en doute son jugement initial, son postulat premier. Notre unité, qu'il malmène si durement, et sans même l'examiner, ne serait-elle pas la condition de tout progrès, la base de toute culture ? #
    Si l'on pose ces doutes, on est amené à penser que M. Paul Seippel appelle « latin » ce qui, proprement, est humain. Les intérêts du genre humain suffisent à justifier également l'Empire romain, l'Église catholique, l'esprit classique et l'esprit français. #
    Le prix du sang
    Notre accusateur a d'ailleurs passé habilement en revue nos luttes séculaires pour l'unité. Il a recensé les cadavres, compté les plaies, catalogué les inimitiés et reproduit textuellement les injures que se sont renvoyées d'âge en âge, avec la verve du sang gaulois, les partis furieux qui nous ont déchirés. On aurait le devoir de relever ici beaucoup d'exagérations, de rectifier les erreurs de fait, d'introduire les distinctions nécessaires. Mieux vaut montrer le vice intime du procédé. Le tableau pourrait être composé de traits plus exacts ; il resterait injuste et faux, parce qu'il procède de la volonté systématique de ne retenir qu'un seul genre de faits. #
    Une étude philosophique complète aurait, en effet, terminé l'examen de nos convulsions par l'examen des résultats qu'elles nous ont apportés ou non. Résultats dont chacun peut être discuté, mais dont la pensée ne peut être ni évitée ni passée sous silence, bien que M. Seippel ait cru pouvoir la négliger absolument. #
    Par exemple, une terrible guerre de religion ensanglanta le commencement de notre XIIIe siècle. Guerre terrible, qui prit fin un beau jour. L'unité triompha. Louis IX monta sur le trône. Je ne peux m'empêcher de me souvenir que ce règne fut un beau règne, et pour le monde et pour la France. Il en résulta plus de justice, plus d'ordre et plus de paix, et ce fut le point de départ d'un indéniable progrès. Si la lutte avait été dure, le prix en fut splendide. Au-dessus des deux Frances, leur unité supérieure s'épanouit. Le double élan guerrier n'avait pas été infécond. #
    Même spectacle après nos déchirements du XIVe siècle 11. Les catholiques n'ont plus affaire aux Albigeois, mais aux huguenots, et ceux-ci, grâce sans doute à ce que M. Paul Seippel dénommerait leur « catholicisme formel », se trouvent être d'implacables persécuteurs en même temps que des persécutés héroïques. Un choc de cinquante ans. Batailles rangées, sacs de villes, massacres, supplices, prisons, aucune horreur ne manque, aucune misère, pas même l'invasion de l'étranger en armes ni les durs convois de l'exil. Cependant l'unité politique se reconstitue, et, avec elle, peu à peu, dans l'immense majorité des bourgs, des villes et des pays français, par des procédés très divers, où la persuasion, la fraude, la violence, ont des parts inégales, également considérables, l'unité religieuse tend à se refaire complètement. Qu'arrive-t-il alors ? Ce devrait être l'intéressant pour M. Seippel. Il devrait se le demander si son étude était complète. Quelle est la fortune de la France d'alors ? Est-ce un désert, un cimetière ? Osera-t-on dire de la France de Henri IV, de Richelieu ou de Louis XIV ce que Galgacus 12 prétendit de la paix romaine, ce que l'Europe entière a répété de l'ordre dans Varsovie ? #
    Le XVIIe siècle français monta comme un soleil sur les champs de l'Europe. Il versa avec sa puissance et sa gloire le raffinement de l'esprit et la politesse des mœurs, le culte des sciences, l'amour des lettres et des arts, une direction intellectuelle et morale acceptée du monde entier avec joie et reconnaissance, recherchée avec curiosité et passion. Cela se prolongea bien au delà du temps que dura le bonheur des armes du grand roi. Toute la première moitié du XVIIIe siècle en Europe, et je dis en Suède, en Russie, autant qu'en Allemagne et en Angleterre, porta spontanément les couleurs de notre civilisation nationale. De tels reflets supposent un foyer magnifique. Pouvons-nous oublier d'où venaient, d'où sortaient, d'où s'élançaient tant de lumières ? Et comment nous résoudre à nommer inutiles ou absurdes ces conflits et ces guerres, pères et mères de tout, conflagrations qui aboutirent à construire cet ordre, à faire cette paix, à créer tant de vertu et tant de beauté ? #
    Avant donc que de condamner comme une maladie interne, doublée d'un fléau pour l'Europe, les aspirations unitaires du cœur français, les philosophes étrangers seraient prudents de considérer ce qu'a fait la France toutes les fois que cette unité, ainsi désirée, a été conquise, même pour peu de temps. Ils se rendraient compte qu'elle est au moins chez nous une cause de la vigueur, de la prospérité, on peut dire en un sens de la liberté. #
    La subordination n'est pas la servitude, pas plus que l'autorité n'est la tyrannie ; quoique M. Seippel paraisse les confondre, la vieille France, aux jours heureux, l'a reconnu. Et, quels que soient nos sentiments, le fait, lui, est certain : misérable quand elle est divisée, la France renaît à la gloire quand ses divisions disparaissent. Son instinct le lui dit, sa mémoire le lui rappelle et sa raison le lui explique ; ce n'est donc nullement, comme le croit M. Seippel, une obscure conséquence des poussées mécaniques de l'atavisme. #
    Comme ont pu le sentir le royaliste Cadoudal et le jacobin Robespierre, ainsi le plébiscitaire Déroulède et le parlementaire Anatole France ont pu avoir le sentiment plus ou moins net que c'est dans l'unité des esprits, des cœurs et des mœurs que la communauté dont ils sont les membres retrouvera son assiette et son mouvement, sa tradition première et la promesse de ses destins civilisateurs. Mais, si l'expérience déjà faite le vérifie, la raison, le calcul, annoncent un même effet pour l'avenir. Tout nous donne à penser que la fatigue n'est point vaine ; on se reposera après avoir bien combattu, et combat et repos nous feront une postérité plus résistante et mieux exercée. Le résultat final n'excuserait ni la cruauté ni l'iniquité ; cependant il existe et lui aussi il doit donc compter. Il s'appelle la France, ouvrage de l'action, produit des combats et des larmes du peuple français. #
    Ceci vaut-il cela ? Nos stades de synthèse compensent-ils, justifient-ils nos stades de critique et de division ? La France, étant mise à ce prix, paye-t-elle son prix de larmes et de sang ? M. Seippel ne pose même pas la question, mais son silence contient une réponse négative. Je m'abuse beaucoup, ou chaque page de son livre dit que la France ne pouvait avoir le droit d'acheter aussi cher sa place au soleil. Quel que puissent être les services rendus à la cause de la civilisation générale, ce principe de l'unité, cette loi de lutte violente pour l'unité, ne paraît acceptable ni moralement, ni politiquement : Loi romaine et principe catholique. Au feu, maudits ! Je ne veux plus sentir un souffle empesté sur le monde… #
    Les vieillards de Troie se montraient moins rudes pour cette Hélène de qui venait le malheur. Tout en formant le vœu qu'elle fût renvoyée sur les vaisseaux rapides, ils ne s'étonnaient pas que pareille beauté eut produit si vaste incendie : « Non, il ne faut pas s'indigner si Troyens et Achéens aux belles cnémides ont souffert si longtemps de si grands maux pour une pareille beauté ! Elle porte au visage un étrange reflet des divinités immortelles… » #
    M. Paul Seippel est trop sage pour se laisser toucher par la ressemblance des dieux. #
    Théocrate ou nationaliste ?
    Pourtant, quand on ferme le livre, on est bien tenté de penser que ce grand sage a sa faiblesse, que ce critique et ce négateur impavide a sa divinité en l'honneur de laquelle il fait des folies et dont toutes ses pages répètent le nom adoré. Elle s'appelle Liberté. Mais, quand il s'agit d'en bien définir l'idée précise, il se contente de redire avec amour le même nom. Est-elle plus qu'un nom ? Il faut bien se le demander. M. Seippel ne la caractérise nulle part de manière satisfaisante. #
    À l'examiner de très près, on découvre qu'il entend par ce mot un grand souci de tolérance et l'esprit de la curiosité infinie ; c'est la volonté de tout connaître, c'est la faculté de tout admettre, de tout recevoir et de souffrir tout avec une égalité d'âme qui, en certaines conditions, peut atteindre à la grandeur d'âme, en d'autres, ressembler à Sganarelle consentant. Cette Liberté ainsi faite, M. Seippel ne lui assigne point de rang particulier, ni de place déterminée dans le chœur des saintes idées ; mais l'attestant ou l'invoquant à tout propos, il agit comme si elle était la première d'entre toutes les choses et que cette priorité fût un axiome absolu. Elle est le bien, et son contraire c'est le mal. La Liberté nous est établie en principe et en juge de tout ; c'est le critère et la mesure, c'est la règle et c'est la substance, c'est la matière et c'est la loi. Je n'exagère aucunement. Il y a là une morale, une religion, une théologie. Le lecteur imaginatif verra s'élever des Deux Frances un temple magnifique qui, des pavés aux voûtes, des fondements à la coupole, porte la même dédicace enthousiaste à la dignité, à la joie, à la puissance, à la douceur et à la lumière de la Liberté. Elle est tout ; elle doit présider à tout, régner sur tout, pourvoir à tout, ne cesse-t-il de nous redire. Car il le croit de tout son cœur. #
    Mais dès lors, comment se fait-il qu'en se portant au delà des parvis du temple, en assurant mieux le regard, le fond de sa nef nous découvre un autel où le sang ruisselle, où palpite le corps d'une sainte victime égorgée et déshonorée ? Comment ce serviteur de la Liberté put-il s'armer du couteau liturgique et sacrifier mille ans de l'histoire d'un peuple, sacrifier ce peuple même, notre peuple tout entier, lui à qui sa doctrine de curiosité et de tolérance défendait de faire périr rien d'humain ? #
    La contradiction serait inextricable dans le domaine théorique. #
    M. Seippel réprouve comme persécutrice, c'est-à-dire comme à peine digne d'une philosophie française, la maxime (commune à MM. Renouvier, Pillon et leur école 13) qu'il n'y a point de liberté contre la liberté. Ce jacobinisme, évolution dernière du libéralisme français, le révolte et l'écœure : mais que dit-il d'autre pourtant quand il prononce sa condamnation contre le dernier fond de l'esprit français ? #
    Croit-il que ses rigueurs, pour être purement morales et confiées tout uniquement au papier, ne sont pas susceptibles, si elles sont lues et comprises, d'inspirer des rigueurs de fait ? Ce serait mal connaître la nature de l'homme. Il flétrit l'unité. Des penseurs moins abstraits et plus expéditifs mettront en pratique sa flétrissure, et ce sera sur le dos de nos unitaires ; c'est proprement ce que faisait à Buenos Aires le dictateur Rosas. « Mort aux sauvages unitaires ! » était sa devise choisie. Ce fédéraliste, partisan résolu d'une libre diversité, inventa la tyrannie la plus « une » et la plus sanguinaire du dix-neuvième siècle, et probablement de tous les siècles. M. Paul Seippel me dira que Rosas était un Latin. Un peu mâtiné de gaucho ! Mais, ouvrant au hasard l'histoire de la vertueuse Germanie (aux annales de la Guerre des Paysans, si l'on veut), on trouverait d'assez rudes exemples de la brutale intolérance qu'un prêche libéral peut conseiller à des libéraux impulsifs 14. #
    Le livre des Deux Frances est un acte ; qu'il le veuille ou non, l'auteur en verra sortir d'autres actes, qui seront bien capables de contredire les parties modérées de sa philosophie. Ils pourront être violents. Ces violences pourront ne pas être favorables à la France. Une des tendances, certaines, de son livre est d'exciter contre la France l'opinion des peuples de l'Europe : cette tendance représente des blessés, des mourants, des morts. #
    — Ni plus ni moins qu'un livre qui soutiendrait la thèse contraire, peut-il répliquer. #
    C'est exactement ce que je pensais. Toute action propage l'action. Ô tolérance ! Ô liberté 15 ! #
    Reste donc à savoir comment un libéral a bien pu écrire ainsi un livre qui est un acte, qui suggère des actes, un livre qui choisit, qui prend parti, qui ne s'en tient pas, comme le voudrait le libéralisme complet, à une position d'indifférence et d'équidistance entre les contraires. À quelle source a-t-il puisé le désir de se prononcer aussi nettement pour une opinion aussi vive, laquelle peut avoir des conséquences farouches ? La réponse à cette question est de nature à rassurer nos malheureux unitaristes et nationalistes français. #
    On va voir que l'auteur des Deux Frances est un frère ; théocrate de la liberté à son premier abord, il se révèle ensuite un nationaliste et un traditionnaliste fort strict. Ce n'est point du tout sur nous-mêmes qu'appuie le fort de sa pensée dans le livre qu'il nous a consacré. Il ne songe qu'à son pays. Il ne traite que de la Suisse 16. Son livre a cette fin pratique, éminemment sociale et civile, d'avertir ses concitoyens, de garder et de détourner les habitants de la Suisse romande des exemples pernicieux qu'ils pourraient recevoir de nous. Ces districts de la Suisse, usant de notre langue, sont les plus exposés à notre influence. Or, cette influence, M. Seippel ne veut pas en nier le charme, mais les dernières lignes de son introduction sont témoins qu'il en distingue tout « le danger ». #
    Ne prenons, dit-il, de la leçon de la France, que « ce qui peut s'accorder avec les traditions que nous entendons maintenir. Ayons, continue-t-il, une attitude de vigilante critique » ; ayons-la d'autant plus que « la France s'écarte plus de la voie que nous voulons suivre ». #
    M. Seippel invoque à l'appui « le gros bon sens helvétique ». On ne sera point dupe de ce détachement. Ce bon sens national, M. Seippel le proclame, avec tendresse, avec poésie et passion, une condition nécessaire de « la cohérence de sa substance grise »… Son cri de sollicitude civique est aggravé et motivé par une affirmation de sens très général : « Il existe dans l'ordre de l'esprit un droit de légitime défense ». Conclusion : « Nous tentons d'en faire usage ». Rien de mieux. Mais disons-nous autre chose en France ? Et quand on élève de pareils bastions, comment peut-on traiter nos modestes tranchées de « grande muraille de Chine » ? #
    Il devrait sympathiser avec notre nationalisme. #
    Nous sympathisons, quant à nous, avec le sien. #
    Il est vrai que le sien peut expliquer certains détails de sa pensée qui, jusque-là, nous semblaient incompréhensibles, surtout sa conception et son culte de la Liberté. #
    Tolérance, curiosité, avons-nous défini. Prenez garde que ce sont là les deux éminentes qualités de votre nation. C'est par l'opération de votre curiosité que j'écris ceci dans un journal de Genève. C'est par l'opération de votre tolérance qu'il vous sera permis de lire et de discuter de sang-froid mes horreurs. Lorsque M. Seippel s'élève contre notre passion de l'unité, quand il refuse d'en admettre ou le principe ou les produits, ce n'est pas un système de philosophie générale, non, c'est l'âme de son pays qui l'indigne et qui le soulève. Nos revers, nos désastres, nos catastrophes lui en paraissent exemplaires et mérités. Cela nous apprendra, de n'être point nés à Genève. Tels sont, dit-il, les fruits et les conséquences de ce que peut et doit entraîner la fatale méconnaissance des solides coutumes, des fortes traditions, des états d'esprit tutélaires, qui font la cohérence de ma substance grise, la fermeté de mon pays ! Ah ! si la France avait eu l'esprit de la Suisse ! Ah ! si, nous copiant en 1789, les Français nous avaient compris ! Et s'ils avaient été capables de nous imiter ! #
    Il croit aimer la Liberté, mais il n'aime, au vrai, que la Suisse. #
    Un rapprochement concret fera saisir l'étendue de la différence. Dans son fameux poème anarchique et cosmopolite de 1840, Lamartine disait : « La Liberté, c'est mon pays ». Il voulait dire et croyait penser que sa patrie, sa cité serait partout où il serait libre. L'auteur des Deux Frances retournerait le sens du vers pour se l'appliquer : il ne serait bien libre que sous la protection du génie national. Sa Liberté, c'est son pays. Réduit à ces termes, notre différend avec M. Seippel diminue à vue d'œil. Il sait que la variété est la condition de l'existence et l'élément de la tradition de la Suisse ; il défend donc la variété. Nous voyons que l'unité, chez nous traditionnelle, reste pour nous le plus nécessaire de tous les biens ; l'unité en France est seule féconde 17 ; pourquoi n'userions-nous pas du « droit de légitime défense » en faveur de notre unité ? #
