Note en 2013: Le Prof. Peter Koslowski est décédé en 2012
Peter Koslowski, jeune philosophe allemand né en 1952, est professeur de philosophie et d'économie politique à l'Université de Witten/Herdecke, président de l'Institut CIVITAS, Directeur de l'Institut de Recherches en Philosophie de l'Université de Hanovre. Son objectif est de déployer une critique fondée de la modernité et de tous ses avatars institutionalisés (en politique comme en économie). Ses arguments, solidement étayés, ne sont pas d'une lecture facile. Rien de son œuvre, déjà considérable, n'a été traduit et nous, francophones, avons peu de chances de trouver bientôt en librairie des traductions de ce philosophe traditionnel et catholique d'aujourd'hui, tant la rigueur de ses arguments ruine les assises de la pensée néo-gnosticiste, libérale et permissive dominante, surtout dans les rédactions parisiennes!
Koslowski est également un philosophe prolixe, dont l'éventail des préoccupations est vaste: de la philosophie à la pratique de l'économie, de l'éthique à l'esthétique et de la métaphysique aux questions religieuses. Koslowski est toutefois un philosophe incarné: la réflexion doit servir à organiser la vie réelle pour le bien de nos prochains, à gommer les dysfonctionnements qui l'affectent. Pour atteindre cet optimum pratique, elle doit être interdisciplinaire, éviter l'impasse des spécialisations trop exigües, produits d'une pensée trop analytique et pas assez organique.
Pour la rédaction d'un article, l'interdisciplinarité préconisée par Koslowski fait problème, dans la mesure où elle ferait allègrement sauter les limites qui me sont imparties. Bornons-nous, ici, à évoquer la présentation critique que nous donne Koslowki de la “postmodernité” et des phénomènes dits “postmodernes”.
La “modernité” a d'abord été chrétienne, dans le sens où les chrétiens de l'antiquité tardive se désignaient par l'adjectif moderni, pour se distinguer des païens qu'ils appelaient les antiqui. Dans cette acception, la modernité correspond au saeculum de Saint-Augustin, soit le temps entre la Chute et l'Accomplissement, sur lequel l'homme n'a pas de prise, seul Dieu étant maître du temps. Cette conception se heurte à celle des gnostiques, constate Koslowski, qui protestent contre l'impuissance de l'homme à exercer un quelconque pouvoir sur le temps et la mort. Le gnosticisme —qu'on ne confondra pas avec ce que Koslowski appelle “la vraie gnose”— prétendra qu'en nommant le temps (ou des segments précis et définis du temps), l'homme parviendra à exercer sa puissance sur le temps et sur l'histoire. Par “nommer le temps”, par le fait de donner des noms à des périodes circonscrites du temps, l'homme gnostique a la prétention d'exercer une certaine maîtrise sur ce flux qui lui échappe. La division du temps en “ères” antique, médiévale et moderne donne l'illusion d'une marche en avant vers une maîtrise de plus en plus assurée et complète sur le temps. Telle est la logique gnostique, qui se répétera, nous allons le voir, dans les “grands récits” de Hegel et de Marx, mais en dehors de toute référence à Dieu ou au Fils de Dieu incarné dans la chair des hommes.
Parallèlement à cette volonté d'arracher à Dieu la maîtrise du temps, le gnosticisme, surtout dans sa version docétiste, nie le caractère historique de la vie de Jésus, rejette le fait qu'il soit réellement devenu homme et chair. Le gnosticisme spiritualise et dés-historise l'Incarnation du Christ et introduit de la sorte une anthropologie désincarnée, que refusera l'Eglise. Ce refus de l'Eglise permet d'éviter l'écueil de l'escapisme vers des empyrées irréelles, de déboucher dans l'affabulation phantasmagorique et spiritualiste. L'Incarnation revalorise le corps réel de l'homme, puisque le Christ a partagé cette condition. Cette revalorisation implique, par le biais de la caritas active, une mission sociale pour l'homme politique chrétien et conduit à affirmer une religion qui tient pleinement compte de la communauté humaine (paroissiale, urbaine, régionale, nationale, continentale ou écouménique). L'homme a dès lors un rôle à jouer dans le drame du saeculum, mais non pas un rôle de pur sujet autonome et arbitraire. Si les gnostiques de l'antiquité avaient nié toute valeur au monde en refusant l'Incarnation, l'avatar moderne du gnosticisme idolâtrera le monde, tout en le désacralisant; le monde n'aura plus de valeur qu'en tant que matériau, que masse de matières premières, mises à la totale disposition de l'homme, jetées en pâture à son arbitraire le plus complet. Le gnosticisme moderne débouche ainsi sur la “faisabilité” totale et sur la catastrophe écologique.
Si le premier concept de modernité était celui de la chrétienté imbriquée dans le saeculum (selon Saint-Augustin), la deuxième acception du terme “modernité” est celle de la philosophie des Lumières, dans ses seuls avatars progressistes. Koslowski s'insurge contre la démarche de Jürgen Habermas qui a érigé, au cours de ces deux dernières décennies, ces “Lumières progressistes” au rang de seul projet valable de la modernité. Habermas perpétue ainsi la superstition du progressisme des gauches et jette un soupçon permanent sur tout ce qui ne relève pas de ces “Lumières progressistes”. L'idée d'un progrès matériel et technique infini provient du premier principe (galiléen) de la thermodynamique, qui veut que l'énergie se maintient en toutes circonstances et s'éparpille sans jamais se perdre au travers du monde. Dans une telle optique, l'accroissement de complexité, et non la diminution de complexité ou la régression, est la “normalité” des temps modernes. Mais, à partir de 1875, émerge le second principe de la thermodynamique, qui constate la déperdition de l'énergie, ce qui permet d'envisager la décadence, le déclin, la mort des systèmes, la finitude des ressources naturelles. Le projet moderne de dominer entièrement la nature s'effondre: l'homme gnostique/moderne ne prendra donc pas la place de Dieu, il ne sera pas, à la place de Dieu, le maître du temps. Dans ce sens, la postmodernité commence en 1875, comme le notait déjà Toynbee, mais ce fait de la déperdition n'est pas pris en compte par les idéologies politiques dominantes. Partis, idéologues, décideurs politiques agissent encore et toujours comme si ce second principe de la thermodynamique n'avait jamais été énoncé.
Pourtant, malgré les 122 ans qui se sont écoulés depuis 1875, l'usage du vocable “postmoderne” est venu bien plus tard et révèle l'existence d'un autre débat, parti du constat de l'effondrement de ce que Jean-François Lyotard appelait les “grands récits”. Pour Lyotard, les “grands récits” sont représentés par les doctrines de Hegel et de Marx. Ils participent, selon Koslowski, d'une “immanentisation radicale” et d'une “historicisation” de Dieu, où l'histoire du monde devient synonyme de la marche en avant de l'absolu, libérant l'homme de sa prison mondaine et de son enveloppe charnelle. Pour Marx, cette marche en avant de l'absolu équivaut à l'émancipation de l'homme, qui, en bout de course, ne sera plus exploité par l'homme ni assujetti au donné naturel. Lyotard déclarera caducs ces deux “grands récits”, expressions d'un avatar contemporain du filon gnostique.
A la suite de cette caducité proclamée par Lyotard, le philosophe allemand Odo Marquard embraye sur cette idée et annonce le remplacement des deux “grands récits” de la modernité européenne par une myriade de “petits récits”, qu'il appelle (erronément) des “mythes”. Le marxisme, l'idéalisme hégélien et le christianisme, dans l'optique de Marquard, sont “redimensionnés” et deviennent des “petits récits”, à côté d'autres “petits récits” (notamment ceux du “New Age”), auquel il octroie la même valeur. C'est le règne de la “polymythie”, écrit Koslowski, que Marquard érige au rang d'obligation éthique. Le jeu de la concurrence entre ces “mythes”, que Koslowski nomme plus justement des “fables”, devient la catégorie fondamentale du réel. La concurrence et l'affrontement entre les “petits récits”, le débat de tous avec tous, le jeu stérile des discussions aimables non assorties de décisions constituent la variante anarcho-libérale de la postmodernité, conclut Koslowski. Ce néo-polythéisme et cet engouement naïf pour les débats entre tous et n'importe qui dévoile vite ses insuffisances car: 1) La vie est unique et ne peut pas être inscrite exclusivement sous le signe du jeu, sans tomber dans l'aberration, ni sous le signe de la discussion perpétuelle, ce qui serait sans issue; 2) Totaliser ce type de jeu est une aberration, car s'il est totalisé, il perd automatiquement son caractère ludique; 3) Cette polymythie, théorisée par Marquard, se méprend sur le caractère intrinsèque des “grands récits”; contrairement aux “petits récits”, alignés par Marquard, ils ne sont pas des “fables” ou de sympathiques “historiettes”, mais un “mélange hybride d'histoire et de philosophie spéculative”, qui est “spéculation dogmatique” et ne se laisse pas impliquer dans des “débats” ou des “jeux discursifs”, si ce n'est par intérêt stratégique ponctuel. La polymythie de Marquard n'affirme rien, ne souhaite même pas maintenir les différences qui distinguent les “petits récits” les uns des autres, mais a pour seul effet de mélanger tous les genres et d'estomper les limites entre toutes les catégories. Les ratiocinations évoquant une hypothétique “pluralité” qui serait indépassable ne conduisent qu'à renoncer à toute hiérarchisation des valeurs et s'avèrent pure accumulation de fables et d'affabulations sans fondement ni épaisseur.
Après la “polymythie” de Marquard, le second volet de l'offensive postmoderne en philosophie est représentée par le filon “déconstructiviste”. En annonçant la fin des “grands récits”, Lyotard a jeté les bases d'une vaste entreprise de “déconstruction” de toutes les institutions, instances, initiatives, que ces “grands récits” avaient générées au fil du temps et imposées aux sociétés humaines. Procédant effectivement de cette “spéculation dogmatique” assimilable à un néo-gnosticisme, les “grands récits” ont été “constructivistes” —ils relevaient de ce que Joseph de Maistre appelait “l'esprit de fabrication”— et ont installé, dit Koslowski, des “cages d'acier” pour y enfermer les hommes et, aussi, les mettre à l'abri de tout appel de l'Absolu. Ces “cages d'acier” doivent être démantelées, ce qui légitime la théorie et la pratique de la “déconstruction”, du moins jusqu'à un certain point. Si déconstruire les cages d'acier est une nécessité pour tous ceux qui veulent une restauration des valeurs (traditionnelles), faire du “déconstructivisme” une fin en soi est un errement de plus de la modernité. Toujours hostile aux avatars du gnosticisme antique, à l'instar du penseur conservateur Erich Voegelin, Koslowski rappelle que pour les gnoses extrêmes, le réel est toujours “faux”, “inauthentique”, “erratique”, etc. et, derrière lui, se trouvent le “surnaturel”, le “tout-autre”, l'“inattendu”, le “nouveau”, l'“étranger”, toujours plus “vrais” que le réel. Pour Lyotard et Derrida, le philosophe doit toujours placer ce “tout-autre” au centre de ses préoccupations, lui octroyer d'office toute la place, au détriment du réel, toujours considéré comme insuffisant et imparfait, dépourvu de valeur. Lyotard veut privilégier les “discontinuités” et les “hétérogénéités” contre les “continuités” et les “homogénéités”, car elles témoignent du caractère “déchiré” du monde, dans lequel jamais aucun ordre ne peut se déployer. L'idée d'ordre —et non seulement la “cage d'acier”— est un danger pour les déconstructivistes et non pas la chance qui s'offre à l'homme de s'accomplir au service des autres, de la Cité, du prochain, etc.
