Jean-Paul Brighelli, récemment (1), rappelait que l’institution des crèches, n’avait que peu de liens historiques et religieux avec le christianisme authentique. Le terme « institution » est employé ici pour évoquer le mortier des siècles, la lente et merveilleuse fabrication d’une coutume populaire, qui se sert des pierres laissées par les traditions ancestrales, de cette mémoire longue qui plonge parfois dans les temps proto-historiques, pour ériger des « monuments » (du latin monumentum, dérivé du verbe moneo « se remémorer »). Les crèches appartiennent à cet « art » de tous, œuvre artisanale dont on ne connaît pas l’auteur, car elle jaillit du génie communautaire, comme les contes, les légendes, les chansons de village et des danses dit « folkloriques », dont les volutes manifestent quelques chose des mythes éternels.
Les crèches, dont la création est redevable de récits bibliques apocryphes, signifient, d’une façon bon enfant, la revanche du paganisme sur une religion allogène, judaïque, violemment hostile aux « idoles ». Le christianisme primitif a eu du mal à se défaire de ces a priori anthropologiques, au point que sa réappropriation de l’art « païen » n’est devenue évidente que dans le temps même de sa résistible victoire sur les antiques croyances. L’art dit « chrétien », qui doit beaucoup à l’art impérial du IIIe siècle (2), s’est affirmé quand la nouvelle religion du Christ a senti qu’il n’existait plus guère de danger provenant de l’ancienne religion, c’est-à-dire après le putsch de Constantin, dit « le Grand », au début du IVe siècle.
Ce que l’on examine, de l’« art chrétien » du Moyen Âge, appartient à ce genre d’équivoques qui ne cessent d’agiter les spécialistes, l’équivalent des interrogations qui se posent lorsqu’on se demande s’il peut exister une philosophie chrétienne. De la même façon, on peut appréhender la foi galiléenne comme une acculturation du judaïsme, qui s’est fondu dans la Weltanschauung, la vision du monde hellénistique, avec, cependant, un noyaux monothéiste et iconoclaste persistant, qui se réactive par intermittence. D’autres apories peuvent aussi naître d’une analyse poussée des légendes issues de la « Matière de Bretagne ».
La République – du moins celle qui s’est illustrée en France – a eu pour ambition de restituer l’État romain, sa vertu, son sens de l’État, bref, la res publica. Or cette « chose publique » peut se confondre aisément avec la laïcité telle qu’elle s’est traduite lors des lois de séparation de l’Église et l’État, en 1905. C’est évidemment, si l’on cherche des sources référentielles à cette brisure entre le sceptre et le goupillon, une illusion de trouver des justifications dans l’Histoire, car jamais, dans les temps anciens, même à l’époque de la querelle entre l’Empire romain-germanique et la papauté, on a conçu une société qui ne fût pas façonnée de ces deux pans indissociables que sont le temporel et le spirituel, ce qu’exprime très bien le terme de « religion », qui induit un rapport de dépendance entre le haut et le bas, entre le terrestre et le supra-humain. Même saint Augustin, dans La Cité de Dieu, ne sépare pas, de facto, la cité des hommes de la cité de Dieu, qui sont inextricablement mêlées, dans la vie civique, et dans les cœurs. Le point nodal, où s’incarne cette rencontre entre les deux ordres, est, bien sûr, la morale, ou, plus précisément, la charité.
La décision de l’État de couper les deux réalités de l’être humain, entre, d’un côté, la chose publique, et, de l’autre, la chose privée, ne visait pas, au début du XXe siècle, à empêcher la seconde de s’exprimer librement. La République a, au demeurant, eu besoin de l’appui de l’Église durant la Guerre de 14-18, comme, plus tard, le bolchevique Staline a eu recours à l’Orthodoxie durant la Grande Guerre patriotique qu’a menée l’empire soviétique contre l’empire nazi. Les hommes n’aiment pas mourir pour des idées, il leur faut la chair et le sang de leur mémoire pour se sacrifier.
L’agressivité dont font preuve, actuellement, les tenant d’une laïcité « pure » délivrée de tout signe religieux, lorsqu’ils revendiquent une sorte d’épuration civique, de nettoyage des rues, des édifices officiels, des corps et des écrans virtuels, et, bientôt, pourquoi pas, comme dans les meilleurs récits contre-utopiques, rectifiant passé et futur, ne manque pas d’être assez singulière, si l’on s’en tient à la longue chaîne des siècles.
