par Arnaud Leclerc
« La crise de l’Euro est bien plus profonde qu’une simple crise de la dette. L’Euro a été créé pour des raisons politiques et sans prendre en compte le niveau de technologie des pays, l’harmonisation du marché du travail, l’intégration politique et une langue commune. On aurait dû être davantage pragmatique. Quand la crise est survenue, les réponses ont été inadaptées. L’Union Européenne n’est pas une vraie Fédération et en a tous les inconvénients sans en avoir les avantages. »
Cette déclaration cassante de Vladimir Poutine le 25 octobre 2012 lors du Club Valdaï résume bien le sentiment russe vis-à-vis de l’Union Européenne : vous n’êtes pas un modèle pour la Russie. En d’autres termes, la monnaie est construite sur du sable, les disparités économiques et territoriales ont été négligées, vous ne disposez pas d’un socle identitaire solide et votre gouvernance est bancale. Qui êtes-vous pour nous donner des leçons ?
En cherchant à mieux comprendre ce désamour, l’on retrouve malheureusement beaucoup de qualificatifs émotionnels de part et d’autre: absence de respect mutuel, ambiguïté, incompréhension, divergences, méfiance, malentendus, concurrence. Comme dans un vieux couple, les reproches fusent et se répondent sans que l’on saisisse véritablement qui a eu tort le premier.
Ainsi, quand l’Europe parle à la Russie de liberté et de démocratie, cette dernière y voit hypocrisie et leçons de morale à géométrie variable. L’UE ne soutient-elle pas depuis longtemps des régimes notoirement corrompus et peu démocratiques comme celui de l’Algérie et la France n’a-t-elle pas reçu en grande pompe l’ubuesque Colonel Kadhafi, avec sa tente installée sur les Champs Élysées, avant de décider de le bombarder sans ménagement ?
Une Histoire européenne commune… Oubliant un peu vite le dépeçage de la Pologne, qui a tout de même marqué les esprits libéraux européens, et ses conquêtes aussi bien impériales que staliniennes vers la Baltique, la mer Noire, l’Asie Centrale et l’Extrême Orient, la Russie se souvient surtout des agressions militaires multiples qui se sont succédé au fil des siècles en provenance des Polono-Lithuaniens, des Suédois, des Allemands, des Français et des Anglo-saxons, lesquelles ont développé un sentiment de citadelle assiégée.
Abus de pouvoir énergétique envers l’Ukraine et l’Europe Centrale ? Un instrument d’influence qui vaut bien celui des multinationales, de la puissance de l’argent et des médias occidentaux. Une divergence sur les valeurs fondamentales ? Vu du côté russe, quelles sont les valeurs de cette Union Européenne qui ne reconnaît pas ses racines judéo-chrétiennes dans sa Constitution alors que l’orthodoxie fait partie intégrante de la nouvelle société russe ? Corruption des élites : certes, mais n’y a-t-il jamais eu de politiciens corrompus en Europe et, chose à peine croyable, l’un de ses pays membre n’est-il pas allé jusqu’à escroquer les autres en falsifiant à grande échelle sa comptabilité publique, engendrant ainsi des dizaines de milliards d’euros de pertes pour les banques, les sociétés et les citoyens européens? Et encore, le décompte de ce qui sera probablement la facture la plus salée de l’Histoire n’est pas définitif…
La brutalité de la répression en Tchétchénie ? Sans aucun doute mais les guerres coloniales, le Vietnam ou le déclenchement d’une invasion pour des armes de destruction massive jamais découvertes répondent en échos. La position du Kremlin est qu’aucune n’est propre : « pas plus la nôtre que les vôtres ». Cette affirmation n’est pas très morale mais elle a le mérite de ne pas la mettre systématiquement du même côté, comme dans les films hollywoodiens. Enfin, si le soutien à la Syrie de Bachar El Assad apparaît à raison injustifiable à la communauté internationale, les Russes demandent néanmoins pourquoi ce dernier était l’invité d’honneur au défilé du 14 juillet 2008 et pourquoi il était encore chouchouté par les capitales européennes il y a à peine plus de deux ans. La France et l’Europe pouvaient-elles alors feindre d’ignorer que, tout comme son père avant lui, il était déjà un dictateur implacable, ou alors ont-t-elle fait preuve d’un cynisme au moins équivalent à celui de la Russie et de la Chine aujourd’hui ? Vu du Kremlin, les Européens et les Américains font semblant d’oublier que la dernière base navale russe sur la Méditerranée est précisément située à Tartous, en Syrie, à quelques encablures d’Israël.