Pour Koslowski, cette logique “anarchisante” dérive de Georges Bataille, récemment “redécouvert” par la “nouvelle droite”. Bataille, notamment dans La littérature et le mal, explique que la souveraineté consiste à accroître la liberté jusqu'à obtenir un “être-pour-soi” absolu, car toute activité consistant à maintenir l'ordre est signe d'escalavage, d'une “conscience d'esclave”, servile à l'égard de l'“objectivité”. L'homme ne peut être souverain, pour Bataille, que s'il se libère du langage et de la vie, donc s'il est capable de s'auto-détruire. Le moi de Bataille renonce de façon absolue à défendre et à maintenir la vie (laquelle n'a pas de valeur comme le monde n'avait pas de valeur pour les gnostiques de la fin de l'antiquité, qui refusaient le mystère de l'Incarnation). L'apologie du “gaspillage”, antonyme total de la “conservation”, et la “mystique du moi” chez Bataille débouchent donc sur une “mystique de la mort”. En ce sens, elle surprivilégie la dispersio des mystiques médiévaux, lui accorde un statut ontologique, sans affirmer en contre-partie l'unio mystica.
Telle est la critique qu'adresse Koslowski à la philosophie postmoderne. Elle ne s'est pas contenté de “déconstruire” les structures imposées par la modernité, elle n'a pas rétabli l'unio mystica, elle a généralisé un “déconstructivisme” athée et nihiliste, qui ne débouche sur rien d'autre que la mort, comme le prouve l'œuvre de Bataille. Mais si Koslowski s'insurge contre le refus du réel qui part du gnosticisme pour aboutir au déconstructivisme de Derrida, que propose-t-il pour ré-ancrer la philosophie dans le réel, et pour dégager de ce ré-ancrage une philosophie politique pratique et une économie qui permette de donner à chacun son dû?
Dans un débat qui l'opposait à Claus Offe, politologue allemand visant à maintenir une démocratie de facture moderne, Koslowski indiquait les pistes à suivre pour se dégager de l'impasse moderne. Offe avait constaté que les processus de modernisation, en s'amplifiant, en démultipliant les différenciations, en accélérant outrancièrement les prestations des systèmes et sous-systèmes, confisquaient aux structures et aux institutions de la modernité le caractère normatif de cette même modernité. Différenciations et accélérations finissent par empêcher la modernité d'être émancipatrice, alors qu'au départ son éthique foncière visait justement l'émancipation totale (i.e.: échapper à la prison du réel pour les gnostiques, s'émanciper de la tyrannie du donné naturel chez Marx). Pour réintroduire au centre des préoccupations de nos contemporains cette idée d'émancipation, Offe prône l'arrêt des accumulations, différenciations et accélérations, soit une “option nulle”. Offe veut la modernité sans progrès, parce que le progrès fini par générer des structures gigantesques, incontrôlables et non démocratiques. Il réconcilie ainsi la gauche post-industrielle et les paléo-conservateurs, du moins ceux qui se contentent de ce constat somme toute assez facile. Effectivement, constate Koslowski, Offe démontre à juste titre qu'une accumulation incessante de différenciations diminue la vitalité et la robustesse de la société, surtout si les sous-systèmes du système sont chacun monofonctionnels et s'avèrent incapables de régler des problèmes complexes, chevauchant plusieurs types de compétences. Si les principes de vérité, de justice et de beauté s'éloignent les uns des autres par suite du processus de différenciation, nous aurons, comme l'avait prévu Max Weber, une vérité injuste et laide, une justice fausse et laide et une esthétique immorale et fausse. De même, le divorce entre économie, politique et solidarité, conduit à une économie impolitique et non solidaire, à une politique anti-économique et non solidaire, à une solidarité anti-économique et impolitique. Ces différenciations infécondes de la modernité doivent être dépassées grâce à une pratique de l'“interpénétration” générale, conduisant à une polyfonctionalité des institutions dans lesquelles les individus seront organiquement imbriqués, car l'individu n'est pas seulement une unité économique, par exemple, mais est simultanément ouvrier d'usine, artiste amateur, père de famille, etc. Chaque institution doit pouvoir répondre tout de suite, sans médiation inutile, à chacune des facettes de la personnalité de ce “père-artiste-ouvrier”. Offe considère que l'“interpénétration” pourrait porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Koslowski rétorque que cette séparation des pouvoirs serait d'autant plus vivante avec des institutions polyfonctionnelles et plus robustes, taillées à la mesure d'hommes réels et complexes. L'“option nulle” est un constat d'échec. L'effondrement de la modernité politique et des espoirs qu'elle a fait naître provoque la déprime. Un monde à l'enseigne de l'“option nulle” est un monde sans perspective d'avenir. Un système qui ne peut plus croître, s'atrophie.
Pour Koslowski, c'est le matérialisme, donc la pensée économiciste, —la sphère de l'économie dans laquelle la modernité matérialiste avait placé tous ses espoirs— qui est contrainte d'adopter l'“option nulle”. Comme cette pensée a fait l'impasse sur la culture, la religion, l'art et la science, elle est incapable de générer des développements dans ces domaines et d'y susciter des effets de compensation, pourtant essentiels à l'équilibre humain et social. L'impasse, le sur-place du domaine socio-économique doit être un appel à investir des énergies créatrices et des générosités dans les dimensions religieuses, artistiques et scientifiques, conclut Koslowski.
Telle est bien son intention et Koslowski ne se contente pas d'émettre le vœu d'une économie plus conforme aux principes de conservation et d'équilibre des philosophies non modernes. Deux livres très denses témoignent de sa volonté de sauver l'économie et le social de la stagnation et du déclin induits par l'“option nulle”, constatée par Offe, un politologue déçu de la modernité mais qui veut à tout prix la sauver, en dépit de ses échecs patents. Dans cette optique, Koslowski a écrit Wirtschaft als Kultur (1989) et Die Ordnung der Wirtschaft (1994) (réf. infra). Ces deux ouvrages sont si fondamentaux que nous serons contraints d'y revenir: retenons, ici, que Koslowski, dans Wirtschaft als Kultur, part du constat que les réserves naturelles de la planète s'épuisent, qu'elles sont limitées, que cette limite doit être prise en compte dans toutes nos actions, qu'elle implique ipso facto que le progrès accumulatif illimité est une impossibilité pratique. A ce progressisme qui avait structuré toute la pensée moderne, Koslowski oppose les idées d'une “justice” et d'une “réciprocité” dans les échanges entre l'homme et la nature. Ensuite, il plaide pour une réinsertion de la pensée économique dans une culture plus globale, laissant une large place à l'éthique du devoir. Il esquisse ensuite les contours de l'Etat social postmoderne, qui doit être “subsidiaire” et prévoir une solidarité en tous sens entre les générations. Cet Etat postmoderne et subsidiaire doit participer, de concert avec ses homologues, à la restauration d'un marché intérieur européen, prélude à la naissance d'une “nation européenne”, capable d'organiser ses différences ethniques et culturelles sans sombrer dans le nivellement des valeurs qu'un certain discours sur la “multiculturalité” appelle de ses vœux (Koslowski se montre très sévère à l'égard de cet engouement pour la “multiculture”).
Dans Die Ordnung der Wirtschaft, ouvrage très solidement charpenté, Koslowski jette les bases d'un néo-aristotélisme, où s'allient “philosophie pratique” et “économie éthique-politique”. Cette alliance part d'une “interpénétration” et d'une “compénétration” des rationalités éthique, économique et politique. Ainsi, la “bonne politique” est celle qui ne répond pas seulement aux impératifs politiques (conservation du pouvoir, évitement des conflits), mais vise le bien commun et la couverture optimale de tous les besoins vitaux. Les structures économiques, toujours selon cette logique néo-aristotélicienne, doivent également répondre à des critères politiques et éthiques. Quant à l'éthique, elle ne saurait être ni anti-économique ni anti-politique. Cette volonté de ne pas valoriser un domaine d'activité humaine au détriment d'une autre postule de recombiner ce que la modernité avait voulu penser séparément. La philosophie pratique d'Aristote entend également conserver les liens d'amitié politique (philia politike) entre les citoyens et les communautés de citoyens, qui fondent le sens du devoir et de la réciprocité. Koslowski relie ce principe cardinal de la pensée politique aristotélicienne aux travaux de la nouvelle école communautarienne américaine (A. MacIntyre, M. Walzer, Ch. Taylor, etc.). Le néoaristotélisme met l'accent sur le retour indispensable de la vertu grecque de phronesis: l'intelligence pratique, capable de discerner ce qui est bon et utile pour la Cité, dans le contexte propre de cette Cité. En effet, la rationalité pure, sur laquelle l'hypermodernité avait parié, exclut le contexte. L'application de cette rationalité décontextualisante dans le domaine de l'économie a conduit à une impasse voire à des catastrophes: une rationalité économique réelle et globale exige une immersion herméneutique dans le tissu social, où se conjuguent actions économiques et politiques. Enfin, le réel est le fondement premier de la philosophie pratique et non le “discours” ou l'“agir communicationnel” (cher à Habermas ou à Apel), car tout ne procède pas de l'agir et du parler: l'Etre transcende l'action et ses déterminations précèdent l'acte de parler ou de discourir.
La pensée philosophique et économique de Koslowski constitue une réponse aux épreuves que nous a infligées la modernité: elle représente la facette positive, le complément constructif, de sa critique de la modernité gnosticiste. Elle est un chantier vers lequel nous allons immanquablement devoir retourner. Puisse cette modeste introduction éveiller l'attention du public francophone pour cette œuvre qui n'a pas encore été découverte en France et qui complèterait celles de Taylor, MacIntyre, Spaemann, déjà traduites.