    Essai d'une synthèse d'idées suisses et d'idées françaises
    Mais, vraiment, n'est-ce pas étroit ? Êtes-vous satisfait de pareille distribution ? #
    Un temps peut sans doute venir où ce sera la seule possible en Europe. Chaque nation, chaque civilisation, si le mouvement commencé continue, s'enfermera jalousement dans le principe qui la constitue et dans le caractère qui la distingue. On sera traditioniste suisse ou français, nationaliste anglais, allemand ou russe ; et l'on sera homme de moins en moins. Mais, à la lumière de ce qui reste d'humanité dans le monde, cherchons ce que la France peut et doit accepter de la liberté suisse, et ce que la Suisse aurait à gagner du chef de l'unité française. #
    La liberté de M. Seippel, propriété cantonale et propriété fédérale assurément, mais aussi attribut communicable à l'espèce humaine, voyons-la sous l'aspect le plus général : dans l'exercice de l'intelligence 18. #
    La curiosité et la tolérance, l'hospitalité de l'esprit, sont les éléments nécessaires de toute pensée. Sans la curiosité, aucun savoir n'existerait et, sans la tolérance, son trésor n'augmenterait pas. #
    Un esprit n'a de vie qu'autant qu'il s'efforce et s'élance, impatient de s'accroître et de s'enrichir. #
    Il n'acquiert définitivement ses richesses qu'à la condition de supporter le trouble et l'embarras que lui causent en premier lieu tous ces approvisionnements étrangers. #
    Consentir au malaise de la surprise, en extraire une joie vivace, désirer la secousse de l'inconnu, aimer à se trouver désorienté et perplexe, cultiver la sensation de l'inquiétude et de manière à s'endurcir contre cette épreuve, c'est la préface nécessaire de tout mouvement méthodique de la raison. #
    Célérité à s'entrouvrir, constance et fermeté dans la suite de cet effort, c'est ce qui permet à nos sens et à notre esprit d'accueillir les hôtes nombreux et bourdonnants, chargés de biens mystérieux sans lesquels nous végéterions dans l'ignorance, l'inertie et la fatuité. #
    Donnerons-nous libre pratique ? Permettrons-nous libre séjour ? Sans la bienveillance du seuil, nul commerce, nulle assimilation, nul échange avec le dehors. Je suis bien d'accord là-dessus avec M. Seippel, et la Réforme, et l'âme de la Germanie, et je recommande, à l'égal des vertus fondamentales, une attention respectueuse envers les nouveautés, un examen sérieux, une étude loyale de tout ce qui se montre à l'entrée du château-fort de l'intelligence. Portes ouvertes, oui. Et il est beau, et il est bien qu'il en soit ainsi. Cela veut-il dire qu'il n'y a que cela de beau et de bon ? Cela empêche-t-il qu'il y ait meilleur et plus beau ? Le tort essentiel du principe de liberté, c'est de prétendre suffire à tout et tout dominer. Il se donne pour l'alpha et pour l'oméga. Or, il n'est que l'alpha. Il est simple commencement. #
    En effet, voici les vertus de l'hospitalité la plus large bien exercées. Vous avez réuni vos échantillons de ce que l'univers mental et moral a connu de plus intéressant. Votre piété les a tenus en parfait état de conservation. Vous ne les avez point meurtris ni altérés. Ils sont là. C'est fort bien ; qu'allez-vous en faire ? Vos imaginations, vos mémoires, regorgent. Que vont devenir tant de biens ? À moins de vous borner à les mettre sous vitre à la façon des collectionneurs ou d'en jouer en sceptiques et en dilettantes, vous allez en user, vous allez les traiter, vous allez essayer d'en tirer quelque chose. Quoi ? Ni la curiosité ni la tolérance ne vous l'apprendront. #
    La curiosité et la tolérance ne vous en apprendront ni le moyen, ni la voie, ni la direction. Elles vous ont procuré les matériaux, ou les possibilités de l'action. Les fins, les règles de l'action, ne sont aucunement en elles. #
    L'abondance et la variété de leur apport continu auront même dû établir en vous un doute et un désordre qui entraîne un certain degré d'impuissance et d'immobilité. Pour agir, maintenant, il faut choisir, il faut classer. Toute la vie est dans ce problème d'organisation. Selon quel principe classerez-vous ? Que mettrez-vous en premier lieu, que mettrez-vous en second lieu ? La curiosité est curieuse de tout, la tolérance tolérante de tout, ceci et cela au même degré. Tous les objets, s'équilibrant, obtiennent ainsi une valeur uniforme, un prix équivalent. Tout s'aligne au même niveau 19. Le principal ou le secondaire, l'antécédent ou le conséquent, le préférable ou le postposable, voilà ce que les purs flambeaux de la Liberté ne feront jamais distinguer. La Liberté est utile, elle est nécessaire pour permettre à une multitude d'être assemblée ; mais cette nécessité n'a d'égale que son incapacité radicale quand il s'agit de distribuer cette multitude et d'assigner à chacun l'ordre et le rang de sa fonction. #
    Que l'on puisse vivre dans ce désordre, nul doute. Que l'on puisse même y agir, c'est possible encore, bien que l'action sans règle ne soit qu'une agitation. Agir avec méthode, vivre humainement et raisonnablement, requiert d'autres principes que la liberté des éléments reçus, subis, considérés. Certes, par désespoir de trouver la classification satisfaisante ou la hiérarchie supportable, on peut se résigner au modus vivendi qui juxtapose les contraires et conclut la plus médiocre des trêves entre droits équivalents et forces irréductibles. Un esprit énergique ne trouve là qu'une sensation de défaite. Lui donne-t-on cet arrêt pour provisoire, c'est alors qu'il s'attachera invinciblement à le dépasser. Et je demande ici encore : comment ? #
    Comment, avec le seul secours de la libre curiosité ou de la libre tolérance ? Si l'on veut remuer et vivre, il faut sortir de cet état de liberté comme on sort de prison. Il faut adopter un principe et s'en tenir à lui 20. Ce n'est pas (comme le croit M. Seippel) pour anéantir toutes les idées différentes, c'est pour les composer autour de leur centre normal, pour les ranger et les graduer, au-dessous de lui, aussi nombreuses, aussi vivantes que possible, de manière à ne rien laisser d'inemployé et pour utiliser plus ou moins toute chose. #
    Type trop élevé peut-être ? Type d'action humaine obligeant des facultés démesurées et des efforts de simplification magnanimes ? C'est cependant ce type-là que réalise la plus humble opération d'arithmétique ; l'enfant qui traite des fractions les réduit tout d'abord au même dénominateur. Il leur trouve un mètre commun, un point de fixité auquel il les rapporte. Le dernier des hommes de peine se livre exactement de même à des choix, à des distinctions, à des triages préparatoires. De la glaneuse au bûcheron, de celui qui coupe les grappes à qui promène la charrue, il n'est aucune activité qui ne se prononce tout d'abord en faveur de la chaîne puissante et bénigne de l'ordre. La liberté posa son trône au fond des lieux inférieurs, près du chaos et des forces élémentaires : ce qui travaille et croît, ce qui monte et s'ordonne, ce qui prend figure de perfection est aussi ce qui consentit à l'entrave et à la mesure, ce qui s'est présenté au sublime frein de la loi. #
    Un poème n'est point liberté, il est servitude. Sa beauté se juge précisément au rapport des valeurs naturelles mises en jeu avec la sereine vigueur du rythme ondoyant qui les courbe. Une grande âme n'est pas liberté, elle est servitude ; et sa grandeur s'estime, non moins précisément, sur le rapport de ses énergies naturelles avec la règle supérieure qui les conduit. Une civilisation splendide, une nationalité éminente, se définiront par les mêmes traits ; que leurs puissances se répandent dans le tumulte libéral et rien ne sera. Quelque chose n'en apparaît, fleur d'héroïsme ou de sainteté, fleur de majesté ou de grâce, qu'en raison de l'ordre secret qui rassemble les divergences, compose les inimitiés. Sans la forme idéale, sans l'unité secrète qui les étreint jusqu'à leur extrême pourtour, le vent extérieur ou l'intime faiblesse les ramènerait vite à participer de cette liberté infinie que donne la mort. La mort seule admet, comprend, tolère, concilie tous les mouvements, dénoue tous les liens, brise toutes les chaînes, en un mot affranchit de toutes sujétions et déterminations qui forment la trame essentielle de chaque vie, mais qui se resserrent et se compliquent dans la mesure de l'élévation et de la dignité de chaque vivant. #
    Transactions et compromis : le nationalisme français
    La variété qui naît de la liberté est donc, en thèse très générale, matière première de la vie. Mais pour imposer à la vie sa direction, et les moyens de s'y tenir, sa destinée avec les moyens d'y atteindre, il faut quelque chose d'autre qui ne soit point varié, mais un. #
    Vérifions et traduisons. #
    Un État politique qui se borne à la liberté peut y trouver quelque bien-être. Mais qui vise au delà de l'état de conservation, qui dépasse le stade de sa consommation et de l'usufruit, qui veut produire avec intensité, progresser avec ordre, à plus forte raison conquérir et s'étendre, doit se forger une discipline. Toute politique d'empire a dépassé la liberté. L'Allemagne eut besoin de la liberté pour « être », pour « compter » (1750–1850). Pour « acquérir » et « conquérir », l'unité fut indispensable. L'Angleterre commença également par une phase de curiosité et de tolérance universelles ; mais il lui fallut se contraindre dès qu'elle voulut dominer. De même en Amérique : la politique de la porte ouverte (aux émigrants et aux marchands) coïncide avec l'éveil de sa vie économique ; mais aspire-t-elle à régner, la ceinture des prohibitions ne fait que précéder un rudiment d'outillage guerrier. #
    Ni l'Allemagne, ni l'Angleterre, ni les États-Unis, ne s'arrêtèrent donc à la liberté helvétique. Mais aucune de ces trois puissances n'est parvenue à la discipline unitaire qui distingue la civilisation des Français. La France et la Suisse figurent donc les deux extrêmes de la série entre lesquelles on peut intercaler et combiner une infinité de moyennes. Eux-mêmes les Français passent parfois des compromis avec leur Unité, comme M. Seippel en Suisse prend, lui aussi, des libertés avec sa Liberté pour sa « légitime défense », dit-il avec raison.
    Si donc M. Seippel voulait admettre ces principes, évaluer comme je le fais l'idée de Liberté et l'idée d'Unité, peut-être que je lui ferais des concessions qui lui paraîtraient importantes. Ou plutôt je ne lui ferais aucune concession. Mais je lui donnerais des nouvelles de France. Comme il me semble que le lui a reproché M. Édouard Rod dans le Journal de Genève, il les ignore visiblement, bien qu'elles soient d'hier.
    Je lui dirais : vous rangez M. Ferdinand Brunetière parmi les plus effroyables réactionnaires parce qu'il a construit une « équation fondamentale » ainsi conçue :
    Sociologie = Morale
    Morale = Religion
    d'où
    Sociologie = Religion,
    « équation fondamentale » que de plus réactionnaires ou de plus progressistes que lui, des écrivains de la Gazette de France 21 par exemple, ont irrévérencieusement parodiée :
    Brunetière = Ferdinand
    Ferdinand = Buisson
    d'où
    Brunetière = Buisson 22,
    et vous ne savez pas que ce Brunetière farouche est le contraire d'un intolérant ou d'un fanatique. Il a maudit l'Inquisition. Il a flétri les Dragonnades. Il siège dans des Comités pour la liberté de l'enseignement côte à côte avec les disciples de Montalembert et de Calvin, pêle-mêle avec des enfants d'Abraham. M. Brunetière est libéral, démocrate, républicain. #
    Je dirais encore à M. Seippel. Il y a mieux ou pis, dans ce même ordre de la tolérance française, qui est, en vérité, une terre inconnue de vous. Allez chez ceux-là mêmes qui tiennent M. Brunetière pour un fabricant de concessions anarchiques. Pénétrez dans la caverne nationaliste de l'Action française et considérez-en le statut philosophique et religieux ; cette Congrégation non autorisée se donna une règle purement politique. Les Français s'y trouvent groupés sur un terrain non théologique mais national, sur une foi non religieuse mais patriotique. Il y a là des panthéistes, des païens, des manichéens, des positivistes ; l'on y rencontre un plus grand nombre d'excellents catholiques, de catholiques réguliers, catholiques du Syllabus. Les uns et les autres ont ensemble adopté le critère de l'intérêt et de la tradition de leur pays. Il est vrai qu'une circonstance heureuse (l'Histoire de France en personne) impose, de ce point de vue, plus que le respect : l'admiration et l'amour du catholicisme. Mais ce n'est pas de notre faute. Nous ne pouvons pas, n'est-ce pas ? changer cette histoire, dont M. Seippel a noté le « catholicisme formel ». La religion de la patrie imposant aux plus incroyants l'amour de l'Église 23, cette Église, à son tour, imposant aux Français le culte de la patrie, rien n'est plus naturel, ni plus ferme, ni en un certain sens plus « libéral » que ce compromis du Nationalisme français.
    Les deux nouvelles que je donne à M. Seippel lui prouvent qu'il se pourrait bien que la France fût moins éloignée qu'il ne le suppose de se découvrir, en dehors de l'unité religieuse absolue, un point d'équilibre et de conciliation satisfaisant. Seulement, et premièrement, nous ne nous faisons pas d'illusion, qu'il ne s'en fasse aucune ! nous nous rendons compte que ce qu'il considère comme une supériorité est une infériorité certaine. Nécessité sans doute, mais contraire exact d'un progrès. Cela rétrécit la base du patriotisme, cela l'ébranle. La patrie sans les dieux, la France sans l'invocation au Dieu qui aima les Français, sont des concepts dégénérés. Combien nos pères étaient plus heureux d'unir à leur enthousiasme pour cette terre de leur tombe et de leur berceau leurs belles espérances d'un céleste asile éternel ! Autre malheur : voilà deux cents ans, ce catholicisme profond unissait moralement la France à une moitié de l'Europe ; au moyen âge, le même catholicisme avait fait de l'Europe entière un seul peuple. Du XIIIe siècle au XVIe, du XVIe au XXe, la décadence est double. On n'y peut rien ? On peut toujours éviter de prétendre qu'on a gagné quand on a perdu. Un pis-aller inévitable, mais cruel, n'est pas un profit ; ce qui peut être profitable, c'est de s'en souvenir. #
    Secondement, on a bien décrété que cette division des consciences françaises ou européennes était chose « définitive ». Mais ceux qui ont décrété n'en savaient rien. Rien n'assure la France contre ce que M. Seippel appellerait un retour offensif du catholicisme. La persistance de nos habitudes « romaines » qu'il retrouve partout peut en être l'indice. L'évolution se serait-elle prononcée dans un autre sens ? Mais est-ce qu'il connaît la loi de l'évolution ? À la supposer connue, qui en garantira le mode d'application ? Tout cela est obscur, fragile, sujet à caution. Si la Réforme a coupé en deux notre Europe, si la Révolution libérale et démocratique a tenté la même coupure en France, rien ne prouve qu'il soit impossible de recoudre et de cicatriser ces deux plaies. L'Angleterre a penché vers le catholicisme. L'Allemagne… Mais on ne voit rien du futur. Il ne faudrait rien affirmer. Je réponds à de vains prophètes par : qui sait ?… Quand bien même ils sauraient, quand le catholicisme ne devrait pas reconquérir son hégémonie d'autrefois, il ne serait pas démontré qu'une autre doctrine ne pût rallier les esprits et suggérer une unité de conscience toute nouvelle. Il y aurait l'Islam, si le positivisme n'existait pas. #
