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tradition - Page 401

  • J. Bourbon à Synthèse Nationale

    "Jamais sans doute dans l'histoire des hommes, dans l'histoire de notre civilisation, nous n'étions tombés aussi bas."(J. B. le 11 novembre 2012)


    Jérôme Bourbon - Journée de Synthèse Nationale -... par confiteor-II

    http://rivarol.over-blog.com/

  • Les FEMEN ridiculisées par CIVITAS à la manif pour tous

  • L'autre signification de l'Être La rencontre Jünger/Heidegger

    De qui un homme comme Ernst Jünger se sent-il compris ? Certainement pas par ses adversaires qui ne combattent en lui que sa seule projection élitaire et militariste. Mais il ne doit pas se sentir davantage compris de ses épigones, qui sont incapables de le suivre dans les méandres difficiles de sa pensée et qui, au contraire, cherchent la facilité en vouant un culte simpliste à leur idole. Que reste-t-il dès lors, sinon la « grande conversation des esprits » dont a parlé Nietzsche et qui, à travers les siècles, n'est animée que par des hommes isolés, importants et significatifs.

    Il est très rare que de tels isolés engagent un dialogue. Ainsi, Ernst Jünger s'est adressé à Martin Heidegger, à l'occasion des 60 ans de ce philosophe de la Forêt Noire, en écrivant à son intention Über die Linie, un opuscule qui aborde « le grand thème de ces cent dernières années » : le nihilisme. Heidegger s'est senti tellement interpellé par ce texte qu'à son tour, il a consacré à l'écrivain un opuscule, également intitulé Über “die Linie”, à l'occasion des 60 ans de l'auteur du Travailleur en 1955. Cette rencontre a été très prometteuse, on s'en doute. Mais elle n'a pas promis plus qu'elle ne pouvait tenir, surtout à ceux qui s'en faisaient des idées fausses. Et totalement fausse aurait été l'idée, par ex., que Jünger et Heidegger avaient pris délibérément la résolution d'écrire à 2 un manifeste commun, fondateur d'une Révolution conservatrice à laquelle nous pourrions encore adhérer aujourd'hui. Telle n'était pas l'intention de Jünger et de Heidegger : ils sont trop intelligents et trop prudents pour oser de tels exercices.

    Métaphysique

    Jünger part du principe que le nihilisme constitue un défi pour l'individu. L'individu, ici, est bien l'individu et non pas une classe particulière, ou une race, un parti ou un mouvement. En d'autres termes : le nihilisme n'est pas un problème politique mais un problème métaphysique. C'est là la raison essentielle qui motive Jünger quand il s'adresse à Heidegger car celui-ci a vu que la question décisive réside dans la métaphysique et non pas dans l'économie, la biologie ou la psychologie.

    Dans ce domaine, Jünger est bien sur la même longueur d'onde que le philosophe de la Forêt Noire : tous 2 acceptent le fait que l'évolution historique bute contre une limite et qu'il n'est plus possible d'aller au-delà. Telle est la signification de l'image de la “ligne”, que Heidegger reprend à son compte, sans doute en la transformant : tel est bien le diagnostic du nihilisme. Jünger nous en livre une description qui culmine dans cette phrase : « Tout comme on exploite les riches gisements et filons, on exploite dorénavant la tranquilité, on la met entièrement en mouvement ». Le nihilisme est dès lors la perte de toute assise solide et de toute durée, sur lesquelles on pourrait encore construire ou reconstruire quelque chose.

    On songe tout de suite aux “idées” et aux “valeurs”. Mais Jünger pense sans nul doute aux attaques en règle qui sont perpétrées contre une « base ultime », une assise primordiale, que nous pourrions parfaitement interpréter dans un sens écologique aujourd'hui. Jünger nous parle du « moment où la rotation d'un moteur devient plus forte, plus significative, que la répétion, des millions de fois, des formules d'une prière ». Ce “moment”, qui pourrait bien durer cent ans ou plus, désigne l'illusion qui veut que toute perfection technique ne peut réussir que sur base de biens donnés par Dieu ou par la nature, biens dont nous dépendons existentiellement et surtout dont nous sommes nous-mêmes une partie. Le “néant” que la modernité nihiliste semble répandre autour d'elle, n'est donc pas néant, rien, mais est en vérité le sol, sur lequel nous nous trouvons, le pain que nous mangeons, et l'âme qui vit en nous. Si nous nous trouvons dans des « paysages arides, gris ou brûlés » (Jünger), il peut nous sembler que rien n'y poussera ni n'y fleurira jamais.

    Mais plus nos souvenirs des temps d'abondance s'amenuisent, plus forts seront le besoin et le désir de ce dont nous avons réellement besoin et de ce dont nous manquons. Heidegger ne songe à rien d'autre quand il définit la disparition, l'absence, par la présence, ou quand il voit dans la Verborgenheit (l'obscurité, l'occultement) une sorte de « dépôt de ce qui n'est pas encore dévoilé (dés-occulté) ». Car si nous considérons l'homme dans son existentialité, son Dasein, soit sa détermination par son environnement (Umwelt), alors son Être (Sein) ne peut jamais être mis entièrement à disposition ; dès lors, plus le danger le menace, plus grande est la chance d'une nouvelle appropriation. Heidegger appelle cela l'« autre commencement ».

    Refus de la conception linéaire de l'histoire

    Tous 2 s'opposent donc à la conception linéaire de l'histoire, à la conception qui voit l'histoire comme une ligne droite, sur laquelle on ne peut qu'avancer ou reculer, partageant du même coup les esprits en “esprits progressistes” et en “esprits conservateurs”. Pour Heidegger comme pour Jünger la ligne est transversale. « Le franchissement de la ligne, le passage du point zéro, écrit Jünger, partage le jeu ; elle indique le milieu, mais non pas la fin ».

    Comme dans un cercle, elle recommence sa trajectoire après une rotation, mais à un autre niveau. Heidegger parle ici de la nécessité d'un « retour » ou d'un « retournement » et non pas d'un « recul vers des temps déjà morts, rafraîchis à titre d'expérimentation par le truchement de formes bricolées ». Jünger, lui aussi, a toujours évité ce fourvoiement, ce que l'on ne peut pas dire de tous ses contemporains ! « Le retour » signifie pour Heidegger le lieu où la pensée et l'écriture « ont toujours déjà été d'une certaine façon ».

    Heidegger estime aussi que « les idées s'embrasent » face à « cette image d'un sens unique », impliquée par la ligne : c'est là que surgit la problématique du nihilisme — aujourd'hui nous parlerions plutôt de la problématique de la société de consommation ou de la société du throw away. Pourtant le philosophe émet une objection, qui est déjà perceptible dans une toute petite, mais très significative, transformation du titre : chez Jünger, ce titre est Über die Linie, et il veut désigner le franchissement de la ligne ; chez Heidegger, c'est Über « die Linie ».

    Il veut par l'adjonction de ces significatifs guillemets expliciter à fond ce qu'est la zone, le lieu de cette ligne. Ce qui chez Jünger est invite à l'action, demeure chez Heidegger contemplation. Il est clair que l'objet de la philosophie n'est pas de lancer des appels, mais d'analyser. Et Heidegger, bien qu'il critique fortement les positions de l'idéalisme platonicien, est assez philosophe pour ne pas laisser passer sans sourciller la volonté activiste de participation de l'écrivain, son vœu et sa volonté de dépasser aussi rapidement que possible le nihilisme.

    Sujet & Objet

    Heidegger admoneste Jünger, et cette admonestation se justifie théoriquement. À juste titre, Heidegger pense : « L'homme non seulement se trouve dans la zone critique de la ligne, mais il est lui-même, non pas pour soi et certainement pas par soi seulement, cette zone et ainsi cette ligne. En aucun cas cette ligne est... telle qu'elle serait un tracé franchissable placé devant l'homme ». En écrivant cette phrase, Heidegger se rapporte à une idée fondamentale de Sein & Zeit, jamais abandonnée, selon laquelle l'homme n'est pas un “sujet”, placé devant un “objet”, mais est soumis à une détermination existant déjà avant tout rapport sujet/objet. L'« Être » tel qu'évoqué ici, acquiert une signification si différente de celle que lui conférait la métaphysique traditionnelle, que Heidegger, dans son essai, biffe toujours le mot “Être” (Sein), afin qu'on ne puisse plus le lire dans le sens usuel.

    Pour le philosophe, une telle précision dans les termes est absolument indispensable, mais, quand on lit l'écrivain, cette précision conduit à des mécompréhensions ou des quiproquos. Jünger, en effet, ne s'en tient pas à la terminologie forgée par Heidegger, mais raisonne avec des mots tels “valeur”, “concept”, “puissance”, “morale”, “décision” et reste de ce fait dans le « langage de la métaphysique » et surtout dans celui du « métaphycisien inversé » que fut Nietzsche.

    Pourtant, l'écrivain ne peut pas être jugé à l'aune d'une philosophie du sujet, manifestement dépassée. C'est cependant ce que Heidegger tente de faire. Mais son jugement pose problème quand on repère le passage où Jünger se rapproche le plus de cet “autre” dans sa formulation : « Le moment où la ligne est franchie, apporte un nouvel agencement de l'Être, et alors ce qui est réel se met à étinceler, à briller ». Une fois de plus, Heidegger, après avoir lu cette phrase, pose une question très précise : l'Être peut-il être quelque chose pour soi ? Et le philosophe de la Forêt Noire corrige : « Probablement cet agencement nouveau est-il lui-même, mais de manière cachante, occultante, dissimulante, ce que nous appelons confusément et imprécisément “l'Être” ».

    Jünger complète Heidegger

    De telles remarques nous aident à mieux comprendre Heidegger, mais ne sont presque d'aucune utilité quand nous interprétons l'écriture de Jünger. Le philosophe nous dit bien que « de tels doutes ne peuvent nullement égratigner la force éclairante des images », mais cela ne le conduit pas à un examen plus précis du langage de Jünger. Par coquetterie, Heidegger évoque la confusion et l'imprécision de Jünger mais reste, lui, ferme sur sa propre voie, dans sa propre logique de penser, et ne cherche pas à comprendre les autres possibles. Quand Heidegger constate : « Votre jugement sur la situation trans lineam et mon explication de linea sont liés l'un à l'autre », il reste finalement assez laconique.

    Quoi qu'il en soit, la position de Jünger complète la pensée de Heidegger. Nous avons dit, en début d'exposé, que le nihilisme était une attitude de l'individu : en effet, toute question métaphysique ne concerne que chaque individu personnellement. Aucun ordre socio-politique ne peut changer quoi que ce soit au fait que chacun d'entre nous soit exposé aux dangers du monde, soit soumis à l'angoisse que cette exposition, cette Ausgesetzheit, suscite. Voilà pourquoi cela ne fait pas une grosse différence — à ce sujet Jünger et Heidegger sont d'accord — si le nihilisme se présente à nous sous la forme ou l'expression d'une dictature fasciste, ou sous celle d'un socialisme réel ou d'une démocratie de masse.