Bibliographie:
- Peter KOSLOWSKI, «Sein-lassen-können als Überwindung des Modernismus. Kommentar zu Claus Offe», in Peter KOSLOWSKI, Robert SPAEMANN, Reinhard LÖW, Moderne oder Postmoderne?, Acta Humaniora/VCH, Weinheim, 1986.
- Peter KOSLOWSKI, Wirtschaft als Kultur. Wirtschaftskultur und Wirtschaftsethik in der Postmoderne, Edition Passagen, Wien, 1989.
- Peter KOSLOWSKI, Die Prüfungen der Neuzeit. Über Postmodernität. Philosophie der Geschichte, Metaphysik, Gnosis, Edition Passagen, Wien, 1989.
- Peter KOSLOWSKI, «Supermoderne oder Postmoderne? Dekonstruktion und Mystik in den zwei Postmodernen», in Günther EIFLER, Otto SAAME (Hrsg.), Postmoderne. Anspruche einer neuen Epoche. Eine interdisziplinäre Erörterung, Edition Passagen, Wien, 1990.
- Peter KOSLOWSKI, Die Ordnung der Wirtschaft, Mohr/Siebeck, Tübingen, 1994.
(article paru dans "Catholica",sous le pseudonyme de "Jacques-Henri Doellmans").
http://robertsteuckers.blogspot.fr/2013/11/les-lecons-de-peter-koslowski-face-la.html
culture et histoire - Page 1704
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Les leçons de Peter Koslowski face à la post-modernité
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Les crimes d'État du mondialisme messianique
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La Franc-Maçonnerie et la suppression des corps intermédiaires (Journal Militant)
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La mythomanie gaulienne et le martyre des Pieds-noirs - entretien avec Guy Pujante
Entretien avec Guy Pujante
(propos recueillis par Fabrice Dutilleul)
D’après la révolution de mai 1958, l’opération Tilsit, plus connue sous le nom « d’affaire Si Salah », en juin 1960 et le putsch du 22 avril 1961 auraient pu permettre de mettre un terme à la guerre d’Algérie…
Les événements de mai 1958 et d’avril 1961 n’impliquaient que les partisans de l’Algérie Française (Européens, Français de souche nord africaine et armée), donc maintien du statu quo même si les mentalités avaient évolué et que les Européens d’Algérie n’étaient plus obnubilés par le déséquilibre démographique existant entre les communautés.
Par contre, au cours du 1er semestre 1960, l’implication des forces vives de l’Armée de Libération Nationale dans le processus de cessez-le-feu a représenté sans conteste l’occasion la plus nette de mettre un terme au conflit pour le plus grand bénéfice de toutes les parties, exclusion faite des politiques du FLN en exil.
À court terme, et sans préjuger des suites politiques à mettre en place avec tous les acteurs du conflit, c’est, en matière de pertes humaines, plus de 150 000 morts et 21 000 blessés qui auraient été épargnés, soit 47 % de la totalité des victimes recensées et 23 % des blessés.
Pourquoi, selon vous, De Gaulle n’a pas saisi cette opportunité ?
En premier lieu, son âge : il a 70 ans et le statut politique à instaurer en Algérie risque d’être long et délicat. Par ailleurs, il est raciste. Il n’aime pas les Arabes. Les livres qu’Alain Peyrefitte lui a consacrés fourmillent de citations à ce propos. Il n’aime pas plus les Pieds-noirs depuis l’époque du gouvernement provisoire en 1943 à Alger.
Mais c’est surtout la satisfaction d’une ambition démesurée qui l’anime. Il veut se mesurer aux Grands de ce monde. Dans cette partie qui se joue au niveau des deux grandes puissances (USA et URSS), il veut obtenir le soutien des non-engagés et paraître aux yeux du tiers-monde comme le “décolonisateur” en s’appuyant également sur la possession de l’arme atomique.
L’une des plus grandes migrations du XXe siècle va s’opérer dans des conditions épouvantables, indignes d’une nation telle que la France
Contrairement à l’hypothèse avancée il y a quelques années encore par certains historiens, il est maintenant avéré que l’exode des Pieds-noirs n’est pas imputable à l’OAS, ou à quelque sentiment de panique, mais résulte d’une volonté délibérée des dirigeants du FLN.
L’une des plus grandes migrations du XXe siècle va s’opérer dans des conditions épouvantables, indignes d’une nation telle que la France.
Un véritable nettoyage ethnique qui va intéresser plus d’un million d’individus avec l’hostilité marquée du gouvernement, de certains édiles et d’une grande partie de la population métropolitaine indifférente.
Les Métropolitains, en règle générale, n’ont jamais cherché à comprendre les malheurs de cette communauté et ont été sensibles à cette désinformation.
Qu’en est-il un demi-siècle plus tard, et quel bilan peut-on en tirer ?
Les Pieds-noirs sont, depuis l’exode, les boucs émissaires, mais ils sont, en même temps, la mauvaise conscience des politiques. Les médias, notamment le service public les ont superbement méprisés. Pour eux ils n’existent pas. Aucune invitation contradictoire à des émissions les concernant.
En revanche, pléthore de films engagés à la gloire du FLN, insultants pour les Pieds-noirs, leurs parents, leur communauté…
Le début de cet entretien est paru dans le journal Flash Infos Magazine lors de la parution de 10 Juin 1960 : la paix sabordée ; les propos suivants de Guy Pujante ont été recueillis par Philippe Randa avant le décès de celui-ci le 11 septembre 2012, à quelques jours de la parution de son livre Les Pieds-noirs, ces parias de la République et figurent en présentation de son ouvrage.
10 juin 1960 : la paix sabordée (396 pages, 33 euros) et Les Pieds-noirs, ces parias de la République (244 pages, 24 euros) de Guy Pujante, Éditions Dualpha, collection « Vérités pour l’Histoire », dirigée par Philippe Randa.www.francephi.com.
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Hérodote : Léonidas et la bataille des Thermopyles
Les forces grecques
(202). Voici les gens postés là pour attendre l'assaut du Perse : il y avait trois cents hoplites de Sparte, mille de Tégée et de Mantinée (cinq cents de chacune des deux villes), cent vingt d'Orchomène en Arcadie, et mille du reste de la région ; c'est tout pour l'Arcadie. Corinthe avait envoyé quatre cents hommes, Phlionte deux cents, et Mycènes quatre-vingts. Voilà les forces qui venaient du Péloponnèse. De Béotie venaient sept cents Thespiens et quatre cents Thébains.
(203). Appelés à la rescousse, les Locriens d'Oponte avaient envoyé toutes leurs forces, et les Phocidiens mille hommes. Les Grecs les avaient d'eux-mêmes invités à les rejoindre : ils formaient l'avant-garde des confédérés, leur avaient-ils fait dire, et ils attendaient d'un jour à l'autre la venue du reste des alliés ; la mer était bien gardée, surveillée par les Athéniens, les Éginètes et les autres membres de leurs forces navales, et il n'y avait rien à redouter, car la Grèce n'avait pas devant elle un dieu, mais un homme, et jamais on n'avait vu, jamais on ne verrait d'homme qui, du jour de sa naissance, n'eût le malheur mêlé à son destin, — et plus grand l'homme, était mortel, devait lui aussi connaître un jour l'échec. Ces arguments avaient décidé les Locriens et les Phocidiens à leur envoyer des secours à Trachis.
(204). Les Grecs de chaque cité obéissaient à leurs propres généraux, mais l'homme le plus remarquable, le chef chargé du commandement suprême, était un Lacédémonien, Léonidas, fils d'Anaxandride, qui, par ses aïeux Léon, Eurycratidès, Anaxandros, Eurycratès, Polydoros, Alcaménès, Téléclos, Archélaos, Hégésilaos, Doryssos, Léobotès, Echestratos, Agis, Eurysthénès, Aristodèmos, Aristomachos, Cléodaios et Hyllos, remontait à Héraclès, et qui devait au hasard son titre de roi de Sparte.
(205). Comme il avait deux frères plus âgés que lui, Cléomène et Dorieus, il était bien loin de penser au trône ; mais Cléomène mourut sans laisser d'enfant mâle, et Dorieus avait déjà disparu, frappé lui aussi par la mort, en Sicile : le trône échut donc à Léonidas parce qu'il était né avant Cléombrotos (le plus jeune fils d'Anaxandride), mais aussi parce qu'il avait épousé la fille de Cléomène. C'est lui qui vint alors aux Thermopyles, avec les trois cents hommes qui lui étaient assignés, et qui avaient des fils. Il avait avec lui des Thébains (que j'ai indiqués tout à l'heure en dénombrant les forces des Grecs) sous les ordres de Léontiadès fils d'Eurymaque. La raison qui le fit insister pour avoir des Thébains avec lui, entre tous les Grecs, c'est qu'on accusait nettement leur cité de pencher du côté des Mèdes ; et Léonidas leur demanda de partir en guerre avec lui pour savoir s'ils lui enverraient des hommes ou s'ils se détacheraient ouvertement du bloc hellénique. Ils lui envoyèrent bien des renforts, mais leurs intentions étaient tout autres.
(206). Léonidas et ses hommes formaient un premier contingent expédié par Sparte pour décider les autres alliés à marcher eux aussi en les voyant, et pour les empêcher de passer du côté des Mèdes à la nouvelle que Sparte temporisait ; les Spartiates comptaient plus tard (car la fête des Carnéia les arrêtait pour l'instant) laisser, les cérémonies terminées, une garnison dans Sparte et courir aux Thermopyles avec toutes leurs forces. Les autres alliés faisaient de leur côté les mêmes projets, car les fêtes d'Olympie tombaient à ce moment-là ; comme ils pensaient que rien ne se déciderait là-bas de sitôt, ils avaient envoyé de simples corps d'avant-garde aux Thermopyles.
(207). Tels étaient leurs projets ; mais aux Thermopyles les Grecs furent saisis de frayeur quand le Perse approcha du passage, et ils parlèrent de se retirer. Les Péloponnésiens étaient d'avis presque tous de regagner le Péloponnèse et de garder l'Isthme, mais cette idée provoqua l'indignation des Phocidiens et des Locriens, et Léonidas fit voter qu'on resterait sur place et qu'on enverrait demander du secours à toutes les villes en leur rappelant qu'ils n'étaient pas assez nombreux pour repousser l'armée des Mèdes.
