« Les remparts culturels tombent les uns après les autres comme les murs de Jéricho à l'appel des trompettes multinationales, et l'individu, privé des défenses naturelles de la famille, de la tribu, de l'artisanat, de la nation, de la religion, de la langue, de ce que j'ai appelé le nous opposé au je, sombre dans le on informe d'une humanité non différenciée : sous prétexte d'ouverture au monde, il demeure seul et sans défense devant son poste de télévision, cet entonnoir universel de la désinformation. »
Si les techniques de désinformation n'ont de cesse de se perfectionner, le phénomène reste intemporel. Pour Volkoff, nous vivons en psychocratie, où les émotions l'emportent sur le rationnel. Rien que de très banal. Au cours des années 1990 toutefois, trois événements auraient changé la donne quant à la désinformation :
– la chute du communisme privait l'Occident du bouc émissaire auquel on pouvait jadis attribuer toutes les opérations de désinformation, du moins toutes celles réussies ;
– les techniques de la désinformation étant désormais connues, elles échappaient au contrôle des États et étaient de plus en plus pratiquées par des organismes privés ;
– la « toute-puissante » image avait définitivement triomphé du mot dans la communication de l'information, et elle ouvrait aux désinformateurs des perspectives nouvelles et apparemment illimitées.
Résumé descriptif d'un essai de cet auteur incontournable sur ce sujet.
L'information comporte trois variables qui comprennent chacune des risques de biais : l'informateur, le moyen de communication, l'informé. Des précautions préalables à la validation par l'informé doivent donc être considérées : la marge d'erreur, volontaire ou involontaire ; l'impossible objectivité, et de fait accepter prioritairement des informations affichées comme partisanes ; la divergence des impressions entre différents informateurs : la concordance est suspecte (cf. les journaux de gauche comme de droite, dixit Volkoff). L'information, note-t-il, est une « denrée frelatée ». Sa communication a un but bien précis dont il convient de ne pas être dupe. Dès lors, elle devient désinformation, « manipulation de l'opinion publique, à des fins politiques, avec une information traitée par des moyens détournés. » Quelle que soit l'époque (le sous-titre du bouquin est « du cheval de Troie à Internet »), la désinformation vise l'irrationnel, elle est une action psychologique. Son efficacité est assurée grâce (à cause) de notre activité de « lemming » : sujette à l'aveuglement, la promptitude d'une collectivité à se précipiter dans un néant tenu pour salvateur relève d'une constante anthropologique. Tout comme dans la psychologie des foules et la subversion, la contagion opère par vampirisme : le désinformé devient à son tour un désinformateur zélé.
Historiquement, le processus de désinformation s'est perfectionné au travers de trois phénomènes principaux : 1) l'invention de la presse à imprimer par Gutenberg en 1434, et la possibilité de démultiplier la désinformation qui s'en suivit et entraîna 2) le lancement du premier périodique (à Cologne en 1470) rapidement suivi d'une multitude d'autres, d'où la possibilité de modifier la désinformation au jour le jour qui elle-même contribua à 3) l'importance croissante, à partir du XVIIIème siècle, de ce qu'on appelle l'opinion publique dans la vie politique de l'Occident, d'où des occasions multipliées à l'infini pour la désinformation. Désormais, la désinformation serait complète, et davantage encouragée par l'irresponsabilité physique du journaliste, qui ne se voit opposer aucun contre-pouvoir réel.
Au XXème siècle, « Progrès » oblige, les techniques de désinformation se sont perfectionnées. Notons d'ailleurs qu'elles sont nées en démocratie avec le petit ouvrage d'Edward Bernays Propaganda et son sous-titre, Comment manipuler l'opinion en démocratie et la création par ce monsieur du « conseil en relation publique », en fait la langue de bois et sa fonction double : 1) amplifier le pouvoir idéologique et 2) permettre de participer momentanément au pouvoir et montrer qu'on est digne d'y participer davantage. Volkoff le précise, « la langue de bois ne signifie rien. Pour ceux qui en comprennent le sens codé, elle signalise ; pour ceux qui essaient de la prendre à la lettre, elle mystifie. » Durant le même siècle, la doctrine du RAP (Renseignement, Action, Protection) a été élaborée. L'idée – très orwellienne – est de pénétrer la pensée de l'adversaire, de réussir à penser à la place de l'opinion publique, notamment en provoquant une psychose et ainsi favorisant l'autodésinformation. La puissance de ce procédé augmente d'autant plus qu'il se prolonge dans le temps. Une nouvelle réalité est construite par les ingénieurs sociaux et se pérennise.
Ces explications préliminaires une fois exposées par Volkoff, il reste à répondre à la question majeure : la désinformation, comment ça marche ? Petites précisions sémantiques.
Un client bénéficie de l'opération. Des agents (d'influence) assurent la campagne de publicité. L'étude de marché permet de déterminer les supports qui serviront de relais. En désinformation, le public doit gober mais aussi croire. Les supports sont de petits faits vrais ou censés être vrais, et utilisés dans un certain contexte. Les relais sont les moyens utilisés, comme par exemple « le mot et l'image transmis par la presse écrite, parlée, filmée, télévisée, informatisée. » L'action de relais multiples est conjointe. Il existe également des relais au deuxième degré (comme des acteurs de cinéma qui serviront de caution au produit (1)). Toute campagne doit en outre avoir un thème, aussi simple que possible. La désinformation peut traiter le thème de plusieurs manières : « soit en ne diffusant pas une information, soit en diffusant une information incomplète, tendancieuse ou carrément fausse, soit en saturant l'attention du public par une surinformation qui lui fait perdre tout sens de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas, soit par des commentaires orientés. » L'expression doit se faire dans un certain code. En publicité comme en désinformation, l'absence de rationalité crée une chance croissante d'achat. En publicité, les caisses de résonance sont avant tout les media, puis le public lui-même. En désinformation, plusieurs caisses de résonance sont nécessaires pour mener à bien une opération. Le recrutement – la corruption – se fait via le MICE (« souris » au pluriel) : Money, Ideology, Sex, Ego (argent, idéologie, sexualité, amour-propre). La cible est l'opinion publique de la population visée. Les procédés sont multiples : diabolisation (qui s'appuie sur de faux renseignements, de fausses photos, de fausses déclarations), manichéisme, psychose, etc.
En pratique, un fait peut être truqué de sept manières différentes : affirmé ; nié ; passé sous silence ; grossi ; diminué ; approuvé ; désapprouvé. Un bon désinformateur, ajoute Volkoff, peut rendre les faits malléables à volonté. De manière volontairement stéréotypée, il distingue en outre douze manières professionnelles de désinformer : négation des faits ; inversion des faits ; mélange vrai-faux avec titrage divers ; modification du motif ; modification des circonstances ; estompement ; camouflage ; interprétation ; généralisation ; illustration ; parts inégales ; parts égales ; variation sur le même thème. (2)
Les accessoires peuvent être verbaux ou sensoriels. Pour le premier registre, Volkoff s'appuie sur l'exemple hérité de mai 68. L'agent est l'enseignant et son relais la grammaire. Le thème en est la destruction des valeurs traditionnelles, religion, famille, bonnes mœurs. La psychose souhaitée : le nihilisme moral dans les jeunes générations. Tout comme chez Roger Mucchielli et la subversion, le désinformateur s'appuie sur la logomachie (« bataille à coups de mots »), invectivant, diabolisant et ridiculisant ses adversaires idéologiques. Les conséquences d'un tel réductionnisme sont dramatiques. Volkoff note que les antonymes respectifs étaient autrefois l'aristocratie et la démocratie. Mais désormais dépourvue d'antonyme, toute dialectique se révèle absconse à la démocratie. Par un procédé tant fallacieux que malhonnête, son opposé est donc appelé dictature, inflation sémantique aidant. Volkoff propose quelques exemples de terrorisme sémantique. Notons-en deux : 1) extrême-droite : quiconque est plus à droite que vous ; 2) fasciste : insulte qu'il faut être le premier à prononcer, parce qu'elle peut s'appliquer à votre ennemi autant qu'à vous.
Quant au registre sensoriel, l'influence repose sur les stimuli et les messages subliminaux. Les messages clandestins auditifs constituent une technique de désinformation. Une réaction endocrinienne permet à l'auditeur de recevoir de manière bienveillante des messages de manière inconsciente. Enfin, avec les caisses de résonance, le journaliste comme le désinformateur sont amenés à créer une émotion. On cherche à programmer de façon instinctive l'information sélectionnée par le lecteur en créant des effets de choc.
L'outil privilégié est ici l'image, qui se passe de la médiation du cerveau pour opérer directement sur les tripes. Or l'image, destinée aux masses, peut être sujette à toutes les manipulations. (3) D'après Volkoff, la puissance d'impact du sensationnel vient de son manichéisme et de l'ancrage dans l'inconscient du spectateur qu'elle entraîne, amplifiée par la répétition et la quasi-impossibilité à corriger une information fausse. Il suffit qu'à la source de l'information se trouve un groupe d'influence ayant intérêt à désinformer. Nous nageons dès lors en pleine ingénierie des perceptions : « en psychocratie, la vérité ne compte pas, à la limite elle n'existe pas, n'existe que ce que l'on fait croire aux gens ou, mieux encore, ce qu'on leur fait croire qu'ils croient. »
La désinformation s'inscrit cependant dans un registre plus large, la guerre de l'information. Cette guerre comprend trois aspects : savoir soi-même ; empêcher l'autre de savoir ; lui faire tenir un savoir corrompu (désinformation et influence). A l'heure d'Internet (bouquin écrit en 1999) et de la cybernétique, Volkoff juge le potentiel technique de désinformation – en particulier par l'image – illimité. Les deux cibles privilégiées sont les jeunes et les femmes. Les moyens techniques utilisés sont donc prioritairement les magazines, débats, interviews, spots. Comme modèle anthropologique, les maîtres désinformateurs cherchent aujourd'hui à imposer l'égalitarisme sous couvert de tolérance. Pour Volkoff, le droitdelhommisme œuvre dans ce sens. Il repose sur deux notions abstraites. 1) Le droit, qui ne prend sens que dans une collectivité donnée et 2) la notion d'homme, qui implique plus des devoirs que des droits. En généralisant, le droitdelhommisme dénature. Et pour rappel, la généralisation est un procédé de désinformation. Dès lors, que faire ? Volkoff incite à la cohésion de groupe et au tri méticuleux de l'information. Ce qui reste limité... Mais comme chez Mucchielli, la lecture de Volkoff, ancien agent de renseignement, donne les clés du décodage de diverses techniques de manipulation par exposé des mécanismes de la désinformation.
Notes :
(1) Dernièrement, l’appel au désarmement par des idiots utiles de l’industrie hollywoodienne après la psy-op de Newton : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique/video-newtown-des-stars-se-mobilisent-contre-les-armes_1202407.html
(2) Voir ici le chapitre XI, « Comment ça se pratique ».
(3) Volkoff en expose quelques exemples dans Désinformations par l’image. Sur les explications relatives aux processus chimiques à l’œuvre dans le cerveau, le rôle du système limbique, des neurones-miroirs, etc. afin de décrypter comment la manipulation procède sur les opérateurs cognitifs des sujets, je renvoie aux très complètes explications des Italiens Marco Della Luna et Paolo Cioni dans leur passionnant et non moins ambiguë Neuro-Esclaves.
***
Citations :
« Il faut garder bien présent à l'esprit que la désinformation ne s'adresse qu'en surface à l'intelligence du public qu'elle prétend induire en erreur ; en profondeur, elle s'adresse à sa sensibilité à tous les niveaux : au cœur, aux tripes, au bas-ventre, les passions étant toujours plus fortes en l'homme que les convictions. »
« Le cerveau se méfie par nature ; par nature, le cœur et les tripes s'émeuvent, et il est vrai que la charge émotionnelle d'une image, surtout en couleurs, surtout animée, est plus forte que l'expression verbale correspondante. [...] l'image, davantage que le mot, s'adresse aux masses : elle est facile à percevoir, facile à reproduire, et elle devient aussitôt un sujet de conversation. L'article doit être lu, ce qui va prendre au moins quelques minutes ; l'affiche ou l'image télévisuelle sont instantanées ; l'article que vous lisez n'est donc pas tout à fait celui que je lis, tandis que la même image est imposée simultanément à des téléspectateurs innombrables et contribue immédiatement à leur massification, ce qui les prive aussitôt de leurs défenses naturelles contre l'illusion. »
Annexe A : Sun Tzu et la désinformation :
D'après Volkoff, pour Sun Tzu il faut soumettre l'ennemi sans combattre, en le dépouillant soit de ses moyens, soit de son envie de combattre. Et ce, par la désinformation. De Sun Tzu, d'ailleurs, des procédés modernes ont été tirés : discréditer tout ce qu'il y a de bien dans le pays adverse (« le discrédit des valeurs traditionnelles est destructeur de l'identité d'un peuple ») ; impliquer les représentants des couches dirigeantes du pays adverse dans des entreprises illégales. Ébranler leur réputation et les livrer le moment venu au dédain de leurs concitoyens ; répandre la discorde et les querelles entre les citoyens du pays adverse ; exciter les jeunes contre les vieux. Ridiculiser les traditions des adversaires (mai 68 visait à détruire l'armature qui liait auparavant les générations entre elles). Sun Tzu préconise aussi d'encourager un « hédonisme amolissant » puis en fin de compte paralysant.