Il est certain que la volonté, récurrente, existe de niveler le catholicisme au rang de sensibilité religieuse comme une autre, niant de cette façon son rôle constituant de notre civilisation européenne et française. Penser, pour autant, que cette acrimonie éradicatrice relève d’un complot visant à substituer l’islam au christianisme pèche par excès. En effet, les « princes qui nous gouvernent », comme disait feu Michel Debré, n’usent des musulmans qu’en ce que ceux-ci servent d’instruments de démolition. Le multiculturalisme n’est pas, dans notre espace historique, l’expression d’une civilisation, mais une arme contre la civilisation. La présence de religions allogènes, dans la Rome antique, n’a été tolérée, voire encadrée, comme le judaïsme, qu’en tant qu’elles de constituaient pas un péril pour la sauvegarde de l’« empire ». La notion de « tolérance », au sens que lui ont donné les Lumière, est, en ce qui concerne cette époque, tout à fait anachronique. Le passage du paganisme au christianisme n’a pas été un changement radical dans l’octroi plus ou moins grand de la « liberté d’opinion, ou d’expression » qui, là aussi, rapporté à l’ère contemporaine, risque de se révéler tout autant anachronique que la notion de tolérance. Car non seulement les débats philosophiques ne concernaient qu’une élite très réduite, mais on sait combien cyniques, stoïciens, épicuriens, ont pu être l’objet de désagréments de la part du pouvoir, et, surtout, quel a été la lente dérive structurelle, qui a formaté l’appréhension de l’univers, et, de syncrétismes en confusions, d’hénothéisme fondé sur un usage métaphorique des divinités, en synthèse entre aristotélisme, stoïcisme et platonisme, jusqu’au triomphe, dans les cercles cultivés de l’aristocratie, du néo-platonisme, et a préparé l’avènement de la théologie chrétienne et sa propension à caréner une orthodoxie pérenne (3).
Aussi bien serait-on avisé de ne pas interpréter l’évolution de ce que d’aucuns nomment « le système » comme un mode opératoire unique, reposant sur une vision stratégique homogène, d’où seraient tirées les ficelles qui manipulent des marionnettes. Non qu’il n’existe pas des officines plus ou moins occultes, mais les visées semblent parfois contradictoires. Comment concilier, en effet, la volonté de balayer tout signe ostentatoire de la religiosité – dont le fameux voile intégral – , et de promouvoir, dans le même temps, l’islam, en finançant, par exemple, des mosquées ? S’appuyer sur des populations étrangères, par leurs cultes, leur religion, leurs symboles civilisationnels, voire leurs mœurs, pour diminuer l’importance de la mémoire de l’Europe, et, parallèlement, se hérisser frénétiquement dès qu’apparaît toute allusion à la religion, voilà ce qu’on appelle un paradoxe. En vérité, le tableau est pour le moins complexe.
D’autant plus que le monde musulman s’inscrit dans le monde « traditionnel », conservateur (au sens propre : « qui conserve »). Toutefois, le processus libéral mondial le fait passer progressivement et sûrement, comme toute chose, dans une logique postmoderne; il se métamorphose, de réalité archaïque (de « archê », fondements originels) fortement ancrée, en expression d’une « opinion » comme une autre. Le vocable « religion » recouvre, sinon des acceptions différentes, du moins des degrés de pertes du sens inégaux. Car il s’en faut de beaucoup que toutes les sacralités se vaillent, tant synchroniquement que synchroniquement. Le christianisme de l’homme contemporain, si l’on prend la peine de sonder les cœurs et les intelligences, est sans commune mesure avec celui des temps anciens, et il est fort probable que le premier partagerait malaisément le sort du deuxième, qu’il appréhenderait à l’horreur pour les contraintes religieuses qu’éprouve tout hédoniste contemporain. De même, qu’y a-t-il de semblable entre la conception du sacré d’un paysan du Bengale, par exemple, et celle d’un évangéliste américain ?