(208). Pendant qu'ils discutaient, Xerxès envoya en reconnaissance un cavalier pour voir combien étaient les ennemis et ce qu'ils faisaient. On l'avait informé, quand il se trouvait encore en Thessalie, qu'il y avait quelques troupes en ce lieu, peu nombreuses, et qu'elles étaient menées par des Lacédémoniens avec Léonidas, un descendant d'Héraclès. Le cavalier s'approcha du camp et regarda, sans tout découvrir, car les hommes postés derrière le mur relevé par les Grecs qui le défendaient échappaient à sa vue ; mais il put observer les soldats placés devant le mur, et leurs armes disposées au pied du rempart. Or le hasard fit que les Lacédémoniens occupaient ce poste pour l'instant ; l'homme les vit occupés les uns à faire de la gymnastique, les autres à peigner leur chevelure : il les regarda faire avec surprise et prit note de leur nombre, puis, après avoir tout examiné soigneusement, il se retira en toute tranquillité personne ne le poursuivit et personne ne fit même attention à lui. De retour auprès de Xerxès, il lui rendit compte de ce qu'il avait vu.
(209). Xerxès en l'entendant ne pouvait concevoir la vérité, comprendre que ces hommes se préparaient à mourir et à tuer de leur mieux : leur attitude lui semblait risible ; aussi fit-il appeler Démarate fils d'Ariston, qui était dans son camp : il vint, et Xerxès l'interrogea sur tout ce qu'on lui avait rapporté, car il désirait comprendre le comportement des Lacédémoniens. Démarate lui dit ceci : "Tu m'as déjà entendu parler de ce peuple, au moment où nous entrions en guerre contre la Grèce ; et tu as ri quand je t'ai dit comment, à mes yeux, finirait ton entreprise. Soutenir la vérité devant toi, seigneur, voilà qui est bien difficile; cependant, écoute-moi encore. Ces hommes sont ici pour nous barrer le passage, ils se préparent à le faire, car ils ont cette coutume : c'est lorsqu'ils vont risquer leur vie qu'ils ornent leur tête. Au reste, sache-le bien : si tu l'emportes sur ces hommes et ce qu'il en reste dans Sparte, il n'est pas d'autre peuple au monde, seigneur, qui puisse s'opposer à toi par les armes ; aujourd'hui, tu marches contre le royaume le plus fier, contre les hommes les plus vaillants qu'il y ait en Grèce." Xerxès jugeait ces propos parfaitement incroyables, et il lui demanda de nouveau comment des gens si peu nombreux pensaient lutter contre son armée. Démarate lui répondit : "Seigneur, traite-moi d'imposteur si tout ne se passe pas comme je te le dis."
(210). Mais il ne put convaincre le roi. D'abord Xerxès attendit quatre jours, dans l'espoir que les Grecs s'enfuiraient d'un instant à l'autre ; le cinquième jour, les Grecs toujours là lui parurent des gens d'une insolence et d'une témérité coupables ; il s'en irrita et lança contre eux des Mèdes et des Cissiens, avec ordre de les lui amener vivants. Les Mèdes se jetèrent sur les Grecs ; beaucoup tombèrent, d'autres prenaient leur place et, si maltraités qu'ils fussent, ils ne rompaient pas le contact ; mais ils ne pouvaient déloger l'adversaire malgré leurs efforts. Et ils firent bien voir à tout le monde, à commencer par le roi, qu'il y avait là une foule d'individus, mais bien peu d'hommes. La rencontre dura toute la journée.
(211). Les Mèdes, fort malmenés, se retirèrent alors et les Perses les remplacèrent, ceux que le roi nommait les Immortels, avec Hydarnès à leur tête ; ceux-là pensaient vaincre sans peine, mais, lorsqu'ils furent à leur tour aux prises avec les Grecs, ils ne furent pas plus heureux que les soldats mèdes, car ils combattaient dans un endroit resserré, avec des lances plus courtes que celles des Grecs et sans pouvoir profiter de leur supériorité numérique. Les Lacédémoniens firent preuve d'une valeur mémorable et montrèrent leur science achevée de la guerre, devant des hommes qui n'en avaient aucune ; en particulier ils tournaient le dos à l'ennemi en ébauchant un mouvement de fuite, sans se débander, et, lorsque les Barbares qui les voyaient fuir se jetaient à leur poursuite en désordre avec des cris de triomphe, au moment d'être rejoints ils faisaient volte-face et revenaient sur leurs pas en abattant une foule de Perses ; des Spartiates tombaient aussi, mais en petit nombre. Enfin, comme ils n'arrivaient pas à forcer le passage malgré leurs attaques, en masse ou autrement, les Perses se replièrent.
(212). Tandis que la bataille se déroulait, Xerxès, dit-on, regardait la scène et trois fois il bondit de son siège, craignant pour son armée. Voilà comment ils luttèrent ce jour-là. Le lendemain, les Barbares ne furent pas plus heureux ; comme leurs adversaires n'étaient pas nombreux, ils les supposaient accablés par leurs blessures, incapables de leur résister encore, et ils reprirent la lutte ; mais les Grecs, rangés en bataillons et par cités, venaient à tour de rôle au combat, sauf les Phocidiens chargés de surveiller le sentier dans la montagne. Les Perses constatèrent que la situation ne leur offrait rien de nouveau par rapport à la veille, et ils se replièrent.
(213). Xerxès se demandait comment sortir de cet embarras lorsqu'un Malien, Éphialte fils d'Eurydèmos, vint le trouver dans l'espoir d'une forte récompense : il lui indiqua le sentier qui par la montagne rejoint les Thermopyles, et causa la mort des Grecs qui demeurèrent à leur poste. Par la suite Ephialte craignit la vengeance des Lacédémoniens et s'enfuit en Thessalie ; mais, bien qu'il se fût exilé, lorsque les Amphictyons se réunirent aux Thermopyles, les Pylagores mirent sa tête à prix ; plus tard il revint à Anticyre où il trouva la mort de la main d'un Trachinien, Athénadès ; cet Athénadès le tua d'ailleurs pour une tout autre, mais il n'en fut pas moins récompensé par les Lacédémoniens. Telle fut, plus tard, la fin d'Éphialte.
(214). Cependant une autre tradition veut qu'Onétès de Carystos, fils de Phanagoras, et Corydallos d'Anticyre aient renseigné le roi et permis aux Perses de tourner la montagne, — tradition sans valeur à mon avis : une première raison, c'est que les Pylagores n'ont pas mis à prix les têtes d'Onétès et de Corydallos, mais celle d'Éphialte de Trachis, et ils devaient être bien informés ; ensuite nous savons qu'Éphialte a pris la fuite à cause de cette accusation car, sans être Malien, Onétès pouvait bien connaître l'existence du sentier s'il avait circulé dans le pays, mais l'homme qui a guidé les Perses par la sente en question, c'est Ephialte, c'est lui que j'accuse de ce crime.
(215). Xerxès apprécia fort l'offre d'Éphialte et, tout heureux, fit aussitôt partir Hydarnès et ses hommes ; vers l'heure où il faut allumer les lampes, ils étaient en route. Le sentier avait été découvert par les gens des environs, les Maliens, qui l'avaient alors indiqué aux Thessaliens pour leur permettre d'attaquer les Phocidiens, à l'époque où ce peuple, en élevant le mur qui fermait la passe, s'était mis à l'abri de leurs incursions ; depuis ces temps lointains les Maliens l'avaient jugé sans intérêt pour eux.
(216). Il se présente ainsi : il part de l'Asopos qui coule dans cette gorge ; la montagne et le sentier portent tous les deux le nom d'Anopée. La sente Anopée franchit la crête de la montagne pour aboutir à la ville d'Alpènes, première ville de Locride du côté des Maliens, en passant par la roche qu'on appelle Mélampyge — Fesse Noire — et la demeure des Cercopes, sa partie la plus étroite.
(217). C'est par ce chemin, si malaisé qu'il fût, que passèrent les Perses après avoir franchi l'Asopos ; ils marchèrent toute la nuit, avec les contreforts de l'Œta sur leur droite et les montagnes de Trachis sur leur gauche. Aux premières lueurs du jour, ils arrivèrent au sommet de la montagne ; là se trouvaient postés, comme je l'ai dit plus haut, mille hoplites phocidiens qui défendaient leur propre sol tout en gardant le sentier ; car au pied de la montagne le passage était gardé par les Grecs indiqués tout à l'heure, tandis que les Phocidiens s'étaient spontanément offerts à Léonidas pour garder le sentier de la montagne.
(218). Les Phocidiens furent avertis de l'arrivée des Perses grâce au fait suivant : en gravissant la montagne, l'ennemi leur demeurait caché par les chênes qui ta couvraient, mais, sans qu'il y eût de vent, le bruissement des feuilles les trahit, car le sol en était jonché et, naturellement, elles craquaient sous leurs pieds ; les Phocidiens coururent donc prendre leurs armes et les Barbares, au même instant, leur apparurent. Quand les Perses virent devant eux des soldats qui s'armaient, ils s'arrêtèrent, déconcertés : ils comptaient n'avoir aucun obstacle sur leur route, et ils se heurtaient à des combattants. Hydarnès craignit d'avoir affaire à des Lacédémoniens et s'enquit auprès d'Ephialte de la nationalité de ces hommes ; renseigné sur ce point, il rangea les Perses en bataille. Mais les Phocidiens lâchèrent pied sous la grêle de leurs flèches et se réfugièrent sur la cime de la montagne. Ils se croyaient spécialement visés par cette attaque, et ils acceptaient la mort ; telle était leur résolution, mais les Perses que menaient Éphialte et Hydarnès ne s'occupèrent pas d'eux et se hâtèrent de descendre la montagne.
(219). Les Grecs qui défendaient les Thermopyles apprirent du devin Mégistias, d'abord, que la mort leur viendrait avec le jour : il l'avait vu dans les entrailles des victimes. Ensuite il y eut des transfuges qui leur annoncèrent que les Perses tournaient leurs positions ; ceux-ci les alertèrent dans le courant de la nuit. Le troisième avertissement leur vint des sentinelles qui, des hauteurs, accoururent les prévenir aux premières lueurs du jour. Alors les Grecs tinrent conseil et leurs avis différèrent, car les uns refusaient tout abandon de poste, et les autres étaient de l'avis opposé. Ils se séparèrent donc, et les uns se retirèrent et s'en retournèrent dans leur pays, les autres, avec Léonidas, se déclarèrent prêts à rester sur place.
