IV Le Combat
La pureté idéologique de l’État islamique offre au moins un avantage : elle nous permet de prévoir certaines de ses actions. Ben Laden était difficilement prévisible. Il avait achevé son dernier entretien télévisé sur CNN de manière mystérieuse. A la question de Peter Arnet concernant ses futurs plans, il avait répondu: “vous le verrez et vous en entendrez parler dans les médias, si Dieu le veut”. L’État islamique claironne au contraire ouvertement ses plans – pas tous, mais suffisamment pour qu’en l’écoutant avec attention nous puissions déduire comment il compte s’étendre et gouverner.
Par Graeme Wood - Traduction libre réalisée par Fortune.
Choudary explique : “Jusqu’à maintenant nous ne faisions que nous défendre. Sans califat, le djihad offensif reste un simple concept. Mais la guerre d’expansion est un devoir essentiel du calife.”
Difficile pour Choudary de faire passer les lois de la guerre, appliquées par l’EI, comme clémentes plutôt que brutales. Il m’affirme que l’État est obligé de terroriser ses ennemis – c’est un commandement sacré que de les effrayer à grands renforts de décapitations, crucifixions, mises en esclavage des femmes et des enfants, parce que toutes ces actions précipitent la victoire et évitent l’enlisement.
Abu Baraa, le collègue de Choudary, explique que la loi islamique n’autorise que des accords de paix éphémères, ne dépassant pas 10 ans. De la même manière, comme l’a établi le Prophète et comme le rappellent les vidéos de propagande de l’EI, reconnaître des frontières constitue un anathème.
Si le calife consent à une paix à long terme ou reconnaît le caractère permanent d’une frontière, il sera dans l’erreur. Les traités de paix temporaires sont renouvelables, mais ils ne peuvent s’appliquer à tous les ennemis en même temps: le calife doit lancer le djihad au moins une fois par an. Il ne peut pas demeurer inactif car il se trouverait en état de pêché.
L’État islamique peut être comparé aux Khmers Rouges qui ont décimé environ le tiers de la population cambodgienne. Mais les Khmers Rouges occupaient le siège du Cambodge à l’ONU.
“Ce n’est pas permis” explique Abu Baraa. “Envoyer un ambassadeur aux Nations-Unies, c’est reconnaître une autre autorité que celle de Dieu. Ce serait du polythéisme (shirk) et Baghdadi devrait être remplacé pour cause d’hérésie. De la même manière, hâter l’avènement du califat par des moyens démocratiques, en votant par exemple pour un candidat qui lui serait favorable relèverait de l’idolâtrie”.
On n’insistera jamais assez sur la manière dont le radicalisme paralyse l’État islamique. Les relations internationales actuelles, issues du traité de Westphalie de 1648, reposent sur la volonté de chaque État de reconnaître les frontières, même à contre-cœur. Pour l’État islamique, une telle reconnaissance constitue un suicide idéologique.
D’autres groupes islamistes, comme les Frères Musulmans ou le Hamas, ont cédé aux facilités de la démocratie et à la perspective de rejoindre le concert des nations et un siège à l’ONU. Négociations et arrangements ont parfois également fonctionné pour les Talibans.
Les autorités talibanes d’Afghanistan avaient en leur temps procédé à un échange d’ambassadeurs avec l’Arabie Saoudite, le Pakistan et les Émirats Arabes Unis, ce qui les a discrédités aux yeux de l’État islamique, pour qui ces pratiques ne constituent pas des options mais des actes d’apostasie.
Les USA et leurs alliés ont réagi tardivement et de manière confuse. Les ambitions du groupe et la brutalité de ses stratégies apparaissaient pourtant clairement dans ses déclarations et sur les médias sociaux bien avant 2011, alors qu’il n’était encore qu’un groupe terroriste parmi d’autres en Syrie et en Irak et n’avait encore perpétré aucune atrocité à grande échelle.
Le porte parole Adnani affirmait à ses “followers” que le groupe ambitionnait de “rétablir le califat islamique”, et d’évoquer l’apocalypse : “Il ne reste plus que quelques jours à présent.” Baghdadi s’était déjà auto-proclamé “commandeur de la foi”en 2011, un titre habituellement réservé aux califes. En avril 2013, Adnani déclarait le mouvement “prêt à redessiner le monde selon les principes du califat révélé par le Prophète”.
