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  • Salazar, dictateur du Portugal (1932-1968)

    Lorsqu’António Salazar décède en 1970, le Portugal lui doit beaucoup : s’être échappé des méandres de la Seconde Guerre Mondiale n’est pas l’exploit majeur. Voici déjà une décennie que le petit pays de l’extrême-ouest de l’Europe se débat, avec une moyenne de huit millions d’habitants, pour conserver un empire colonial qui en compte treize millions.

    L’armée salazariste, après avoir essuyé la perte de l’Etat portugais de l’Inde par la cause de Nehru, parvient à tenir ses objectifs défensifs et à contenir les guérillas rebelles. Bien avant même, António Salazar a réussi le tour de force de se faire accepter par les nations occidentales au sein d’institutions internationales telles que l’ONU, l’OCDE ou le FMI. Le personnage y est pour beaucoup : sa simplicité plaît. Le 28 juillet 1970, le journal Le Monde écrit ainsi ces quelques lignes, preuve de la considération dont bénéficie le chef d’État lusitanien : « Le vieux monsieur de Lisbonne, au visage fin et aux cheveux blancs, courtois et coupant de manières, avec son élégance passée de mode, ses costumes stricts et ses bottines, a déconcerté beaucoup plus encore qu’il n’a indigné ou séduit. Ses admirateurs [...] ont cherché sans grand succès à humaniser un personnage glacial et guindé de dictateur de cabinet ». Tandis qu’en France Salazar se voit classé aux côtés de personnages comme Franco, Mussolini, Ceaucescu ou Tito, lui se sera constamment défendu, et offusqué, d’être un dictateur à l’image du Duce.

    I. Un jeune homme traditionaliste

     

    Né en 1890 dans le giron de Santa Comba Daõ, au sein d’un Portugal pauvre et rural, Salazar fonde dès 1932, à l’âge de 43 ans, un régime dont il est déclaré président du Conseil à vie, l’Estado Novo (« Nouvel État »), dont les piliers de base répondent au nom d’anticommunisme, christianisme et conservatisme. Un parti unique, l’Union nationale, est instauré. Revêtu d’un vernis maurrassien dont Salazar avait tiré l’inspiration d’une correspondance avec l’illustre doctrinaire royaliste, ce régime ne survit que par l’intervention d’une impitoyable police, traquant sans relâche ni distinction aucune marxistes, simples étudiants protestataires et francs-maçons.

    Après avoir passé sa jeunesse dans un séminaire de la commune de Coïmbra en vue de passer prêtre, António de Oliveira Salazar s’inscrit à deux cursus : l’économie et le droit. Salazar s’y montre extrêmement brillant, accumulant en dernière année d’étude deux 18/20 et trois 19/20. Véritable bête de concours, il choisit d’effectuer l’examen terminal pour devenir professeur : il est admis à enseigner avant même la cérémonie officielle d’élévation au poste, compte tenu de son exceptionnelle intelligence.

    Entre-temps, la République a été proclamée en 1910 aux dépends de la royauté. Salazar se montre brillant pédagogue, captivant ses élèves par un langage que certains qualifient « de la bonne époque ». Les étudiants se retrouvent souvent à ses cours pour l’entendre développer la leçon ainsi que ses propres thèses, qu’il fait partager à ses élèves. Le Dr. Salazar lui-même apprécie de publier quelques articles dans les revues : par ce fait il se fait connaître, et admirer pour la sagesse et la précision de ses vues.

    II. L’arrivée au pouvoir du Dr. Salazar

    1926 : un pronunciamiento éclate au Portugal, et un triumvirat militaire se forme bientôt. Désormais célèbre, reconnu pour ses capacités, Salazar est invité par les officiers, à user de celles-ci pour le bien de la Nation, malgré les critiques discernant en Salazar un brillant théoricien mais piètre exécuteur pratique. Pourtant celui-ci se met au travail et, bien vite, déniche les problèmes : il va voir les militaires et, conscient de l’enjeu financier, conscient de l’agitation de la rue, il liste une série de conditions parmi lesquelles se trouve le contrôle absolu des dépenses étatiques, et la possibilité de refuser des actes gouvernementaux si ceux-ci entraînent une baisse trop conséquente du budget national. On lui chicane et Salazar déclare : « Bien, je n’ai donc plus rien à faire ici. Quand est le prochain départ pour Coïmbra ? ». L’éminent professeur est contraint de partir. Néanmoins, depuis son refuge tranquille, l’homme d’Etat va suivre le problème des dépenses.

    Las ! les finances inexorablement se dégradent et, faute d’amélioration, on appelle une seconde fois Salazar : nous sommes en 1928. Second appel et deuxième demande : ses conditions ou rien. Celles-ci sont acceptées et Salazar attaque le problème financier par une amélioration des collectes fiscales et un contrôle rigoureux des dépenses. Et les capitaux étrangers distinguent en Salazar une personne sûre pour l’avenir lusitanien. L’amortissement de la dette nationale sera rapide : de 44% en 1926, elle s’élève à 19% en 1935, et 5% en 1940, année où Salazar délaisse le ministère des Finances sans, toutefois, ne plus surveiller son locataire.

    Le professeur Salazar va permettre au Portugal, dès 1928, de disposer d’un budget à ratio positif : 285 millions d’escudos sont sur la table et Salazar va consciencieusement s’en servir. Sous l’égide du ministre Duarte Pacheco, une importante politique de travaux publics et constructions sociales va être établie, permettant la relance de l’économie ainsi que la réindustrialisation du Portugal, réindustrialisation qui sera en grande partie le fait de groupes privés industriels et financiers.

    Le monde entier, et la Société des Nations d’abord, est surpris de ce redressement : notons que la SDN, ancêtre des Nations Unies, avait proposé au Portugal d’avant-1928 une aide économique sous condition de s’accaparer le contrôle financier du Portugal, ce qui équivalait à une mise sous tutelle. « Messieurs, je vous remercie mais nous allons tâcher de nous débrouiller par nous-mêmes », réplique Salazar. Le développement économique du Portugal sera bientôt tel qu’après avoir légèrement stagné au cours du second conflit mondial, il augmentera vertigineusement pour atteindre, dans les dernières années du régime, la moyenne des pays asiatiques, c’est-à-dire entre 6 et 8% par an. La Révolution des Oeillets de 1974 y mettra brusquement fin.

    III. Salazar et la guerre civile espagnole

    Quant au plan diplomatique, Salazar se montre habile et la guerre civile espagnole est la première grande action de sa politique extérieure : au Portugal ont trouvé refuge un certain nombre de généraux espagnols parmi lesquels José Sanjurjo. Préparant un putsch, ils apprennent en février 1936 la victoire électorale du Front Populaire espagnol, composé de socialistes, et de communistes alliés de l’Union Soviétique. Une victoire acquise à seulement quelques centaines de milliers de voix.

    Salazar est déçu par cette victoire : suivant de près le soulèvement des officiers espagnols, il se garde bien d’intervenir car le dictateur, pragmatique, est conscient qu’une Espagne de gauche perpétuerait son rêve d’une Union Ibérique, à savoir une fusion politique et économique entre Lusitanie et Galicie. Si cela venait à se produire le Portugal serait le perdant. De ce projet Salazar est craintif et naturellement, lorsque Sanjurjo est tué au décollage de son avion et que Francisco Franco prend le commandement de la junte, il veille à accorder une aide logistique et militaire à son collègue espagnol.

    Les troupes coloniales marocaines se soulèvent et les nationalistes prennent le contrôle des zones les moins peuplées d’Espagne, tandis qu’une cantatrice espagnole lance un appel officiel : « Tous contre la rébellion, tous contre le fascisme ! Un seul front, une seule union, et tous unis pour anéantir l’ennemi ! » De 1936 à 1939, Salazar octroie un secours précieux à celui qu’il considère comme un allié naturel et Adolf Hitler et Benito Mussolini se pressent eux aussi au portillon afin d’aider Franco. En 1939, les phalangistes de Franco arrivent à Madrid, et c’est seulement à cette date qu’António Salazar se décide à confesser au Parlement avoir aidé Franco, qui sera éternellement reconnaissant à Salazar. Dès les premiers mois du régime dictatorial espagnol, le Portugal et son chef sont célébrés dans le pays, ce qui contraste avec la froideur des relations entre les deux hommes dans les années 1960.

    IV. La Seconde Guerre mondiale : une politique opportuniste

    L’année où Franco remporte la guerre civile espagnole dont le bilan s’élève à un demi-million de morts, Hitler déclenche la guerre : l’invasion de la Pologne se solde par un succès, et plus encore les invasions de la Hollande, de la Belgique, du Luxembourg et de la France, qui se rend au bout de quelques semaines de combat.

    Salazar se doit d’adopter une stratégie commune avec Franco afin de préserver son pays des affres de la guerre. Il faut rester neutre : après réflexion, le Dr. Salazar sait qu’en effet l’Angleterre, maîtresse des mers, a la capacité d’isoler l’empire colonial portugais de la métropole. Il convient néanmoins de ménager le puissant Axe (Italie-Allemagne-Japon) et pour cela, les dictateurs ibériques envoient la fameuse division Azúl, quelques centaines de milliers d’espagnols et de portugais, mourir en Russie. Salazar n’en mène pas moins un jeu trouble : il commerce avec l’Allemagne national-socialiste pour obtenir de l’or en échange de métaux rares et notamment le zinc. Cette tactique opportuniste permet au Portugal d’être, au lendemain du conflit, le pays ayant le stock de métal précieux le plus élevé de tout le continent européen.

    Mais les échanges avec la monarchie constitutionnelle d’outre-Manche ne sont pas non plus exclus : imagine-t-on qu’en 1945 l’Angleterre se voit criblée de dettes contractées auprès de la Lusitanie ? Quant à Franco, lui aussi n’a pas manqué d’effectuer une sombre tentative d’escroquerie auprès du Portugal : sollicité par Hitler qui le presse d’entrer en guerre totale à ses côtés, le caudillo dresse quelques conditions : il est question, par exemple, de l’octroi définitif des colonies françaises nord-africaines à l’Espagne, ainsi qu’une aide économique d’importance. Hitler renonce à y consentir, mais certains documents démontrent, aujourd’hui, que si le Führer avait commencé à y répondre favorablement, Franco serait entré en guerre avec l’Axe, rompant en-conséquence le pacte de neutralité qu’il avait conclu avec Salazar.

    Le podestat portugais, sentant dès la défaite de Stalingrad que la guerre tourne en faveur des Alliés, accorde sans cesse plus de faveurs aux Etats-Unis, futurs maîtres de l’Occident : en 1943 il leur permet d’établir une base navale aux Açores, agrandissant donc le rayon d’action du géant américain. En mai 1945, la capitulation allemande est signée au milieu d’un bain de sang : Dresde est entièrement détruite, Berlin est un champ de ruines où les soldats soviétiques laissent libre cours à leurs pulsions de vengeance. Adolf Hitler se suicide le 30 avril de la même année et Salazar, en deuil, ordonne la mise en berne des drapeaux portugais durant une journée : pourtant le chancelier allemand ne masqua jamais son projet d’occuper la Lusitanie.

    En août la capitulation japonaise est, à son tour, ratifiée par les puissances belligérantes : la Seconde Guerre mondiale est finie. Partout dans le monde, les peuples saluent l’ère de paix qui s’annonce. Mais, de l’autre côté de Berlin occupée, un monstre a mis en position ses armées dans les pays délivrés du joug nazi : l’URSS s’annonce comme un des champions de la guerre. Salazar a perçu cela et, non content de renforcer l’anticommunisme de son pays, il perçoit le changement diplomatique opéré à la surface du globe : avec l’affaiblissement de l’Europe et la perte progressive des colonies (Inde, Malaisie, Algérie, Tunisie, Maroc ou encore Indochine), se confirme la fin du monde eurocentré.

    V. Salazar, de l’après-guerre à la mort

    Le système international devient bipolaire : d’une part l’Amérique du Nord capitaliste et, d’autre part, l’URSS stalinienne. Que faire dans cette position contraignante alors que les deux superpuissances s’acharnent à condamner à l’ONU les politiques coloniales européennes, et que lui, Salazar, se rend compte que la perte de l’empire met en danger l’indépendance du Portugal pas même détenteur de l’arme atomique ? António de Oliveira Salazar est contrarié mais conscient de l’enjeu, qu’il pense correspondre à la survie de la civilisation européenne. Il se range du côté des États-Unis, certes impérialistes mais culturellement proches, tout en envoyant un contingent maintenir la présence portugaise en Angola et au Mozambique.