Annexe B : L'invention du « docteur Spin » :
Volkoff nous rappelle qu'Alvin et Heidi Toffer ont créé la notion de « docteur Spin » : c'est l'élément qui donne l'effet souhaité à l'information, la manière de la présenter. Selon lui, « ils trouvent six moyens de « fausser les esprits » :
Accusation d'atrocités ;
Gonflement hyperbolique des enjeux ;
Diabolisation ou déshumanisation de l'adversaire ;
Polarisation : « qui n'est pas avec nous est contre nous » ;
Invocation d'une sanction divine : « Dieu garde l'Amérique ! » ;
Métapropagande, c'est-à-dire art de discréditer la propagande adverse, de jeter la suspicion sur tout ce qui vient de lui : « la désinformation serbe », « Saddam Hussein exerce un contrôle total sur sa presse, donc tout ce qui peut être rapporté par elle est faux ». »
Tout rapport avec des faits réels etc...
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culture et histoire - Page 1723
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Petite histoire de la désinformation (Vladimir Volkoff)
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Histoire : Les Turcs ottomans à l’assaut de l’Europe
Qui sont ces Turcs qui, à partir de la fin du XIe siècle, se sont attaqués d’abord aux provinces byzantines d’Asie Mineure puis, à la fin du XIIIe siècle, à la partie européenne de l’Empire byzantin avant d’entreprendre la conquête des Balkans, non sans avoir auparavant encerclé le réduit byzantin dont le point fort était la capitale de l’empire, Constantinople qui tomba finalement entre leurs mains en 1453 ? Constantinople n’était pour eux qu’une étape car, au lendemain de sa conquête, ces mêmes Turcs lancent attaques sur attaques en direction de l’Europe centro-danubienne, mettant par deux fois le siège devant Vienne, une première fois en 1529, une seconde – la dernière – en 1683. Qui sont donc vraiment ces Turcs ?
Les Turcs ne sont pas des Européens
La langue qu’ils parlent n’est pas une langue indo-européenne ; c’est une langue agglutinante qui appartient à la famille des langues altaïques. Les Turcs sont originaires de Haute Asie tout comme leurs cousins Mongols. Lorsque les Turcs ont fait leur apparition en Europe, une Europe alors totalement chrétienne et imprégnée de culture gréco-romaine, ils l’ont fait en tant que conquérants. D’autres peuples, quantitativement moins nombreux il est vrai, plus ou moins apparentés aux Turcs comme les Bulgares, ou cousins lointains comme les Magyars avaient, les premiers au VIIIe siècle, les seconds à l’extrême fin du IXe siècle, été tentés par l’aventure européenne, mais bien vite, ces Bulgares et ces Magyars (Hongrois) se sont intégrés à l’Europe, ont adopté les structures politiques et sociales de l’Europe d’alors et se sont convertis au christianisme. Les Turcs en revanche, eux, n’ont nullement cherché à s’intégrer à l’Europe ; ils ont cherché avant tout à étendre leur domination sur l’Europe et à s’emparer de ses richesses. Musulmans, ils ont cherché non pas à « islamiser » les peuples qu’ils ont soumis – certains d’entre eux se sont ralliés à un islam de surface comme les Albanais et une partie des Bosniaques, davantage par intérêt que par conviction – mais à transformer ces peuples en sujets, plus ou moins durement traités selon les lieux ou selon les époques.
De la conquête des Balkans…
La conquête de l’Europe par les Turcs a réellement commencé à la fin du XIV siècle, même si, depuis la fin du XIIIe siècle, il y avait eu des actions ponctuelles le long des côtes grecques. Profitant de l’affaiblissement de l’Empire byzantin qui constituait en Europe orientale la seule force capable de leur résister, les Turcs ottomans, à partir de l’empire que leur chef Othoman (1288-1366) avait constitué en Asie Mineure, ont entrepris dans un premier temps le « grignotage » de l’Empire byzantin. L’état de faiblesse de Byzance était tel que l’un des empereurs, l’usurpateur Jean VI Cantacuzène, n’hésita pas en 1346 à donner sa fille en mariage au sultan turc, à lui céder la base de Gallipoli rien que pour obtenir son aide contre son rival Jean V. Avec Gallipoli, les Turcs s’installaient pour la première fois sur le sol européen. À partir de ce point d’appui, ils vont rapidement s’attaquer aux provinces européennes de l’Empire byzantin et aux États balkaniques récemment constitués, la Serbie qui avait connu un essor rapide sous Étienne IX Douchan (1333-1355) – le Charlemagne serbe – et la Bulgarie qui, après des heures glorieuses à l’époque du « Second Empire bulgare » se trouvait en pleine décadence. Au nord-est de la Bulgarie, les provinces danubiennes, la Valachie fondée en 1247 et la Moldavie fondée en 1352, étaient encore fragiles et insuffisamment organisées pour faire barrage à des conquérants tels que les Turcs.
Les premières victimes de l’expansionnisme turc furent les Serbes et les Bulgares. Le sultan Murad I (1359-1389) enleva d’abord aux Bulgares une partie de la Thrace et de la Macédoine et établit en 1365 sa capitale à Andrinople. Puis en 1371, il conquiert sans coup férir la Serbie du Sud. De là, poussant plus au nord, il occupe Nich et enlève Sofia aux Bulgares. La Bulgarie se trouva pratiquement aux mains des Turcs. Seules résistaient encore les principautés rivales du nord de la Serbie. Leur destin pour plusieurs siècles allait se jouer le 15 juin 1389 – selon le calendrier orthodoxe, c’est-à-dire le 28 juin d’après le calendrier latin –, lors de la bataille des Champs des merles – Kosovo Polje – à mi-distance entre Pristina et Mitrovica. La bataille longtemps indécise se termine par la victoire des Turcs conduits par le fils de Murad, Bayazid (Bajazet). Des milliers de soldats serbes y laissèrent leur vie ; quant aux prisonniers, ils allèrent en grande partie alimenter les marchés d’esclaves. Le roi serbe Lazare et les nobles de son entourage furent conduits devant Bayazid qui les fit décapiter. Après sa victoire, Bayazid dirigea ses armées vers le nord à travers la Bulgarie déjà soumise, en direction du bas Danube. Le prince de Valachie, Mircea, malgré l’aide de l’empereur Sigismond, roi de Hongrie, ne put les arrêter ; il dut accepter de payer tribut aux Turcs, ce qui lui permit de conserver l’autonomie politique et religieuse de sa principauté.
Un peu plus tard, en 1396, inquiet de la menace ottomane, l’empereur Sigismond prit la tête d’une véritable « croisade » avec des contingents allemands, hongrois et valaques auxquels s’ajoutaient les 10.000 hommes de Jean sans Peur, le fils du duc de Bourgogne. L’objectif était de libérer les Balkans. La croisade s’acheva le 28 septembre 1396 par un échec cuisant à Nicopolis (Nikopol). L’espoir de libérer les Balkans avait vécu.
… à celle de la Grèce
Maître incontesté des Balkans, Bayazid s’attaque dès lors à la Grèce et aux établissements vénitiens de Méditerranée orientale. En 1395 déjà, il avait fait une rapide incursion dans le Péloponnèse où il s’empara de plusieurs forteresses. Deux ans plus tard, les Turcs reparaissaient en Grèce et occupaient même Athènes pendant quelques mois, tandis que Bayazid avec le gros de ses troupes tentait en vain de s’emparer de Constantinople, puis en 1446 se répandirent en Morée. En se retirant, ils emmenèrent soixante mille captifs qui furent vendus comme esclaves et obligèrent le despote – le gouverneur byzantin – de cette province à payer un tribut annuel. L’Empire byzantin dont le territoire se réduisait comme une peau de chagrin vivait ses dernières heures et se trouvait bien seul pour résister.
Le 29 mai 1453, le fils de Murad II, Mohamet II, s’empara après un long siège de Constantinople. Le dernier empereur était mort au milieu de ses soldats en défendant sa capitale. Pendant trois jours, la ville fut livrée aux soldats turcs qui pillèrent, violèrent, incendièrent et massacrèrent impunément. Les églises et les couvents furent profanés et la basilique Sainte-Sophie, après avoir été dépouillée de ses trésors, fut transformée en mosquée. Quant aux habitants grecs de la ville, ceux qui avaient échappé à la mort furent ou bien vendus comme esclaves, ou bien déportés en Asie Mineure. En quelques semaines, la ville chrétienne et grecque qu’avait été depuis plus de dix siècles Constantinople fut transformée en une ville musulmane et turque.
L’Empire romain d’Orient avait cessé d’exister ; les Turcs étaient maîtres des Balkans et contrôlaient l’Asie Mineure ainsi que les Détroits, tout comme ils étaient en train de se rendre maître de la péninsule grecque : Athènes fut occupée en 1458, Mistra en 1460 et la Morée l’année suivante. Seules quelques îles de la Méditerranée orientale restèrent aux mains des princes chrétiens, Rhodes jusqu’en 1522, Chypre jusqu’en 1571 et la Crète tenue par les Vénitiens jusqu’en 1669.
Vers la Bulgarie, la Hongrie, la Bohême et la Pologne
Non contents d’avoir soumis l’Europe balkanique et la Grèce, et de s’être assurés le contrôle de la Méditerranée orientale, les Turcs se sont lancés à partir du milieu du XVe siècle à l’assaut des pays du Moyen Danube. Face à la menace ottomane, l’Europe chrétienne a réagi modestement et tardivement. Outre la croisade malheureuse de l’empereur Sigismond et de Jean sans Peur en 1396, rares furent les autres tentatives pour contrer les Ottomans malgré les appels incessants de la Papauté. Certes en 1444, le Hongrois Janos (Jean) Hunyadi, gouverneur de Transylvanie, tenta de libérer la Bulgarie : son intervention se solda par un échec devant Varna ; le roi de Hongrie Vladislas qui avait participé à l’entreprise y trouva la mort ainsi que le légat de pape, Césarini. Hunyadi, devenu régent de Hongrie en 1446, ne renonça pas ; après avoir subi un nouvel échec en Serbie cette fois, il s’efforça de renforcer le système de défense au sud et à l’est de la Hongrie désormais directement menacée. À la demande du pape Calixte III représenté sur place par son légat Jean de Capistran, Jean Hunyade mit sur pied une nouvelle croisade mais, avant même que son armée fût prête, les Turcs qui avaient maintenant le champ libre depuis la prise de Constantinople, vinrent mettre le siège devant Belgrade en juillet 1456. Belgrade était l’une des pièces maîtresses de la défense de la Hongrie. Malgré des assauts répétés, les Turcs échouèrent. Leur dernier assaut le 6 août fut un échec total. Les Hongrois contre-attaquèrent et repoussèrent les Turcs jusqu’aux portes de la Bulgarie. Le danger ottoman était ainsi écarté mais dans les jours qui suivirent la bataille de Belgrade, Jean Hunyade et le légat Jean de Capistran succombèrent à leurs blessures. La victoire de Belgrade, le premier succès chrétien face aux Turcs depuis bien longtemps, eut un grand retentissement en Occident. Le pape décida que dorénavant, en souvenir de ce glorieux événement, on sonnerait chaque jour l’angélus à midi dans toutes les églises du monde chrétien. Le fils de Janos Hunyadi, Mathias Corvin, devenu roi de Hongrie en 1458, mena la vie dure aux Turcs. Il leur reprit la Bosnie en 1463, la Moldavie et la Valachie en 1467, la Serbie en 1482. Ces succès, hélas, furent sans lendemain. Après la mort de Mathias en 1490, la menace ottomane reparut et les territoires libérés par le roi de Hongrie furent réintégrés les uns après les autres dans l’Empire ottoman. Au début du XVIe siècle, l’avènement de Soliman le Magnifique (1520-1566) marqua la reprise des offensives turques, à la fois en Europe centrale et dans tout le Bassin méditerranéen. Les États directement menacés, la Pologne, la Hongrie et la Bohême, étaient des puissances secondaires. Les rois Jagellon de Pologne n’osaient rien faire qui puisse indisposer les Turcs ; leurs cousins Jagellon qui régnaient en Bohême et en Hongrie, Vladislas II (1490-1516) et Louis II (1516-1526), malgré leur bonne volonté, n’étaient pas de taille à lutter efficacement contre les Turcs. Deux grandes puissances en avaient les moyens, la France et la monarchie des Habsbourg sur laquelle régnait Charles Quint, sur les « Espagnes » depuis 1516 et sur le Saint Empire depuis 1519. La France en guerre contre les Habsbourg joua la carte ottomane sous François Ier et, en 1535, une alliance officielle fut même conclue avec Soliman le Magnifique. Désormais, les Habsbourg, seuls ou presque, vont se trouver à l’avant-garde de la défense de la chrétienté occidentale face aux Ottomans.
Face aux Ottomans : Charles Quint et les Habsbourg
Les choses ont commencé plutôt mal. Au début de 1526, Soliman le Magnifique lança ses armées à l’assaut de la Hongrie. Le roi Louis II, malgré les appels à l’aide, se trouve seul. La victoire des Turcs à Mohacs le 29 août 1526 au cours de laquelle le roi Louis II mourut à la tête de ses troupes, eut un retentissement considérable. D’autant plus que Soliman le Magnifique n’en resta pas là ; il se lança dans une expédition dévastatrice à travers la Hongrie, et occupa pour un temps Buda.
