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culture et histoire - Page 1732

  • La spiritualité païenne au sein du Moyen Âge “catholique”

    Quiconque a eu l'occasion de lire régulièrement nos articles, et not. ceux publiés à plusieurs reprises dans Vita Nova, connaît déjà le point de vue qui sera le fil conducteur des présentes notes : nous faisons allusion à cette idée d'une opposition fondamentale entre 2 attitudes distinctes quant à l'esprit, où il faut voir l'origine de 2 traditions bien différenciées sur le plan aussi bien historique que suprahistorique.

    La première, c'est l'attitude guerrière et royale, la seconde, l'attitude religieuse et sacerdotale. L'une constitue le pôle viril, l'autre, le pôle féminin de l'esprit. L'une a pour symbole le Soleil, le “triomphe”, elle correspond à l'idéal d'une spiritualité dont les maîtres-mots sont la force, la victoire, la puissance ordonnatrice, et qui embrasse toutes les activités et tous les individus au sein d'un organisme simultanément temporel et supratemporel (idéal sacré, de l'Imperium), en affirmant la prééminence de tout ce qui est différence et hiérarchie. L'autre attitude a pour symbole la Lune ; comme cette dernière, elle reçoit d'un autre la lumière et l'autorité, elle s'en remet à autrui et véhicule un dualisme réducteur, une incompatibilité entre l'esprit et la puissance, mais aussi une méfiance et un mépris pour toute forme d'affirmation supérieure et virile de la personnalité : ce qui la caractérise, c'est le pathos de l'égalité, de la “crainte de Dieu”, du “péché” et de la “rédemption”.

    Ce que l'Histoire — jusqu'à nos jours — nous a montré en fait d'opposition entre autorité religieuse et pouvoir “temporel”, n'est qu'un écho, une forme plus tardive et plus matérielle en laquelle a dégénéré un conflit qui, dès l'origine, se rapportait à ces 2 termes, c'est-à-dire un conflit entre 2 autorités, également spirituelles, entre 2 courants se référant au même titre, bien que d'une manière opposée, au supramonde. Il y a plus : l'attitude “religieuse”, loin de correspondre sans autre forme de procès au spirituel et d'épuiser ce qui relève du domaine suprême de l'esprit, n'est que le produit, relativement récent, d'un processus de dégénérescence qui a frappé une tradition spirituelle plus ancienne et plus éminente, de type précisément “solaire”.

    En effet, si nous examinons les institutions des plus grandes civilisations traditionnelles — de la Chine à la Rome antique, de l'Égypte à l'Iran, du Pérou précolombien au vieux monde nordico-scandinave — nous trouvons constamment, sous des traits uniformes, l'idée d'une fusion absolue des 2 pouvoirs, royal et spirituel ; au faîte de la hiérarchie, nous ne trouvons pas une église, mais une “royauté divine”, non pas l'idéal du saint, mais de celui qui, par sa nature supérieure même, par la force nécessitante du rite en tant que “technique divine”, joue, par rapport aux puissances spirituelles (ou “divinités”) le même rôle viril et dominateur qu'un chef en face des forces des hommes. C'est un processus de dévirilisation spirituelle qui, de là, a conduit à la forme religieuse, puis, en augmentant constamment la distance entre l'homme et Dieu, et la servilité du premier vis-à-vis du second au seul bénéfice de la caste sacerdotale, a fini par miner l'unité traditionnelle en donnant lieu à la double antithèse d'une spiritualité antivirile (sacerdotalité) et d'une virilité matérielle (sécularisation de l'idée d'État et de Royauté, matérialisation des aristocraties antiques et sacrées). Si l'on doit surtout aux rameaux aryens les formes lumineuses des anciennes civilisations “solaires”, en Occident, c'est surtout à l'élément levantin que l'on doit le triomphe de l'esprit religieux — jusqu'à l'asiatisation du monde gréco-romain, jusqu'à la décadence de l'idée impériale augustéenne, jusqu'à l'arrivée même du christianisme.

    Dans les présentes notes, nous nous proposons d’éclairer quelques aspects peu connus de la civilisation médiévale, afin de démontrer qu'elle inclut la tentative (tantôt visible, tantôt cachée) d'une grande réaction, la volonté de reconstruire une tradition universelle dont le but, malgré les apparences formelles et la conception courante du Moyen Age comme un âge “catholique” par excellence, est antichrétien ou, plutôt, dépasse le christianisme.

    LE RÉVEIL NORDICO-ARYEN DE LA ROMANITAS

    Très vraisemblablement, cette volonté de restauration tira son origine première des races nordico-germaniques, dont l'influence, à l'époque post-byzantine, est un fait universellement acquis. Sur la foi des plus anciens témoignages — y compris, d'un certain point de vue, chez Tacite lui-même —, ces races nous apparaissent comme un type extrêmement proche de celui des Achéens, des paléo-Iraniens, des paléo-Romains, et en général, des Nordico-Aryens, qui se serait conservé, pour ainsi dire, au stade d'une pureté “préhistorique”.