    Troisièmement, on peut être sûr de ceci : quoi qu'il advienne et quelque paix qui nous soit promise, ni le drapeau jaune du pape ni les étendards verts de Mahomet ou d'Auguste Comte ne triompheront sans de rudes combats et « jamais, jamais en France », jamais ne régnera sérieusement le principe métaphysique de la Liberté ou de l'Égalité des droits de toutes les doctrines. Cela serait contraire à tous les précédents, qui ne trompent jamais en chœur. Un Français dénué de passions intellectuelles, un Français qui ne s'échauffe pas, un jour ou l'autre, pour des idées, un Français qui n'allie point à la sagesse, à la raison héréditaire un secret fanatisme pour les types abstraits, ce Français-là mérite que vous recherchiez la nationalité de sa mère ou de son aïeul ; l'enquête établira qu'il tient son origine de climats moins dorés, de races moins nerveuses et moins vibrantes. #
    Dans un de ces poèmes qui ont la portée d'une prédication religieuse, mais aussi la valeur d'une observation de physique, Mistral dit à la race qu'abomine M. Seippel : #
    Tu es la race lumineuse
qui vit d'enthousiasme et de joie ;
tu es la race apostolique
qui met les cloches en branle ;
tu es la trompe qui publie ;
tu es la main qui sème le grain ! 24 #
    Oh ! le Français est bien « latin » sur cet article ! Que les conditions nouvelles de sa vie commune le décident à refouler dans l'ordre privé ce qui touche aux préoccupations confessionnelles, il ne pourra changer grand-chose au tour de son esprit public, qui est d'un prosélyte. Il pourra dévouer cet esprit à autre chose que la religion proprement dite, mais avec la même passion et le même esprit de synthèse. L'athée André Chénier invoquait la déesse France. Nos modernes païens feraient comme lui. L'union purement politique, purement nationale, que nous conseille, non sans quelque imprudence, M. Seippel, ne peut donc affecter des allures froides. Elle aura nécessairement un air de croisade contre tout ce qu'elle rencontrera de non-français à l'intérieur. C'est du reste sur ce terrain qu'ont été engagées nos plus récentes querelles. Si l'auteur des Deux Frances se figure que notre antisémitisme, par exemple, est un mouvement confessionnel ou clérical, il en est bien mal informé ; l'antisémitisme n'existe que parce que les Français sont réduits à se demander s'ils restent les maîtres chez eux. #
    L'étranger en France, ou la liberté politique
    Notre querelle intérieure est politique. Ajoutons : nationale. #
    Politiquement, en dépit de cent seize ans de Révolution et de trente-cinq ans d'une République dont tous les progrès électoraux ont coïncidé avec l'accroissement de la criminalité et de l'alcoolisme, après vingt ans d'une propagande collectiviste qui est un scandale pur en ce pays de moyenne industrie, de petite et moyenne propriété, où l'on compte près de vingt millions de ruraux, politiquement, dis-je, le corps de la nation n'est pas ébranlé ; tant cette œuvre construite en collaboration par l'Église et la Monarchie avec les survivances de l'empire romain est fermement et solidement maçonnée ! Mais, si la « Liberté » continue à faire des siennes, cela finira par craquer.
    Les années 1789, 1790, 1791 et 1792 ont été marquées en France par une série de « libérations » dont on n'a pas assez suivi les effets : la nation juive a été promue à l'existence civique, les huguenots, proscrits ou émigrants de 1685, ont été rétablis dans tous les droits communs. Les écrivains nationalistes observent que nos juifs ainsi naturalisés n'ont cependant pas cessé de former une communauté très particulière, un État très distinct de l'État français ; leurs alliances constantes, soit entre eux, soit avec leurs congénères du nord et du sud de l'Europe, accentuent encore cette différence de la société juive et du reste de la société en France. Un grief analogue, quoique très différent dans son point de départ, est relevé contre les cinq ou six cent mille huguenots recensés parmi nous. D'un sang français irréprochable à l'origine, on regrette que leur dissidence intellectuelle et morale, les rapports qu'elle leur créait avec les plus redoutables de nos concurrents étrangers, n'aient pas été corrigés et tempérés méthodiquement ; une mentalité assez différente de la mentalité historique française devint le partage du monde protestant. Il en résulte de plus en plus une secrète guerre, non de race, non plus de religion, mais, en quelque sorte, de civilisation, de pensée et de goût ; je dirai hardiment que, de ce côté de la France, la plupart des éléments qui ne sont pas étrangers, ni mêlés d'étrangers, sont très certainement exposés à devenir tels 25. Une colonie étrangère très remuante et très influente se forma enfin sur la lisière de ces petits mondes trop caractérisés et trop séparés. Joignez une société secrète, venue, disent les uns d'Allemagne et, selon d'autres, d'Angleterre, qui semble avoir servi de lien général, de bureau d'embauchage et de recrutement à ces Français trop récents ou trop pénétrés d'influences hétérogènes : la franc-maçonnerie.
    Organisation maçonnique, colonie étrangère, société protestante, nation juive, tels sont les quatre éléments qui se sont développés de plus en plus dans la France moderne depuis 1789. Il est très remarquable que l'introduction, le retour ou les progrès de ces quatre éléments aient coïncidé : #
        1.    Avec la chute de la dynastie nationale, axe de notre État ; #
        2.    Avec la désorganisation de la noblesse et du clergé ; #
        3.    Avec la ruine des corporations ouvrières ; #
        4.    Avec l'abolition des privilèges propres aux villes et aux provinces ; #
        5.    Avec l'institution des départements, unités territoriales absolument fictives, souvent contraires aux traditions, aux habitudes et aux intérêts locaux ; #
        6.    Avec la persécution du catholicisme ; #
        7.    Avec l'établissement du partage égal des héritages qui limite l'autorité des pères de famille et diminue la natalité ; #
        8.    Avec l'achèvement de la centralisation ; #
        9.    Avec la domestication de la science, par la mainmise des bureaux sur les académies et l'Université.
    Ces neuf coïncidences ont fait la fortune des Pouvoirs nouveaux venus. En effet, l'État royal décapité et la famille débandée, la profession désorganisée, le gouvernement provincial et communal paralysé ou anéanti, que pouvait devenir l'ensemble de la société française ? On l'a dit et redit : une poussière d'individus, un désert d'atomes. Dès lors, dans ce désert, d'abord soumis à l'autocratie napoléonienne, livré ensuite à des régimes d'une insigne faiblesse ou d'un anonymat complet, devait prévaloir peu à peu, à la faveur du mécanisme centralisateur, la puissance de ces étrangers que liaient soit le sentiment intérieur de leurs différences par rapport au gros de la nation, soit la pression externe de la défiance instinctive, de l'aversion physique et de la très naturelle inintelligence que la nation leur témoignait. #
    Ces minorités ont fini par constituer automatiquement, et sans y avoir grand mérite, les seules organisations distinctes et libres, sur ce territoire livré d'un bout à l'autre au fonctionnariat, même religieux. Le seul contrepoids à leur force provint des Congrégations. Mais celles-ci ne pouvaient pas exister sans révéler quelque puissance, et leur puissance inquiétait naturellement un pouvoir centralisé, de sorte qu'elles ont été soumises à un régime de tribulations périodiques qui leur interdisait de rien fonder 26. #
    Le rôle des juifs, des protestants, des étrangers fraîchement naturalisés et des organisations maçonniques ressembla donc de plus en plus à un privilège public. Privilège de fait, qui put être ignoré d'un certain nombre de ceux qui en bénéficient ; leurs oligarchies fédérées par un intérêt naturel n'en ont pas moins tout pris : Finance, Conseil d'État, universités, magistrature, administration, académies. Ce serait encore peu de chose si la direction des affaires nationales n'était viciée par la prépondérance de ces éléments étrangers excentriques à la nation ! #
    … À la vérité, quand on fait observer que cent mille juifs, plus cinq ou six cent mille francs-maçons et quelques milliers de métèques forment un bien faible total comparé aux trente-huit millions de Français. – « Oubliez-vous, répondent les nouveaux venus, que nous sommes aussi une élite et que nous formons une véritable aristocratie ? » #
    Les nationalistes n'oublient pas cette prétention. Seulement ils la contestent. Une élite digne de ce nom ne se maintient pas au pouvoir en sacrifiant tout, même l'ordre, même l'avenir national, aux envies et aux convoitises du nombre. Une aristocratie véritable n'affermit pas son règne sur les infâmes libertés du cabaretier. Une aristocratie aurait respecté la religion en tant que force traditionnelle et se fût gardée de prêcher le régime du moindre effort. Ni la Vertu, ni la Raison, ni la Sagesse politique, qui sont le patrimoine des aristocraties, n'ont présidé à la rédaction du programme appliqué à la France par ses conquérants : des prébendes publiques pour les grands électeurs et, pour les petits, des pensions de retraite et le dégrèvement graduel de l'impôt ; une sécurité territoriale aussi profonde dans les esprits que précaire dans la réalité des choses, mais, en échange, un service militaire diminué dans des proportions inquiétantes ; une armée déliée du respect des chefs ; une police sans conscience civique 27… L'oligarchie qui applique un pareil programme n'a aucun titre au privilège des meilleurs 28. #
    Les bénéficiaires de 1789 avaient pour leur début détruit chez nous les organes domestiques, locaux, économiques et religieux de notre puissance publique : en 1905, c'est aux signes les plus sensibles, aux ressorts les plus nécessaires de cette puissance que s'acharne leur postérité. Comment pourrions-nous les appeler de bons citoyens, ou seulement des citoyens ? Ils se chargent de démontrer leur qualité de nomades. S'il ne servait pas l'Étranger, qu'était-ce que ce ministre de la marine qui fît métier d'entretenir l'indiscipline à bord de nos bâtiments et sur les chantiers de nos arsenaux ? ou ces ministres de la guerre enragés à détruire la subordination chez les soldats, l'esprit de corps entre officiers et, dans le haut commandement, toute espèce d'autorité ? #
    L'unité politique
    En se montrant intolérante et tyrannique, en favorisant des maîtres peu honorables, en se faisant la fourrière d'une invasion, l'idée de Liberté se nie et se renie. Elle s'est reniée si fréquemment chez nous que les Français sont las des inconséquences de cette noble étrangère. Après tout, disent-ils, l'Unité d'autrefois ne pouvait pas être plus dure ; du moins avait-elle servi à quelque chose, nous allions et nous avancions dans le monde, nos fronts étaient laurés et nos bras chargés de butin. #
    Ce qu'a perdu la cause libérale en France est inimaginable. Personne n'y croit désormais. « La République, mais ça ne se défend plus » disait récemment le jeune chef de cabinet d'un de nos ministres. Nous sommes donc, de manière ou d'autre, à la veille de ce que M. Paul Seippel appellerait une réaction unitaire. Je crois qu'elle ira jusqu'au bout de la formule : à la monarchie. #
    J'estime aussi qu'elle sera douce. Sans doute, tant qu'on se battra, on se battra sans s'épargner, mais, quand le plus sérieux des deux adversaires, le plus traditionnel, et par conséquent le plus riche d'avenir, aura enfin dicté la paix, l'Europe admirera la facilité et la douceur des conditions imposées par ce victorieux. Comme la paix romaine, la paix française enveloppe un fond d'amitié pour le vaincu. Elle pratique le parcere subjectis 29. Toulouse, vaincue au treizième siècle, introduit au quatorzième sa propre loi ou son interprétation de la loi parmi les conseillers et les commis du roi de France. Henri IV et Sully font régner, au dix-septième siècle, ce que la Réforme avait conservé de patriote et de généreux. Ces échanges compensateurs sont dans le sang et dans la pensée de nos races 30. #
    La monarchie se contentera de remettre à sa place, c'est-à-dire de chasser du pouvoir, sans retard, comme sans inutiles violences, l'oligarchie des étrangers. Mais le point de vue national ainsi rétabli et la France remise au centre de ses affaires, l'oppresseur d'hier redevient parfaitement utilisable comme serviteur de demain. #
    Nous pouvons concevoir quel service déterminé pourraient rendre au pays une Finance, même juive, et une Juiverie, même prospère, si elles dépendaient du gouvernement au lieu de lui commander 31. Nous concevons de même, sans que personne nous en prie, la contribution mentale et morale du monde protestant, dont les relations anglaises et allemandes seraient propres à nous servir au lieu de servir l'Étranger. Beaucoup d'étrangers amis de la France, qui ne servent que leur pays pendant leur séjour à Paris, pourraient être priés d'utiliser, en notre faveur, leurs talents et leur amitié pendant leur séjour à Berlin, à Rome ou à Londres. Je ne vois pas bien quels offices un gouvernement national pourrait tirer de la franc-maçonnerie, mais je n'aperçois pas non plus le mal qu'il pourrait avoir envie de lui faire 32. L'unité vraie ne consiste pas à détruire, mais à distribuer les choses et les gens au lieu qui convient à chacun. #
    Il ne serait pas surprenant que le meilleur de la Liberté suisse laissât une trace précieuse dans notre organisme français. Aucune république décentralisée n'est possible chez nous, tous nos éléments de vie particulière ayant été brisés par la Révolution. Mais la tâche de la monarchie sera de refaire ces « vertèbres » du gouvernement local et de l'autonomie syndicale ; par simple horreur du parlementarisme et par intelligence des besoins modernes, la royauté française se développera sur le mode régionaliste. Elle développera, sous un certain aspect, une dictature, et, sous un autre, une multitude de petites républiques fédérées et d'ailleurs se compénétrant sous la protection d'un chef militaire héréditaire dont la Suisse n'a pas besoin, mais qui incarne notre unité. #
    Ainsi tout nous aura servi, même nos plus dures épreuves 33. #
    Dreyfusisme et liberté
    Il y a sept ans, ces projets auraient étonné le grand nombre de ceux qui s'y intéressent le plus vivement aujourd'hui. Mais ces sept ans nous ont fait faire bien du chemin. D'une manière générale, on a senti la nécessité : #
        1.    d'un gouvernement fort ; #
        2.    d'un gouvernement national. #
    Toutes nos déductions s'en inspirent. Mais ceux même qui ne déduisent pas comme nous admettent le point de départ. #
    L'affaire Dreyfus ? Elle-même. C'est l'Affaire qui nous a renseignés là-dessus. #
    M. Seippel aura du moins bien vu l'importance de cette crise qui a tout remis en question. Je l'avertis qu'il commet de grandes erreurs de fait, toutes les fois qu'il touche aux environs de ce sujet. Sur les hommes qu'il appelle des « esprits libres » et des « consciences indépendantes », petits saints qu'il lui plaît de mettre à part des Deux Frances comme seuls purs, seuls beaux, seuls lucides, seuls forts, sur « ces dévoués, ces désintéressés », on a souvent posé des questions auxquelles ces héros n'ont pas pu répondre. Et quand M. Seippel allègue qu' « un certain nombre d'hommes cultivés et d'entière bonne foi » ont été rendus « momentanément incapables de faire usage de leur sens critique par suite d'une singulière altération collective de la faculté raisonnante », ce qui explique, d'après lui, leur hostilité à son parti, je ne sais pas ce qu'il entend par cette altération collective de la faculté raisonnante, et j'avoue qu'elle est « singulière » en effet, mais il est une chose que je connais très bien, c'est que, du 5 juin 1899 au 9 septembre de la même année, j'ai demandé à des centaines de dreyfusiens fameux : « La Cour de cassation a-t-elle jugé de façon positive et inconditionnelle que le bordereau était d'un autre que Dreyfus ? » Et, comme la réponse invariable était : « Oui, la Cour a jugé ainsi », je n'ai jamais manqué de tirer de mon portefeuille le texte de l'arrêt de la Cour pour inviter l'interlocuteur à trouver le passage, et la phrase, et le mot énonçant pareil jugement ; mais passage, ni phrase, ni mot, n'ayant jamais été découverts par le motif qu'ils n'existent pas, la Cour ayant insinué au conditionnel ce que l'on aurait voulu lire à l'affirmatif catégorique, j'en ai conclu et fait conclure que la « faculté raisonnante » des dreyfusiens avait imaginé cette « altération collective », qui aurait dû mener au bagne pas mal d'esprits libres et de consciences indépendantes qui se sont permis de la produire sous la foi du serment 34. #