Non sans réticences, les Diètes de Bohême, de Croatie et de Hongrie désignèrent, pour succéder à Louis II, son beau-frère Ferdinand de Habsbourg, le frère de Charles Quint, estimant que celui-ci, grâce au potentiel de forces que représentait le Saint Empire, était le seul à pouvoir arrêter les Turcs dans l’immédiat, à les refouler par la suite. Les Turcs se montrèrent également très menaçants en Méditerranée occidentale grâce à leurs alliés barbaresques qui, depuis l’Afrique du Nord, menaçaient les côtes d’Espagne et d’Italie. Charles Quint s’efforça de les contenir et son fils Philippe II utilisa les talents de Don Juan d’Autriche pour les refouler. La victoire de Don Juan à Lépante le 7 octobre 1571 affaiblit pour un temps la puissance navale ottomane mais cette « victoire de la croix sur le croissant » n’empêcha pas les Turcs de conserver une position dominante en Méditerranée orientale jusqu’au XIXe siècle.
Depuis la plaine hongroise qui fut jusqu’en 1686 leur base avancée en Europe, les Turcs lancèrent à plusieurs reprises des attaques en direction de l’Autriche. En 1529, après avoir repris Buda que Ferdinand de Habsbourg avait libéré deux ans auparavant, ils parurent devant Vienne le 22 septembre. Les assiégés résistèrent et parvinrent le 14 octobre à repousser l’assaut donné par les Turcs à travers une brèche dans le Kärntner Tor. Le lendemain, le siège était levé. Par la suite, Ferdinand conclut une trêve avec le sultan dont il se reconnaissait vassal pour la « Hongrie royale », c’est-à-dire les régions occidentales et septentrionales du royaume, le centre du pays restant aux mains des Turcs. Quant à la Transylvanie, elle devenait une principauté indépendante de fait, dont les princes, théoriquement vassaux des Habsbourg, pratiquèrent à l’égard des Turcs une politique faite d’un savant dosage d’alliance, de neutralité et de soumission, avec le double objectif d’échapper à l’occupation ottomane et de conserver leur indépendance par rapport aux Habsbourg. La trêve fut confirmée en 1547 ; elle assura un demi-siècle de paix précaire en Hongrie. La guerre reprit en 1591 sans résultat décisif ; le traité de Zsitvatorik qui y mit fin en 1616 maintint le statu quo territorial mais libéra la « Hongrie royale » de ses liens de vassalité à l’égard du sultan.
Les relations entre les Turcs et les populations soumises
En cette fin du XVIe siècle, la puissance ottomane était à son apogée. Les Turcs, minoritaires dans la population, exerçaient leur domination sur des millions de chrétiens, orthodoxes pour la plupart, protestants et catholiques en Hongrie. Pour tenir ces populations considérées a priori comme hostiles, les autorités ottomanes ont installé dans les villes et dans les principaux points stratégiques des garnisons turques et parfois même des colons comme en Bulgarie, afin de mieux surveiller les populations soumises. La ville chrétienne occupée, ce sont d’abord une garnison, une administration et également des signes extérieurs indiquant la présence turque, la ou les mosquées avec le minaret, symbole de l’islam victorieux, les établissements de bains, les souks, notamment dans les Balkans.
Comment sont traitées les populations chrétiennes soumises et qui sont majoritaires en nombre ? En fait, la situation varie d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre. Tout dépend du bon vouloir du gouverneur local, le pacha, tout dépend de la docilité ou de l’esprit de résistance des populations. Il est évident qu’une première image vient à l’esprit, celle du sac de Constantinople et du massacre d’une partie de ses habitants dans les jours qui ont suivi la prise de la ville. Il s’agit ici bien sûr d’un cas extrême, destiné à frapper les esprits et à servir d’exemple. La réalité quotidienne est plus nuancée, heureusement ! Il y a d’abord le cas particulier des Albanais qui, malgré un sursaut de résistance au milieu du XVe siècle à l’initiative de Skanderbeg, se soumirent assez facilement : une majorité d’entre eux se convertit à l’islam, d’autres se réfugièrent en Calabre et en Sicile. Dès lors, l’Albanie fournit au sultan des fonctionnaires, des officiers et de nombreux soldats. Une partie des Bosniaques a choisi aussi de se convertir à l’islam en raison parfois des abus de l’Église orthodoxe à leur égard. Autres peuples relativement privilégiés, les Roumains des principautés danubiennes, vassaux certes du sultan mais qui conservèrent leurs princes, et qui purent pratiquer en toute liberté leur religion orthodoxe. Cette situation relativement favorable a perduré jusqu’à la fin du XVIIe siècle et a favorisé un essor artistique et culturel notable avec la construction de nombreuses églises et monastères et la création d’écoles et d’académies. La situation se détériora à partir de la fin du XVIIe siècle car l’Empire ottoman était alors sur la défensive face aux Habsbourg et aux ambitions de la Russie.
Très différente fut la situation des Bulgares, des Serbes, des Grecs et des Macédoniens, durement traités et étroitement surveillés par les colons turcs implantés sur leur territoire. La terre devint la propriété exclusive du sultan qui en laissait une jouissance toujours révocable aux paysans indigènes moyennant de lourdes redevances. À ces redevances en argent ou en valeur s’ajoutait la devchurmé, à laquelle on procédait en principe chaque année, en réalité plus rarement et en fonction des besoins ; c’était la « cueillette » des jeunes garçons destinés à entrer dans le corps des janissaires après avoir été arrachés à leur famille. Ils formèrent ainsi une troupe d’élite, la garde prétorienne du sultan, le fer de lance des nouvelles conquêtes mais aussi l’instrument de nombreux complots. La Hongrie ottomane, celle des plaines centrales, fut traitée selon ce modèle. Quant à la question religieuse, elle varie d’un pays à l’autre. Les églises orthodoxes furent souvent le bastion de la résistance notamment en Serbie et en Bulgarie.
L’État y contrôlait très sévèrement les évêques et souvent envoyait en Serbie des évêques grecs jugés plus souples. Mais c’est à l’échelon des villages que le clergé orthodoxe joua son rôle de gardien des traditions nationales, ce qui valut souvent aux popes d’être les premiers visés par les autorités au moindre signe d’agitation. Les élites grecques, parfois, n’hésitèrent pas à se mettre au service des Turcs.
Le déclin ottoman
Les premiers signes du déclin de l’Empire ottoman apparaissent en 1664 lorsque les armées de l’empereur Léopold I (1658-1705) triomphent des Turcs à la bataille de Szent-Gottard. Faute d’argent et à cause des guerres en cours contre Louis XIV, l’empereur ne put exploiter cette victoire et dut signer avec le sultan la « paix ignominieuse » de Vasvar, provoquant ainsi la protestation d’une partie de l’aristocratie hongroise et des troubles en Hongrie royale qui furent largement exploités par les agents de Louis XIV. Pour conserver leur position en Hongrie, les Turcs s’allièrent au chef des insurgés hongrois Imre (Emeric) Thököly et pour le soutenir, en mars 1683, ils lancèrent une offensive en direction de Vienne. Une nouvelle fois, Vienne, la « pomme d’or » dont les Turcs convoitaient les richesses, fut assiégée. À l’appel du pape Innocent XI, tous les princes du Saint Empire, catholiques et protestants confondus, le roi de Pologne Jean Sobieski, mirent sur pied une véritable « armée européenne » que le duc de Lorraine Charles V conduisit à la victoire, le 12 septembre 1683, sur les pentes du Kahlenberg devant Vienne. Seul, Louis XIV avait refusé de participer à cette « croisade », interdisant même aux volontaires français de s’y joindre. La victoire du Kahlenberg marque le début du reflux ottoman. Léopold I confia au duc de Lorraine et au prince Eugène de Savoie le soin de poursuivre les Turcs et de les chasser de Hongrie. Successivement, Eztergom, Vac, Visegrad furent libérées. Puis le 2 septembre 1686 ce fut au tour de Buda, le « bouclier de l’islam », après 119 ans d’occupation turque. Au cours des années suivantes les victoires du prince Eugène, notamment celle de Zenta en 1697, permirent l’expulsion définitive des Turcs du territoire hongrois, ce qui fut officialisé par les traités de Karlovitz (Karlovici) en 1699 et de Passarovitz en 1718.
Le réveil agité des Balkans
L’Empire ottoman était maintenant sur la défensive. À la fin du XVIIIe siècle et surtout au cours du XIXe siècle, on assiste à un réveil des peuples balkaniques. Les Grecs, les Serbes, les Roumains, les Bulgares et enfin les Albanais se constituent en États indépendants face à un Empire ottoman en pleine décadence. Mais le tracé des frontières entre les nouveaux États, rendu compliqué par l’enchevêtrement des populations, a suscité des tensions, des rivalités, voire des guerres souvent encouragées de l’extérieur par les grandes puissances. On parle désormais de « poudrière des Balkans ». Les Balkans en effet deviennent un enjeu majeur dans la lutte d’influence à laquelle se livrent les deux grandes puissances voisines et rivales, la Russie et l’Autriche-Hongrie, mais aussi l’Allemagne et le Royaume-Uni. Et ce n’est pas tout à fait le fruit du hasard si c’est à Sarajevo, au carrefour du monde chrétien et de l’islam, que va débuter en 1914 la « guerre civile européenne » le dernier cadeau empoisonné offert par les Turcs à l’Europe.
Henri BOGDAN
Professeur émérite d’histoire à l’Université de Marne la Vallée
http://theatrum-belli.org/histoire-les-turcs-ottomans-a-lassaut-de-leurope/ -
Les techniques de manipulation publicitaires, comment échapper à l’ahurissement ?
Dans notre modèle démocratique, deux institutions devraient, de manière privilégiée, contribuer à la réalisation d’une vie citoyenne caractérisée par la pensée et la discussion critique : l’éducation et les médias.
Si vous êtes aussi nombreux aujourd’hui c’est que la réalité ne vous paraît probablement pas aussi idyllique.
Alors qu’elle s’adressait par le passé aux facultés conscientes de notre psyché – souvenons-nous des réclames des années 1940 énumérant les qualités du produit –, la publicité d’aujourd’hui est dans le non-dit, dans des sourires, des formes suggestives, des ambiances et des couleurs, des émotions et des excitations qui nous sont délivrés sur mesure. Parfois, le produit est à peine cité, voire pas du tout. Le message n’agit plus par le biais de l’analyse, mais par celui de la persuasion inconsciente en laissant des traces mémorielles « implicites » dans notre cerveau. C’est la raison pour laquelle nous sommes incapables de citer les 350 publicités que nous avons croisées hier, ni d’estimer l’impact des milliers de stimuli commerciaux (enseignes de magasins, logos sur les vêtements, appareils ménagers, voitures…) reçus dans la même journée.
