tradition - Page 399
-
Les jeunes du RF Paris déploient leur banderole sur la tour Eiffel
-
un papa, une maman pour tous les enfants
La manifestation des catholique opposés au projet de loi sur le “mariage” homosexuel a mobilisé dans Paris près de 20.000 personnes, enfants, adolescents, jeunes, parents, grands-parents le dimanche 18 novembre 2012. CIVITAS vous propose le reportage de cette manifestation réalisé par Jean-äul et Jacques Buffet.
-
AUX SOURCES DE L'EUROPE : ATHENES
On parle communément du miracle grec : « tout ce que les Grecs ont reçu des Barbares, ils ont chaque fois fini par le perfectionner », disait Platon.
Le premier avantage concret que nous a procuré la Grèce c’est l’alphabet. Alors que l’alphabet phénicien ne notait que les consonnes les grecs ont permis à ce système graphique, en introduisant de nouveaux signes, de s’adapter à tous les langages et d’en rendre compte avec précision. Notre civilisation est ainsi devenue une civilisation de l’écrit. A travers les alphabets latin et cyrillique, qui dérivent tous les deux de l’alphabet grec, celui-ci a permis à tous les peuples d’enregistrer les faits, de fixer et de transmettre la pensée.
Ce sont aussi les grecs qui grâce à leurs découvertes technologiques et leurs inventions vont pouvoir établir des colonies et aller à la découverte du monde inconnu. Paul Faure nous raconte comment « la grande colonisation des VIIIe et VIIe siècle a été redue possible », « par deux inventions matérielles, le vaisseau de guerre et l’armement lourd du fantassin, mais aussi par trois innovations d’ordre politique essentiellement : la cavalerie montée, la monnaie d’argent, l’alphabet de vingt-quatre à vingt-six signes ».
Pour autant, les grecs ne sont pas à proprement parler des conquérants, se sont surtout des philosophes et des historiens, se sont les inventeurs de la littérature, de l’histoire et du théâtre.
Nous devons aussi aux grecs les moyens de conduire et d’organiser notre pensée. Les règles de méthode qui conditionnent l’élaboration de toute science ont été définies pour la première fois par Aristote et son école.
Dans l’organisation sociale, avec le modèle de la Cité, les grecs nous ont apporté une conception de l’Etat qui pour la première fois dans l’histoire a tenté de concilier la liberté individuelle avec la solidarité communautaire. La cité, groupe humain original, est un espace qui réunit les citoyens partageant des intérêts communs au-delà du souci immédiat de survie : un territoire, des traditions, le sentiment d’appartenir à une collectivité forgée par l’histoire où le destin de chaque membre est lié à celui de tous. C’est en ce sens que l’on peut dire que les grecs ont inventé la politique, tâche noble à laquelle est appelé chaque citoyen. En effet, alors que le pouvoir du roi mycénien était enfermé dans le secret du palais royal, le pouvoir, dans la cité grecque devient public et ouvert, ce dont témoigne l’agora, place où se tiennent les réunions de citoyens. Et comme le pouvoir est exposé sur l’agora, il peut être remis en cause par n’importe qui. Par ces innovations, les grecs ont les premiers forgé le concept même de gouvernement par la loi et celui de liberté qui lui est indissolublement lié.
Mais la plus importante des leçons de la Grèce est que tout groupe social, du plus petit au plus grand, de la famille à l’Empire, suppose l’acceptation d’un code de valeurs qui sont d’essence religieuse. Le respect de la vie, l’égalité, la liberté échappent aux justifications rationnelles. C’est pourquoi les grecs considéraient les lois comme divines et les révéraient comme telles. Ainsi, dans leurs institutions, il n’existe aucune distinction entre le civique et le sacré. Tout magistrat exerce à la fois une charge administrative ou politique et des responsabilités religieuses. Le premier devoir du citoyen est de participer aux cultes de la cité. Pour autant, en inventant la politique, les grecs prennent conscience de l’autonomie de l’ordre social par rapport à l’ordre naturel, c’est-à-dire qu’il existe deux ordres, un ordre transcendant et intangible, celui de la physis, et un autre artificiel, créé par les hommes, variable selon les temps et les lieux, soumis à critiques et à réformes, celui du nomos. A côté de la loi naturelle peuvent donc exister des lois ordinaires faites par l’homme, fruit de sa réflexion et de son expérience.
Enfin, nous devons à la Grèce ce que nous appelons l’humanisme, terme aujourd’hui interprété restrictivement. Dire que l’homme est la mesure de toute chose n’implique nullement que rien ne compte en dehors de lui. C’est une simple constatation d’expérience : étant l’être pensant, l’homme est forcément à ses propres yeux, la référence constante dans l’univers. C’est pourquoi il conçoit Dieu à son image pour instaurer avec la puissance infinie un dialogue où l’individu s’engage tout entier. On peut déjà relever dans cette réflexion le terreau que sera le monde antique pour l’évangélisation chrétienne puisqu’on peut dire que l’homme antique préfigure en quelle que sorte le futur chrétien en ce sens que rien dans son esprit ne viendra s’opposer à la révélation.
Le saut vers la civilisation accompli en Grèce par l’invention de la cité n’a été accompli dans aucune des autres grandes zones géoculturelles. L’islam n’est pas civilisé parce que les sociétés islamiques ne sont pas des cités et que le musulman n’est pas appelé à être un citoyen. En terre d’islam, la politique n’existe pas, le droit est entièrement régit par le religieux et le débat critique n’est pas garanti par les institutions. Ainsi, il ne peut y exister de loi humaine puisque toutes les lois sont des lois coraniques. De même, en Asie et en Inde, on retrouve des sociétés sans état ou des régimes sacraux dans lesquelles les rois sont en même temps les dieux.
Telle apparaît la leçon des grecs. « Leçon d’ordre dans la pensée, servie par le langage et l’écriture ; leçon d’ordre dans la société où un pacte d’essence religieuse unit les membres d’un groupe bien défini, qui mérite dévouement et sacrifice ; leçon d’ordre dans l’art, qui se voue au service de l’homme et des dieux. La liberté prospère sous la protection des lois, qui sont d’origine divines. Les erreurs à proscrire sont la solitude, l’impiété et l’anarchie ».
Ainsi, à travers leurs créations, les grecs ont marqué tous les peuples d’Europe, par les arts, la politique avec l’éveil de la démocratie et la pensée philosophique.
Si l’on considère que la philosophie grecque s’étend de Thalès à la fermeture de l’école d’Athènes en 529, on constate que cette influence grecque s’étend sur une période de douze siècles à laquelle Rome donnera une suite stupéfiante... -
La Vision de Tondalus et la littérature visionnaire au moyen âge
La vision est un des genres mystico-littéraires des plus goûtés au moyen âge. Innombrables sont, en effet, les textes visionnaires parvenus jusqu’à nous et, sans parler de ces sommets que sont les visions de Sainte Hildegarde et de Hadewych, l’on peut dire que la vision a fleuri dans tous les pays de l’Europe occidentale. La plupart des textes conservés semblent d’abord avoir été écrits en langue latine, pour être traduits par la suite en langue vulgaire et se répandre ainsi dans toutes les couches de la société.
A en juger d’après le grand nombre de visions d’origine irlandaise, l’on peut affirmer que c’est avant tout un genre propre au monde celtique (1) où il se confondrait avec la tradition païenne de l’imram (2) ou voyage maritime à la Terre des Ombres, île lointaine et inaccessible où tout n’est que félicité.
Par la suite, se rencontrant avec d’autres récits de tradition strictement chrétienne, ce voyage se serait confondu avec les « ravissements dans l’esprit », au cours desquels les visionnaires visitent l’au-delà.
L’une des premières visions chrétiennes dont le texte nous soit parvenu est la Vision de Salvius qui nous apporte, d’emblée deux éléments propres au style visionnaire: la mort apparente du visionnaire et l’apparition du guide qui Je conduit sain et sauf à travers les embûches de l’au-delà.
Dans tous les textes visionnaires du quatrième au sixième siècle, le paradis des élus se rapproche encore beaucoup de l’Élisée des Grecs ou du Hel des anciens Germains: c’est une espèce de pays de cocagne ou tout n’est que joie et allégresse, et qui se confond volontiers avec le paradis terrestre dont Adam en Eve furent chassés après la faute.
Dans un des Dialogues du Pape Grégoire le Grand, nous trouvons également la description classique d’une mort apparente accompagnée d’un voyage dans l’autre monde, tandis que des considérations eschatologiques viennent utilement nous renseigner sur notre vie future. Maïs l’originalité de cette vision réside dans le fait que nous y rencontrons pour la première fois le thème du pont étroit qui est une des épreuves les plus redoutables pour les âmes damnées.
Le texte de Grégoire le Grand semble avoir donné un essor définitif au genre et dès le huitième siècle les visions se multiplient, en étant toutes construites sur le même schéma.
L’Historia Ecclesiastica de Beda Venarabilis (3) nous rapporte à elle seule la relation de trois morts apparentes accompagnées de visions à tendances eschatologiques. La plus remarquable d’entre elles est la Vision de Drithelm qui s’apparente de très près à la Vision de Tondalus, aussi la considère ton comme une de ses sources.
Sous le règne de Charles Magne, nombreuses sont les visions qui s ‘inspirent des thèmes de Grégoire le Grand, mais sous l’influence de certains facteurs extérieurs, elles perdent petit à petit leur sens religieux pour revêtir un aspect politique. La plus célèbre des visions de ce genre est certainement la Vision d’une Pauvresse. Elle nous conte l’histoire d’une pauvre femme, du district de Laon, tombée en extase en l’année 819, et dont les visions auraient inspiré directement la politique carolovingienne.
Faisant exception dans la série des visions politiques de l’époque, les Visions d’Anscarius (4) sont de la plus pure inspiration eschatologique. Dès sa prime jeunesse, Anscarius connut les visions et les ravissements, aussi vécut-il de la manière la plus sainte, loin des rumeurs du vaste monde. Puis, certain jour, une vision lui ayant montré les beautés de l’apostolat, il alla convertir les hommes du Nord à la foi chrétienne. Les Visions d’Anscarius s’apparentent de fort près à la Vision de Salvius, tout en s’inspirant des principaux thèmes eschatologiques de l’Apocalypse. Jusqu’ici, le style visionnaire était encore tout entaché de matérialité, voire même de vulgarité. Chez Anscarius, au contraire, le récit se spiritualise et l’âme qui s’échappe du corps endormi se pare d’une essence vraiment impondérable, tout comme Je Ciel se colore d’une indicible fluidité. Anscarius reconnaît cependant son incapacité à traduire l’ineffable et il avoue que ses descriptions ne sont que des approximations qui se trouvent bien en-dessous du réel.
Pendant les deux siècles qui suivent, la littérature visionnaire connaît une certaine régression. Hormis la Vision de Vauquelin, qui date de 1091, il n’y a aucun texte marquant à signaler.