    Néanmoins Salazar ne peut rien faire face à l’attaque du petit État portugais de l’Inde, menée par Nehru et rendue évidemment possible par l’indépendance de l’Inde opérée en 1947. Mais à part ce raté, la situation militaire dans les colonies africaines se trouve rétablie : la Guinée est préservée, et la guérilla menée par le FRELIMO rebelle dans le Mozambique est maintenue au nord du Zambèze. Le Portugal salazariste exerce donc son contrôle territorial sur tout l’empire jusqu’en 1974, date à partir de laquelle le nouveau gouvernement démocratique décide l’abandon du système colonial.

    1968 est une année-clef dans l’histoire portugaise : en septembre Salazar est atteint d’une grave attaque cérébrale. Le président de la République Américo Tomás se décide à remplacer Salazar, devenu incapable de guider la Nation, par Marcello Caetano, qui se trouve confronté à de grondants mécontentements. Personne n’ose cependant informer Salazar qu’il a été remplacé, de peur de sa réaction : il poursuit ses habitudes quotidiennes jusqu’en 1970 sans savoir, ainsi, qu’il n’occupe plus le poste de président du Conseil. En 1974 Salazar meurt une seconde fois, lorsque le Nouvel État se voit brisé par le soulèvement des garnisons militaires, épuisées par les guerres coloniales et un régime qui étouffe les libertés publiques. Franco, de son côté, décède en 1975 et une monarchie constitutionnelle est instaurée : Juan Carlos devient roi et l’Espagne, une démocratie.

    * * *

    Il est rare de dénicher dans un des multiples recoins de l’Histoire un personnage comme António de Oliveira Salazar : celui qui s’était voulu « froid exécuteur de l’intérêt national », convaincu d’être l’héritier d’une mission suprême et le gardien d’un anachronique empire des temps anciens, reste méconnu des nouvelles générations. L’homme que l’on aura défini comme un tyran sanguinaire reste néanmoins du domaine des despotes éclairés : ce professeur austère, méditatif, doublé d’un solitaire qui se voulait volontairement sans foyer afin de se consacrer pleinement à la chose publique, aura été un farouche opposant à la démocratie parlementaire.

    Élu député du Centre catholique en 1921, il ne demeura à son siège qu’un seul jour, dégoûté de la démagogie des Chambres parlementaires. Et, comme il arrive en pareil cas, Salazar tirera de cette brève expérience un état d’esprit qu’il réitèrera à de nombreuses reprises devant des députés incrédules : « Les Portugais ne doivent pas supposer que le sort de millions d’hommes, l’ordre et la paix de leur existence, le fruit de leur travail, les principes de la civilisation qu’ils ont adopté, peuvent être laissés à la vacuité des discours de comices, et à l’anarchie des mouvements libérateurs que l’on nous annoncent ». Tout en ajoutant en 1949 par un sourire particulier, sans doute adressé à Charles Maurras dont il avait tiré la notion du « Politique d’abord » : « C’est aux Français que je suis le plus redevable ! »

    Bibliographie :
    LÉONARD Yves, Salazarisme et Fascisme, Éditions Chandeigne, 1996.
    MEGEVAND Louis, Le vrai Salazar, Nouvelles Éditions Latines, 1958.
    RUDEL Christian, Le Portugal et Salazar, Éditions Ouvrières, 1968.

    http://histoire.fdesouche.com

  • La Marche des Veilleurs : c'est parti !

     

    La Marche des Veilleurs s'élance ce soir avec la première veillée à Rochefort à 21h place Colbert, et le départ demain dimanche à 9h sur ce même lieu. (l'évènement facebook de la Marche). Venez marcher et veiller quelques jours ou quelques heures avec les nombreux Veilleurs lors de la Marche, et venez à la grande veillée nationale du samedi 31 août à Paris (évènement FB) : RDV à 17h30 à la Défense pour une marche jusqu'à la place de la Concorde à 21h30 pour veiller toute la nuit.

     

    Pour nous rejoindre, RDV à 9h sur le lieu de la veillée de la veille, à 17h sur le lieu de la veillée du jour ou à 21h pour cette veillée.

     

    La Marche des Veilleurs est à la Une aujourd'hui : 
    - Libération, qui en tremble déjà
    - Les infos pratiques (gare, moyens d'accès, campings...)
    - Etre tenu au courant de la Marche en s'abonnant à la lettre d'information quotidienne
    Vous l'avez compris, les Veilleurs vous invitent de veillée en veillée. Et entre chaque veillée, la marche vous appartient ! Elle appartient à vos talents, à votre générosité, à votre ouverture, à votre engagement ! Ça vous rappelle quelque chose, non ?
    Concrètement, les 3 points pratiques que sont les trajets entre chaque veillée, l'hébergement et l'intendance, dépendront de vos bonnes idées, et des bonnes volontés des personnes que vous rencontrerez. Si vous venez seul mais n'avez pas envie de marcher seul, munissez-vous de vos cartes IGN, compagnie garantie sur la route ! Si vous avez trouvé un camping où il reste de la place, proposez-le aux autres marcheurs ! Si vous avez rencontré des personnes généreuses en route, peut-être vous ouvriront-elles leur porte ! Si vous avez envie de vous organiser à plusieurs pour faire vos courses et partager vos repas, vous trouverez un moyen de le faire ! Et si vous ne voyez pas du tout à quoi tout cela pourrait ressembler... Alors venez voir par vous-même !


    Et souvenez-vous : souplesse et spontanéité vous aideront à vivre votre marche à fond, à profiter de tout ce qu'elle vous offrira, et à vous laisser surprendre !

    Bonne marche !

    http://www.lesalonbeige.blogs.com/

  • Chronique littéraire : Christian Malbosse, Le soldat traqué

     

    Christian Malbosse, Le soldat traqué, Editions de la pensée moderne, 1971.

    le soldat traqué.JPGLa majeure partie des récits de guerre des anciens engagés de la division Charlemagne se concentre majoritairement sur leur expérience au feu et sur les combats qu’ils ont menés. Ce n’est pas le cas pour le présent ouvrage qui traite pour sa part du parcours d’un soldat français dans les mois qui suivirent la défaite de l’Axe en mai 1945.

    Christian s’est engagé très jeune dans la LVF devenue en 1944 la division de Waffen SS Charlemagne. En mai 1945, la guerre est terminée et il tente de rejoindre le Danemark, en vain. Après des mois de combat furieux face aux Russes commence pour lui une longue période d’errance dans l’Allemagne occupée par les alliés. Christian pensait au départ gagner clandestinement la France pour ensuite se réfugier en Espagne mais va vite déchanter devant la difficulté de la tâche et les nouvelles qui lui parviennent du pays sur la manière dont on traite les « collabos »... Lui, qui est seul dans un pays en ruines, lui qui fait partie d’une armée que ceux qui ont réécrit l’histoire ont qualifié de criminelle, lui qui est marqué, comme tous les Waffen SS, du tatouage de son groupe sanguin sous l’aisselle… tatouage si gênant et si recherché lors des contrôles qu’il en arrivera à se mutiler lui-même au rasoir et au feu pour en effacer la trace… 

    Ce soldat, traqué, partout, par un ennemi redoutable va, pendant des mois, survivre dans des conditions extrêmes. Alternant les périodes de captivité (auxquelles il arrive souvent à se soustraire avec brio), l’errance et les séjours dans la forêt, Christian vit comme un paria. Très débrouillard, il se construit un refuge dans la forêt, trouve un vieux fusil qu’avec persévérance il répare, chasse sangliers ou chevreuils et construit même un barrage qui lui permet de disposer d’une « piscine » pour se laver… Ses talents militaires le font même devenir démineur pour des paysans et il arrive à subsister un temps en vendant de la poudre extraite d’obus trouvés ça et là. Il faut dire que l’Allemagne manque de tout et que les campagnes sont des lieux où de nombreuses personnes de la ville, les « hamsters », viennent s’approvisionner…

    Cette vie à la dure est heureusement enjolivée par la bonté et l’hospitalité du peuple allemand envers notre jeune soldat. De nombreuses familles l’hébergent temporairement, deviennent ses amis, l’aident de toutes les manières possibles et lui permettent de retrouver, quelques nuits ici, quelques nuits là, une sociabilité d’autant plus touchante qu’elle se veut gratuite. Combien de fois est-il hébergé par de pauvres paysans, par des gens n’ayant pratiquement rien et qui l’accueillent comme un fils parmi eux ? C’est le même peuple allemand que la propagande nous présente comme haïssant les Français et habité par le criminel gène nazi ? Certes, le fait qu’il ait combattu aux côtés des Allemands lui apporte un capital de sympathie certain de la part d’une bonne partie de la population mais tout au long de ces longs mois, des rencontres et situations qu’il connaît, on peut sans aucun doute démontrer à quel point les Allemands étaient bien intentionnés envers les Français ; d’ailleurs, certains compatriotes du STO, ayant plutôt bien vécu la guerre en Allemagne, ne voulaient même plus revenir en France…

    Tentant finalement de rejoindre la France via la Belgique, Christian sera emprisonné dans ce dernier pays pour y être rentré clandestinement. Ces mois de détention constituent la seconde partie du livre –non moins passionnante que la première-. En prison, il rencontre aussi bien d’anciens Waffen SS que différentes crapules dont il brosse un portrait haut en couleurs. Pris en amitié par son avocat, il réussira à sortir puis, après quelques péripéties, à rejoindre clandestinement la France puis l’Espagne, son but depuis 1945… Il aura mis 3 ans pour cela, 3 ans qui le changèrent totalement :

    « Quand il partit pour la guerre, Christian était encore adolescent ; lorsqu’il revint, c’était un homme. Des mois de combat, des années d’errance et de solitude. Tout accepter pour que survivent la Chrétienté et son pays, faire par avance le sacrifice de sa vie. Endurer le froid, la faim, la soif, souffrir dans son âme et sa chair – tels furent sa croyance et son lot. » peut-on lire dans l’épilogue qui clôture en beauté ce superbe et fort touchant récit d’aventure mais aussi d’histoire qui demeure, pour moi, l’un des plus beaux témoignages sur cette époque.

    Rüdiger http://cerclenonconforme.hautetfort.com

    NB : A noter qu’il existe de cet ouvrage une très belle édition de 1998 chez Gergovie comprenant des planches dessinées par Guy Sajer.