(220). On dit encore que Léonidas, de lui-même, les renvoya parce qu'il tenait à sauver leurs vies ; pour lui et pour les Spartiates qui l'accompagnaient, l'honneur ne leur permettait pas d'abandonner le poste qu'ils étaient justement venus garder. Voici d'ailleurs l'opinion que j'adopte de préférence, et pleinement quand Léonidas vit ses alliés si peu enthousiastes, si Peu disposés à rester jusqu'au bout avec lui, il les fit partir, je pense, mais jugea déshonorant pour lui de quitter son poste ; à demeurer sur place, il laissait une gloire immense après lui, et la fortune de Sparte n'en était pas diminuée. En effet les Spartiates avaient consulté l'oracle sur cette guerre au moment même où elle commençait, et la Pythie leur avait déclaré que Lacédémone devait tomber sous les coups des Barbares, ou que son roi devait périr. Voici la réponse qu'elle leur fit, en vers hexamètres :
Pour vous, citoyens de la vaste Sparte,
Votre grande cité glorieuse ou bien sous les coups des Perséides
Tombe, ou bien elle demeure ; mais sur la race d'Héraclès,
Sur un roi défunt alors pleurera la terre de Lacédémone
Son ennemi, la force des taureaux ne l'arrêtera pas ni celle des lions,
Quand il viendra : sa force est celle de Zeus. Non, je te le dis,
Il ne s'arrêtera pas avant d'avoir reçu sa proie, ou l'une ou l'autre.
Léonidas pensait sans doute à cet oracle, il voulait la gloire pour les Spartiates seuls, et il renvoya ses alliés; voilà ce qui dut se passer, plutôt qu'une désertion de contingents rebelles, en désaccord avec leur chef.
(221). D'ailleurs, voici qui prouve, je pense, assez clairement ce que j'avance : le devin qui suivait l'expédition, Mégistias d'Acarnanie, un descendant, disait-on, de Mélampous et l'homme qui vit dans les entrailles des victimes et dit aux Grecs le sort qui les attendait, était lui aussi congédié, c'est certain, par Léonidas qui voulait le soustraire à la mort ; mais il refusa de s'éloigner et fit seulement partir son fils, qui l'avait accompagné dans cette expédition et qui était son seul enfant.
(222). Les alliés renvoyés par Léonidas se retirèrent donc, sur son ordre, et seuls les Thespiens et les Thébains restèrent aux côtés des Lacédémoniens. Les Thébains restaient par force et contre leur gré, car Léonidas les gardait en guise d'otages ; mais les Thespiens demeurèrent librement et de leur plein gré : ils se refusaient, dirent-ils, à laisser derrière eux Léonidas et ses compagnons ; ils restèrent donc et partagèrent leur sort. Ils avaient à leur tête Démophilos fils de Diadromès.
(223). Au lever du soleil Xerxès fit des libations, puis il attendit, pour attaquer, l'heure où le marché bat son plein, — ceci sur les indications d'Éphialte, car pour descendre de la montagne il faut moins de temps et il y a moins de chemin que pour la contourner et monter jusqu'à son sommet. Donc, Xerxès et les Barbares attaquèrent, et les Grecs avec Léonidas, en route pour la mort, s'avancèrent, bien plus qu'à la première rencontre, en terrain découvert. Ils avaient d'abord gardé le mur qui leur servait de rempart et, les jours précédents, ils combattaient retranchés dans le défilé ; mais ce jour-là ils engagèrent la mêlée hors du passage et les Barbares tombèrent en foule, car en arrière des lignes leurs chefs, armés de fouets, les poussaient en avant à force de coups. Beaucoup d'entre eux furent précipités à la mer et se noyèrent, d'autres plus nombreux encore, vivants, se piétinèrent et s'écrasèrent mutuellement et nul ne se souciait de qui tombait. Les Grecs qui savaient leur mort toute proche, par les Perses qui tournaient la montagne, firent appel à toute leur valeur contre les Barbares et prodiguèrent leur vie, avec fureur.
(224). Leurs lances furent bientôt brisées presque toutes, mais avec leurs glaives ils continuèrent à massacrer les Perses. Léonidas tomba en héros dans cette action, et d'autres Spartiates illustres avec lui parce qu'ils furent des hommes de coeur, j'ai voulu savoir leurs noms, et j'ai voulu connaître aussi ceux des Trois Cents. Les Perses en cette journée perdirent aussi bien des hommes illustres, et parmi eux deux fils de Darius, Abrocomès et Hypéranthès, nés de la fille d'Artanès, Phratagune (Artanès était frère du roi Darius et fils d'Hystaspe, fils d'Arsamès ; il avait donné sa fille à Darius avec, en dot, tous ses biens, car il n'avait pas d'autre enfant).
(225). Donc deux frères de Xerxès tombèrent dans la bataille, et Perses et Lacédémoniens se disputèrent farouchement le corps de Léonidas, mais enfin les Grecs, à force de vaillance, le ramenèrent dans leurs rangs et repoussèrent quatre fois leurs adversaires. La mêlée se prolongea jusqu'au moment où survinrent les Perses avec Éphialte. Lorsque les Grecs surent qu'ils étaient là, dès cet instant le combat changea de face ils se replièrent sur la partie la plus étroite du défilé, passèrent de l'autre côté du mur et se postèrent tous ensemble, sauf les Thébains, sur la butte qui est là (cette butte se trouve dans le défilé, à l'endroit où l'on voit maintenant le lion de marbre élevé à la mémoire de Léonidas. Là, tandis qu'ils luttaient encore, avec leurs coutelas s'il leur en restait un, avec leurs mains nues, avec leurs dents, les Barbares les accablèrent de leurs traits : les uns, qui les avaient suivis en renversant le mur qui les protégeait, les attaquaient de front, les autres les avaient tournés et les cernaient de toutes part.
(226). Si les Lacédémoniens et les Thespiens ont montré un pareil courage, l'homme brave entre tous fut, dit-on, le Spartiate Diénécès dont on rapporte ce mot qu'il prononça juste avant la bataille : il entendait un homme de Trachis affirmer que, lorsque les Barbares décochaient leurs flèches, la masse de leurs traits cachait le soleil, tant ils étaient nombreux ; nullement ému le Spartiate répliqua, sans attacher d'importance au nombre immense des Perses, que cet homme leur apportait une nouvelle excellente : si les Mèdes cachaient le ciel, ils combattraient donc à l'ombre au lieu d'être en plein soleil. Cette réplique et d'autres mots de la même veine perpétuent, dit-on, le souvenir du Spartiate Diénécès.
(227). Après lui les plus braves furent, dit-on, deux frères, des Lacédémoniens, Alphéos et Macon, les fils d'Orsiphantos. Le Thespien qui s'illustra tout particulièrement s'appelait Dithyrarnbos fils d'Harmatidès.
(228). Les morts furent ensevelis à l'endroit même où ils avaient péri, avec les soldats tombés avant le départ des alliés renvoyés par Léonidas ; sur leur tombe une inscription porte ces mots :
Ici, contre trois millions d'hommes ont lutté jadis
Quatre mille hommes venus du Péloponnèse.
Cette inscription célèbre tous les morts, mais les Spartiates ont une épitaphe spéciale :
Étranger, va dire à Sparte qu'ici
Nous gisons, dociles à ses ordres.
Voilà l'épitaphe des Lacédémoniens, et voici celle du devin Mégistias :
Ici repose l'illustre Mégistias, que les Mèdes
Ont tué lorsqu'ils franchirent le Sperchios ;
Devin, il savait bien que la Mort était là,
Mais il n'accepta pas de quitter le chef de Sparte.
Les stèles et les épitaphes, sauf celle de Mégistias, sont le tribut aux morts des Amphictyons ; celle du devin Mégistias fut faite par Simonide fils de Léoprépès, qui avait avec lui des relations d'hospitalité.
(229). Deux des trois cents Spartiates, Eurytos et Aristodèmos, pouvaient, dit-on, prendre tous les deux le même parti, et soit sauver leur vie en s'en retournant à Sparte (car Léonidas les avait autorisés à quitter le camp et tous deux gisaient dans Alpènes, atteints d'une très grave ophtalmie), soit, s'ils ne voulaient pas rentrer chez eux, mourir avec leurs camarades ; ils pouvaient faire l'un ou l'autre, mais ils ne parvinrent pas à s'entendre et décidèrent chacun pour soi. Dès qu'Eurytos apprit la manoeuvre des Perses, il demanda ses armes, les revêtit, et se fit conduire par son hilote au lieu du combat ; arrivés là, son guide prit la fuite et lui se jeta dans la mêlée où il trouva la mort ; Aristodèmos manqua, lui, de courage et resta en arrière. Or, si Aristodèmos était seul rentré dans Sparte en raison de sa maladie, ou s'ils étaient revenus tous les deux ensemble, les Spartiates, je pense, ne s'en seraient pas indignés ; mais l'un était mort et l'autre, placé dans la même situation que lui, n'avait pas accepté de mourir, et les Spartiates ne pouvaient pas ne pas s'en irriter vivement contre Aristodèmos.
(230). Voilà, selon les uns, comment Aristodèmos évita la mort et revint à Sparte, en invoquant cette excuse ; pour d'autres il fut chargé de porter un message hors du camp, mais il se garda bien de revenir à temps pour la bataille, comme il le pouvait il traîna en route pour sauver sa vie, tandis que son collègue revint se battre et succomba.
(231). De retour à Sparte Aristodèmos y vécut accablé d'outrages et déshonoré ; il avait à supporter certains affronts, et, par exemple, pas un Spartiate ne consentait à lui procurer du feu ni à lui adresser la parole, et il avait la honte de s'entendre appeler "Aristodèmos le Poltron". Cependant, à la bataille de Platées, sa conduite effaça tous les soupçons qui pesaient sur lui.
(232). Un autre Spartiate, dit-on, chargé lui aussi de porter un message, s'était rendu en Thessalie et survécut aux Trois Cents ; il s'appelait Pantitès et, de retour à Sparte, il se vit déshonoré, et se pendit.
(233). Les Thébains qui étaient sous les ordres de Léontiadès combattirent, par force, les soldats du Grand Roi tant qu'ils furent encadrés par les Grecs ; quand ils virent que les Perses prenaient l'avantage, ils s'écartèrent de Léonidas et des Grecs au moment où ceux-ci se repliaient en hâte sur leur butte, et ils s'approchèrent des Barbares en leur tendant les mains et en protestant, ce qui était parfaitement exact, qu'ils étaient du parti des Mèdes, qu'ils avaient été des premiers à céder au Grand Roi la terre et l'eau, qu'ils étaient venus par force aux Thermopyles et n'étaient pour rien dans l'échec qu'il avait essuyé. Ces paroles leur valurent la vie sauve, car ils avaient pour les confirmer le témoignage des Thessaliens ; mais ils n'eurent pas à s'en réjouir entièrement, car, lorsqu'ils vinrent se rendre aux Barbares, ceux-ci en tuèrent quelques-uns au moment où ils s'approchaient d'eux et, sur l'ordre de Xerxès, ils en marquèrent le plus grand nombre du chiffre royal, à commencer par leur chef Léontiadès, — dont les Platéens tuèrent plus tard le fils, Eurymaque, qui, avec quatre cents Thébains, s'était emparé de leur ville.