    Dans de tels contextes, la démarche de Heidegger a été la suivante : Heidegger a travaillé sur l'isolement de l'homme avec une précision jusqu'alors inégalée, en utilisant tout spécialement les ressorts de la critique du langage ; ensuite, sa philosophie a constitué une tentative de transposer l'angoissante dépendance du moi, soi-disant “libre”, dans une sorte de “sécurité” (Geborgenheit), site d'apaisement des tensions, site de sérénité, où s'épanouit enfin la vraie liberté. En opérant ce retournement, il nous semble, que Heidegger perçoit l'homme comme sur le point de disparaître, écrasé sous le poids d'un sombre destin planétaire, et donne l'impression de devenir fataliste.

    Mais cela, Heidegger ne l'a pas voulu, et ne l'a pas dit de cette façon. Et c'est pourquoi, nous apprécions ce discours post-idéaliste de Jünger insistant sur la « force chevaleresque de l'individu », sur sa « décision » et sur la volonté de l'homme libre de se maintenir envers et contre tout. Car si le moi n'est même plus autorisé à formuler des projets, il est contraint de résister à son propre « empêtrement », résistance qui, seule, appelera le démarrage d'un nouveau mouvement historique.

    « Le poète et le penseur habitent des sommets voisins », a dit un jour Heidegger. Leurs demeures sont haut perchées mais séparées par un gouffre. C'est bien ce que nous avons pu constater en comparant les positions de Jünger et de Heidegger. Mais ne se pourrait-il pas que ce soit précisément ce gouffre qui fait tout l'intérêt de la rencontre Jünger/Heidegger. « Si l'on délibère, dit Jünger dans Le recours aux forêts (un ouvrage très proche d'Über die Linie), alors il est bon qu'on le fasse durement, au bord du gouffre ».

    Dr.Angelika Willig, Vouloir n°123/125, 1995. (article paru dans Junge Freiheit n°12/1995) http://www.archiveseroe.eu

    ➜ Références :

    • Ernst Jünger, « Über die Linie », in Anteile : Martin Heidegger zum 60. Geburtstag, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1950, pp. 245-283 ; tirage à part du texte légèrement augmenté. Tr. fr. : Sur l’homme et le temps. Essais, vol. 3 : Le nœud gordien - Passage de la ligne, Rocher, 1958, tr. H. Plard ; 2e éd. augm. d’un avant-propos de Jünger et d’une préface de J. Hervier : Passage de la ligne, Passeur-Cecofop, Nantes, 1993 ; 3e éd. : Christian Bourgois, 1997, 104 p.

    • Martin Heidegger, « Über ,Die Linie' », in : Freundschaftliche Begegnungen : Festschrift für Ernst Jünger zum 60. Geburtstag, Armin Mohler (Hrsg.), V. Klostermann, Frankfurt/M., 1955, republié ultérieurement sous un nouveau titre : Zur Seinsfrage. Tr. fr. : « Contribution à la question de l’Être », in Questions I, Gal., 1968, tr. G. Granel.

  • Le projet de la Grande Europe (Une ébauche géopolitique pour un monde multipolaire à venir)

    Le projet de la Grande Europe (Une ébauche géopolitique pour un monde multipolaire à venir) 1. Suite au déclin et à la disparition du Bloc socialiste en Europe de l’Est à la fin du siècle dernier, une nouvelle vision géopolitique du monde basée sur une nouvelle approche est devenue une nécessité. Mais l’inertie de la pensée politique et le manque d’imagination historique chez les élites politiques de l’Occident victorieux a conduit à une option simpliste : les bases conceptuelles de la démocratie occidentale, une société d’économie de marché, et la domination stratégique des États-Unis à l’échelle mondiale sont devenues les seules solutions à tous les défis émergents et le modèle universel qui devrait être impérativement accepté par toute l’humanité.
    2. Cette nouvelle réalité émerge devant nos yeux – la réalité d’un monde organisé entièrement par le paradigme américain. Un think-tank néoconservateur influent des États-Unis modernes s’y réfère ouvertement par un terme plus approprié – ‘l’Empire global’ (parfois ‘l’Empire bienveillant’ – R. Kagan). Cet Empire est unipolaire et concentrique dans sa nature profonde. Au centre, il y a le ‘Nord riche’, la communauté atlantique. Tout le reste du monde, – la zone des pays sous-développés ou en développement, considérée comme périphérique, – est censé suivre la même direction et le même cours que les pays du cœur de l’Occident bien avant eux.
    3. Dans une telle vision unipolaire, l’Europe est considérée comme la banlieue de l’Amérique (capitale du monde), et comme une tête de pont de l’Occident américain vers le grand continent eurasien. L’Europe est vue comme une simple partie du Nord riche, non pas comme un preneur de décision, mais comme un associé junior sans intérêts propres et sans caractéristique spécifique. L’Europe, dans un tel projet, est perçue comme un objet et non comme un sujet, comme une entité géopolitique privée d’une identité et d’une volonté autonomes, comme d’une souveraineté véritable et reconnue. L’essentiel de la spécificité de l’héritage culturel, politique, idéologique et géopolitique européen est pensé comme appartenant au passé : tout ce qui a été autrefois estimé comme utile a déjà été intégré dans le projet de l’Occident global ; ce qui reste est disqualifié comme non pertinent. Dans un tel contexte, l’Europe se trouve géopolitiquement privée de son être propre et indépendant. Se trouvant voisine, sur le plan géographique, de régions et de civilisations non-européennes, l’Europe peut alors facilement perdre sa forme culturelle et politique.
    4. Dans tous les cas, la démocratie libérale et la théorie du libre-échange ne représentent qu’une partie de l’héritage historique européen et il y a eu d’autres options proposées et d’autres solutions traitées par les grands penseurs, scientifiques, politiciens, idéologues et artistes européens. L’identité de l’Europe est bien plus vaste et profonde que quelques fast-foods idéologiques américains simplistes du complexe de l’Empire global – avec son mélange caricatural d’ultralibéralisme, d’idéologie du marché libre et de démocratie quantitative. À l’époque de la guerre froide, l’unité du monde occidental (sur les deux rives de l’Atlantique) avait comme base plus ou moins solide la défense mutuelle de valeurs communes. Mais à présent ce défi n’a plus aucune actualité, l’ancienne rhétorique ne marche plus. Elle devrait être révisée et de nouveaux arguments fournis. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus d’ennemi commun, clair et réaliste. La base positive pour un monde occidental uni à l’avenir est presque totalement absente. Le choix social des pays et des États européens est en contradiction complète avec l’option ultralibérale anglo-saxonne (aujourd’hui américaine).
    5. L’Europe actuelle possède ses propres intérêts stratégiques qui diffèrent substantiellement des intérêts américains ainsi que de l’approche du projet de l’Occident global. L’Europe possède son tropisme particulier envers ses voisins du sud et de l’est. Dans certains cas, l’intérêt économique, les solutions énergétiques et la défense commune ne coïncident pas du tout avec ceux de l’Amérique.
    6. Ces considérations générales nous mènent, nous, intellectuels européens profondément concernés par le destin de notre Patrie culturelle et historique, l’Europe, à la conclusion que nous avons grandement besoin d’une vision alternative du monde à venir, où la place, le rôle et la mission de l’Europe et de la civilisation européenne seraient différentes, plus grandes, meilleures et plus sûres que dans le cadre du projet de l’Empire global avec ses caractéristiques impériales par trop évidentes.
    7. La seule alternative faisable dans les circonstances présentes est à ancrer dans le contexte d’un monde multipolaire. La multipolarité peut garantir à n’importe quel pays et civilisation sur la planète le droit et la liberté de développer son propre potentiel, d’organiser sa propre réalité interne en accord avec l’identité spécifique de sa culture et de son peuple, ainsi que de proposer une base fiable de relations internationales justes et équilibrées dans le concert des nations du monde. La multipolarité devrait être fondée sur un principe d’équité entre les différentes sortes d’organisations politiques, sociales et économiques de ces nations et États. Le progrès technologique et l’ouverture croissante des pays devrait promouvoir le dialogue entre, et la prospérité de, tous les peuples et nations. Mais dans le même temps, ne pas mettre en danger leurs identités respectives. Les différences entre les civilisations n’ont pas à culminer nécessairement dans un inévitable choc – contrairement à la logique simpliste de quelques écrivains américains. Le dialogue, ou plutôt le ‘polylogue’, est une possibilité réaliste et faisable que nous devrions tous poursuivre à cet égard.
    8. En ce qui concerne directement l’Europe, et par contraste avec d’autres plans pour la création de quelque chose de ‘grand’ dans le vieux sens impérialiste du terme – que ce soit le Projet pour un Grand Moyen-Orient ou le programme pan-nationaliste pour une Grande Russie ou une Grande Chine – nous proposons, comme concrétisation de l’approche multipolaire, une vision équilibrée et ouverte de la Grande Europe comme nouveau concept pour le futur développement de notre civilisation dans ses dimensions stratégiques, sociales, culturelles, économique et géopolitiques.
    9. La Grande Europe consiste dans le territoire contenu à l’intérieur des frontières qui coïncident avec les limites d’une civilisation. Ce genre de frontière est quelque chose de complètement nouveau, comme l’est le concept de l’État-civilisation. La nature de ces frontières suppose une transition graduelle – non pas une ligne abrupte. Cette Grande Europe devrait donc être ouverte à des interactions avec ses voisins à l’ouest, à l’est ou au sud.
    10. Une Grande Europe dans le contexte général d’un monde multipolaire est conçue comme entourée par d’autres grands territoires, appuyant leurs unités respectives sur l’affinité des civilisations. Nous pouvons ainsi postuler l’apparition éventuelle d’une Grande Amérique du nord, d’une Grande Eurasie, d’une Grande Asie pacifique et, dans un avenir plus distant, d’une Grande Amérique du sud et d’une Grande Afrique. Aucun pays – hormis les États-Unis – en l’état actuel des choses, n’a les moyens de défendre sa vraie souveraineté, en ne comptant que sur ses propres ressources internes. Aucun ne peut être considéré comme un pôle autonome capable de contrebalancer la puissance atlantiste. La multipolarité réclame un processus d’intégration à large échelle. On pourrait l’appeler ‘une chaîne de globalisations’ – mais une globalisation sans limites concrètes – coïncidant avec les frontières approximatives de civilisations variées.
    11. Nous imaginons cette Grande Europe comme une puissance géopolitique souveraine, avec sa propre identité culturelle forte, avec ses propres options sociales et politiques – basées sur les principes de la tradition démocratique européenne – avec son propre système de défense, incluant les armes atomiques, avec sa propre stratégie énergétique et d’accès aux ressources minérales, élaborant ses choix de paix ou de guerre avec d’autres pays ou civilisations en toute indépendance – tout ceci appuyé sur une volonté européenne commune et un processus démocratique dans la prise de décision.
    12. Dans le but de promouvoir notre projet de Grande Europe et le concept de multipolarité, nous en appelons aux différentes forces dans les pays européens, ainsi qu’aux Russes, aux Américains, aux Asiatiques, à soutenir activement notre initiative au-delà de leurs options politiques, de leurs différences culturelles et de leurs choix religieux, à créer dans chaque place ou région des Comités pour une Grande Europe ou d’autres genres d’organisations partageant l’approche multipolaire, rejetant l’unipolarité, le danger croissant de l’impérialisme américain, et développant un concept similaire pour les autres civilisations. Si nous travaillons ensemble, affirmant avec force nos identités différentes, nous serons en mesure de fonder un monde meilleur, équilibré et juste, un Monde plus Grand où n’importe quelle forme digne de culture, de société, de foi, de tradition et de créativité humaine trouvera sa place adéquate et accordée.