  • « Il est dur d’être turc ». Analyse d’un ouvrage souverainiste eurasiste

    Membre de l’OTAN et candidate à l’UE, la Turquie compte un courant souverainiste pour qui la marche vers l’Europe est perçue comme une colonisation qui ne dit pas son nom. Tancrède Josseran présente un classique important pour connaître ce courant turc. Il s’agit de l’ouvrage de Suat Ilhan, Türk olmak zordur, (Il est dur d’être turc ), éd. Alfa, Istanbul.
    Depuis la fin des années 1980, un courant souverainiste (ulusalci) a émergé en Turquie. Toute l’originalité de ce mouvement réside dans son dépassement apparent du clivage droite-gauche. Il est le fruit d’une convergence de plusieurs traditions politiques différentes. Ainsi, une partie de la gauche kémaliste s’est rapprochée, par l’entremise des cercles militaires, de la droite radicale. Les tenants de cette synthèse conjuguent le rejet de l’impérialisme occidental avec celui de l’affirmation d’une identité nationale et étatique forte. Hostile au processus d’adhésion à l’Union européenne, favorable à la constitution d’un axe continental eurasiste avec Moscou, rejetant la mondialisation libérale, ce courant fait également appel aux grands canons du kémalisme traditionnel : refus des alliances militaires inégales, insistance sur l’idée d’une voie particulière au monde turc.
    Suat Ilhan est aujourd’hui l’un des représentants les plus connus de cette mouvance souverainiste. Dans ce livre en forme de manifeste, S. Ilhan brosse un panorama de l’histoire des Turcs et des grands défis auxquels ils sont confrontés.
    Suat Ilhan (1925-), ancien officier supérieur de l’armée turque, breveté de l’Académie militaire et de l’École d’artillerie (l’arme d’élite en Turquie) est un des maîtres de la pensée géopolitique turque contemporaine. Entre 1995 et 2006, il dirige au sein de l’Académie de Sécurité nationale (Milli Güvenlik Akademisi), la chaire de géostratégie. Comme une partie de l’armée sceptique quant au processus d’adhésion, S. Ilhan souligne non sans justesse que les orientations initiales de la politique turque ont été dévoyées, que l’appartenance à l’OTAN, la candidature à l’Union européenne sont autant de pertes de souveraineté et de reniement du kémalisme originel. Bien que rejetant l’islam politique, S. Ilhan établit au nom de la continuité nationale un lien entre les racines antéislamiques des Turcs, l’Empire Ottoman et la République. Toute l’histoire turque est comprise comme celle d’une « culture nationale » dont les traditions ont perduré à travers les âges pour trouver leur accomplissement ultime dans l’Etat kémaliste. Pour S. Ilhan, la Turquie doit devenir un acteur géopolitique à part entière en jouant de sa place centrale dans l’ensemble culturel turcique et non plus être l’objet des manipulations des puissances périphériques. L’idée d’un espace géographique d’envergure continentale amène S. Ilhan à souligner l’inévitable communauté de destin entre la République turque et ses épigones d’Asie Centrale.
    Le peuple de la steppe
    Au début de l’ère chrétienne, les ancêtres des Turcs, descendent progressivement des forêts sibériennes et atteignent les steppes d’Asie centrale. Ils chassent ou incorporent les populations indo-européennes préexistantes. Cette fusion est à l’origine des caractères spécifiques de la « race » turque. Avec le passage de la taïga à la steppe, les Turcs passent de la civilisation du chasseur-cueilleur à celle du cheval. Ils se meuvent sans difficulté dans les vastes étendues de l’Altaï et harcèlent sans discontinuer la Chine. Le centre de gravité de cet empire est délimité au nord par le lac Baïkal, au sud par le désert de Gobi. Au milieu coule une rivière, l’Orkhon, véritable îlot de verdure perdu dans l’immensité désolée. En ces lieux ont été retrouvées des inscriptions à la fin du XIXe siècle. Elles proclament à la face des siècles la grandeur du peuple turc et mettent en garde contre les dangers de l’acculturation qui guette la horde nomade. Textes fondateurs du nationalisme moderne turc, elles sont le fil conducteur du livre d’Ilhan. Ainsi, bien des vagues de cavaliers après avoir conquis la Chine se sont retrouvées subjuguées par leur conquête et au final absorbées. En ce sens, le titre du livre prend toute sa signification. « Il est dur d’être turc », est un avertissement [1]. Ce qui menace le peuple turc n’est pas tant l’asservissement, la défaite militaire mais l’oubli de ses racines, la perte de sa plus longue mémoire.
    Cavaliers réputés, les Turcs inventent la selle et l’étrier et font de redoutables archers. La distance et l’éloignement dans l’espace en Asie Centrale empêchent la création de forte entité étatique. Aussi la condition première à la survie d’un groupe organisé réside dans l’utilisation du cheval. Dans l’histoire turque la domestication du cheval est capitale [2]. Elle est la deuxième qualité la plus importante après la fonction guerrière. Suat Ilhan, résume : « Notre culture, depuis les premiers millénaires, découle de la géographie de l’Asie centrale et a pris la forme d’une culture du cavalier de la steppe » [3]. Cette caractéristique fait que tout en préservant une culture originale, les Turcs ont été capables d’emprunts à d’autres cultures. « À la fin des guerres nous avons empêché les autres cultures de fusionner dans la notre, mais nous avons pris dans les autres cultures ce que nous estimions le plus conforme à nos traditions » [4]. Dans une certaine mesure, S. Ilhan pense retrouver dans l’histoire pré-islamique des Turcs tout ce qu’est censée apporter deux mille ans plus tard la révolution kémaliste : la notion d’égalité entre les sexes, l’idée d’une société organique refusant l’antagonisme des classes, les qualités guerrières inhérentes à la « race » turque. S. Ilhan remarque « en raison des menaces qui ont pesé dans l’histoire turque, le soldat est un élément essentiel, ses qualités sont primordiales » [5].Il retrouve également certaines permanences géopolitiques. La particularité d’un État enclavé en Asie Centrale est de faire face à des attaques venant de tous les côtés. Dans les tables de l’Orkhon, on peut lire : « La nation turque est menacée des quatre coins cardinaux par ses ennemis ». De « telles caractéristiques se retrouvent également dans la Turquie moderne » selon S. Ilhan [6].
    Suat Ilhan est un membre actif de la Haute Fondation Atatürk pour la culture, et la langue et l’Histoire (Atatürk Kültür, Dil ve Tarih Yüksek Kurumu - AKDTYK) qui centralise la vie culturelle depuis 1982. Elle est à l’origine de la synthèse turco-islamique, véritable idéologie d’État mise en place par l’armée après l’intervention militaire de septembre 1980. D’après la fondation, l’État a pour devoir de sauvegarder l’identité nationale, les deux piliers en sont la culture des steppes et les valeurs de l’Islam. Dans un contexte de fortes tensions internationales et sociales, où terrorismes de droite et de gauche se répondent mutuellement, l’armée voit en l’Islam la force susceptible de stabiliser la société et d’unifier la nation autour d’un socle commun [7]. La synthèse turco-islamique opère une fusion entre le passé antéislamique des Turcs et la foi de Mahomet. L’Islam a transcendé la culture turque, qui, sans lui, aurait périclité ; mais la turcité a sauvé et propagé l’Islam à travers le monde. Sans les Turcs, l’Islam aurait succombé sous les coups des croisés au XIe siècle [8] . C’est ici que transparaît dans les écrits d’Ilhan, l’idée d’une destinée manifeste. De tout temps les Turcs auraient été prédestinés à l’Islam. Le passage au monothéisme aurait été rendu possible par une forme d’hénothéisme, la croyance en un Dieu supérieur à tous les autres : « L’histoire de notre croyance est celle d’une prédilection spéciale. Avant l’arrivée de la croyance en un Dieu unique découlant des religions universelles, le chamanisme et son système de croyance psychique donnaient la direction, les coutumes turques étaient destinées à aboutir à une croyance unique. Dans les croyances turques préexistait l’idée d’un Dieu unique ou d’une seule personne divine » [9]. En d’autres termes, il existait une approche nationale de la religion chez les Turcs qui a perduré dans l’Islam, malgré son essence résolument universaliste. S. Ilhan poursuit jusqu’à sa conclusion logique son raisonnement : « Lorsqu’a été décidé le passage à la religion universelle, à l’Islam, l’ultime révélation, l’adoption s’est faite en moins de cent ans… Les Turcs ont reçu la charge de représenter et d’étendre l’Islam, d’en assurer la défense. Pendant neuf siècles, ils ont rendu service à l’Islam » [10].
    La révolution kémaliste
    De même que la République française n’a jamais caché sa filiation avec la tradition étatiste et centralisatrice de la monarchie, la république turque assume avec l’Empire ottoman une certaine continuité. La révolution kémaliste s’inscrit pour S. Ilhan dans un effort de contemporanisation (cagdas) du savoir et des connaissances. Il la situe dans la trajectoire des révolutions française, anglaise et américaine qui embrassent l’Occident du XVIIe au XVIIIe siècle [11] . « Avec la culture occidentale, écrit S. Ilhan, l’objectif est de parvenir étape après étape par s’approprier les acquis de la modernité, à adopter les changements contemporains en les mêlant à la culture turque » [12] . La Turquie est un pays à cheval sur deux mondes. Il est dès lors normal que les Turcs, peuple de nomades s’emparent de ce qui peut leur sembler utile dans la culture occidentale. Toutefois, il s’agit d’une culture laïque. L’incorporation d’éléments de la civilisation occidentale ne contredit pas l’essence nationale du projet kémaliste. Comme le note S. Ilhan, les « deux cultures religieuses ne se rencontrent pas et la culture turque n’est pas dénaturée » [13] . La grande erreur commise en Europe est de considérer Mustapha Kemal comme un occidentaliste ou un européiste avant l’heure. Toute son œuvre politique témoigne du contraire. C’est en luttant contre l’impérialisme occidental à l’occasion de la guerre d’indépendance en 1920 qu’il pose les fondements de l’État républicain. À aucun moment de son existence Kemal n’a utilisé le terme d’occidentalisation, mais a toujours insisté sur la contemporanisation. « Sans guerre d’indépendance, note S. Ilhan, il n’aurait pas pu y avoir d’État indépendant et de modernisation de la société » [14] . Dans cette rhétorique anti-occidentale, S. Ilhan va même plus loin, et n’hésite pas à faire de la guerre d’indépendance, la première victoire du monde musulman au XXe siècle : « L’aboutissement victorieux de la guerre de libération nationale, a de surcroît bénéficié aux pays musulmans et à l’Islam… Elle est le point tournant de la lutte entre Occident et Orient, Islam et christianisme » [15].
    Un Islam gallican ?
    Dès lors, comment S. Ilhan parvient-il à intégrer l’acquis majeur de la révolution kémaliste, c’est-à-dire la laïcité ? L’auteur reconnaît que c’est une question ardue. Depuis des siècles, la culture turque s’est formée au contact de l’Islam. « Les bases de la pensée s’appuient sur l’Islam ; les croyances, l’Histoire, les coutumes, les mœurs, le droit, le folklore, la morale, la science… L’Islam est le principal élément qui colore la culture » [16]. Par conséquent, pour S. Ilhan, il était impensable que le nouvel État se coupe du jour au lendemain de l’héritage islamique. Si coupure il y a, celle-ci doit permettre de libérer le politique du religieux en plaçant la mosquée sous le contrôle étroit de la République. En réalité, on assiste à la mise en place d’une laïcité concordataire pour ne pas dire d’un “Islam gallican”… L’Islam n’est « pas l’idéologie officielle de la République, elle est le système de croyance de la majorité des citoyens turcs » [17]. Le Ministère des affaires religieuses, le Dinayet, est la pierre angulaire de ce système qui permet à la fois d’affirmer la séparation du spirituel et du temporel, tout en maintenant la présence d’un Islam scientiste et national au cœur de la société. Les confréries religieuses n’ont pas à intervenir dans la gestion du culte sous peine de provoquer l’anarchie. L’article 1 du Dinayet stipule ainsi que le ministère des affaires religieuses a pour objet le bon fonctionnement des services relatifs à la croyance islamique. « Elle gère la religion et le culte dans un sens éclairé » [18]. Le Dinayet prend en compte l’histoire turque et les exigences de la laïcité. À juste titre Suat Ilhan rappelle que cette pratique de séparation du temporel et du spirituel n’est pas neuve chez les Turcs, et qu’il existe dès les Ottomans un droit laïc indépendant de la Charia. En outre, lorsque les Turcs venant d’Asie centrale font leur entrée à Bagdad en 1058, leur chef Tughril Beg se voit décerner par le calife abbasside le titre de Sultan. Le Calife, commandeur des croyants, se dépouille de ses prérogatives politiques pour les confier au Sultan et se concentrer sur son magistère spirituel [19]. Atatürk en fait de même lorsqu’il coupe le lien de souveraineté attachant l’État au califat, avant de supprimer définitivement le titre de Calife en 1924.
    Un État pivot
    La conscience d’appartenance à une aire géographique de taille continentale amène S. Ilhan à poser la question du pantouranisme. La Turquie est à la confluence de trois continents (l’Asie, l’Europe, l’Afrique). Elle contrôle les routes Nord-Sud et Est-Ouest [20] . Le monde turc, a son apogée, va des confins de l’Indus au bord du Nil, de l’Adriatique à la muraille de Chine. Le Taj Mahal en Inde, le pont de Mostar sur la Neretva, la Mosquée Tolun au Caire sont autant de « traces » de cette grandeur passée [21] .
    À l’époque moderne, le contrôle du bassin occidental de la Mer Égée et du Golfe persique était la clef de la position de la Sublime Porte en tant que puissance globale et indépendante. L’Empire Ottoman, dans sa lutte conte monde occidental fonctionnait, à la « manière d’un rideau protecteur pour le monde musulman ». Il entravait la marche des « puissances impérialistes », vers l’Afrique, l’Asie. Avec la fin de l’Empire ottoman, c’est l’ensemble du monde musulman qui s’est retrouvé « encerclé » [22]. Aujourd’hui, selon S. Ilhan, on retrouve dans la République kémaliste, les mêmes constances qu’à l’époque ottomane : « La géographie de la Turquie explique aussi bien les périls qui la menacent que les grands atouts qu’elle détient » [23] . En raison de ces atouts et de son emplacement stratégique, la Turquie et le monde turc restent un espace convoité. Aussi, pour S. Ilhan, les difficultés auxquelles se heurte Ankara sont-elles de quatre ordres :
    . « Le choc des civilisations » : S. Ilhan rapproche la notion de choc de civilisation de celle de guerre de religions puisque la « religion est le noyau essentiel de toute culture ». En raison de son dynamisme, de la puissance de son armée, de son poids dans le monde musulman, la Turquie est « une cible » [24].
    . « Le mondialisme » : S. Ilhan pointe du doigt comme autre grand péril la mondialisation à marche forcée. Le mondialisme travaille à effacer les États-nations car il les considère comme « une forme dépassée ». Le projet mondialiste est en contradiction fondamentale avec l’œuvre de Mustapha Kemal. « Atatürk a fondé un État-nation ; la république de Turquie est un État souverain, indépendant, il a été construit de cette façon. Or, le mondialisme occidental prend pour cible Atatürk et l’État-nation. Le mondialisme s’inscrit dans un cadre néo-impérialiste avec la banque mondiale, le FMI et l’OMC » [25].
    . « L’Union européenne » : opposé à tout abandon de souveraineté, S. Ilhan est donc logiquement hostile au processus d’adhésion. Un tel processus ne peut qu’aboutir à transformer la Turquie « en un État vassal ». La marche vers l’Europe est perçue comme une colonisation qui ne dit pas son nom. Les mesures d’harmonisation sont assimilées au régime des capitulations. Comme à l’époque du déclin de l’Empire ottoman, la Turquie est obligée d’abaisser ses barrières douanières, d’accorder des droits toujours plus importants à ses minorités. Plus grave encore, l’entrée dans l’Europe de Bruxelles sonne le glas de l’identité turque. Pour S. Ilhan : « Nous avons été en lutte 500 ans avec l’Europe, et nous voulons intégrer une telle société. La révolution turque est originale… Nous devons avoir en mémoire l’exemple des Turcs Tabgaç qui se sont fondus en Chine » [26] .
    . « Le pétrole » : la Turquie n’a pas de ressources pétrolières mais de par sa situation géographique elle fait figure de collecteur énergétique [27]. Son emplacement entre zone de production et zones de consommation attise les tensions. Les États-Unis, dans leur souci de contrôle des ressources en hydrocarbures de la planète, veulent éviter que l’Iran ou la Russie puissent contrôler les routes d’approvisionnement énergétique en provenance d’Asie Centrale (10 % des ressources en gaz et en pétrole de la planète). Le tracé du pipeline permettant le désenclavement du pétrole de Bakou via la Turquie illustre cette volonté d’éviter l’espace russe. Le Bakou-Tiflis-Ceyhan (BTC) exporte à travers la Géorgie jusqu’à la Méditerranée la production en gaz et hydrocarbure d’Azerbaïdjan. En outre, le projet Nabucco envisage d’étendre ces pompes énergétiques à l’ensemble de la Mer Caspienne en y adjoignant le Turkménistan.
    Le dilemme du monde turc est qu’il est encastré entre la Chine puissance émergeante, la Russie puissance renaissante et sujet aux appétits américains. À partir de la fin de la Guerre froide (1990), les États-Unis sont la seule puissance hégémonique. Dès lors, leur politique vise « à empêcher l’émergence d’une autre puissance globale susceptible de les concurrencer. Chose qui ne peut se passer qu’en Eurasie. Le monde turc du fait de son positionnement entre Russie, Chine, Inde, devient un enjeu » [28]. Ce projet géopolitique de grande ampleur s’accompagne également d’un volet idéologique. Les révolutions de couleurs qui ont touché les républiques d’Asie Centrale en sont la partie immergée : « Ils apportent le morcellement en répandant la démocratie, ainsi l’Occident entre et peut prendre plus facilement contrôle de la politique, de la culture, de l’économie » [29] .
    Favorable à une réorientation eurasiste
    S. Ilhan estime qu’Ankara doit réorienter sa politique dans un sens eurasiste. Il défend une option continentale radicale. Trop longtemps, la Turquie a essuyé les contrecoups des manipulations périphériques des États-Unis. Ce ressac incessant l’a empêchée d’affirmer sa propre spécificité et l’a coupée de son environnement géopolitique naturel. S. Ilhan estime que la Turquie n’a pas à épouser les desseins des États-Unis dans leur politique de néo-containement à l’égard de la Russie et de la Chine. Au contraire, la Turquie, État pivot, doit élaborer une politique étrangère indépendante. S. Ilhan est favorable à un rapprochement pragmatique avec Moscou. Il permettrait de faire contrepoids à Washington et en même temps limiterait l’influence de Pékin dans la région [30]. S. Ilhan se réfère à l’Eurasisme. Ce courant intellectuel ancien appelle à l’union de la steppe et de la forêt, des Turcs et des Slaves. Au XXe siècle, l’historien soviétique Lev Goumilev a synthétisé ces données dans un ouvrage fondamental, Ethnogénèse et biosphère. Un nouvel ensemble politique à la croisée de deux civilisations continentales reconstituerait l’empire de Gengis Khan. Au carrefour des routes énergétiques, la Turquie serait en mesure de jouer un rôle décisif sur l’échiquier planétaire et ne serait plus l’otage du bon vouloir de la thalassocratie anglo-saxonne. Le courant eurasiste turc (Avrasyacilik) est scindé en deux branches. Le premier dans l’orbite d’Alexandre Douguine défend un partenariat fort avec Moscou (Dogu Perinçek). Le second estime que sans exclure un rapprochement avec la Russie ou la Chine, le centre de gravité de gravité de la futur eurasie reste le Turkestan (Ümit Özdag, Suat Ilhan).
    Les cercles militaires sont très réceptifs à ces thèses. L’ancien secrétaire général du Conseil national de sécurité, le général Tuncer Kilinç, a publiquement défendu l’idée d’une sortie de l’OTAN et de l’abandon du processus d’adhésion à l’Union européenne pour un rapprochement avec l’Iran et la Russie [31].
    Avec la fin de l’Union soviétique, la Turquie a tenté de réaffirmer son rôle de chef de file du monde turcique de l’Égée à la Chine. Cependant, concède S. Ilhan, ces aspirations ne se sont pas concrétisées. Beaucoup d’occasions ont été perdues dans la décennie 1990. Mais l’essentiel n’est pas là. Le Touran plus qu’un projet, est un rêve. Il est le point de repère d’un inconscient collectif en quête de grandeur. Les mots tracés sur les stèles de l’Orkhon continuent peut-être à murmurer au vent dans l’immensité de la steppe : « Princes turcs, nation turque, écoutez ceci ! Comment la nation turque fut rassemblée, comment l’empire fut dirigé, je l’ai inscrit ici. J’ai gravé dans la pierre éternelle toutes ces paroles. Lisez-les et apprenez. Nation turque d’aujourd’hui, princes turcs, retomberez-vous dans les erreurs… » [32].
    Copyright Mars 2012-Josseran/Diploweb.com

