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culture et histoire - Page 1719

  • Dagobert à l’endroit

    Et si l’’on reparlait des Mérovingiens ? On a coutume de considérer les rois de France de la première race comme des princes débauchés, cruels, égorgeurs... Il est vrai qu’’à l’’époque les hommes, même chrétiens, étaient encore barbares, que, toujours en guerre, l’’on vivait partout dangereusement et que mourir était pour un prince de sang royal un sort plus enviable qu’’être tondu. En outre, le système de succession était si aberrant que tout frère ou neveu était un être de trop et que donc les exterminer était même devenu une condition de l’’unité du royaume hérité de Clovis !
    Avec Ivan Gobry, nous avons déjà rencontré Clotaire 1er, fils de Clovis et Clotaire II (petit-fils du précédent), dans leurs raffinements à la fois d’ignominie et de fine intelligence. Avec Dagobert 1er, le même auteur nous repose un peu des horreurs des prédécesseurs, et surtout, même parfois, nous édifie.
    Grand chef d’’État
    Disons tout de suite que nous sommes très loin du roi débile qui ne savait pas bien mettre sa couronne ou sa culotte dans la chanson populaire anti-royaliste qui date de la veille de 1789 et dont l’’auteur, ne pouvant citer nommément Louis XVI, se rabattit sur ce pauvre Dagobert dont il ne savait strictement rien, sans doute pour agencer ses rimes...
    Le vrai, fils de Clotaire II et de la bonne Gertrude, né en 604, eut la chance d’’hériter de son père (mort en 629) d’’un royaume unifié – tous les concurrents ayant été occis –, installé dans la paix et même dans une certaine prospérité économique. Il avait bien un demi-frère cadet, Charibert (610-632), mais plutôt simple d’’esprit, d’’intelligence mesurée, de volonté médiocre, celui-ci n’’en demandait pas trop et eut l’’élégance de mourir jeune.
    Dagobert devint donc assez vite roi du Regnum Francorum, c’’est-à-dire en fait seul roi de quatre royaumes (Austrasie à l’’ouest, Neustrie au centre, Bourgogne, Aquitaine) chacun jaloux de ses prérogatives. Passons sur tout un embrouillamini géographique et généalogique dans lequel Ivan Gobry évolue avec autant de précision que de virtuosité. Très vite Dagobert s’affirma énergique et patient, ardent et perspicace à la fois.
    On comprend que, dans les conditions de son règne, il ait fallu au jeune roi montrer d’’exceptionnelles qualités pour s’’entourer d’’hommes capables de le servir et de le conseiller, tout en ayant comme lui le souci de l’’unité et de la continuité de la dynastie.
    L’’histoire a retenu surtout le nom du gaulois d’’Aquitaine, le grand saint Éloi (588-660) qui fut un maître en orfèvrerie, avant d’’être fait par le roi Clotaire maître des monnaies royales, puis par Dagobert le gardien des finances royales, et son principal conseiller, voire parfois son ambassadeur. Grand bienfaiteur des monastères, il finit ses jours comme grand orateur dans son siège épiscopal de Noyon. Sa popularité augmenta encore après sa mort grâce notamment à la biographie que rédigea de lui son ami intime saint Ouen.
    Il faut aussi se souvenir de Pépin de Landen (†640), grand lettré, d’une des plus grandes familles d’’Austrasie, maire du palais d’’Austrasie, puis de Paris. Deux de ses filles furent portées sur les autels : sainte Gertrude et sainte Beggha, cette dernière ayant pour petit-fils Charles Martel.
    Saint Arnoul (†641), évêque de Metz, ancien précepteur de Dagobert, et bientôt son conseiller, reste aussi un nom illustre. Par l’’un de ses deux fils, dont l’’un fut un saint, il allait être un ancêtre de Charlemagne.
    Le fondateur de Saint-Denis
    On le voit : Dagobert, roi cynique et dévergondé (comme presque tous ses prédécesseurs) vivait au milieu de bien des odeurs de sainteté. « Il gardait la foi chrétienne, explique Ivan Gobry, qui lui inspira la source d’’un sage gouvernement de son royaume et un soutien convaincu aux forces spirituelles de la population. » C’’est ainsi qu’’il œœuvra pour un prodigieux développement de la vie monastique. Sa dévotion à saint Denis, éveillée dès l’’enfance, le poussa à vouloir édifier un monastère à l’’emplacement du tombeau du saint martyr et de ses compagnons Rustique et Éleuthère. Il y établit la “louange perpétuelle”, un office liturgique permanent. Émerveillé par le succès de cette pieuse entreprise, il choisit ce lieu pour y être inhumé de préférence à Saint-Germain-des-Prés où dormaient ses ancêtres. C’’est ainsi que Saint-Denis devint pour les siècles à venir la nécropole des rois de France.
    C’’est un peu partout en France que Dagobert fonda des monastères. Une floraison de saints alla de pair : saint Eustaise, saint Valéry, saint Léobard, saint Romaric, sainte Fare... Autour de ces maisons de prière et de labeur, vinrent s’’installer des ouvriers agricoles, des artisans, des familles. Des bourgades s’assemblèrent. « Quand nos rois, écrit Gobry, fondaient ou protégeaient les abbayes, ils ignoraient que, bien souvent, ils créaient de nouvelles villes ». Ainsi se dessinait déjà le paysage français.
    Dagobert décéda en 639. Il n’’avait régné sur le Regnum Francorum que dix ans, mais cela lui avait suffi à imprimer la marque d’’une volonté, dirait-on, presque nationale. La suite, n’’étant que mérovingienne, fut hélas moins brillante... La déchéance des rois de nouveaux désunis fit naître la légende ridicule des “rois fainéants”. En trois générations, de Clovis II (634-657), fils de Dagobert à Chilpéric III (743-755), ces rois furent très jeunes absorbés par les maires du palais, parfois avides et cruels, mais dont certains, après avoir fait tondre et enfermé au monastère ces fantômes royaux trop guidés par leurs caprices surent reprendre en mains ce qui allait devenir la France. Ainsi Pépin d’’Herstal, petit-fils de saint Arnoul et de Pépin de Landen, engendra Charles Martel, père de Pépin le Bref, qui offrit à la chrétienté Charlemagne. L’’histoire de Dagobert, au sein d’une dynastie aussi tempêtueuse, prouve que même dans les périodes obscures, des éléments d’espérance restent sous-jacents. Merci à Ivan Gobry de nous l’’avoir montré.
    Michel Fromentoux L’’Action Française 2000– du 7 au 20 décembre 2006
    * Ivan Gobry : Dagobert 1er. Éd. Pygmalion, 223 p., 20 euros.