    Alexandre Douguine http://www.voxnr.com

    source : GRA News :: lien

  • L'histoire comme fardeau

    Si l’histoire nous apprend beaucoup sur notre présent, la nature humaine étant un invariant, elle devient un fardeau lorsque l’on tente, toujours avec échec, de vouloir appliquer un modèle politique issu d’un passé le plus souvent dépassé à un présent qui signifie que l’histoire, parce qu’elle est un processus dynamique ainsi que l’a bien montré Hegel,est presque toujours une célébration de l’avenir.

    Le site Voxnr a déjà consacré au national-bolchévisme toute une série d’articles particulièrement riches rappelant ce que fut, à l’époque, ce courant de pensée vieux d’environ un siècle, dont Ernst Niekisch fut la figure emblématique (1).

    Il y aurait bien évidemment un paradoxe à célébrer un courant de pensée vieux d’environ un siècle sachant ce qui fut écrit dans l’introduction si le national-bolchévisme n’était d’une si brûlante actualité, plus encore aujourd’hui que naguère.

    Le national-bolchévisme n’est autre que la haine de l’occident, non tel qu’il exista durant l’intégralité de son développement, mais de ce qu’il fut devenu, particulièrement au début du vingtième siècle.

    Cette haine prend pour cible principale les Etats Unis dont l’intervention durant la première guerre mondiale fut décisive quant à l’issue du conflit. On comprendra bien facilement que les Etats Unis furent à l’époque autrement moins puissants, autrement moins impérialistes qu’ils ne le sont aujourd’hui. Chacun sait que les States constituent aujourd’hui le fer de lance du nouvel ordre mondial et que, par voie de conséquence, ils sont l’ennemi majeur pour tous ceux qui se revendiquent d’une pensée alternative. Voilà qui fait du national-bolchévisme, en terme de désignation de l’adversaire majeur, un mouvement de pensée d’actualité. D’ailleurs personne ne peut aujourd’hui contester que dans le cadre européen, le seul grand pays sur lequel fonder nos espoirs n’est autre que la Russie qui elle, s’oppose aux volontés hégémoniques des Etats-Unis : c’est ce que naguère on appelait Est-orientierung ; continuité donc…

    Outre l’impérialisme américain, c’est aussi le système politique prôné, et le plus souvent imposé à de nombreux endroits du globe malgré les traditions nationales par les Etats-Unis, savoir la démocratie libérale, qui est mise en cause par les zélateurs du national-bolchévisme. Cette forme de gouvernement, peut être valable pour les américains, même si leurs dirigeants ne leur demandent jamais, et pour cause, leur avis sur la question, n’a nullement besoin d’être explicitée puisque Français, nous en subissons au quotidien les néfastes conséquences, surtout depuis que la démocratie libérale a remplacé dans les faits la République. Dans son opposition à la démocratie libérale, le national-bolchévisme conserve, là encore, toute sa pertinence.

    Le national-bolchévisme ne serait pas une théorie complète si elle ne développait pas toute une analyse du spectre économique. Là encore, se définissant négativement, le national-bolchévisme se définit comme anticapitalisme. On sait que le capitalisme est autrement plus puissant aujourd’hui qu’à l’époque et qu’il désagrège progressivement les différentes coutumes des nations. Croire qu’un système économique n’a d’influence que sur le monde de l’argent est une grave, et malheureusement fréquente erreur : les modifications de comportement sont légion suivant le paradigme du moment. On peut d’ailleurs noter que l’idée de capitalisme apatride est d’autant plus ridicule que le capitalisme a vocation planétaire au grand dam des particularismes ; qui méconnait le phénomène des délocalisations ? Qui méconnait la faible imposition des entreprises du cac 40 alors que les entreprises locales sont matraquées fiscalement ? Je crains qu’il ne faille que le peuple français ne soit contraint de goûter à la catastrophe économique à venir avant de réaliser la nocivité d’un tel système économique. Après tout, il a fallu des décennies avant que chacun ne comprenne enfin, malgré les calamités répétées du communisme partout où il s’est implanté, que ce système ne résistait pas à l’épreuve des faits. Une remarque ayant trait à l’actualité, lorsque je lis les tenants de l’extrême droite rantanplan vantant la diminution drastique du nombre de fonctionnaires, je me demande s’ils ont conscience ou pas, de faire le jeu des partisans du nouvel ordre mondial en ajoutant leurs récriminations au ricanements des hyenes estampillées de gauche ou de droite. Quoiqu’il en soit, on ne peut que constater que la concurrence tant célébrée par Rantanplan and cie, s’est traduite dans les faits par la disparition de notre tissu industriel (mines, sidérurgie, textile, électroménager, chantier naval, ameublement,construction automobile,…). Un esprit lucide ne peut donc, à l’aune des charettes de licenciés qui ont défilé depuis les quarante dernières années, que condamner un système économique issu du parti de l’étranger. Quitte à rappeler une évidence historique, la tradition colbertiste est bien française et le national-bolchévisme, en tant qu’il est national, apparaît comme beaucoup plus idoine, sachant les faits, qu’une théorie en vogue dont les esprits détachés des réalités font l’apologie, comme le libertarisme.

    L’erreur, dénoncée dans l’introduction, consisterait à vouloir replaquer aujourd’hui les recettes prônées par le national-bolchévisme il y a maintenant près d’un siècle. Il doit donc y avoir révision et adaptation.

    Pour autant, les principes généraux du national-bolchévisme, comme on vient de le voir, sont d’une brûlante actualité.