    Tancrède Josseran http://www.voxnr.com

    Notes :

    Tancrède Josseran est spécialiste de la Turquie, auteur de « La Nouvelle puissance turque… l’adieu à Moustapha Kemal », Paris, éd. Ellipses, 2010. Il dirige l’Observatoire du monde turc et des relations euro-turques pour la Lettre Sentinel Analyses et Solutions.
    Plus :
    Voir sur le courant néo-eurasiste russe une présentation par Philippe Condé de "L’empire au miroir. Stratégies de puissance aux Etats-Unis et en Russie", par D. Chaudet, F. Parmentier et B. Pélopidas (Genève-Paris : Librairie Droz, 2007)
    [1] Suat Ilhan, Türk olmak zordur, (Il est dur d’être turc), Alfa, Istanbul, 2009.
    [2] Ibid.p.610.
    [3] Ibid.p.13-14.
    [4] Idem
    [5] Ibid.p.610.
    [6] Idem.
    [7] Etienne Copeaux, Espace et temps de la nation turque, CNRS Editions, Paris 2000.
    [8] Op.cit. (1).p.556.
    [9] Ibid.p.16.
    [10] Idem.
    [11] Ibid.p.674-688.
    [12] Ibid.p.673.
    [13] Ibid.p.714.
    [14] Ibid.p.693.
    [15] Ibid.p.708.
    [16] Ibid.p.726.
    [17] Ibid.p.728.
    [18] Ibid.p.727.
    [19] Ibid.p.729.
    [20] Ibid.p.605.
    [21] Ibid.p.632.
    [22] Ibid.p.556.
    [23] Ibid.p.602.
    [24] Ibid.p.18-19.
    [25] Ibid.p.19-20.
    [26] Ibid.p.20.
    [27] Idem.
    [28] Ibid.p.638.
    [29] Ibid.p.640.
    [30] Ibid.p.641.
    [31] Hürriyet, 8 mars 2002, “AB disinda, rusya ve Iran’la yeni arayasi girilmeli”, ( À l’extérieur de l’UE, l’on doit entreprendre une nouvelle approche avec la Russie et l’Iran).
    [32] Op.cit. (7). p.168.

  • Orientations

    On ne répétera jamais assez que les bisbilles entre structures de la mouvance ne sont principalement le fait que de certains chefs, soucieux de voir perdurer leur groupe, mais aussi de ne pas perdre le contrôle de leurs troupes suite à l’éventuelle émergence de ce qui serait une grande confédération voire une fusion. Membre décidé de la grande fraternité des « affreux » depuis plusieurs décennies, j’ai eu l’occasion durant tout ce temps d’échanger avec toutes les composantes des milieux nationaux, nationalistes et assimilés. Je suis donc très bien placé pour savoir que ce qui nous rassemble – tout au moins à la base et en ce qui concerne nos détestations – dépasse de beaucoup ce qui nous sépare. Je sais aussi que chacun dispose de sa clef de voûte de prédilection, constituant la colonne vertébrale de sa pensée politique.
    Je suis aujourd’hui convaincu que le grand pas en avant ne pourra être effectué que si justement, nous cessons tous de mettre en exergue le violon d’Ingres qui caractérise chaque groupement (ethnie, religion, Europe, nation,…) pour passer à l’offensive en nous présentant comme fondamentalement d’opposition. En clair, il ne s’agirait donc plus d’affirmer sous la forme d’un Bejahung mais plutôt d’être ceux qui osent dans une société dont il faut bien admettre qu’elle est assez consensuelle, dirent haut et fort, Non. Cela n’empêcherait nullement des recherches internes quant au violon d’Ingres de chacun. Stratégiquement, il faudrait donc, non plus défendre comme on le fait depuis si longtemps – à commencer donc par nos convictions propres - mais bien d’attaquer, en l’occurrence bien sur la structure en place.
    Pour ce faire, celle-ci doit être étudiée en détail, ce qui le plus souvent n’est pas réalisé. Si le fait eschatologique le plus souvent nous échappe – laissons aux diseuses de bonne aventure, la lecture et l’interprétation des lignes de la main – il n’en est pas de même quant à l’étiologie. L’absence de lectures dont je veux bien reconnaître qu’elles sont abstruses, obère la connaissance réelle des fondements essentiels de la société dans laquelle nous vivons. Or, nous savons très bien que l’idée intuitive, spontanée que nous nous faisons d’un sujet d’étude est le plus souvent tout à fait différente, de celle à laquelle nous parvenons, à posteriori, c'est-à-dire après un travail pointu. En ce sens – nulle envie chez moi de pousser le lecteur à se convertir au communisme - nous nous devons de pratiquer, une fois les ouvrages fondamentaux lus et assimilés, une étude au quotidien, comme le faisaient naguère les marxistes – devenus depuis jean-foutre –, de la société contemporaine. Il ne s’agit nullement de simplement se contenter d’énoncer les faits réels, bien sur occultés par les media volontairement soumis aux ordres du pouvoir en place, mais bien de les incorporer de façon cohérente à une matrice explicative. Celle-ci ne doit nullement être posée à priori – démarche des doctrinaires et autres idéologues – mais développée parce que progressivement découverte suite à la prise en compte de l’ensemble de la base de donnée empirique.
    Le fait arabo-musulman par exemple, presque totalement délaissé voici une trentaine d’années, est aujourd’hui omniprésent au point d’occulter toutes les autres problématiques. Il m’est venu l’idée voici bien longtemps que ce fait que beaucoup considèrent comme une tare, peut tout aussi bien être perçu comme un grand avantage. Je l’avais d’ailleurs écrit voici plusieurs années. Si ce fait n’était, il y a fort à penser que la mouvance serait aujourd’hui en terme de suffrages bien proche du zéro. En tant que tel, si nous avions la possibilité de faire disparaitre nos chers indésirables à l’aide d’une baguette magique, nous ne devrions surtout pas le faire sous peine de scier la branche sur laquelle nous sommes assis.
    Je persiste à penser que le fait arabo-musulman n’est somme toute que secondaire dans le monde actuel, y compris en France, seuls les américains et leurs affidés prétendant le contraire. On ne compte au demeurant plus les séries télévisées américaines où l’ennemi arabe et/ou musulman est désigné alors que l’on sait paradoxalement les très nombreuses alliances qui ne datent pas d’aujourd’hui entre Etats-unis et pays arabes, à commencer par les plus radicaux d’entre eux. Vous aurez l’occasion dans l’avenir de constater que la focalisation américaine sur le fait arabo-musulman ne perdurera plus très longtemps, remplacée qu’elle sera par la sinophobie à venir qui est d’ailleurs déjà à l’ordre du jour. On peut à ce titre constater que les reportages télévisés en France, dès lors où ils concernent la Chine mais aussi la Russie ou l’Iran, sont toujours à charge. Ce serait ainsi une grande erreur que de penser que la logique des blocs n’est plus depuis l’effondrement du mur de Berlin, la levée du rideau de fer ou la dissolution du pacte de Varsovie. Nous sommes en fait exactement aujourd’hui dans la même logique et si le combat n’oppose plus l’occident aux Rouges, il existe bel et bien à ce jour encore deux blocs dont l’un est l’occident et l’autre constitué de ceux qui s’y opposent.
    La France n’a nullement changé suite à des influences internes. C’est au contraire l’adoption, tant par les gouvernements français que par les Français eux-mêmes – de grâce, minorons à ce titre la célébration bien souvent imbécile du peuple – de données étrangères, qui a progressivement modifié la nature de notre patrie. L’erreur bien compréhensible que commettent les plus jeunes – ils n’ont connu la France de jadis et nous ne pouvons leur reprocher – c’est de croire que le Français bien de chez nous ne serait nullement contaminé par le virus métèque. A ce titre, il eut mieux fallu que nous fussions envahi et dominé par une puissance étrangère – auquel cas, chacun aurait eu conscience de l’oppression – plutôt que de connaître la situation d’aujourd’hui où désormais la majorité des Français, nullement conscients du fait d’ailleurs, et le plus souvent de bonne foi, participe au quotidien à la destruction du fait authentiquement français. Nos contemporains mais aussi compatriotes sont davantage marqués par l’inculture que par la bêtise. A titre d’exemple, le fait qu’ils soient pour la majorité d’entre eux, prêts à beaucoup de sacrifices pour sauver ce qui justement devrait être détruit, nous l’indique.
    Sachant cela, je pense que nous ne devons plus, comme nous avons propension à le faire, célébrer le ghetto. Bien beau d’avoir une page personnelle facebook avec pour « amis » presque uniquement des membres de la mouvance. Je sais le fait agréable et rassurant. Mais nullement politique. Ce qu’il faudrait au contraire faire, c’est via un centre d’intérêt commun qui n’est pas politique, nouer contact avec des personnes nullement politisées. Et par la suite très progressivement surtout, aborder discrètement la politique. Cette dernière est prosélytisme et nullement commémoration ou repli sur soi.
    « Formule de mon bonheur : un oui, un non, une ligne droite, un but. » F. Nietzsche.