Au mois d’août suivant, il ajoutait : “Notre objectif est d’ériger un État islamique qui ne reconnaît aucune frontière, conformément à la parole du Prophète”. Et c’est ainsi que le groupe s’est emparé de Raqqa, la capitale d’une province syrienne de près de 500.000 habitants, et attira un nombre considérable de combattants étrangers qui avaient entendu ses messages.
En cernant plus tôt la nature des intentions de l’État islamique et en réalisant que le vide laissé laissé en Syrie et en Irak lui permettrait de les mettre à exécution, nous aurions pu a minimaencourager l’Irak à renforcer sa frontière avec la Syrie et à négocier préalablement avec les sunnites. Cela aurait pu éviter les effets fulgurant de la propagande générés par la déclaration du califat juste après la conquête de la troisième plus grande ville d’Irak.
Moins d’un an auparavant, Obama déclarait cependant au New Yorker qu’il considérait l’EIIL comme le plus faible des partenaires d’al-Qaeda. “Si une équipe junior enfile le maillot des Lakers, ça n’en fait pas des Kobe Bryant pour autant” avait dit le président.
Notre échec à apprécier l’écueil entre l’État islamique et al-Qaeda ainsi que les différences essentielles entre les deux, a conduit à prendre de dangereuses décisions. L’une des dernières en date, pour prendre un exemple, est le feu vert du gouvernement américain en faveur d’un plan désespéré pour sauver la vie de Peter Kassig.
L’interaction de certaines personnalités historiques de l’État islamique et d’al-Qaeda semblait nécessaire pour en faciliter le bon déroulement. Au final, le plan aurait difficilement pu apparaître plus improvisé.
Cela a provoqué l’enrôlement d’Abu Muhammad al Maqdisi, le mentor de Zarqawi et figure historique d’al-Qaeda pour approcher Turki al Binali, chef de file des idéologues de l’État islamique et ancien étudiant de Maqdidi, en dépit de leur brouille suite aux critiques de ce dernier à l’encontre de l’EI.
Maqdisi a d’ores et déjà appelé à la clémence pour le chauffeur de taxi britanique Alan Henning, entré en Syrie pour fournir de l’aide humanitaire aux enfants syriens. Au mois de décembre, The Guardian rapportait que le gouvernement américain avait sollicité Maqdisi par le truchement d’un intermédiaire pour qu’il intercède en faveur de Kassig.
Maqdisi a été laissé libre en Jordanie, mais il lui a été interdit de communiquer avec les terroristes à l’étranger, et il était étroitement surveillé. Après que les Jordaniens eurent autorisé les Américains à réintroduire Maqdisi auprès de Binali, Maqdisi acheta un téléphone portable avec l’argent des Américains et fut seulement autorisé pendant quelques jours à correspondre avec ses anciens étudiants, avant que le gouvernement jordanien ne mette un terme aux échanges et ne l’emprisonne. Quelques jours plus tard, la tête tranchée de Kassig apparaissait dans une vidéo de Dabiq.
Sur Twitter les fans de l’EI se moquent sans détour de Maqdisi et al-Qaeda est méprisé pour son refus de reconnaître le califat. Cole Bunzel, un universitaire qui étudie l’idéologie de l’État islamique et qui a lu l’opinion de Maqdisi sur la situation de Henning, pense que son intervention aurait précipité sa mort et celle d’autres captifs. “Si j’étais retenu prisonnier par l’État islamique et que Maqdisi proclame qu’il ne faut pas me tuer, alors je serais cuit”.
L’exécution de Kassig fut une tragédie, mais le succès du plan eut été pire encore. Une réconciliation entre Maqdisi et Binali aurait consisté à combler le fossé qui existe entre les deux plus importantes organisation djihadistes. Il est possible que le gouvernement ait voulu le sortir de prison à des fins de renseignement ou pour l’éliminer. (Plusieurs tentatives pour obtenir des commentaires de la part du FBI sont restées vaines).