Dès le début du 12° siècle, les textes visionnaires se suivent de très près, nous y relèverons surtout des visions d’ origine irlandaise dont la Vision d’Adamman semble être la plus ancienne. Tout en relevant d’un certain conventionnel, le genre se traduit en récits d’une très grande beauté de style. Ces visions nous révèlent, en effet, le merveilleux chrétien dans toute sa diversité, depuis la description des plus misérables scènes du monde des damnés, jusqu’à l’épanouissement béatifique des âmes au sein de Dieu. Les thèmes traditionnels se développent et s’amplifient d’un récit à l’autre. Des réminiscences orientales, dues aux Croisades, s’y révèlent, tandis que des rappels des auteurs anciens viennent témoigner des premières influences du monde antique.
Cette littérature visionnaire à tendance eschatologique connaîtra bientôt son apogée dans la Divine Comédie (5) du Dante, tandis que les visions d’inspiration plus mystique aboutiront aux plus sublimes révélations de Sainte Hildegarde et de Hadewych (6). Tant par leur popularité ,que par la beauté de leur style, la Vision de Tondalus et le Purgatoire de St-Patrice occupent une place d’exception dans la littérature eschatologique du moyen âge.
La Vision du Chevalier Ovin relatée dans le Purgatoire de St-Patrice se rattache à l’antique tradition celtique des Imrama, aussi n ‘ est-ce point en état de léthargie que le Chevalier Ovin s’aventure dans le monde des ténèbres, mais en y pénétrant volontairement par une grotte qui communique avec les entrailles de la terre. Sur le plan chrétien il refera le voyage déjà entrepris avant lui par Orphée, Ulysse et Enée. Tout comme eux il pénètrera de son plein gré dans le monde de l’au-delà, mais son voyage est un véritable pélerinage: c’est, en effet, pour se purifier qu’il veut contempler les peines infligées aux âmes damnées. Il est ainsi porteur de cette foi essentiellement chrétienne et médiévale en la Rédemption de l’homme.
Le Chevalier Ovin n’a point le bonheur d’avoir un guide dans son voyage, mais là ou les dangers seront par trop menaçants, il lui suffira de prononcer le nom de Jésus pour se sentir aussitôt à l’abri. Il ira ainsi de supplice en supplice, en se purifiant chaque fois davantage, pour arriver enfin aux partes du Paradis.
Par les nombreuses recommandations à l’adresse du lecteur qui entrecoupent le récit, cette vision se révèle avant tout comme une œuvre d’édification et une exhortation à la pénitence.
Ce récit, qui se rattache au fameux Pélerinage de St-Patrice, en Irlande, a rencontré un succès sans précédent dans les annales de la littérature médiévale. Ecrit en latin par un moine irlandais du nom d’Henry de Saltrey vers 1189, il fut bientôt traduit dans toutes les langues de l’Europe occidentale. De nombreux auteurs célèbres s’en inspirèrent, notamment Calderon qui en tira son El Purgataria de San Patricio. Jusqu’au milieu du 19° siècle il a servi de trame à un mystère fort populaire dans toute la Bretagne.
Quant à la Vision de Tondalus, due vers le milieu du 12° siècle à la plume du moine Marcus, son succès dura plus de trois siècles. Plus de 60 versions latines, toutes du 12° ou du 13° siècle en ont été conservées jusqu’à nos jours. Sa traduction en langue vulgaire se répandit dans tous les pays de l’Europe occidentale. Vincentius Bellavacensis recopia intégralement cette vision dans son Speculum Ristoriale (vers 1244) , tandis que Denys le Chartreux en donna un résumé fort circonstancié dans deux de ses ouvrages Quatuor Novissima et De Particulari Judicia Dei. C’est grâce à ces deux auteurs, particulièrement populaires à l’époque, que la Vision de Tondalus pénétra dans tous les milieux.
Cette vision nous conte les mésaventures du Chevalier Tondal qui, étant tombé certain jour en état de léthargie, eut le privilège de descendre en Enfer et d’en rapporter le récit que le frère Marcus (7) a trancrit pour l’édification des pécheurs.
Dès le seuil de l’autre monde, Tondal est accueilli par son ange gardien et ensemble ils traverseront l’Enfer pour visiter ensuite le Paradis et y contempler les âmes bienheureuses.
La délimitation de l’au-delà en trois zônes bien définies- Enfer, Purgatoire, Paradis – telle que nous la trouvons dans la Divine Comédie n’ est pas encore bien fixée dans le récit du frère Marcus, aussi a-t-on pu soulever une controverse quant à la définition des lieux visités par Tondalus Selon certains, seul le supplice infligé par Lucifer, relèverait des peines de l’Enfer, toutes les autres étant encore celles du Purgatoire.
Quoi qu’il en soit, nous constatons que dans la Vision de Tondalus onze supplices s’étagent jusqu’aux partes du Paradis et que même à l’intérieur de celui-ci, certaines âmes doivent encore souffrir des supplices temporaires, tels les deux rois ennemis Concober et Donacus, qui avaient cependant déjà fait pénitence sur terre, maïs qui ne furent pas « entièrement bons » … Quant au roi Cornacus, il y doit également expier certains crimes et y subit ainsi chaque jour, durant trois heures, la peine du feu jusqu’au nombril, tandis que la partie supérieure de son corps se recouvre entièrement de poils. Comme on le voit, dans le Paradis de Tondal, la première joie connaît encore ses heures de détresse, mais les cinq joies suivantes, elles, sont toute félicité. Elles sont réservées aux âmes nobles qui vécurent d’une vie exemplaire ici-bas.
Tondal serait volontiers resté en ces lieux, mais son ange gardien lui fait comprendre qu’il n’en est pas encore digne. S’il persévère dans ses bonnes résolutions, il reviendra certainement en ces lieux pour y prendre part aux chœurs des bienheureux. Maïs avant d’en arriver là Tondal devra vivre, pendant le temps qui lui reste à demeurer sur terre, une vie de mortification et de charité. C’est à ce moment que l’âme de Tondal va rejoindre son corps pour s’adonner à l’œuvre de la gräce.
La Vision de Tondalus a laissé des traces profancles dans toute la littérature de moyen âge. Son iconographie est des plus abondantes, car des artistes de la qualité d’un Pol de Limbourg ou d’un Jéröme Bosch y ont trouvé de fécondes sources d’inspiration. Nombreux sont également les incunables qui ont reproduit cette vision. La première édition typographique de ce livre serait celle d’Anvers « gheprent bi mi Mathijs van der goes », portant le millésime 1472.
Les bibliographes sont toutefois unanimes pour affirmer que cette édition a été antidatée par van der goes qui voulait ainsi s’attribuer la gloire d’avoir imprimé le premier livre paru dans les Pays-Bas.
Presque toutes les éditions de la Vision de Tondalus datent du 16° siècle et dès le 17°, cet ouvrage qui avait connu tant de vogue ne reparut plus au catalogue des éditeurs. Au 19° siècle il sortit de l’ombre grâce à la curiosité des philologues romantiques et dès 1837 Octave Delepierre, archiviste de la Flandre Occidentale en présenta une nouvelle version française d’après le texte la tin de Vincentius Bellavacensis, à laquelle nous empruntons les fragments publiés dans le présent cahier.
Dans plusieurs pays d’Europe les philologues se sont depuis lors occupés fort longuement des innombrables manuscrits de l’œuvre. Certains d’entre eux nous ont dotés ainsi de la présentation critique de quelques-uns d’entre-eux, notamment MM. R. Verdeyen et J. Endepols qui publièrent une version moyen-néerlandaise de la Vision de Tondalus et du Purgatoire de St. Patrice. Nous devons la plupart des données historiques réunies dans cette étude aux patientes recherches de ces deux savants.
Une étude détaillée du sujet, que nous venons d’esquisser ici et qui relève autant de l’histoire de la littérature comparée que de l’histoire de la dévotion occidentale au moyen âge, reste encore à écrire.
Marc. EEMANS. Hermès, n° 3, mars 1937. http://marceemans.wordpress.com
(1) Rappelons cependant que le monde antique tout comme le monde oriental connurent ce genre et bien souvent nos visions médiévales en sont des démarcations plus ou moins conscientes.
(2) Le plus célèbre Imram connu à ce jour est celui du Voyage de Bran ou de Saint Brandan.
(3) Moine et historien anglais, né à Wearmouth (675-735).
(4) Saint Anschaire, évèque de Hambourg (801-865) .
(5) Les constantes allusions du Dante à des personnages politiques contemporains rattachent également la Divine Comédie à la tradition carolovingienne des visions politiques.
(6) Parmi les grandes femmes visionnaires citons également: Elisabeth de Schönau, Marie d’Oignies, Christine de St-Trond, Lutgarde de Tongres, Beatrice de Nazareth, Mechtild de Magdebourg, etc.
(7) L’auteur de la Vision de Tondalus, probablement un moine Irlandais du XIIe siècle, n’est connu que sous ce prénom. C’est ainsi qu’il se présente lui-même au debut de son récit. -
Regards nouveaux sur Nietzsche
« Le renversement de Nietzsche, loin de renverser la réversion, revient donc en fait avant la réversibilité, et réinstalle le monde sur un mode héraclitéen, irréversible, fermement tenu dans un Logos. […] Et la transmutation des valeurs, demandant des capacités contradictoires capables de cohabiter sans se détruire, instaure une "multiplicité formidable" dans laquelle hiérarchie et distance sont nécessaires afin que le Tout soit du tout différent que du chaos pur. Voilà pourquoi seul celui qui croît comme un arbre, "non pas à un seul endroit, mais partout", celui seul qui perçoit "l'effet des mots rayonnnants à droite, à gauche et sur l'ensemble", seul celui qui peut être à la fois "philosophe, rhinocéros, ours des cavernes, fantôme", peut déceler ce qu'a d'inconvenant "l'homme abstrait, plante séparée du sol", et sentir l'importance du perspectivisme : "C'est le côté perspectif qui donne le caractère de l'apparence". […] Si donc chez Nietsche, l'apparence n'a de sens que dans son couple bien tenu (et dans la maximum d'opposition) avec la vérité, si la méchanceté n'a de sens que par la plus grande ble simple que dans son travail avec l'extrême complexe, et le Tout que par le plus infime détail — alors le concept de la Sophistique est bien aussi le sens non universel, mais commun, de la multiplicioté. […] Effet du renversement : en croyant renverser la racine de l'idéalisme, Nietzsche a redécouvert une pensée très ancienne de la multiplicité commune […]. » A. Villani, La Sophistique grecque et le renversement nietzschéen du platonisme, in : Les Études Philosophiques n°3/1995, PUF.