    Et le fait que, en raison des traits extérieurs rudes, sans fioritures, grossièrement et âprement sculptés de leur existence et de leurs mœurs, ces races aient pu apparaître comme “barbares” en face d'une civilisation qui, d'une part, avait dégénéré sous le poids de ses structures juridico-admmistratives et, d'autre part, s'était amollie en recherches de raffinements hédonistes, littéraires et citadins, était quasiment synonyme de décadence, ce contraste ne saurait empêcher que ces races aient véhiculé en propre et abrité dans leurs mythes et dans leurs légendes la profonde spiritualité d'une tradition aryenne originelle, dont le support était une existence empreinte de rapports guerriers et virils, de fierté, de liberté, d'honneur et de fidélité.

    Par ailleurs, nous constatons que ce n'est pas de l'esprit “religieux”, mais précisément de l'esprit "héroïque" qu'émanaient les incarnations des divinités principales que, à l'origine, ces races reconnaissaient et vénéraient. C'est le panthéon lumineux des Ases, en lutte perpétuelle avec les “géants” et les natures élémentaires de la terre. C'est Donnat-Thor, destructeur de Thyr et d'Hymir, le “fort entre les forts”, “l’irrésistible”, le maître de “l'abri contre la terreur”. C'est Wotan-Odin, le donneur de victoire, le détenteur de la sagesse, l'hôte des héros immortels que les Walkyries choisissent sur les champs de bataille et dont il fait ses propres fils — le Seigneur des bataillons tempétueux, celui dont le symbole est identique à celui de la grandeur romaine et de la “gloire” — hvareno iranienne —, l'Aigle, dont la force nourrit le sang non-humain des dynasties royales. En outre, déjà mêlé aux hommes, nous avons des races héroïques, comme celle de Wälsungen, à laquelle appartiennent Sigmund et Sigurt-Siegfried, et qui lutteront jusqu'au bout contre le Ragna rökkr, contre l'obscurcissement des dieux, symbole des âges sombres qui seront le lot des générations futures ; nous avons les races royales gothiques qui se considèrent comme des âmals, les “purs” ou les “célestes”, et qui font remonter leur origine à la symbolique Mitgardhz, la “terre du milieu”, située — comme l'Hyperborée du solaire Apollon et l'airynem-vaêjo des Iraniens — dans l’extrême Nord ; nous avons une variété d'autres thèmes et d'autres mythes d'origine aryenne très ancienne, également et toujours empreints de spiritualité guerrière et étrangers a tout relâchement “religieux”.

    Si, de l'extérieur, l'irruption des “barbares”, a pu sembler destructrice du fait de sa contribution au bouleversement de l'ordonnancement matériel de l'Empire asiatisé, elle signifia par contre, du point de vue intérieur, un apport vivificateur de l'esprit aryen, un nouveau contact galvanisateur avec une force encore à l'état pur, et qui devait donner lieu à une lutte et à une réaction sous le signe, précisément, de cette Romanitas et de cet Imperium, qui avaient tiré leur grandeur, dans le monde antique, de leur conformité à un type de spiritualité virile et solaire. Après les premiers siècles de notre ère, les envahisseurs prirent en effet distinctement conscience d'une mission de restauration. Leur “conversion” laissa presque intacts leur ethos et leur intime tradition originelle qui, une fois le symbole de l'ancienne Rome adopté, devait se dresser contre l’usurpation et la volonté d'hégémonie de l'Église, alors qu'en même temps elle entreprenait la formation, spirituelle et matérielle, d'une nouvelle civilisation européenne.

    Nous savons que déjà lors du couronnement du roi des Francs, qui avait lieu le jour considéré par l'Antiquité comme celui de la renaissance de l'invincible dieu solaire (natalis solis invicti), on adopta la formule Renovatio Romani Imperii. Après les Francs, ce furent précisément les Germains qui assumèrent, d'une manière encore plus tranchée, cette fonction. La désignation de leur idéal impérial œcuménique ne fut pas “teutonique” mais “romain” — jusque dans les terres les plus lointaines, ils portèrent les enseignes et les devises romaines : basilei et augusti, leurs rois se parèrent du titre de Romanorum reges, et Rome resta toujours la source symbolique de leur Imperium et de leur légitimité.

    Le semblable rencontre donc son semblable. Le semblable réveille et intègre son semblable. L'aigle paléonordique d'Odin renoue avec l'aigle romaine des légions et du dieu capitolin. L'esprit antique renaît sous de nouvelles formes. Il se crée un grand courant à la fois formateur et unificateur. L'Église, d'une part, se laisse dominer — elle “romanise” son propre christianisme — pour pouvoir dominer à son tour, pour pouvoir se maintenir à la crête de la vague ; et, d'autre part, elle résiste, elle veut arriver au faîte du pouvoir, elle veut primer sur l'Empire. Si c'est dans la tension que se libèrent des éclairs extrêmement riches de signification, n'en demeure pas moins la réalité que, si le Moyen Âge se présente à nous sous l'aspect d'une grande civilisation “traditionnelle” dans son expression la plus parfaite, cela ne s'est pas produit grâce au christianisme, mais malgré le christianisme, en vertu de l'apport nordique qui ne faisait qu'un avec l'idée antique de la Rome païenne, et détermina une force agissant dans 2 directions : sur le plan politique et éthique, au travers du régime féodal, de l'éthique chevaleresque et de l'idéal gibelin ; sur le plan spirituel, d'une manière occulte dans l'aspect “interne” de la chevalerie et même des Croisades, à travers le mythe païen qui renaît autour de l'idée impériale, à travers les veines cachées d'une tradition qui débouchera sur Dante et les “Fidèles d'Amour”.