Quoiqu’il en soit, l’idée des Américains de jouer les entremetteurs entre deux organisations terroristes majeures et antagonistes démontre d’étonnantes et piètres qualités de jugement.
Passée l’apathie initiale, nous combattons désormais l’État islamique à travers des frappes aériennes régulières et des actions au sol dont les kurdes et les irakiens sont les intermédiaires. Si ces stratégies ne sont pas parvenues à chasser l’EI de ses principaux bastions, elles l’ont toutefois empêché d’attaquer directement Baghdad et Erbil et d’y massacrer les Kurdes et les Chiites.
Certains observateurs demandent un renforcement des moyens d’action, notamment les défenseurs du droit d’ingérence (Max Boot, Frederick Kagan), réclamant le déploiement de dizaines de milliers de soldats américains. Ces demandes ne devraient pas être écartées trop rapidement: une organisation génocidaire patentée se trouve à portée de canon de ses victimes potentielles et commet d’ores et déjà chaque jour des atrocités sur les territoires qu’elle contrôle.
Un des moyens pour rompre le charme de l’EI sur ses adhérents serait de le surclasser militairement et d’occuper les territoires qui, en Irak et en Syrie, constituent le califat. Al-Qaeda ne peut pas être éradiqué, car il peut survivre dans la clandestinité, tel un cafard. L’État islamique, lui, ne le peut pas. S’il perd le contrôle des territoires conquis en Irak et en Syrie, il ne sera plus un califat.
Fondé sur le principe de l’autorité territoriale, ce dernier ne peut pas être un mouvement clandestin: retirez-lui ses territoires et tous les serments d’allégeance deviendront caduques. Bien sûr ses anciens affidés peuvent, en tant que “travailleurs indépendants”, continuer à lancer des attaques contre l’Occident et décapiter leurs ennemis.
Mais la plus-value du califat en matière de propagande aura vécue, et avec elle le supposé devoir religieux d’y émigrer et d’y servir. Si les États-Unis devaient débarquer, l’obsession de l’État islamique concernant la bataille de Dabiq laisse penser qu’il pourrait y envoyer d’importantes forces pour engager une bataille conventionnelle. S’il y massait toutes ses forces, il y serait vaincu et ne s’en remettrait pas.
Cependant les risques d’une escalade sont énormes. Le premier partisan d’une invasion américaine étant l’État islamique lui-même. La vidéo dans laquelle un bourreau masqué s’adressait nommément au président Obama était clairement destinée à provoquer l’engagement des Américains dans le combat.
Une invasion américaine consacrerait dans le monde entier une large victoire de la propagande djihadiste, peu importe qu’ils aient prêté allégeance au calife ou pas, ils sont tous persuadés que les Américains veulent mener une croisade et tuer les musulmans. Une nouvelle invasion ainsi qu’une occupation viendraient confirmer cette suspicion et intensifier le recrutement.
La réticence à intervenir se nourrit de l’incompétence dont nous avons fait preuve en tant qu’occupant. Après tout, l’avènement de l’EIIL est surtout la conséquence de l’espace que nous avons laissé à Zarqawi et à ses successeurs lors de notre précédente occupation. Quelles seraient les conséquences d’un autre travail bâclé ?
Compte-tenu de ce que nous savons de l’État islamique, le saigner lentement au moyen de frappes aériennes et de frappes au sol kurdes et irakiennes, apparait comme la moins mauvaise des options militaires. Pas plus les Kurdes que les Chiites ne pourront contrôler le cœur des terres sunnites d’Irak et de Syrie où ils sont honnis et où ils n’ont aucune envie de tenter l’aventure.
Mais ils peuvent stopper l’État islamique dans son expansion. Mois après mois, à mesure qu’il échoue à s’étendre, il ressemble de moins en moins à l’État conquérant du Prophète Mahomet et de plus en plus à un gouvernement du Moyen-Orient échouant à apporter la prospérité à son peuple.
Le coût humanitaire de l’État islamique est élevé. Mais la menace qu’il fait peser sur les États-Unis est plus faible que celle suggérée par le fréquent amalgame avec al-Qaeda. Les attaques contre l’Occident lointain prônées par ce dernier ne trouvent guère d’écho auprès de la plupart des groupes djihadistes qui sont davantage concernés par des objectifs locaux ou régionaux.