Bruno Gabriel
6e Journée de la réinformation
26/10/2013
Lire la suite en format Pdf : cliquer ICI
http://www.polemia.com/pdf/20131026_SixiemeJournee-reinformation-BrunoGabriel.pdf -
Le virtualisme et l'ingénierie sociale
Cette plasticité autorise toutes les transgressions et réécritures du réel. En ingénierie politique, quand le comportement réel. En ingénierie politique, quand le comportement réel d'une population, par exemple au moment d'un vote, ne correspond pas aux prévisions du pouvoir, un lissage virtuel vient réécrire et corriger ce réel pour l'ajuster à la prévision. Ce lissage peut prendre plusieurs aspects. Le plus brutal consiste à faire comme si on n'avait rien vu et à ne pas tenir compte des résultats du scrutin. Les peuples disent "non" à un référendum, mais on fait comme s'ils avaient dit oui. Malheureusement, une distorsion des faits aussi énorme révèle la vraie nature du pouvoir en place. Un bout de réel apparaît, la virtualisation n'est pas parfaite. Il est évidemment plus subtil de noyer le trucage des résultats dans des procédures juridiques, comme ce fut le cas pour les élections présidentielles de 2000 aux Etats-Unis. A l'avenir, la dématérialisation du vote, le remplacement des urnes et des bulletins par des bits numériques et le vote électronique faciliteront considérablement le trucage systématique des scrutins et la réécriture décomplexée du réel. A titre de mise en garde, les études menées par Chantal Enguehard, chercheuse en informatique au CNRS, ont déjà mis en évidence des falsifications introduites par les machines à voter dans les scrutins présidentiels, législatifs et municipaux de 2007 et 2008 en France. La réécriture d'un réel qui ne convient pas aux prévisions s'inscrit dans ce fantasme de prédictibilité et de réduction absolue de l'incertitude, fantasme de sécurisation maximum du système qui caractérise la politique quand elle est sous influence "scientifique". Si ce fantasme sécuritaire semble légitime dans le champ scientifique, il induit dans le champ sociopolitique des effets collatéraux que l'on peut résumer ainsi : aspiration à un contrôle total du réel, donc réification générale, chosification, transformation des sujets en objets et du vivant en non-vivant. Le réel étant, selon la définition topologique et structurale de Lacan, "ce qui ne se contrôle pas", l'ingénierie sociale vise donc ni plus ni moins qu'à abolir le réel. Au profit de quoi ? Au profit d'une déréalisation parfaitement contrôlée, ce que Baudrillard appelait un "simulacre" (ou une "simulation"). En termes topologiques, le réel n'est donc pas une chose ou une substance (pas d'ontologie), mais une place, une position. N'importe quoi peut être en position de réel, dès lors que l'on bute dessus et qu'on ne le contrôle pas. A ce titre, même du virtuel peut être en position de réel, le "vrai" virtuel n'étant pas le contraire du réel, mais l'abolition de la distinction entre les deux. Le réel est ainsi l'autre nom de l'antagonisme originel qui fonde nos vies psychiques, la contradiction fondamentale des choses qui pose une limite à notre volonté de puissance. Dans le champ politique, le réel c'est donc tout ce qui est en position de contre-pouvoir. C'est donc aussi tout ce qui fait peser une menace sur la sûreté et la sécurisation de mon pouvoir, en tant que je voudrais être central et exclusif. Le corpus de recherches initié par Michel Foucault et Giorgio Agamben montre en détail comment cette mutation sécuritaire de la politique suit une logique carcérale. La réflexion du pouvoir politique se limitant aujourd'hui aux moyens de sécuriser totalement la gestion des populations, la criminologie en devient tout naturellement le nouveau paradigme théorique. Les élites dirigeantes cherchant à abolir tout contre-pouvoir et toute contradiction, il va de soi que la surveillance permanente de l'ingénierie normative des groupes priment sur le débat d'idées contradictoires. Aux Etats-Unis, la loi HR de 1955 qui criminalise les partisans d'idées non conformes sans qu'il y ait eu délit en acte, ou les lois Perben en France, illustrent cette dérive concentrationnaire de la société et du champ politique. L'annihilation de toute contradiction, ou mieux, la mise en scène de pseudo-contradictions, de pseudo-luttes de pouvoir et de pseudo-alternances qui donnent l'impression de sauver le réel politique mais en le vidant de toute sa substance, cette sécurisation du champ politique par la fiction est le but exclusif poursuivi en 2010 par nos modernes conseillers du Prince, consultants politiques, spin doctors et grands architectes du corps social qui passent leur temps à orienter la perception du réel et bâtir des structures groupales en forme de pyramide, dont il seront "l'oeil qui voit tout" au sommet. La revue d'analyse stratégique De Defensa a qualifié de "virtualisme" cet état où la perception du champ politique est volontairement déconnectée du réel. Le règne contemporain des pseudo-antagonismes, présentant les signes extérieurs de la contradiction mais dont les polarités apparemment engagées dans un rapport de force sont en réalité de connivence ou sous contrôle de l'étage au-dessus, nous fait ainsi entrer dans l'ère de la virtualisation sécuritaire et de l'abolition du réel en politique. Gouverner par le chaos http://www.oragesdacier.info/2013/10/le-virtualisme-et-lingenierie-sociale.html
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Le totalitarisme aux prises avec la praxéologie
Le 23 octobre, le professeur Jean-Jacques Rosa donnait à l'Institut d'Histoire sociale de Nanterre une conférence sur le thème du Totalitarisme du XXe siècle. Il allait concentrer son propos sur le cas du national-socialisme en Allemagne. Ce sujet, maintes fois rebattu, sous tous les angles historiques, politiques, juridiques et moraux était examiné, fait plutôt exceptionnel en France, par un économiste connu.
Son propos introductif mérite d'être souligné. Dans de nombreux pays, notamment en Autriche où elle est apparue, aux États-Unis où elle est largement partagée dans les milieux conservateurs, l'approche "praxéologique" fait référence. Le premier quart d'heure de l'exposé fut consacré à une sorte de paraphrase, ma foi brillante, de cette méthode de pensée. Le conférencier ne l'ayant pas mentionnée, disons tout de même qu'elle fait l'objet de l'énorme volume de "L'Action Humaine" de Ludwig von Mises (1881-1973). Le nom de celui-ci n'était pas prononcé, pas plus que celui de son disciple le plus connu Friedrich-August von Hayek (1889-1982).
À noter du reste que ces deux géants de la pensée auraient pu être convoqués au titre de leurs destins respectifs, comme témoins du processus que l'on souhaite décrire et, mieux encore, expliquer. L'un comme l'autre ont en effet quitté Vienne à l'époque de l'Anschluss de 1938, cas particulier d'un glissement vers les régimes que l'on cherche à englober et à amalgamer sous l'étiquette "totalitaire".
Jean-Jacques Rosa n'ignore sans doute pas, non plus, que Hayek a consacré, au sujet évoqué, un livre tout à fait essentiel, "La Route de la servitude", publié en 1944 (1)⇓ . Il n'en parlera pas.
Car, son raisonnement procède d'une toute autre logique. Auteur d'un ouvrage où il développe sa thèse historico-économique (2)⇓ il considère que l'on peut diviser la longue période, commencée à la fin du XIXe siècle, et qui se termine en l'an 2000, en deux parties.
La première époque prend son essor avec le chemin de fer, le haut-fourneau, l’industrie lourde. Elle engendre la guerre de 1914, les grandes concentrations financières, les grandes usines, etc.
Le regard de l'économiste, toujours si l'on suit notre hardi essayiste, apporterait ainsi une optique et une dimension qui peuvent échapper à l'historien traditionnel, fâcheusement englué dans l'événementiel.
En cela, quoique répertorié habituellement comme "libéral", il faut reconnaître, que manifestement il admire Marx. Il ne le dément pas lui-même quand on lui pose la question, sans d'ailleurs probablement l'avoir trop fréquenté. Il ne daigne pas non plus se référer à notre cher et vieux maître André Piettre (3)⇓ ou au stimulant Kostas Axelos. (4)⇓ On se demande même si, comme beaucoup, il ne se contente pas d'avoir lu les quelques pages du Manifeste publié en 1848 et dont l'ermite du British Museum cherchera pendant 35 ans à démontrer les fulgurantes pétitions de principes.
Jean-Jacques Rosa déclare donc adopter parmi les idées de Marx le lien bien connu qu'il fait entre les forces de production, les rapports sociaux et les "superstructures" politiques : les institutions féodales seraient ainsi liées au moulin à vent, ou au collier de cheval, comme la démocratie libérale devrait tout au moteur à vapeur, etc. Quand un de ses amis présents dans la salle lui fera observer qu'on se trouve en présence du matérialisme historique, le professeur Rosa ne le désavouera même pas.
On pourrait même dire, au rebours de l'école "praxéologique" autrichienne, de Mises ou Hayek, qu'il va plus loin encore. Selon lui, l'économie peut décrire toute l'action politique en tant que productrice de biens publics. Le gouvernement fournit de la sécurité comme l'entreprise produit des marchandises. L'État ne se comporterait donc pas autrement qu'une firme de grande taille.
Les régimes totalitaires découleraient dès lors d'un stade particulier des besoins publics qu'ils satisfont à leur manière. Seul un petit nombre de personnes peuvent détenir l'information indispensable à la prise des décisions. Le débat, la confrontation démocratique, comme la sanction du marché dans la production industrielle, correspondent à une phase que le totalitarisme considère comme périmée, inutile sinon nuisible, au plan politique comme au plan économique.
Inutile de dire que les utopies intermédiaires comme celle d'Ota Sik en Tchécoslovaquie ou d'Imre Nagy en Hongrie, "la troisième voie" de l'un, le "communisme qui n'oublie pas l'homme" de l'autre sont vouées à l'échec. Pas un mot pour déplorer, ni même pour remarquer que ces tentatives n'ont été liquidées que par les chars soviétiques et par la passivité d'un occident lui-même cantonné au "communism containment". Quand Ilios Yannakakis, témoin de chair et de sang du Printemps de Prague de 1968 intervient et pose une question, avec l'approbation de la plupart des assistants de cette conférence, le voilà renvoyé à ses chères études, déplorablement littéraires.
Le tournant du siècle, qui va se traduire par l'effondrement du bloc de l'Est, correspond seulement, à partir de 1975, coupure du siècle en deux, à l'essor des nouvelles techniques d'information et de communication. On peut et on doit dès lors, même dans les pays de l'Est, revenir au marché et à la démocratie. Paradoxalement, pas la peine, pour nous d'en savoir plus : circulez, il n'y a rien à voir.
À défaut de rendre hommage aux Polonais comme aux Russes, aux Allemands de l'est ou aux Baltes qui défièrent la répression stalinienne, le KGB ou la Stasi, on aurait pu se pencher une minute sur l'œuvre d'un des rares penseurs qui, à l'ouest, prophétisa juste à propos de l'échec de ce qu'il analyse comme "l'entreprise léniniste" : dans la préface à l'édition de 1963, il y a 50 ans, de sa "Sociologie du communisme", Jules Monnerot répond aux annonces de Khroutchev et considère que l'URSS s'effondrerait, en grande partie, du fait des télécommunications.
Après tout cela comment accueillir l'explication consternante donnée du national-socialisme. Son racisme fanatique ? tout juste une feinte pour unifier politiquement un pays en retard sur le développement des deux hyperpuissances. Pas la peine de recourir à la biographie du dictateur et à la lecture de son Coran : il suffit de savoir que la géopolitique le condamnait à s'allier avec Staline. Du reste on a aussi appris que le niveau de vie des Soviétiques avait beaucoup gagné du fait du Plan Quinquennal. La famine en Ukraine ? Le Goulag ? Broutilles. Pas la peine de prendre connaissance des modalités du fonctionnement parlementaire de l'Empire allemand avant 1914 : elles ne font, aux yeux du professeur Rosa, que préfigurer la catastrophe de 1933. Le traité de Versailles ? Un point de détail. Tout cela était donc écrit dans le ciel sinon dans "Mein Kampf", que notre économiste ne semble pas avoir beaucoup consulté.
Il manqua, parmi l'assistance, l'intervention d'un vieux maurrassien : il aurait sans doute félicité notre professeur, par ailleurs adversaire impitoyable de l'euro, de ne jamais succomber aux sortilèges de la Bonne Allemagne, ces pièges grossiers de "l'Allemagne éternelle".
De telles thèses peuvent paraître irritantes. Mais on doit leur reconnaître un mérite : elles nous stimulent en nous provoquant.
Pierre Rigoulot, toujours très courtois avec ses invités, lui a tout de même réitéré en conclusion de ce débat, le sage conseil d'Albert Einstein : "Simplifiez au maximum, mais n'allez pas au-delà".
JG Malliarakis http://www.insolent.fr/2013/10/le-totalitarisme-aux-prises-avec-la-praxeologie.html
Apostilles
disponible en collection Quadrige depuis 1993⇑
cf. Jean-Jacques Rosa "Le Second XXe siècle", 2000, chez Grasset, 437 pages ⇑
cf. André Piettre, "Marx et marxisme", PUF, 1957⇑
* cf. Kostas Axelos "Marx Penseur de la technique" de l'aliénation de l'homme à la conquête du monde, Editions de Minuit, 1961 ⇑
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Droit du sol, droit du sang ? par Louis-Joseph Delanglade
Il a peut-être la fibre littéraire mais historique pas du tout : ce samedi 26, dans sa revue de presse de 8h30 sur France Inter, M. Levaï oppose au droit du sang « notre bon vieux droit du sol révolutionnaire et républicain ». Faux, bien entendu. Qu’on le date de 1515 (arrêt du Parlement de Paris) ou même de 1315 (édit de Louis X le Hutin), le jus soli existe en droit français, sous l’Ancien Régime – même si la notion de nationalité est postérieure. Le Code civil l’abolit au profit du jus sanguinis en 1804 et il faudra attendre 1889 pour que se manifeste la prétendue « générosité » d’une République surtout soucieuse de se pourvoir en soldats. Cela dit, le droit du sol est effectivement aujourd’hui un des grands marqueurs de la gauche idéologique, qui y voit le meilleur moyen de subvertir à terme la nation française.
Ne pas confondre droit du sol et naturalisation. M. Ory, historien et universitaire, choisit de proposer à notre admiration et à notre reconnaissance, dans son « Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France », 1112 figures, toutes remarquables. Il précise « que nous sommes depuis deux siècles une vieille terre d’immigration et que toute cette immigration a réellement enrichi la France ». On peut contester la première proposition : la France, au sens que donne M. Ory à ce mot, est une terre d’immigration depuis toujours et nombre d’étrangers de qualité sont venus l’enrichir au cours des siècles précédant la Révolution. Quant à la seconde proposition, on peut se demander si ces étrangers, devenus français par choix, n’ont pas au fond restitué à leur nouvelle « patrie », en devenant ce qu’ils sont devenus, ce qu’ils avaient d’abord reçu d’elle.
On comprend bien que les 1112 de M. Ory n’ont rien à voir avec ces centaines de milliers, ces millions de « nouveaux » Français ou en attente de l’être. Quand l’immigration devient invasion, le problème est d’abord quantitatif : à (faire) croire coûte que coûte qu’un pays de cinquante millions d’habitants peut digérer un apport de quinze millions de personnes en trente ans, c’est le pays lui-même que l’on met en danger de mort. D’autant que ces « étrangers » sont, dans leur majorité, inintégrables et inassimilables, en raison de leur appartenance à une (des) communautés ethno-culturelle(s) bien trop éloignées de nous, appartenance que trop peu remettent en cause, les moyens modernes de communication leur permettant de conserver le contact avec leurs pays d’origine, lesquels, du coup, restent leurs vrais pays et celui de leurs enfants nés en France et bénéficiant du droit du sol. Immigration, naturalisation, droit du sol : la boucle est bouclée.