  • FRAKASS - 732

  • La métaphysique du chaos

    La philosophie moderne européenne a débuté avec le concept de Logos et d'ordre logique de l'existence. En plus de deux mille ans, cette vision du monde a été complétement épuisée. Toutes les potentialités et les principes issus de cette pensée logocentrique ont désormais été explorés de manière exhaustive, exposés puis abandonnés.
    La figure du Chaos et la problématique qu’il représente ont été négligées, mises de côté depuis la naissance de cette philosophie. L'unique philosophie que nous connaissons aujourd'hui est la philosophie du Logos. C’est un concept opposé à celui du Chaos, son alternative absolue.
    Depuis le XIXème siècle, par la voix des philosophes les plus importants et les plus brillants comme Friedrich Nietzsche, Martin Heidegger, jusqu'aux penseurs post-modernes contemporains, l'homme Européen s'est mis à affirmer que le Logos approchait de sa fin. Certains ont même avancé que nous vivions la fin de la philosophie logocentrique, que nous approchions maintenant autre chose.
    La philosophie Européenne, basée sur le logocentrisme, correspond aux principes d'exclusion, de différenciation, le dihairesis des grecs. Toutes ces attitudes sont strictement masculines, exprimant l'autorité, la verticalité, l'ordre hiérarchique de l'existence et de la connaissance.
    Cette approche masculine de la réalité impose partout un ordre et un principe d'exclusivité. Cela a été parfaitement exprimé dans la logique d'Aristote où principes d'identité et d'exclusion et façon de penser normative, sont placés au centre. A est égal à A, et non égal au non-A. L'identité exclut la non-identité (l'altérité) et vice-versa. C'est le règne du mâle, celui qui parle, pense, agit, combat, divise, commande.
    De nos jours, cette philosophie logocentrique tirant à sa fin, nous devrions réfléchir à une possibilité qui ne soit ni logocentrique, ni phallocentrique, ni hiérarchique et ni exclusive.
    Si le Logos ne nous satisfait , ne nous fascine, et ne nous mobilise plus, nous sommes amenés à essayer autre chose, à s'adresser au Chaos.
    Pour commencer, il existe deux concepts différents du Chaos. La physique moderne et la philosophie évoquent des systèmes complexes, des bifurcations ou équations et des processus différentiels, le concept de "chaos" désignant ces phénomènes. Ils entendent par-là, non pas l'absence d'organisation mais un type d'ordre qu'il est difficile de percevoir comme tel : il s'agit d'un ordre très complexe, qui n'en semble pas un, mais qui, en essence, en est un. Un tel "chaos", ou une telle "turbulence", est, dans la nature, prévisible par calcul, mais avec des moyens et procédures théoriques et mathématiques très sophistiqués comparés aux instruments utilisés par la science naturelle classique.
    Le terme "chaos" est employé ici comme métaphore. Dans la science moderne, nous explorons la réalité d'une manière essentiellement logocentrique. Ce "chaos"-là n'est rien de plus qu'une structure dissipée du Logos, le dernier produit de sa décadence, de sa chute, de sa décomposition. La science moderne est donc basée sur le Logos, mais une sorte de post-Logos, d'ex-Logos, de Logos à un stade ultime de dissolution et de régression. Le processus de destruction final et de dissipation du Logos est donc pris ici pour un "chaos".
    En réalité, cela n'a rien à voir avec le vrai Chaos, avec le Chaos au sens original grec du terme. C'est plutôt un genre de confusion extrême. René Guénon a appelé l'ère dans laquelle nous vivons jusqu'à maintenant, une ère de Confusion. La Confusion signifie la phase qui apparait juste après l'ordre et qui le précède également. Nous devons faire une distinction claire entre deux concepts différents. D'un côté, nous avons le concept moderne de chaos qui représente un post-ordre ou un mélange de fragments contradictoires d'éléments sans aucun ordre ou aucune unité, liés entre eux par des correspondances post-logiques hautement sophistiquées et des conflits. Gilles Deleuze a nommé ce phénomène un système non-compossible composé d'une multitude de monades (empruntant le concept de monades et de compossibilité introduit par Leibniz) qui deviendront avec Deleuze "les nomades". Deleuze décrit la postmodernité comme une somme de fragments non-compossible qui ne peuvent coexister. Ceci n'était pas possible dans la vision de la réalité de Leibniz basée sur le principe de compossibilité. Mais avec la postmodernité, nous constatons que des éléments s'excluant entre eux coexistent. Les bouillonnantes non-compossibles monades-nomades non-ordonnées peuvent paraitre chaotiques, et c'est dans ce sens que nous employons habituellement le mot chaos dans le langage courant. Mais à strictement parler, nous devrions faire une différence.
    Nous devons donc distinguer deux types de chaos : le "chaos" postmoderniste équivalant à une confusion, un genre de post-ordre, et un Chaos grec, comme pré-ordre, quelque chose qui existe avant que ne naisse la réalité ordonnée. Seul le deuxième peut être considéré comme Chaos au sens propre du mot. Ce second sens (en fait, l'original) devrait être examiné avec attention d'un point de vue métaphysique.
    La vision épique de l'avènement et de la chute du Logos au cours du développement de la philosophie et de l'histoire Occidentale a été exposée par Martin Heidegger ; celui-ci expliquait que dans le contexte de la culture Européenne, ou Occidentale, le Logos n'est pas seulement le principe philosophique principal mais aussi la base des attitudes religieuses formant le cœur du christianisme. Notons que le concept de kalam ou intellect est au centre de la philosophie et de la théologie islamiques. On retrouve aussi ce concept dans le Judaïsme (au moins chez Philon), dans la vision (du monde) juive et surtout dans le Judaïsme médiéval et la Kabbale. Ainsi, dans la haute modernité dans laquelle nous vivons, nous assistons à la chute du Logos, accompagnée naturellement par la chute de la culture gréco-romaine classique et de la religion monothéiste. On rencontre tous ces processus de décadence dans toute la culture Occidentale. Martin Heidegger en identifiait l'origine dans une erreur, difficilement perceptible, commise dans les premiers temps de la pensée grecque. Quelque chose n'allait pas dès la naissance de l'histoire occidentale et Martin Heidegger situe