... l’évocation de la vie intellectuelle à New York ainsi que la façon de filmer cette ville, de façon « intimiste », et dans un contraste total de couleurs avec la Palestine de l’époque, sont très séduisantes. Le choix de centrer le film sur la personnalité d’Hannah Arendt et ses rapports « à fleur de peau » avec les amis qu’elle va choquer pour la plupart, donne au film « toute sa dimension humaine ».
La « banalité du mal »
Le sujet du film est bien connu : à la nouvelle de l’enlèvement d’Adolf Eichmann par le Mossad, le 11 mai 1960, et de son transfèrement à Jérusalem pour y être jugé, avec le maximum de publicité, selon le vœu de Ben Gourion, Hannah Arendt sollicite de l’hebdomadaire The New Yorker la couverture du procès. Non dupe de l’opération politique, et cependant sans préjugés, elle découvre que le monstre attendu et pour ainsi dire espéré s’avère un homme banal qui affirme, en pleine bonne conscience, qu’il n’a fait que son devoir, tenu qu’il était par son serment fait au Führer, le dirigeant légal. Il ajoutera qu’il n’est pas personnellement antisémite et qu’il n’a tué personne quand bien même l’exécution des ordres pouvait en effet trouver place dans la destruction des Juifs d’Europe. C’est cette bonne conscience à la fois sidérante moralement, et pleinement justifiée… administrativement parlant, si l’on ose dire, qui va constituer chez la théoricienne Hannah Arendt une sorte de révélation : celle de la « banalité du mal ». Il n’est pas besoin de « monstres », sinon pour concevoir du moins pour réaliser un génocide de six millions d’hommes : d’honnêtes et consciencieux exécutants y suffisent.
Une vérité insupportable
Mais c’est précisément une telle vérité qui est affectivement insupportable à ceux qui en sont les victimes. Ces dernières ne peuvent accepter la défense d’Eichmann… laquelle est pourtant la « bonne » au sens où elle est parfaitement sincère. C’est la raison pour laquelle le film montre les amis d’Hannah Arendt s’acharnant à lui faire admettre – quoique sans succès, car elle est solide comme un roc – qu’Eichmann ne pouvait qu’être méchamment antisémite, voire devait l’être à tous les sens du mot « devoir », pour exécuter de tels ordres.
On comprend que les fils d’un peuple dont pas loin de la moitié (6 millions sur 15, 3 dans le monde et 9,5 en Europe) fut anéantie éprouvent de la peine à reconnaître le caractère « banal » de la chose… Mais on peut le comprendre également sur un plan pour ainsi dire métaphysique : quoi de plus troublant que l’idée que le « mal » puisse être accidentel, au sens de ce qui peut toujours arriver, car s’inscrivant dans l’ordre général des choses ; que la dépossession, la mort et le déni d’humanité ne puissent pas être imputés à une « mauvaise volonté » – envers de la « bonne volonté » kantienne, en somme –, mais à la banalité du cours du monde et de l’Histoire. L’interprétation théologique de ce dernier pourrait donner une autre illustration du phénomène : le mal n’y est pas jamais banal, relevant de ce que Maïmonide appelle la « coutume du monde » ; il est pensé comme procédant et devant procéder du « père du mensonge » séduisant l’homme et entraînant dans sa « chute » toute la création. Pour le dire d’un mot : la banalité du mal – réel dans ses effets, inexistant comme entité ou principe moral d’explication –, c’est l’absence de sens. Or, toute souffrance « objective » réclame, pour une conscience humaine normale et… banale, son explication « subjective », c’est-à-dire une intention signifiante que l’on puisse condamner. Mais n’est-ce pas finalement revenir à une très vieille idée grecque ? À savoir que ce qu’il y a de tragique dans la tragédie, c’est qu’elle est, comme le « destin », son « auteur » présumé, non pas tragique, mais aveugle…
Un débat entre Arendt et Scholem
Comme on le voit, ce film ne laisse pas de faire penser… Il y excelle même en raison de son sujet sensible, naturellement, mais aussi de ce choix qui a été le sien de se concentrer sur l’essentiel. Peut-être le fallait-il. On regrettera malgré tout qu’une des critiques faites à Hannah Arendt par ses amis – celle d’avoir évoqué la collaboration des conseils juifs à la mécanique génocidaire – n’ait pas été discutée. Que des dirigeants juifs aient pu « collaborer » – faut-il le rappeler dans les conditions terrifiantes qu’imposait la folie… organisée et efficace des nazis –, est un fait compréhensible… et, là encore, banal.
Il est également regrettable que le film n’ait pas fait allusion à la célèbre correspondance d’Hannah Arendt avec Gershom Sholem, le grand spécialiste israélien de la Kabbale, laquelle correspondance aurait contribué à mettre en évidence l’irréductibilité de deux perspectives. Scholem lui écrivit le 23 juin 1963 :
Ce que je n’approuve pas dans votre livre, c’est l’insensibilité, le ton souvent presque sarcastique et malveillant qu’il apporte à traiter ces sujets qui touchent à notre vie en son point le plus sensible.
Il existe, dans la tradition juive, un concept difficile à définir et pourtant suffisamment concret, que nous appelons Ahavat-Israël, « l’amour d’Israël ». En vous, chère Hannah, comme en beaucoup d’intellectuels issus de la gauche allemande, je n’en trouve que peu de traces.
À quoi Hannah Arendt répondit le 24 juillet de la même année :
Vous avez tout à fait raison : je ne suis animée d’aucun « amour » de ce genre, et cela pour deux raisons : je n’ai jamais dans ma vie ni « aimé » aucun peuple, aucune collectivité — ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni rien de tout cela. J’aime « uniquement » mes amis et la seule espèce d’amour que je connaisse et en laquelle je croie est l’amour des personnes. En second lieu, cet « amour des juifs » me paraîtrait, comme je suis juive moi-même, plutôt suspect.
Hannah Arendt, « assuma » sa judéité ; elle ne fut jamais une « juive honteuse ». En même temps, tout se passe comme si cette identité ne l’intéressait pas en profondeur, dût-elle sympathiser avec le sionisme et militer un temps en sa faveur. C’était en effet avant tout une philosophe, très européenne d’esprit – ce que sa liaison avec Martin Heidegger, évoquée sobrement dans le film, atteste.
« Éthique de la responsabilité »
Nous avons dit en commençant que ce film puissant était « à ne pas manquer ». En réalité c’est l’ « éthique de responsabilité » mise en exergue par Max Weber qui nous fait comme un devoir de le voir. On ne saurait en effet « faire de la politique » au nom du « bien commun » sans réfléchir sur les conditions de possibilité de la barbarie.
FRANCIS VENANT - L’AF 2865 http://www.actionfrancaise.net