    Philippe Delbauvre  http://www.voxnr.com

  • La formation en Intelligence Economique à la croisée des chemins

    Depuis vingt ans, nous cherchons à créer un état d’esprit favorable à une prise en compte de  l’usage de l’information. Si j’osais une comparaison historique un peu décalée, nous sommes encore loin d’égaler le niveau de ferveur des soldats de l’armée de l’an II. Or c’est justement la volonté de réagir sans trop savoir comment et avec une minorité potentiellement agissante que l’armée de l’an II a pu se transformer en une force capable de rivaliser avec toute une partie de l’Europe de la fin du XVIIIe siècle. La France du XXIe siècle entame à peine cette mutation dans un contexte de guerre économique.

    Par Christian Harbulot

    Les pays qui sont très avancés dans un tel processus sont les nouveaux entrants à l’image de la Chine qui développe depuis  30 ans un modèle d’accroissement de puissance par l’économie, reprenant à son compte les fruits du modèle japonais et sud-coréen. Ces économies combattantes ne fonctionnent pas comme les acteurs économiques du monde occidental. Mais le résultat est là : la Chine est en train de devenir la partie la plus dynamique du monde.

    Face à ce monde en mouvement, on ne ressent pas dans notre pays l’âme d’un peuple, ni le partage de valeurs communes pour un combat utile à l’intérêt général.

    La notion d’affrontement non militaire n’est prise réellement au sérieux que dans la gestion des parcours professionnels ou dans la vie privée. Par ailleurs, on voit apparaître un nouvel univers conflictuel, celui de la société d’information dont le cyberespace n’est qu’une toute petite partie par rapport à ce que cet univers représente.

     

    Autrement dit, nous avons deux défis à relever :

    • L’élargissement du champ de vision de l’intelligence économique,
    • L’usage de la connaissance dans la société de l’information.

    Imiter le réalisme américain
    Récemment, un article dans le Figaro indiquait que le made in America commençait à porter ses fruits, dans un pays libéral où il y a une mobilisation des parties prenantes pour créer de l’emploi localisé, avec un objectif de 5 millions d’ici 2020. Le projet est défini par le Président des Etats-Unis et appuyé par le Congrès des Etats Unis. Notre pays phare, celui auquel notre élite se réfère depuis des dizaines d’années, agit et cela commence à engranger des bénéfices.

    Alors que nous, quand on parle du made in France, on en est encore à une publicité symbolisée par la marinière portée par le Ministre du Redressement productif. Il y a là un véritable problème.

    Avant tout c’est un problème de synchronisation de la réflexion stratégique car personne ne nous interdit d’imiter le modèle américain, que ce soit au niveau français ou au niveau européen.

    Les Américains jouent sur tous les tableaux en plaidant à la fois l’ouverture des marchés tout en appliquant parallèlement des mesures protectionnistes, contrant l’appétit commercial du Japon au début des années 1990 pour ensuite lui faire de nouvelles concessions depuis un an à cause de la pression exercée par la Chine dans cette région du monde. Dans le même ordre d’idées, ils ouvrent leur marché intérieur à la Corée du Sud (menacée par la Corée du Nord communiste), alors qu’ils savent pertinemment que c’est un concurrent redoutable dans des secteurs industriels de pointe. Cette géométrie variable dans la gestion des affrontements nous sort des clichés habituels sur la mondialisation. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de grandes négociations entre les Américains et les Chinois, ni d’essor des échanges commerciaux.

    Le problème de la France en 2013 réside dans son incapacité à engager ses forces vives dans des stratégies concertées de moyen/long terme.

    Mais aujourd’hui, nous n’avons plus le choix, et si les Etats-Unis nous montrent l’exemple, il suffit de les imiter. Notons à ce propos que la plupart des commentateurs en sont encore à ricaner sur le made in France.

    Donc nous, Français, n’avons pas encore franchi le Rubicon. Tout reste à faire et la priorité absolue est de trouver les arguments légitimes afin de formaliser sur le terrain économique les bases d’une unité nationale.

    Nous avons encore beaucoup de mal à rentrer dans ce mode de raisonnement. Et ce n’est certainement pas en concentrant les efforts sur la sécurité que l’on va répondre au besoin vital de stratégie de développement et de conquête de parts de marché. Mais pour se mettre en ordre de marche, encore faut-il savoir tirer certaines leçons tirées du passé ?

    Eviter les pertes de mémoire
    Dans un premier temps, il faut tirer le bilan du début de la Vème République. Le général de Gaulle n’a pas été suivi par sa majorité dans sa volonté de limiter la dépendance de la France vis-à-vis des Etats-Unis. Les traces de cette démarche ont été discontinues et trop peu suivies d’effets. Je pense notamment au rapport Made in France de Benjamin Coriat et Dominique Taddei publié en 1992 et cité dans les travaux de la commission Compétitivité du XIe Plan. Sur quelle mobilisation a-t-il débouché ? De plus, il a fallu que Louis Gallois, membre de cette commission, lève le doigt pour dire: « Cela serait bien d’ajouter une page sur le rôle de l’information dans la compétitivité». Il n’y avait aucune analyse du rôle stratégique de l’information dans le rapport de Coriat et Taddei.
    Etrange rupture dans le cheminement de la connaissance dans la mesure où Jean Michel Treille qui travaillait au Commissariat général au Plan au début des années 1970, avait déjà bien avancé sur ce sujet. Il était chargé de développer

    le système d’information Mars qui avait pour vocation de permettre un échange d’informations entre les administrations, les grands groupes et les PME dans le cadre d’une politique industrielle concertée.

    En 1976, les pouvoirs publics ont mis fin à l’expérience. Dans un article du Monde paru à la même époque, il était précisé que certaines grandes entreprises du CAC 40 n’estimaient plus utiles de partager de l’information avec des PME.

    Cette remise en cause de la politique industrielle amorcée par Michel Debré en 1961 a marqué un coup d’arrêt à la réflexion sur le devenir de la puissance économique de la France.

    C’est sur la base de ces bilans qu’il faut reconstruire les points de repère d’une réflexion stratégique. Dans cette longue marche vers la recomposition de forces vives, le rapport Martre a donné l’exemple. Dans ce rapport, aurait dû figurer le bilan de l’échec de la vente du Mirage 2000-5 à la Finlande. Extraordinaire effort collectif de quatre industriels et de l’Etat pour tirer le bilan d’un échec commercial. Tout le monde avait été d’accord pour travailler sur ce bilan d’un échec, c’était pour une fois une rupture fondamentale avec les pratiques existantes. Hélas un incident anodin fit capoter la diffusion de cette étude de cas de plusieurs dizaines de transparents. Il faut remercier Henri Martre d’avoir pu nous permettre au moins d’entrer dans cette logique. Malheureusement, l’absence de trace écrite est très pénalisante.

    Sortir la formation en IE de son isolement académique
    Un autre problème se pose désormais de manière récurrente, celui de la formation. Nous savons pertinemment que le problème n’est pas résolu. Malgré les différentes lettres de mission de Premier ministres (Raffarin, Villepin, Fillion), la question de l’ancrage de l’intelligence économique n’est toujours pas résolue. Il existe des précédents sur la perte de savoir. L’école de la veille technologique née dans les années 1970/1980 a disparu, faute de successeurs aux pionniers universitaires comme Henri Dou et Humbert Lesca. D’autres écoles de pensée pourraient disparaitre de la même manière.
    La question de la formation se pose à plusieurs niveaux :

    • Les classes préparatoires des lycées car c’est là que commence le processus de formation des élites. Le réseau Anteios a le mérite d’avoir publié des écrits sur la guerre économique pour sensibiliser les professeurs des classes préparatoires,
    • Les grandes écoles qui sont encore très peu impliquées dans une démarche volontariste de formation à l’intelligence économique.
    • L’université qui commence enfin à s’intéresser au sujet sans pour autant définir des cadres de recherche durables. La création d’un réseau d’enseignants chercheurs (idée portée par Nicolas Moinet, Professeur à l’IAE de Poitiers) et la reconnaissance de R2IE comme revue notée marqueraient une avancée significative.

    Les entreprises ont aussi un rôle capital à jouer dans la consolidation du système de formation à l’intelligence économique. L’implication de cadres d’expérience dans la définition de programmes pédagogiques est requise pour donner du crédit aux enseignements à l’intelligence économique dont la très grande majorité reste encore beaucoup trop théorique et très faiblement productrice de connaissances.

    Valoriser l’excellence française

    Notre potentiel industriel est souvent méconnu par la population française. Nous sommes en avance sur les Etats-Unis dans certains domaines.

    A New York, par exemple, les blocs électrogènes ont été utilisés pendant des mois pour alimenter des immeubles privés de courant après les incidents dus à la tempête de l’hiver dernier. EDF et ERDF sont mille fois plus efficaces pour réparer le réseau dans des conditions similaires. Qui sait que nous avons dans le domaine de l’économie de l’électricité dix à quinze ans d’avance sur une partie des technologies utilisées dans le monde occidental.
    Quand allons-nous le dire ?
    Quand allons-nous le démontrer ?
    Quand allons-nous le faire savoir à nos jeunes générations ?
    Quand allons-nous leur donner l’envie de se battre ?
    Pour eux, pour ce pays, et pour éventuellement l’Europe si l’Europe arrive à exister.
    Voilà pour l’instant la priorité essentielle. Mais ce ne sont pas des individus isolés qui arriveront à gagner cette bataille. Ce ne peut être que le fruit d’une démarche collective qui exclut tout sectarisme.

    infoguerre.fr

  • Paganisme et philosophie de la vie chez Knut Hamsun et David Herbert Lawrence

    Conférence prononcée lors de la quatrième université d'été de la F.A.C.E., Lombardie, juillet 1996