    Bien qu'appartenant à Pecus 35, nous avons passé trois années de notre vie à signaler au jour le jour les méprises de toute sorte imputables aux hommes de la Justice et de la Vérité. Il s'est trouvé depuis un écrivain de grand talent pour faire, sur une base plus sûre, l'inventaire approximatif des erreurs commises dans les récits donnés de l'affaire Dreyfus. Je voudrais que les étrangers d'esprit libre tels que M. Seippel prissent la peine de feuilleter le beau livre de M. Henri Dutrait-Crozon sur Joseph Reinach historien 36. S'il a la curiosité, la tolérance 37, la liberté d'esprit de se résigner à quelques violences de surface, d'ailleurs justifiées par le simple fait qu'elles ont pour point de départ unique le vrai, je lui promets des découvertes intéressantes. Peut-être l'éminent professeur à l'École polytechnique fédérale s'apercevra-t-il qu'on l'a mis dedans comme bon nombre de Français. #
    Le malentendu peut subsister cependant, s'il continue de croire que les « anti-dreyfusards » prétendaient interdire « de troubler tout un peuple pour un individu condamné dans les formes légales ». Mais le fait est que nous disions tout autre chose. Nous disions qu'on troublait ce peuple sans raison suffisante. Discutant pied à pied toutes les rumeurs, toutes les fantasmagories lancées chaque jour par la presse, nous montrions que les prétextes mis en avant ne tenaient pas entre eux, contredisaient des faits certains ou renversaient des règles qu'il eût été bien facile de suivre, si la cause eût été juste et bonne 38. #
    S'il suffit de former un parti, d'ameuter des journaux, de troubler des badauds, pour obtenir la révision de tout jugement régulier, la justice entière s'écroule. S'il suffit de posséder quelques extraits d'un dossier pour juger de toute une affaire, le corps des règles de la critique s'évanouit. Si enfin il suffit de crier au mensonge et à l'iniquité, d'affoler l'opinion, de faire éclater des scandales pour obtenir la divulgation des secrets de la police militaire, il faut renoncer à préparer aucune défense nationale. #
    Quelques-uns d'entre nous se flattaient de défendre l'armée française. Ils parlaient avec trop d'ambition ou de modestie. L'armée française n'avait pas à être défendue. Mais nous défendions les conditions d'existence de toute organisation politique, les colonnes de la science et de la raison, les rapports essentiels de la Justice et de l'État. On ne nous a jamais répondu que par une ridicule pétition de principe : « L'innocent ! L'innocent ! » #
    Je ne sais si M. Seippel, nourri dans les « histoires » répandues hors de France par les partisans de Dreyfus, admettra aisément cette interversion de rôles. Mais les faits sont là. Pour beaucoup d'écrivains de ma génération, l'affaire Dreyfus ne s'est pas bornée à stimuler le patriotisme. Elle aura réveillé le sens critique et discipliné la raison ; son désordre nous choqua moins comme Français qu'à notre titre d'hommes et citoyens du monde. La douceur et l'utilité de la règle, d'une règle exerçant à discerner le vrai et à trouver le juste, furent profondément senties à cette occasion. Nous entendîmes assurément par dreyfusianisme l'anarchisme matériel, mais plus encore le désordre des intelligences, leur retour à la barbarie. Nous tendons de toutes nos forces à l'unification politique et sociale, mais l'unité logique nous aura intéressés la première. #
    Oui, l'affaire Dreyfus nous excéda de Liberté. Cette pluie de faux jugements et de médiocres sophismes, d'inductions boiteuses et de déductions chimériques, cette bourbe d'idées et de passions contradictoires, mais également furieuses, nous inspirait un grand, un immense dégoût de ce qui est sans loi. #
    — Liberté, disaient-ils. #
    Nous comprenions que cette liberté, c'est la force, mais une force brute, une force faible et confuse, éparpillée en vain, misérablement gaspillée. Pour gagner quelque dignité, la force a besoin d'être la prisonnière de l'esprit qui compose et qui oriente. Tous nos projets d'ordre français, tous nos plans d'unité française datent de nos réflexions devant ce Chaos.
    L'affaire Dreyfus conçue comme l'expression douloureuse d'un excès de relâchement et de liberté avait eu, comme on vient de le voir, une part essentielle à la réaction de l'esprit classique et du sentiment national. Elle n'a pas eu une moindre importance pour l'élaboration ou la renaissance des principes de l'action politique et de la pratique administrative et judiciaire. Enfin, du simple point de vue de l'histoire, il faudrait l'étudier à la clarté d'un très intéressant article, écrit par un compatriote de M. Paul Seippel, son collaborateur au Journal de Genève, M. Albert Bonnard, rédacteur en chef du grand organe libéral. #
    M. Bonnard compte, en effet, pour un facteur déterminant des événements européens de juillet-août 1914 la politique de M. Jaurès. Mais, cette politique, comme du reste la politique de M. Clemenceau, se confond dans ses causes et dans ses effets avec la politique du parti dreyfusien. #
    M. Jaurès a été l'un des principaux maîtres de la France depuis l'Affaire jusqu'au Congrès d'Amsterdam, entre 1899 et 1904 ; son règne fut presque sans rival pendant les deux dernières années de cette période, où l'esprit du général André domina sur l'armée. #
    M. Clemenceau fut, de fait ou de nom, chef du gouvernement entre mars 1900 et juillet 1909, avec Picquart au ministère de la guerre depuis la mi-automne 1900. Quel qu'ait été son despotisme à l'intérieur, la politique extérieure de M. Clemenceau fut d'un libéral humanitaire et pacifiste. Ne fit-il pas la guerre au sultan du Maroc (1907) avec des crédits militaires diminués et suivant une politique générale anti-militaire incontestée : réhabilitation de Dreyfus et de Picquart en violation des lois civiles 39 et de la charte de l'armée 40, réduction des périodes d'exercices des réservistes et des territoriaux, abolition des décrets de Messidor qui ne tarda pas à tarir le recrutement des officiers, incurie générale déterminant le généralissime Hagron à donner sa démission… #
    Toutes les campagnes de M. Jaurès tendaient semblablement à démilitariser et à dénationaliser le pays. #
    Son demi-repentir final ne signifie rien. #
    Sa rêverie d'une Armée nouvelle est à classer parmi les diversions et les parades dictées par les plus récents événements européens. Elles pouvaient faire illusion au cerveau oratoire de M. Jaurès : tout le monde voyait que son plan de réforme inacceptable n'était guère proposé que pour faire obstacle aux réformes réalisables. Sans quoi M. Jaurès eût-il supporté les feuillets de propagande électorale, conseillant de voler pour le parti socialiste parce que seul ce parti « s'oppose aux armements » ! Ces feuillets contre « la folie des armements » étaient pavoisés de caricatures militaires qui ne visaient ni le militarisme prussien, ni l'armée allemande, mais notre canon de 75 et nos cuirassiers. Le parti qui a fait cette propagande, le parti que menait Jaurès, est, reste, doit rester celui qui n'a tendu qu'à nous désarmer. #
    Mais, disent les socialistes, c'est à force de désarmer qu'ils se proposaient d'éviter les maux de la guerre !
    Cette réponse vaut les autres. Depuis que le monde est monde, les particuliers et les peuples n'ont jamais évité la bataille que de deux façons : en paraissant plus forts que l'agresseur ou en lui donnant tout ce qu'il exige. #
    Nous n'avons pas toujours été dans l'alternative de céder à l'ennemi comme en 1905 et comme en 1911, ou de lui livrer bataille comme en 1914. Vingt ans plus tôt, en 1894, au mois de décembre, nous avons été à deux doigts de la guerre avec l'Allemagne. De fâcheux articles de journaux avaient fait connaître que les documents servant de base au plus fameux des procès militaires avaient été dérobés aux bureaux de l'ambassadeur impérial à Paris. L'ambassadeur, comte de Munster, fît à l'Élysée des visites comminatoires et tint un langage si inquiétant que le 12 au soir, le ministre de la guerre, général Mercier (l'éditeur du canon de 75), son chef d'État-Major général, général de Boisdeffre, et leurs officiers veillèrent une partie de la nuit, prêts à lancer les dépêches de mobilisation. Si l'ordre ne fut pas donné, c'est que l'empereur, après avoir crié, se calma. L'ambassadeur se contenta d'une formalité, le démenti des journaux… #
    Pourquoi l'empereur s'était-il calmé, et comment l'ambassadeur s'était-il déclaré satisfait à bon compte ?
    C'était bien simple. Nous avions une belle armée que rien, jusqu'alors, n'avait agitée, la politique n'y était jamais entrée. Notre matériel était surveillé par des techniciens de premier ordre, au choix desquels nos divisions intellectuelles, morales, religieuses, étaient restées étrangères. Les révolutionnaires ne s'étaient pas encore mêlés d'affaiblir nos alliances. De quelque espionnage qu'elle nous entourât, l'Allemagne avait le sentiment de nos forces, sans en bien saisir les secrets. Et ses agents étaient saisis, jugés, punis, comme le sont partout ailleurs ces individus. #
    L'Allemagne avait aussi le sentiment d'être elle-même suivie et observée par de véritables virtuoses de l'espionnage et du contre-espionnage français. C'était le temps où le colonel Sandherr, le colonel Henry, le commandant Lauth organisaient en Alsace ce corps de pétardiers indigènes qui eût fait sauter ponts, routes, viaducs, au moindre appel de mobilisation allemande. C'était le temps où Mme Bastian, l'héroïque femme de charge de la fille de l'ambassadeur allemand, ramassait chaque soir, pour le service de la France, tous les papiers traînant dans les bureaux de l'ambassade et les remettait tous les huit ou quinze jours, le soir tombé, à l'un de nos officiers… #
    Patriotes parisiens, à qui il arrive de passer rue de Lille, devant le numéro 78, ralentissez le pas et élevez votre pensée au souvenir de la patriote espionne. Par la terreur dont elle environna l'Allemagne, par l'incertitude qu'elle entretint dans la pensée des dirigeants allemands, ce fut elle, en 1894, qui retint en partie le trait de la foudre. Sans avoir lu L'Humanité, ni pratiqué l'humanitarisme, elle a sauvé des centaines et des centaines de milliers d'entre vous. Et pas seulement cette année-là : les suivantes. Car son service de défense nationale fut continué fort longtemps. Il durait encore trois ans plus tard, en 1897, quand les premiers murmures pour Dreyfus coururent Paris. Il dura toute l'année qui suivit, toute cette terrible année 1898, où nos forces se combattirent, où nos secrets militaires furent jetés au vent des prétoires, où nos bureaux militaires furent pillés par les indiscrets de la presse ennemie et de la presse amie. On ne parlait d'un bout à l'autre de la France que de notre contre-espionnage. Notre Gouvernement était forcé de le désavouer. Le public en grand nombre imitait le gouvernement, ce qui était moins nécessaire. Et pendant qu'une partie de la nation, ingrate, reniait, flétrissait, maudissait le Service, et s'efforçait même de le rendre impraticable, ce Service, impassible, continuait de nous être rendu avec le même imperturbable, silencieux et naïf dévouement ! #
    Chaque soir, Mme Bastian faisait sa ronde et faisait sa rafle pour la remettre à l'émissaire du Bureau français. Cela dura tout 1898, disais-je… Beaucoup plus. Cela dura encore au delà du premier semestre de 1899. Malgré ses enquêtes et ses contre-enquêtes, la Cour suprême n'empêcha rien, n'arrêta rien, et il fallut la crainte d'un éclat au cours du procès de Rennes pour déterminer nos officiers du Service à suspendre l'ouvrage de Mme Bastian et à la mettre en sécurité elle-même. #
    Son départ de l'ambassade n'eut lieu qu'au 15 juillet 1899… #
    Le jour où la France éclairée élèvera une colonne de gratitude et d'expiation aux grands calomniés à qui elle aura dû le canon de 75 et le Service des Renseignements, le nom de l'humble patriote de la rue de Lille n'y sera pas oublié. #
    Mais en 1900, M. Waldeck-Rousseau annonça de la tribune du Sénat que le Service des renseignements n'existait plus… En 1905, quand la question se reposa entre l'Allemagne et nous, la France ne faisait plus peur avec une armée qui sortait des mains du général André, avec une marine mal réchappée de Pelletan. #
    Pour éviter la guerre, il fallut donner à l'empereur allemand la démission d'un de nos ministres. En 1911, la leçon n'ayant pas servi, et M. Clemenceau, M. Picquart, d'autres encore, ayant aggravé la débâcle antérieure, les mêmes menaces de guerre nous firent déchirer la moitié du Congo. #
    En 1914, les réparations, les réorganisations, quoique insuffisantes, auront permis d'échapper à de nouvelles exigences inacceptables ; non à la guerre. Imaginez que nous eussions possédé plus de canons, plus de munitions, plus d'unité civique, une armée en croissance, une artillerie en plein développement, un service de renseignements florissant, tout ce que nous avions vingt ans plus tôt ; la guerre aurait eu de très fortes chances d'être évitée, comme en 1894, et même au cas d'un coup de tête allemand, l'Allemagne aurait rencontré en Alsace autant de difficultés qu'elle en a trouvé en Belgique, et ce double rempart, donnant une autre forme à nos mouvements, eût donné un autre tour à notre destin. #
    Je conclus de ce bref regard sur une histoire récente que le vieux proverbe est toujours neuf : « Si tu veux la paix, c'est la guerre qu'il faut tout d'abord préparer ». Mais la guerre a des conditions politiques, dont la première est et sera toujours la discipline unitaire, qui exclut un certain laisser-aller systématique ou « libéralisme ».
    Charles Maurras http://maurras.net/
        1.    M. Paul Seippel, professeur au Polytechnicon de Zurich et rédacteur au Journal de Genève, a publié un curieux livre qu'il a appelé Les Deux Frances. M. Debarge, directeur de la Semaine de Genève, me demanda de dire dans sa revue ce que j'en pensais. Au fur et à mesure que mes chapitres étaient publiés en Suisse, la Gazette de France reproduisait avec mes « Notes pour le lecteur français » cette analyse de nos principes.
        2.    Les Deux Frances, par Paul Seippel, professeur à l'école polytechnique fédérale, un volume, Lausanne, Payot ; Paris, Alcan. [Retour]
        3.    La conception « germanique » et « chrétienne » ou réformée, identifiée par M. Paul Seippel, représente l'idée de « liberté individuelle », « antérieure à l'état », que l'état se borne à « reconnaître et à garantir ». Les Deux Frances, page 79. [Retour]
        4.    Ce Gustave Téry, un peu oublié aujourd'hui, écrivait alors dans La Raison du 30 août 1903 des propos contre la tolérance qui estomaquaient le bon M. Seippel : « Si l'on m'accorde que la religion est une des plus cruelles maladies mentales (est-il besoin de le démontrer ?), je distingue entre le mal et le malade. Me priez-vous de tolérer le mal ? Alors tolérons pareillement la tuberculose, le choléra et la peste. » Autre texte scandaleux, déclaré digne de Robespierre et de Napoléon Ier (il faudrait dire de Rousseau) : « Le vrai moyen de garantir la liberté, c'est de remettre à l'état l'autorité, car en la tournant contre nous (contre l'Association des libres-penseurs) c'est contre lui-même qu'il la tournerait. » (Note de 1916.) [Retour]
        5.    Peut-être Étienne Causse (1877–1963) dont la thèse date de 1898, ou son père Adolphe, pasteur à Valence au moment de la parution de l'article. (n.d.é.) [Retour]
        6.    Note pour le lecteur français : Je m'aperçois avec confusion que la citation faite de mémoire n'était pas exacte. Le texte de M. Faguet, en son tour ironique, est beaucoup plus frappant. Je le rétablis au bas de cette page afin qu'on ait soin de penser sérieusement à la grande vérité que M. Faguet a écrite pour s'amuser : « Le libéralisme n'est pas français ; de fait, je ne crois pas avoir rencontré un Français qui fût libéral. » (Note de 1905.) [Retour]