(234). Voilà comment luttèrent les Grecs des Thermopyles ; Xerxès alors fit venir Démarate et lui posa d'abord cette question : "Démarate, tu es un homme honnête, je le vois en vérité, car tout ce que tu m'as annoncé s'est accompli. Maintenant, dis-moi, combien reste-t-il de Lacédémoniens et combien sont-ils à être aussi vaillants ? Ou bien le sont-ils tous également ? — Seigneur, répondit Démarate, les Lacédémoniens for. ment un peuple nombreux, tous ensemble, et ils ont beaucoup de cités ; mais tu vas savoir ce qui t'intéresse. Il y a dans leur pays une cité, Sparte, d'environ huit mille hommes : ceux-là sont tous les égaux des soldats qui se sont battus ici. Les autres Lacédémoniens ne les égalent certes pas, mais ils sont braves. — Démarate, reprit Xerxès, comment ferons-nous pour vaincre ces gens sans trop de peine ? Allons, ne me cache rien, car tu sais bien ce qu'ils ont dans l'esprit, toi qui fus leur roi."
(235). Démarate lui répondit : "Seigneur, si tu tiens si fort à mes conseils, il est juste que je t'indique le parti le meilleur : tu devrais envoyer trois cents navires de ta flotte sur les côtes de la Laconie. Il y a dans ces parages une île nommée Cythère, dont le plus sage de nos compatriotes, Chilon, a dit que l'intérêt des Spartiates était qu'elle fût au fond de la nier plutôt qu'à la surface, parce qu'il s'attendait toujours à la voir utilisée justement pour le genre d'opération que je t'indique, — non pas qu'il eût prévu ton expédition, mais il craignait toute expédition éventuelle. Que tes hommes, basés sur cette île, inquiètent les Lacédémoniens : comme la guerre menacera leurs foyers, ils ne risqueront pas d'aller au secours du reste de la Grèce quand tes forces terrestres l'attaqueront ; et, quand le reste de la Grèce aura passé entre tes mains, la Laconie reste seule, trop faible désormais pour te résister. Si tu n'adoptes pas mon plan, voici ce qui t'attendra : un isthme étroit donne accès au Péloponnèse ; là, comme tous les Péloponnésiens se seront ligués contre toi, compte que tu auras à livrer de nouvelles batailles, plus rudes que celles d'hier. Si tu l'appliques, il n'y aura pas de bataille et l'Isthme, ainsi que toutes les cités, tombera en ton pouvoir."
(236). Après lui ce fut Achéménès, le frère de Xerxès et le chef de ses forces navales, qui parla ; présent à l'entretien, il craignait de voir Xerxès adopter ce projet. "Seigneur, lui dit-il, je te vois prêter l'oreille aux propos d'un homme qui est jaloux de tes succès, qui peut-être même trahit ta cause ; ces procédés sont d'ailleurs chers aux Grecs : tout succès soulève leur jalousie, toute supériorité leur haine. Dans notre position, si tu ôtes trois cents navires à ta flotte, qui en a déjà perdu quatre cents dans la tempête, pour les envoyer sur les côtes du Péloponnèse, tes adversaires deviennent aussi forts que toi ; rassemblée, notre flotte est invincible pour eux et, de prime abord, ils ne seront pas de taille à te résister. De plus la flotte entière appuiera l'armée, qui l'appuiera de son côté si elles marchent ensemble ; si tu les sépares, tu ne pourras pas être utile à tes forces navales, qui ne pourront pas non plus t'aider. Veille à tes propres intérêts, et sois bien résolu à ne pas te soucier des projets de tes ennemis ; ne cherche pas sur quel point ils porteront leurs armes, ce qu'ils feront, combien ils sont. Ils sont assez grands pour s'occuper de leurs propres affaires, occupons-nous des nôtres. Si les Lacédémoniens viennent livrer bataille aux Perses, ils ne guériront pas la blessure qu'ils viennent de recevoir."
(237). Xerxès lui répliqua : "Achéménès, ton avis me semble juste et je le suivrai. De son côté, Démarate indique le plan qu'il pense être le meilleur pour moi, quoique le tien l'emporte : car je n'admettrai jamais qu'il ne me soit point dévoué, — à en juger par les propos qu'il m'a tenus jusqu'ici, et par un fait certain : un homme peut être jaloux des succès d'un concitoyen et garder à son égard un silence hostile ; il s'abstiendra même, si l'autre le consulte, de lui donner le conseil à son avis le meilleur, à moins d'être fort avancé dans le chemin de la vertu, et les gens de cette espèce sont rares. Mais un hôte se réjouit par-dessus tout de la prospérité de son hôte et ne peut que lui donner les meilleurs conseils, s'il le consulte. Ainsi donc, j'entends qu'à l'avenir on se garde de calomnier Démarate, qui est mon hôte."
(238). Après cet entretien Xerxès traversa le champ de bataille, au milieu des cadavres ; comme il avait appris que Léonidas était le roi et k chef des Lacédémoniens, il fit décapiter son corps et fixer la t celle-ci, que Léonidas, de son vivant, avait été le principal objet du courroux de Xerxès ; sinon le roi n'aurait jamais infligé cet outrage à son corps puisque, de tous les peuples que je connais, les Perses accordent le plus d'honneur aux soldats courageux. Il en fut donc fait comme le roi l'avait ordonné.
(239). Je dois maintenant revenir sur un point où mon récit présente une lacune. Les Lacédémoniens avaient appris les premiers que le Grand Roi préparait une expédition contre la Grèce ; ils avaient, dans la circonstance, envoyé consulter l'oracle de Delphes et reçu la réponse que j'ai citée un peu plus haut. Ce renseignement leur était parvenu de curieuse manière. Démarate fils d'Ariston s'était exilé chez les Mèdes, il devait avoir pour les Lacédémoniens (la vraisemblance vient ici corroborer mon opinion) des sentiments peu bienveillants, et l'on peut se demander s'il fut guidé par la sympathie ou par la malignité. En tout cas, lorsque Xerxès décida d'envahir la Grèce, Démarate, qui était à Suse, connut ses projets et voulut en avertir les Lacédémoniens. Il ne pouvait pas le faire directement, car il risquait d'être surpris ; il eut donc recours à un subterfuge : il prit une tablette double, en gratta la cire, puis écrivit sur le bois même les projets de Xerxès ; ensuite il recouvrit de cire son message : ainsi le porteur d'une tablette vierge ne risquerait pas d'ennuis du côté des gardiens des routes. La tablette parvint à Lacédémone et personne n'y comprenait rien, lorsque enfin, suivant mes renseignements, Gorgo, la fille de Cléomène et la femme de Léonidas, eut une idée et comprit l'astuce ; elle dit à ses concitoyens de gratter la cire : ils trouveraient un message inscrit sur le bois. Ils le firent, déchiffrèrent le message et le communiquèrent à toute la Grèce. Voilà ce que l'on raconte. http://www.theatrum-belli.com
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Révoltes populaires au Moyen-Age
Les révoltes populaires constituent un phénomène qui reste encore mal connu, aussi bien dans leur forme populaire qu’insurrectionnelle. Cela tient aux sources qui proviennent presque exclusivement des autorités et qui ne donnent que le point de vue des pouvoirs en place et des couches sociales dominantes. Les historiens ont certes étendu le champ de leur approche en complétant les chroniques par des sources judiciaires ou comptables. Mais ils restent tributaires du langage de la répression.
Ainsi, pour désigner les révoltés du Bassin parisien en 1358, les chroniqueurs, appartenant au milieu clérical ou nobiliaire, les appellent « Jacques », de l’appellation « Jacques bonhomme » qui leur avait été donnée pour les tourner en dérision, et le chroniqueur Jean Froissart parle à leur sujet de « méchantes gens ». D’autres traitent les révoltés de Gand, en 1380, de « ribauds, chétifs et merdailles ». Dans tous les cas, ces jugements de valeur font référence aux populares, aux populaires, que les textes appellent aussi « le commun », le « peuple », « les menus » (contre les « gros »), ou encore, chez ceux qui s’inspirent d’Aristote, les « gens mécaniques ». Ces termes sont assez vagues, mais ils désignent les catégories inférieures de la société, par opposition à ceux que la fortune, le pouvoir, la notoriété sociale placent en position hiérarchiquement supérieure. Le problème consiste à situer la limite de cette stratigraphie sociale. Par exemple, parmi les révoltés de 1381, en Angleterre, on compte de nombreux membres du clergé, tel John Ball. Peut-on les considérer comme partie prenante du peuple, voire du petit peuple ? Si leur absence de fortune les place bien dans cette catégorie, ils font néanmoins partie du clergé et bénéficient d’un prestige qui les détache du peuple. A l’inverse, faut-il créer un fâcheux amalgame entre les populaires et les miséreux, ou encore les mendiants, et les englober tous dans le groupe des marginaux ? Le fait que les révoltes populaires soient, avant tout, aux yeux des contemporains, des troubles qui remettent en cause la hiérarchie sociale, ne doit pas dispenser d’une analyse fine des acteurs qui les animent. Quant à la révolte elle-même, les mots sont variés et ambigus. Elle commence avec le « murmure », lequel, dans les textes, se démarque mal de la rumeur. Le terme « effroi » ou celui de « commotion » sont employés dans un second temps pour montrer la peur et le choc que fait naître l’insurrection. Christine de Pizan et le récit anonyme du Bourgeois de Paris emplie aussi le mot « fureur » pour désigner les révoltes parisiennes de 1413 (Cabochiens) et de 1418. Les textes peuvent parler de conjuration, d’alliances ou de complots, mettant l’accent sur le serment et les contrats qui unissent les insurgés, ainsi que sur le caractère secret et inquiétant de la préparation. Enfin, l’emploi des termes « rébellion » ou « sédition » met l’accent sur l’infraction politique que commettent les insurgés par rapport aux pouvoirs établis et, du même coup, sur sa condamnation. Il est significatif que ces expressions politiques apparaissent surtout aux deux derniers siècles du Moyen Age, au moment où les pouvoirs étatiques s’affirment et où, sous l’influence du droit romain, se met en place le crime de lèse-majesté. Le vocabulaire reste donc ambigu, mais il donne quelques aperçus de la diffusion possible de la révolte par la rumeur, de sa structuration par la foi jurée, de son impact traumatisant et institutionnel. Saisir la révolte populaire est d’autant plus difficile qu’elle se confond parfois avec des manifestations hérétiques ou des dénonciations de l’hérésie, surtout pour les périodes les plus anciennes du Moyen Age. Il en est ainsi des Patarins de Milan (littéralement, ceux qui sont vêtus de chiffons) qui, entre 1045 et 1085, sont en lutte contre l’archevêque de la ville et dénoncent à la fois la simonie et le concubinage des prêtres. Ces insurgés sont en fait des fanatiques de la réforme grégorienne que leurs adversaires traitent d’hérétiques. Si leur mouvement donne aussi naissance à des revendications sociales, les Patarins ne rassemblent pas l’ensemble du petit peuple. D’autres insurrections à cette époque dans les villes du nord de la France, vont dans le même sens. De façon générale, le lien que l’hérésie entretient avec un idéal de pauvreté exacerbé facilite l’amalgame.