    Analyse: Akos DOMA, Die andere Moderne. Knut Hamsun, D.H. Lawrence und die lebensphilosophische Strömung des literarischen Modernismus, Bouvier, Bonn, 1995,
    284 p., DM 82, ISBN 3-416-02585-7.
    Le philologue hongrois Akos Doma, formé en Allemagne et aux Etats-Unis, vient de sortir un ouvrage d'exégèse littéraire, mettant en parallèle les œuvres de Hamsun et de Lawrence. Leur point commun est une “critique de la civilisation”, concept qu'il convient de remettre dans son contexte. En effet, la civilisation est un processus positif aux yeux des “progressistes” qui voient l'histoire comme une vectorialité, pour les tenants de la philosophie de l'Aufklärung et les adeptes inconditionnels d'une certaine modernité visant la simplification, la géométrisation et la cérébralisation. Mais la civilisation apparaît comme un pro­cessus négatif pour tous ceux qui entendent préserver la fécondité incommensurable des matrices culturelles, pour tous ceux qui constatent, sans s'en scandaliser, que le temps est plurimorphe, c'est-à-dire que le temps de telle culture n'est pas celui de telle autre (alors que les tenants de l'Aufklärung affirment un temps monomorphe, à appliquer à tous les peuples et toutes les cultures de la Terre). A chaque peuple donc son propre temps. Si la modernité refuse de voir cette pluralité de formes de temps, elle est illusion.
    Dans une certaine mesure, explique Akos Doma, Hamsun et Lawrence sont héritiers de Rousseau. Mais de quel Rousseau? Celui qui est stigmatisé par la tradition maurrassienne (Maurras, Lasserre, Muret) ou celui qui critique radicalement l'Aufklärung sans se faire pour autant le défenseur de l'Ancien Régime? Pour ce Rousseau critique de l'Aufklärung, cette idéologie moderne est précisément l'inverse réel du slogan idéal  qu'elle entend généraliser par son activisme politique: elle est inégalitaire et hostile à la liberté, même si elle revendique l'égalité et la liberté. Avant la modernité du XVIIIième siècle, pour Rousseau et ses adeptes du pré-romantisme, il y avait une “bonne communauté”, la convivialité règnait parmi les hommes, les gens étaient “bons”, parce que la nature était “bonne”. Plus tard, chez les romantiques, qui, sur le plan politique, sont des conservateurs, cette notion de “bonté” est bien présente, alors qu'aujourd'hui on ne l'attribue qu'aux seuls activistes ou penseurs révolutionnaires. L'idée de “bonté” a donc été présente à “droite” comme à “gauche” de l'échiquier politique.
    Mais pour le poète romantique anglais Wordsworth, la nature est “le théâtre de toute véritable expérience”, car l'homme y est confronté réellement et immédiatement avec les éléments, ce qui nous conduit implicitement au-delà du bien et du mal. Wordsworth est certes “perfectibiliste”, l'homme de sa vision poétique atteindra plus tard une excellence, une perfection, mais cet homme, contrairement à ce que pensaient et imposaient les tenants de l'idéologie des Lumières, ne se perfectionnera pas seulement en développant les facultés de son intellect. La perfection de l'homme passe surtout par l'épreuve de l'élémentaire naturel. Pour Novalis, la nature est “l'espace de l'expérience mystique, qui nous permet de voir au-delà des contingences de la vie urbaine et artificielle”. Pour Eichendorff, la nature, c'est la liberté et, en ce sens, elle est une transcendance, car elle nous permet d'échapper à l'étroitesse des conventions, des institutions.
    Avec Wordsworth, Novalis et Eichendorff, les thématiques de l'immédiateté, de l'expérience vitale, du refus des contingences nées de l'artifice des conventions, sont en place. A partir des romantiques se déploie en Europe, surtout en Europe du Nord, une hostilité bien pensée à toutes les formes modernes de la vie sociale et de l'économie. Un Carlyle, par exemple, chantera l'héroïsme et dénigrera la “cash flow society”. C'est là une première critique du règne de l'argent. John Ruskin, en lançant des projets d'architecture plus organiques, assortis de plans de cités-jardins, vise à embellir les villes et à réparer les dégâts so­ciaux et urbanistiques d'un rationalisme qui a lamentablement débouché sur le manchestérisme. Tolstoï propage un natura­lisme optimiste que ne partagera pas Dostoïevski, brillant analyste et metteur en scène des pires noirceurs de l'âme humaine. Gauguin transplantera son idéal de la bonté de l'homme dans les îles de la Polynésie, à Tahiti, au milieu des fleurs et des va­hinés.
    Hamsun et Lawrence, contrairement à Tolstoï ou à Gauguin, développeront une vision de la nature sans téléologie, sans “bonne fin”, sans espace paradisiaque marginal: ils ont assimilé la double leçon de pessimisme de Dostoïevski et de Nietzsche. La nature, pour eux, ce n'est plus un espace idyllique pour excursions, comme chez les poètes anglais du Lake District. Elle n'est pas non plus un espace nécessairement aventureux ou violent, ou posé a priori comme tel. La nature, chez Hamsun et Lawrence, est avant tout l'intériorité de l'homme, elle est ses ressorts intérieurs, ses dispositions, son mental (tripes et cerveau inextricablement liés et confondus). Donc, a priori, chez Hamsun et Lawrence, cette nature de l'homme n'est ni intellectualité ni pure démonie. C'est bien plutôt le réel, le réel en tant que Terre, en tant que Gaïa, le réel comme source de vie.
    Face à cette source, l'aliénation moderne nous laisse deux attitudes humaines opposées: 1) avoir un terroir, source de vitalité; 2) sombrer dans l'aliénation, source de maladies et de sclérose. C'est entre les deux termes de cette polarité que vont s'inscrire les deux grandes œuvres de Hamsun et de Lawrence: L'éveil de la glèbe pour le Norvégien, L'arc-en-ciel  pour l'Anglais.
    Dans L'éveil de la glèbe de Hamsun, l'espace naturel est l'espace du travail existentiel où l'Homme œuvre en toute indépen­dance, pour se nourrir, se perpétuer. La nature n'est pas idyllique, comme celle de certains pastoralistes utopistes, le travail n'est pas aboli. Il est une condition incontournable, un destin, un élément constitutif de l'humanité, dont la perte signifierait dés-humanisation. Le héros principal, le paysan Isak est laid de visage et de corps, il est grossier, simple, rustre, mais inébran­lable, il est tout l'homme, avec sa finitude mais aussi sa détermination. L'espace naturel, la Wildnis, est cet espace qui tôt ou tard recevra la griffe de l'homme; il n'est pas l'espace où règne le temps de l'Homme ou plus exactement celui des horloges, mais celui du rythme des saisons, avec ses retours périodiques. Dans cet espace-là, dans ce temps-là, on ne se pose pas de questions, on agit pour survivre, pour participer à un rythme qui nous dépasse. Ce destin est dur. Parfois très dur. Mais il nous donne l'indépendance, l'autonomie, il permet un rapport direct avec notre travail. D'où il donne sens. Donc il y a du sens. Dans L'arc-en-ciel (The Rainbow)  de Lawrence, une famille vit sur un sol en toute indépendance des fruits de ses seules récoltes.
    Hamsun et Lawrence, dans ces deux romans, nous lèguent la vision d'un homme imbriqué dans un terroir (ein beheimateter Mensch), d'un homme à l'ancrage territorial limité. Le beheimateter Mensch se passe de savoir livresque, n'a nul besoin des prêches des médias, son savoir pratique lui suffit; grâce à lui, il donne du sens à ses actes, tout en autorisant la fantaisie et le sentiment. Ce savoir immédiat lui procure l'unité d'avec les autres êtres participant au vivant.
    Dans une telle optique, l'aliénation, thème majeur du XIXième siècle, prend une autre dimension. Généralement, on aborde la problématique de l'aliénation au départ de trois corpus doctrinaux:
    1. Le corpus marxiste et historiciste: l'aliénation est alors localisée dans la seule sphère sociale, alors que pour Hamsun ou Lawrence, elle se situe dans la nature intérieure de l'homme, indépendemment de sa position sociale ou de sa richesse maté­rielle.
    2. L'aliénation est abordée au départ de la théologie ou de l'anthropologie.
    3. L'aliénation est perçue comme une anomie sociale.
    Chez Hegel, puis chez Marx, l'aliénation des peuples ou des masses est une étape nécessaire dans le processus d'adéquation graduelle entre la réalité et l'absolu. Chez Hamsun et Lawrence, l'aliénation est plus fondamentale; ses causes ne résident pas dans les structures socio-économiques ou politiques, mais dans l'éloignement par rapport aux ra­cines de la nature (qui n'est pas pour autant une “bonne” nature). On ne biffera pas l'aliénation en instaurant un nouvel ordre socio-économique. Chez Hamsun et Lawrence, constate Doma, c'est le problème de la coupure, de la césure, qui est es­sentiel. La vie sociale est devenue uniforme, on tend vers l'uniformité, l'automatisation, la fonctionalisation à outrance, alors que nature et travail dans le cycle de la vie ne sont pas uniformes et mobilisent constamment les énergies vitales. Il y a im­médiateté, alors que tout dans la vie urbaine, industrielle et moderne est médiatisé, filtré. Hamsun et Lawrence s'insurgent contre ce filtre.
    Dans la “nature”, surtout selon Hamsun et, dans une moindre mesure selon Lawrence, les forces de l'intériorité comptent. Avec l'avènement de la modernité, les hommes sont déterminés par des facteurs extérieurs à eux, tels les conventions, l'agitation politicienne, l'opinion publique qui leur donnent l'illusion de la liberté, alors qu'elles sont en fait l'espace de toutes les manipulations. Dans un tel contexte, les communautés se disloquent: chaque individu se contente de sa sphère d'activité auto­nome en concurrence avec les autres. Nous débouchons alors sur l'anomie, l'isolation, l'hostilité de tous contre tous.
    Les symptômes de cette anomie sont les engouements pour les choses superficielles, pour les vêtements raffinés (Hamsun), signes d'une fascination détestable pour ce qui est extérieur, pour une forme de dépendance, elle-même signe d'un vide in­térieur. L'homme est déchiré par les effets des sollicitations extérieures. Ce sont là autant d'indices de la perte de vitalité chez l'homme aliéné.
    Dans le déchirement et la vie urbaine, l'homme ne trouve pas de stabilité, car la vie en ville, dans les métropoles, est rétive à toute forme de stabilité. Cet homme ainsi aliéné ne peut plus non plus retourner à sa communauté, à sa famille d'origine. Pour Lawrence, dont les phrases sont plus légères mais plus percutantes: “He was the eternal audience, the chorus, the spectator at the drama; in his own life he would have no drama” (Il était l'audience éternelle, le chorus, le spectateur du drame; mais dans sa propre vie, il n'y avait pas de drame). “He scarcely existed except through other people” (Il existait à peine, sauf au travers d'autres gens). “He had come to a stability of nullification” (Il en était arrivé à une stabilité qui le nullifiait).
    Chez Hamsun et Lawrence, l'Ent-wurzelung et l'Unbehaustheit, le déracinement et l'absence de foyer, de maison, cette façon d'être sans feu ni lieu, est la grande tragédie de l'humanité à la fin du XIXième et au début du XXième. Pour Hamsun, le lieu est vital pour l'homme. L'homme doit avoir son lieu. Le lieu de son existence. On ne peut le retrancher de son lieu sans le mutiler en profondeur. La mutilation est surtout psychique, c'est l'hystérie, la névrose, le déséquilibre. Hamsun est fin psychologue. Il nous dit: la conscience de soi est d'emblée un symptôme d'aliénation. Déjà Schiller, dans son essai Über naive und sentimen­talische Dichtung (= De la poésie naïve et sentimentale), notait que la concordance entre le sentir et le penser était tangible, réelle et intérieure chez l'homme naturel mais qu'elle n'est plus qu'idéale et extérieure chez l'homme cultivé («La concor­dance entre ses sensations et sa pensée existait à l'origine, mais n'existe plus aujourd'hui qu'au seul niveau de l'idéal. Cette concordance n'est plus en l'homme, mais plane quelque part à l'extérieur de lui; elle n'est plus qu'une idée, qui doit encore être réalisée, ce n'est plus un fait de sa vie»).
    Schiller espère une Überwindung (= un dépassement) de cette césure, par une mobilisation totale de l'individu afin de combler cette césure. Le romantisme, à sa suite, visera, la réconciliation de l'Etre (Sein) et de la conscience (Bewußtsein),  combattra la réduction de la conscience au seul entendement rationnel. Le romantisme valorisera et même survalorisera l'“autre” par rapport à la raison (das Andere der Vernunft): perception sensuelle, instinct, intuition, expérience mystique, enfance, rêve, vie pastorale. Wordsworth, romantique anglais, exposant “rose” de cette volonté de réconciliation entre l'Etre et la conscience, plaidera pour l'avènement d'“un cœur qui regarde et reçoit” (A Heart that watches and receives). Dostoïevski abandonnera cette vision “rose”, développera en réaction une vision très “noire”, où l'intellect est toujours source du mal qui conduit le “possédé” à tuer ou à se suicider. Sur le plan philosophique, dans le même filon, tant Klages que Lessing reprendront à leur compte cette vision “noire” de l'intellect, tout en affinant considérablement le romantisme naturaliste: pour Klages, l'esprit est l'ennemi de l'âme; pour Lessing, l'esprit est la contre-partie de la vie, née de la nécessité («Geist ist das notgeborene Gegenspiel des Lebens»).
    Lawrence, fidèle en un certain sens à la tradition romantique anglaise de Wordsworth, croit à une nouvelle adéquation de l'Etre et de la conscience. Hamsun, plus pessimiste, plus dostoïevskien (d'où son succès en Russie et son impact sur les écrivains ruralistes comme Belov et Raspoutine), n'a cessé de croire que dès qu'il y a conscience, il y a aliénation. Dès que l'homme commence à réfléchir sur soi-même, il se détache par rapport au continuum naturel, dans lequel il devrait normalement rester imbriqué. Dans les écrits théoriques de Hamsun, on trouve une réflexion sur le modernisme littéraire. La vie moderne, écrit-il, influence, transforme, affine l'homme pour l'arracher à son destin, à son lieu destinal, à ses instincts, par-delà le bien et le mal. L'évolution littéraire du XIXième siècle trahit une fébrilité, un déséquilibre, une nervosité, une complication extrême de la psychologie humaine. «La nervosité générale (ambiante) s'est emparée de notre être fondamental et a déteint sur notre vie sentimentale». D'où l'écrivain se définit désormais comme Zola qui se pose comme un “médecin social” qui doit décrire des maux sociaux pour éliminer le mal. L'écrivain, l'intellectuel, développe ainsi un esprit missionnaire visant une “correction po­litique”.
    Face à cette vision intellectuelle de l'écrivain, Hamsun rétorque qu'il est impossible de définir objectivement la réalité de l'homme, car un “homme objectif” serait une monstruosité (ein Unding), construite à la manière du meccano. On ne peut ré­duire l'homme à un catalogue de caractéristiques car l'homme est changeant, ambigu. Même attitude chez Lawrence: «Now I absolutely flatly deny that I am a soul, or a body, or a mind, or an intelligence, or a brain, or a nervous system, or a bunch of glands, or any of the rest of these bits of me. The whole is greater than the part»  (Voilà, je dénie absolument et franchement le fait que je sois une âme, ou un corps, ou un esprit, ou une intelligence, ou un cerveau, ou un système nerveux, ou une série de glandes, ou tout autre morceau de moi-même. Le tout est plus grand que la partie). Hamsun et Lawrence illustrent dans leurs œuvres qu'il est impossible de théoriser ou d'absoluiser une vision claire et nette de l'homme. L'homme, ensuite, n'est pas le véhicule d'idées préconçues. Hamsun et Lawrence constatent que les progrès dans la conscience de soi ne sont donc pas des processus d'émancipation spirituelle, mais une perte, une déperdition de vitalité, de tonus vital. Dans leurs romans, ce sont toujours des figures intactes, parce qu'inconscientes (c'est-à-dire imbriquées dans leur sol ou leur site) qui se maintiennent, qui triomphent des coups du sort, des circonstances malheureuses.
    Il ne s'agit nullement là, répétons-le, de pastoralisme ou d'idyllisme. Les figures des romans de Hamsun et de Lawrence sont là: elles sont traversées ou sollicitées par la modernité, d'où leur irréductible complexité: elles peuvent y succomber, elles en souffrent, elles subissent un processus d'aliénation mais peuvent aussi en triompher. C'est ici qu'interviennent l'ironie de Hamsun et la notion de “Phénix” chez Lawrence. L'ironie de Hamsun sert à brocarder les idéaux abstraits des idéologies mo­dernes. Chez Lawrence, la notion récurrente de “Phénix” témoigne d'une certaine dose d'espoir: il y aura ressurection. Comme le Phénix qui renaît de ses cendres.
    Le paganisme de Hamsun et de Lawrence
    Si cette volonté de retour à une ontologie naturelle est portée par un rejet de l'intellectualisme rationaliste, elle implique aussi une contestation en profondeur du message chrétien.
    Chez Hamsun, nous trouvons le rejet du puritanisme familial (celui de son oncle Hans Olsen), le rejet du culte protestant du livre et du texte, c'est-à-dire un rejet explicite d'un système de pensée religieuse reposant sur le primat du pur écrit contre l'expérience existentielle (notamment celle du paysan autarcique, dont le modèle est celui de l'Odalsbond  des campagnes norvégiennes). L'anti-christianisme de Hamsun est plutôt a-chrétien: il n'amorce pas un questionnement religieux à la mode de Kierkegaard. Pour lui, le moralisme du protestantisme de l'ère victorienne (en Scandinavie, on disait: de l'ère oscarienne) exprime tout simplement une dévitalisation. Hamsun ne préconise aucune expérience mystique.
    Lawrence, lui, perçoit surtout la césure par rapport au mystère cosmique. Le christianisme renforce cette césure, empêche qu'elle ne se colmate, empêche la cicatrisation. Pourtant, la religiosité européenne conserve un résidu de ce culte du mystère cosmique: c'est l'année liturgique, le cycle liturgique (Pâques, Pentecôte, Feux de la Saint-Jean, Toussaint et Jour des Morts, Noël, Fête des Rois). Mais celui-ci a été frappé de plein fouet par les processus de désenchantement et de désacralisation, entamé dès l'avènement de l'église chrétienne primitive, renforcé par les puritanismes et les jansénismes d'après la Réforme. Les premiers chrétiens ont clairement voulu arracher l'homme à ces cycles cosmiques. L'église médiévale a cher­ché au contraire l'adéquation, puis, les églises protestantes et l'église conciliaire ont nettement exprimé une volonté de retour­ner à l'anti-cosmisme du christianisme primitif. Lawrence: «But now, after almost three thousand years, now that we are al­most abstracted entirely from the rhythmic life of the seasons, birth and death and fruition, now we realize that such abstraction is neither bliss nor liberation, but nullity. It brings null inertia» (Mais aujourd'hui, après près de trois mille ans, maintenant que nous nous sommes presque complètement abstraits de la vie rythmique des saisons, de la naissance, de la mort et de la fé­condité, nous comprenons enfin qu'une telle abstraction n'est ni une bénédiction ni une libération, mais pure nullité. Elle ne nous apporte rien, si ce n'est l'inertie). Cette césure est le propre du christianisme des civilisations urbaines, où il n'y a plus d'ouverture sur le cosmos. Le Christ n'est dès lors plus un Christ cosmique, mais un Christ déchu au rôle d'un assistant so­cial. Mircea Eliade parlait, lui, d'un «Homme cosmique», ouvert sur l'immensité du cosmos, pilier de toutes les grandes reli­gions. Dans la perspective d'Eliade, le sacré est le réel, la puissance, la source de la vie et la fertilité. Eliade: «Le désir de l'homme religieux de vivre une vie dans le sacré est le désir de vivre dans la réalité objective».
    La leçon idéologique et politique de Hamsun et Lawrence
    Sur le plan idéologique et politique, sur le plan de la Weltanschauung,  les œuvres de Hamsun et de Lawrence ont eu un im­pact assez considérable. Hamsun a été lu par tous, au-delà de la polarité communisme/fascisme. Lawrence a été étiquetté “fasciste” à titre posthume, notamment par Bertrand Russell qui parlait de sa “madness” («Lawrence was a suitable exponent of the Nazi cult of insanity»;  Lawrence était un exposant typique du culte nazi de la folie). Cette phrase est pour le moins simpliste et lapidaire. Les œuvres de Hamsun et de Lawrence s'inscrivent dans un quadruple contexte, estime Akos Doma: celui de la philosophie de la vie, celui des avatars de l'individualisme, celui de la tradition philosophique vitaliste, celui de l'anti-utopisme et de l'irrationalisme.
    1. La philosophie de la vie (Lebensphilosophie)  est un concept de combat, opposant la “vivacité de la vie réelle” à la rigidité des conventions, jeu d'artifices inventés par la civilisation urbaine pour tenter de s'orienter dans un monde complètement dé­senchanté. La philosophie de la vie se manifeste sous des visages multiples dans la pensée européenne et prend corps à partir des réflexions de Nietzsche sur la Leiblichkeit  (la corporéité). 
    2. L'individualisme. L'anthropologie de Hamsun postule l'absolue unicité de chaque individu, de chaque personne, mais re­fuse d'isoler cet individu ou cette personne hors de tout contexte communautaire, charnel ou familial: il place toujours l'individu ou la personne en interaction, sur un site précis. L'absence d'introspection spéculative, de conscience, d'intellectualisme abs­trait font que l'individualisme hamsunien n'est pas celui de l'anthropologie des Lumières. Mais, pour Hamsun, on ne combat pas l'individualisme des Lumières en prônant un collectivisme de facture idéologique. La renaissance de l'homme authentique passe par une réactivation des ressorts les plus profonds de son âme et de son corps. L'enrégimentement mécanique est une insuffisance calamiteuse. Par conséquent, le reproche de “fascisme” ne tient pas, ni pour Lawrence ni pour Hamsun.
    3. Le vitalisme tient compte de tous les faits de vie et exclut toute hiérarchisation sur base de la race, de la classe, etc. Les oppositions propres à la démarche du vitalisme sont: affirmation de la vie/négation de la vie; sain/malsain; orga­nique/mécanique. De ce fait, on ne peut les ramener à des catégories sociales, à des partis, etc. La vie est une catégorie fondamentalement a-politique, car tous les hommes sans distinction y sont soumis. 
    4. L'“irrationalisme” reproché à Hamsun et à Lawrence, de même que leur anti-utopisme, procèdent d'une révolte contre la “faisabilité” (feasability: Machbarkeit),  contre l'idée de perfectibilité infinie (que l'on retrouve sous une forme “organique” chez les Romantiques de la première génération en Angleterre). L'idée de faisabilité se heurte à l'essence biologique de la nature. De ce fait, l'idée de faisabilité est l'essence du nihilisme, comme nous l'enseigne le philosophe italien contemporain Emanuele Severino. Pour Severino, la faisabilité dérive d'une volonté de compléter le monde posé comme étant en devenir (mais non un devenir organique incontrôlable). Une fois ce processus de complétion achevé, le devenir arrête forcément sa course. Une stabilité générale s'impose à la Terre et cette stabilité figée est décrite comme un “Bien absolu”. Sur le mode lit­téraire, Hamsun et Lawrence ont préfiguré les philosophes contemporains tels Emanuele Severino, Robert Spaemann (avec sa critique du fonctionalisme), Ernst Behler (avec sa critique de la “perfectibilité infinie”) ou Peter Koslowski (cf. NdSE n°20), etc. Ces philosophes, en dehors d'Allemagne ou d'Italie, sont forcément très peu connus du grand public, d'autant plus qu'ils criti­quent à fond les assises des idéologies dominantes, ce qui est plutôt mal vu, depuis le déploiement d'une inquisition sournoise, exerçant ses ravages sur la place de Paris. Les cellules du “complot logocentriste” sont en place chez les éditeurs, pour refu­ser les traductions, maintenir la France en état de “minorité” philosophique et empêcher toute contestation efficace de l'idéologie du pouvoir.
    Nietzsche, Hamsun et Lawrence, les philosophes vitalistes ou “anti-faisabilistes”, en insistant sur le caractère ontologique de la biologie humaine, s'opposent radicalement à l'idée occidentale et nihiliste de la faisabilité absolue de toute chose, donc de l'inexistence ontologique de toutes les choses, de toutes les réalités. Bon nombre d'entre eux  —et certainement Hamsun et Lawrence—  nous ramènent au présent éternel de nos corps, de notre corporéité (Leiblichkeit).  Or nous ne pouvons pas fabri­quer un corps, en dépit des vœux qui transparaissent dans une certaine science-fiction (ou dans certains projets délirants des premières années du soviétisme; cf. les textes qu'ont consacrés à ce sujet Giorgio Galli et Alexandre Douguine; cf. NdSE n°19).
    La faisabilité est donc l'hybris poussée à son comble. Elle conduit à la fébrilité, la vacuité, la légèreté, au solipsisme et à l'isolement. De Heidegger à Severino, la philosophie européenne s'est penchée sur la catastrophe qu'a été la désacralisation de l'Etre et le désenchantement du monde. Si les ressorts profonds et mystérieux de la Terre ou de l'homme sont considérés comme des imperfections indignes de l'intérêt du théologien ou du philosophe, si tout ce qui est pensé abstraitement ou fabri­qué au-delà de ces ressorts (ontologiques) se retrouve survalorisé, alors, effectivement, le monde perd toute sacralité, toute valeur. Hamsun et Lawrence sont les écrivains qui nous font vivre avec davantage d'intensité ce constat, parfois sec, des phi­losophes qui déplorent la fausse route empruntée depuis des siècles par la pensée occidentale. Heidegger et Severino en phi­losophie, Hamsun et Lawrence au niveau de la création littéraire visent à restituer de la sacralité dans le monde naturel et à revaloriser les forces tapies à l'intérieur de l'homme: en ce sens, ils sont des penseurs écologiques dans l'acception la plus profonde du terme. L'oikos et celui qui travaille l'oikos recèlent en eux le sacré, des forces mystérieuses et incontrôlables, qu'il s'agit d'accepter comme telles, sans fatalisme et sans fausse humilité. Hamsun et Lawrence ont dès lors annoncé la di­mension géophilosophique de la pensée, qui nous a préoccupés tout au long de cette université d'été. Une approche succincte de leurs œuvres avait donc toute sa place dans le curriculum de 1996.
  • Les experts de l’oligarchie, ces imposteurs