Ce jeu de ping-pong avec l’Europe et plus généralement entre l’Occident et la Russie pourrait être sans fin. Malgré sa culture profondément européenne (Cf ouvrages du Prof. Martin Malia, Berkeley University), notamment en tant qu’héritier de Byzance pour la chrétienté et d’une forte communauté juive l’ancrant également dans la tradition biblique occidentale, malgré une aristocratie qui fût francophone et germanophone, malgré le romantisme de l’amitié communiste entre les peuples ou bien la Maison européenne chère à Gorbatchev… la Russie n’a en fait jamais vraiment été une puissance géopolitique de nature européenne (Cf. ouvrage A. Leclercq : La Russie, puissance d’Eurasie – Histoire géopolitique des origines à nos jours, Ellipses décembre 2012) .
Il n’empêche que les relations existantes avec l’UE et leur potentiel à tous niveaux demeurent vitales aux deux parties. A cet égard, certains se demandent si ces relations doivent désormais reposer sur une logique de valeurs ou bien sur une logique d’intérêts. Là réside sans doute un premier élément de réponse pour comprendre la stérilité des relations entre la Russie et l’UE. En effet, nous ne nous posons pas vraiment la question en ces termes et avec la même acuité avec la Chine, l’Inde ou l’Afrique, civilisations bien éloignées de nos paradigmes occidentaux. Tout ne nous y plaît pas, mais l’on accepte cependant, résignés peut-être, que ce n’est pas tout à fait la même chose là-bas. En revanche, si on la pose de cette façon avec la Russie, c’est sans doute en raison de sa proximité culturelle et historique qui voudrait qu’elle soit très proche, voire en quelque sorte assimilable.
Or, la Russie est eurasiatique, elle n’est pas européenne. Au mieux, elle est perçue comme « entre-deux » mais n’est pas comprise par l’Occident comme une civilisation à part entière, d’où des malentendus car les Russes ne le voient pas de cette façon.
Les États-Unis, pourtant jeune nation, sont parvenus de façon remarquable à incarner un système de valeurs, que l’on apprécie ou pas, mais que l’on comprend et en général respecte. Si l’on considère que la Russie est « Autre », que la proximité avec l’Europe n’a été que conjoncturelle et fondée sur des malentendus, si notre regard occidental s’accorde une grille de lecture au moins équivalente à celle que l’on accepte naturellement pour des pays et civilisations nous apparaissant différents de façon plus immédiatement évidente, alors l’on évitera de se poser la question de notre relation en termes de logique de valeurs versus d’intérêts car il n’y a pas de meilleure façon pour stigmatiser des différences de l’Autre et lui imposer a priori un système qui n’est pas vraiment le sien.
A partir de là, le niveau d’attente et d’exigences de chacun envers l’Autre ne devient certes pas moindre et ne doit pas se transformer en complaisance, mais il se déplace sous un autre angle et donne davantage d’ouverture d’esprit pour accepter les différences, même choquantes au premier abord. Ainsi, les Russes pourront par exemple accepter que l’évolution des mœurs (mariage pour tous) n’est pas nécessairement synonyme de décadence, ou que la bureaucratie bruxelloise, malgré ses lourdeurs, a néanmoins contribué à construire une œuvre unique dans l’Histoire des peuples.
Les Européens pourront de même essayer de mieux comprendre la pensée russe qu’ils connaissent si mal, ainsi que la géographie de cet espace aussi vaste qu’un continent où l’on se fait une représentation mentale bien différente du chef de l’État, de la religion, de l’armée, des fonctionnaires, de l’argent et du territoire. Une approche moins émotionnelle montrera alors qu’aucun des deux systèmes n’est transposable in extenso, même si des points communs existent.
A l’instar de Winston Churchill, notre système de démocratie occidentale et d’Union Européenne sont peut-être les pires de tous les régimes à l’exception de tous les autres, et il est compréhensible que nous, Européens, les défendions jusqu’au messianisme. Si l’on veut sortir du « je t’aime, moi non plus » qui préside aux relations UE-Russie, il est indispensable que cette dernière mette davantage en évidence son système de valeurs et son fonctionnement qui lui sont propres.
La Russie n’est plus « l’empire du mal » (Cf discours de Ronald Reagan, 8 mars 1983) et a perdu en 1991 les stygmates soviétiques qui la caractérisaient si particulièrement. Pour être à nouveau acceptée comme une entité, voire comme une civilisation à part entière, par l’Occident, par la Chine ou par d’autres, la Russie doit mettre en évidence les fondements de son idéologie et donner des exemples de valeurs identifiables par les autres systèmes et civilisations.
realpolitik.tv http://fortune.fdesouche.com