    Alain Rebours http://www.voxnr.com

  • ARENDT (Hanna) - La signification de la philosophie de Hobbes

    Il est significatif que les champions modernes du pouvoir se trouvent en accord total avec la philosophie de l'unique grand penseur qui prétendit jamais tirer le bien public des intérêts privés, et qui au nom du bien privé, imagina et échafauda l'idée d'un Commonwealth qui aurait pour base et pour fin ultime l'accumulation du pouvoir. Hobbes est en effet le seul grand philosophe que la bourgeoisie puisse revendiquer à juste titre comme exclusivement sien, même si la classe bourgeoise a mis longtemps à reconnaître ses principes. Dans son Léviathan, Hobbes exposait la seule théorie politique selon laquelle l'Etat ne se fonderait pas sur une quelconque loi constitutive – la loi divine, la loi de nature ou celle du contrat social – qui déterminerait les droits et interdits de l'intérêt individuel vis-à-vis des affaires publiques, mais sur les intérêts individuels eux-mêmes, de sorte que " l'intérêt privé est le même que l'intérêt public. "
    Il n'est pratiquement pas un seul modèle de la morale bourgeoise qui n'ait été anticipé par la magnificence hors pair de la logique de Hobbes. Il donne un portrait presque complet, non pas de l'homme mais du bourgeois, analyse qui en trois cents ans n'a été ni dépassée ni améliorée. " La Raison… n'est rien d'autre que des Comptes " ; " Sujet libre, libre Arbitre... sont des mots... vides de sens; c'est-à-dire Absurdes. " Etre privé de raison, incapable de vérité, sans libre-arbitre – c'est-à-dire incapable de responsabilité – l'homme est essentiellement une fonction de la société et sera en conséquence jugé selon " sa valeur ou [sa] fortune... son prix ; c'est-à-dire pour autant qu'il serait donné contre l'usage de son pouvoir ". Ce prix est constamment évalué et réévalué par la société, l'" estime des autres " variant selon la loi de l'offre et de la demande.
    Pour Hobbes, le pouvoir est le contrôle accumulé qui permet à l'individu de fixer les prix et de moduler l'offre et la demande de manière à ce que celles-ci favorisent son profit personnel. L'individu envisagera son profit dans un isolement complet, du point de vue d'une minorité absolue, pourrait-on dire ; il s'apercevra alors qu'il ne peut œuvrer et satisfaire à son intérêt sans l'appui d'une quelconque majorité. Par conséquent, si l'homme n'est réellement motivé que par ses seuls intérêts individuels, la soif de pouvoir doit être sa passion fondamentale. C'est elle qui fixe les relations entre individu et société, et toutes les autres ambitions, richesse, savoir et honneur, en découlent elles aussi.
    Hobbes souligne que dans la lutte pour le pouvoir comme dans leurs aptitudes innées au pouvoir, tous les hommes sont égaux ; car l'égalité des hommes entre eux a pour fondement le fait que chaque homme a par nature assez de pouvoir pour en tuer un autre. La ruse peut racheter la faiblesse. Leur égalité en tant que meurtriers en puissance place tous les hommes dans la même insécurité, d'où le besoin d'avoir un Etat. La raison d'être de l'Etat est le besoin de sécurité éprouvé par l'individu, qui se sent menacé par tous ses semblables.
    L'aspect crucial du portrait tracé par Hobbes n'est pas du tout ce pessimisme réaliste qui lui a valu tant d'éloges dans les temps modernes. Car si l'homme était vraiment la créature que Hobbes a voulu voir en lui, il serait incapable de constituer le moindre corps politique. Hobbes, en effet, ne parvient pas et d'ailleurs ne cherche pas – à faire entrer nettement cette créature dans une communauté politique. L'homme de Hobbes n'a aucun devoir de loyauté envers son pays si celui-ci est vaincu, et il est pardonné pour toutes ses trahisons si jamais il est fait prisonnier. Ceux qui vivent à l'extérieur de son Commonwealth (les esclaves, par exemple) n'ont pas davantage d'obligations envers leurs semblables, et sont au contraire autorisés à en tuer autant qu'ils peuvent ; tandis que, en revanche, " de résister au Glaive du Commonwealth afin de porter secours à un autre homme, coupable ou innocent, aucun homme n'a la Liberté ", autrement dit il n'y a ni solidarité ni responsabilité entre l'homme et son prochain. Ce qui les lie est un intérêt commun qui peut être " quelque crime Capital, pour lequel chacun d'entre eux s'attend à mourir " ; dans ce cas, ils ont le droit de " résister au Glaive du Commonwealth ", de " se rassembler, et se secourir, et se défendre l'un l'autre... Car ils ne font que défendre leurs vies ".
    Ainsi pour Hobbes, la solidarité dans telle ou telle forme de communauté est-elle une affaire temporaire et limitée qui, pour l'essentiel, ne change rien au caractère solitaire et privé de l'individu (qui ne trouve " aucun plaisir mais au contraire mille chagrins dans la fréquentation de ses semblables, nul pouvoir ne réussissant à les tenir tous en respect ") ni ne crée de liens permanents entre lui-même et ses semblables. C'est comme si le portrait de l'homme de Hobbes trahissait le propos de ce dernier, propos qui est de fournir une base pour son Commonwealth, et qu'il avançait à la place un modèle cohérent de comportements par le biais desquels toute communauté véritable puisse être facilement détruite. D'où l'instabilité inhérente et avouée du Commonwealth de Hobbes qui, dans sa conception, prévoit sa propre dissolution – " quand, à l'occasion d'une guerre (étrangère ou intestine) les ennemis emportent la Victoire finale... alors le Commonwealth est dissous et chaque homme se trouve libre de se protéger " –, instabilité d'autant plus frappante que le but primordial et répété de Hobbes était d'instaurer un maximum de sécurité et de stabilité.
    Ce serait commettre une grave injustice envers Hobbes et sa dignité de philosophe que de considérer son portrait de l'homme comme une tentative de réalisme psychologique ou de vérité philosophique. En fait, Hobbes ne s'intéresse ni à l'un ni à l'autre, son seul et unique souci étant la structure politique elle-même, et il décrit les aspects de l'homme selon les besoins du Léviathan. Au nom du raisonnement et de la persuasion, il présente son schéma politique comme s'il partait d'une analyse réaliste de l'homme, être qui " désire le pouvoir, encore plus de pouvoir ", et comme s'il s'appuyait sur cette recherche pour concevoir un corps politique idéal pour cet animal assoiffé de pouvoir. Le véritable processus, c'est-à-dire le seul processus selon lequel son concept de l'homme ait un sens et dépasse la banalité manifeste d'une méchanceté humaine reconnue, est précisément tout autre.
    Ce corps politique nouveau était conçu pour le profit de la nouvelle société bourgeoise telle qu'elle apparut au cours du dix-septième siècle, et cette peinture de l'homme est une esquisse du type d'homme nouveau qui serait apte à le constituer. Le Commonwealth a pour fondement la délégation du Pouvoir, et non des droits. Il acquiert le monopole de l'assassinat et offre en retour une garantie conditionnelle contre le risque d'être assassiné. La sécurité est assurée par la loi, qui est une émanation directe du monopole du pouvoir dont jouit l'Etat (et n'est plus établie par l'homme en vertu des valeurs humaines du bien et du mal). Et comme cette loi découle directement du Pouvoir absolu, elle représente une nécessité absolue aux yeux de l'individu qu'elle régit. En ce qui concerne la loi de l'Etat, à savoir le Pouvoir accumulé par la société et monopolisé par l'Etat, il n'est plus question de bien ou de mal, mais uniquement d'obéissance absolue, du conformisme aveugle de la société bourgeoise.
    Privé de droits politiques, l'individu, pour qui la vie publique et officielle se manifeste sous le manteau de la nécessité, acquiert un intérêt nouveau et croissant pour sa vie privée et son destin personnel. Exclu de toute participation à la conduite des affaires publiques qui concernent tous les citoyens, l'individu perd sa place légitime dans la société et son lien naturel avec ses semblables. Il ne peut désormais juger sa vie privée personnelle que par comparaison avec celle d'autrui, et ses relations avec ses semblables à l'intérieur de la société prennent la forme de la compétition. Une fois les affaires publiques réglées par l'Etat sous le couvert de la nécessité, les carrières sociales ou politiques des concurrents tombent sous l'empire du hasard. Dans une société d'individus tous pourvus par la nature d'une égale aptitude au pouvoir et semblablement protégés les uns des autres par le pouvoir, seul le hasard peut décider des vainqueurs.
    Selon les critères bourgeois, ceux à qui la chance ou le succès sont totalement refusés sont automatiquement rayés de la compétition, laquelle est la vie de la société. La bonne fortune s'identifie à l'honneur, la mauvaise au mépris. En déléguant ses droits politiques à l'Etat, l'individu lui abandonne également ses responsabilités sociales : il demande à l'Etat de le soulager du fardeau que représentent les pauvres exactement comme il demande à être protégé contre les criminels. La différence entre indigent et criminel disparaît - tous deux étant des hors-la-loi. Ceux qui n'ont pas de succès sont dépouillés de la vertu que leur avait léguée la civilisation classique ; ceux qui n'ont pas de chance ne peuvent plus en appeler à la charité chrétienne.
    Hobbes libère tous ceux qui sont bannis de la société - ceux qui n'ont pas de succès, ceux qui n'ont pas de chance, les criminels – de tous leurs devoirs envers la société et envers l'Etat si ce dernier les ignore. Ils peuvent lâcher la bride à leur soif de pouvoir et sont invités à tirer profit de leur aptitude élémentaire à tuer, restaurant ainsi cette égalité naturelle que la société ne dissimule que par opportunisme. Hobbes prévoit et justifie l'organisation des déclassés sociaux en un gang de meurtriers comme issue logique e la philosophie morale de la bourgeoisie.
    Etant donné que le pouvoir est essentiellement et exclusivement le moyen d'arriver à une fin, une communauté fondée seulement sur lui doit sombrer dans le calme de l'ordre et de la stabilité ; sa complète sécurité révèle qu'elle est construite sur du sable. C'est seulement en gagnant toujours plus de pouvoir qu'elle peut garantir le statu quo ; c'est uniquement en étendant constamment son autorité par le biais du processus d'accumulation du pouvoir qu'elle peut demeurer stable. Le Commonwealth de Hobbes est une structure vacillante qui doit sans cesse se procurer de nouveaux appuis à l'extérieur si elle ne veut pas sombrer du jour au lendemain dans l'aveugle, l'insensé chaos des intérêts privés d'où elle est issue. Pour justifier la nécessité d'accumuler le pouvoir, Hobbes s'appuie sur la théorie de l'état de nature, la " condition de guerre perpétuelle " de tous contre tous dans laquelle les divers Etats individuels demeurent encore les uns vis-à-vis des autres exactement comme J'étaient leurs sujets respectifs avant de se soumettre à l'autorité d'un Commonwealth. Cet état permanent de guerre potentielle garantit au Commonwealth une espérance de permanence parce qu'il donne à l'Etat la possibilité d'accroître son pouvoir aux dépens des autres Etats.
    Ce serait une erreur de prendre à la légère la contradiction manifeste entre le plaidoyer de Hobbes pour la sécurité de l'individu et l'instabilité fondamentale de son Commonwealth. Là encore il s'efforce de convaincre, de faire appel à certains instincts de sécurité fondamentaux dont il savait bien qu'ils ne pourraient survivre, chez les sujets du Léviathan, que sous la forme d'une soumission absolue au pouvoir qui " en impose à tous ", autrement dit à une peur omniprésente, irrépressible - ce qui n'est pas exactement le sentiment caractéristique d'un homme en sécurité. Le véritable point de départ de Hobbes est une analyse extrêmement pénétrante des besoins politiques du nouveau corps social de la bourgeoisie montante, dont la confiance fondamentale en un processus perpétuel d'accumulation des biens allait bientôt éliminer toute sécurité individuelle. Hobbes tirait les conclusions nécessaires des modèles de comportement social et économique quand il proposait ses réformes révolutionnaires en matière de constitution politique. Il esquissait le seul corps politique possible capable de répondre aux besoins et aux intérêts d'une classe nouvelle. Ce qu'il donnait, au fond, c'était le portrait de l'homme tel qu'il allait devoir devenir et tel qu'il allait devoir se comporter s'il voulait entrer dans le moule de la future société 'bourgeoise.
    L'insistance de Hobbes à vouloir trouver dans le pouvoir le moteur de toutes choses humaines et divines (car même le règne de Dieu sur les hommes est " le fait, non pas de la Création...mais de l'Irrésistible Pouvoir ") découlait de la proposition théoriquement irréfutable selon laquelle une accumulation indéfinie de 'biens doit s'appuyer sur une accumulation indéfinie de pouvoir. Le corollaire philosophique de l'instabilité fondamentale d'une communauté fondée sur le pouvoir est l'image d'un processus historique perpétuel qui, afin de demeurer en accord avec le développement constant du pouvoir, se saisit inexorablement des individus, des peuples et, finalement, de l'humanité entière, Le processus illimité d'accumulation du capital a besoin de la structure politique d' " un Pouvoir illimité ", si illimité qu'il puisse protéger la propriété grandissante en accroissant sans cesse sa puissance, Compte tenu du dynamisme fondamental de la nouvelle classe sociale, il est parfaitement exact qu'" il ne saurait s'assurer du pouvoir et des moyens de vivre bien, dont il jouit présentement, à moins d'en acquérir toujours plus ". Cette conclusion ne perd rien de sa logique même si, en trois cents ans, il ne s'est trouvé ni un roi pour " convertir cette Vérité de la Spéculation en l'Utilité de la Pratique", ni une bourgeoisie dotée d'une conscience politique et d'une maturité économique suffisantes pour adopter ouvertement la philosophie du pouvoir de Hobbes.