Il y a cent ans paraissait l'ouvrage le plus célèbre de Nietzsche, celui qui sera le plus lu et que toute personne moyennement cultivée citera ou évoquera spontanément : Ainsi parlait Zarathoustra. On sait d'emblée que le philosophe allemand a une réputation qui sent le soufre, que ses vigoureuses tirades anti-chrétiennes risquent de faire chavirer toutes les certitudes, que son rejet, qualifié d'aristocratique, de toute espèce de moralisme, fait de sa pensée une gâterie, une ivresse, une drogue pour un très petit nombre. Tous les fantasmes sont permis quand il est question de Nietzsche ; chacun semble avoir son petit Nietzsche-à-soi, chacun tire de l'itinéraire du philosophe de Sils-Maria une opinion chérie qu'il exhibera comme un badge coloré, avec la certitude coquine de choquer quelques bien-pensants. Et, en effet, en cent ans, on a dit tout et n'importe quoi à propos de Nietzsche, tout et le contraire de tout.Cet amateurisme et ce désordre, cette absence de professionnalisme et ce subjectivisme facile, qu'a subis l'œuvre de Nietzsche au cours du siècle écoulé, ont été désastreux : rien n'a pu être construit au départ de Nietzsche ; il reste de son travail pionnier que des critiques fulgurantes et féroces, des déconstructions et des destructions ; il reste l'âcre fumée qu'une horde de pillards laisse derrière elle. Cent après la parution du Zarathoustra, il est donc temps de dresser un bilan philosophique du nietzschéisme, de désigner, dans l'œuvre qu'il nous laisse, les matériaux d'une reconstruction, les matériaux qui serviront à construire un nouveau temple pour la pensée voire qui inspireront les bâtisseurs de cités nouvelles, puisque la faillite des idéologies dominantes, assises sur les "anciennes tables de la loi" postule de repenser et de reconstruire le politique sur d'autres fondements.
Ici, il ne sera pas question de dire définitivement ce qu'il convient de penser à la suite de Nietzsche, ni de donner une fois pour toutes la clef de l'énigme nietzschéenne. Modestement, il s'agira de donner un fil conducteur pour comprendre globalement la signification du message nietzschéen et de voir clair dans le réseau des interprétations philosophiques contemporaines de ce même message. Dans ce réseau, il s'agira de débusquer les interprétations abusives, stérilement subjectivistes bien qu'intellectuellement séduisantes, et de mettre en évidence celles qui recèlent des potentialités pour demain.
Cet indispensable travail de tri doit se faire au départ d'une documentation existante, à partir de ce qu'une poignée de chercheurs patients ont découvert. Vu le regain d'intérêt pour l'œuvre de Nietzsche, vu l'accumulation des travaux universitaires consacrés à sa philosophie, l'on devra, pour cette démarche, poser un choix dans l'abondante littérature qui est à notre disposition. Notre étude sera donc partielle, non exhaustive ; son ambition est d'amorcer une classification des nietzschéismes dans le but précis de rendre la philosophie nietzschéenne constructive. De ne pas l'abandonner à son stade premier, celui de l'hypercriticisme, dont nous ne nierons pas, pourtant, l'impérieuse nécessité.
Un soupçon idéologique
Le premier écueil que rencontre actuellement le nietzschéisme, dans le "grand public" (pour autant que cette expression ait un sens dans le domaine de la philosophie), c'est un soupçon d'ordre politico-idéologique. En effet, le nietzschéisme, pour l'intelligence qui se qualifie de "progressiste", est un système de pensée qui conduit à l'avènement du fascisme ou du national-socialisme. Très récemment encore (en juin 1981), Rudolf Augstein, l'éditeur de l'hebdomadaire ouest-allemand Der Spiegel, dans un article à sa mode, c'est-à-dire à l'emporte-pièce, déclarait sans ambages que si Nietzsche était le penseur, alors Hitler était l'homme d'action qui mettait cette pensée en pratique (Denker Nietzsche-Täter Hitler). Le journaliste en voulait pour preuve les falsifications de certains des manuscrits de Nietzsche par sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche qui, un jour, au soir de sa vie, avait été serré la pince du Führer ! On avouera qu'au regard de la masse de manuscrits laissés par Nietzsche et de la quantité de livres publiés avant sa folie et que la sœur zélée n'a jamais pu modifier, l'argument est un peu mince. Augstein s'inquiétait tout simplement du retour à Nietzsche qu'opère une jeune génération de philosophes allemands et de l'abondon progressif mais sensible du corpus doctrinal de l'École de Francfort de Horkheimer et Adorno, dont la faillite se constate par le désorientement d'Habermas, celui qui gérait l'héritage des "francfortistes".
Pour les Allemands éduqués dans le sillage de la dénazification, les "francfortistes" représentent en effet une caste de gourous infaillibles, intangibles, un aréopage de grands prêtres dont il serait impie de mettre les paroles (souvent sybillines) en doute. Pourtant les faits sont là : le "francfortisme" a lassé ; son refus permanent de toute affirmation, de toute pensée qui affirme, joyeusement ou puissamment, tel ou tel fait, de toute philosophie qui dit le beau et pose la créativité comme hiérarchiquement supérieure à la critique ou à la négation, n'a mené qu'à l'impasse. On est bien forcé d'admettre que la négativité ne saurait être un but en soi, qu'on ne peut régresser à l'infini dans le processus permanent de négation. Pour Habermas, bien situé dans l'aire philosophique du francfortisme, le "réel", tel qu'il est, est mauvais, dans le sens où il ne contient pas d'emblée tout le "bon" ou tout le "bien" existant dans l'idée.
Devant ce réel imparfait, il convient de maximiser le bon, de moraliser à outrance afin de minimiser les charges de mal incrustées dans ce réel marqué d'incomplétude. Ainsi, la réalité imparfaite appelle la révolution salvatrice ; mais cette révolution risque d'affirmer un autre réel, de déterminer un réel également imparfait (tantôt moins imparfait tantôt plus imparfait). Donc Habermas rejette les grandes révolutions globales, initiatrices d'ères nouvelles affirmatives, pour leur préférer les micro-révolutions parcellaires et sectorielles qui inaugurent ipso facto un âge de corrections permamentes, d'injections à petites doses de "bien" dans le tissu socio-politique inévitablement marqué du sceau du "mal". Mais le monde de la philosophie ne pouvait indéfiniment se contenter de ce bricolage constant, de cette morne réduction à un réformisme sans envergure, à cette socio-technologie (social engeneering) sans épaisseur.
Devant le soupçon de nazisme qui pèse en permanence sur le nietzschéisme, devant l'impossibilité de maintenir la philosophie au niveau d'une négation permanente et de maintenir la mouvance kaléidoscopique du réel sous la férule de ces micro-révolutions qui, finalement, ne résolvent rien, il faut renvoyer dos à dos les thèses qui posent comme incontournable le "pré-nazisme" du nietzschéisme, rejetter le mirage de la négativité permanente et s'interroger sur l'avènement d'un ordre global, d'un consensus généralisé, qui puisse englober et sublimer les multiples et diverses affirmations qui fusent en permanence depuis le tissu épais du social et du politique, tissu déposé par les vicissitudes historiques.
Nietzsche et la pensée de gauche en Allemagne, au début du siècle
Le nietzschéisme a certes connu des interprétations nazies ; des philosophes plus ou moins impliqués dans l'aventure nazie ont fait référence à Nietzsche. Inutile de nier ou de minimiser ces faits, surtout pour prendre expressément le contre-pied de la démonstration d'Augstein. Mais, en dépit d'Augstein et de ses bricolages idéologiques favoris, en dépit de la bigoterie francfortiste qui afflige l'Allemagne de ces deux ou trois dernières décennies, en dépit de l'hiérocratie fondée en RFA par le Saint-Pierre du francfortisme, Horkheimer, Nietzsche, nous le savons désormais grâce à de nouvelles recherches historiques, n'a pas seulement préparé les munitions idéologiques de l'hitlérisme, il a aussi influencé considérablement le socialisme de son époque. Une étude du Professeur britannique R. Hinton Thomas, de l'Université de Warwick, nous illustre avec brio ce télescopage, cette cross-fertilization entre nietzschéisme et socialisme, entre le nietzschéisme et une pensée contestatrice classée à "gauche". Son livre Nietzsche in German politics and society, 1890-1918 [Manchester University Press, 1983, 146 p.] nous informe de l'impact de Nietzsche dans la pensée qui animait les cercles sociaux-démocrates de l'Allemagne impériale à la Belle Époque, de même que dans les milieux anarchistes et féministes et dans le mouvement de jeunesse qui a produit, en fin de compte, davantage d'ennemis résolus du Troisième Reich que de cadres de la NSDAP. Contrairement aux affirmations désormais "classiques" des progressistes, R. Hinton Thomas démontre que l'influence de Nietzsche ne s'est pas du tout limitée aux cercles de droite, aux cénacles conservateurs ou militaristes mais que toute une idéologie libertaire, dans le sillage de la social-démocratie allemande, s'est mise à l'école de sa pensée. Le professeur britannique nous rappelle les grandes étapes de l'histoire du socialisme allemand : en 1875, sous l'impulsion d'August Bebel, les socialistes adoptent le programme dit de Gotha, qui prétendait réaliser ses objectifs dans le cadre strict de la légalité. En 1878, le pouvoir impose les lois anti-socialistes qui freinent les activités du mouvement. En 1890, avec le programme d'Erfurt, les socialistes choisissent un ton plus dur, conforme à l'idéologie marxiste.
Par la suite, la sociale-démocratie oscillera entre le légalisme strict, devenu "révisionnisme" ou "réformisme" parce qu'il acceptait la société capitaliste / libérale, ne souhaitait que la modifier sans bouleversement majeur, et le révolutionnisme, partisan d'un chambardement généralisé par le biais de la violence révolutionnaire. Cette seconde tendance demeurera minoritaire. Mais c'est elle, rappelle R. Hinton Thomas, qui puisera dans le message nietzschéen.
Une fraction du parti, sous la direction de Bruno Wille, critiquera avec véhémence l'impuissance du réformisme social-démocrate et se donnera le nom de Die Jungen (Les Jeunes). Ce groupe évoquera la démocratie de base, parlera de consultation générale au sein du parti et, vu l'échec de sa démarche, finira par rejeter la forme d'organisation rigide que connaissait la social-démocratie. Wille et ses amis brocarderont le conformisme stérile des fonctionnaires du parti, petits et grands, et désigneront à la moquerie du public la "cage" que constitue la SPD. Le corset étouffant du parti dompte les volontés, disent-ils, et empêche toute manifestation créatrice de celles-ci. L'accent est mis sur le volontarisme, sur les aspects volontaristes que devrait revêtir le socialisme. Ipso facto, cette insistance sur la volonté entre en contradiction avec le déterminisme matérialiste du marxisme, considéré désormais comme un système "esclavagiste" (Knechtschaft).
Kurt Eisner, écrivain et futur Président de la République rouge de Bavière (1919), consacrera son premier livre à la philosophie de Nietzsche (1). Il critiquera la « mégalomanie et l'égocentrisme » de l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra mais retiendra son idéal aristocratique. L'aristocratisme qu'enseigne Nietzsche, dit Eisner, doit être mis au service du peuple et ne pas être simplement un but en soi. Cet aristocratisme des chefs ouvriers, combiné à une conscience socialiste, permettra d'aristocratiser les masses.
Gustav Landauer (1870-1919), créateur d'un anarchisme nietzschéen avant de devenir, lui aussi, l'un des animateurs principaux de la République Rouge de Bavière en 1919, insistera sur le volontarisme de Nietzsche comme source d'inspiration fructueuse pour les militants politiques. Son individualisme anarchiste initial deviendra, au cours de son itinéraire politique, un personnalisme communautaire populiste, curieusement proche, du moins dans le vocabulaire, des théories völkisch-nationalistes de ses ennemis politiques. Pour ce mélange de socialisme très vaguement marxisant, d'idéologie völkisch-communautaire et de thèmes anarchisants et personnalistes (où le peuple est vu comme une personne), Landauer mourera, les armes à la main, dans les rues de Munich qu'enlevaient, une à une, les soldats des Corps Francs, classés à "l'extrême-droite".