Sans doute est-il encore possible de contrer le « grand remplacement » dénoncé par M. Camus. S’impose évidemment le réaménagement des modalités d’application du droit du sol (pour tous, pas seulement pour les enfants de clandestins, comme le réclame le très politicien M. Copé). Mais cela ne suffirait pas. Il faudra aussi viser le tarissement, à titre conservatoire, de toute immigration de masse, régulière ou clandestine. Il faudra, enfin, procéder à un examen critique des apports démographiques « extérieurs » de la période post-coloniale.
http://lafautearousseau.hautetfort.com/archive/2013/10/27/droit-du-sol-droit-du-sang-par-louis-joseph-delanglade-52067.html -
Rendez-vous patriotique du 11 novembre.
En ces temps troublés que traverse notre pays, il faut se rappeler que la France, même au plus bas, a toujours suscité des héros. Ce fut le cas pendant la Grande guerre et de façon différente, aussi durant le dernier conflit mondial.
Tant qu’un patriote vivra, il y aura toujours de l’espoir pour notre patrie. C’est pourquoi il est formellement interdit de désespérer.
Les gens d’Action française savent ce qu’il faut penser avec le maître de Martigues, du désespoir en politique.
Le 11 novembre 1940, alors que tout semblait perdu, des lycéens et des étudiants montrèrent au peuple de France, en bravant l’interdit de l’occupant, leur détermination à honorer les morts de la Grande guerre. Les Champs-Elysées furent envahis par des jeunes gens, amoureux de leur patrie et entrainés par des chefs dont plusieurs étaient d’Action française. Ils se retrouvèrent face aux soldats allemands qui exercèrent une répression d’autant plus dure qu’ils se sentirent un moment débordés. Ceux qui ont manifesté au printemps dernier face aux CRS peuvent se faire une idée de la violence qu’une telle situation peut susciter.
Nos militants et nos sympathisants jeunes et moins jeunes doivent aujourd’hui à leur tour rendre hommage à ces résistants de la première heure.
Nous donnons rendez-vous aux patriotes français le 11 novembre 2013 à 19 heures devant la plaque commémorative qui rappelle cet événement, en haut des Champs-Elysées devant la sortie du RER.
Nous entourerons notre ami André Pertuzzio, l’un des organisateurs de la manifestation de 1940, quand il était lui même président de la Corpo de droit.
N’oublions jamais ceux qui nous ont précédés dans le combat pour la France. Vive la France, Vive le Roi.
Olivier Perceval, secrétaire général de l’Action française
http://www.actionfrancaise.net/craf/?Rendez-vous-patriotique-du-11
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« Contre la pensée unique » par Claude Hagège
« Contre la pensée unique » est le dernier ouvrage de Claude Hagège, linguiste, professeur au Collège de France, qui a publié de nombreux livres sur les langues et qui veut dans celui-ci souligner l’importance de penser, écrire et publier dans sa propre langue.
En excellent professeur qu’il est, Claude Hagège commence par distinguer trois catégories générales dans les langues.
Tout d’abord la « langue de culture » qui a pour propriété de s’être diffusée au delà de son territoire d’origine à travers les siècles et par l’intermédiaire de « monuments littéraires ». Comme exemple on pourrait citer le Grec.
Vient ensuite la « langue vernaculaire » qui est celle d’une communauté ou d’un groupe. Comme exemple on pourrait citer l’allemand qui est la langue vernaculaire de l’Allemagne, de l’Autriche et d’une partie de la Suisse.
Enfin arrive la « langue véhiculaire », langue de communication et qui sert de lien à des groupes ne partageant pas la même langue vernaculaire. A titre d’exemple, on peut citer l’anglais aujourd’hui et le latin hier.
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Tout va trop vite ! Et si on ralentissait ?
Constamment sollicités et bombardés d’informations, nous nous agitons souvent en vain. Au boulot comme dans la vie, il faut savoir lever le pied pour gagner en efficacité. Il existe d’ailleurs un mouvement de société en faveur du slow management, slow sexe, slow tourisme… et même du slow drinking. Mais quels sont les bienfaits de la lenteur ?
Slow management, slow sexe, slow tourisme, slow design… la slow attitude se propage dans tous les champs de notre vie. En guise de fil rouge, un désir : celui de prendre son temps et de ne plus subir l’urgence. «La lenteur est une forme de résistance à l’accélération du rythme quotidien, affirme Pascale Hébel, directrice du département consommation du Crédoc. Car les répercussions néfastes de cette course contre la montre sont nombreuses au 21ème siècle : stress, mal-être, insatisfaction quant à la qualité de vie, etc.» Ce phénomène a pris une telle ampleur qu’on ne peut le réduire à un simple effet de mode. D’autant que le concept ne date pas d’hier et qu’il résonne aujourd’hui à l’échelle mondiale, comme l’a démontré le journaliste Carl Honoré dans «Eloge de la lenteur», un best-seller traduit en plus de 20 langues (1).
Prendre le temps de savourer la vie. C’est au milieu des années 1980, en Italie, qu’un mouvement slow apparaît pour la première fois, le «slow food». En réaction au fast-food et à toute la nébuleuse de la malbouffe, l’association Slow Food vise, dès sa création, à sensibiliser les individus à notre patrimoine culinaire mondial et à lutter contre l’uniformisation du goût. Choisir ses produits intelligemment et prendre le temps de les déguster procède d’une certaine vision du monde, aux antipodes de la «McDonaldisation» de la planète. Le mouvement revendique aujourd’hui 100.000 membres dans le monde entier.
Depuis peu, ce modèle s’applique aussi à la boisson. Boire «slow», c’est renoncer à engloutir d’un trait et à la chaîne les verres d’alcool pour se consacrer au plaisir de savourer, lentement mais sûrement. Et la lenteur s’immisce jusque sous nos couettes : les auteurs de «Slow Attitude. Oser ralentir pour mieux vivre» (2) consacrent un chapitre entier de leur livre à la nécessité de lever le pied dans nos rapports amoureux et sexuels. Le vrai truc aujourd’hui pour être dans le coup – et surtout pour vivre mieux –, c’est de prendre son temps et de ralentir le rythme frénétique de nos existences.
Equipés d’objets électroniques toujours plus rapides – la vitesse des connexions devrait septupler d’ici à 2017 –, nous ne laissons pas se reposer notre cerveau, sollicité du matin au soir, sept jours sur sept. La bête noire de l’adepte du «slow» est d’ailleurs son smartphone. Une étude de l’Institut national du sommeil et de la vigilance révèle des chiffres étonnants. Ainsi, 42% des Français dorment avec leur téléphone allumé, sous prétexte d’utiliser l’alarme. Or celle-ci fonctionne même lorsque le mobile est éteint. En fait, les individus ont un mal fou à déconnecter, même la nuit. Réveillées par un SMS, deux personnes sur trois lisent leur message. Pis, une sur cinq y répond ! Sans parler de ceux qui consultent leur téléphone en l’absence même de sonnerie. Persuadés d’avoir entendu leur appareil vibrer ou sonner, 67% des dormeurs disent ainsi avoir reçu des «coups de fil fantômes», selon le Pew Research Center’s Internet American Life Project.
Si les Smartphone facilitent notre vie à bien des égards, ils se révèlent aussi un outil envahissant. Ils permettent surtout de pointer un paradoxe. Si les nouvelles technologies nous font gagner du temps, d’où vient alors ce sentiment d’en manquer ? Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa a planché sur la vitesse (3), phénomène clé de nos sociétés postmodernes. Sa conclusion : ce sentiment vient du fait que les sollicitations augmentent et se renouvellent à un rythme effréné (toujours plus d’offres de divertissement, de sources d’information). N’y aurait-il d’autre alternative que «courir ou mourir» ? Le penseur met en garde contre les dangers d’une décélération : «Dans la roue du hamster, nul ne peut ralentir». Ce qui ne l’empêche pas d’encourager les résistances au niveau individuel pour éviter des sorties de route fatales.
Quand lenteur rime avec performance. On commencera donc par couper son téléphone à certains moments de la journée, pour calmer le jeu… mais aussi accroître ses performances. C’est ce que Leslie Perlow, professeure de leadership à la Harvard Business School, explique dans un livre (4). L’auteure est à l’origine d’une expérience menée au sein du Boston Consulting Group (BCG), à laquelle ont participé la quasi-totalité des consultants des bureaux de Boston, New York et Washington. Il a été décidé que tous seraient injoignables dès 18 heures, un soir par semaine. L’expérience a été concluante. Non seulement les cobayes ont été plus nombreux que leurs collègues des autres bureaux à se déclarer satisfaits de l’équilibre entre vie pro et vie perso (54% contre 38%), mais ils ont aussi jugé leur travail de meilleure qualité (65% contre 42%). D’une manière plus globale, les participants étaient plus nombreux à envisager de rester dans l’entreprise à long terme (58% contre 40%). Quant aux clients du cabinet, loin de se plaindre de l’expérience, ils ont été enthousiasmés par ses retombées positives
Interdiction de lire ses e-mails le soir. Dans le sillon du BCG, deux entreprises allemandes ont pris des mesures similaires. Henkel a décrété fin 2011 une trêve des mails entre Noël et le jour de l’An, tandis que Volkswagen signait un accord pour bloquer l’accès aux smartphones professionnels à partir de 18 heures. En résumé, face à la difficulté des utilisateurs à déconnecter, ce sont finalement les entreprises qui ont pris les devants. Rares sont celles qui ont cependant admis les vertus de la lenteur. Car cette stratégie du «lent» repose sur une idée qui va à contre-courant de notre manière habituelle de travailler : le principe est de perdre du temps pour en gagner. La lenteur n’est donc pas l’ennemie de l’efficacité. Ainsi, une sieste de vingt minutes peut faire gagner 20% de productivité (5).
Mais piquer un roupillon sur son lieu de travail n’est pas encore très bien vu. «Les dirigeants commencent quand même à percevoir les bénéfices de ces temps de pause, expliquent Arabelle Laurans et Marion Périn, consultantes chez HR Valley, société de conseil en ressources humaines. Ils ont compris, par exemple, que les conversations devant la machine à café aident les collaborateurs à se connaître et à mieux communiquer, donc à gagner du temps lorsqu’ils travaillent ensemble. La pause constitue aussi un temps pour penser autrement et sortir du mode automatique, où l’on fait la même chose, de plus en plus vite.» En effet, pendant ces moments où on lève le pied, on laisse au repos le cerveau gauche – celui de la rationalité et de la logique – pour stimuler le cerveau droit, celui de l’intuition et de la créativité.
Procrastiner peut se révéler productif. Il y a les pauses-café, celles du déjeuner, et puis, il y a les vacances ! Encore faut-il savoir en profiter et ne pas passer son temps à lire ses mails. Aux Etats-Unis, seuls 2% des salariés débranchent leur Smartphone et leur ordinateur portable durant cette période. «Il est impératif de déconnecter pour se poser les bonnes questions : sur quels sujets suis-je essentiel et sur lesquels ne le suis-je pas ? affirment Arabelle Laurans et Marion Périn. Et oser se dire que toute question ne mérite pas forcément une réponse immédiate…»
Ce qui nous amène au concept controversé de «procrastination positive». Selon une étude de l’université Carleton, près de la moitié du temps passé «online» au bureau aurait pour but de retarder l’exécution d’une tâche. «Ne jamais remettre au lendemain ce que l’on pourrait faire le surlendemain», écrivait Mark Twain. Et si cet aphorisme nous permettait de gérer notre temps plus intelligemment ? En observant les habitudes de travail d’une équipe composée des vainqueurs de la compétition Intel Science Talent Search, des chercheurs se sont aperçus que le groupe procrastinait de façon productive : les équipiers parvenaient ainsi à hiérarchiser leurs priorités tout en évacuant le stress, heureuse combinaison ayant pour résultat de les rendre plus efficaces (6).
Si bénéfiques soient-elles, la sieste, les pauses, la procrastination et les vacances ne restent que des réponses individuelles à un problème plus général. Pour le penseur Hartmut Rosa, les véritables solutions doivent avant tout être collectives. Et à rechercher dans l’entreprise. Les Scandinaves ont ainsi adopté le «new way of working», qui consiste à changer d’espace de travail en fonction du type d’activité, donc à optimiser son environnement. Un mode d’organisation encore difficile à implanter en France. Atos l’a fait et quelques projets pilotes sont en cours, mais rares sont ceux qui sont portés jusqu’au bout. «Les entreprises demeurent trop focalisées sur des problématiques de surface, alors que les enjeux se situent ailleurs, affirme Frédérique Miriel, consultante chez AOS Studley, société de conseil immobilier. L’espace de travail doit permettre aux collaborateurs de s’installer à l’endroit qui convient le mieux aux tâches qu’ils ont à effectuer et à leur rythme de travail à un moment donné.»