        7.    Gouffre dans lequel on précipitait les criminels à Athènes. (n.d.é.) [Retour]
        8.    Citation d'Aristote que Maurras a mise en exergue de son Invocation à Minerve. (n.d.é.)
        9.    Il est bien curieux de noter qu'à cette époque M. Seippel, germaniste fervent, définissait la Germanie par quelque chose de très opposé à l'esprit d'organisation (1916).
        10.    Note pour le lecteur français : On trouvera dans La Revue des deux mondes du 15 novembre 1905, parue trois jours avant ceci, dans le Voyage à Sparte de Maurice Barrès, un Anaxagore « un peu différent », au moins sur les termes, de celui-ci (1905).
        11.    Note pour le lecteur français : J'aurais pu rappeler qu'entre la guerre des Albigeois et la Réforme se place la querelle d'Armagnac et de Bourgogne, et montrer quelle prospérité et quelle splendeur succédèrent, entre Charles VII et François Ier, au dur choc politique (1905). [Retour]
        12.    Allusion à la Vie d'Agricola, de Tacite. Voir la dissertation du jeune Maurras sur Tacite composée en 1882. (n.d.é.) [Retour]
        13.    Charles Renouvier (1815–1903) et François Pillon (1830–1914) furent les créateurs en 1867 de la revue L'Année philosophique, devenue en 1872 La Critique philosophique, de tendance libérale et anti-cléricale. (n.d.é.) [Retour]
        14.    Nous n'avions pas encore vu le sac de Louvain (1916). [Retour]
        15.    En réimprimant cette critique de 1905 qu'un lecteur bienveillant pourrait traiter de prophétie, je n'ai aucune intention de convaincre M. Paul Seippel d'avoir été un mauvais homme, ni ennemi de notre pays. Je n'en ai qu'à son germanisme exalté, qui se développait aux dépens de la France. Des amis suisses me disent qu'il s'est multiplié pour nos pauvres blessés. D'autres me font remarquer, d'autre part, qu'il s'est fait le cornac de cet imbécile vaniteux de Romain Rolland. Pour ma part, je ne puis oublier le service rendu au peuple et à l'État français par le Journal de Genève, auquel M. Paul Seippel collabore. [Retour]
        16.    Note pour le lecteur français : Il y aurait une intéressante étude à écrire sur la vigueur de cet esprit patriotique et nationaliste chez certains écrivains de la Suisse romande. Le Journal des débats a publié un jour une préface de M. Philippe Godet à un ouvrage d'intérêt européen. Je n'ai pu lire sans plaisir les lignes suivantes : « Cela dit, nous prévenons loyalement ceux qui l'ouvriront qu'en le composant nous avons pensé tout d'abord aux lecteurs neufchâtelois et suisses. C'est pour eux que nous avons multiplié les traits d'histoire et de vie locales. Il le fallait, si nous voulions faire œuvre vraiment utile, en sauvant de la destruction ou de l'oubli une foule de renseignements, de traditions, d'anecdotes, qui ont leur prix pour ceux qu'ils concernent directement. Ainsi compris, notre ouvrage paraîtra terriblement touffu aux lecteurs étrangers. » — O Mantovano ! disait Sordello en embrassant Virgile. Sans être tous deux de Mantoue et sans appartenir à la même patrie, deux hommes peuvent se saluer avec sympathie quand ils se reconnaissent un certain degré de piété patriotique (1905).
        17.    [La mention de Sordello da Goito est une référence à Dante, Purg., VI, 73–75. (n.d.é.)]
        18.    Note pour le lecteur français : Le cardinal Merry del Val, dans une récente conversation avec M. de Noussane, de L'Écho de Paris, disait de la race latine : « Elle ne peut rien de grand, de bon, de durable partout où elle se laisse emporter, désunir par l'orgueil et l'ignorance de l'individualisme. » Préjugé, répondra M. Seippel selon sa thèse. Préjugé latin. Si je transcris la formule, c'est qu'elle se trouve dans la bouche d'un cardinal de l'église romaine, né d'un père espagnol et d'une mère anglaise qui, par position, a dû beaucoup voir et sentir de tous les éléments du problème que nous traitons.
        19.    Note pour le lecteur français : Platon, dans la République, se sert du « social » pour découvrir « l'individuel ». Il ne paraît point illégitime ni superflu de suivre un ordre inverse et rechercher dans la vie individuelle de la pensée le prototype, le modèle simplifié de ce qui se passe dans la vie sociale et politique. Ce procédé permet l'étude du problème de la liberté et de l'unité sur le terrain le plus neutre, le moins irritant, et sans diminuer la rigueur de cet examen ; si, en effet, ce que je dis de la subordination du principe de liberté est trouvé juste quand on l'applique à la vie solitaire d'un seul esprit humain, les mêmes conclusions seront d'autant plus vraies, et à plus forte raison, appliquées au fonctionnement de la société (1905).
        20.    Note pour le lecteur français : L'arbitraire, la fantaisie et le hasard peuvent seuls intervenir dans le choix, décréter une préférence lorsqu'on en est réduit à cet état de « liberté » pure. Ces pages se trouvaient écrites depuis plusieurs jours quand l'illustre écrivain qui a tiré son nationalisme de son individualisme, Barrès, a publié dans la Revue des deux mondes (15 novembre 1905) un Voyage à Sparte où se trouve indiqué l'état d'inertie auquel nous accule inévitablement la doctrine individualiste tolérante de tout, parce qu'elle établit, d'une balance égale, échec bilatéral et annulation réciproque des droits antagonistes. L'exemple fourni par Barrès est admirablement clair. Un antiquaire et un archéologue disputent. L'antiquaire regrette que l'on ait démoli la tour franque de l'Acropole ; l'archéologue soutient que ce fut bien fait. Alors l'antiquaire s'écrie, ou à peu près : « Vous gênez, avec vos études et vos piétés que je respecte, mes études et mes piétés qu'il faut également respecter. » Qu'est-ce à dire ? Si l'archéologue s'arrête et, respectueux des piétés de l'antiquaire, s'il retient le pic et les démolisseurs, voilà que ses propres études vont souffrir à leur tour et pouvoir se dire « gênées ». Ce voisin qui l'oblige à se croiser les bras lui transmet le même désagrément qu'il veut s'épargner. L'action négative imposée à l'archéologue au nom des études et des piétés de l'antiquaire constitue elle-même une entreprise, une violence contre ses études et ses piétés archéologiques. Il est prié de mortifier son désir dans la crainte de mortifier celui du prochain. Démolir devait gêner l'un. Ne pas démolir gêne également l'autre. La thèse de l'égal respect n'établit même point des deux parts l'absence de gêne. L'action oppressive subsiste. Il n'est de changé que les rôles. L'oppresseur devient opprimé, l'opprimé oppresseur jusqu'au prochain tour de la roue. Cela est bien la vie. On ne peut éviter d'agir ni d'être agi, de gêner ni d'être gêné. S'abstenir n'est qu'agir sur soi et contre soi… Mais en pratique, lorsque deux esprits se trouvent animés de ce grand respect mutuel, cela doit finir par des coups. Le bâton ou la courte paille, solutions qui départagent ! Or, nous disons : une doctrine supérieure serait en état de fixer entre les deux actes possibles ce qui est le meilleur. En théorie, cette doctrine supérieure n'est qu'un possible objet d'un vœu plus ou moins discret de la pensée. Mais dans la pratique, elle est avidement réclamée. Sans le froment substantiel de ce critère, toute la vie active s'engourdit et s'éteint. Les principes négatifs suffisent bien tant qu'on n'a pas de décision à prendre, tant que l'action ne s'impose pas ; au delà, se manifeste leur faiblesse. L'esprit humain se meut. Il ne supporte pas l'équilibration des cristaux. Son élan le jette au travail. Que veut-il ? œuvre de dieu, changer, transformer, la face du monde. Il n'écoute point le bouddhiste, ni Schopenhauer, ni Tolstoï. Dans quel sens agir, dans quelle direction, dans quelle mesure ? Il se le demande sans cesse, de même que la vie naturelle consiste à se poser infatigablement la question : « Qui l'emporte ? Qui prime ? Qui sera le plus fort ? », car les contrats d'entraide et les pactes fédératifs sont eux-mêmes dans tous les cas importants, l'action, ou la réaction d'une hégémonie. On se fédère autour de quelqu'un ou contre quelqu'un. Ainsi, la vie intellectuelle répète : « Qui a tort ? qui a raison ? » Un esprit dit cela comme un cœur se contracte et se détend, c'est pourquoi nul libéralisme ne le satisfera (1905). [Retour]
        21.    Note pour le lecteur français : C'est-à-dire qu'il faut que les principes contradictoires également admis et tolérés soient évoqués, traduits, comparés, mesurés ; il faut qu'ils luttent entre eux jusqu'à ce que l'un d'eux, un seul, ait surmonté successivement tous les autres ; ayant réglé ainsi les exclusiones debitas, il pourra dominer, diriger et conduire. Juge et critère, il jugera et critiquera. Il sera prince et primera (1905). [Retour]
        22.    Gazette de France du 24 septembre 1905. [Retour]
        23.    Note pour le lecteur français : Un lecteur de la Semaine de Genève me dit que voilà une simple plaisanterie. Ce n'était pas du tout une plaisanterie ; c'était la transcription littérale du mauvais raisonnement de M. Brunetière qui consiste à dire : une partie de sociologie égale une partie de morale, une partie de morale égale une partie de religion, donc la totalité de la sociologie égale la totalité de la religion. Raisonnement trois et quatre fois sophistique et dans lequel il saute aux yeux que d'abord M. Brunetière conclut de la partie au tout, puis que les parties sur lesquelles il raisonne ne sont aucunement les mêmes au premier et au second terme de l'équation. On peut nous reprocher d'avoir fait de la logique amusante, mais elle est sans réplique (1905).
        24.    Ce que dit M. Paul Seippel de l'Église de France me parait inexact et inique. Un esprit de ce rang, un philosophe de cette dignité aurait pu éviter de transcrire certaines basses plaisanteries anticléricales sur le culte rendu à saint Antoine de Padoue. « Dévotion inférieure », « retour au fétichisme ! » C'est vite dit quand il s'agit, essentiellement, d'une des plus belles idées qui soient au monde, de la communion des vivants et des morts et du culte des intercesseurs héroïques. Toucher étourdiment à un tel domaine pour plaisanter les simples dont tout le tort est de concevoir simplement une magnifique pensée, blesse en moi, non des sentiments de piété et de foi, mais une considération, une amitié, une fraternité d'esprit que la plupart des pages de M. Paul Seippel, même les plus hostiles, m'avaient inspirées. (Cette note a paru avec l'article dans La Semaine de Genève.)
        25.    Frédéric Mistral, À la raço latino. (n.d.é.) [Retour]
        26.    J'ai traité la question dans un chapitre de mon livre La Politique religieuse (I, V.) d'après le document fourni par un protestant éminent, M. Onésime Reclus.
        27.    Note pour le lecteur français : Il tombe d'ailleurs sous le sens que, tout d'abord inconsciemment, par simple rancune historique et religieuse, et peu à peu par expérience et conseil, finalement par système politique, juifs, protestants, maçons, métèques, devaient bien constater que les Congrégations étaient, en France, leurs plus grands ennemis naturels. Un gouvernement anti-catholique pouvait beaucoup sur le clergé séculier au moyen du Concordat, du budget des cultes et de la filière administrative ; sur les Congrégations, il ne pouvait rien que les supprimer. Il est à observer qu'avant de procéder à la séparation, on a édicté une législation rigoureuse contre ce clergé autonome et organisé (1905). [Retour]
        28.    Que le lecteur français me pardonne le tour embarrassé de ces lignes. Je ne suis pas accoutumé à parler des misères françaises à l'étranger et, si j'en juge par la peine que j'ai eue à tracer ces allusions, j'ai peur de ne m'y accoutumer de ma vie (1905).
        29.    M. Onésime Reclus,membre d'une puissante famille protestante, a expliqué depuis comment les religionnaires français n'ont aucun droit à l'aristocratie qu'ils prétendent. Je renvoie de nouveau à mon livre, La Politique religieuse, I, V.
        30.    « Parcere subjectis et debellare superbos » : épargner les faibles, réduire les puissants ; Virgile, Énéide, VI, vers 852. (n.d.é.) [Retour]
        31.    Note pour le lecteur français : C'est, en effet, un lieu commun de comparer, par exemple, en matière coloniale, l'esprit de synthèse, d'assimilation et de composition qui anime la civilisation latine à l'esprit destructeur ou séparateur des races saxonnes. Le Saxon détruit l'indigène ou l'isole ; le dernier mot de ses concessions est exprimé par le régime contractuel, plus ou moins égalitaire, dans lequel vivent les races soumises à la Maison de Habsbourg. Il affronte l'étranger, le heurte et le balance, dans un équilibre immobile qui peut durer éternellement. Mais l'esprit latin est artiste. Il est inventeur et poète. Il ne cesse jamais de faire et de créer. Toujours il s'ingénie, il calcule ou il rêve en vue de préparer ou de combiner des choses nouvelles. De cette race indienne que l'Anglo-Saxon se contenta d'abrutir avant de la massacrer, son industrie tira par alliance et métissage un type humain de grand avenir dans l'Amérique centrale et méridionale. D'ailleurs, n'a-t-il pas extrait la Germanie d'elle-même, c'est-à-dire de la sauvagerie ou de la barbarie ? Ne lui a-t-il pas dispensé tous ses biens : religion, institutions, industrie, arts et lois, souvent même langage ? L'inepte Gobineau a bien vu le fait, mais ce Rousseau gentillâtre ne pouvait le juger que du fond d'un abîme de fatuité (1905). [Retour]
        32.    Note pour le lecteur français : Il faut se défier comme de la peste de la réplique habituelle de l'adversaire : « Vous êtes antisémites ? Alors c'est que vous voulez tuer tous les juifs... » Nous voulons les mettre à leur place, qui n'est pas la première. Rien de moins, mais rien de plus. Les méthodes de polémique qu'on nous oppose en général sont un curieux exemple de la « démence », de la démentalisation particulière à notre temps. Entre deux contraires, le règne des juifs et l'oppression des juifs, on ne semble plus être en état de concevoir qu'il y a une infinité de positions intermédiaires, réglées par des considérations de temps, de circonstances, etc. (1905). [Retour]
        33.    Note pour le lecteur français : Y aurait-il beaucoup de francs-maçons, ou des francs-maçons très ardents si le gouvernement changeait de façon sérieuse et complète ? Ce fanatisme est bien suranné. Entre 1893 (élection d'une Chambre moins radicale) et 1897 (affaire Dreyfus) on a constaté une baisse sensible de l'influence et du recrutement des Loges. Raison : des ministères vaguement modérés (1905).
        34.    Note pour le lecteur français : Est-il besoin de rappeler ici nos diverses formules : « Les républiques sous le roi » ; « Philippe VIII, roi de France et protecteur des républiques françaises », etc. (1905). [Retour]
        35.    Ce dernier morceau de phrase a été blanchi par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.)
        36.    M. Paul Seippel appelait « Pecus », d'après Anatole France, ceux qui ne pensaient pas comme lui sur Dreyfus. Quand on vous disait que les libéraux ont aussi le sens de l'unité morale ! Mais ils n'excommunient plus les dissidents. Ils les repoussent à l'échelon inférieur de l'échelle animale. [Retour]
        37.    Henri Dutrait-Crozon a depuis donné ce chef-d'œuvre, le Précis de l'affaire Dreyfus (note de 1916).
        38.    [Le titre « Joseph Reinach historien » a été blanchi par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.)]
        39.    Ces quatre mots ont été blanchis par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.)
        40.    Ce dernier morceau de phrase a été blanchi par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.)
        41.    En violation du fameux article 445 du Code d'Instruction criminelle. [Retour]
        42.    Ce premier morceau de phrase a été blanchi par la censure dans l'édition de 1916. (n.d.é.)
    Article paru d'abord dans La Semaine Littéraire de Genève en 1905, repris avec les notes pour le lecteur français dans la Gazette de France, réédité en 1916 et 1926 dans le recueil Quand les Français ne s'aimaient pas.