Contrairement à une croyance tenace, aujourd'hui largement répandue, les droites et le conservatisme se méfiaient fortement du nietzschéisme à la fin du siècle dernier et au début de ce XXe. R. Hinton Thomas s'est montré attentif à ce phénomène. Il a repéré le motif essentiel de cette méfiance : Nietzsche ne s'affirme pas allemand (ce qui irrite les pangermanistes), méprise l'action politique, ne s'enthousiasme pas pour le nationalisme et ses mythes et se montre particulièrement acerbe à l'égard de Wagner, prophète et idole des nationalistes. Si, aujourd'hui, l'on classe abruptement Nietzsche parmi les penseurs de l'idéologie de droite ou des fascismes, cela ne correspond qu'à un classement hâtif et partiel, négligeant une appréciable quantité de sources.
Six stratégies interprétatives de Nietzsche
Outre l'aspect politique de Nietzsche, outre les éléments de sa pensée qui peuvent, en bon nombre de circonstances, être politisés, le philosophe Reinhard Löw distingue six stratégies interprétatives de l'œuvre nietzschéenne dans son livre Nietzsche, Sophist und Erzieher : Philosophische Untersuchungen zum systematischen Ort von Friedrich Nietzsches Denken [Acta Humaniora der Verlag Chemie GmbH, Weinheim, 1984, XII+222 p.]. Pour Löw, la philosophie de Nietzsche présente une masse, assez impressionnante, de contradictions (Wiedersprüche). La première stratégie interprétative, écrit Löw, est de dire que les contradictions, présentes dans l'œuvre de Nietzsche, révèlent une pensée inconséquente, sans sérieux, sans concentration, produit d'une folie qui se développe sournoisement, dès 1881. La seconde série d'interprétations se base sur une philologie exacte du discours nietzschéen. Dire, comme Ernst Bertram, l'un de ses premiers exégètes, que Nietzsche est fondamentalement ambigu, contradictoire, procède d'une insuffisante analyse du contenu précis des termes, vocables et expressions utilisées par Nietzsche pour exprimer sa pensée (cf. Walter Kaufmann). La troisième batterie d'interprétations affirme que les contradictions de Nietzsche sont dues à leur succession chronologique : 3, 4 ou 5 phases se seraient succédé, hermétiques les unes par rapport aux autres.
Pour certains interprètes, les phases premières sont capitales et les phases ultimes sont négligeables ; pour d'autres, c'est l'inverse. Ainsi, Heidegger et Baeumler, dans les années 30 et 40, estimeront que c'est dans la phase dernière, dite de la "volonté de puissance", que se situe in toto le "vrai" Nietzsche. Löw estime que cette manière de procéder est insatisfaisante : trop d'interprètes situent plusieurs phases dans un laps de temps trop court, passent outre le fait que Nietzsche n'a jamais cherché à réfuter la moindre de ses affirmations, le moindre de ses aphorismes, même si, en apparence, sa pensée avait changé. Cette méthode est de nature "historique-biographique", pense Löw, et demeure impropre à cerner la teneur philosophique globale de l'œuvre de Nietzsche.
La quatrième stratégie interprétative, elle, prend les contradictions au sérieux. Mais elle les classe en catégories bien séparées : on analyse alors séparément les divers thèmes nietzschéens comme la volonté de puissance, l'éternel retour, la Vie, le surhomme, le perspectivisme, la transvaluation des valeurs (Umwertung aller Werte), etc. Le "système" nietzschéen ressemblerait ainsi à un tas de cailloux empilés le long d'une route. Les liens entre les thèmes sont dès lors perçus comme fortuits. Nietzsche, dans cette optique, n'aurait pas été capable de construire un "système" comme Hegel. Nietzsche ne ferait que suggérer par répétition ; son œuvre serait truffée de "manques", d'insuffisances philosophiques.
Pour Landmann et Müller-Lauter, cette absence de système reflète la modernité : les fragments nietzschéens indiquent que le monde moderne est lui-même fragmenté. Les déchirures de Nietzsche sont ainsi nos propres déchirures. Löw rejette également cette quatrième stratégie car elle laisse supposer que Nietzsche était incapable de se rendre compte des contradictions apparentes qu'il énonçait ; que Nietzsche, même s'il les avait reconnues, n'a pas été capable de les résoudre. Enfin, elle ne retient pas l'hypothèse que Nietzsche voulait réellement que son travail soit tel.
La cinquième stratégie consiste, dit Löw, à prendre le taureau par les cornes. Les contradictions indiqueraient la "méthode de la pensée de Nietzsche". Quand Nietzsche énonçait successivement ses diverses "contradictions", il posait consciemment un "modèle d'antinomie" qui fait que certains énoncés de Nietzsche combattent et contredisent d'autres énoncés de Nietzsche. En conséquence, on peut les examiner de multiples manières, à la mode du psychologue ou de l'historien, du philologue ou du philosophe. Pour Jaspers, ces contradictions mettent tous les systèmes, toutes les métaphysiques et toutes les morales en pièces : elles ouvrent donc la voie à la "philosophie de l'existence", en touchant indirectement à tout ce qui se trouverait au-delà des formes, des lois et du disible.
Pour Gilles Deleuze, l'un des principaux porte-paroles de l'école nietzschéenne française contemporaine, Nietzsche est l'anti-dialecticien par excellence. Ses contradictions ne sont pas l'expression d'un processus rationnel mais expriment un jeu a-rationnel, anarchique qui réduit en poussières toutes les métaphysiques et tous les systèmes. Les textes de Nietzsche ne signifieraient rien, si ce n'est qu'il n'y a rien à signifier. Cette "psychanalyse sauvage" omet, signale Blondel, que Nietzsche voulait constamment quelque chose : c'est-à-dire créer une nouvelle culture, un homme nouveau.
Dans la sphère de l'actuel renouveau nietzschéen en Allemagne Fédérale, Friedrich Kaulbach rejoint quelque peu l'école française (deleuzienne) contemporaine en disant que Nietzsche est un philosophe "expérimental" qui joue avec les perspectives que l'on peut avoir sur le monde. Ces perspectives sont nombreuses, elles dépendent des idiosyncrasies des philosophes. Dès lors, au départ de l'œuvre de Nietzsche, on peut aboutir à des résultats divers, très différents les uns des autres ; résultats qui n'apparaîtront contradictoires qu'au regard d'une logique formelle ; en réalité, ces contradictions ne relèvent que de différences de degrés. Le Philosophe A aboutit à autre chose que le Philosophe B parce que sa perspective varie de x degrés par rapport à l'angle de perception de B. Vu ces différences de perspectives, vu ces divers et différents regards portés à partir de lieux divers et différents, l'homme créant (créateur) garde une pleine souveraineté. Il peut adopter aujourd'hui telle perspective et demain une autre. Son objectif est de construire un monde qui a une signification plus signifiante pour lui. Friedrich Kaulbach, dans son livre (2), Sprachen der ewigen Wiederkunft : Die Denksituation des Philosophen Nietzsche und ihre Sprachstile [Königshausen & Neumann, Würzburg, 1985, 76 p.], distingue, chez Nietzsche, un langage de la puissance plastique, un langage de la critique démasquante, un langage expérimental, une autarcie de la raison perspectiviste, qui, toutes les quatre, doivent, en se combinant de toutes les façons possibles, contribuer à forger un instrument pour dépasser le nihilisme (le fixisme des traditions philosophiques substantialistes) et affirmer le devenir, l'éternel retour du même. Le rôle du maître, dans cette interprétation de Kaulbach, c'est de pouvoir se servir de ce langage nouveau, combinatoire, que l'on peut nommer le langage dyonisiaque.
Mais Löw ne se contente pas de l'interprétation de Kaulbach, même si elle est très séduisante. Et il ne se satisfait pas non plus de la sixième stratégie interprétative : celle qui table sur quelques assertions de Nietzsche, où le philosophe affirme que sa philosophie est une œuvre d'art. Pour Nietzsche, en effet, la beauté était le signe le plus tangible de la puissance parce qu'elle indiquait précisément un domptage des contradictions, un apaisement des tensions. Quand un système philosophique s'effondre, qu'en reste-t-il ? Ses dimensions artistiques, répondait Nietzsche. Le penseur le plus fécond, dans cette perspective du Nietzsche-artiste, doit agir en créateur, comme le sculpteur qui projette sa vision, sa perspective en ouvrageant une matière, en lui donnant forme.
Nietzsche : sophiste et éducateur
Pour Löw, Nietzsche est sophiste ET éducateur. Sa volonté de devenir un éducateur, comme les sophistes, est l'élément déterminant de toute sa démarche philosophique. Ses contradictions, problème sur lequel six écoles d'interprétations se sont penchées (comme nous venons de le voir), constituent, aux yeux de Löw, des obstacles à franchir, à surmonter (überwinden) pour affiner l'instrument éducateur que veut être sa philosophie. Une phrase du Nachlaß apparaît particulièrement importante et féconde à Löw : « Der große Erzieher wie die Natur : er muß Hindernisse thürmen, damit sie überwunden werden » (Le grand éducateur [doit être] comme la nature : il doit empiler des obstacles, afin que ceux-ci soient surmontés).
Le plus grand obstacle est Nietzsche lui-même, avec son style héraclitéien, décrété "obscur" par les premiers critiques de l'œuvre. Pour Nietzsche, le choix d'un style héraclitéien est au contraire ce qu'il y a de plus transparent dans son travail philosophique : il indique un refus de voir ses aphorismes lus par la populace (Pöbel) et par les "partis de toutes sortes". Nietzsche souhaitait n'être ni utile ni agréable… Cette attitude témoigne d'un rejet de tous les "catéchistes", de tous ceux qui veulent penser sans obstacles, de ceux qui veulent cheminer sans aléas, sans impondérables sur une allée soigneusement tracée d'avance. Le monde idéal, supra-sensible, de Platon devient, pour Nietzsche, la caricature de cet univers hypothétique sans obstacles, sans lutte, sans relief. Mais Nietzsche sait que sa critique du platonisme repose sur une caricature, que son image du platonisme n'est sans doute pas tout Platon mais qu'elle vise et cherche à pulvériser les catéchismes platonisants, qui règnent en despotes aux périodes creuses où il n'y a rien de cette immaturité potentiellement créatrice (le monde homérique, la vieille république romaine, l'épopée napoléonienne, la libération de la Grèce à laquelle participa Lord Byron, etc.) ni de cette force pondérée et virile (l'admiration de Nietzsche pour Adalbert Stifter).