précisément ce point noir dans la mise en avant de la position exclusiviste du Logos. Ce point noir a été le fait d’Héraclite, Parménide mais surtout de Platon. L'erreur venait de ce qu'ils considéraient la philosophie comme l’instauration d'une vision du monde à deux niveaux où ce qui existe est perçu comme la manifestation du caché. Plus tard, ce « caché » fut reconnu comme le Logos lui-même, l'idée, le paradigme, l'exemple. C'est à ce moment-là que cette théorie fut élevée en vérité. Cette vérité consiste à dire qu'il y a correspondance entre le donné immédiat et cette essence présumée invisible ("La nature qui aime à se cacher" selon Héraclite). Les présocratiques sont les initiateurs de la philosophie. La formidable explosion de la technique moderne est son produit logique. Heidegger appelle cela le "Gestell" et considère que c'est la cause de la catastrophe, l’annihilation du genre humain qui approche inévitablement. Considérant que le seul concept de Logos était faux , il proposa donc de réviser radicalement notre attitude vis-à-vis de l'essence de cette philosophie, de ce processus de pensée et de trouver une autre voie qu'il a appelée "un autre commencement" .
    Le Logos apparut d'abord avec la naissance de la philosophie occidentale. La philosophie des premiers grecs naquit donc comme quelque chose qui déjà excluait le Chaos. Précisément au même moment, le Logos se développa, révélant une rude volonté de puissance et une absolutisation d'une attitude masculine devant de la réalité. Le développement de la culture logocentrique anéantit ontologiquement le pôle opposé au Logos lui-même - i.e. le Chaos féminin. Le Chaos étant quelque chose qui précède le Logos et qui est abolie par lui, la prééminence du Chaos se manifesta et fût chassée en même temps. Le Logos masculin a évincé le Chaos féminin, l'exclusivité et l'exclusion ont abattu l'inclusivité et l'inclusion. Ainsi le monde classique est né en étirant ses limites pendant deux mille cinq cent ans, jusqu'à la Modernité et l'ère scientifique rationaliste. Ce monde tend à sa fin. Nous vivons cependant encore dans sa périphérie. En même temps, dans le monde post moderne dissipant, toutes les structures ordonnantes se dégradent, se dispersent, deviennent confuses. C'est le crépuscule du Logos, la fin de l'ordre, le dernier souffle de la domination exclusiviste masculine. Mais nous sommes tout de même encore à l'intérieur de cette structure logique, et non à l'extérieur.
    Ayant établi cela, nous avons quelques solutions de base pour l’avenir. La première : le retour du règne du Logos, de la Révolution Conservatrice, la restauration de la domination totale du principe masculin dans tous les domaines de la vie – philosophie, religion, vie quotidienne. Cela peut être établi spirituellement et socialement, ou techniquement. Cette voie, où technique et ordre spirituel se rencontrent, a été explorée et étudiée par Ernst Jünger, un ami de Martin Heidegger. Le retour du classicisme faisant appel au progrès technique. C’est l’effort pour sauver le Logos déclinant, la restauration de la société traditionnelle. Le nouvel Ordre éternel.
    La seconde voie consiste à accepter les tendances actuelles et à suivre la direction de la Confusion, à s’impliquer davantage dans la dissipation des structures, dans le poststructuralisme, et tenter d’éprouver le plaisir d’un glissement confortable dans le rien. C’est l’option choisie par la gauche ou les représentants de la postmodernité. C’est le nihilisme moderne à son apogée – identifié pour la première fois par F. Nietzsche et exploré en profondeur par M. Heidegger. Le concept du rien, potentiellement présent dans le principe du Logos lui-même, n’est pas ici la limite du processus de la chute de l’ordre logique mais plutôt un domaine rationnellement construit sur l’expansion illimitée de la décomposition horizontale, l’incalculable multitude des fleurs de la putréfaction.
    Cependant, nous pourrions choisir une troisième voie : tenter de transcender les frontières du Logos et rester au-delà de la crise du monde post-moderne, le Post-Moderne, au-delà de la Modernité, où la dissipation du Logos atteint ses limites. La question de cette dernière limite est cruciale. Du point de vue du Logos en général, même le plus décomposé, il n'y rien au-delà du domaine de l’ordre. Traverser les frontières de l’être est donc ontologiquement impossible. Le rien n’est pas : voilà ce qu’affirme, à la suite de Parménide, toute l’ontologie logocentrique occidentale. Cette impossibilité révèle l’infinité de la périphérie du Logos et admet le déclin à l’intérieur du domaine de la continuité de l’ordre éternel. Rien ne se dresse au-delà des frontières de l’existence et le mouvement vers cette limite est analytiquement infini (l’aporie de Zénon d’Elée est ici pleinement valide). En fait, personne ne peut franchir la frontière vers le non-être non-existant, qui simplement n’est pas.
    Si nous insistons néanmoins pour franchir cette frontière, nous devrions faire appel au Chaos au sens original grec, quelque chose qui précède l’être et l’ordre, quelque chose de pré ontologique.
    Nous sommes face à un problème vraiment crucial. Beaucoup de gens aujourd’hui ne sont pas satisfaits de ce qui se passe autour d’eux ; de la crise absolue des valeurs, des religions, de la philosophie, de l’ordre politique et social, des conditions de la postmodernité, de la confusion et de la perversion, de cet âge d’extrême décadence.
    Mais si nous considérons aujourd'hui le sens essentiel du devenir de notre civilisation, on ne peut considérer les phases précédentes de l’ordre logocentrique et de ces structures implicites sans admettre que c’est précisément le Logos, portant en lui-même les germes de la présente décadence, qui nous a mené en l’état actuel des choses. Avec une grande crédibilité, Heidegger a identifié les racines de la technique dans la solution pré-socratique du problème de l’être (par les moyens du Logos) . En fait le Logos ne peut nous sauver des conditions instaurées par lui-même. Le Logos n’est plus maintenant d’aucune utilité.