  • Du délire du droit d'auteur à la mort

    C'est un combat qui ne finira jamais, celui des droits intellectuels d'auteur. Pour avoir pillé à visage découvert des travaux scientifiques universitaires de la base JSTOR en passant par le portail du MIT de Cambridge (Ma), Aaron Swartz¹ a été poursuivi par les services fédéraux du Procureur des Etats-Unis au Massachusetts, qui se sont acharnés à ses basques lui promettant 35 ans de prison et un million de dollars d'amende, alors que JSTOR, conscient de la disproportion de la réaction judiciaire, avait retiré sa plainte. Stupéfait du suicide de ce génie informatique, JSTOR vient d'ouvrir ses archives à qui en veut. Beaucoup de chercheurs dans le monde en font autant des leurs, ce qui n'ôtera jamais chez les fonctionnaires de la justice américaine qui semblent parfois chercher la caméra du regard, la certitude d'avoir agi à bon droit. Ils allaient "se payer" Internet et l'hacktiviste emblématique, de quoi faire la Une ! C'est raté, il ne leur reste que la honte tant l'émoi est grand sur le Web. Une pétition pour révoquer le procureur Carmen Ortiz a été ouverte par les internautes sur le site de la Maison Blanche. Le Massachusetts Intitute of Technology, penaud, lance une enquête interne sur cette affaire vécue comme une grosse tache sur sa réputation.

    Protéger toute création de l'esprit comme en dispose le Code de la propriété intellectuelle m'a toujours paru un péché d'orgueil, sinon la criminalisation d'un accaparement normal des idées circulantes par tout homme vivant en société. L'esprit se nourrit des données qui l'environnent en permanence, s'imprègne de toute interactivité qu'il provoque, en construit des thèses et synthèses, concepts, et parfois en matérialise une création sous forme d'un objet ou d'un procédé nouveau. Avant que cette matérialisation n'intervienne, il est a priori très discutable de vouloir "breveter" des idées ou une chaîne d'idées comme une oeuvre littéraire ! Or c'est bien ce domaine intellectuel qui est protégé par les lois au motif simple que l'on doit pouvoir vivre de son cerveau, même en l'absence de matérialisation d'une idée ! Les intellectuels purs revendiquent un niveau de vie bien supérieur à celui du manuel quelle que soit l'utilité de leurs travaux, réputés souvent "progrès de la connaissance" alors que leur jus de crâne n'est jamais mis à l'épreuve de la Vie.
    Matérialiser une idée devient dans ce système moins que jamais nécessaire si le marché existe pour acheter du concept stérile encore. Combien d'inventeurs ont voulu breveter des dessins techniques ? Combien d'informaticiens, des bribes de code ? Combien d'universitaires, de laborieuses compilations ? Cela nous paraît normal puisque nous baignons dès l'enfance dans le "copyright", le ®, le © ! Mais à la fin quelle vanité, si l'on pense que tout préexiste !

    Aaron Swartz, infatigable chevalier du Libre, n'avait malgré ses gènes et son intelligence qu'un seul et sympathique défaut : peu doué en affaires ! Il s'est battu pour la diffusion gratuite (ou presque) des connaissances à tous. Dans sa croisade il heurtait beaucoup d'intérêts mercantiles et la suffisance des auteurs installés. Il n'a pu supporter leur énorme pression, 35 ans c'était le minimum, le tarif étant à 50 ! RIP.
    « Aaron a combattu pour un système politique plus démocratique, ouvert et rendant des comptes ; et il a aidé à créer, bâtir et préserver une variété étourdissante de projets scientifiques qui ont étendu la portée et l'accessibilité de la connaissance humaine » a dit sa compagne à la presse.
    L'eulogie d'Aaron Swartz, au hasard, sur PCImpact en cliquant ici.
    En attendant la destruction de ce droit bourgeois, sont entrés dans le domaine public au premier janvier 2013 ceux dont les noms suivent et bien d'autres encore : Léon Daudet, Stefan Zweig, Victor Margueritte, Apollinaire..

    http://royalartillerie.blogspot.fr/

    (1) Swartz c'est de lui-même ou en collaboration :
    - la licence Creative Commons
    - le fil RSS (version 1.0)
    - le site d'actualités partagées Reddit
    - le collectif Demand Progress (anti PIPA/SOPA)
    - ...
  • Paul Déroulède (1846-1914)

    Paul Déroulède, homme politique et poète sous la IIIe République, fondateur et chef de la Ligue des patriotes, est aujourd’hui oublié, y compris dans les milieux patriotes, alors qu’il fut une figure emblématique du nationalisme français jusqu’à sa mort en 1914. La mémoire a oublié ce « premier nationalisme » auquel il se rattache pour le second incarné par Charles Maurras et Maurice Barrès qui se développa dans les années 1890. Pourtant, malgré ses contradictions, son intransigeance et une obstination parfois incompréhensible dans ses erreurs, Déroulède fut un personnage hardi, sincère, opiniâtre mais sans haine. Au-delà de la thématique de la Revanche tombée en désuétude, son courage et sa ténacité qu’il a incarné dans son Quand même ! peuvent interpeller.

    I. Le parcours

    Paul Déroulède naît à Paris le 2 septembre 1846, fils d’un père juriste et catholique convaincu. Le cousin du futur fondateur de la Ligue des patriotes est Ludovic Trarieux, futur fondateur de la Ligue des Droits de l’Homme (1898) ! Après une scolarité passable, il obtient son baccalauréat en lettres en 1863. Son père le pousse à l’inscrire à l’Ecole de Droit et il y obtient péniblement sa licence en 1868 et n’aura jamais un seul client au barreau. Il déteste l’Empire et se décrit alors comme pacifiste, antimilitariste, humanitariste voire internationaliste. La guerre de 1870 va le bouleverser.