L'éducateur Nietzsche crée une paideia [formation] pour tous ceux qui viendront et ne voudront jamais imiter, répéter comme des perroquets, potasser de façon insipide ce que leurs prédécesseurs ont pensé, écrit, dit ou inventé. L'objectif de Nietzsche est donc précis : il faut forger cette paideia de l'avenir qui nous évitera le nihilisme. Nietzsche, aux yeux de Löw, n'est donc pas le fondateur d'une stratégie philosophique omni-destructrice comme il l'est pour Deleuze ni le maître du nouveau langage dyonisiaque qui permet d'adopter successivement diverses perspectives comme pour Kaulbach. Nietzsche est "sophiste" pour Löw, parce qu'il se sert très souvent de la méthode des sophistes, mais il est simultanément un "éducateur", éloigné des préoccupations strictement utilitaires des "sophistes", car il veut que les génies puissent s'exprimer sans être encombrés des étouffoirs de ceux, trop nombreux, qui "pensent" sur le mode de l'imitation.
Le génie est créateur : il fait irruption de manière inattendue en dépit des "discours stupides sur le génie". Nietzsche se donne une responsabilité tout au long de son œuvre : il ne se complait pas dans ses contradictions mais les perçoit comme des épreuves, comme des défis aux "répétitifs". Et si aucune philosophie ne doit se muer en "isme", ne doit servir de prétexte à des adeptes du "psittacisme" savant, celle de Nietzsche, aux yeux mêmes de Nietzsche, ne saurait être stupidement imitée. Nietzsche se pose contre Nietzsche, avertit ses lecteurs contre lui-même (cf. Ainsi parlait Zarathoustra). Löw extrait ainsi Nietzsche de la sphère d'hypercriticisme, poussé parfois jusqu'à l'affirmation joyeuse d'un anarchisme omni-dissolvant, où certaines écoles (dont la deleuzienne) voulaient l'enfermer.
Le recours à la "physiologie"
Löw interprète donc Nietzsche comme un philosophe dans la plus pure tradition philosophique, en dépit d'un langage aphoristique tout à fait en dehors des conventions. Helmut Pfotenhauer, dans un ouvrage concis : Die Kunst als Physiologie, Nietzsches ästhetische Theorie und literarische Produktion [J.B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, Stuttgart, 1985, 312 p.] aborde, lui, l'héritage légué par Nietzsche sous l'angle de la physiologie. Ce terme, qui a une connotation naturaliste évidente, se trouve dans l'expression nietzschéenne Kunst als Physiologie, l'art comme physiologie. Il faut dès lors s'interroger sur le vocable "physiologie", qui revient si souvent dans les propos de Nietzsche. Honoré de Balzac, le grand écrivain français du XIXe, à qui l'on doit aussi une Physiologie du mariage, disait à propos de ce néologisme d'alors : « La physiologie était autrefois la science exclusivement occupée à nous raconter le mécanisme du coccyx, les progrès du fœtus ou ceux du ver solitaire […] Aujourd'hui, la physiologie est l'art de parler et d'écrire incorrectement de n'importe quoi […] ».
Au XIXe siècle donc, le terme physiologie apparaît pour désigner une certaine littérature populaire, qui n'est pas sans qualités, ou le style "causant" des feuilletons des grands quotidiens. La "physiologie" sert à décrire, avec goût et esprit, les phénomènes de la vie quotidienne, à les classer, à les typer : on trouve ainsi une physiologie du flaneur, de la grisette, de l'honnête femme ou du touriste anglais qui arpente les boulevards parisiens. La physiologie, dans ce sens, doit beaucoup aux sciences naturelles et aux classifications d'un Bouffon ou d'un Linné. Balzac, pour sa Comédie humaine, trace un parallèle entre le monde animal et la société des hommes. On parle même de "zoologie politique"…Baudelaire, E.T.A. Hoffmann, Poe, Flaubert (qui, selon Sainte-Beuve, maniait la plume comme d'autres manient le scalpel) adoptent, à des degrés divers, ce style descriptif, qui enregistre les perceptions sensuelles et leur confère une belle dimension esthétique.
La physiologie offre de nouveaux modèles à la réflexion philosophique, permet de nouvelles spéculations : tous les domaines de la vie sont "historicisés" et relativisés, ce qui jette d'office l'observateur philosophique dans un tourbillon de nouveautés, d'innovations, véritable dynamique affolante où la vitesse rend ivre et où les points de repères fixes s'évanouissent un à un. Nietzsche ne jetait qu'un regard distrait et distant sur ces entreprises littéraires et scientifiques, ainsi que sur toutes ces tentatives de scruter les phénomènes spirituels à la lumière des révélations scientifiques et de les organiser théoriquement. Il se bornait à constater que le style des "physiologistes" envahissait l'université et que le vocabulaire de son époque se truffait de termes issus des sciences naturelles. Devant cette distraction, cet intérêt apparamment minime, une question se pose : pourquoi Nietzsche a-t-il eu recours au vocable "physiologie", qui n'avait rien de précis et avait été souvent utilisé à mauvais escient ?
L'innocence du devenir
Pour Pfotenhauer, Nietzsche n'avait nullement l'intention de valoriser le discours pseudo-scientifique ou pseudo-esthétique des "physiologistes" communs, vulgaires. Il ne cherchait nullement à avaliser leurs contradictions, à accepter leurs incohérences, à partager leurs sensations de plaisir ou de déplaisir. Son intention était, écrit Pfotenhauer, de défier directement l'esthétique établie. L'expression "physiologie de l'art" constitue une contre-façon de "philosophie de l'art", dans la mesure où l'art, selon les critères traditionnels, s'évalue philosophiquement et non physiologiquement. Cette parodie se veut un rejet de toutes les conceptions philosophico-esthétiques des décennies précédentes.
Pour Nietzsche, la productivité artistique devient production et expression de notre phusis. Par l'art, la nature devient plus intensément active en nous. Mais Nietzsche, en utilisant consciemment le terme "physiologie" sait qu'il commet une emphase, une exagération didactique ; il sait qu'il fête avec ivresse la splendide exubérance des forces vitales, tout en boudant le prétention scientifique à vouloir neutraliser les processus vitaux par une stratégie de valorisation des moyennes.
En d'autres termes, cela signifie que Nietzsche rejette et réfute la prétention des sciences à réduire leurs investigations aux moyennes, à l'exclusion du Kunstvoll-Singuläres, du singulier-révélant-une-profusion-d'art. Aux yeux de Nietzsche, le darwinisme privilégie la moyenne au détriment des exceptions, attitude, stratégie, qu'il ne saurait accepter. Dans cette optique non darwiniste, Nietzsche pose la physiologie comme un moyen de personnaliser les grandes questions vitales par le truchement d'un style de pensée et d'écriture unique.
"Dieu est mort", retient-on de Nietzsche, et, avec Dieu, tous les grands systèmes ontologiques, métaphysiques, toutes les philosophies de l'esprit et de l'histoire. Il ne resterait alors que l'innocence du devenir, qu'il ne faudra pas figer dans une quelconque "unité supérieure de l'Être". Mais cette reconnaissance de l'innocence du devenir comporte des risques : dans le fleuve du vivant, dans le flot de mutations qu'il implique, les personnalités, le singulier, l'originalité, les génies créateurs courent le danger de se noyer, de n'être plus que des moments fragmentaires, contingents et négligeables.
Comment peut-on alors, sans garanties de préservation de sens, en étant livré aux rythmes naturels du devenir et de l'écoulement perpétuel, s'accepter joyeusement, dire "oui" à la Vie ? Ne devrait-on pas admettre le bien-fondé de la réponse de Silène au Roi Midas : cette vie terrestre, éphémère, vaut-elle la peine d'être vécue ? N'aurait-il pas mieux valu ne jamais naître ? L'idéal ne serait-il pas de mourir au plus vite ? Nous repérons, dans ces questions que Nietzsche a dû se poser, l'influence de Schopenhauer. La haine à l'endroit de la vie, qui découle de ce pessimisme fondamental, sera jugée très insatisfaisante par Nietzsche. Il en refusera rapidement les conséquences et verra que la nécessité première, à son époque de désorientement spirituel, c'est de réévaluer la vie. Tel est, selon Pfotenhauer, le sens de l'Umwerthung.
Les écrits de Nietzsche, publiés ou rédigés dans les années 1880, sont le reflet de ce désir. La Volonté de Puissance (Wille zur Macht) accomplit cette transvaluation. Elle est à la fois objet de connaissance et attitude du sujet connaissant. Les processus vitaux doivent être perçus sous l'aspect d'une créativité constante. Avec la différentiation, avec l'abondance, avec la transgression de toutes les limites, de tous les conditionnements mutilants, on se moule dans les caractéristiques divines de la Vie et l'on participe immédiatement à leur apothéose. Celui qui nomme, désigne et reconnaît, sans ressentiment d'ordre métaphysique, la créativité du devenir, se mue lui-même en une incarnation de ce devenir, de cette profusion de vitalité. Le devenir doit s'exprimer immédiatement dans toute sa mobilité, sa fluctuance : l'immobiliser, le figer dans une ontologie constitue une mutilation qui coupe simultanément les ailes de toute créativité. Le devenir n'est pas un flot indifférent et improductif : il charrie des étincelles de créativité. Le philosophe de l'éternel retour, lui, donne la parole à la vie divine-créatrice par l'intermédiaire d'images et de courtes mais fulgurantes ébauches philosophiques.
Le philosophe est alors "artiste de grand style" : il représente la force organisante qui fait face au chaos et au déclin. La physiologie, dans le sens philosophique que Nietzsche lui accorde, permet donc de conférer un langage aux processus vitaux, de donner expression aux forces qui agissent en eux. La physiologie permet à Nietzsche d'affronter notre nature humaine. Elle établit l'équilibre entre la phusis et le logos. Elle autorise la découverte d'un langage exprimant les aléas inhérents aux processus vitaux et maintient, en s'interdisant toute "ethnologisation du mythe", une "distance intellectuelle" par rapport au fourmillement de faits contradictoires qui émanent précisément du devenir. Le mythe, chez Nietzsche, en effet, n'a aucune connotation d'ordre ethnologique : il est, écrit Pfotenhauer, "science du concret" et expression de la tragédie qui se joue dans l'homme, être qui, parfois, affronte la tension entre sa fragilité (Hinfälligkeit) physique et son éventuelle souveraineté héroïque. Ce recours au mythe n'a rien d'irrationnel comme aime à l'affirmer la vulgate philosophante dérivée d'une schématisation de la pensée des Lumières.
Affirmer le devenir et créer des valeurs nouvelles
La double stratégie nietzschéenne, celle du recours au mythe, comme science du concret, et celle du recours à la physiologie, comme programme d'investigation du devenir, se situe à l'intersection entre la critique des valeurs, la lutte contre les principes "faux" (c'est-à-dire les principes qui nient la vie et engendrent la décadence) et le contre-mouvement que constitue l'art placé sous le signe de la volonté de puissance. Pour critiquer les valeurs usées et pour, en même temps, affirmer une transvaluation créatrice de valeurs nouvelles, la démarche du physiologiste sera une recherche constante d'indices concrets, une recherche incessante de l'élémentaire qui sous-tend n'importe quelle démarche philosophique. La biologie, l'ethnologie, la mythologie, les explorations des mondes religieux, l'histoire, bref, les domaines les plus divers peuvent concourir à saisir le flot du devenir sans devoir le figer dans des concepts-corsets, trop étroits pour contenir de façon satisfaisante l'ampleur des faits de monde.