Des bureaux flexibles et modulables. Chez AOS Studley, les salariés arrivent ainsi le matin avec leur laptop [ordinateur portable] et choisissent leur place : bureaux isolés, espaces collaboratifs… «Travailler dans un cadre rigide est inepte, affirme Gilles Betthaeuser, PDG de la société. De même, forcer les gens à travailler quand ils n’ont rien à faire n’a pas de sens.» Notre temps de travail n’est en effet pas linéaire, surtout dans certains métiers qui connaissent des amplitudes très fortes. «Notre modèle est archaïque et corseté, poursuit Gilles Betthaeuser. Il favorise les dérives. A l’avenir, l’entreprise devrait pouvoir mobiliser ses ressources en cas de besoin et les laisser en veille quand ce n’est pas nécessaire.»
Le «homeworking» s’inscrit dans cette logique de flexibilisation. C’est un temps privatif qui permet de souffler. «La question de l’organisation du travail n’est pas simplement liée au type d’espace proposé, souligne Frédérique Miriel. Il y a une véritable réflexion à mener autour du management des équipes, des règles de vie et d’usage… Finalement, la lenteur apporte une meilleure maîtrise de son temps, et cela passe forcément par une plus grande autonomie des collaborateurs.» Modulaire, flexible, décloisonné, multiforme, virtuel… C’est peut-être en imaginant le bureau du futur que notre rêve de pouvoir prendre son temps deviendra une réalité.
Notes :
(1) Carl Honoré, “Eloge de la lenteur”, éditions Marabout, septembre 2005.
(2) Sylvain Menétrey & Stéphane Szerman, “Slow Attitude ! Oser ralentir pour mieux vivre”, Armand Colin, juin 2013.
(3) Hartmut Rosa, “Accélération. Une critique sociale du temps”, éditions La Découverte, avril 2010.
(4) Leslie A. Perlow, “Sleeping with Your Smartphone. How to Break the 24/7 Habit and Change the Way You Work”, Harvard Business School Press, mai 2012.
(5) Etude menée en 2004 chez Leblon-Delienne, fabricant normand de statuettes en résine, par le cabinet de formation Genèse des ressources.
(6) Rena Subotnik, Cynthia Steiner & Basanti Chakraborty, “Procrastination Revisited : The Constructive Use of Delayed Response”, “Creativity Research Journal”, 1999.
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L'influence de J.J. Bachofen sur Julius Evola
Outre les nombreuses références à l'œuvre de J.J. Bachofen qu'il trouve dans Révolte contre le monde moderne, le lecteur d'Evola découvre l'importance du théoricien suisse du matriarcat primitif dans un article paru dans Nuova Antologia en 1930 (cf. J. Evola, « Aspetti del movimento culturale della Germania contemporanea », in I saggi della Nuova Antologia, Ed. di Ar, Padova, 1982 ; tr. fr. : « Aspects du mouvement culturel de l'Allemagne contemporaine », in Totalité n°23, automne 1985) et dans son livre Sintesi di dottrina della razza (Ed. di Ar, Padova, 1978). Dans sa préface, le traducteur de la nouvelle version française de Révolte contre le monde moderne (L'Âge d'Homme, 1991), Philippe Baillet, souligne à juste titre que l'œuvre de Bachofen est tout aussi importante pour la maturation des idées de Julius Evola que celle du pur traditionaliste français René Guénon. En effet, après sa période philosophique et dadaïste, Evola a recherché le socle extra-philosophique solide, tangible et réel pour asseoir sa métaphysique traditionnelle, étant entendu que ce socle pré-philosophique précède, de par son immuabilité, toute spéculation philosophique et échappe aux dégénérescences du devenir et du bavardage en chambre.
Doctrine de l'éveil et matriarcat
Ce socle s'est constitué chez Evola par un double recours : d'une part, au bouddhisme et à la doctrine de l'éveil (laquelle implique notamment l'Abgeschiedenheit, le détachement par rapport aux vanités du monde, aux vanités de ceux qui ne savent dompter ni leur corps ni leur esprit) ; d'autre part, à l'œuvre de J.J. Bachofen.
Celui-ci a mis en lumière, la « signification spirituelle et la mission de la romanité classique » (cf. art. cit., Totalité, 23, p. 18), en posant comme acquise l'existence de 2 cultures universelles, l'une reposant sur le principe féminin (la culture méditerranéenne et pélasgique des origines, avec son culte de Démeter ou d'Isis, de Cybèle ou d'Ashtart, etc.) ; l'autre reposant sur le principe masculin, qui apparait dans le bassin méditerranéen par l'avènement du culte « thrace-hyperboréen » de l'Apollon delphique et de celui des héros solaires (Thésée, Jason, Cadmos, Héraklès). La lumière, « principe incorporel dépourvu de génération, immortel en soi en tant qu'essence simple et identique » se place au centre de ce nouveau « monde ouranien », propre de ceux qui « sont », par opposition à ceux qui « deviennent ».
La culture grecque classique, matrice de l'« Occident », procède donc, pour Evola, de ce principe héroïco-ouranien, mis en exergue par Bachofen. Pour ce qui concerne la romanité, Bachofen, dans son ouvrage sur la légende de Tanaquil (Die Sage von Tanaquil, Heidelberg, 1870), oppose une culture démétrico-tellurique portée par les anciennes cultures pré-romaines (étrusques, sabines, etc.) à une culture portée par des conquérants romains (nordiques), une culture virile, quiritaire et militaire. Pour Bachofen, et à sa suite Evola, la dynamique de l'histoire antique repose sur cet antagonisme irréductible entre principe féminin et principe viril. Cette vision transparaît clairement dans Révolte contre le monde moderne, et, dans une moindre mesure comme le souligne Philippe Baillet (op. cit.), dans Métaphysique du sexe.
La clef hermétique
Révolte contre le monde moderne est rigoureusement construit sur des schémas dérivés de Bachofen : civilisation du Père / civilisation de la Mère, spiritualité olympienne et solaire / spiritualité tellurique et lunaire, etc. (cf. P. Baillet, op. cit.). Evola tire donc de Bachofen, une « clef herméneutique » qu'il va appliquer à tous les niveaux de la réalité et à toutes les cultures (Baillet, op. cit.). L'opposition des 2 mythes est présent au sein de toutes les cultures et, pour que celles-ci demeurent, ne chavirent pas dans l'« infra-humain démonique », il faut que triomphe le principe viril, solaire et ouranien ; il faut qu'il apporte forme à la matière féminine. Pour souligner l'importance de sa dette à l'égard de Bachofen et pour marquer les différences qui existent entre les conclusions et l'approche de Bachofen, d'une part, et les siennes, d'autre part, Evola écrit, dans Le chemin du Cinabre (Ed. Arché & Arktos, Milan/Carmagnola, 1982 ; tr. fr. : P. Baillet) :
« Avec ces approches [celles de Bachofen] s'ouvrait pour moi un vaste et nouveau domaine dans lequel on pouvait appliquer et développer sur un arrière-plan grandiose de mythologies et d'interprétation de l'histoire la théorie des “deux voies”. Il fallait unir, dans une synthèse articulée, les apports de Guénon, de Wirth et justement de Bachofen. Mais je repoussai le schéma évolutionniste de Bachofen. Le savant suisse avait en effet supposé un passage progressif de l'humanité antique d'un stade de promiscuité primoridale à la civilisation démétérienne de la Mère et de la Femme Divine, et puis un dépassement graduel de celle-ci dans la civilisation héroïco-paternelle liée à des cultes et des mythes ouraniens et héroïques et à une société positivement organisée (Bachofen avait vu là la “naissance de l'Occident” contre “l'Asie”). Au contraire, je fis remarquer la nécessité d'introduire une conception dynamique et de faire correspondre aux phases évolutives présumées d'une race humaine unique des influences opposées portées par des races différentes, agissant et réagissant l'une sur l'autre. En second lieu, on devait selon moi contester le caractère plus récent (de dernier “stade évolutif”) de la civilisation ouranico-patriarcale et virile. En effet, cette civilisation se rattacha toujours, directement ou indirectement, à la tradition primordiale hyperboréenne elle-même, et on ne peut parler de son caractère plus récent que dans un sens relatif et local, dans les cas où cette tradition apparut et s'affirma, à travers des migrations, dans des régions qui se trouvaient auparavant sous le signe de la vision opposée de la vie et du sacré... » (p. 90).
Une typologie raciale tirée de Bachofen
Dans Sintesi di dottrina della razza, Evola puise également dans la carrière bachofenienne pour élaborer sa propre typologie raciale, induisant une hiérarchisation qui privilégie les types solaires/ ouraniens, générateurs de cultures. Citons cet extrait significatif, p. 161 :
« En traitant des différentes gradations de la virilité et de la solarité, tout spécialement dans l'orbite des mystères antiques et des traditions connexes de la Méditerranée, Bachofen distingue opportunément le stade apollinien et le stade dionysiaque. Ici aussi, les analogies cosmiques lui servent de base. Il existe en effet deux aspects de la solarité. L'un est celui de la lumière en tant que telle, ce qui revient à dire qu'il participe d'une nature lumineuse immuable et céleste ; tel est le symbole apollinien ou olympique, que l'on retrouve par exemple dans le culte delphique ; on doit le considérer comme un filon de la pure spiritualité hyperboréenne, s'élançant jusqu'à la Méditerranée ; tel est le stade qui, comme nous l'avons vu, définit la race de l'homme solaire. L'autre aspect de la solarité est celui d'une lumière qui nait et s'estompe, qui meurt et ressuscite, puis meurt une nouvelle fois et connait une nouvelle aurore, qui est, en somme, une loi du devenir et de la transformation.
Au contraire du principe apollinien, nous avons affaire ici à la solarité dionysiaque. C'est une virilité qui aspire à la lumière au travers d'une passion, qui ne peut pas se libérer de l'élément sensuel et tellurique ni de l'élément extatique-orgiastique, propre aux formes les plus basses du cycle démétérien [Evola ajoute en note que c'est sur cette solarité-là que se base la conception de Ludwig Klages, qu'il qualifie de vitaliste et d'irrationaliste. Cf. L'Arc & la massue,, ch. VII]. Le fait que l'on ait associé, dans le mythe et dans le symbole de Dionysos des figures féminines et lunaires est, de ce point de vue, assez significatif. Dionysos n'achève pas son trépas, ne change pas de nature. Il représente une virilité qui est encore terrestre, malgré sa nature lumineuse et extatique.
Le fait que les mystères dionysiaques et bacchiques ont été associés à ceux de Démeter, plutôt qu'au mystère purement apollinien, indique clairement le point final de l'expérience dionysiaque : c'est un “mourir et devenir”, non sous le signe de cette infinitude, qui est au-delà de toute forme et de toute finitude, mais bien plutôt de cette autre infinitude, qui se réalise et dont on jouit en détruisant formes et finitudes, et qui se rapporte, en conséquence, aux formes de la promiscuité tellurico-démétérienne... Du point de vue racial, on ne s'étonnera pas de constater que l'homme dionysiaque, sous les oripeaux du romantique, est très largement présent dans les races nordiques, qu'elles soient germaniques ou anglo-saxonnes. Ce qui nous confirme, une fois de plus, qu'il faut bien distinguer la race primoridale nordico-aryenne des races nordiques des époques plus récentes » (pp. 162-163).
Dans la revue La Torre, qu'Evola a dirigée en 1930 et dont il est sorti dix numéros (entre le 1er février et le 15 juin), 3 extraits de l'œuvre de Bachofen ont été traduits et publiés : « Il simbolo » (n°7 ; extrait de Urreligion und antike Symbole, Leipzig, 1926, b.1, pp. 283-284) ; « La donna regale e la nascita di Roma » (n°9 ; extrait de Die Sage von Tanaquil, Heidelberg, 1870 ; tr. it. : Dr. Otto Lanz) ; et « La missione occidentale di Roma » (n°10 ; suite de l'article précédent).
Symboles et indicible
Ces 3 extraits ont été jugés fondamentaux par leurs traducteurs, Otto Lanz et Evola lui-même. Dans « Il simbolo », nous lisons :
« Les mots rendent fini l'infini ; les symboles conduisent l'esprit au-delà des frontières du monde fini en devenir, dans le monde infini et réel. Ils suscitent des pressentiments, sont signes de l'indicible et, comme l'indicible, ils sont inépuisables (...) En cela réside la dignité occulte du symbole et la puissance des représentations mythiques qui y sont liées... ».
Dans cette définition, nous retrouvons la quête de l'Evola traditionaliste qui a succédé à l'Evola philosophe qui ne trouvait pas de socle ni de certitude affirmée, capable de transcender le nihilisme en marche, dans les spéculations philosophiques conventionnelles. Le mythe, surplombant le grouillement du devenir, insensible au nihilisme qui se déploie, suggère infinité et réalité immuable et intangible.
À la fin du second extrait de Die Sage von Tanaquil, nous lisons :
« Rome, la cité aux origines aphroditiques prend peur d'avoir négligé pendant si longtemps la Mère et de s'être presque entièrement consacrée au principe viril de l'Imperium... Avec Pompée, Brutus, Cassius et Antoine, l'Orient subjugue l'Occident et, à leur chute, s'accomplit la ruine de l'Asie ».