    Dans les grands médias on oppose les « experts », gens « sérieux » et « raisonnables », aux « populistes » présentés comme des « démagogues irresponsables ». Michel Geoffroy fait ici éclater l’imposture. Depuis trente ans les « experts », de bonne foi ou non, se sont toujours trompés. Ils n’ont su ni expliquer ni maîtriser les flux migratoires, la montée de l’insécurité, l’explosion de la dette. Ces « sachants » ne sont que des « parlants », aussi arrogants qu’incompétents. Michel Geoffroy, qui les connaît de près, donne ici libre cours à sa verve.
    La superclasse dirigeante aime se draper dans une image de « crédibilité » et de « compétence », qu’elle oppose, bien sûr, à « l’extrémisme » ou à « la démagogie » de tous ceux qui contestent son action. Ne connaît-elle pas les lois de l’économie mieux que quiconque ? N’a-t-elle pas triomphé du socialisme et de l’histoire ? N’a-t-elle pas rompu avec les terribles erreurs du passé et ne puise-t-elle pas aux meilleures sources du génie anglo-saxon ? Ne sait-elle pas mieux que nous ce qui est bon pour nous (le libre-échange mondialiste) et dangereux pour nous (le protectionnisme) ?
    Les Européens en général et les Français en particulier sont de plus en plus nombreux en tout cas à apprécier les « excellents résultats » (!) obtenus dans la durée par leur établissement politique.
    Trois exemples où les « experts » au pouvoir ont déjà démontré la plénitude de leurs talents :