L'abondance des lectures de Nietzsche sert précisément à affiner le regard du philosophe, à le rendre plus attentif au monde, moins stérile, sec et sybillin dans ses discours. Beaucoup reprocheront à Nietzsche de n'être resté que dilettante en bon nombre de domaines, de ne pas avoir déployé une systématique satisfaisante. Mais Nietzsche amorce une logique nouvelle, plus plastique, plus en prise avec la diversité du devenir. La philosophie nietzschéenne jette les bases d'une saisie moins timide, plus audacieuse des faits de monde. Le philosophe peut désormais appréhender des faits de monde contradictoires sans buter stérilement devant ces contradictions.
Cette audace de la méthode nietzschéenne a effrayé quelques lecteurs. Parmi eux : l'écrivain Thomas Mann. L'inclusion d'éléments venus de toutes sortes de disciplines nouvelles dans le discours philosophique, notamment issus de la mythologie et de l'ethnologie, a fait croire à une volonté de retourner à des origines préhistoriques, non marquées par l'esprit et l'intellect. Pour Thomas Mann, les interprétations de Ludwig Klages, auteur de Der Geist als Widersacher der Seele (L'esprit comme ennemi de l'âme), et d'Alfred Bäumler, le spécialiste de Bachofen qui donna corps à la théorie du matriarcat, constituent des reculs inquiétants, des marches arrières vers l'univers trouble des instincts non dominés.
L'attitude de T. Mann témoigne de la grande peur des nostalgiques du XVIIIe rationaliste ou des spéculations a-historiques de la scolastique médiévale. La diversité, postulée par l'élémentaire, ne permet plus les démonstrations pures, limpides, proprettes des discours nés sous les Lumières. Elle ne permet plus les raisonnements en circuit fermé, ni les simplifications idéologico-morales, les blue-prints que Burke reprochait à la Révolution française. Les beaux édifices que constituent les systèmes philosophiques, dont l'hégélien, ne résistent pas à l'assaut constant, répété, des faits historiques, psychologiques, etc.
Pfotenhauer explore systématiquement le contenu de la bibliothèque de Nietzsche et y repère, dans les livres lus et annotés, les arguments "vitalistes" tirés de livres de vulgarisation scientifique comme ceux de Guyau, Lange, von Nägeli, Rütimeyer, von Baer, Roux, Rolph, Espinas, Galton (l'eugéniste anglais), Otto Liebmann. Les thèmes qui mobilisent l'attention de Nietzsche sont essentiellement ceux de l'adaptation aux influences extérieures, l'augmentation des potentialités au sein même des espèces vivantes, l'abondance des forces vitales, la "pléonexie" de la nature, l'eugénisme correcteur, l'Urzeugung (génération spontanée).
La philosophie de Nietzsche s'élabore ainsi au départ de lectures très diverses, des spéculations scientifiques ou parascientifiques de son temps aux prises de positions littéraires et aux modes culturelles et artistiques. Chez les Frères de Goncourt et chez Flaubert, il découvre un engouement décadent pour les petits faits, couplé à un manque de "force" navrant. Il critique l'équilibre jugulant d'un certain classicisme répétitif et imitateur et loue la profusion du baroque.
Cette exploration tous azimuths a pour objectif de connaître tous les coins et recoins du monde du devenir. Cette sarabande colossale de faits interdit désormais au philosophe tout quiétisme. Une telle attitude quiétiste engendre le déclin par faiblesse à saisir la multiplicité du réel. La créativité constante qui germe et fulgure à partir de ce flot qu'est le devenir doit acquérir plus de valeur aux yeux du philosophe que la volonté de conservation. Ipso facto, le goût pour l'incertitude (face aux productions incessantes du devenir) remplace la recherche de certitude (qui implique toujours une sorte de fixisme) : tel est bien le fondement de l'Umwerthung, attitude et processus fondateur d'une "nouvelle hiérarchisation des valeurs".
L'homme qui intériorise cette disposition mentale annonce et prépare le fameux "surhomme", à propos duquel on a dit tant de stupidités, quitte à le faire passer pour une sorte de "mutant" de mauvais roman de science-fiction. En acceptant les innombrables différences que recèle et produit le devenir, en méprisant les limitations stérilisantes et les fixismes, l'homme créatif met de son côté les impulsions de la vie, écrit Pfotenhauer. Il ne réagit plus avec angoisse devant les rythmes du devenir et des dissolutions multiples.
Le nihilisme européen, c'est précisément le fruit de cette attitude frileuse devant les fulgurances du devenir. C'est cette volonté de trouver des certitudes consolatrices dans des concepts qui encarcannent le réel. L'objectif de Nietzsche n'est donc pas d'inaugurer une ère où l'on pensera sur le mode de l'anarchie, sans souci de rien. Nietzsche veut au contraire, en s'appuyant sur une symptomatologie du déclin (c'est là que son exploration tous azimuths des domaines scientifiques, littéraires et artistiques se révèle particulièrement nécessaire), développer une critique du monde qui lui est contemporain. Mais cette critique, qui refuse le monde tel qu'il est parce qu'il est marqué par la décadence, se veut formatrice et affirmatrice : elle est volonté de forger, de créer de nouvelles formes.
À la critique classique, qui oppose à la multiplicité du devenir des concepts fixes, des préceptes moraux rigides sans épaisseur factuelle, se substitue, chez Nietzsche, une critique innovatrice qui dit "oui" aux formes que fait surgir le devenir. Cette critique n'est pas fixiste : elle est, elle aussi, un mouvement qui épouse, plastiquement, les fluctuations du devenir. La nouvelle critique qu'inaugure Nietzsche n'est pas un retour irrationnel à une unité première, à un stade primitif a-historique et informel, mais une stratégie de la pensée qui se laisse porter par le flot du devenir et affirme son amour, son acceptance joyeuse, pour les joyaux puissamment esthétiques ou esthétiquement puissants que produit ce flot. Ainsi au mouvement descendant du déclin (et il "descend" parce qu'il se ferme à la profusion de faits que génère le devenir, perdant ainsi sans cesse de l'épaisseur), Nietzsche oppose un mouvement ascendant qui vise à privilégier les plus belles fulgurances du devenir qui, elles, donnent sans cesse épaisseur au monde et à la pensée.
Un retour à Nietzsche est indispensable
Ce tour d'horizon nietzschéen nous a permis de réfuter la thèse facile du "pré-nazisme" de Nietzsche : si Nietzsche peut parfois être considéré comme un annonciateur du nazisme parce qu'il a eu des exégètes nazis, il doit aussi être perçu comme le philosophe qui a "épicé" copieusement le corpus doctrinal des adversaires du nazisme. Nietzsche est donc partout à la fois : il est simultanément dans deux camps politiques, à une époque cruciale de l'histoire allemande.
Ignorer qu'il a inspiré Eisner et Landauer serait aussi idiot que d'ignorer ses exégètes de l'époque nazie, Baeumler et Heidegger. Si les hommes de gauche ont mis l'accent sur son volontarisme pour critiquer le déterminisme de leur cher marxisme ou pour brocarder l'absence de punch du réformisme social-démocrate, les hommes de droite (ou dits de droite) insisteront davantage sur son recours (physiologiste ?) à l'élémentaire ou sur son perspectivisme, qui, dans un certain sens, permet de justifier le nationalisme.
Une chose est certaine, cette omniprésence de Nietzsche dans le champ des argumentaires politiques prouve le bien-fondé de notre seconde intention, annoncée en ce début d'article : réfuter le fétiche contemporain de la négativité permanente, propre tant aux réformismes sociaux-démocrates, qui galvaudent le sens de l'État, qu'aux socio-technologies (social engeneering) du libéralisme avancé ou qu'au reflux vers les "petits faits" que constitue le néo-libéralisme.
Nietzsche annonce en fait un humanisme nouveau qui insiste sur la pluralité des belles fulgurances et ne pourra plus se baser sur des petits concepts étriqués et proprets, sur des slogans rapides ou des blue-prints hâtives : la démarche éducatrice de la philosophie se réfèrera aux fluctuations du devenir, aux grandes gestes historiques, aux grandes œuvres d'art, ainsi qu'aux domaines les plus divers du savoir humain. L'intelligence ne sera plus dominée alors par de timides manipulateurs de concepts ou de principes rigides, chétifs et inopérants devant le rude assaut des aléas, devant les impondérables.
Pour Reinhard Löw comme pour Friedrich Kaulbach, Nietzsche est un maître et un éducateur, qui utilise un ou plusieurs langages pour déconstruire les argumentaires usuels des philosophes, opérer une monstration didactique des mécanismes de la décadence, annoncer une ère nouvelle marquée par une "affirmativité" créatrice. Löw réfute l'idée d'un Nietzsche annonciateur de l'insignifiance de tout, du monde, de la philosophie et du devenir : Nietzsche, au contraire crée, fonde, pose des bases nouvelles, se positionne comme tremplin vers une pensée radicalement neuve. Une pensée qui voit les contradictions du devenir comme des obstacles enrichissants, non comme des anomalies perverses. Le philosophe, le grand artiste et l'hypothétique "surhomme" participent donc à un agon fructueux, à une émulation perpétuelle.
Les thèses allemandes les plus récentes sur Nietzsche renouent donc avec un Nietzsche affirmateur et créateur, qui engloberait sans doute certains simplismes politiques affirmateurs, la naïveté héroïque des premiers enthousiastes de sa pensée mais, en même temps, les dépasserait résolument, en les assagissant, en leur conférant une solide et inébranlable maturité, grâce à une recherche philologique minutieuse et une nouvelle démarche "physiologiste", patiente et systématique comme le travail de l'entomologiste. Nietzsche, dit Löw, doit être joué contre Nietzsche comme les faits doivent être joués contre les faits. La logique spontanée de l'humanité et de l'humanisme de demain doit être celle de ce jeu à risque, de ce jeu esthétique et créateur, où l'artiste utilise des matériaux divers.
Il est donc impossible d'enfermer Nietzsche dans une et une seule logique politicienne (celle du nazisme ou du pré-nazisme). Il est impossible de creuser davantage la veine stérile et épuisée de la négativité méthodologique. Si demain une sérénité doit voir le jour, elle devra, comme l'ont démontré Löw et Pfotenhauer, se référer à cette agonalité créatrice et affirmative, ne laissant aucun domaine de l'esprit à l'écart, comme la physiologie pluridisciplinaire de Nietzsche.
► Robert Steuckers, Orientations n°9, 1987. http://www.archiveseroe.eu
◘ Notes :
(1) Psychopathia spiritualis : F. Nietzsche und die Apostel der Zukunft, Leipzig, s.d. Ce texte était préalablement paru sous forme de "feuilleton" dans la revue Die Gesellschaft en 1891.
(2) F. Kaulbach a également exprimé son point de vue sur Nietzsche dans une série d'articles et d'essais, dont voici les références (toutes chez le même éditeur, Königshausen & Neumann, Würzburg) : • Die Tugend der Gerechtigkeit und das philosophische Erkennen, in : R. Berlinger & W. Schrader (Hrsg.), Nietzsche Kontrovers, Bd. I, 1981.