    L'ETHOS PAÏEN DE LA FEODALITE

    Il va de soi qu'il est inutile de s'attarder sur le caractère antichrétien du régime social et des idéaux éthiques du Moyen Âge, tant il s'agit de choses connues de tous, aux traits par trop évidents.

    Le régime féodal caractérise la société médiévale. Un tel régime est directement issu du monde nordico-aryen, il se base sur les 2 principes de l'individualité libre et de la fidélité guerrière, et rien ne lui est plus étranger que le pathos chrétien de la "socialité", de la collectivité, de l'amour. Avant le groupe, on trouve ici l'individu. La plus haute valeur, la vraie mesure de la noblesse, dès la plus ancienne tradition nordique (comme celle paléoromaine), résidait dans le fait d’être libre. La distance, la personnalité, la valeur individuelle étaient des éléments indissolublement liés à toute expression de la vie. L’État, sous son aspect politique temporel — de même que selon l'ancien concept aristocratique romain — se résumait au conseil des chefs, chacun d'eux restant libre et seigneur absolu de sa terre, pater, dux et prêtre de sa propre gens. À partir d'un tel conseil, l'État s'imposait comme idée suprapolitique à travers le roi, puisque celui-ci, dans l'ancienne tradition nordique, ne l'était que par son sang “divin”, par le fait de n’être finalement qu'un avatar d'Odin-Wotan lui-même.

    Mais, dans le cas d'une entreprise commune de défense ou de conquête, voici qu'une condition nouvelle prenait le pas sur l'autre : il se formait spontanément une hiérarchie rigide, un principe nouveau de fidélité et de discipline guerrière s'affirmait. Un chef — dux, heritigo — était élu, et le libre seigneur se transformait alors en un vassal d'un chef dont l'autorité s'étendait jusqu'au droit de le tuer s'il venait à manquer aux devoirs qu'il avait acceptés. Au terme de l'entreprise, cependant, on revenait à l'état normal et antérieur d'indépendance et d'individualité libre. Le développement qui, de cette constitution paléonordique, débouche sur le régime féodal, peut être avant tout caractérisé par une identification de l'idée sacrale du roi avec l'idée militaire du chef temporaire. Le roi en vient à incarner l'unité du groupe, y compris en temps de paix, du fait du renforcement et de l'extension à la vie civile du principe guerrier de la fides ou fidélité. Autour du roi, il se forme une suite de “compagnons” (fideles) ou leudes (libres), mais trouvant dans l'idéal de la fidélité, dans le service de leur seigneur, dans le fait de combattre pour son honneur et pour sa gloire, un privilège et la réalisation d'un mode d’être plus élevé que celui qui, au fond, les aurait abandonnés à eux-mêmes.

    La constitution féodale s'élabora au travers de l’application progressive de ce principe. Extérieurement, elle semble altérer l'ancienne constitution aryenne : la propriété terrienne, à l'origine absolue et individuelle, paraît maintenant conditionnée — c'est un beneficium qui implique loyalisme et service. Cependant, elle ne l’altère en profondeur que là où la fidélité ne fut plus conçue comme une voie permettant d'atteindre à une liberté véritable, sous une forme supérieure et déjà supraindividuelle. Quoiqu'il en soit, le régime féodal fut un principe et non pas une réalité pétrifiée ; ce fut l'idée générique d'une loi d'organisation directe qui laissait le champ libre au dynamisme de forces elles-mêmes libres, rangées les unes sous les autres ou les unes à côté des autres, sans moyens termes et sans altérations — vassal en face du suzerain et seigneur en face du seigneur — de manière telle que tout — liberté, honneur, gloire, destin, propriété — pût reposer sur la valeur et sur le facteur personnalité, et non pas, ou quasiment pas, sur un élément collectif ou sur un pouvoir “public”. Ici, on peut dire que le roi lui-même était appelé à perdre et à reconquérir à tout moment ses prérogatives. Probablement, l'homme n'a jamais été traité d'une manière plus sévère et plus insolente, et cependant ce régime fut une école d'indépendance et de virilité, et non pas de servitude ; dans ce cadre, les rapports de fidélité et d'honneur surent offrir un caractère de pureté et d'absoluité auquel, par la suite, on ne devait plus jamais atteindre.