    Seul le Chaos pré-ontologique peut nous indiquer la manière d'aller au-delà du piège de la post modernité ; ce Chaos mis de côté depuis la création de la structure logique de l’existence comme pierre angulaire. C'est maintenant à son tour d’entrer en jeu. Sans cela, nous serons condamnés à accepter cette Post-modernité post-logique dissipée qui, parce qu'elle annihile le temps, se prétend pour ainsi dire éternelle. La Modernité a tué l’éternité, la Post-Modernité est en train de tuer le temps. L’architecture du monde Post-Moderne est complétement fragmentée, perverse et confuse. C’est un genre de labyrinthe sans sortie, plié et entortillé comme le ruban de Möbius. Le Logos, qui garantissait la fermeté de l'ordre, sert désormais à dessiner les courbures du labyrinthe, alors qu’auparavant il préservait l’impossibilité, pour les intrus éventuels, de traverser la frontière ontologique.
    L’unique façon de nous sauver, de sortir l’humanité et la culture de ce piège est de faire un pas au-delà de la culture logocentrique et de s’adresser au Chaos.
    Nous ne pouvons pas restaurer le Logos et l’ordre en s’adressant à eux-mêmes, parce qu’ils sont porteurs de leur destruction éternelle. En d’autres termes, pour sauver le Logos exclusif, nous devrions en appeler à l’alternative inclusive, c'est à dire au Chaos.
    Mais comment user du concept de Chaos et en faire la base de notre philosophie si celle-ci a toujours été pour nous, par définition, quelque chose de logique ?
    Pour résoudre cette difficulté, je propose d'appréhender le Chaos non pas du point de vue du Logos mais du point de vue du Chaos lui-même. Cela peut être comparé à la vision féminine, à la compréhension féminine de la figure de l'autre ; non pas celle qui exclue mais celle qui, au contraire, inclut dans la dimension du même.
    Le Logos se considère lui-même par rapport à ce qui lui est égal ou pas. Il ne peut accepter les différences à l’intérieur de lui-même, il exclut l’autre à l’extérieur de lui. Il y a alors volonté de puissance. La loi de la souveraineté. Au-delà du Logos, de l’affirmation du Logos, il n’y a rien, rien n’existe. Donc le Logos excluant tout ce qui est autre que lui-même, exclut aussi le Chaos. Le Chaos utilise des stratégies différentes : il inclut en lui à la fois le même et le différent. Le Chaos inclusif accepte donc aussi ce qui n’est pas inclusif comme lui, et plus encore : ce qui exclut le Chaos. Le Chaos ne perçoit pas le Logos comme autre que lui ou n’existant pas. Le Logos en tant que principe d’exclusion est inclus dans le Chaos, présent en lui, enveloppé par lui et a sa place acquise à l’intérieur de lui. C’est comme la mère qui porte le bébé en elle. Le bébé est une part d’elle-même et en même temps il ne l’est pas. L’homme voit la femme comme un être extérieur et cherche à la pénétrer. La femme considère l’homme comme quelque chose d’interne et cherche à le mettre au monde.
    Le Chaos donne éternellement naissance à l’autre, et donc aussi au Logos.
    Pour résumer, la philosophie chaotique est possible puisque le Chaos inclut le Logos en tant que possibilité interne. Il peut librement l’identifier, l’entretenir et reconnaitre son exclusivité incluse dans sa vie éternelle. Nous en arrivons donc à la figure très particulière du Logos chaotique, un Logos complètement et absolument frais, éternellement revivifié par les eaux du Chaos. Ce Logos chaotique est à la fois exclusif (c’est pourquoi il est Logos), et inclusif (en étant chaotique). A la différence du Logos, il s'adapte au même et à l'autre.
    Le Chaos peut penser. Il pense. Nous devrions lui demander comment il pense. Nous avons demandé au Logos. C’est maintenant au tour du Chaos. Nous devrions apprendre à penser avec le Chaos, depuis l'intérieur du Chaos.
    Je pourrai suggérer, comme exemple, la philosophie du penseur japonais Kitaro Nishida, qui a élaboré « la logique de Basho » ou " logique du Lieu", à la place de la logique d’Aristote.
    Nous devrions explorer des cultures différentes de celles de l’Occident, pour essayer de trouver d'autres exemples de philosophie inclusive, de religions inclusives et ainsi de suite. Le Logos chaotique n’est pas qu’une construction abstraite. En cherchant bien, nous trouverons les formes authentiques d’une telle tradition intellectuelle. Dans les sociétés archaïques, la théologie orientale et les courants mystiques.
    En appeler au Chaos est la seule manière de sauver le Logos. Le Logos a besoin d’un sauveur, il ne peut se sauver lui-même ; dans la situation critique de la Post-Modernité, il a besoin de quelque chose d’opposé à lui pour être restauré . Nous ne pouvons transcender la Post-Modernité. Elle ne peut être surmontée qu'en faisant appel à quelque chose qui est antérieur à la raison de sa décadence. Nous devrions donc recourir à d’autres philosophies que celles de l’Occident.
    En conclusion, je voudrai dire qu’il n’est pas juste de considérer le Chaos comme appartenant au passé. Le Chaos est éternel, a éternellement coexisté avec le temps. Le Chaos est donc toujours absolument nouveau, frais et spontané. Il pourrait être vu comme la source de tout type d’invention et de fraîcheur parce que son éternité comprend toujours plus que ce qui a été, que ce qui est ou que ce qui sera. Le Logos lui-même ne peut exister sans le Chaos, comme un poisson ne peut vivre sans eau. Si l’on sort un poisson de l’eau, il meurt. Si le poisson insiste excessivement sur le fait qu’il est autre chose que l’eau autour de lui (même si c’est vrai), il s’échoue sur le rivage et y meurt. C’est une espèce de poisson fou. Puis si nous le remettons dans l’eau, il y sautera de nouveau. Alors laissons-le mourir s’il le veut. Il y a d’autres poissons dans les profondeurs. Suivons-les.
    L’ère astronomique qui tire à sa fin est l'ère de la constellation du poisson. Celle du poisson agonisant sur le rivage. Nous avons vraiment besoin d’eau.
    Seule une pensée complètement nouvelle, une nouvelle ontologie et une nouvelle gnoséologie peuvent sauver le Logos qui a quitté l’eau, qui est sur le rivage, dans le désert qui s’accroit (comme le prévoyait Nietzsche).
    Seul le Chaos et la philosophie alternative basée sur l’inclusivité pourraient sauver l’homme moderne et le monde des conséquences de la dégradation et de la décadence du principe exclusiviste appelé Logos. Le Logos a expiré et nous pouvons tous être ensevelis sous ses ruines si nous ne faisons pas appel au Chaos et à ses principes métaphysiques. Utilisons ces principes comme la base de quelque chose de nouveau. Voilà peut-être « l’autre commencement » dont parlait Heidegger.