• Ästhetische und philosophische Erkenntnis beim frühen Nietzsche, in : M. Djuric & J. Simon (Hrsg.), Zur Aktualität Nietzsches, Bd. I, 1984.
• Nietzsches Kritik an der Wissensmoral und die Quelle der philosophischen Erkenntnis : die Autarkie der perspektivischen Vernunft in der Philosophie, in : R. Berlinger & W. Schrader (Hrsg.), Nietzsche Kontrovers, Bd. IV, 1984.
• Autarkie der pespektivischen Vernunft bei Kant und Nietzsche, in : J. Simon (Hrsg.), Nietzsche und die philosophische Tradition, Bd. II, 1985.
• Das Drama in der Auseinandersetzung zwischen Kunst und Wissensmoral in Nietzsches Geburt der Tragödie, in : M. Djuric & J. Simon (Hrsg.), Kunst und Wissenschaft bei Nietzsche, 1986. -
Dalaal Diam : première Pépinière de Ré-enracinement en Afrique – Par Arnaud Calion
Situé sous le soleil du Sénégal, Dalaal Diam n’est pas un village africain comme les autres : il s’agit de la première pépinière de ré-enracinement créée en Afrique. Fondé sur un domaine de 8 hectares pour sa première phase de développement, le village a pour ambition de rapatrier la « diaspora Africaine », c’est-à-dire les “Afro-descendants” vivant hors d’Afrique et souhaitant se ré-enraciner sur le continent noir, conformément au vieux rêve de « Retour en Afrique ». Parmi les premiers habitants de Dalaal Diam, des Afro-descendants de France, de Martinique, de Guyane et de Belgique ont franchit le pas.
Ce projet collectif de retour volontaire et définitif en terre Africaine a été lancé par Afrikan Mosaïque, une société anonyme (S.A.) de droit sénégalais. Il est intéressant de noter que l’entreprise a pris comme porte-parole Kemi Seba, bien connu pour son activité sulfureuse quand il était en France, et qui est retourné en Afrique (au Sénégal) depuis février 2011 conformément à ses idées. L’objectif principal d’Afrikan Mosaïque est de proposer un choix de société alternatif au Mondialisme nomade en construisant des pépinières de Ré-enracinement pour les Afro-descendants.
Identité, Social et Ecologie
Même si Dalaal Diam n’en est pour le moment qu’au stade de laboratoire, les ingrédients semblent réunis pour qu’il puisse devenir un village modèle.
Le Sénégal a été choisi pour l’implantation car ce pays est une terre historique sur laquelle plusieurs anciens grands royaumes africains ont prospérés, tel que le Royaume du Cayor. Il fallait bien cela pour allier Tradition et Modernité, et bâtir les fondations d’une société conforme à la culture civilisationnelle Africaine et à son propre Art de vivre.
Avant de fonder le village, les responsables du projet indiquent avoir pris le temps de dialoguer avec la population locale afin de réaliser la réconciliation entre les Africains du continent et les Africains de la diaspora (Afro-descendants). Cette réconciliation c’est faite de la meilleure façon qu’il soit : par le travail. Invité sur plusieurs chaînes de télévisions africaines, le porte-parole d’Afrikan Mosaïque explique ainsi que sa société emploie de la main-d’œuvre locale sénégalaise qu’elle rémunère à des prix supérieurs à ceux pratiqués dans la région.
Le jeune village se paye même le luxe de mener une politique écologique. Un centre commercial et des maisons “bioclimatiques” ont été construits. Dans la recherche d’une totale autonomie, un élevage et un maraîchage en adéquations avec l’environnement mettent en valeur le travail des agriculteurs locaux.
Dans la bonne voie
Durant des décennies, l’Afrique a été le champ d’essais « des modes intellectuelles occidentales qui lui furent tour à tour imposées : marxisme, socialisme, libéralisme, tiers-mondisme », telles que les énumère Bernard Lugan, historien spécialiste de l’Afrique dans son livre « Décolonisez l’Afrique ! » ; avec à chaque fois des résultats catastrophiques.
Et si la solution de l’Afrique était, simplement, le développement de l’Afrique par les Africains eux-mêmes ? Ce continent regorge de richesses : or, diamants, bois, pétrole, uranium, etc. Ne vaut-il pas mieux pour un Afro-descendant de mettre en valeur ces ressources naturelles, plutôt que de survivre difficilement en Europe ? La question mérite d’être posée. « Si nous réussissons ici au Sénégal, c’est quelque chose que nous dupliquerons à l’échelle du continent », explique le porte-parole d’Afrikan Mosaïque. Celui-ci évoque le Congo, le Bénin et le Cameroun comme pays où pourront potentiellement éclore de prochaines Pépinières de Ré-enracinement. Une telle initiative mériterait d’être accompagnée par une vaste politique européenne de Re-migration afin que fleurissent des milliers de Dalaal Diam. En ce début de XXIèmesiècle, contrairement à ce qu’annonçait l’agronome René Dumont en 1962, l’Afrique noire est peut-être bien partie.
Arnaud Calion, pour Novopress France
Crédit photos : DR.
Lien permanent Catégories : actualité, économie et finance, géopolitique, international, tradition 0 commentaire -
Un guide pour les philosophies de la Vie
• Analyse : Karl Albert, Lebensphilosophie : Von den Anfängen bei Nietzsche bis zu ihrer Kritik bei Lukács, Alber Verlag/Reihe Kolleg Philosophie, Freiburg/München, 208 p.Karl Albert, professeur de philosophie à Wuppertal dans la région de la Ruhr, nous offre un excellent petit ouvrage sur la Lebensphilosophie allemande, très didactique et qui convient parfaitement pour les étudiants de première année. Il passe en revue les œuvres de Schlegel, Schopenhauer, Guyau, Nietzsche, Ditlhey (cf. l’article de ce numéro sur Simmel), Bergson, Simmel, Lessing, Klages, Messer, Spengler, Keyserling, Ortega y Gasset, Scheler, Misch, Lersch et Bollnow. Dans son introduction, il explique clairement sa démarche : « Toutes les créations originales de la philosophie et de la littérature, qui ont émergé dans la première décennie du XXe siècle, portaient l’accent de la “Vie”. C’était comme une ivresse, une ivresse juvénile, que nous avons tous partagée ». Les thématiques de la jeunesse, du printemps éternel, des paysages régénérants, de la danse, de la nudité, indique une voix qui n’est plus celle de la froide logique mais de la bio-logique, appelée à remplacer les sécheresses et les hypocrisies des “Lumières”, du positivisme et de l’académisme. Pour Karl Albert, les prémisses de la Lebensphilosophie se situent déjà tout entiers dans les œuvres de l’Allemand Friedrich Schlegel et du Français Jean-Marie Guyau.Didactique, soucieux de transmettre à ses étudiants, Albert esquisse les étapes successives de la démarche de Schlegel, adversaire du système de Hegel, vecteur de “négativité”, induisant le philosophe dans l’erreur car il remplace la réalité divine et vivante par un mensonge métaphysique. En trois étapes, Schlegel va tenter de sortir la pensée allemande et européenne de cette impasse et de ce labyrinthe :-
Opposer au Geist hégélien la Vie proprement dite.
-
Montrer que la philosophie traditionnelle indienne est une apologie et une acceptation sereines voire joyeuses de la Vie.
-
Hisser au niveau de la réflexion philosophique les rapports entre l’homme et la femme, dans la sexualité et dans le mariage.
La base du travail philosophique ne saurait être une spéculation infinie sur un concept éthéré mais, au contraire, la vie spirituelle intérieure de l’homme, voyageant entre le ciel du sublime et la pesanteur de la matérialité. Dès lors, le philosophe peut commencer sa démarche à partir du moindre fait de vie et non pas au départ des seules spéculations académiques, imposées a priori au cherchant. Sanskritologue patenté, de même que son frère, Schlegel lisait la philosophie et la mythologie indiennes dans le texte. Il y retrouve un panthéisme, chassé d’Occident depuis l’avènement du christianisme. Ses réflexions sur les rapports entre sexes - sans nul doute inspirées par la tradition tantrique - contribue à forger en Occident une nouvelle vision de la femme, émancipatrice et équitable, revalorisant le rôle de la sensualité dans l’élaboration d’une philosophie équilibrée entre raison, sens, cordialité, matérialité, etc.Jean-Marie Guyau (1854-1888), natif de Laval dans le Maine, auteur notamment d’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885), aura un impact certain sur Nietzsche. Pour Guyau, la Vie a vocation à l’expansion, non au sur-place, et cette expansion n’a pas à être régulée - et contrariée - par un “impératif catégorique“ de kantienne mémoire, démarche non naturelle. L’aire infinie du déploiement merveilleux du cosmos est le site où vit et agit l’homme : le lieu de la “sympathie universelle”, où convergent et fusionnent esthétique, morale et religion. L’art, selon Guyau, est le véhicule que l’homme accompli utilise pour naviguer dans l’océan infini de cette “sympathie universelle”, sans contrarier les forces à l’œuvre dans l’univers. Sous les contradictions apparentes du monde des hommes, se profile une harmonie fondamentale, l’Être. Guyau, comme plus tard Deleuze - que l’on prend, nous dit Badiou, à tort pour un penseur d’une pluralité absolue et désordonnée - développe une ontologie vitaliste, qui ne nie nullement l’unité fondamentale de l’univers.La philosophie de la Vie n’est donc pas le socle des particularismes maniaques, repliés sur eux-mêmes, mais l’écho en Europe, d’une vision tantrique, où tout est entremêlé, où tout est relié à tout, sans segmentations et catégorisations inutiles et aberrantes. Avec Schlegel et Guyau, les bases d’une formidable alternative ont été jetées, mais elle n’a pas encore réussi à percer, à développer des modèles sociaux et politiques solides et viables.