    Il n'est pas besoin, arrivé à ce point, de s'étendre beaucoup pour démontrer combien cette institution, qui reste pourtant la plus caractéristique de l'esprit du Moyen Âge, n'a pas grand-chose de commun avec l'idéal social judéo-chrétien. En elle, par contre, réapparaît cette fides qui, avant d’être la deutsche Treue, fut la Fides des Romains ; objet de l'un des plus anciens cultes, elle fit dire à Livius qu'elle caractérisait au plus haut point le Romain en face du "barbare". Elle nous ramène à l'idéal de la bhakti des Aryens de l'Inde, et rappelle surtout l'ethos païen qui anima les sociétés iraniennes : si, de pair avec le principe de l'autorité et d'une fidélité jusqu'au sacrifice (non seulement dans l'action mais encore dans la pensée) vouée aux souverains déifiés, on affirmait aussi le principe de la fraternité, cette dernière restait totalement étrangère à la sentimentalité féminine et communisante introduite par le christianisme. Les qualités viriles, jusque sur le plan de l'initiation (cf. le mithracisme), avaient une valeur autrement plus élevée que celle de la compassion et de la mansuétude, de sorte qu'une telle fraternité — semblable à celle des pairs et des hommes libres du Moyen Âge — demeurait celle, loyale, claire, fortement individualisée et, pouvons-nous même ajouter, romaine, qui pouvait exister entre des guerriers qu'une commune entreprise rassemblait.

    LA TRADITION SECRÈTE DE L'EMPIRE

    La fides, qui cimentait les unités féodales particulières en vertu d'une espèce de purification, de sublimation dans l'intemporel, faisait naître une fides supérieure, qui renvoyait à une entité placée plus haut, universelle et métapolitique — représentée, comme chacun sait, par l'Empire. L'Empire, surtout tel qu'il s'affirma idéalement avec les Hohenstaufen, se présenta comme une unité de nature aussi spirituelle et œcuménique que l'Église.

    Comme l'Église, il revendiqua une origine et une finalité supranaturelles et s'offrit comme une voie de "salut" aux hommes. Mais, de même que 2 soleils ne peuvent coexister dans un même système planétaire (et cette dualité Empire-Église fut, justement, souvent représentée par l'image des 2 soleils), de même le conflit entre ces 2 puissances universelles, points culminants de la grande ordinatio ad unum du monde féodal, ne devait pas tarder à faire rage.

    Le sens d'un tel conflit échappe fatalement à celui qui, s’arrêtant aux apparences extérieures et à tout ce qui, d'un point de vue plus profond, n'est que simple cause fortuite, ne sait y voir qu'une compétition politique, une rencontre brutale d'orgueils et de volontés d'hégémonie, alors qu'il s'agit d'une lutte à la fois matérielle et spirituelle, due au choc des 2 traditions et attitudes opposées dont nous avons parlé au début. À l'idéal universel de type "religieux" de l'Église, s'oppose l'idéal impérial comme volonté occulte de reconstruire l'unité des 2 pouvoirs, du royal et du spirituel, du sacral et du viril.

    En ce qui concerne ses expressions extérieures, l'idée impériale se limita souvent à ne revendiquer que la maîtrise du corpus et de l'ordo de la Chrétienté ; de ce fait, il est clair qu'en elle on retrouve finalement l'idée nordico-aryenne et païenne de la "royauté divine" qui, conservée par les “barbares”, dépasse, au contact des symboles de la romanité antique, les limites d'une race spécifique, c'est-à-dire des traditions des races nordiques particulières, s'universalise, se dresse en face de l'Église comme une réalité œcuménique aussi vraie que l'Église et comme l'âme la plus authentique, le centre d'union et de sublimation le plus adéquat pour cet ethos guerrier et féodal de type païen qui, déjà, transcendait les formes particulières et simplement politiques de la vie à cette époque.

    La prétention même de l'Église, l'idéologie anti-impériale qui lui fut propre confirment ce caractère de la lutte. L'idée grégorienne est une idée anti-traditionnelle par excellence : c'est celle de la dualité des pouvoirs et d'une spiritualité anti-virile qui s'affirme supérieure à une virilité guerrière que l'on tente par ailleurs d'abaisser mesquinement à un plan tout-à-fait matériel et politique : c'est l'idée du clerc souverain trônant au-dessus du chef d'un État conçu comme pouvoir purement temporel, par conséquent au-dessus d'un “laïc” qui tire uniquement son autorité du droit naturel et reçoit l'Imperium comme s'il s'agissait d'un beneficium concédé par la caste sacerdotale.

    Naturellement, il ne peut s'agir là que d'une prétention nouvelle, prévaricatrice et subversive. Sans même parler des grandes traditions préchrétiennes, l'Église, dans cet empire “converti” qui fut celui de la période byzantine, non seulement restait dépendante de l'État, mais, lors des conciles, les évêques s'en remettaient souvent à l'autorité des princes pour sanctionner et approuver définitivement leurs décisions, y compris en matière de dogme, au point que la consécration des rois, par la suite, ne pouvait se distinguer de façon essentielle de celle des prêtres. Il est ensuite à noter que, si les rois et les empereurs, dès la période franque, prenaient l'engagement de défendre l'Église, cela était bien loin de signifier “subordination à l'Église”, mais le contraire. Dans le langage de l'époque, “défendre” avait un sens bien différent de celui qu'il a pris de nos jours.