    Ce processus d'accumulation indéfinie du pouvoir indispensable à la protection d'une accumulation indéfinie du capital a suscité l'idéologie " progressiste " de la fin du XIXe siècle et préfiguré la montée de l'impérialisme. Ce n'est pas l'illusion naïve d'une croissance illimitée de la propriété, mais bien la claire conscience que seule l'accumulation du pouvoir pouvait garantir la stabilité des prétendues lois économiques, qui ont rendu le progrès inéluctable. La notion de progrès du XVIIIe siècle, telle que la concevait la France pré-révolutionnaire, ne faisait la critique du passé que pour mieux maîtriser le présent et contrôler l'avenir ; le progrès trouvait son apogée dans l'émancipation de l'homme. Mais cette notion restait loin du progrès sans fin de la société bourgeoise, qui non seulement s'oppose à la liberté et à l'autonomie de l'homme, mais qui, de plus, est prête à sacrifier tout et tous à des lois historiques prétendument supra humaines. " Ce que nous appelons progrès, c'est le vent... qui guide irrésistiblement [l'ange de l'histoire] jusque dans le futur auquel il tourne le dos cependant que devant lui l'amas des ruines s'élève jusqu'aux cieux. " ' C'est seulement dans le rêve de Marx d'une société sans classes qui, selon les mots de Joyce, allait secouer l'humanité du cauchemar de l'histoire, qu'une ultime - bien qu'utopique influence du concept du XVIIIe siècle apparaît encore.
    L'homme d'affaires pro-impérialiste, que les étoiles ennuyaient parce qu'il ne pouvait pas les annexer, avait vu que le pouvoir organisé au nom du pouvoir engendrait un pouvoir accru. Quand l'accumulation du capital eut atteint ses limites naturelles, nationales, la bourgeoisie comprit que ce serait seulement avec une idéologie de " l'expansion, tour est là ", et seulement avec un processus d'accumulation du pouvoir correspondant, que l'on pourrait remettre le vieux moteur en marche. Néanmoins, au moment même oÙ il semblait que le véritable principe du mouvement perpétuel venait d'être découvert, l'esprit explicitement optimiste de l'idéologie du progrès se voyait ébranlé. Non que quiconque commençât à douter du caractère inéluctable du processus lui-même ; mais beaucoup commençaient à voir ce qui avait effrayé Cecil Rhodes, à savoir que la condition humaine et les limitations du globe opposaient un sérieux obstacle à un processus qui ne pouvait ni cesser ni se stabiliser, mais seulement déclencher les unes après les autres toute une série de catastrophes destructrices une fois ces limites atteintes.
    A l'époque impérialiste, la philosophie du pouvoir devint la philosophie de l'élite qui découvrit bientôt - et fut rapidement prête à admettre - que la soif de pouvoir ne saurait être étanchée que par la destruction. Telle fut la principale raison d'être de son nihilisme (particulièrement manifeste en France au tournant du siècle, et en Allemagne dans les années 20) qui remplaçait la foi superstitieuse dans le progrès par une foi non moins superstitieuse dans la chute, et qui prêchait l'annihilation automatique avec autant d'enthousiasme qu'en avaient mis les fanatiques du progrès automatique à prêcher le caractère inéluctable des lois économiques. Il avait fallu trois siècles pour que Hobbes, ce grand adorateur du Succès, puisse enfin triompher. La Révolution française en avait été pour une part responsable, qui, avec sa conception de l'homme comme législateur et comme citoyen, avait failli réussir à empêcher la bourgeoisie de développer pleinement sa notion de l'histoire comme processus nécessaire. Cela résultait également des implications révolutionnaires du Commonwealth, de sa rupture farouche- avec la tradition occidentale, que Hobbes n'avait pas manqué de souligner.
    Tout homme, toute pensée qui n'œuvrent ni ne se conforment au but ultime d'un appareil dont le seul but est la génération et l'accumulation du pouvoir, sont dangereusement gênants. Hobbes estimait que les livres des " Grecs et des Romains de l'Antiquité " étaient aussi " nuisibles " que l'enseignement chrétien d'un " Summum bonum... tel qu'il est dit dans les Livres des vieux Moralistes ", ou que la doctrine du " quoi qu'un homme fasse contre sa conscience, est Péché ", ou que " les Lois sont les Règles du juste et de l'injuste ". La profonde méfiance de Hobbes à l'égard de toute la tradition de la pensée politique occidentale ne doit pas nous surprendre si nous nous souvenons seulement que ce qu'il souhaitait n'était ni plus ni moins que la justification de la Tyrannie qui, pour s'être exercée à plusieurs reprises au cours de l'histoire de l'Occident, n'a cependant jamais connu les honneurs d'un fondement philosophique. Hobbes est fier de reconnaître que le Léviathan se résume en fin de compte à un gouvernement permanent de la tyrannie : " le nom de Tyrannie ne signifie pas autre chose que le nom de Souveraineté... " ; " pour moi, tolérer une haine déclarée de la Tyrannie, c'est tolérer la haine du Commonwealth en général... "
    En tant que philosophe, Hobbes avait déjà pu -déceler dans l'essor de la bourgeoisie toutes les qualités anti-traditionalistes de cette classe nouvelle qui devait mettre plus de trois cents ans à arriver à maturité. Son Léviathan n'avait rien à voir avec une spéculation oiseuse sur de nouveaux principes politiques, ni avec la vieille quête de la raison telle queue gouverne la communauté des hommes ; il constituait délibérément " la renaissance des conséquences " découlant de l'essor d'une classe nouvelle dans une société fondamentalement liée à la propriété conçue comme élément dynamique générateur d'une propriété toujours nouvelle. La fameuse accumulation du capital qui a donné naissance à la bourgeoisie a changé les notions mêmes de propriété et de richesse : on ne les considérait plus désormais comme les résultats de l'accumulation et de l'acquisition, mais bien comme leurs préalables ; la richesse devenait un moyen illimité de s'enrichir. Etiqueter la bourgeoisie comme classe possédante n'est que superficiellement correct, étant donné que l'une des caractéristiques de cette classe était que quiconque pût en faire partie du moment qu'il concevait la vie comme un processus d'enrichissement perpétuel et considérait l'argent comme quelque chose de sacro-saint, qui ne saurait en aucun cas se limiter à un simple bien de consommation.
    En elle-même, la propriété est néanmoins vouée à être employée et consommée, et elle s'amenuise donc constamment. La forme de possession la plus radicale, la seule vraiment sûre est la destruction, car seules les choses que nous avons détruites sont à coup sûr et définitivement nôtres. Les possédants qui ne consomment pas mais s'acharnent à étendre leur avoir se heurtent continuellement à une limitation bien fâcheuse, à savoir que les hommes doivent mourir. La mort, voilà la véritable raison pour laquelle propriété et acquisition ne sauraient tenir lieu d'authentique principe politique. Un système social essentiellement fondé sur la propriété est incapable d'aller vers autre chose que la destruction finale de toute forme de propriété. Le caractère limité de la vie de l'individu est un obstacle aussi sérieux pour la propriété en tant que fondement de la société que le sont les limites du globe pour l'expansion en tant que fondement du corps politique. Du fait qu'elle transcende les limites de la vie humaine en misant sur une croissance automatique et continue de la richesse au-delà de tous les besoins et de toutes les possibilités de consommation personnels imaginables, la propriété individuelle est promue au rang d'affaire publique et sort du domaine de la stricte vie privée. Les intérêts privés, qui sont par nature temporaires, limités par l'espérance de vie naturelle de l'homme, peuvent désormais chercher refuge dans la sphère des affaires publiques et leur emprunter la pérennité indispensable à l'accumulation continue, Il semble ainsi se créer une société très proche de celle des fourmis et des abeilles, où " le bien Commun ne diffère pas du bien Privé ; leur nature les poussant à satisfaire leur profit personnel, elles œuvrent du même coup au profit commun ".
    Comme les hommes ne sont néanmoins ni fourmis ni abeilles, tout cela n'est qu'illusion. La vie publique prend l'aspect fallacieux d'une somme d'intérêts privés comme si ces intérêts pouvaient suffire à créer une qualité nouvelle par le simple fait de s'additionner. Tous les concepts politiques prétendument libéraux (c'est-à-dire toutes les notions politiques pré-impérialistes de la bourgeoisie) - tel celui d'une compétition illimitée réglée par quelque secret équilibre découlant mystérieusement de la somme totale des activités en compétition, celui de la quête d'un " intérêt personnel éclairé " comme juste vertu politique, ou celui d'un progrès illimité contenu dans la simple succession des événements - tous ces concepts ont un point en commun : ils mettent tout simplement bout à bout les vies privées et les modèles de comportement individuels et présentent cette somme comme lois historiques, économiques ou politiques. Les concepts libéraux, qui expriment la m& fiance instinctive et l'hostilité foncière de la bourgeoisie à l'égard des affaires publiques, ne sont toutefois qu'un compromis momentané entre les vieux principes de la culture occidentale et la foi de la classe nouvelle dans la propriété en tant que principe dynamique CH soi. Les anciennes valeurs finissent par perdre tant de terrain que la richesse et sa croissance automatique se substituent en réalité à l'action politique.
    Bien que jamais reconnu officiellement, Hobbes fut le véritable philosophe de la bourgeoisie, parce qu'il avait compris que seule la prise de pouvoir politique peut garantir l'acquisition de la richesse conçue comme processus perpétuel, car le processus d'accumulation doit tôt ou tard détruire les limites territoriales existantes. Il avait deviné qu'une société qui s'était engagée sur la voie de l'acquisition perpétuelle devait mettre sur pied une organisation politique dynamique, capable de produire à son tour un Processus perpétuel de génération du pouvoir. Il sut même, par la seule puissance de son imagination, esquisser les principaux traits psychologiques du nouveau type d'homme capable de s'adapter à une telle société et à son tyrannique cor politique. Il devina que ce nouveau type humain devrait nécessairement idolâtrer le pouvoir lui-même, qu'il se flatterait d'être traité d'animal assoiffé de pouvoir, alors qu'en fait la société le contraindrait à se démettre de toutes ses forces, vertus et vices naturels, pour faire de lui ce pauvre type qui n'a même pas le droit de s'élever contre la tyrannie et qui, loin de lutter pour le pouvoir, se soumet à n'importe quel gouvernement en place et ne bronche même pas quand son meilleur ami tombe, victime innocente, sous le coup d'une incompréhensible raison d'Etat.
    Car un Commonwealth fondé sur le pouvoir accumulé et monopolisé de tous ses membres individuels laisse nécessairement chacun impuissant, privé de ses facultés naturelles et humaines. Ce régime le laisse dégradé, simple rouage de la machine à accumuler le pouvoir ; libre à lui de se consoler avec de sublimes pensées sur le destin suprême de cette machine, construite de telle sorte qu'elle puisse dévorer le globe en obéissant simplement à sa propre loi interne.
    L'ultime objectif destructeur de ce Commonwealth est au moins indiqué par l'interprétation philosophique de l'égalité humaine comme " égalité dans l'aptitude " à tuer. Vivant avec toutes les autres nations " dans une situation de conflit perpétuel et, aux confins de l'affrontement, ses frontières en armes et ses canons de toutes parts pointés sur ses voisins ", ce Commonwealth n'a d'autre règle de conduite que celle qui " concourt le plus à son profit " et il dévorera peu à peu les structures les plus faibles jusqu'à ce qu'il en arrive à une ultime guerre " qui fixera le sort de chaque homme dans la Victoire ou dans la Mort".
    " Victoire ou Mort " : fort de cela, le Léviathan peut certes balayer toutes les protections politiques qui accompagnent l'existence des autres peuples et peut englober la terre entière dans sa tyrannie. Mais quand est venue la dernière guerre et qu'à chaque homme est échu son destin, il ne s'en instaure pas pour autant sur terre une paix ultime : la machine à accumuler le pouvoir, sans qui l'expansion continue n'aurait pu être menée à bien, a encore besoin d'une proie à dévorer dans son fonctionnement perpétuel. Si le dernier Commonwealth victorieux n'est pas en mesure de se mettre à " annexer les planètes ", il n'a plus qu'à se détruire lui-même afin de reprendre à son origine le processus perpétuel de génération du pouvoir.  (Extrait de L'impérialisme, deuxième partie des Origines du totalitarisme, éditions du Seuil, collection Points)
    Source : http://www.bibliolibertaire.org