     

    Déroulède devient soldat quand il apprend la défaite de Reichshoffen. Le 1er septembre 1870, il reçoit son baptême du feu à la bataille de Bazeilles, avec son frère André. Ce dernier reçoit une balle prussienne et se trouve gravement blessé. En allant secourir son frère, il est fait prisonnier par les Prussiens et envoyé à Breslau. Evadé de sa prison déguisé en juif polonais, il rentre en France et repart très vite au combat en sous-lieutenant de tirailleurs algériens (les « turcos »). A leur tête, il s’illustre par un fait d’armes à Montbéliard qui lui vaudra la légion d’honneur. Quand, à Marseille, il apprend le soulèvement des Parisiens, il s’engage sans hésitation du côté des Versaillais et participe à la Semaine Sanglante pour mater la Commune, où il faillit perdre un bras sur une barricade. Ayant horreur de l’anarchie, il n’exprimera jamais le moindre regret pour cet épisode qui lui sera reproché au cours de sa carrière politique.

    La guerre semble l’avoir converti au patriotisme. Dans ses souvenirs, il rapporte que le 27 ou le 28 juillet 1870, il croise, près de la Croix-de-Berny, un vieux paysan dont le fils est soldat et qui lui demande quand les troupes partiront. Déroulède répond qu’il n’en sait rien. « Le regard de mépris que me lança cet homme entra dans mes yeux comme un éclair. [...] Je sentis que je venais de manquer à la solidarité qui m’unissait, avant tout et malgré tout, aux hommes de mon pays [...] La cruauté de ma réponse se révéla à moi dans toute sa vilenie. » Après la paix, il n’a qu’une idée en tête : la Revanche. Il reste dans l’armée jusqu’à sa démission en 1874, alors handicapé par un accident de cheval.

    Chants du soldat - Déroulède

    Il publie les Chants du soldat en 1872, grand succès (plus de 100.000 exemplaires vendus) dont le Clairon reste le poème le plus connu. Les Nouveaux Chants du soldat (1875), l’Hetman (pièce de théâtre, 1877) et Marches et Sonneries (1881) et La Moabite (pièce de théâtre la même année) connaissent un certain succès mais qui s’essouffle et non comparable aux Chants. Ses pièces de théâtre sont l’occasion d’exprimer ses idées politiques. Il fonde sa Ligue des patriotes en 1882, expliquant qu’il faut agir contre « le flot montant des doctrines cosmopolites, qui désagrègent les Etats » (1885), et dont le journal Le Drapeau devient le moniteur officiel (Maurice Barrès en sera un des éphémères directeurs en 1901). Il regroupe républicains, bonapartistes et même royalistes. Sur le journal figure la devise, répétée jusqu’en 1914 :

    « Républicain, bonapartiste, légitimiste, orléaniste, ce ne sont là chez nous que des prénoms. C’est Patriote qui est le nom de famille. »

    Jusqu’à sa mort, il dirigera sa Ligue d’une main de fer, jaloux de son autorité et peu enclin aux concessions. Purges et démissions forcées se succéderont pour les membres s’éloignant trop de la ligne déroulédienne. Ainsi, attaché personnellement à l’amitié anglaise, il purge en 1903 la Ligue des éléments « anglophobes » à l’occasion de la venue à Paris d’Edouard VII (l’Entente cordiale devient alors un dogme officiel de la Ligue).

    Déroulède voue un culte à Gambetta et se réclamera toujours d’un gambettisme idéalisé. A l’inverse, il entretient une haine féroce à l’égard de Jules Ferry qui le remplace. S’il se montre favorable aux lois scolaires, il l’attaque durement sur sa politique coloniale, l’accusant de répandre le sang français inutilement dans des expéditions lointaines alors que la priorité est la récupération de l’Alsace-Moselle. En 1882, Déroulède lui lance sa célèbre réplique :

    « J’ai perdu deux enfants et vous m’offrez vingt domestiques. »

    A partir de 1888, il se range clairement derrière le général Boulanger « porte-drapeau du parti national ». « Je bois à celui qui nous délivrera des chinoiseries parlementaires et des bavards impuissants [...] à celui qui nous délivrera de ceux qui se soumettent humblement aux altières exigences de l’étranger provocateur, après avoir prodigué le plus pur sang français en expéditions lointaines. » (toast du 9 février 1889). La Ligue a alors à ce moment 25.000 à 40.000 membres dont le dixième est militant (le Drapeau revendique plus de 100.000 membres, chiffre totalement bidonné). Plus grand soutien à Boulanger en terme d’effectifs, la Ligue tente de noyauter les comités boulangistes sans grand succès. Déroulède est élu député de la Charente en 1889 (jusqu’en 1893) et sera à nouveau député de 1898 à 1901. La mémoire a surtout gardé comme souvenir de son premier mandat son duel au pistolet contre Clemenceau, attaqué à la Chambre sur le scandale du Panama (six balles échangées le 22 décembre 1892 sans conséquence). Après les déconvenues de Boulanger (fuite en Belgique le 1er avril 1889, échec aux élections d’automne) et son suicide (1891), Déroulède tente en vain de rassembler l’armée battue sous sa bannière. Malgré ses échecs, il garde espoir quand même !

    Déroulède
    Déroulède et sa devise personnelle.

    Les années 1890 sont marquées par le retour à la poésie et aux pièces de théâtre : Les Chants du paysan en 1894, Messire Du Guesclin en 1895, La Mort de Hoche en 1897 et La Plus Belle Fille du monde en 1897. Lorsqu’éclate l’affaire Dreyfus, il se range parmi les antidreyfusards même s’il doute fortement en privé de la culpabilité de Dreyfus ; ce qu’il ne supporte pas sont les attaques contre l’armée. Déroulède n’est pas antisémite : il est l’une des rares grandes figures a avoir condamné sans ambiguïté La France juive d’Edouard Drumont lors de sa parution ; il déclare en 1890 que « L’antisémitisme est la honte de notre siècle ». De ce fait, il supporte mal la mainmise des antisémites sur le mouvement anti-dreyfusard et est décontenancé par la nouvelle génération de la Ligue qui crie « A bas les juifs ! ». S’il trouve l’influence des juifs trop forte en France (il parle plusieurs fois de les remettre à leur juste place), il comprend mal les motivations de l’antisémitisme et lorsqu’il s’exprime sur ce sujet, il n’y voit qu’une résurgence des guerres de religion.

    A la fin des années 1890, constatant que toutes les voies pour imposer ses idées s’avèrent être des impasses, Déroulède songe au coup d’Etat. Lorsque, à Nice, il apprend la mort de Félix Faure (16 février 1899), il rentre immédiatement à Paris dont l’atmosphère est agitée. Pensant que le peuple de Paris est avec lui (le nouveau président Loubet est hué), il approche plusieurs généraux : beaucoup lui assurent qu’ils suivront mais aucun ne veut marcher en tête, sauf un : Pellieux. Le 23 février, selon le plan prévu, Pellieux devait passer place de la Nation avec sa troupe tandis que Déroulède devait l’attendre avec ses ligueurs puis marcher sur l’Elysée. Les événements ne se passent pas comme prévu : les ligueurs sont en trop petit nombre (environ 500) et Pellieux se défile au dernier moment. C’est le général Roget qui se présente (un des conjurés mais ne voulant pas prendre la tête du coup d’Etat), rentrant à la caserne avec ses hommes. Déroulède s’élance quand même, attrape la bride du cheval du général et lui lance :

    « Mon général, sauvez la France ! Vive la République ! A l’Elysée ! A l’Elysée ! »

    Roget est inflexible et rentre à la caserne… avec Déroulède. Le coup de Déroulède paraît grotesque (une « subite hallucination » pour La République française, une « rêverie de poète » pour Les Débats). Déroulède, lors de son procès, clame que s’il est acquitté il recommencera : il est acquitté et tente de recommencer. Le nouveau plan est plus élaboré mais la police découvre le coup en préparation. Cette fois, la Haute Cour le bannit du territoire pour dix ans (4 janvier 1900).

    duel Jaurès Déroulède
    Le Petit Journal, supplément illustré
    du 18/12/1904.

    Il s’exile en Espagne, à Saint-Sébastien, localité qui devient un lieu de pèlerinage pour les nationalistes. Depuis sa maison d’Espagne, Déroulède continue à diriger la Ligue par le biais de son lieutenant Galli. Il n’est autorisé à rentrer provisoirement en France (pour 24h) par le gouvernement que pour un duel face à Jean Jaurès qui devient la principale cible de la Ligue (l’Espagne ne voulant pas d’un tel duel sur son territoire). L’Humanité avait égratigné un hommage rendu à Jeanne d’Arc par la Ligue dans un article intitulé « La Bataille des Pyramides » (28 novembre 1904). Deux balles sont échangées à 25 pas le 6 décembre au matin, cela sans conséquence, devant une foule curieuse.

    Il rentre en 1905 en France à la faveur d’une amnistie votée par l’Assemblée. Suite à son échec aux législatives de 1906 en Charente, il renonce à la carrière politique et refuse de se présenter à l’Académie française en 1908 malgré l’insistance de Maurice Barrès. Lors des dernières années, la politique intérieure est délaissée pour la politique extérieure : l’Alsace et la Moselle reviennent au premier plan. Déroulède s’en prend surtout au pacifisme, à l’antimilitarisme, à l’internationalisme portés par ceux qu’il appelle les « émigrés de l’intérieur » coupables du « crime de lèse-patrie ».

    « les apostats de la France et les renégats de nos traditions ont inventé toute une série de paradoxes ayant pour but d’acheminer petit à petit la Nation vers l’indifférence pour la Patrie. [...] En voici deux des [formules les] plus répandues, des plus accréditées mais non pas des moins nuisibles : « Tous les peuples sont frères. Je suis un citoyen du monde. »
    J’ai déjà dit souvent, mais le répéterai mille et mille fois s’il le faut, que la fraternité des peuples n’a rien en soi à quoi je sois formellement contraire, à la condition que notre premier frère soit le frère français. Ce n’est qu’après avoir fait pour ce frère-là tout ce qui est « humainement » possible de faire que nous aurons le droit d’examiner ce qui pourra être fait « humanitairement » pour les autres. Belle conception de vouloir former les Etats-Unis d’Europe, alors qu’après quatorze siècles d’existence commune, nous ne sommes même pas capables chez nous d’organiser les Etats-Unis de France !
    L’évidente ineptie de l’idée suffit à faire douter de la bonne foi de ses prosélytes.
    Il en est de même pour la pompeuse déclaration de ces soi-disant citoyens du monde. Ils seraient bien embarrassés, je suppose, s’il leur fallait désigner l’emplacement de leur cité mondiale. car enfin, c’est la cité qui fait le citoyen et qu’est-ce qu’un citoyen sans cité sinon un sauvage ?
    [...]
    A vrai dire, l’effet de la propagande humanitaire commence à s’user. Aussi, la secte qui s’évertue à démilitariser et à décatholiciser les Français afin de les opprimer plus sûrement a eu recours à une autre maxime. Ils l’ont retrouvée toute faite dans les
    Rêveries d’un promeneur solitaire : « Heureux les peuples qui n’ont pas d’Histoire ! » [...] Ils savent pourtant bien, ces sophistiqueurs d’idées, ces professeurs d’oubli et d’abdication, que c’est à coups de sabre que la France s’est taillée sa place dans le monde et que c’est faute d’avoir tenu son épée assez aiguisée qu’elle a perdu deux de ses plus belles provinces et avec elles et en même temps qu’elles, une partie de cet apanage sacré sans lequel un peuple n’a plus sécurité ni fierté : l’Indépendance ! » (extrait du discours du 10 juin 1909)

    II. Le déroulédisme

    ● La république plébiscitaire

    Déroulède se veut profondément républicain : il est hors de question pour lui qu’une restauration monarchique ou impériale ait lieu. En revanche, il combat pour une autre république qu’il qualifie de plébiscitaire et qu’il oppose à la république parlementaire laquelle confisque la parole du peuple et est considérée comme source des maux de la France. Sa République idéale est centralisée, dispose d’un pouvoir exécutif fort et base sa légitimité sur le recours aux consultations populaires (référendums qu’il nomme plébiscites). Son vœu le plus cher est l’élection au suffrage universel du président de la République, lequel disposerait d’un mandat de cinq ans toujours renouvelable. Le Parlement est réduit à n’être qu’un organe de contrôle et n’empiéterait pas sur l’exécutif.

    L’épithète « plébiscitaire » met mal à l’aise ses propres alliés (sauf bonapartistes) qui le passent sous silence lors de leurs campagnes, y voyant un repoussoir idéologique (cela rappelle trop le Second Empire). Déroulède pourtant n’en démord pas, pensant qu’expliquer rationnellement ses idées suffira à les faire accepter. Il ne se résoudra qu’à plus ou moins abandonner la formule tardivement, après 1903, après les nombreuses pressions de ses amis.

    ● Questions économiques et sociales

    Déroulède n’a eu aucune formation économique, ses idées restent assez vagues et sont largement inspirées par Eugène Deloncle, l’un de ses éphémères lieutenants. Au niveau industriel, sa préférence va à la petite entreprise et à l’artisanat contre les grandes usines et manufactures. Il éprouve une grande méfiance vis-à-vis du monde des affaires et de la Bourse : « les hommes d’argent n’ont, pour la plupart, d’autre patrie que leur coffre-fort » (1907). Il condamne la lutte des classes (bien qu’il dise la comprendre) et se prononce en faveur d’une redistribution des richesses. Il vote systématiquement toutes les propositions de loi visant à réduire la durée du travail et à améliorer le sort des enfants dans l’usine ; il se montre favorable à l’accroissement du poids des syndicats ouvriers et soutient les grévistes. En 1890, il dépose une proposition visant à créer une caisse nationale des retraites et appuie l’année suivante le contre-projet Constans (« le progrès social […] je suis prêt à l’accepter même de M. Constans »). Au niveau fiscal, il reste extrêmement flou, se contentant de demander une réforme en 1885 dont il se garde de préciser le contenu (sauf la suppression des octrois). Sa seule originalité en la matière a été de se prononcer en faveur de l’impôt sur le revenu, impôt qu’il juge juste (instauré en 1914).

    Il se déclare protectionniste et met en avant cette thématique dans les années 1880. Il entend lutter contre la concurrence déloyale et la main d’oeuvre étrangère : « La première défense nationale à organiser est la défense du travail national contre les travailleurs étrangers ; la défense de l’industrie et du commerce français contre la concurrence et la contrefaçon étrangère, la défense des colonies françaises contre leur exploitation par des étrangers […]. L’heure est venue d’un égoïsme national. » (1883). Il vote la loi Méline en 1892, instaurant un tarif douanier protectionniste sur l’agriculture, et s’en déclarera satisfait.