    Assurer la défense de l'Église, ou mainbour, c'était, selon le langage et les idées du temps, exercer sur elle simultanément protection et autorité. Ce que l'on nommait défense était un véritable contrat impliquant la dépendance du protégé, qui était soumis à toutes les obligations que la langue d'alors résumait dans le mot “rides”. Selon le témoignage d'Eginhard, “après les acclamations, le pontife se prosterna devant Charles, selon le rite établi au temps des anciens empereurs” ; et le même Charlemagne, en plus de la défense de l'Église, revendiquait le droit et l'autorité de la “fortifier de l'intérieur selon la vraie foi”, tandis que ne manquent pas les prises de position allant dans le même sens, comme celle-ci : Vos gens sancta estis atque regale estis sacerdotium (Étienne III aux Carolingiens) ou encore : Melchisedek noster, merito rex atque sacerdos, complevit laïcus religionis opus.

    L'opposition guelfe contre l'Empire est donc une pure et simple révolte qui reprend comme slogan la parole de Gélase Ier : "Après le Christ, aucun homme ne peut être roi et prêtre" et tend à désacraliser l'idée d'Empire, à étouffer la tentative nordico-romaine de la réunification "solaire" des 2 pouvoirs et, par conséquent, de la reconstruction d'une autorité supérieure à celle que l'Église, en tant qu'institution religieuse, n'aurait jamais dû revendiquer pour elle-même.

    Et chaque fois que l'Histoire ne parle qu'implicitement de cette aspiration supérieure, c'est le mythe qui s'en charge : le mythe qui ne s'oppose pas, ici, à l'Histoire, mais l’intègre et en révèle une dimension plus profonde. Voici donc, à la période franque, que revient souvent pour le roi (et la phrase citée plus haut nous en donne un exemple) le symbole énigmatique de Melchisedek et de sa religion royale : de ce Melchisedek, roi de Salem, prêtre d'une religion d'un rang plus éminent que celui de la religion d'Abraham, et qui doit être considéré comme la figuration biblique de l'idée extrabiblique, païenne et traditionnelle au sens supérieur, du Seigneur universel (le çakravarti hindou), de celui qui réunit en lui de manière solaire les 2 pouvoirs et se trouve être le point d'union vivant entre le monde et le supramonde.

    Mais cette même signification réapparaît aussi dans de très nombreuses légendes relatives aux empereurs germaniques, où interférent le réel et l'irréel, l'Histoire et le mythe. En plus de Charlemagne, Frédéric Ier et Frédéric II, entrés dans la légende, ne seraient jamais morts. Ils auraient reçu en don du mystérieux "Prêtre Jean", qui n'est autre qu'une figure médiévale du "seigneur universel", les symboles d'une vie éternelle et d'un pouvoir non humain de victoire (la peau de salamandre, l'eau de vie, l'anneau d'or). Ils poursuivraient leur existence au sommet d'une montagne (par ex. l'Odenberg ou le Kyffhaüser), quelquefois en un lieu souterrain. Ici également reviennent les symboles, que nous pouvons définir comme universels, d'une tradition païenne très ancienne.

    En effet, c'est sur une montagne ou dans un lieu souterrain qu'aurait trouvé refuge et que se trouverait toujours le roi paléoiranien Yima, “le Resplendissant, celui qui, parmi les hommes, est semblable au soleil” ; le Walhalla nordique, siège des rois divinisés et des héros immortalisés, fut souvent conçu sous la forme d'une montagne ; et c'est encore sur une montagne, (la Montagne de l’Ancêtre) que, selon les légendes bouddhiques, disparaîtraient les “éveillés” et les “êtres libres et surhumains” — comme souvent les héros grecs divinisés, y compris Alexandre le Grand, dans certaines légendes du monde hellénique.

    L'Agartha, nom tibétain de la résidence du “seigneur universel” (qui correspond d'autre part, étymologiquement parlant, à l'Asgard de l'Edda, résidence des Ases et des rois divins primordiaux) serait enfouie au cœur d'une montagne. En général, les montagnes symboliques des légendes médiévales, mais également le Meru hindou, le Kef islamique, le Mont Salvat des légendes du Graal, et même l'Olympe, ne sont que diverses versions d'un thème unique ; au travers du symbole de la “hauteur”, ils expriment les états spirituels transcendants et “célestes” (convergence avec le symbolisme des lieux souterrains, c'est-à-dire cachés, si l'on songe à la relation entre coelum, ciel et celare, cacher), qui conféraient, traditionnellement, l'autorité et la fonction absolue, métaphysique, de l'Imperium.