C’est précisément le cas de l’État islamique en raison de son idéologie. Il se voit cerné par des ennemis, mais tandis que ses dirigeants vitupèrent contre les États-Unis, l’application de la Charia au sein du califat ainsi que son extension aux territoires limitrophes demeurent essentielles.
Bagdhadi n’a pas dit autre chose lorsqu’au mois de novembre, il a demandé à ses agents saoudiens de s’en prendre d’abord aux Chiites (rafida) … puis aux sunnites soutenant la monarchie des Saouds (al-Sulul)… et enfin aux croisés.
Musa Cerantionio et Anjem Choudary sont capables de contempler des meurtres de masses puis de discuter des vertus du café vietnamien avec une égale et apparente délectation.
Les combattants étrangers (ainsi que leurs femmes et leurs enfants) ont pris un aller simple pour le califat : ils veulent y vivre selon les règles de la véritable Charia et beaucoup souhaitent le martyre. Il faut rappeler que la doctrine impose aux croyants d’habiter dans le califat dès lors que cela leur est possible.
L’une des vidéos les moins sanglantes de l’EI met en scène un groupe de djihadistes brûlant leurs passeports français, britanniques et australiens. Ce qui serait un peu farfelu pour des gens qui voudraient rentrer se faire exploser dans la file d’attente du Louvre ou prendre en otage un autre salon de thé à Sidney.
Plusieurs “loups solitaires” partisans de l’État islamique s’en sont pris à des cibles occidentales et d’autres attaques se produiront encore. Mais la plupart étaient le fait d’amateurs frustrés, dans l’impossibilité d’émigrer vers le califat à cause de la confiscation de leur passeport ou pour d’autres raisons.
Même si l’État islamique se réjouit de ces attaques – et en fait état dans sa propagande – il n’en a pour l’instant planifié ou financé aucune. (L’attaque de Paris contre Charlie Hebdo était principalement une opération d’al-Quaeda).
Au cours de sa visite à Mossoul au mois de décembre, Jürgen Todenhöfer demanda à un djihadiste allemand si certains de ses camarades étaient rentrés en Europe pour y conduire des attaques. Mais ce dernier semblait les considérer comme des décrocheurs plutôt que comme des soldats. “En fait, ceux qui ont quitté l’État islamique pour rentrer chez eux devraient s’en repentir. J’espère qu’ils pratiquent leur religion”.
Correctement contenu, l’État islamique sera la cause de sa propre perte. Il n’a pas d’allié et son idéologie garantie qu’il en sera toujours ainsi. Le terrain qu’il contrôle, bien qu’étendu, est majoritairement pauvre et inhabité. Alors qu’il stagne ou qu’il rétrécit lentement, sa posture d’agent de l’apocalypse et de porte-parole de la volonté divine s’affaiblit et moins de croyants vont le rejoindre.
À mesure que sortent les rapports sur la misère qui règne en son sein, les mouvements islamistes radicaux partout ailleurs vont être discrédités : Personne n’avait encore tenté d’appliquer aussi strictement la Charia par la violence. Voilà à quoi cela ressemble.
Mais même dans ce cas, la mort de l’État islamique ne sera hélas pas immédiate, et la situation peut encore se dégrader. Si l’État islamique obtenait l’allégeance d’al-Qaeda, réalisant d’un seul coup l’unité de leurs bases respectives, il pourrait devenir un ennemi plus redoutable qu’auparavant.
Le fossé entre l’État islamique et al-Queda s’est élargi au cours des derniers mois. En décembre, la revue Dabiq consacrait un long article aux défections d’al-Quaeda, décrivant ce dernier comme un groupe impuissant et corrompu dirigé par un Zawahiri incapable et distant. Mais il convient d’être vigilant quant à un tel rapprochement.
En dehors de ce scénario catastrophe ou d’une menace d’assaut imminente sur Erbil, une intervention d’envergure au sol ne ferait sans doute qu’empirer la situation.
http://fortune.fdesouche.com/378643-etat-islamique-lapocalypse-au-nom-dallah-5e-partie