  • Discussion sur la ville (entretien avec Pierre Le Vigan)

     Alain de Benoist : L’une des surprises, quand on lit ton livre, c’est de découvrir que si la banlieue va si mal aujourd’hui, c’est entre autres à cause du… général de Gaulle ? « Force est de constater, écris-tu, que de Gaulle ne connaissait et ne comprenait rien aux questions de la ville ». Cela mérite peut-être quelques explications.

     

    Pierre Le Vigan : En France la grande période de construction, c’est 1960-1975. Cela correspond en bonne part à la période où de Gaulle a été au pouvoir.  Or cette période est une période de désastre urbain. Regardons les grands ensembles de la région parisienne. De Gaulle a évidemment une forte part de responsabilité dans ce désastre. De Gaulle, perspicace dans certains domaines comme l’international, n’eut qu’une vision quantitative de la question de la ville et du logement. Il y avait un manque de logements alors que les ruraux de France (ce sont maintenant les immigrés) se ruaient vers les villes. Il fallait construire : on a voulu le faire vite, à coût réduit, avec des profits dans l’immobilier et le bâtiment qui eux ne l’étaient pas, et dans des zones où le terrain n’était pas cher. De Gaulle n’a certes rien inventé puisque qu’il a suivi les impulsions donné par la IVe République dans le domaine des villes, notamment avec les Z.U.P. créées en 1958 (de même que dans d’autres domaines comme le nucléaire tout avait déjà été impulsé sous la IVe République). Il a été suiviste. Cela ne l’exonère pas. Se contenter de poursuivre les lignes déjà tracées par les gouvernants précédents et par les technocrates, c’est aussi et encore être responsable. On « doit » aussi à de Gaulle la néfaste suppression du département de la Seine, avec la création des trois départements de la Petite Couronne et de ceux de la Grande Couronne (1964 – 1968), et le fait que Paris soit à la fois ville et département, ce qui renforce au plan fiscal, politique et institutionnel les effets désastreux de la coupure physique du Périphérique, lui aussi commencé sous la IVe République en 1956, intégré dans les plans d’urbanisme en 1959 avec de Gaulle, et achevé sous Pompidou en 1973. Il suffit de se promener et de comparer le plan actuel de Paris et un plan d’avant 1960 au niveau des limites de la capitale pour comprendre la violence physique du Périph’, les artères bouchées, les impasses crées, les zones déqualifiées, et le charcutage de toute une vie urbaine et sociale piétinée et meurtrie. Telle a été la politique du général Gaulle et de  son premier ministre Georges Pompidou – moderniste assumé lui aussi – qui, ensuite devenu président, poursuivit la même politique jusqu’à, enfin, la fameuse circulaire Olivier Guichard de 1973 sur l’arrêt des barres et des tours.

     

    A.B. : Tu reprends l’antienne sur le manque de moyens de la politique de la ville en citant cette phrase du sociologue Didier Lapeyronnie : « L’argent que l’on donne aux banlieues n’est rien par rapport aux banques ». C’est certainement vrai, mais est-ce aussi simple que cela ? Toujours plus d’argent, est-ce vraiment ce dont les banlieues ont besoin ?

     

    P.L.V. : Il apparaît à me lire que c’est plus complexe que cela. Les banlieues ont bénéficié d’investissements importants, le bâti – entendons par là les immeubles – a été souvent réhabilité mais cela ne porte  guère sur les espaces publics dégradés et les transports qui restent souvent très insuffisants. Par ailleurs – et c’est ce que tu évoques dans ta question – quand sont venus les plans d’aide aux banques, on s’est rendu compte que les sommes destinées aux quartiers de banlieues étaient bien faibles par rapport à ce que l’on avait débloqué pour sauver un système de crédit victime de ses propres tares. Enfin les moyens humains dégagés pour les banlieues difficiles – celles où les gens souffrent pour le dire autrement, et souffrent des agissements d’une minorité de jeunes délinquants tout comme de la crise générale du système capitaliste – sont très faibles en banlieue notamment en matière de police où ces territoires sont sous-administrés.

    Ceci posé, il est bien évident que le « mieux-vivre » des habitants de banlieue passe (ou aurait dû passer) par moins d’immigration et par l’intransigeance quant aux valeurs de respect du pays d’accueil qu’est la France, quant à la valeur du travail, qu’il ne faut pas laisser à un Sarközy, quant à la valeur du respect des ainés. Toutes pérennités culturelles, au sens fort du terme, incompatibles avec une immigration de masse voulue par le patronat des années 60 (et encouragée par de Gaulle et Pompidou) puis par le turbo-capitalisme à une échelle inégalée depuis le regroupement familial.

     

    A.B. : Dans la mesure où, comme tu le rappelles, ils ont été les véritables « pionniers de l’exclusion », travaillant « dans l’égoïsme plutôt que d’imaginer des espaces de vie commune », n’aurais-tu pas dû intituler ton livre « Faut-il brûler les architectes ? ».

     

    P.L.V. : Le livre existe déjà sous le nom de « Faut-il pendre les architectes ? ». Il est de Philippe Trétiack (cf. ma recension sur le présent site) et l’ouvrage est plus nuancé que son titre ne le laisse penser. La responsabilité des architectes existe bien entendu – et elle relève en bonne part d’une idéologie moderniste – mais celle des maîtres d’ouvrages, les pouvoirs publics, l’État, les maires est plus considérable encore. Ceux qui financent jouent un rôle plus décisif que ceux qui imaginent.

    La fascination pour la civilisation de la voiture – et indirectement du pétrole par cher et abondant – a rencontré l’industrialisation du bâtiment et des objectifs politiques de sauter par-dessus les banlieues communistes et de créer des immeubles dans des espaces politiquement et socialement vierges, dans des zones plus lointaines que les anciennes banlieues apparues au XIXe siècle. Tels sont les trois facteurs qui ont été décisifs dans les années 50 à 70.

     

    A.B. : Pour sauver la ville, tu en appelles à la « démocratie du beau ». Il faut démocratiser le beau, le « rendre accessible au peuple ». Vaste programme, comme aurait dit le Général, mais comment le réaliser ?

     

    P.L.V. : Je crois à l’éducation, qui inclut l’éducation au beau. Mais il y a bien sûr plusieurs idées du beau. Le beau en matière de paysage c’est ce qui donne de la force et de la joie au lieu de faire souffrir. C’est donc à la fois abstrait au plan théorique et parfaitement vérifiable au plan pratique.

     

    A.B. : Avant La banlieue contre la ville, tu as publié, à un rythme rapide, toute une série d’autres livres : Inventaire de la modernité, avant liquidation en 2007, Le front du cachalot en 2009, La tyrannie de la transparence et Le malaise est dans l’homme en 2011. Tu y abordes de façon extrêmement pénétrante des sujets très différents, sous des formes également variées (analyses, notes personnelles, « journal de bord »). Y a-t-il un fil conducteur qui relie tous ces travaux, que le lecteur pressé n’aura peut-être pas aperçu ?

     

    P.L.V. : Publié peut-être à un rythme rapide mais écrit sur un long terme. La question est pour moi simple : comment comprendre notre temps, qu’y a-t-il à comprendre de notre époque ? Cela implique à la fois de saisir le contemporain, et de connaître quelque peu d’autres temps pour comprendre justement ce qui a muté. C’est pourquoi l’urbanisme est si passionnant. Les traces d’un passé proche, des pavillons des années 50 par exemple, nous donnent l’idée des mutations les plus profondes et les plus intimes de notre temps, du rapport des gens aux autres, au paysage, à l’espace, au bruit, etc. Avec la ville, c’est la chair du corps social. Et de là bien sûr je suis passé à d’autres observations, politique, sociétales, esthétiques, etc. Comme le fait que les gens sortent presque tous appareillés avec des diffuseurs de musique individuels et avec leur téléphone mobile.

    Ainsi, les souffrances psychiques et les pathologies sont des axes que j’ai exploré dans Le malaise est dans l’homme et là aussi même si elles ont de tous temps existées, elles apparaissent avec des spécificités dans notre époque et elles sont lues de manière symptomatique par notre époque. Toute époque est à la fois un système de lecture et d’écriture du monde. À partir de là, j’ai plus le tempérament du chercheur que du prédicateur. Ce qui n’empêche pas d’avoir des convictions.

     

    A.B. : Nous sommes, de l’avis de beaucoup d’observateurs, dans une époque-charnière – disons au bord de quelque chose. Quels sont à tes yeux les enjeux essentiels de ce moment que nous vivons ? La notion de « monde commun » peut-elle encore avoir un sens ? Quel est le sujet historique de notre temps ?

     

    P.L.V. : La charnière est derrière. Nous sommes déjà dans autre chose mais nous ne savons pas quoi. La question essentielle c’est : peut-on encore être humain ? Les possibilités de prothèses et d’hommes-prothèses, les mutations génétiques, les actions possibles et en cours sur le psychisme par des médicaments, tout ceci met en cause la conception classique de l’homme. L’homme sujet (sujet de lui-même et sujet de l’histoire)  disparait-il, et avec lui assisterons-nous à la fin de toute psychologie comme Nietzsche l’avait annoncé ? L’homme lui-même comme type d’animal un peu évolué (pas tant que cela car les impératifs éthologiques et écologiques continuent de nous gouverner) disparaitra-t-il ? Ce serait en somme assez anecdotique par rapport à la marche de l’univers. Ce serait sans doute l’occasion de nouvelles aventures du vivant. Au-delà de l’homme c’est tout le vivant qui est touché. Exemple : des poissons ne « savent » plus physiologiquement s’ils sont mâles ou femelles compte tenu de ce qu’ils ont ingurgités comme rejets chimiques d’origine humaine.