Evola rappelle, dans Le chemin du Cinabre (p. 90), qu'il a traduit une série d'extraits de l'œuvre de Bachofen, 250 pages en tout, qui n'ont pu paraître qu'en 1949 chez l'éditeur Bocca sous le titre Les Mères et la virilité olympienne - Études sur l'histoire secrète du monde méditerranéen antique. Dans la préface qu'il a rédigée pour ce recueil (reproduite dans Alfred Bäumler, Nietzsche e Bachofen, Ed. Lupa Capitolina, Padova, 1985 ; cette introduction a également constitué un article dans la revue Via Solare), Evola résume toute la dette qu'il doit à l'explorateur suisse des cultes antiques grecs et romains. Jugeons-en par ces quelques extraits :
« Chez Bachofen, ce qui est intéressant, en tout premier lieu, c'est la méthode. Cette méthode est neuve et révolutionnaire par rapport au mode général, scolaire et académique de prendre les civilisations, les cultes et les mythes antiques en considération, précisément parce que ceux-ci sont “traditionnels” au sens supérieur. Nous voulons dire par là que le mode par lequel l'homme appartenant à toute civilisation traditionnelle, parce qu'il est anti-individualiste et anti-rationaliste, aborde le monde de la religion, des mythes et des symboles est plus ou moins le même mode que celui par lequel Bachofen a cherché à découvrir le secret du monde des origines. La prémice fondamentale de toute l'œuvre de Bachofen, c'est d'affirmer que le symbole et le mythe sont des témoignages, dont doit tenir compte sérieusement toute science historique complète.
Ce ne sont pas des créations arbitraires, des projections venues de l'extérieur ou de la fantaisie poétique : ce sont, bien au contraire, des “représentations des expériences propres à une race et interprétées à la lumière d'une religiosité spécifique”, obéissant à une logique et à une loi bien déterminées. Par ailleurs, le symbole, la tradition, la légende ne doivent pas être pris en considération et évalués à l'aune de leur “historicité”, au sens le plus restreint du terme (...) Ce qui doit être interrogé, c'est leur signification certaine en tant que fait de l'esprit, non leur signification à la fois problématique et historique. Là où l'événement enregistré et le document “positif” cessent de parler pour eux-mêmes, nous rencontrons le mythe, le symbole et la légende et nons pénétrons dans une réalité plus profonde, secrète et essentielle : dans une réalité dont les visages extérieurs, historiques et tangibles, que sont les sociétés, les races et les civilisations antiques ne sont que les conséquences ».
Evola ajoute qu'un événement peut laisser ou ne pas laisser de traces. De même, sa signification intérieure peut demeurer ou non. Historiens et archéologues ont donc affaire à des événements enregistrés, dont ils ne peuvent plus comprendre la signification intérieure, et à des événements non consignés, ni par l'écrit ni par la trace archéologique, dont la signification intérieure demeure mais à un niveau métaphysique.
Typologie des civilisations antiques
Deuxième point, souligné par Evola : Bachofen inaugure une typologie des civilisation antiques.
« En observant les mouvements propres aux diverses formes qui assumaient, dans le monde antique, les rapports entre les sexes, la recherche de Bachofen met en lumière l'existence de certaines formes typiques et distinctes de civilisation qui peuvent être reconduites à autant d'idées centrales, liées à leur tour à des attitudes générales, témoignant, elles, d'autant de visions du monde, du destin, de l'au-delà, du droit, de la société. De telles idées ont quasiment la valeur d'“archétypes” au sens platonicien : ce sont des forces qui donnent forme, en rapport étroit d'analogie avec les grandes forces inhérentes aux choses ».
« Le monde que Bachofen prend en considération est essentiellement celui des civilisations antiques du bassin méditerranéen. La multiplicité chaotique des cultes, mythes, symboles, formes juridiques et coutumes que ce monde méditerranéen présente, laisse transparaître finalement, dans l'œuvre de Bachofen et sous des formes variées, l'efficacité de deux idées fondamentalement antithétiques : l'idée olympienne-virile et l'idée tellurique-féminine. Une telle polarité peut s'exprimer au travers des oppositions suivantes : la civilisation des Héros et la civilisation des Mères, l'idée solaire et l'idée chtonique-lunaire, la droit patriarcal et le matriarcat, l'éthique aristocratique de la différence et la promiscuité orgiastique-communiste, l'idéal olympien du “surmonde” et le mysticisme panthéiste, le droit positif de l'imperium et le droit naturel.
Bachofen a découvert “l'ère gynécocratique”, c'est-à-dire l'ère dans laquelle le principe féminin est souverain. Cette époque correspond à un stade archaïque de la civilisation méditerranéenne, lié aux peuples pelasgiques ainsi qu'à un groupe de gentes du bassin méridional-oriental et asiatique de la Méditerranée. Bachofen a très justement relevé le fait qu'aux sources, un ensemble d'éléments, variés mais en concordance, rappelle sans cesse ces peuples à l'idée centrale, selon laquelle, à l'origine et à l'apogée de toute chose, se trouve un principe féminin, une Déesse ou une Femme Divine, incarnant les valeurs suprêmes de l'esprit ; face à elle, se place non seulement le principe mâle mais aussi celui de la personnalité et de la différence, lequel apparaît alors comme secondaire et contingent, comme sujet aux lois du devenir et de la déliquescence, tout à l'opposé de l'éternité et de l'immuabilité propres à la grande Matrice cosmique, à la Mère de la Vie. Cette Mère, en tant que telle, est la Terre, ou, en d'autres mots, la loi de la nature conçue comme un fait auquel même les dieux sont soumis ».
Gynécocratie
« La gynécocratie, c'est-à-dire la souveraineté de la femme, reflète la valeur mystique qui est attribuée à celle-ci dans la conception du monde gynécocratique. Par ailleurs, cette conception peut avoir pour contrepartie (dans ses formes les plus basses), l'égalitarisme du droit naturel, l'universalisme et le communisme. La non pertinence de tout ce qui est différence, l'égalité de toute singularité face à la Matrice cosmique, au principe maternant et “tellurique” (de tellus, la terre) de la nature dont provient toute chose et tout être et en laquelle, à nouveau, ils se dissolveront après une existence éphémère : voilà ce qui est à la base de la promiscuité communiste comme de la promiscuité orgiastique des fêtes, au cours desquelles, dans l'antiquité, on célébrait justement le retour à la Mère et à l'état de nature, et pendant lesquelles toutes les distinctions sociales étaient temporairement abolies. Le principe masculin n'a pas d'existence propre, outre la sienne individuée. Sur le plan matériel, il n'est que l'instrument de la génération, assujetti à la femme ou obscurci par la luminosité démétérienne des mères ».
« En opposition nette à cette vision, nous avons, dans le monde antique méditerranéen, le cycle de la civilisation olympienne-ouranienne. Dont le centre ne peut être constitué par les symboles de la Terre ou de la Lune, mais, au contraire, par ceux du Soleil et des régions célestes (“ouraniques”, du terme grec ouranos) ; ni par ceux de la réalité naturaliste-sensuelle mais par ceux de l'immatérialité ; ni par ceux du giron maternel ni, encore moins, de la virilité phallique qui en est la contrepartie, mais par ceux de la virilité ouranienne, liée au symbole du Soleil et de la Lumière ; ni par ceux de la Nuit et de la Mère mais par ceux du Jour et du Père. L'idéal suprême, dans une telle civilisation, s'incarne précisément dans le monde “ouranien”, compris comme celui des êtres lumineux, immuables, détachés, privés de naissance, opposés au monde inférieur des êtres qui naissent, deviennent, trépassent après une vie éphémère parce que toujours mélangée à la mort. Tel est le plus haut point de référence de la religion d'Apollon et de Zeus : c'est la spiritualité “olympienne”, c'est la virilité immatérielle, c'est la “solarité” des dieux détachés de tout lien qui les lierait à la femme et à la mère et qui possèdent des attributs de paternité et de don ».
La transposition d'Evola
Cette dualité métaphysique et religieuse de l'antiquité, mise en évidence par Bachofen à la fin du siècle dernier, Evola l'a transposée dans son époque. Voulant incarner le principe solaire, mettant sa personnalité au service d'un avivage de la tradition virile/solaire, Evola transpose dans le monde moderne l'argumentation de Bachofen, qui étudiait des réalités antiques.
« L'époque moderne est “tellurique”, non seulement dans ses aspects mécanistiques et matérialistes, mais aussi, et essentiellement, dans ses différents aspects “activistes”, dans ses diverses religiosités de la vie, de l'irrationnel et du devenir, qui sont toutes antithèses, précisément, de ces conceptions classiques et olympiques du monde. Keyserling, du reste, a cru pouvoir parler de ce caractère “tellurique” — c'est-à-dire irrationnel, lié essentiellement à des formes de courage, de sacrifice, d'élan et d'attachement privées de toute référence véritablement transcendante — que présente ce mouvement moderne des masses, que l'on appelle, en fait, “révolution mondiale”. Avec la démocratie, le marxisme et le communisme, l'Occident a pu réexhumer, dans des formes sécularisées et matérialisées, l'antique droit naturel, les lois niveleuses et anti-aristocratiques émanant de la Mère chtonienne, laquelle stigmatise l'injustice qu'est d'office toute différence : et le pouvoir conçu sur de telles bases, soit sur l'élément collectiviste, semble justement rétablir l'antique insignifiance du singulier, propre des conceptions “telluriques”.
Avec le romantisme moderne, resurgit Dionysos : c'est le même amour pour l'informe, le confus, l'illimité et la même promiscuité entre sensation et esprit, la même antithèse par rapport à l'idéal viril et apollinien de la clarté, de la forme, de la limite. Finalement, Nietzsche, qui exalte Dionysos, est une preuve vivante et tragique de l'incompréhension moderne pour cet idéal, et de la “telluricité” de diverses provenances. En outre, après avoir lu Bachofen, il n'est pas difficile de constater le caractère “lunaire” propre au type plus diffus de la culture moderne : nous entendons par là une culture basée sur un pâle intellectualisme creux, une culture inféconde détachée de la vie, s'épuisant dans la critique, dans la spéculation et dans la vaine créativité esthétisante : soit une culture qui se trouve en étroite relation avec une civilisation qui a élevé le raffinement de la vie matérielle à de formes extrêmes (dans la terminologie bachofénienne, on dirait : aphroditiques) et dans laquelle la femme et la sexualité elle-même sont devenues des thèmes prédominants, au point d'atteindre un degré pathologique et obsessionnel ».
Une critique de l'américanisme
Concrètement, la critique évolienne/bachofénienne des faits de civilisation d'ordre tellurique, débouche sur une critique de l'américanisme, sommet de la modernité :
« Dans la civilisation anglo-saxonne, et surtout en Amérique, l'homme épuise sa vie et son temps dans le monde abrutissant des affaires et dans la chasse à la richesse — à une richesse qui, pour une bonne part, sert à payer le luxe, les caprices, les vices et les subtilités féminines — un tel homme, qui, tout au plus, s'intéresse au sport, a cédé volontairement à la femme le privilège, sinon le monopole, de s'occuper des choses “spirituelles”. C'est surtout pourquoi, nous voyons, dans cette civilisation, pulluler les sectes “spiritualistes”, spiritistes et occultistes, où la prédominance numérique de l'élément féminin est déjà en soi significative (deux femmes, Madame Blavatsky et Madame Besant, par ex., ont fondé et dirigé la dite Société Théosophique)... ».
Nous voyons que ce jugement, dérivé d'une lecture de Bachofen annonce la critique évolienne de l'américanisme et des pseudo-spiritualités contemporaines (Masques et visages du spiritualisme contemporain, Pardès, 1991).
Cette opposition constante, que Julius Evola, à la suite de Bachofen, perçoit dans l'histoire des civilisations antiques du bassin méditerranéen, entre un principe nordique/solaire/ viril/ ouranien et un principe autochtone/ tellurique/ féminin trouve une sorte d'équivalent dans les théories de Günther sur la nordicisation, puis la dénordicisation, du Sud de l'Europe, consignées dans ses 2 ouvrages sur Rome et la Grèce (Lebensgeschichte des hellenischen Volkes, Franz von Bebenburg Verlag, Pähl, 1965 ; Lebensgeschichte des römischen Volkes, même éditeur, 1966). Les civilisations grecque et romaine déclinent, pour Günther, quand disparaissent progressivement l'hellénité (Hellenentum) et l'italicité (Italikertum), porteuses du « pantragisme » (Pantragismus) propre aux Indo-Européens selon Günther, au principe viril/solaire selon Evola.
Mais la réflexion sur l'œuvre de Bachofen plonge Evola dans un vaste débat intellectuel qu'on ne saurait occulter ici. Les thèses de Bachofen sur le matriarcat primitif ont suscité bon nombre de controverses au sein des cénacles de gauche : chez Friedrich Engels, qui en parle dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État ; chez August Bebel, le théoricien social-démocrate allemand qui en déduit une théorie de la femme dans le socialisme ; chez Max Horkheimer, qui voit dans le déclin du matriarcat antique, l'origine de la société autoritaire ; chez Ernst Bloch, qui voit dans le culte de Gaïa-Thémis une des sources (et non pas la seule comme chez Bachofen) des principes qui feront ultérieurement le droit naturel.