    Alexandre Douguine http://www.voxnr.com/cc/d_douguine/EFlkFEuypuWeHLnByw.shtml

  • Qui se souvient de 14 ?

    Jamais peut-être la Première Guerre mondiale n’’a fait l’’objet d’’autant d’’études, de publications, de commémorations. Cependant, plus le conflit entre dans le champ de la recherche historique, plus il semble perdre son sens et, si l’’on déplore légitimement le sacrifice du million et demi de jeunes Français “couchés froids et sanglants sur leur terre mal défendue”, tout comme celui de millions d’’autres jeunes gens, nos contemporains se révèlent en majorité incapables de comprendre les raisons d’’un holocauste jugé définitivement vain……

    Correspondance de guerre
    Voici quelques années, les hasards d’’un achat immobilier mirent Madeleine et Antoine Bosshard en possession d’’un trésor : la correspondance de guerre échangée entre les époux Papillon, de Vézelay, leur fille, domestique à Paris, et quatre de leurs fils sur le front, dont l‘’un, Joseph, ne devait pas revenir. Étonnant document car conservé presque dans son intégralité qui offrait, sur les événements, de précieux regards croisés, complémentaires et révélateurs dans leur subjectivité même. Quoique fils de cantonnier, Marcel, l’’aîné, l’’intellectuel, était clerc de notaire et, si son style se révèle supérieur à celui de ses frères, les études avaient aussi développé chez lui une sensibilité dont ses cadets, plus frustes, étaient en partie dépourvus. Ce fut lui qui, très vite, au Bois-le-Prêtre, souffrit le plus de ce qu’’il appelait « non une guerre mais une extermination d’’hommes ».
    Au-delà d’’un apport supplémentaire à l’’étude du conflit, racontée sur le terrain et par la base, ces lettres, publiées et commentées par Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt sous le titre, Si je reviens, comme je l’’espère, donnent, des rapports sociaux et familiaux, une image assez neuve, à croire que la peur trop tangible de ne jamais se revoir avait soudain fait céder d’’antiques pudeurs paysannes et d’’ancestraux non-dits, obligeant à confesser des tendresses réelles mais inavouées, phénomène favorisé par l’’alphabétisation de ces classes d’’âge, désormais susceptibles d’’écrire et de livrer leurs sentiments les plus intimes. Mais l’’essentiel, dans ce courrier, reste un patriotisme fort, qui, même dans les pires instants, empêcha ces gens, en première ligne ou à l’’arrière, en dépit de leurs souffrances confessées, de douter de leur devoir.
    Choix effroyable
    Robert Desaubliaux aurait dû rester dans la mémoire et la littérature au même titre que Dorgelès, Cendrars ou Genevoix. Plus qu’’eux peut-être car le récit qu’’il laissa, La Ruée, journal d’un Poilu, publié en 1919, n’avait pas été retouché, réécrit, romancé et constituait un document brut mais d’’une qualité littéraire étonnante.
    Jeune ingénieur agronome de la bonne bourgeoisie, catholique fervent, patriote intransigeant, Desaubliaux avait vingt-quatre ans et effectuait son service militaire dans les cuirassiers avec le grade de maréchal des logis quand la guerre éclata. Il y partit le cœœuf léger, rêvant de charges héroïques mais victorieuses qui vengeraient Reichshoffen. En fait de triomphes, il ne connut que les marches et contremarches qui épuisèrent pour rien la cavalerie française et se retrouva sur l’’Yser sans avoir compris à quoi il avait pu servir. Il venait d’’assister, et il le savait, à la fin d’’une tradition glorieuse qui avait perdu toute raison d’’être en cette aube du XXe siècle. Il avait eu aussi le temps de constater combien l’’infanterie avait souffert et combien les cavaliers se révélaient, désormais, inutiles mais privilégiés. Beaucoup eussent aimé être à sa place et jouir d’’une relative sécurité. Au bout de quelques mois, non sans angoisse car il était conscient du risque pris, il demanda sa mutation et rejoignit les tranchées avec le galon de sous-lieutenant. Choix effroyable qu’’il assuma animé d’’un amour de la France et d’’une indéracinable confiance en ses destinées providentielles, jusqu’à la terrible blessure reçue à Verdun qui devait l’’éloigner définitivement du combat. Il faut lire ce témoignage, à tort oublié, où l’’absurde le dispute au sublime, et l’’horreur à l’’espoir.
    Batailles de géants
    Georges Blond dut une grande partie de son succès à son idée d’’offrir au public des récits de guerre mêlant la rigueur de l’’historien aux procédés journalistiques qui les rendaient plus attrayants. C’’était l’’époque où les journalistes se piquaient encore de savoir écrire. Parus dans les années soixante, pour le cinquantenaire de la guerre, La Marne et Verdun devaient faire date avant de s’’imposer comme des classiques du genre. Blond avait exploité toutes les sources et les archives disponibles, tant en France qu’’à l’’étranger, et il est frappant qu’’il ait choisi de commencer à relater les événements de 1916 du point de vue allemand, ce qui ne manquait pas d’’audace. Il avait aussi, et c’’était sans prix, rencontré autant de survivants et de témoins des deux camps qu’’il l’’avait pu, gardant ainsi trace de leur expérience, à laquelle il mêlait ses propres souvenirs d’’enfance, dès les premiers jours de la mobilisation. La collection Omnibus en propose une réédition, toujours bienvenue, propre à familiariser de nouvelles générations avec ces batailles de géants qui, en leur temps, sidérèrent le monde.
    Modernité
    Pourtant, les premiers jours de la guerre n’’avaient pas été favorables à nos armes, en dépit du prodigieux effort consenti depuis 1871 à la préparation de la revanche. La faute en était en partie imputable à des stratèges certes désireux de faire au mieux mais qui appartenaient, sans le voir, à une époque révolue. Desaubliaux et d’’autres en avaient été les parfaits exemples, avec l’’utilisation aberrante d’’une cavalerie qui n’’avait plus sa place sur les nouveaux champs de bataille. Au vrai, l’’armée française de 1914, malgré ses réformes, était un admirable outil du XIXe siècle, qui en était resté aux grandes heures des deux empires. Cela faillit nous coûter la victoire aux premières heures du conflit, car les Allemands, eux, n’’avaient pas cultivé les mêmes nostalgies.
    Ce qu’’analyse Michel Goya dans une étude universitaire, La chair et l’’acier, ou l’’invention de la guerre moderne, sans doute un peu ardue par certains aspects, mais pleine d’’enseignements. Essuyés et réparés les échecs initiaux, grâce à la qualité des hommes, qui tinrent et arrachèrent à l’’ennemi des satisfecit consternés, le haut état-major eut le courage de se remettre en cause, et de chercher à comprendre et réparer ses fautes. L’’arrivée du futur maréchal Pétain au commandement fut, en ce sens, déterminante. S’’opéra alors une véritable révolution qui fit passer en quatre ans notre armée à la modernité, remplaça les chevaux par les chars et l’’aviation, privilégia l’’artillerie, et fit de nos unités les plus avant-gardistes d’’Europe. Si les questions techniques peuvent paraître parfois rebutantes, les chapitres concernant la formation et l’’esprit des officiers, ou le moral d’’une troupe confrontée, pour la première fois, à des techniques industrielles propres, en industrialisant la guerre, à la déshumaniser tout à fait, sont d’un profond intérêt.
    Les héros de l’’Ouest
    A-t-on volontairement poussé en première ligne les régiments de l’’Ouest, et plus spécialement les Bretons, sans considération pour les pertes humaines effarantes qu’’ils allaient subir, et dans un souci politique d’’affaiblir une fois pour toutes ces provinces catholiques toujours hostiles à la République ? Jean-Pascal Soudagne et Christian Le Corre, qui publient un bel album, Les Bretons dans la guerre de 14-18, ne posent pas si directement la question, car elle demeure gênante. Ils y répondent pourtant indirectement en citant des chiffres, au demeurant incomplets car le bilan total des pertes ne put jamais être complètement établi. On a avancé, et il y a hélas quelque raison d’’y souscrire, le chiffre de 300 000 morts pour les cinq départements de Bretagne, auxquels on pourrait encore ajouter les Vendéens, les Angevins, les Mainiaux et les Normands, ce qui donnerait un total terrifiant… La Bretagne de 1914 comptait un peu plus d’un million d’’habitants… Si l’’on compare à d’’autres régions, également agricoles, le résultat est accablant, pour ceux qui utilisèrent sans vergogne ces garçons en guise de chair à canons. Procédé facilité par la méconnaissance, alors encore importante, de la langue française, et par l’’endurance et la ténacité proverbiales de ces hommes. Or, en dépit du procédé, les unités bretonnes furent les seules qui ne se laissèrent jamais aller au moindre mouvement d’’insoumission et ne se laissèrent pas gagner par les mutineries de 1917.
    Voilà ce que rappelle ce livre, souvent trop bref, à grand renfort d’’illustrations d’’époque. Son autre mérite est de remettre en mémoire des héros qui connurent leur heure de gloire, mais ont sombré ensuite dans un tragique oubli, tel Jean-Corentin Carré, qui tricha sur son âge pour s’’engager à quatorze ans, fut le plus jeune soldat de France, et mourut à dix-huit ans, en combat aérien. Tel aussi Yann-Ber Calloc’h, le poète bretonnant, qui, en 1912, se prétendait « nullement français », mais s’’engagea quoique réformé, et laissa, après sa mort au champ d’’honneur en 1917, pour testament ces vers : « La France m’’appelle ce soir ; je garde son honneur : elle m’a ordonné de continuer sa vengeance. Je suis le grand veilleur debout sur la tranchée. Je sais ce que je suis et je sais ce que je fais. L’’âme de l’’Occident, sa terre, ses filles, ses fleurs… C’’est toute la beauté du monde que je garde cette nuit. »
    Anne Bernet L’’Action Française 2000 du 16 novembre au 6 décembre 2006
    * Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt : Si je reviens, comme je l’’espère, Perrin-Tempus, 400 p., 9,50 euros.
    * Robert Desaubliaux : La Ruée, Presses de la Renaissance, 320 p., 20 euros.
    * Georges Blond : Verdun, précédé de La Marne, Omnibus. 730 p., 22 euros.
    * Michel Goya : La chair et l’'acier, Tallandier, 480 p., 25 euros.
    * Jean-Pascal Soudagne et Christian Le Corre : Les Bretons dans la guerre de 14-18, Ouest-France, 128 p., 15 euros.