► Robert Steuckers, Vouloir n° 146-148, 1999.http://robertsteuckers.blogspot.fr/ -
-
Péguy parmi nous par Pierre LE VIGAN
Il y a cent ans, Péguy publiait Le mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, pièce de théâtre qui est toute entière le mystère de la prière de Péguy. Il publiait aussi, cette même année 1911, Le Porche du mystère de la deuxième Vertu (« Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance. » Cette « petite fille espérance. Immortelle » que chantera cet autre poète qu’était Brasillach). L’occasion de revenir sur Péguy, l’homme de toutes les passions.En 1914 mourrait Charles Péguy, au début d’une guerre qui marqua la fin d’une certaine Europe et d’une certaine France. Péguy représentait précisément le meilleur de l’homme de l’ancienne France, atteint au plus haut point par les ravages du monde moderne. On dit parfois qu’il y eut deux Péguy, le premier socialiste et dreyfusard, et le second, nationaliste, critique du progrès, catholique proclamé (par ailleurs nullement pratiquant) et atypique. Ces deux Péguy ont leur grandeur, et les deux ont été bien vivants c’est-à-dire qu’ils ont écrits comme tout le monde aussi quelques bêtises. Mais c’est le même homme qui a été tour à tour socialiste idéaliste et critique passionné – et bien injuste – de Jean Jaurès. Et c’est le même homme qui fut poète, et qui fut hanté par l’idée de hausser l’homme. C’est pourquoi dans Notre jeunesse (1910), Péguy écrivait : « On peut publier mes œuvres complètes, il n’y a pas un mot que j’y changerais. » Et de dire dans ce texte, en substance : je ne renierais jamais mon engagement (dreyfusard) dans l’affaire Dreyfus et je ne renierais jamais la République.Péguy est né à Orléans en 1873. Il sera influencé par Louis Boitier et le radicalisme orléanais. Fils d’un menuisier et d’une rempailleuse de chaises, Péguy peut faire des études grâce à une bourse de la République. Condisciple du grand historien jacobin Albert Mathiez, Péguy échoue à l’agrégation de philosophie. Dans les années 1890, il se range du côté des socialistes par aspiration à la fraternité et un ordre vrai. De même, il défend Dreyfus injustement accusé de trahison. C’est un anticlérical et un homme de gauche. « Les guerres coloniales sont les plus lâches des guerres », écrit-il en 1902. Sa première Jeanne d’Arc qui, parue en 1897, n’aura aucun succès est dédiée à ceux qui rêvent de la République socialiste universelle. Il abandonne la voie du professorat en 1897.À partir de 1900, il évolue de manière de plus en plus autonome et inclassable. Il se convertit à un certain réalisme politique. « La paix par le sabre, c’est la seule qui tienne, c’est la seule qui soit digne », écrit-il alors à propos de la colonisation française. Ce qui n’est pas incompatible avec le premier propos mais marque une nette inflexion. C’est l’époque de Notre Patrie (1905) et du raidissement patriotique après l’incident de Tanger. « L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude », écrit-il alors dans les Cahiers de la Quinzaine. Mais ce ne peut être qu’un ordre vrai, c’est-à-dire un ordre juste.L’antisocialisme de Péguy vers 1910 est surtout une protestation contre l’embourgeoisement du socialisme. Mais il faut le dire : il y aussi un profond recul de l’intérêt pour la question sociale. S’il ne fut jamais maurrassien (Daniel Halévy expliquera que ce qui a manqué au débat français c’est un face-à-face Maurras – Péguy), Péguy était par contre proche de Barrès.Anticlérical mais chrétien – il trouve la foi en 1908 -, extrêmement patriote (jusqu’à un antigermanisme détestable mais naïf), Péguy était aussi philosémite (à une époque où le sionisme n’existait pas), ainsi grand admirateur de Bernard Lazare. Les amis juifs ne manquèrent pas à Péguy, tels le fidèle Eddy Marix. Sans parler de « Blanche », son dernier amour. Loin d’être attiré par les extrêmes, Péguy est à partir de 1900, en politique, très modéré. Il voue ainsi un grand respect à Waldeck-Rousseau, homme de gauche modéré, voire « opportuniste » au sens du moment, qui mit un terme aux affres de l’affaire Dreyfus.Après avoir ouvert une librairie, vite en faillite, Péguy crée les Cahiers de la Quinzaine, qui n’auront jamais assez d’abonnés pour être rentables (on parle de 1400 abonnés, mais des historiens tels Henri Guillemin indiquent qu’il n’en a jamais eu 1200). Abandonnant le socialisme devenu parlementaire, il s’attache à prôner une République idéale, indépendante des partis et de l’argent, patriote, sociale, apportant à tous l’éducation, la dignité dans le travail et la fraternité. C’est dire que Péguy n’a jamais complètement renié ses idéaux de jeunesse. « Une révolution n’est rien, si elle n’engage pas une nouvelle vie, si elle n’est entière, totale, globale, absolue… » Péguy devient l’homme de toutes les traditions, « des fleurs de lis mais aussi du bonnet phrygien (avec cocarde) ». « Un Michelet dégagé des vapeurs idéologiques », remarque Maurice Reclus. Une fidélité à la République comme continuité de toute notre histoire. C’est ce qu’il résuma par la fameuse formule : « La République c’est notre royaume de France ».Ami de Jacques Maritain, de Lucien Herr, de Pierre Marcel-Lévy, de Georges Sorel (qui ne crut jamais à sa conversion catholique), de Léon Blum, avec qui il se fâcha, de Marcel Baudouin dont il épousa la sœur et à qui il vouait une affection fraternelle jusqu’à utiliser le pseudonyme de Pierre Baudouin, sous le nom duquel il publia sa première Jeanne d’Arc, Péguy était en relation avec les plus brillants mais aussi souvent les plus profonds des intellectuels de l’époque. De même qu’il échouera à l’agrégation de philosophie, il ne termina jamais sa thèse sur « l’histoire dans la philosophie au XIXe siècle », ni sa thèse complémentaire qui portait sur le beau sujet « Ce que j’ai acquis d’expérience dans les arts et métiers de la typographie ». Ce qu’il cherchait n’était pas de paraître, c’était de tracer un sillon bien précis : l’éloge des vertus d’une ancienne France, celle des travailleurs, des artisans, des terriens. « C’est toujours le même système en France, on fait beaucoup pour les indigents, tout pour les riches, rien pour les pauvres », écrivait-il dans une lettre du 11 mars 1914.Souvent au bord de la dépression, Péguy ne se ménageait guère. « Le suicide est pour moi une tentation dont je me défends avec un succès sans cesse décroissant », écrivait-il à un de ses amis. Il ne cherchait pas le confort pour lui-même : ni le confort moral ni le confort intellectuel. « Il y avait en ce révolutionnaire du révolté, écrivait son ami Maurice Reclus, et, ces jours-là, je ne pouvais m’empêcher de voir en Péguy une manière de Vallès – en beaucoup plus noble, évidemment, en beaucoup moins déclamateur et revendicateur, un Vallès sans bassesse, sans haine et sans envie, mais un Vallès tout de même. » Péguy prétendait être un auteur gai, et s’il n’était pas comique ni léger, il était quelque peu facétieux. Oui, cet homme avait la pudeur de la gaieté. Il ne cherchait jamais à être étincelant, mais il étincelait.Ce que récuse Péguy, et là, il n’est pas modéré, c’est le modernisme. Le danger qu’il annonce, c’est « la peur de ne pas paraître assez avancé ». C’est pourquoi sa critique de l’obsession moderniste est souvent associée au regret des temps passés, alors qu’elle témoigne pour un autre avenir possible. « Mais comment ne pas regretter la sagesse d’avant, comment ne pas donner un dernier souvenir à cette innocence que nous ne reverrons plus. […] On ne parle aujourd’hui que de l’égalité. Et nous vivons dans la plus monstrueuse inégalité économique que l’on n’ait jamais vue dans l’histoire du monde. On vivait alors. On avait des enfants. Ils n’avaient aucunement cette impression que nous avons d’être au bagne. Ils n’avaient pas comme nous cette impression d’un étranglement économique, d’un collier de fer qui tient à la gorge et qui se serre tous les jours d’un cran. » (L’Argent). Deux semaines avant d’être tué, le 5 septembre 1914, Péguy était au front à la tête d’une compagnie. Il écrivait : « nous sommes sans nouvelles du monde depuis quatre jours. Nous vivons dans une sorte de grande paix. »Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com/
• Arnaud Teyssier, Charles Péguy, une humanité française, Perrin, 2008.
• Romain Rolland, Péguy, Albin Michel, deux volumes, 1945.
• Maurice Reclus, Le Péguy que j’ai connu, Hachette, 1951.• Bernard Guyon, Péguy, Hatier, 1960.• Charles Péguy, L’Argent (1913), réédité par les éditions des Équateurs.• Paru dans Flash, n° 67 du 2 juin 2011. -
Droit français : l’altérité sexuelle des parents est obligatoire
Aude Mirkovic, maître de conférence en droit privé, explique pourquoi, dans le droit français, on ne peut être enfant que d’un homme et d’une femme :
-
Lafautearousseau s'associe à la "Manif pour tous" parce que la famille c'est la base de la nation !
Lafautearousseau s'associe pleinement, à la campagne lancée, courageusement, par l'Eglise Catholique de France et par divers mouvements ou associations, contre le projet de loi dit du "mariage pour tous". Nous soutenons donc la manifestation d'ampleur nationale, en préparation pour le 13 janvier prochain.On sait que le cardinal André Vingt-Trois, à l'occasion du 15 août, a fait dire, dans toutes les églises de France, une "prière pour la France", s'élevant, en fait, contre ce projet; que le pape Benoît XVI encourage cette initiative; qu'elle a été confirmée par la Conférence Episcopale réunie à Lourdes. De fait, L'Eglise, pourvu qu'elle le veuille, qu'elle y lance toutes ses forces, possède encore -on a eu, on aura, sans-doute, encore, l'occasion de le vérifier - une capacité considérable de mobilisation et d'influence. Souhaitons qu'elle l'utilisera à fond et, dans ce cas, soutenons-là avec la même force.Les autres grandes religions, avec les nuances qui tiennent à leur spécificité, se sont exprimées dans le même sens. En particulier, le Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim, a publié un document remarquable, opposé à un projet de loi qui, selon lui, consiste à « priver des enfants d’un droit essentiel, avoir un père et une mère et non un parent 1 et un parent 2". En l'occurrence, cette conjonction des grandes religions, présentes sur notre sol, peut être utile à la France. Qu'elles s'opposent ensemble à un projet de pure déconstruction sociale, imposé en force par une minorité et un gouvernement indifférent au Bien Commun, est une nouveauté importante. Ces autorités spirituelles se déterminent en fonction de préceptes religieux, issus des Ecritures, mais aussi de considérations morales, anthropologiques et sociétales.Du simple point de vue politique qui est le nôtre, qui ne méconnaît nullement ces hautes raisons, le projet de loi gouvernemental est une atteinte supplémentaire à la cohésion, à la stabilité, et à la structure même, la plus fondamentale, de notre société, et aux conditions du Bien Commun. C'est la raison pour laquelle nous nous opposons, nous aussi, au projet gouvernemental et nous conseillons à nos amis de participer à la manifestation nationale du 13 janvier, comme à toutes les actions qui seront menées par la suite, pourvu qu'elles soient sérieusement, raisonnablement organisées, et sans risque de tomber dans ce genre d'excès ou d'outrances qui finissent par nuire à la cause défendue.Nous ajouterons, quant à nous, que se battre sur l'unique et ultime front (ultime, pour combien de temps ?) d'une opposition déterminée au "mariage homosexuel", si justifiée soit-elle, serait tout à fait insuffisant. Si, en effet, "la famille est la base de la nation", il y a déjà bien longtemps que la stabilité des familles françaises n'est plus une réalité, bien longtemps que cette stabilité est fortement atteinte, bien longtemps que la société nationale se dissout, s'atomise, au profit d'un individualisme de plus en plus accentué, avec tous les très graves désordres sociétaux qui en découlent. A terme, c'est notre capacité à transmettre notre culture et notre civilisation qui est en question. Nous voyons déjà, tous les jours, et en toutes sortes de domaines, les inquiétants effets de cette dissolution des familles françaises. C'est donc sur une ligne très en amont de la seule question du "mariage homosexuel" que nous devons situer le front de nos campagnes et de nos actions. Celui de la reconstruction de la famille française, sans quoi l'avenir national sera, de toute façon, compromis.Lafautearousseau via http://restaurationnationale.hautetfort.com/