L'Éros cosmogonique
Bachofen a également influencé Ludwig Klages, dans sa théorie de l'Éros cosmogonique et de la Magna Mater. Contrairement à Evola, qui affirme de manière tranchée l'opposition entre les polarités solaire/virile et lunaire/maternelle, Klages évoque une sorte de yin et de yang mêlant la lumière apollinienne, fécondante, et les symboles matriciels, tels l'œuf ou la cellule vitale primoridale, et oppose, d'une part, les forces de la vie, solaires et lunaires confondues, au créationnisme hébraïque :
« En opposition tranchée au mythe juif de la création, qui veut que le monde ait été fait sur ordre d'un Dieu mâle, la Magna Mater émerge, selon la religiosité païenne, sur le mode d'une naissance, soit que la Terre, conçue comme une mère, l'a mise au monde, comme elle met arbres et plantes au monde, soit par partition de l'œuf primordial... Une terra mater et, en tant que telle, une pantwn mhthr, est la Pachamama des Péruviens, est Centeotl chez les Aztèques, (Yin chez les Chinois), Prthivi chez les Indiens, Isis et Neith chez les Égyptiens, Gaia et Déméter chez les Grecs, Tellus et Ceres chez les Romains, Nerthus chez les Germains et Belisana chez les Celtes » (cf. L. Klages, « Die Magna Mater : Randbemerkungen zu den Entdeckungen Bachofens », in H-J. Heinrichs, Materialien zu Bachofens »Mutterrecht«, Suhrkamp, 1975, pp. 114-130).
Annonçant les travaux de Jan De Vries et de Georges Dumézil, Ludwig Klages explique la symbolique de la couleur noire, attribuée à la troisième fonction productrice, dont les divinités sont souvent telluriques et féminines :
« Noire est la couleur de la profondeur de la terre tout comme du giron maternel. C'est ainsi que l'on explique la noirceur de la Demeter Hippia arcadienne des Phigaléens, dont le surnom était Melainh ; c'est ainsi que s'explique également le noircissement des visages, coutume, d'après Strabon, que pratiquent, avec grand soin, les femmes des Troglodytes, organisés selon les principes du matriarcat. Ces noirceurs font tout autant référence à la terre humide des champs qu'à la luxuriante puissance fécondante des marais et à l'obscurité de la tombe souterraine, ... » (Ibid.).
Esprits juridiques matrilinéaire et patrilinéaire
Klages opère la distinction entre l'esprit juridique matrilinéaire et l'esprit juridique patrilinéaire :
« L'enfant né est mis au même niveau que le fruit qui a mûri et qui est tombé de l'arbre, naissance qui constitue la fin d'une série de procès, qui n'a été qu'entamée par l'ensemencement ; de cette façon, la mise au monde de l'enfant est placée côte à côte avec la moisson, ce qui fait disparaître dans l'insignifiance l'acte de l'homme qui a lancé la semence. Bachofen, pour ce qui concerne la légitimité des enfants telle que la concevaient les doctrinaires du droit dans l'antiquité romaine, a prouvé que la signification attribuée par le droit d'État au moment de la conception, était totalement inconnue dans le jus naturale. D'après le système naturel, la prima origo correspond à la naissance entièrement accomplie. Devenir et être accompli ont ici la même signification. Dans le système patrilinéaire, au contraire, on opère la distinction entre les deux et la prima origo commence avec l'ensemencement, non avec le fruit...
Avec le principe de paternité, c'est l'idée de commencement qui est responsabilisante, tandis que dans le principe de maternité, c'est celui d'accomplissement-maturation. C'est là l'ensemencement et, ici, le fruit et la récolte qui sont pris en considération. Là, le devenir, c'est le commencement, ici, c'est la fin du développement. Là, il y a un avenir, ici, il n'y a qu'un passé ; là, il y a un début, ici, seulement une fin... D'après le droit matriarcal, c'est la maturation du blé qui est sa prima origo (et) sa moisson est en même temps naissance et disparition-mort (...). D'après le droit patriarcal, au contraire, l'origine se situe dans l'ensemencement, non dans la moisson ; d'après ce droit patriarcal, on prend l'espoir en considération ; le droit matriarcal, ne prend, lui, que l'accomplissement en considération. Sur le plan cosmique, la mise sur pied d'égalité entre l'accouchement et l'accomplissement-maturation s'exprime par le rapport que faisaient les Anciens avec la dernière phase de la lune. En effet, selon la croyance commune des Anciens et de bon nombre de tribus primitives, les déesses de la lune sont presque toutes des déesses de l'accouchement et les filles viennent plus facilement au monde pendant les nuits de pleine lune ».
Et Klages poursuit, en citant Bachofen :
« Le droit matrilinéaire ne connaît que des ancêtres ; le droit patrilinéaire ne connaît, lui, que des descendants... Le Père y apparaît comme le prwton kinoun, c'est-à-dire comme la première impulsion d'un mouvement, qui s'étendra devant lui, tout comme le fleuve s'écoule au départ de la source. La mère, au contraire, n'est jamais principium, mais toujours fin. Dans la longue succession des mères, chacune est représentante de la Terre, mère originelle ».
« Dans les générations successives, la Mère originelle se porte vers l'avant : c'est pourquoi on l'appelle mhthr isodromh, c'est-à-dire la Terre, Mère originelle, qui suit pas à pas le rythme de la succession des générations ; incarnée dans les plus jeunes générations, elle constitue la fin, non le départ, de la longue lignée ; c'est pourquoi, dans ce système, ce sont les plus jeunes, oploterh, ceux qui ont avancés le plus loin, qui ont la préférence, et non les plus anciens » (Ibid.).
Dans un autre ouvrage fondamental, Vom kosmogonischen Eros (1922 ; tr. fr. De l'Éros cosmogonique, Harmattan , 2008), Klages revient sur la question du droit naturel : « Bachofen a prouvé jusque dans le détail, qu'il existe un “droit naturel” se situant “au-delà du bien et du mal” et qui n'est troublé par aucun arbitraire légal (Gesetzeswillkür) ; ce droit naturel préserve le lien le plus intérieur, le plus profond, qui lie l'homme au monde et les hommes entre eux » (p. 227).
L'Œuf primordial
Les idéaux dérivant de l'esprit (Geist : instance que Klages oppose à la vie et à l'âme, Seele) finissent par oblitérer ce “droit naturel”, voire le dénaturent. Pour Klages, les conceptions matrilinéaires, telluriques, symbolisées par l'Œuf primoridal, source d'une inépuisable fécondité, préservent l'intériorité la plus intime de l'homme, préservent les ressorts vitaux qui sont en lui. L'intellectualisme de l'esprit brise ces ressorts et remplace tous les réflexes organiques, naturels, par des déductions logiques et arbitraires, portées par une volonté de dominer. Ces quelques extraits de l'œuvre de Ludwig Klages montrent que certains cercles de la Révolution conservatrice plongent leurs arguments dans une “telluricité”, dont la définition remonte notamment aux travaux de Bachofen sur la société “pélasgique”. Ce culte allemand de la terre remonte bien évidemment au romantisme et à l'anthropocosmomorphisme de Carus. C'est dans ce recours à des valeurs telluriques que réside la grande différence entre l'approche philosophique/métaphysique de la Révolution conservatrice post-romantique et l'approche évolienne.
Chtonique, dyonisiaque, apollinien chez Bäumler
À l'époque nationale-socialiste, Alfred Bäumler,, disciple et préfacier de Bachofen, ennemi de Heidegger et membre de la NSDAP, relancera le débat en distinguant le “chtonique” du “dionysiaque” et de “l'apollinien”. Embrayant sur son pari pour le “mythe” contre le “logos”, Bäumler commence par souligner l'importance de l'œuvre de Bachofen, dans des termes semblables à ceux qu'utilisait Evola pour reconnaître sa dette envers le premier grand théoricien du matriarcat, sauf dans la conclusion, où il valorisait les réflexes “maternels”, en même temps qu'il entonnait un plaidoyer pour le retour aux mythes :
« Bachofen est éloigné de toute historicisation du mythe. Il fait le contraire : il “mythise” l'histoire (...). Lorsque Bachofen déclare que “le mythe est histoire”, il veut dire “qu'il ne faut pas considérer que le contenu du mythe est fiction de poète, mais constitue un vécu réel de l'humanité historique”(...). [Bachofen] veut avoir affaire à l'histoire intérieure de l'humanité, à la mutation qui s'opère dans les sentiments et dans les modes de penser. Ce sont les expériences vécues les plus anciennes de la race humaine, que nous transmet le mythe. (...) Maternel est le passé, dans le giron duquel repose tout ce qui a été, en opposition à l'avenir, paternel et agité, dont il faut causer l'advenance ; maternel est le mythe en opposition au logos paternel ; et maternelle est avant toutes choses la nature, qui englobe l'homme, indifférente au fait qu'il ait fait des efforts pour s'élever ou non, et qui couche tous les hommes dans le même repos.
La mère donne la vie, la mère apporte la mort ; elle est le destin incarné — et la “nature” des romantiques n'est finalement qu'un autre mot pour désigner le destin. La maternité, en tant qu'essence, ne tolère aucune division, fragmentation ou autonomisation. Elle est tout en une fois. Le mythe est maternel, parce qu'il nous donne d'un coup la totalité. La poésie et le droit sont saisis comme des expressions de la vie, qui est une ; poésie et droit relèvent donc du mythe, parce que l'unité de la vie ne peut être saisie que par le mythe » (A. Bäumler, « Bachofen, der Mythologe der Romantik. Einleitung zu Der Mythos von Orient und Occident : Eine Metaphysik der alten Welt », aus den Werken von J.J. Bachofen, hg. v. Manfred Schröter, München, Beck'sche Verlagsbuchhandlung, München, 1926, 2e éd., 1965, pp. CLXXXVI-CXCVI ; repris in : Hans-Jürgen Heinrichs, op. cit.).
Cette approche de Bäumler, nous allons le constater, est différente de celle de Klages qui, à la suite de son inspirateur visionnaire et exalté, Alfred Schuler,, voit l'histoire comme un processus d'Entlichtung (d'assombrissement, littéralement de « dé-lumiérisation »), qui enclenche une série de processus catamorphiques : parcellarisation de l'humanité, fin de l'androgynité primitive, domination des femmes par les hommes, avènement de la volonté linéaire évolutive, donc de l'individualisme, de l'égoïsme et du subjectivisme qui atomisent l'humanité. Pour Schuler comme pour son disciple Ludwig Klages, l'Entlichtung contribue à fermer, à verrouiller, à étouffer la « vie ouverte », marquée par un temps cyclique, par l'éternel retour, par le règne des mères, par le temps des fêtes et de la joie collective (Cf. R. Steuckers, « Alfred Schuler », in Encyclopédie des Œuvres philosophiques, PUF, 1992).
L'All-Leben
Schuler et Klages nient toute valeur à l'histoire, tandis que Bäumler, philosophe politisé, et Krieck, le théoricien et historien de la pédagogie, également ennemi de Heidegger [taxant sa pensée de « nihilisme métaphysique »], raisonnent en termes vitalistes ; ils définissent tous deux la Vie comme un « cosmos vivant », un All-Leben.
Mais cet All-Leben n'est pas irénique : c'est un monde de tensions perpétuelles, de luttes, de dynamique incessante. C'est le Mittgart (ou Midgard) de la mythologie scandinave ; il désigne un monde intermédiaire entre l'Asgard (monde des Ases, monde de lumière) et l'Utgard (le monde de l'obscurité). Ce Mittgart est soumis, dit Krieck, au devenir (urd) et aux caprices des Nornes, figures mythologiques féminines qui tissent le destin de chacun des hommes. Les périodes de paix, rares, qui ensoleillent le Mittgart, lieu de résidence des hommes, lieu où se déroule l'histoire, sont de brefs répits succédant à des victoires jamais définitives sur les forces du chaos, émanant de l'Utgard. Pour Krieck, chez les Germains, une force agissante et fécondante, désigné par la notion de Heil, anime la communauté nationale. Ce Heil induit un flux ininterrompu de force qui avive la flamme vitale d'une communauté ou d'une personne et accroît ses prestations, permettant, dans la sphère politique, de fonder et d'organiser un Reich, un État, un espace politique, pour accoucher de l'histoire. Attentif aux forces émanant de l'All-Leben, l'élite politique doit dresser les énergies du Volk, rentabiliser au maximum l'héritage qu'il véhicule dans ses gènes et ses institutions, car l'absence de dressage (Zucht) conduit au mixage indifférencié et à la dégénérescence des instincts et des formes (cf. R. Steuckers, « Ernst Krieck », in Encyclopédie des Œuvres philosophiques, PUF, 1992).
En comparant ce qu'Evola, Klages, Schuler, Bäumler et Krieck tirent de leur lecture de Bachofen, nous nous replongeons dans l'un des débats essentiels qui a sous-tendu la Révolution conservatrice et nous constatons une oscillation permanente de la pensée entre les pôles maternels (Klages) et paternels (Evola), dont Krieck semble en avoir compris et pensé l'invariance et la pérennité. Son recours à l'All-Leben est proche du culte des mères chez Klages et Schuler ; sa volonté de fonder une pédagogie disciplinante, pour contrer le chaos et l'indifférenciation, le rapproche du culte solaire et du culte des formes que l'on retrouve chez Stefan George et Julius Evola.
► Robert Steuckers, Vouloir n°119/121, 1994. http://robertsteuckers.blogspot.fr/