    La légende des empereurs jamais morts et ravis sur une montagne nous confirme le fait qu'en ces figures on voulut voir les manifestations de la fonction éternelle, en elle-même immortelle, du domaine spirituel universel qui, d'autre part, selon un thème traditionnel récurrent (cf. l'Edda, le Brahmâna, l'Avesta, etc.) doit se manifester à nouveau à l'occasion d'une crise décisive de l'histoire du monde. En effet, dans les légendes médiévales, on trouve aussi l'idée que les Empereurs du Saint-Empire Romain se réveilleront le jour où feront irruption les hordes de Gog et Magog — symboles du démonisme de la pure collectivité — jadis enfermés par Alexandre le Grand derrière une muraille de fer. Les Empereurs livreront la dernière bataille dont dépendra la floraison nouvelle de “l’Arbre sec” — l'Arbre de la Vie et du Monde, qui n'est autre que la plante dépouillée de Dante mais aussi l'Yggdrasil de l'Edda, dont la mort marquera le Ragna rökkr, l'obscurcissement des dieux.

    Il est donc significatif que, parmi ces mythes qui mettent en évidence la relation de l'idéal impérial médiéval avec l'idée “solaire” traditionnelle — mais également le dépassement de la conception “religieuse” de l'esprit et de la limitation politique et laïque de l'empire et de la royauté — il y en a quelques-uns (cf. par ex. le Speculum Theologiae) qui poussent l'opposition à l'Église et au christianisme au point de donner à l'Empereur ressuscité, qui fera refleurir l'Arbre sec, les traits de l'Antéchrist ; naturellement, non pas au sens habituel (puisqu'il restera toujours celui qui combat contre les hordes de Gog et de Magog), mais probablement à titre de symbole d'un type de spiritualité irréductible à celle de l'Église, au point d’être obscurément assimilé, dans la légende, à la figure de l'ennemi du dieu chrétien.

    Le ferment gibelin, l'âpre lutte pour la revendication impériale, outre son aspect visible, avait donc un côté invisible. Derrière la lutte politique se cachait une lutte entre 2 traditions spirituelles opposées, et, au moment où la victoire semblait sourire à un Frédéric II, déjà les prophéties populaires annonçaient : “Le cèdre du Liban sera coupé. Il n'y aura plus qu'un seul dieu, c'est-à-dire un monarque. Malheur au clergé ! S'il tombe, un ordre nouveau est prêt”.

    LE SENS DE LA CHEVALERIE

    La chevalerie est à l'Empire ce que le sacerdoce est à l'Église. Et, de même que l'Empire connut la tentative de reconstituer l'unité suprême des 2 pouvoirs selon l'idéal païen, de même la chevalerie connut-elle une tentative analogue de reporter à un plan ascétique, voire métaphysique et initiatique, le type du guerrier, de l'aristocrate et du héros. À l'instar de l'idéal politique médiéval où nous avons relevé un double aspect — l'un relatif à l’ethos féodal, l'autre à l'aspect interne du mythe de l'Empire — d'irréductibilité avec les conceptions chrétiennes, dans la chevalerie elle-même, au-delà des apparences de ses formes extérieures, on peut également remarquer cette double irréductibilité, éthique et ésotérique.

    Pour ce qui concerne le premier aspect, relatif à l'ethos, la constatation est presque banale. La chevalerie, avant pour idéal le héros plus que le saint et le vainqueur plus que le martyr ; pour qui toutes les valeurs se résumaient dans la fidélité et dans l'honneur, plus que dans la caritas et dans l'amour ; voyant dans la lâcheté et dans la honte des maux pires que le “péché” ; peu encline à ne pas résister au mal et à rendre le mal par le bien, mais davantage habituée à punir l'injuste et à rendre le mal pour le mal ; excluant de ses rangs celui qui se serait tenu à la lettre au principe chrétien du “Tu ne tueras point” ; ayant pour principe de ne pas aimer l'ennemi mais de le combattre et de ne montrer de magnanimité qu’après l'avoir vaincu — dans tout cela la Chevalerie affirma, quasiment sans altération, une éthique héroïco-païenne et aryenne au sein d'un monde qui n'était catholique que de nom.

    Il y a plus. Si la “preuve par les armes”, la solution des conflits par la force, considérée comme une vertu accordée par Dieu à l'homme pour faire triompher la justice et la vérité, est l'idée fondamentale sur laquelle repose l'esprit chevaleresque et s'étend du droit féodal au plan théologique en proposant l'usage des armes et le "jugement de Dieu" jusqu'en matière de foi — une telle idée appartient, elle aussi, à l'esprit païen ; plus directement encore, elle se réfère à la théorie mystique de la “Victoire”, qui, étrangère aux dualismes propres aux conceptions religieuses, unissait l'esprit à la puissance, transformait la victoire en une espèce de consécration divine, le vainqueur et le héros en un être aussi proche des “cieux” que pouvaient l’être un saint et un ascète — alors qu'elle assimilait le vaincu, par contre, au coupable et quasiment au pécheur. Les édulcorations théistes au nom desquelles, au Moyen Âge, on voulut y voir, allégoriquement, une intervention personnelle et directe de Dieu, n’enlèvent rien au fond antichrétien présent dans les usages dont nous venons de parler et qui restitua au concept de “gloire” (cantonné par le christianisme à l'auréole des saints et des martyrs) sa signification originelle et virile, puisque la “gloire”, c'est le Hvarenô iranien, le farr des traditions plus récentes, c'est-à-dire le feu divin propre aux natures solaires qui adoube les rois et les chefs, et les rend immortels, témoignant au travers de la victoire de leur droit d'ordre transcendental.