  • Le temps des guerres non conventionnelles

    Les guerres de la Révolution et de l’Empire de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe achèvent la « guerre en dentelles » et bouleverse la réflexion stratégique européenne. De ces grandes transformations sort un abondant corpus théorique avec les écrits de Clausewitz et de Jomini. Les états-majors tant d’Europe qu’Amérique (pensons aux généraux de la Guerre U.S. de Sécession ou aux officiers chiliens de la Guerre du Pacifique contre le Pérou et la Bolivie) y puisent les moyens de remporter une victoire éclatante.

    La guerre s’organise de manière dite conventionnelle avec l’affrontement de deux armées sans atteindre les non-combattants. Or, dès le commencement du XXe siècle, la nature du conflit évolue du fait de l’implication croissante des populations civiles et du surgissement de la « guerre totale », mobilisatrice de tout le potentiel économique, financier, humain des États belligérants. Les deux guerres mondiales confirment la montée technique aux extrêmes. Après 1945, la menace de l’arme nucléaire fige les protagonistes dans un équilibre de la terreur qui favorise des conflits locaux de basse ou de moyenne intensité (Corée, Viêtnam, Afghanistan). En dépit de la multiplication des théâtres d’opération, les militaires des deux blocs formulent toujours leurs prévisions – offensives et défensives – dans un schéma conventionnel de chocs entre armées utilisant, le cas échéant, des armements nucléaires tactiques, chimiques et/ou bactériologiques.

    La fin de la « Guerre froide » remet en cause toutes ces considérations et l’Occident, après avoir parié (et perdu) sur les « dividendes de la paix », se lance dans des opérations extérieures pour lesquelles les critères habituels de la guerre conventionnelle deviennent au mieux inopérants, au pis facteurs certains de défaite.

    Installées en Lorraine, les éditions Le Polémarque publient deux essais qui remettent en cause le conservatisme des stratèges occidentaux. Le lieutenant français Pierre-Marie Léoutre explique Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres. Quant à l’universitaire suisse Bernard Wicht, il s’interroge sur l’avenir incertain du continent européen avec le risque de déboucher sur Une nouvelle Guerre de Trente Ans ?.

    Malgré des centres d’intérêt différents, ces deux ouvrages présentent d’indéniables convergences, à savoir la mutation en cours de l’art de la guerre. Certes, le livre de Pierre-Marie Léoutre est plus concret, plus tactique, plus optimiste aussi alors que l’essai de Bernard Wicht, plus pessimiste, se veut d’abord une réflexion philosophique

    Penser les guerres asymétriques

    Pierre-Marie Léoutre entame sa réflexion à partir du bilan désastreux des interventions occidentales en Afghanistan et en Irak. Il constate que « l’arme nucléaire, si elle est efficace dans son rôle de dissuasion contre les États, apparaît inutile contre des organisations terroristes ou des mouvements de guérilla sans réelle assise territoriale (p. 11) ». La forme conventionnelle de la guerre restée au face-à-face de deux armées a été d’urgence remplacée dans les montagnes du Pamir et de l’Hindou Kouch et en Mésopotamie par de nouveaux types de conflits appelés « asymétriques » qui « mettent en exergue une des difficultés du mode de pensée occidental : il n’est plus possible dans certains cas de l’emporter par un choc décisif, car l’adversaire l’évite (p. 17) ». Ce nouveau genre de guerre rend les armées occidentales très fragiles d’autant qu’« un autre élément particulièrement visible du modèle occidental de la guerre est la recherche de la supériorité technologique (p. 23) », ce que les guérillas n’ont pas. En outre, les sévères restrictions budgétaires font que les armées occidentales ne disposent plus d’unités complètement autonomes, ce qui accroît leur handicap.