    Échec sur la maîtrise des flux migratoires d’abord
    L’Établissement politique, cédant au politiquement correct et aux demandes insistantes du patronat, n’a cessé d’encourager l’immigration de peuplement, faute de savoir l’empêcher.
    Malgré les déclarations périodiquement faites lors des consultations électorales – comme en témoignent les propos récents du ministre de l’Intérieur – en faveur d’un arrêt ou d’une maîtrise de l’immigration, les gouvernants se sont en réalité montrés incapables d’une quelconque régulation ni à l’échelle nationale, ni à celle de l’Europe. L’immigration n’est pas plus « choisie » aujourd’hui qu’hier. Elle s’impose toujours plus, à Lampedusa comme à Saint-Denis ou à Marseille. Nos experts ont, il est vrai, trouvé la solution : naturaliser et régulariser les immigrants, légaux ou non, par les artifices les plus divers, c’est-à-dire créer des Français de papier qui peuvent ainsi sortir des… statistiques, à défaut de quitter le territoire. Il fallait y penser. C’est à cela que l’on distingue un expert d’un démagogue.

    Échec sur la sécurité publique ensuite
    Dans ce domaine également, les résultats de l’oligarchie sont « excellents » (!). Le marché de la vidéosurveillance se porte très bien, comme les effectifs policiers et surtout des agents de sécurité ne cessent d’augmenter. La délinquance, elle, ne diminue nullement. L’âge des délinquants baisse. Les violences contre les personnes augmentent et les récidivistes continuent de courir les rues. Quel succès pour les « super-flics » qui nous gouvernent : plus on met de moyens moins on obtient de résultats ! Il faut dire que l’oligarchie continue d’adopter une vision rousseauiste de la société et laisse les juges préférer les criminels aux victimes. Il paraît que cela serait conforme à nos « valeurs ». Et malgré la multiplication des radars en tous genres (encore un fructueux marché) on découvre même que le nombre de morts sur la route ne diminue pas. Encore bravo !

    Échec sur la maîtrise des finances publiques enfin
    Les déficits publics n’ont cessé de progresser depuis trente ans. Ils atteignent aujourd’hui un niveau jamais atteint par notre pays en temps de paix. Alors que nos principaux voisins européens sont capables de réduire leurs dépenses publiques, nos « experts », eux, n’y arrivent toujours pas. Ils prétendent « réformer l’Etat », mais ils sont incapables de faire ce que font même les Portugais, les Grecs ou les Roumains, sans parler des Allemands : faire de vraies économies sur le train de vie de l’Etat. On fête cette année les dix ans de la nouvelle loi organique relative aux lois de finances, la fameuse LOLF censée favoriser la « responsabilisation » spontanée des gestionnaires et les contrôles du Parlement.
    Le résultat est là aussi excellent : avec la RGPP on a supprimé des emplois en ne remplaçant pas un fonctionnaire sur deux dans presque toutes les administrations d’Etat. Mais cette année dans la plupart des grands ministères il n’y aura pas assez de crédits de rémunérations pour payer les fonctionnaires, sans rallonge budgétaire en fin d’année. Il y a même des ministères qui risquent de dépasser leur plafond d’emploi fixé par la loi de finances. Donc moins il y a de fonctionnaires, moins on peut les payer. Une performance exceptionnelle en Europe.

    Échec aussi sur la santé, la ville, l’éducation nationale, le chômage
    Il faut, bien sûr, être juste : ces trois exemples sont loin de résumer les « excellents résultats » (!) obtenus d’une façon générale par les experts de l’oligarchie. On pourrait citer aussi à leur actif, par exemple, les performances de l’éducation nationale, la réduction du chômage, la maîtrise des dépenses de santé ou bien encore les acquis remarquables de la « politique de la ville » dans notre pays.
    Ces exemples montrent en tout cas que nos « experts » autoproclamés, en réalité, ne maîtrisent rien du tout. Ils ne savent rien, ils ne peuvent rien : ils ne sont experts qu’en communication.
    Les médias du Système nous les montrent à l’envi escaladant les marches du Palais de l’Elysée un dossier à la main pour le conseil des ministres, l’air important, ou bien nous parlant doctement des dangers du réchauffement climatique ou de ceux de la dépendance, ou se faisant photographier à l’issue du G20, le sourire de circonstance aux lèvres.

    Les « sachants » ne sont que des « parlants »
    Mais ces prétendus « sachants » ne sont en réalité que des « parlants ». Gribouilles impuissants, de surcroît, car ils ne sont experts qu’en poudre de Perlimpinpin.
    À côté d’eux, les éphémères ministres de la Troisième ou de la Quatrième République nous semblent maintenant des géants de compétence et d’efficacité.
    René Coty, réveille-toi, ils sont devenus fous !
    Michel Geoffroy, 29/04/2011 http://www.polemia.com

  • Le terrorisme sert à terroriser et Obama en est le champion

    On croyait avoir déjà tout connu : Colin Powell et sa fiole de poudre de perlimpinpin à l’ONU, les New-Yorkais calfeutrés chez eux, fenêtres hermétiquement closes au scotch marron dans l’attente d’un attentat à l’arme chimique, des agents de la CIA trahis par leur propre gouvernement pour couvrir ses magouilles… Les sbires de Bush, croyait-on, avaient tout tenté – et peut-être tout fait ? 1 – dans le registre de la trouille au ventre pour manipuler leur opinion publique et nous avec.

    À l’évidence, Barack Obama a bien retenu la leçon. Désigné par les révélations de Snowden pour ce qu’il est, soit un président des États-Unis semblable à tous ceux qui l’ont précédé, n’agissant que pour sa gueule, tout pour sa gueule, rien que pour sa gueule au mépris de tous les accords et toutes les conventions internationales, il choisit pour s’en sortir la méthode habituelle : la trouille.

    Ce bel homme à la peau bronzée et au sourire Ultra Brite qui a reçu en « à-valoir » un prix Nobel de la paix en 2009, ce chantre de la démocratie et des libertés s’assied comme ses prédécesseurs sur le droit international. Avec sa bénédiction, son PRISM nous a tous fichés, enregistrés, traqués. Pour notre bien, assurément, puisqu’il s’agit là encore de « terroriser les terroristes ». Mais Snowden a tout balancé, comme le soldat Manning avant lui, et la planète politique feint de s’offusquer. Alors, pour faire de nouveau briller les étoiles de sa bannière et redorer le S de son caleçon de Superman, Obama nous refait le coup d’Al-Qaïda et de ses attentats géants pour la fin du ramadan. Un piège déjoué par qui ? Par PRISM, bien sûr. Comme ça tombe bien !

    Des preuves ? Pas besoin, puisqu’on nous le dit. Et les copains, les Hollande et compagnie, d’annoncer au porte-voix qu’ils ferment leurs ambassades. Une publicité sans précédent, comme le souligne Le Point, relevant que les États « ne communiquent que très rarement sur les mesures de sécurité qu’ils prennent dans leur réseau diplomatique ». Mais que ne ferait-on pas pour notre grand allié, ange du Bien et parangon de la Vertu ?

    Aujourd’hui, les USA évacuent avec force publicité leurs ressortissants du Yémen, pays dont le président et les forces armées apportent « toute leur coopération » aux États-Unis dans leur lutte contre le Mal. « Nous avons vu Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) battre en retraite des territoires qu’il contrôlait », a déclaré Obama voilà quelques jours, oubliant de mentionner les pilonnages répétés par des drones américains contre des extrémistes présumés. Oublié de dire aussi que les Yéménites constituent toujours le plus fort contingent des détenus de Guantánamo, détenus jamais inculpés ni jugés et prison dont le président des États-Unis promet depuis plus de quatre ans la fermeture.

    La tricherie et le cynisme sont les maux endémiques des États-Unis. Obama n’est pas pire que ses prédécesseurs, il est juste pareil à eux. La bêtise du monde est d’avoir pensé qu’il pouvait être différent.

    Marie Delarue dans Boulevard Voltaire

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  • Les Veilleurs : une réponse « girardienne » à la violence

    René Girard est connu pour ses analyses sur le désir mimétique et la crise sacrificielle. Pour les résumer, lorsque l’indifférenciation gagne une société, alors tous peuvent désirer toutes choses, sans plus de règle ni d’interdit. Cela entraîne une crise d’une violence extrême qui ne trouve sa résolution que dans la désignation et le sacrifice d’une victime émissaire. Ce sacrifice institue une religion qui fixe de nouvelles règles, instaure de nouveau des différences sociales qui permettent, par la régulation, la paix sociale.

    Le christianisme a ceci de particulier qu’il dévoile le mécanisme de la victime émissaire en révélant, par la figure du Christ, que cette victime est en réalité innocente. Pour sortir du cycle de la violence, il ne reste plus alors qu’à renoncer à la violence, ce à quoi le christianisme nous invite.

    On voit assez facilement la montée de l’indifférenciation dans nos sociétés occidentales. Négation de l’altérité sexuelle par le mariage homosexuel, promotion de l’idéologie du gender et bientôt PMA pour tous en sont des signes assez évidents pour qui veut bien voir. De même, la libéralisation des expérimentations sur les embryons qui ramène l’humain au niveau du rat de laboratoire. Quant à la montée de la violence, elle est évidente pour tous. Soulignons seulement le détroussage de cadavres lors de l’accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge, symptomatique des violences anomiques.

    La gauche désigne comme boucs émissaires les opposants au mariage homosexuel. Globalement, les opposants sont considérés comme des obstacles à l’avènement d’une société radieuse. Si ces événements nous font réagir, ils ne nous étonnent pas tant ils ressemblent à d’autres dans notre histoire depuis 1789. En cela, la théorie girardienne de la répétition des cycles de violence semble plausible.

    Plus difficile à envisager est le renoncement à la violence. Non pas qu’il n’ait jamais eu lieu, mais il restait le fait d’individus. L’exemple de Jésus, s’il a valeur de révélation au sens fort et permet le dévoilement du mécanisme de la victime émissaire, ne l’a pas fait cesser pour autant. Pourtant, face à la répression de la police socialiste, quand tous s’attendaient à une radicalisation violente de la Manif pour tous, la redoutant ou la souhaitant, ce sont des résistances non violentes qui sont nées et font tache d’huile. Les « Veilleurs » et les « Veilleurs debout » sont apparus, formes sans précédent de résistance radicalement non violente. Ce renoncement, qui demande une grande force, a ceci de remarquable qu’il rend mal à l’aise certains policiers chargés de la réprimer. Ou déclenche parfois chez certains une tendance contraire, mais ce comportement même suscite en retour un dégoût de la violence chez leurs collègues.

    On ne peut présager de la suite de ce phénomène tant il nous apparaît nouveau. Mais il rend imaginable le scénario de Girard, d’une sortie du cycle de la violence par la contagion et l’exemplarité chez les persécuteurs mêmes. Feu de paille ou prémices, l’avenir nous le dira.

    Pierre Van Ommeslaeghe dans Boulevard Voltaire

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