Les révoltes populaires connaissent deux temps forts, l’un au XIIe s., l’autre aux XIVe-XVe s. Cela ne veut pas dire que des révoltes n’ont pas eu lieu en dehors de ces périodes et que, à l’inverse, ces temps forts puissent être considérés comme des « révolutions ». Le premier temps fort, celui du XIIe s., est lié à l’obtention des chartes de franchises. Il a été particulièrement violent dans le Nord où les affrontements ont opposé les bourgeois, soutenus par le peuple, aux seigneurs pour obtenir un certain nombre de privilèges, économiques, judiciaires et politiques. Mais l’Italie a aussi connu ses révoltes pour que puissent s’y développer les libertés urbaines, cette fois face à l’empereur et au Pape. La forme communale que prend le mouvement implique un serment entre les insurgés qui est, en lui-même, un acte répréhensible, puisqu’il lie des égaux, les bourgeois, et crée entre eux une alliance scellée devant Dieu. C’est l’une des raisons qui poussent certains clercs à condamner le mouvement, tel l’abbé Guibert de Nogent qui, à propos de la commune de Laon en 1115, parle de « commune » comme d’un mot « nouveau et détestable ». Les privilèges obtenus par les insurgés ne sont pas minces, tels l’abonnement à la taille, la codification des amendes, la réglementation des marchés, et une liberté personnelle qui restreint la servitude. Le second temps fort des révoltes médiévales consiste en un véritable cycle à l’échelon européen entre 1350 et 1420 environ, qui a pour cadre les villes, mais aussi les campagnes. Ces deux grandes vagues ne doivent pas faire oublier l’existence d’une violence latente. Dans le cadre de la seigneurie, des affrontements violents peuvent se produire de façon ponctuelle entre le seigneur banal et ses dépendants. C’est le cas en Catalogne (P. Bonnassie), mais aussi en France du Nord où, entre 1050 et 1150, on a pu repérer une douzaine de cas où des révoltes se terminent par la mort du seigneur (R. Jacobs). Des révoltes peuvent aussi opposer les serfs à leur seigneur, surtout à partir du milieu du XIIIe s., quand les communautés serviles œuvrent pour acheter leur liberté, par exemple dans le Bassin parisien. D’autres révoltes, surtout au XIIIe s., opposent le peuple des villes aux patriciens qui détiennent et monopolisent le pouvoir. C’est le cas en Flandre, dans les villes où la laine se transforme en drap. La société et l’économie y opposent les gens de métiers au patriciat, et, au sein des gens de métier, les tisserands, détenteurs d’outils chers et perfectionnés, aux foulons et aux teinturiers, les « ongles bleus », dont le corps est le seul outil de travail. Dès 1245, des grèves ou « takehans » éclatent à Douai et s’étendent à Gand et à Liège. A partir de 1275, la Flandre subit de plein fouet l’arrêt des importations de laine anglaise. Dans les principales villes, la population au chômage réclame une enquête sur la gestion des échevins, d’autant que le poids de la fiscalité urbaine s’accompagne de malversations. Les artisans du textile, tisserands et foulons, s’unissent pour mener les insurrections. Onze échevins sur seize sont assassinés à Douai ; le beffroi de Bruges est incendié ; de nombreuses archives urbaines sont saccagées. Le comte de Flandre, d’abord favorable aux insurgés pour mieux contrer les échevins, se range du côté de la répression et les gens de métier sont sévèrement punis. A des châtiments individuels sévères – pendaisons, décapitations et bannissements – s’ajoutèrent de lourdes amendes. En même temps, le comte profite de la situation pour réduire le pouvoir des échevins. Les révoltes de la période 1350-1420 sont les mieux connues. Elles ont un caractère européen et touchent surtout les villes, mais aussi les campagnes. Leur simultanéité interdit de les traiter comme des phénomènes isolés. Par exemple, il apparaît bien que la Jacquerie qui embrase le Bassin parisien en mai-juin 1358 a des liens étroits avec le mouvement insurrectionnel d’Etienne Marcel à Paris et sans doute avec les mouvements qui agitent les villes de Flandre, en particulier Gand. L’information circule par le biais des lettres officielles, des contacts commerciaux et de la simple rumeur. C’est un véhicule puissant de la révolte. Il en est de même dans toute l’Europe à partir de 1378, au moment où s’ouvre à Florence, avec la révolte des Ciompi, un cycle de violences qui dure jusqu’en 1391 en Espagne. Chaque ville a certes une révolte spécifique, mais les liens entre les lieux sont étroits, par exemple entre Paris où sévissent les révoltés en deux vagues successives, l’une en 1380, l’autre en 1382 connue sous le nom de révolte des Maillotins, et Rouen qui connaît une Harelle en 1382. De la même façon, le réseau des insurrections est trop compact en Languedoc et en Catalogne pour que la révolte ne se soit pas répandue de façon exemplaire.
Les historiens sont de moins en moins convaincus du lien direct qui existerait entre misère et révolte. L’exemple le plus net est celui de la Jacquerie de 1358 où les acteurs sont des paysans cossus des terres riches du Bassin parisien ou des gens de métier recrutés dans les villes. Certains ont même acquis une certaine culture qui les situe parmi les élites paysannes (c’est le cas du meneur, Guillaume Cale). Les conditions que peut réunir une crise économique ne sont pas non plus suffisantes. On a pu montrer que si l’insurrection des Ciompi avait été liée au prix du pain, elle aurait éclaté dès 1375, au moment où se fait sentir une forte poussée du prix des denrées de première nécessité, qui a débuté en 1370 et chute en 1376-1377 (Ch. De La Roncière). Florence avait déjà connu une forte poussée de ce type entre 1335 et 1350, mais aucune révolte comparable à celle de 1378. Sur les quarante-trois émeutes qui se sont déclenchées à Florence entre 1343 et 1385, dans un seul cas, en 1368, le prix du pain est en question. Ce sont plutôt l’instabilité de la monnaie, les « remuements monétaires », les excès de la fiscalité et les évènements militaires qui suscitent les révoltes.
La place de l’impôt dans ces mouvements de la fin du Moyen Age est essentielle, si bien qu’on peut lier les révoltes à la croissance du système étatique, à un moment où le prélèvement fiscal doit encore être consenti par les populations. Dans cette perspective, il est normal que les révoltés soient d’abord ceux qui ne sont pas privilégiés et qui ne sont pas considérés comme assez misérables pour être exclus des rôles de taille. Pour eux, l’impôt est lourd. Il est normal aussi que les insurgés se recrutent parmi ceux qui, à l’échelle de leur village ou de leur paroisse, ont pris par ailleurs l’habitude d’appliquer un certains nombre d’idées démocratiques en votant l’impôt, le guet et la garde. Ceux qui se classent dans le noyau des fortunes moyennes prennent l’initiative. A Paris, en mars 1382, le cri de révolte est venu d’une marchande de cresson, donc d’une femme ayant un métier, modeste certes, mais a l’abri de la misère. La horde des exclus ne fait que suivre le mouvement, comme à Paris en 1418. Les marginaux, qui font tant peur, ne prennent pas l’initiative de la révolte. Pourtant, les chroniqueurs ont raison : ce sont les pauvres qui jouent de la violence contre les riches. Et il est probable qu’en 1380, les Tuchins, dans le Midi de la France, ont crié « Tuons, tuons tous les riches », utilisant le vocabulaire de la vengeance qui conduit à la guerre privée. Si les révoltés s’opposent d’abord aux collecteurs d’impôts, ce sont rapidement les riches qui sont visés, ce qui montre la force des antagonismes sociaux sur lesquels sont construites les hiérarchies. Le critère de fortune est insuffisant. Il faut tenir compte du degré d’acculturation, de l’accès aux soins médicaux et à l’hygiène, de la qualité du logement et de la valorisation du métier exercé. Par exemple, les bouchers sont des gens fortunés, mais ils exercent un métier déprécié, d’où leur rôle dans la révolte parisienne de 1413. A Florence, les travailleurs de la laine sont au bas de l’échelle sociale, mais avec des nuances qui placent les fileuses et les tisserandes derrière les hommes : être Ciompa est pire que d’être Ciompo (A. Stella). Face aux riches qui dominent la ville, que valent ces nuances? A Florence, les foyers des Bardi qui résident dans la Scala concentrent entre 20 et 30% des fortunes et pèsent d’un poids énorme. On peut alors se demander si une ville comme Florence (environ 70.000 habitants en 1378) est capable de sécréter des liens d’unité entre ses groupes sociaux ou si, au contraire, les hiérachies sont à vif au point de secréter des oppositions irréductibles, prêtes à éclater quand les circonstances politiques ou économiques sont favorables. Sur l’ensemble de la population, un tiers des ménages est déclaré « misérable ». L’occupation de plus de la moitié des travailleurs est un simple gagne-pain, un travail sans honneur. Le paysage urbain porte les marques des ségrégations sociales: au centre sont les magnats ou les membres du Popolo qui ont exercé le pouvoir pendant le XIVè s., tandis que la périphérie est occupée par les pauvres ou les miséreux. Il y a bien deux villes dans la ville, à Florence comme à Milan et à Lyon où la Rebeyne de 1436 est venue des faubourgs. La muraille urbaine est aussi une fracture de chair et de sang. Les révoltés sont nées de ce dialogue devenu impossible entre les menus et les gros, parce que les menus sont des sortes d’étrangers dans leur cité, à un moment où l’esprit l’esprit civique et le sentiment d’identité urbaine se développent, partagés par tous. Il est tout à fait significatif que les révoltés tournent aussi leur violence contre les étrangers et les juifs. Les dettes et l’usure ne sont pas les seules en cause. La xénophobie s’assortit d’une sorte de croisade religieuse et les Ciompi ne revendiquent pas de s’appeler Popolo Grasso, mais Popolo di Dio. Ils défendent l’idée d’un territoire que souille la présence des juifs et des étrangers, d’un territoire dont ils doivent assurer la défense en désignant à leur tour des exclus, selon un processus qui leur fait retrouver l’identité que les riches leur ont confisquée.