La question essentielle est, non de ravaler toute sacralité à une dénominateur commun, par exemple la foi (aussi peu discernable que l’amour), ou bien, plus identifiable, les rites ou les bâtiments confessionnels, mais de savoir quel type de religiosité sied parfaitement au « système » libéral. Or, la logique de la « main invisible », du marché, est de déminer, de dédramatiser, de folkloriser, de dysneylandiser les patrimoines, les traditions, les appartenances, les identités. On se satisferait d’une multitude de communautés, à condition qu’elles se parent des attributs d’une mode, certes, un peu spéciale (comme les « identités sexuelles »), mais compatibles avec cet arc-en-ciel qu’on arbore comme le drapeau de la diversité. Autrement dit, pour la gloire et l’intérêt du doux commerce, il est nécessaire que se multiplient les appartenances, si possible interchangeables, mais sans les inconvénients ataviques de ces engagements, l’exclusivité, l’intolérance, la guerre, les bûchers, ou bien la permanence, la discipline, la règle, la rigueur de la doctrine.
La seule entité viable (si l’on ose dire) de l’ère postmoderne est une bulle vide, flexible, polycompatible, éthérée, irresponsable, vaguant à tous vents, surtout aux caprices du marché. La religion est un marché comme un autre. La gravité de la tradition authentique, comme celle de l’ensemble des sociétés qui ont disparu, diluées par les flux corrosifs de l’argent, cette pesanteur solennelle, digne, noble, que les Romains considéraient comme la marque de l’honnête homme, n’a pas sa place dans un monde liquéfié, qui n’est, aux dires de la « Dame de Fer », pas une société (4). Ne resterait in fine qu’un être évaporé, déraciné de la terre, sans laquelle aucune civilisation ne peut vivre d’une vraie vie, ne peut devenir la demeure du monde.
Faut-il parler, alors, de religion, de projet religieux conquérant, dominateur, tel que le serait l’islam, comme nous l’assurent les Identitaires ? Il semblerait plutôt que l’on assistât à l’un des derniers assauts contre l’esprit religieux. Les musulmans devraient porter attention aux effets dévastateurs de la modernité : on ne peut être véritablement adepte d’une tradition spirituelle, et drogué aux poisons de la société de consommation, de la sous-civilisation matérialiste, américanisée, bafouant toutes les valeurs qui ont été vénérées pendant des millénaires.
À cette aune, la censure des crèches apparaît comme l’aboutissement d’un processus de désenchantement commencé avec les religions judaïsantes. La société marchande est la fin et le triomphe d’un monothéisme délivré de ses oripeaux païens. L’Empire romano-chrétien a tenté, par la violence ou la propagande, l’intimidation ou la persuasion, d’extirper des cœurs, des consciences, et des paysages, les reliquats d’une religion haïe, que l’on dénonçait comme le suppôt du diable, comme le témoignage de la déchéance humaine (5). Le christianisme fut une religion nouvelle, une révolution. Son projet de nouvel homme se voulait radical. La nouvelle foi plongeait jusqu’au fond des êtres, et les sommait d’adhérer, d’aimer, de se sacrifier pour elle, ce que les traditions sacrales ancestrales n’exigeaient pas. Il fallait arracher les racines du mal, jusqu’au tréfonds de la terre humaine. La traque des derniers païens, la destruction ou la récupération des vestiges anciens, des chênes sacrés, des sources, des temples, des hauts lieux, furent, au Moyen Âge, un combat incessant. Et vain, comme l’on sait, puisque des legs païens restèrent vivaces, comme Noël, et, justement, nos fameuses crèches, avec leurs animaux sentant l’humus.
Pour la première fois, le libéralisme est en voie de réaliser ce qui avait été entrepris il y a deux mille ans : soustraire à la joie humaine la chair et la saveur des petits dieux populaires, ceux qui accompagnaient, jadis, les tribulations des humbles. Et l’on retrouve, dans cette volonté dévastatrice, cette rage rabbinique, ecclésiastique, qui s’en prenait autrefois aux héritages païens, même si cette haine est maintenant dirigée par des laïcistes, contre le christianisme même, comme chose du passé.
Claude Bourrinet
Notes
1 : Jean-Paul Brighelli, « Ce que cache l’interdiction des crèches de Noël », dans Le Point, le 10 décembre 2014.
2 : Bernard Andrae, L’art de l’ancienne Rome, Paris, Éditions Mazenod, 1988.
3 : Polymnia Athanassiadi, La lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif, Paris, Les Belles Lettres, 2006.
4 : Margaret Thatcher, « There is no such thing as society : there are individual men and women, and there are families », 1987.
5 : Ramsay MacMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1998.
http://www.europemaxima.com/
http://www.actionfrancaise.net/craf/?Communique-Operation-Creches-pour