    En attendant, les mutations démographiques sont considérables, surtout en Europe et particulièrement en France, elles mettent en cause même la possibilité pour les peuples de rester eux-mêmes, de garder sinon leur identité du moins une identité ce qui veut dire historiquement un mélange de changements mais aussi de stabilité. Or le changement est infiniment plus fort et rapide chez nous que la stabilité. La machine à intégrer ne marche plus. Je prends le métro parisien plusieurs heures par jour : on entend de moins en moins parler français. C’est un signe. Quand l’espace public n’est plus irrigué par une langue commune, c’est qu’il n’y a plus de monde commun. À partir de là, la société n’est plus qu’une fiction juridique, avec des ayants droits, un pays n’est plus qu’un parking, ou un hôtel, la démocratie n’est plus qu’une procédure. Beaucoup plaident d’ailleurs pour cette nouvelle réalité, qui n’a pourtant a priori pas besoin de défenseurs puisqu’elle s’impose d’elle-même. À moins que… En tout cas, seule la relocalisation générale des gens, des économies, des flux, peut remédier à cela, qui est un malaise et un malheur anthropologique, que Pier Paolo Pasolini avait bien vu, et dont il souffrait (souffrir aide parfois à voir, peut-on penser sans être chrétien pour autant). « La tragédie, c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains » disait Pasolini en 1974. Mais il en est des êtres humains comme des lucioles : ce qui est voilé n’a pas forcément disparu.

     

    • Propos recueillis par Alain de Benoist. http://www.europemaxima.com/

     

    • Entretien paru dans Éléments, n° 143, avril – juin 2012, sous le titre de « Le général de Gaulle ne connaissait et ne comprenait rien aux questions de la ville » dans une version plus courte faute de place.

  • Contre la Casa Pound, tout contre…

    L’engouement que suscite l’expérience transalpine de la Casa Pound au sein du mouvement nationaliste français au sens large n’a curieusement jamais suscité d’analyse. Il va de soi, semble-t-il, que certains veuillent l’imiter servilement dans notre pays et que d’autres, souvent sans même réfléchir aux différences idéologiques profondes qu’ils ont avec elle, se rendent en pèlerinage à son siège romain et s’en glorifient ensuite dans leurs médias. Si deux ouvrages apologétiques la concernant sont parus ces derniers mois chez des éditeurs français, si on ne compte plus dans la presse nationaliste de notre pays les interview de son leader Gianluca Iannone et les articles louangeurs traitant de ses diverses activités, il n’existe par contre aucun texte de réflexion stratégique et politique concernant la Casa Pound.

    Et pourtant, il est normal de s’interroger : est-ce que la Casa Pound est un modèle transposable hors de l’Italie ? Est-ce réellement une réussite politique ? Comment expliquer cet engouement des natios français pour une expérience étrangère ?

    Qu’est-ce que la Casa Pound ?

    Comme a pu l’écrire Gabriele Adinolfi : « C’est quelque chose de très particulier : un mouvement politique, un mouvement social et un mouvement culturel à la fois ». Pour faire simple on peut résumer la situation ainsi : à Rome pendant l’hiver 2003, à l’initiative d’un groupe musical, Zetazeroalfa, qui gérait aussi un pub, le Cutty Sark, est organisée l’occupation d’un bâtiment afin d'offrir une solution concrète à la crise du logement et de réagir à une très importante hausse des loyers. Ce sera Casa Pound. Elle deviendra un symbole et de cette expérience naîtra un réseau d’Occupations non conformes (ONC) qui s’étendra sur tout le territoire italien . Autour de cette dynamique, ses animateurs produisirent des projets de loi pour empêcher les spéculations typiques du secteur de l’immobilier, pour favoriser la natalité, etc. ; et en parallèle développèrent des structures organisant des activités sportives, culturelles et de solidarité, ainsi qu’un syndicat étudiant.

    Un phénomène purement italien

    La Casa Pound ne s’explique et se comprend que si elle est mise en perspective avec l’histoire de la droite radicale italienne.

    En soit, elle n’est pas réellement une idée nouvelle mais la reprise d’idées et de stratégies qui furent développées à la fin des années 1970 dans l’aile la plus révolutionnaire du Front de la jeunesse et dans ses fameux Campo Hobbit.

    Or cette continuité explique beaucoup de chose. La Casa Pound n’a été rendue possible que par une longue succession d’amitiés militantes et de sympathies idéologiques. En effet, le ralliement de Fini à Berlusconi a eu comme conséquence, ce qu’on n’a guère perçu en France, que nombre d’ex-militants radicaux n’ayant jamais réellement renié leurs rêves de jeunesse se sont soudains trouvés à des postes de responsabilité où ils ont pu rendre moult services.

    Pour ne citer que Rome, son maire, Gianni Alemanno, est à la fois l’ancien dirigeant charismatique du Front de la jeunesse et le beau-fils de Pino Rauti, le leader historique des radicaux italiens (et, last but not least, son fils milite à la Casapound !). Quant à son maire-adjoint à la culture, amené de par ses fonction à être en contact direct avec Casa Pound, ce fut pendant longtemps Umberto Croppi, qui dans une vie précédente avait été un activiste frénétique des réseaux NR italiens. On comprend donc mieux qu’en 2011, la ville de Rome ait racheté, près de 12 millions d’euros, la Casa Pound à son légitime propriétaire et l’ai laissé à la disposition des amis de Gianluca Iannone. Un Iannone qui après avoir milité au Mouvement social flamme tricolore fut membre de La Destra. Ce qui n’est pas neutre quand on sait que ce très petit parti participa au gouvernement Berlusconi IV.

    Tout ceci explique que la Casa Pound put, durant toute l’ère berlusconienne, développer ses activités sans problèmes. Tout ceci explique aussi qu’à Rome, dont Alemanno est toujours le maire, son existence ne soit nullement remise en cause ni contrariée.

    Est-ce réellement une réussite ?

    Cela étant on est en droit de se demander si la Casa Pound et le mouvement qui en dépend sont véritablement la réussite que l’on nous décrit.

    Pour en juger, il faut différencier deux choses : la réussite politique et la réussite communautaire.

    Au niveau politique, soyons clair, c’est un échec patent et cuisant. En effet, rien de politiquement concret n’est ressorti de la Casa Pound et les partis qui lui ont été liés n’ont nullement profité de ce lien en terme électoral, leurs scores ayant variés depuis sa création entre 2.40 % et 0.40 %.

    Au niveau communautaire, par contre, la Casa Pound est incontestablement une réussite avec ses pubs, ses clubs sportif et culturel. Mais dans le même temps, cette réussite explique sa faiblesse : le mouvement poundiste se vit dans l’entre soi et s’est développé comme un ghetto pour natios. Pire, la Casa Pound donne raison à une des plus déprimantes analyse du sociologue William Bainbridge : tout mouvement radical visant une illusoire prise de pouvoir commence comme une structure politique et finit comme une association de loisirs à connotation idéologiques… Ce qui est bien ce qu’est devenu la Casa Pound, si on la juge avec lucidité.

    Vouloir imiter la Casa Pound évite de réfléchir

    Une analyse, même rapide et peu approfondie comme celle que nous venons d’effectuer, permet de s’apercevoir sans peine que vouloir imiter la Casa Pound en France est illusoire.
    Tout d’abord le climat politique n’est pas le même, les complicités dans l’appareil d’État, importante dans un cas sont nulles dans l’autre. Ensuite, il n’existe pas en France de culture contestataire de droite radicale du type de celle qui a pu se développer en Italie et qui, intégrant aussi bien Mishima que la famille Simpson, a un impact réel dans une fraction importante de la jeunesse.

    Alors, vouloir copier la Casa Pound est aussi vain qu’inutile. Mais il faut avouer que le copiage à un avantage : il évite de se compliquer la vie à réfléchir à ce qui est, hic et nunc, et à ce qui pourrait être fait…

    Lionel Placet http://www.voxnr.com/

  • Réflexions sur Pagnol et sur la disparition de la France et de sa Provence

    Je pourrais faire le coup du château de ma mère, de Bouzigues et d’Escartefigue, de la marine française qui te dit merde, de cela fait quatre tiers... Je n’en ai pas envie. Tant pis pour la nostalgie, il y a un moment où il faut bien dire qu’elle fait l’idiote la nostalgie, et qu’elle nous prend pour des cons la nostalgie. La tolérance, il y a des maisons pour cela, disait l’autre ; la nostalgie, il y a des radios. On recycle et on vous vend du programme mental tout fait et tout complet. Quand je parle de cinéma ancien, c’est parce qu’il est bon, pas parce qu’il est ancien. Mais j’en viens à Pagnol, ce filmeur de bons mots un peu trop repassés.

    Lorsque j’étais petit, je voyais les Pagnol à la télé française. C’était une institution ; on entourait le tout d’explications ; on venait nous éclairer ; les personnes âgées venaient avec leur nostalgie ; c’était l’aube du bon vieux temps. Ah de mon temps...

    Ce bon vieux temps n’est plus, on n’est plus en 1970, 80, 90 mais en 2000 et quelques, à l’aube d’un millénaire qui n’est déjà plus grand chose, et promet de n’être bientôt plus rien, entre la disparition des sexes et des pays, des races et des cultures, des personnes trop âgées et de la terre même. Je me souviens déjà que dans les années 80 le fils Fernandel, qui avait présenté des émissions à la provinciale et sympa station RMC (Serge de Beketch avait même interviewé Zappy Max !), militait pour le Front national. Il sentait la menace, il sentait que tout allait disparaître, et qu’on ne pourrait pas nous faire le coup de "Regain" comme chez Giono. Tout allait disparaître dans cette fin de millénaire en solde.

    Pagnol raconte quelque part qu’à l’hôpital, en 46, un jeune géant paraît, que c’est Orson Welles. Il veut voir Raimu. Mais Raimu est mort. Welles ne tient pas sa peine ; quel dommage, le plus grand acteur du monde. Comme dit Pagnol dans "la Gloire de mon père", on avait compris bien avant lui. Mais vous vous imaginez expliquant la partie de cartes aux jeunes vandales des banlieues, et la Femme du boulanger au temps du mariage gay ? Réveillez-vous les amis, nous sommes en 2012, pas en 1970, 80, 90, la nostalgie c’est terminé. On ferme, comme dirait Muray. La Provence a été recouverte d’hôpitaux (presque tous psychiatriques), de centres commerciaux, de résidences secondaires, de lotissements pour immigrés, d’hospices pour personnes âgées, de supermarchés et de centres de bricolage, de discothèques et de piscines pour tous, d’autoroutes et rocades pour ficher le camp vers une agonisante Espagne, la Provence a été recouverte de petits villages retapés luxueux, de petits ports de plaisance bien friqués et de pizzerias à trente euros loukoum compris. Le port de Marseille, la marine française, ils peuvent vraiment aller se faire voir... Voir un film de Pagnol aujourd’hui c’est voir un film sur le Moyen Age ou l’Antiquité romaine (le vieux port avait moins changé en deux mille ans qu’en cinquante), ce n’est plus voir un film sur la Provence d’il y a cinquante ans. Ce n’est pas qu’elle soit morte, ce n’est pas qu’elle ait vieilli, c’est qu’elle n’a jamais existé.