    ● La religion et l’Etat

    Déroulède se montre modéré en matière religieuse. Personnellement, il se dit catholique mais n’est en réalité pas croyant (il est plutôt déiste). Ses ennemis l’accusent tout au long de sa carrière d’être clérical, accusation dont il se défend. Il renvoie dos à dos « le gouvernement des curés » et l’anticléricalisme, « cette guerre à Dieu qui n’est qu’une autre foi » (pièce La Moabite). En 1891, quand le député Camille Dreyfus réclame la séparation de l’Eglise et de l’Etat, Déroulède prend la parole : « Je suis surpris qu’un débat semblable soit précisément ouvert devant vous non pas par un des 36 millions de catholiques mis en cause, mais bien par un des 500.000 ou 600.000 israélites ». Dreyfus proteste en se qualifiant de libre-penseur et Déroulède lui répond « Je proteste quand je vois que l’on veut déchristianiser la France pour la judaïser peut-être ! ». En 1905, il condamne fermement la Séparation mais reste à l’écart des manifestations contre les inventaires.

    Ses relations avec la franc-maçonnerie évoluent. Au cours des années 1880, les francs-maçons étaient nombreux à la Ligue des patriotes et le leader se montre plutôt bienveillant, les liens se distendent à partir du virage boulangiste et après 1900, Déroulède tient des propos durs vis-à-vis des loges sans afficher une hostilité de principe.

    ● Position par rapport à l’Allemagne

    La priorité de Déroulède est la récupération des territoires perdus dans la guerre de 1870. Dans ses discours, il parle rarement de l’Allemagne mais de la Prusse ; il se dit dépourvu de toute haine à l’égard des autres provinces germaniques et affirme qu’une fois l’Alsace-Moselle récupérée, pas un centimètre carré de territoire allemand ne sera pris. Le chef de la Ligue se défend d’aimer la guerre pour la guerre : « Je ne suis pas un monomane de la guerre, je sais trop ce qu’elle coûte aux individus, aux familles et aux Etats, je ne suis même pas un ennemi acharné de notre ennemi. » (1912).

    * * *

    A la fin de sa vie, Déroulède se retire à Langély où il rédige ses Feuilles de route (ses souvenirs) dont le premier volume paraît le 15 janvier 1907. Peu à peu, le chef de la Ligue se rapproche du pouvoir déporté à droite par l’accroissement du poids des socialistes : Clemenceau, ancien ennemi, finit par gagner son estime et il porte de grands espoirs en Poincaré. La Ligue des patriotes voit son poids s’affaiblir du fait de la modération de son chef, que certains de ses membres ne comprennent pas, et du fait de l’irrésistible ascension de l’Action française d’une part et de l’Action libérale d’autre part. Barrès déclare le 14 juillet 1913 que la Ligue est victorieuse puisqu’elle a « nationalisé » ses adversaires. Déroulède tombe malade en février 1913 (tachycardie, tension). A Champigny, le 7 décembre 1913, il prononce son dernier discours qui est un adieu à la Ligue et décède le 30 janvier 1914 avec la bénédiction papale. Le lendemain, lors des obsèques, les témoins parlent d’une foule extrêmement dense comparable à celle qui avait suivi les obsèques de Victor Hugo, et d’un silence total. De nombreuses personnalités suivent le cortège dont Millerand, Léon Daudet et Maurras. Six mois plus tard éclate la Revanche pour laquelle le chef de la Ligue avait tant combattu.

    Archives de la parole : Déroulède, fragment du panégyrique d’Henri Regnault puis poème « En avant ! ».

    Bibliographie :
    DÉROULÈDE Paul, Qui vive ? France ! « Quand même ! ». Notes et discours, 1883-1910, Paris, Bloud et Cie, 1910.
    JOLY Bertrand, Déroulède. L’inventeur du nationalisme, Paris, Perrin, 1998.

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  • Les décroissants : Être et ne plus avoir…

    Fatigués de la course au “toujours plus”, ils ont choisi de vivre mieux avec moins. Une nouvelle éthique de vie qu’ils mettent en actes au quotidien. Témoignages.

    Qu’on les baptise « décroissants », « créatifs culturels », « consomm’acteurs », que l’on range le mouvement dans un tiroir intitulé « simplicité volontaire » ou « downshifting », peu importe… Car la dynamique est bien là : de plus en plus de personnes, en Amérique du Nord comme en Europe, veulent cesser de se laisser déborder par une vie qui ne leur convient plus.

    Pour l’instant, impossible de chiffrer avec exactitude l’ampleur de la vague, mais des instituts d’études en marketing évoquent déjà une « tendance significative et en expansion (1) ». Aux États-Unis, environ 20 % de la population serait concernée, et plus de dix millions d’Européens auraient déjà modifié profondément leur manière de vivre. « On peut parler d’un étouffement des individus dans cette société dévorée par les objets et la technologie », souligne le psychanalyste Jean-Pierre Bigeault.

    Prise de conscience et passage à l’acte

    Surconsommation, course à la réussite sociale, ravages de la pollution et diminution des ressources… les décroissants font le même constat que beaucoup d’entre nous : leur vie ne tourne pas rond. Mais eux passent à l’acte. Une montée de conscience qu’explique la psychanalyste Luce Janin-Devillars : « Pour endiguer les ravages de la pollution, certains comprennent qu’il y a une noblesse à réparer ce qui peut l’être, à inverser la tendance du jetable pour préserver l’avenir des générations futures. »

    Une fois le processus du « désengagement » enclenché, la diminution des besoins matériels est remplacée, peu à peu, par une grande richesse intérieure. Un peu comme si l’espace « dégagé » laissait entrer une autre dimension, spirituelle, presque mystique. Il ne s’agit pas de renouer avec de vieilles traditions contemplatives religieuses, retiré du monde, à la recherche d’un dieu. Cette spiritualité-là, au contraire, va à la rencontre des humains, chacun se sentant partie intégrante d’un tout, et non plus maître arrogant de la planète.

    Luce Janin-Devillars en est persuadée : « L’éducation, la socialisation, le vivre avec les autres, le religieux au sens premier de religare, “relier”, sont là pour nous humaniser, nous conduire vers une créativité aussi propre que possible. » En tout cas, c’est ainsi que les décroissants que nous avons rencontrés cherchent un nouvel équilibre. Des fous ou des avant-gardistes ?

    Qui sont-ils ?

    Les « décroissants »

    Ils contestent la société de consommation, réduisent leur pollution, mangent bio. S’y retrouvent écologistes, altermondialistes, déçus de l’action politique… et bien d’autres, d’aucun bord en particulier.

    Les consom’acteurs

    Des « décroissants » particulièrement impliqués dans la consommation de produits équitables.

    Les downshifters (ou « désengagés »).

    L’expression existe aux États-Unis depuis 1986. Ils veulent ralentir dans tous les domaines, mais surtout dans le travail.

    Les slow food et les slow life

    Ils participent, de près ou de loin, au mouvement international, créé en Italie, qui promeut les « vrais » produits, la « vraie » nourriture, la convivialité, en opposition à la fast food et à la fast life.

    Et aussi…

    Le Mouvement de la simplicité volontaire lancé par Duane Elgin, essayiste canadien ; les No Logo, qui refusent le diktat des marques et de la publicité ; les Soho-Solos, qui travaillent seuls ou en toutes petites unités.

    Témoignages: “nos amis se fichaient de nous. Maintenant, ils nous envient

    Francis, 41 ans, marié, deux enfants. Lui et sa femme ont quitté Paris il y a quinze ans pour vivre en lisière de la forêt de Fontainebleau, dans une maison construite de ses mains.

    « On a longtemps vécu à Paris. On y a fait nos études aux Arts déco. En 1991, je me suis installé ici quatre jours par semaine, dans une cabane construite par mon grand-père, au milieu du jardin. Mes parents venaient de mourir d’un cancer, à peine âgés de 50 ans, à quatre ans d’intervalle. Les voir mourir comme ça… On ne pouvait plus envisager notre vie de la même façon. Passer son temps à travailler, comme eux, ne pas profiter de la nature, de la vie… Charlotte est venue me rejoindre. Tous nos amis se fichaient de nous !

    J’ai commencé à travailler le bois. Puis, après la naissance de nos filles, l’idée d’une maison en rondins s’est imposée : des matériaux naturels ne nécessitant aucune énergie, 100 % recyclables, une isolation naturelle parfaite. Je l’ai construite en deux ans. Ce choix correspond absolument à nos désirs de simplicité, d’harmonie, de protection de l’environnement. Nous élevons nos enfants dans cet esprit : respect de la nature, vie avec les saisons, pas de gaspillage…

    Je construis une cuve et un bassin de récupération de l’eau de pluie. On pratique beaucoup le voisinage : je te donne des tomates, tu me prêtes la main. Financièrement, ce n’est pas toujours facile. Charlotte est free-lance pour des magazines, je cultive des légumes… Mais on est tellement plus heureux ! Le plus marrant, c’est que nos amis qui nous prenaient pour des dingues nous envient et nous demandent des conseils pour en faire autant ! »
    Sans mes enfants, je serais prête à lâcher encore plus

    Laurence, 43 ans, mariée, trois enfants. Ex-architecte, elle a créé une boutique de design écologique et équitable en région parisienne.

    « Je suis de nature révoltée. Enfant, je voulais être avocate, chirurgien, sauver des vies. Je suis devenue architecte, pour créer de beaux endroits pour les gens. Mais la quarantaine arrivant, rien ne me convenait plus : ni notre mode de vie, ni mon boulot. Surtout, l’environnement me posait une grande question : qu’est-ce que nous allions laisser à nos enfants ? Tout ce gaspillage, ce déséquilibre…

    La mort de mes parents, à très peu de temps d’intervalle, m’a mise debout. J’ai compris qu’ils s’étaient épuisés à travailler. Il n’y avait plus de temps à perdre. Il nous a fallu deux ans pour concrétiser notre projet : vivre ailleurs, autrement, changer d’activité professionnelle.
    Le premier pas a été l’achat de notre espace au sein de ce que l’on appelle “l’usine”, à Ivry-sur-Seine, en région parisienne. Aujourd’hui, elle est devenue un lieu de vie en commun, où nous habitons à une quinzaine de familles, partageant le jardin, des objets, des repas…

    Ensuite, j’ai arrêté l’architecture et ouvert ma boutique de design écologique. On a revu nos dépenses à la baisse, on recycle, on bricole. Sans mes enfants, je serais prête à lâcher encore plus, y compris ma maison. A vivre de très peu. A renoncer vraiment à “l’avoir” pour laisser la place à “l’être”. On me dit souvent que mon magasin, c’est un truc de bobos, de privilégiés… je m’en fiche. Les comportements, les sociétés ont toujours changé grâce aux classes les plus favorisées. Tout le monde doit s’y mettre, on n’a plus le choix… »

    Nos ressources ont baissé de 25 %, et alors ?

    Robert, 40 ans, marié, trois enfants. Anglais, il a quitté son entreprise d’agroalimentaire pour s’installer dans le Gers et devenir consultant indépendant en marketing.

    « En 2001, nous avons décidé de quitter Bristol, en Angleterre, où je travaillais pour une entreprise d’agroalimentaire. Je voulais sortir de la vie d’entreprise dans laquelle j’évoluais depuis quinze ans, reprendre mon activité en main. Je ne supportais plus de vivre dans cet environnement de performance financière, de penser sans cesse au profit des actionnaires… Ma femme est française, nos enfants, bilingues, cela a facilité la décision.

    Ma femme a pu intégrer l’Éducation nationale comme professeur d’anglais. Et nous nous sommes installés à dix kilomètres d’Auch, le Sud-Ouest. Nos ressources ont baissé d’environ 25 %, et alors ? Nous avons tellement gagné en contrepartie : du temps pour les enfants, les amis, du plaisir… Je suis plus créatif. Je travaille pour moi, et surtout je maîtrise tout ce que je fais, de A à Z… Ce qui ne veut pas dire que je vois le monde de l’entreprise comme le grand méchant loup : je n’exclus pas d’y entrer de nouveau. Mais je pense qu’il faut envisager d’autres types de relation au travail.
    Les Soho-Solos (2) que je côtoie ici ont tous ce même désir de modifier les rapports avec l’entreprise. C’est un vrai mouvement qui s’amorce.
    »

    Je voulais travailler pour vivre et non l’inverse

    Marc, 40 ans, marié, deux enfants. Ancien cadre supérieur chez Elf-Aquitaine, il est aujourd’hui enseignant en éthique des affaires à Barcelone.

    « A ma sortie de Sup de Co, j’ai été engagé chez Elf- Aquitaine comme cadre supérieur dit “à haut potentiel”, très bien payé. Pourtant, il me manquait quelque chose…

    Je voulais m’enrichir intellectuellement, travailler pour vivre et non l’inverse. J’ai démissionné. En même temps, Sybille, ma femme, quittait son travail de directrice commerciale pour commencer un DEA en économie de l’environnement.

    J’ai alors repris des études à l’Institut européen des affaires. Nos ressources ont été divisées par deux mais, de nouveau, j’étais libre. A la fin de mon doctorat, j’ai choisi délibérément un poste moins prestigieux que d’autres, à l’université de Barcelone où j’enseigne l’éthique des affaires. Nous vivons très simplement, sans télévision ni radio, avec ce même désir d’être le plus possible en accord avec nous-mêmes, avec notre famille. Depuis quelque temps, j’ai entamé un nouveau processus : me détacher de “l’avoir”, de la reconnaissance sociale flatteuse, pour aller vers “l’être”.

    Aujourd’hui, j’essaie même de me détacher du “faire” pour aller encore plus vers “l’être”. Je quitte peu à peu le domaine de la compréhension intellectuelle pour me diriger vers une
    plus grande contemplation, une capacité à m’émerveiller de ce que je ne comprends pas, comme les émotions, ou simplement la beauté d’un paysage. Abandonner les “objectifs”, déverrouiller la porte, laisser entrer les “autres”. Auparavant, j’étais à la recherche du bonheur, maintenant, je suis davantage à la recherche de ma vie.
    »

    Notes

    1- Trends Research Institute (institut américain de recherche sur les tendances).

    2 – Le Soho-Solo est un programme européen destiné à faciliter l’installation des travailleurs indépendants dans les régions de l’Ouest de l’Europe. Site : www.soho-solo.com

    Psychologies

    http://fortune.fdesouche.com