    On nous objectera : la chevalerie n'a-t-elle pas toujours reconnu l'autorité de l'Église ? La chevalerie n'a-t-elle pas entrepris les Croisades pour défendre le christianisme ? Oui, cela est vrai, mais doit être replacé sous le jour qui est le sien et sans laisser de côté tout le reste. Si le monde chevaleresque, en général, proclama sa fidélité à l'Église mais aussi dans le même temps, à l'Empire, trop d'éléments font penser que, plus que d'une acceptation de la croyance chrétienne, il s'agissait d'un hommage semblable à celui que l'on rendait également aux divers idéaux et aux dames vers lesquels le chevalier se tournait de façon désindividualisée car, pour lui, et conformément à la voie qu'il s'était tracée, seule était décisive la faculté générique du sacrifice héroïque de son propre bonheur et de sa vie, et non pas le problème de la foi au sens spécifique et théologique. En réalité, l'esprit même des Croisades ne fut pas différent. Dans l'idéal des Croisades, on retrouve celui, non réductible évidemment au seul christianisme évangélique, mais facilement reconnaissable, par contre, aussi bien dans la tradition iranienne que dans celle de l'Inde (Bhagavad-gîta) ou dans le Coran, sans parler des conceptions classiques se rapportant à la mors triumphalis ou de la “guerre sainte” comme voie héroïque de dépassement de la mort et d'immortalisation.

    Même en admettant que l'on combattit pour libérer la terre où mourut l'apôtre galiléen — dans les Croisades, on retrouve, encore une fois, un phénomène qui, par son origine, entrait dans le cadre de ces visions du monde auxquelles appartient la maxime : “Le sang des héros est plus près de Dieu que les prières des dévots et l'encre des savants”, qui tenaient le Walhalla (le “palais des héros”) pour l'idéal céleste, “l’île des héros” où règne le blond Rhadamante sur le trône des immortels — et non de la conception qui, participant de l'horreur pélasgico-méridionale pour le sang, avait adopté la sentence augustinienne : “Celui qui peut penser à la guerre et la supporter sans douleur grave a vraiment perdu tout sens de l'humain” et les expressions encore plus drastiques d'un Tertullien, naïvement fidèle à l'évangélique “Qui frappe avec l'épée périra par l'épée” et au commandement de Jésus à Pierre de remettre son glaive au fourreau.

    En réalité, si les Croisades purent apparaître comme chrétiennes et être voulues et sanctifiées par l'Église, la conclusion que l'on doit tirer de tout ceci, c'est que la tradition héroïque, nordico-romaine, a fini par déteindre sur le christianisme, même lors des Croisades. Au lieu d'une édulcoration de cette tradition en christianisme, on constate au contraire, derrière les formes chrétiennes, la restauration de l'antique virilité spirituelle, où la voie du guerrier sacral se substitue à celle du saint et du dévot.

    Le type du guerrier sacral est, au fond, le type du chevalier des grands ordres médiévaux. Dans ces ordres, l'idée ascétique rejoint donc l'ethos nordique, et ce furent des ordres pratiquant, non pas au sens religieux mais au sens héroïque, les mêmes vœux que les moines — dans des forteresses au lieu de monastères et par le sacrifice du sang au lieu de celui de l'encens. Ils possédèrent des cérémonies régulières de consécration, ils allèrent quelquefois jusqu'à être dotés d'initiations au sens propre et de symboles énigmatiques d'une spiritualité supérieure. À cet égard, l'ordre des Templiers fut naturellement l'un des plus significatifs ; et encore plus significative fut sa féroce destruction sous les coups de l'Église et d'un souverain, ennemi de l'aristocratie et déjà proche du type du laïc moderne, comme Philippe le Bel.

    On sait que, parmi les accusations portées contre les Templiers, il y avait celle, au grade préliminaire de leur initiation, d'imposer au néophyte de repousser le symbole de la croix, de voir en Jésus un faux prophète dont la doctrine ne conduisait à aucun salut. Une autre accusation récurrente portait sur la célébration de rites abominables lors desquels, entre autres, on brûlait, disait-on, des enfants. La coloration sacrilège expressément donnée à ces bribes de confessions arrachées sous la torture, nonobstant la déclaration claire et concordante de la part des accusés qu'il s'agissait de symboles, ne doit pas nous empêcher d'en pressentir le sens plus profond. En repoussant la croix, il ne s'agissait, en toute probabilité, que de repousser une forme inférieure de croyance, au nom d'une forme supérieure. La fameuse action de brûler un nouveau-né ne signifie autre chose que le baptême du feu destiné à la régénération : ce symbole peut être rapproché de celui de la salamandre (animal qui, comme le phénix immortel, exulte dans le "feu" de la renaissance héroïque) — qui est aussi l'un des signes que Frédéric II aurait reçus du "Prêtre Jean" — rite qui peut aussi faire penser à la crémation rituelle des cadavres pratiquée par presque toutes les grandes civilisations aryennes, et not. prescrite par Odin pour ceux qui sont destinés à entrer au Walhalla.