    De Pagnol, comme j’ai décidé de la jouer politique, j’ai un faible pour "Regain", qui n’est pas très politiquement correct, et qui se la joue bien maréchaliste, bien retour à la terre, cette terre qui ne ment pas. Ce n’est pas pour rien que Pagnol a traduit les "Géorgiques" de Virgile : je vous recommande ce texte magique, en particulier l’éloge de la vie rustique au chant II et tout le chant IV consacré aux abeilles, à ces merveilleuses abeilles qui vont bientôt nous quitter. Comme dit notre bonne vieille Bible quand elle n’est pas très chrétienne :

    « Les nations m’avaient environné comme des abeilles ; elles ont été éteintes comme un feu d’épines ; au nom de l’Eternel, certes je les ai détruites. »

    Qu’il se rassure, le psalmiste pas très bien inspiré du psaume 118, il n’y a plus ni nations ni abeilles : c’est pour bientôt, le triomphe de la mauvaise volonté, avec toutes les blattes dans le centre commercial qui fera le tour du monde en quatre-vingts heures pour faire plaisir aux Illuminati de tout poil !

    De Pagnol j’aime bien aussi la Fille du puisatier, pour la jouer encore plus politique. Le métier est mytho, comme l’on dit chez moi, et puis il y a le discours du maréchal, le maréchal putain comme disent les politiquement correct, et qu’écoutent religieusement devant leur TSF les personnages, c’est-à-dire les acteurs du grand dramaturge et cinéaste. On le lui aura reproché ce passage !

    Dans son génie immense, prométhéen presque à sa manière provençale, Pagnol avait trouvé les ressources pour forer, chercher de l’eau, créer des studios, devenir producteur, employer des équipes, traduire du Shakespeare et bien d’autres choses encore. Je crois même qu’il avait prévu le futur, en filmant les profs et les pions torturés dans Merlusse, en dénonçant les magouilles des édiles politiques et des générales des eaux dans Topaze, et en se demandant ce que pourrait devenir les villages en cas d’afflux des étrangers dans Manon.

    Et bien on le sait maintenant.

    Je finis par Céline. Lui avait compris avant Pagnol à quelle sauce les nations seraient mangées (mettez Provence à la place de soeur).

    « J’aurais été curieux de savoir comment il pouvait
    la retrouver lui sa soeur dans une nuit pareille.
     »

    http://www.france-courtoise.info

  • Aux origines de la cathophobie (archive 2010)

    L'hostilité de la société moderne à l’Église catholique ne date pas d’aujourd’hui. Au-delà de ses aspects les plus démonstratifs, ses raisons sont liées à la vocation même de l’Église.
    Simple aperçu sur une réalité mal connue : selon une note de la direction générale de la gendarmerie nationale, publiée par Le Figaro le 22 septembre dernier, il se commet en France une profanation antichrétienne tous les deux jours. Encore ce chiffre paraît-il minoré si l'on se réfère aux indications que Brice Hortefeux a fournies le 4 novembre au Conseil de l'Europe, dans lesquelles le ministre de l'Intérieur évoque 410 dégradations de sites chrétiens (cimetières et lieux de culte) entre le 1er janvier et le 30 septembre 2010 , soit plus d'une par jour. En regard, 40 sites musulmans et 35 sites israélites ont été vandalisés au cours de la même période.
    En outre, ces agressions se multiplient puisqu'en 2009, la Mission Interministérielle de vigilance et de lutte contre les mouvements sectaires (Miviludes) n'avait dénombré « que » 226 actes de profanation, à 95 % antichrétiens comme le soulignait Mgr Marc Aillet, évêque de Bayonne, au lendemain de la profanation du tabernacle de l'église Saint-Laurent de Billère, le 29 octobre dernier. « À cet égard, observait-il, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur la responsabilité morale de certains médias qui entretiennent dans la société française, un climat d'anticatholicisme particulièrement malsain, et passent quasiment sous silence les actes de profanation ou de vandalisme lorsque ceux-ci n'ont pas pour cible nos frères juifs ou musulmans ». La cathophobie est en effet bien partagée au sein de la société française, comme on l'a vu à de nombreuses reprises sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Citons entre autres le faux procès intenté à Pie XII, la publicité faite au Da Vinci Code, la polémique montée autour de la levée d'excommunication des évêques lefebvristes et les déclarations de Mgr Williamson, celle organisée autour des propos de Benoît XVI sur le préservatif lors de sa visite en Afrique, les dessins du caricaturiste Plantu figurant le pape ou les évêques en pédophiles...
    Rien de neuf sous le soleil du Bon Dieu : depuis les attaques des hommes des Lumières à celles des franc-maçons et rad-socs de la Ille, en passant par la persécution révolutionnaire, l'Église en a vu d'autres. Reste à comprendre les raisons de cette hostilité aussi ancienne que notre modernité - englobant la période qui s'étend de la Réforme jusqu'à aujourd'hui.
    La Vérité en débat
    Les raisons du conflit, religieuses avant d'être historiques, se nouent d'abord sur la querelle autour de la Vérité : s'opposant au relativisme ambiant, l’Église témoigne d'une vérité transcendante et intangible, qui n'est pas une opinion parmi d'autres. Pour être moderne, cette dispute n'est pas nouvelle, elle apparaît déjà dans le dialogue entre Pilate et Jésus : « Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité », dit le Christ ; « Qu'est-ce que la vérité ? », répond le sceptique procurateur.
    Le débat est crucial et dans cette optique, Veritatis Splendor, fut sans doute l'encyclique la plus importante publiée par Jean-Paul II. Pour nos sociétés démocratiques, fondées sur l'individualisme et qui réduisent le vrai à l'opinion, la prétention de l’Église catholique à avoir reçu en partage le dépôt de la vérité révélée est inacceptable. Elle aboutit à remettre en cause, sinon la forme démocratique du pouvoir tel qu'il est conçu dans nos sociétés occidentales, du moins l'absolutisme de la démocratie : « Dans certains courants de la pensée moderne, écrit Jean-Paul II, on en est arrivé à exalter la liberté au point d'en faire un absolu qui serait la source des valeurs. »
    Par ces mots, le pape polonais caractérise le conflit entre le catholicisme et le libéralisme. Les tenants de cette idéologie ne le lui envoient pas dire : ce n'est pas par hasard qu'Alain Peyrefitte, par exemple, oppose dans Le Mal français, aux nations latines et catholiques dont il annonce le déclin, les sociétés anglo-saxonnes individualistes, habitées par l'esprit de la Réforme. Le protestantisme aurait préparé l'avènement du capitalisme, à l'esprit duquel l’Église catholique demeure étrangère. C'est donc comme un corps étranger que celle-ci subsiste au cœur de la société moderne. Et les défenses immunitaires de ladite société la traitent logiquement comme une menace.
    Certes, l’Église s'est ralliée à la démocratie - mais il subsiste une grosse ambiguïté dans le contenu qui est de part et d'autre donné à ce terme, ambiguïté qui apparaît pleinement lorsque Benoît XVI en appelle à la loi naturelle, « norme écrite par le Créateur dans le cœur de l'homme », comme antidote au relativisme éthique : « Une conception positiviste du droit semble dominer chez de nombreux penseurs aujourd'hui, constate-t-il. Selon eux, l'humanité, ou la société, ou en fait la majorité des citoyens, devient la source ultime de la loi civile. Le problème qui se pose n'est donc pas la recherche du bien mais celle du pouvoir, ou plutôt de l'équilibre des pouvoirs. À la racine de cette tendance se trouve le relativisme éthique, dans lequel certains voient même l'une des principales conditions de la démocratie, car le relativisme garantirait la tolérance et le respect réciproque des personnes. Mais s'il en était ainsi, la majorité d'un instant deviendrait la source ultime du droit. L'histoire montre très clairement que les majorités peuvent se tromper. La vraie rationalité n'est pas garantie par le consensus d'un grand nombre, mais uniquement par la transparence de la raison humaine à la Raison créatrice et l'écoute commune de cette Source de notre rationalité ».
    On est prié de laisser sa foi au vestiaire
    Au nom de cette loi naturelle fondée par Dieu, l’Église fait entendre sa voix, souvent discordante, en développant une anthropologie inconciliable avec le matérialisme, sous ses différents aspects. C'est au nom de cette conception de l'homme quelle est entrée en conflit, tant avec le libéralisme qu'avec le socialisme - puisqu'elle répudie la lutte des classes et prétend faire évoluer la société par la charité plutôt que par la révolution -, mais aussi avec l'hédonisme qui imprègne les sociétés occidentales, et même aujourd'hui avec une certaine forme d’écologisme qui considère l'homme comme un nuisible. En somme, avec à peu près toutes les idéologies qui ont marqué ces cinquante dernières années.
    Ça fait beaucoup de monde et beaucoup d'intérêts. Or, parce qu'elle est plus visible, structurée et hiérarchisée qu'aucune autre religion, l’Église catholique possède les moyens de faire entendre sa voix. Cette visibilité et cette structuration fournissent d'ailleurs un argument de plus contre elle : « Vous pouvez accepter Dieu au nom de la liberté de conscience, mais à condition de refuser toute organisation par derrière, susceptible de limiter la liberté absolue de penser par soi-même », écrivait le professeur Claude Nicolet dans un dossier élaboré par la Ligue française de l'Enseignement en janvier 1989.
    Ceux qui ne partagent pas la foi catholique pourraient hausser les épaules : après tout, qu'importe ce que le pape pense de l'homosexualité ou de l'avortement ? Pourtant, ceux-là même qui dénoncent l'intolérance de l'Eglise ne supportent pas qu'elle tienne un autre langage que celui du « politiquement correct » et contredise le prêt-à-penser médiatique.
    Pour la faire taire, ses adversaires ont ressorti du vieux placard rad-soc la défroque laïciste, remise à neuf, dont l'argument principal n'est pas recevable pour les catholiques : la religion se cantonnerait au domaine privé et ne saurait s'immiscer dans les affaires publiques. On est prié de laisser sa foi au vestiaire. L'accepter, pour l’Église catholique et apostolique, reviendrait à renoncer à la mission que lui a confiée le Christ. On aurait alors affaire à des catholiques schizophrènes, à la Bayrou.
    Pour l'y contraindre, les attaques médiatiques se succèdent, avec le risque d'entretenir le climat d'hostilité dont parle Mgr Aillet, et dont le vandalisme et les profanations ne sont que la partie la plus spectaculaire.
    Hervé Bizien LE CHOC DU MOIS novembre 2010