    Non préparées aux terrains irakien et afghan, les forces occidentales ne pourraient qu’échouer, elles qui « s’entraînèrent […] pendant cinquante ans à une guerre qui n’eut pas lieu et ne risquait guère d’advenir… et elles allèrent, hors de cette Europe qui monopolisait toutes les attentions mais était totalement gelée, de défaite en défaite car “ non adaptées ” aux guerres non conventionnelles qu’elles menaient sur le reste de la planète (p. 42) ». Préfigurations de l’Afghanistan et de l’Irak, ces défaites cinglantes s’appellent l’Indochine, l’Algérie, le Viêtnam. L’auteur aurait pu y ajouter les guerres africaines du Portugal. loin de réadapter le format des armées au lendemain de la fin de la Guerre froide, les responsables militaires ont gardé de vieux schémas en accordant une plus grande attention aux « Forces Spéciales (F.S.) [qui] sont devenues une véritable obsession des états-majors occidentaux (p. 29) ». Mais leur emploi dans une guerre asymétrique se doit d’être ponctuel. Les F.S. ne peuvent pallier les déficiences matérielles et morales des autres troupes. Elles n’arriveront jamais à vaincre les partisans de la « petite guerre », car leur logique ne correspond pas à celle de l’ennemi. Pour Pierre-Marie Léoutre, « l’objectif d’une guérilla au XXIe siècle n’est […] plus de libérer le pays uniquement par les armes. L’objectif actuel est de parvenir à l’abdication du pouvoir loyaliste (p. 49) ». Malgré leur professionnalisme, leur vaillance et leur abnégation, les unités spéciales n’arrêteront jamais une guérilla qui se fond dans la population. Cette dernière est son « biotope » qui lui sert à la fois de refuge, de centre de recrutement, de milieu de renseignement et de source de financement. L’appui qu’elle lui procure peut être contraint par la terreur ou volontaire grâce à une « contagion idéologique », fruit d’un long travail d’encadrement psychologique de masse. Toute guérilla véritable s’organise autour de structures militaires souples et une O.P.A. (organisation politico-administrative) en prise sur la société. Dans le monde musulman, « l’O.P.A. a un avatar : il s’agit des personnes qui soutiennent activement la rébellion en lui fournissant des renseignements, des caches, des notables qui poussent la population civile à aider les djihadistes, à les cacher, de djihadistes qui habitent tel ou tel village et servent de contact pour les bandes en maraude, les informant, les guidant, leur indiquant les représailles à effectuer pour s’assurer la collaboration, bien souvent forcée, des habitants de la zone (p. 57) ».

    Paul-Marie Léoutre rapporte l’embarras des militaires occidentaux face à des situations singulières. Pourtant, ce ne devrait pas être une nouveauté pour eux. Leurs prédécesseurs avaient trouvé une réponse appropriée à cet enjeu : « La guerre révolutionnaire encore appelée guerre subversive ou guerre psychologique (p. 11). » Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres évoque explicitement des praticiens, souvent français, de cette forme spécifique de lutte : le général Jacques Hogard (1918 – 1999) et les colonels Charles Lacheroy (1906 – 2005) et Roger Trinquier (1908 – 1986). On ignore en effet que « la France dispose […] si ce n’est d’un savoir-faire, du moins d’une expérience particulièrement intéressante de la guerre révolutionnaire et de l’arme psychologique. Elle doit pouvoir s’appuyer sur celle-ci pour relever les nouveaux défis du monde actuel (pp. 43 – 44) ».

    Il ne s’agit surtout pas de répéter la guerre d’Algérie, mais de s’en inspirer. La guerre psychologique implique une grande flexibilité au sein de l’armée. Or, depuis quelques années, elle s’ouvre au monde marchand et en adopte les règles. L’auteur observe qu’« en voulant faire du combattant un professionnel avant tout, en livrant le monde militaire aux méthodes entrepreneuriales, on a, finalement, ouvert le marché (p. 77) », d’où le rôle croissant des S.M.P. (sociétés militaires privées) qui méconnaissent le plus souvent le b.a.-ba de la contre-guérilla…

    L’Occident a beau mené, avec l’intégration de ses systèmes d’armes, d’information et de communication, une « guerre en réseau », il se révèle incapable de gagner une guerre subversive. S’imposerait une remise en cause des décisions prises. Déjà, partant des cas afghan et irakien et de la valorisation des unités spéciales qui « ont un entraînement plus poussé, jamais sacrifié à des tâches indues, et plus spécifique que les autres unités des forces armées occidentales. Leurs crédits sont bien plus élevés. Les F.S. disposent donc d’une polyvalence extrême et d’une importante capacité au combat interarmes et interarmées. À l’opposé, les forces “ régulières ” n’ont plus l’habitude de travailler avec toute la gamme des outils militaires (p. 30) », Pierre-Marie Léoutre estime que « la guerre subversive oblige l’armée à s’adapter en modifiant profondément sa structure interne (p. 60) ».

    Les nouvelles formes de guérilla

    Il suggère par conséquent la constitution d’une armée à deux niveaux opérationnels. D’une part, des unités mobiles, si possible héliportées, qui pourchassent les guérilleros. De l’autre, des unités territoriales ou de secteur qui amalgament Occidentaux et autochtones et dont le rôle n’est pas que militaire : il est aussi caritatif, sanitaire et éducatif. Les liens noués avec la population par ces soldats parlant la langue locale et fins connaisseurs des coutumes favorisent le contact, puis la récolte de renseignements et, au final, la réussite de la contre-guérilla. Cette mise en œuvre exige aussi de rendre les frontières imperméables à la logistique de la guérilla afin d’étouffer les maquis. Si « dans la lutte contre-insurrectionnelle, le renseignement joue un rôle crucial (p. 67) », l’auteur jongle avec les échelles et remarque que « la société du XXe siècle est celle de l’information et l’information est une des armes de la guerre psychologique (p. 86) ». C’est un point déterminant de sa réflexion. « La redécouverte de la doctrine de la guerre révolutionnaire doit également permettre de se réapproprier l’arme psychologique : elle est nécessaire à toute victoire puisqu’elle conditionne l’efficacité de toute opération militaire au niveau des esprits (p. 99). »

    Pierre-Marie Léoutre évoque à cette occasion la nécessité de maîtriser l’opinion publique et mentionne la portée subversive des célèbres « révolutions de couleur » préparées via les médiats de masse par quelques officines perturbatrices d’outre-Atlantique (Open Society Institute de George Soros, International Republican Institute ou National Endowment for Democracy, U.S.Aid aussi, etc.). À côté de la terre, de la mer, de l’air, de l’espace et du cyberespace, un sixième champ théorique d’affrontement s’offre aux stratèges militaires : le contrôle de la population et de ses représentations. Citant Gustave Le Bon, Serge Tchakhotine ou Jacques Ellul, il pense que la nouvelle guerre psychologique est tout autant contre-insurrectionnelle que médiatique. Elle suppose toutefois au préalable que l’État qui l’utilise ait la volonté de réaliser ses objectifs. Mais la structure stato-nationale est-elle toujours pertinente ?