Les engagements de ces populations dans la révolte aboutissent rapidement à un échec et d’ailleurs, l’insurrection se déroule elle-même dans un temps court, de l’ordre de la journée, au maximum de quelques semaines. Pourquoi ? La première explication tient à la rapidité de la répression, à armes inégales. Les Jacques ont des armes de fortune, au mieux des piques, et Charles de Navarre, qui les vainc à Mello le 10 juin 1358, est armé en chevalier. Les mouvements sont aussi morts d’une absence de programme politique de remplacement. Les insurgés n’imaginent pas d’autres modes de gouvernement que celui qui est en place, en particulier dans le royaume. Ils ne remettent pas en cause la personne du roi. Ils chargent ses officiers de toutes les fautes. Quand il existe l’amorce d’un programme politique, il est le fait de meneurs appartenant à d’autres couches sociales, te le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, à Paris en 1413 et en 1418. Il existe une idéologie millénariste qui peut servir de toile de fond à ces révoltés qui rêvent d’une société sans impôts, sans contrainte, sans nobles. Ainsi, la violence des Travailleurs anglais, en 1381, se teinte de millénarisme avec la fameuse prédication de John Ball : « Quand Adam bêchait et Eve filait, où était le gentilhomme? » La violence devient alors purificatrice, déviant vers des thèses considérées comme hérétiques (Wycliff, Hus) et c’est une des causes de son échec, car elle se manifeste par flambées d’où le mysticisme n’est pas exclu et elle débouche sur un rêve à la fois passéiste et sécurisant. Il reste cependant à comprendre pourquoi la violence se met alors à flamber et à s’éteindre aussitôt. La révolte entretient avec la fête un certain nombre de points communs qui caractérisent les rites collectifs. Les dates choisies sont significatives, quand elles sont en rapport avec le Carême et le Carnaval qui sont à la fois des temps de réformation et d’explosion sociale, comme c’est le cas à Rouen ou à Paris en 1382. Le temps de la révolte connaît aussi un déroulement inversé, puisque les révoltés commencent souvent à Vêpres et poursuivent leur action de nuit, ce qui signe un effet diabolique. Les sonneries des églises ou du beffroi deviennent anarchiques et le tumultes des Ciompi est aussi celui des petites cloches de la périphérie en discordance avec celles du palais. ce brouillage du temps, correspond celui de l’espace. Les portes de la ville sont fermées, des chaînes sont tendues dans les rues et, à l’inverse, les prisons sont ouvertes, un acte que seul peut se permettre le pouvoir souverain. Il est impossible que ces repères vacillent longtemps dans une société marquée par des codifications rituelles très fortes comme l’est la société médiévale. Enfin, quand la violence se développe au point de transformer la révolte en massacre, il peut exister des points de non-retour que perçoivent les révoltés eux-mêmes. A Paris, en 1418, la révolte s’arrête et se retourne contre son chef, le bourreau Capeluche, quand celui-ci, enfreignant les tabous, met à mort une femme enceinte. La violence a ici transgressé plus que l’ordre social : elle a atteint les fondements de l’ordre culturel, c’est-à-dire des valeurs que partagent tous les acteurs, qu’ils soient pauvres ou exclus. La révolte trouve là ses propres limites parce que les lois de l’honneur qui unissent les hommes sont finalement encore plus fortes que les clivages sociaux.
Les révoltes populaires sont un échec, mais leur répétition, en particulier à la fin du Moyen Age, a entretenu une psychose de peur. Non seulement les insurgés sont présentés comme des criminels, mais le peuple tout entier gagne en laideur, donc en mépris et en rejet. A terme il est probable que la répétition des révoltes populaire a finalement servi le développement des pouvoirs centralisés et a conforté la place des privilèges.
Claude Gauvard In Dictionnaire du Moyen Age
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« Un délicieux canard laquais » de Jean-Yves Viollier
« Quant à la sacro-sainte impertinence de l’hebdo, grand donneur de leçons devant l’Eternel, et à son indépendance sourcilleuse vis-à-vis du pouvoir, elles tiennent elles aussi du leurre. »
Ça balance pas mal dans la presse de gauche ! Après « La Face cachée du Monde/ Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir » par Pierre Péan et Philippe Cohen (Document/Mille et une nuits), après « Les patrons de la presse nationale/ Tous mauvais » (La Fabrique éditions), dont l’auteur, l’ancien trotskiste Jean Stern (1), étrillait en particulier « Libération » et « L’Huma », c’est à une autre « institution de la République », vieille de près d’un siècle, que s’attaque ce « roman satirique », dont le titre est tout un programme. (Cl. L.)
Aucune ressemblance, bien sûr, entre Le Canard enchaîné, fondé en 1915 par Maurice et Jeanne Maréchal, « Journal satirique paraissant le mercredi » sis rue des Petits-Pères, et L’Exemplaire, hebdomadaire créé à la même époque par Marcel Nousvoila, sis rue Saint-Simagrée et où un journaliste nommé Pierre Pica (le pica est une mesure typographique), ancien, entre autres, de L’Epopée, a l’honneur et l’avantage d’être recruté au début des années 2000.
Transparence, impertinence et indépendance : des leurres
Ah, se sentir membre d’une chaleureuse fraternité et pouvoir écrire en toute liberté sans se soucier des puissants, quelle joie pour notre homme qui, en compensation des joies à venir, consent à une baisse de son salaire !
Mais cette euphorie n’a qu’un temps. Pica s’aperçoit vite que la fraternité d’armes n’est qu’une apparence, les clans s’affrontant allégrement sous la férule du tyrannique directeur Félix, et que la mesquinerie règne en maître car la direction, qui refuse par exemple de s’abonner à l’AFP (ce que confirme Wikipedia), exige de ses pigistes qu’ils le soient. Pis encore : de très ingénieux, très arbitraires et très opaques systèmes de primes et d’attributions d’actions (celles-ci quasiment sans valeur) garantissent la docilité des rédacteurs.
Quant à la sacro-sainte impertinence de l’hebdo, grand donneur de leçons devant l’Eternel, et à son indépendance sourcilleuse vis-à-vis du pouvoir, elles tiennent elles aussi du leurre. Pica se voit vite cantonné à la rubrique « Que Pouic » (qu’à partir des récriminations de lecteurs, Jean-Yves Viollier tenait justement au Canard sous le titre « Pouac ») et, quand il est informé par une taupe gaulliste des agissement du « Petit nerveux », qui rêve de devenir calife à la place du calife Chirac, ses informations exclusives sont sciemment mal utilisées, voire snobées par Félix. Deux confrères, qui ont découvert des faits propres à empêcher le Petit nerveux de se présenter à la présidentielle de 2007 contre « la Madone », verront également leur bombe se transformer en pétard mouillé après réécriture de leur papier par la direction car « tous les sujets concernant l’UMP et le PS étaient des chasses gardées directoriales » et l’on ne vient pas « braconner sur le domaine royal ».
Un fil à la patte
De même L’Exemplaire fera-t-il ensuite tout un foin autour des vacances familiales au Maroc de Marie Michiot, ministre des Armées finalement contrainte à la démission – à la grande satisfaction du Petit nerveux qui ne peut la souffrir. En revanche, l’hebdo se montrera curieusement beaucoup plus discret sur le premier ministre, dit « Le Jouisseur » car « derrière son air de notaire compassé se cache un hédoniste absolu », qui, simultanément, a passé un réveillon de Noël fastueux : « Palace luxueux prêté par la présidence syrienne, avion privé mis à disposition du nabab ».
On le voit, les situations à peine transposées et leurs héros sont transparents – à la Noël 2011, c’est l’Egyptien Moubarak qui offrit hospitalité et avion privé à la famille Fillon, et c’est en Tunisie que séjourna Michèle Alliot-Marie. Cela ne suffit pas à faire de ce « roman satirique » un grand livre : M. Viollier maltraite trop souvent la langue française (ah, cette machine à café qu’on entend « bruisser » !) et abuse des astuces vaseuses pour intituler ses chapitres (« Toc art de presse », « Conf’errance de rédaction », « Actionn’air de rien », etc.).
Mais, le bouquin refermé, reste une certitude, ou plutôt une confirmation, d’autant plus que son auteur, dont le père était un « militant anticolonialiste », ne cesse d’exciper de sa « culture syndicaliste » et gauchiste : le canard laquais a bien un fil à la patte. Et même plusieurs, politiques, économiques et financiers, sa bonne santé dépendant en partie de la générosité du pouvoir en place, de quelque obédience que soit celui-ci, alors qu’il ne cesse de perdre des lecteurs.
En cela, il est vrai, et malgré son anarchisme de façade, il ne se distingue guère des autres titres de presse. Les « médias en servitude » (2) sont bel et bien une (désolante) réalité française.
Claude Lorne, 4/11/2013
Jean-Yves Viollier : Un délicieux canard laquais, éditions du Toucan 2013, 220 pages.
Notes :
(1)Les patrons de la presse nationale/ Tous mauvais. De Jean Stern
(2)Les medias en servitude, avec la collaboration de Claude Lorne,
http://www.polemia.com/un-delicieux-canard-laquais-de-jean-yves-viollier/ -
Vendredi 8 novembre, conférence de Gérald Pichon à Bourgoin-Jallieu
Gérald Pichon, l’auteur de “Sale Blanc”, sera vendredi 8 novembre à Bourgoin-Jallieu. Un repas entre militants suivra cette conférence. Renseignements et inscriptions : dauphine@generation-identitaire.com
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[Grenoble] Le Centre Lesdiguières vous invite à la conférence de Philippe Prevost
Le Centre Lesdiguières vous invite à la conférence de Philippe Prevost, historien, il est notamment l’auteur de La France et le Canada d’un après-guerre à l’autre (1918-1944), La France et l’origine de la tragédie palestinienne (1914-1922), La condamnation de l’Action française 1926-1939, L’Eglise et le Ralliement : Histoire d’une crise 1892-2000
sur Les trois ralliements
L’Eglise connaît aujourd’hui une des crises les plus graves de son histoire ; jadis ceux qui s’en prenaient à sa théologie traditionnelle étaient exclus. Depuis le concile Vatican II, ils sont restés à l’intérieur à tel point que, particulièrement en France, ils occupent la plus grande partie des postes de commande. Comment cela a-t-il été possible ? Cette révolution a-t-elle été soudaine ? Ou bien a-t-elle été le fruit d’une longue maturation ? C’est à toutes ces questions que tentera de répondre Philippe Prévost lors de sa conférence.
Lundi 25 novembre 2013 à 20 h. salle du 1er étage - 10 place de Lavalette, 38000 Grenoble (Tram arrêt : « Notre-Dame »)
La conférence sera suivie d’un buffet convivial (Participation aux frais)
Centre Lesdiguières - 6, rue Berthe de Boissieux - 38000 - Grenoble
http://www.actionfrancaise.net/craf/?Grenoble-Le-Centre-Lesdiguieres,6613