    Bernard Wicht pose cette question implicite dans son bref essai. Il constate d’abord « la faillite au XXe siècle du système interétatique européen, source jusque-là de compétition et d’émulation à la base du dynamisme de l’Occident (p. 13) ». Ce nouveau contexte peut susciter des troubles internes, voire des guerres. Mais, rassure-t-il, « une Troisième Guerre mondiale semble peu probable, les États européens n’en ayant plus les capacités ni économiques ni militaires. Pour faire court, les armées d’Europe occidentale ne sont plus aujourd’hui que des échantillonnages d’unités relativement disparates, essentiellement orientées vers les missions de maintien de la paix à l’extérieur et manquant généralement de la chaîne logistique nécessaire à des opérations de longue durée (p. 9) ». Cela ne l’empêche pas d’examiner la macro-histoire et de remarquer que « l’hypothèse d’une guerre en Europe a été abandonnée avec la fin de la Guerre froide (p. 7) ». Néanmoins, « nos sociétés sont devenues très complexes, et que les sociétés complexes sont fragiles, que les sociétés fragiles sont instables et que les sociétés instables sont imprévisibles ! (pp. 21 – 22) ». Il craint par conséquent que le naufrage de la zone euro engendre des désordres dans toute l’Europe qui plongerait dès lors dans un long chaos comme le fut pour la Mitteleuropa et le monde germanique la Guerre de Trente Ans (1618 – 1648).

    L’Europe en phase instable

    Le raisonnement de Bernard Wicht repose sur une probabilité économique : la fin de la monnaie unique. « La crise de la zone euro est sans doute le chant du cygne de la Modernité occidentale, l’U.E. représentant l’ultime avatar de la construction étatique moderne avec sa bureaucratie supra-étatique et son centralisme à l’échelle continentale. Et dans l’immédiat, la crise devrait encore renforcer ce centralisme bureaucratique; la Commission s’est fait donner le mandat (certes temporairement limité) d’un contrôle économique des États membres. Ceci signifie un renforcement considérable du pouvoir supra-étatique de l’U.E. Mais paradoxalement, ce renforcement représente probablement l’épilogue de l’histoire de l’État moderne, le dernier acte d’une pièce qui s’est jouée pendant environ 500 ans, le dernier coup d’éclat d’un institution sur le déclin (p. 27). » L’affirmation de ce despotisme technocratique provoquerait certainement de vives résistances nationales, populaires et sociales, aboutissant par des tentatives armées de sécession. Les gouvernants ont dès à présent envisagé ce scénario en prévoyant dans le traité de Lisbonne une Eurogendfor (European Gendarmerie Force), une police militaire européenne composée de détachements français, italiens, néerlandais, portugais, espagnols et roumains, destinée à intervenir dans un État-membre en cas de grandes instabilités intérieures. On peut aussi imaginer que le maintien de l’« ordre » marchand s’exercerait aussi grâce aux S.M.P. On assiste au grand retour sur le vieux continent des condottiere sous la forme de contractors. Bernard Wicht souligne que la place de Londres, haut-lieu thalassocratique, héberge la plupart de ces entreprises régulièrement payées en prestations versées par d’autres compagnies appartenant à la même holding

    La séparation armée de pans entiers de l’Europe déboucheraient-elles sur une guerre généralisée et le renversement des États inaptes à garantir la sûreté des populations civiles ? L’auteur le pense. Assez optimiste sur ce point, il espère qu’« une nouvelle Guerre de Trente Ans jouerait le rôle de sas de décompression d’une Europe post-moderne, bureaucratique et supra-étatique vers un nouveau Moyen Âge global […] (p. 31). » Afin d’appuyer sa thèse, il fait référence à une histoire peu connue en France liée à ce long conflit, la « Guerre de Dix Ans (1634 – 1644) » qui ravagea la Franche-Comté alors possession des Habsbourg d’Espagne.

    Vers l’auto-gestion armée ?

    La présence de « grandes compagnies de routiers » brigands, les raids incessants et l’incapacité des institutions franc-comtoises à protéger les civils obligèrent le peuple à s’armer, à se donner des chefs et à combattre ! « Deux priorités semblent cependant guider l’ensemble de ces mesures : protéger la population des pillages et des exactions, harceler l’adversaire à chaque fois que possible (p. 44). » Ce conflit local au sein de la grande guerre européenne ne présente aucune facture conventionnelle, ni même la marque d’une quelconque guerre asymétrique. « Il s’agit ainsi d’une guerre sans front, se déroulant sur l’ensemble du pays en même temps (forçant le défenseur à constituer des réduits et des sanctuaires), mêlant étroitement jusqu’à la confusion des genres combattants et population (les chefs de bande devenant avec le temps des chefs politiques), mettant en œuvre à la fois les procédés de la guerre classique (sièges, batailles), la terreur, le massacre de civils, la destruction des récoltes, le tout conjugué à ces armes de destruction massive que sont alors la peste et la famine (p. 36). » Cette configuration propre aux guerres civiles a frappé le Liban entre 1975 et 1990 et frappe, à l’heure actuelle, la Syrie où des territoires en guerre cohabitent avec des havres pacifiés ou en paix.

    En citoyen helvète, Bernard Wicht ne croit pas en l’avenir de l’armée professionnelle, ni en sa pérennité, y compris si disparaissaient les autorités officielles. Il souscrit en revanche au citoyen en arme qui défend son espace de vie à côté de ses voisins. Il juge surtout indispensable de « réussir à réduire la complexité de nos formes d’organisation, parvenir à se recomposer en fonction des besoins de l’autodéfense et de la survie, se réarmer pour finalement se libérer (p. 47) ». désireux de développer cette nouvelle considération, Bernard Wicht évoque la T.A.Z. (zone autonome temporaire) théorisée par l’anarchiste Hakim Bey. Or la T.A.Z. correspond parfaitement aux modalités du monde ultra-moderne, à sa fluidité et à sa fugacité. On ne construit pas du solide sur des actions éphémères. Il faut rapprocher les intentions de Bernard Wicht de la notion de B.A.D. (base autonome durable) qui a l’avantage de cumuler une « conception de la liberté (de contournement plutôt que de confrontation), d’un tel état d’esprit (le salut vient des marges), de telles attitudes (agir dans la marge d’erreur du système) et associations d’idées (créer la culture, laisser faire le travail) que pourrait naître l’élément dynamique de la nouvelle donne stratégique, c’est-à-dire une volonté de découvrir de “ nouveaux territoires ”, d’agir par soi-même hors des appareils complexes et des modèles dominants (pp. 53 – 54) ».

    Si Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres contredit Une nouvelle Guerre de Trente Ans ?, ces deux livres n’en sont pas moins complémentaires. Le second imagine une situation désordonnée complexe surtout si les conseils du premier n’ont pas été assimilés, ce qui pourrait entraîner la déflagration des régimes en place. De la sophistication technologique, l’art de la guerre deviendra-t-il bientôt rudimentaire, psychologique et populaire ? On peut soit le redouter, soit l’espérer…

    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/?p=3345

    • Pierre-Marie Léoutre, Comment l’Occident pourrait gagner ses guerres, Le Polémarque, Nancy, 2013, 123 p., 10 €.

    • Bernard Wicht, Une nouvelle Guerre de Trente Ans ? Réflexions et hypothèse sur la crise actuelle, Le Polémarque, Nancy, 2013, 57 p., 8 €.