    D'autre part, le symbolisme du Temple, auquel les Templiers s'étaient consacrés, et pour lequel la plupart des Croisés luttaient et mouraient dans l'espoir de transmuer la mort en immortalité, d'obtenir la “gloire absolue” et de “conquerre lit en paradis”, ne se réduit pas sans autre forme de procès à n’être qu'un synonyme d'Église. On a très justement relevé que le Temple est un terme plus auguste, plus vaste et moins conditionné que celui d'“Église”. Le Temple est au-dessus de l'Église : les églises tombent en ruine, mais le Temple demeure comme le symbole de la parenté de toutes les grandes traditions spirituelles et de la pérennité de leur esprit. C'est pourquoi le grand mouvement universel des Croisades vers Jérusalem, vers le Temple en vue duquel l'Europe réalisa, pour la première et dernière fois, l'idéal impérial d'une unité supranationale au travers du rite de l'action et de la guerre sainte, n'est pas, à notre avis, sans signification ésotérique. Le rôle qu'y jouèrent les Albigeois et les Templiers, son caractère éminemment gibelin, devraient déjà suffire à éveiller l'attention. En réalité, dans le courant vers Jérusalem se cacha souvent un courant occulte contre la Rome des papes, et que Rome sans s'en apercevoir alimentait elle-même, dont la chevalerie était la militia et qui devait trouver son apothéose avec un empereur stigmatisé par Grégoire IX comme celui qui « menace de substituer à la foi chrétienne les anciens rites des peuples païens et, trônant au milieu du temple, d'usurper les fonctions du sacerdoce ».

    La figure de Godefroy de Bouillon — du représentant le plus significatif de la chevalerie des Croisés, appelé lux monachorum (ce qui nous mène à nouveau à l'unité du principe ascétique et spirituel et du principe guerrier propre à ces ordres) — une telle figure est bien celle d'un prince qui n'accepte de monter sur le trône de Jérusalem qu’après avoir porté à Rome le fer et le feu, tué de sa propre main l'anticésar Rodolphe de Rhinfeld, et chassé le pape de la cité des Césars.

    De plus, la légende établit une “parenté” significative entre ce roi des Croisés et le mythique "Chevalier au cygne" (l'Hélias français, le Lohengrin germanique) qui, à son tour, se réfère à des symboles impériaux païens (que l'on pense à sa connexion généalogique symbolique avec César lui-même), solaires (voir les relations étymologiques entre Hélias, Hélios et Elie) et pagano-hyperboréens (le cygne qui conduit Hélias ou Lohengrin au "siège céleste" est le même animal emblématique qui ramène Apollon parmi les Hyperboréens et revient fréquemment dans les traces paléographiques du culte nordico-arctique préhistorique). Une telle conjonction d'éléments fait que Godefroy de Bouillon fut un signe de plus — en relation avec les Croisades elles-mêmes — donnant le véritable sens de cette force secrète qui, dans la lutte politique des empereurs germaniques et dans le triomphe même d'un Othon Ier, ne révèle que sa manifestation extérieure la plus visible.

    LE GRAAL ET LA DAME

    En outre, le Temple se trouve au centre de la chevalerie non seulement en tant que Temple de Jérusalem, mais également en tant que Temple du Graal. Le Graal, à bien des égards, incarne l'aspect ésotérique de la chevalerie, mais l'ensemble des légendes qui s'y référent ne fait qu'évoquer sa secrète signification.

    Déjà dans la forme chrétienne de cette légende, le Graal, le vase mystique aux propriétés merveilleuses, qui ôte tout besoin de nourriture terrestre et procure une éternelle jeunesse, aurait été transporté, après la Cène, par les anges au Ciel, d'où il ne serait redescendu qu'au moment où apparut enfin sur terre une race de héros capable de lui faire bonne garde. Le chef de cette lignée fit construire pour le Graal un Temple à l'image de celui de Jérusalem, et institua l'ordre du Graal, composé de 12 chevaliers appelés les “chevaliers parfaits” et même “célestes”. Or, si cet objet mystique, dont la quête est l'idéal le plus élevé du chevalier — et qui, d'un certain point de vue, incarne la tradition spirituelle jadis perdue ou devenue invisible (le Graal ravi dans les “cieux” — que l'on se souvienne du rapport entre coelum, ciel et celare, cacher) pouvait se rattacher à l'orthodoxie de Rome et à la tradition sacerdotale de l'Église, si l'on songe que cette tradition est directement postérieure au Christ, comment peut-on expliquer l'idée que le Graal ait pu disparaître, ainsi que l'idée qu'il ait été nécessaire que se lève une nouvelle race, non pas de prêtres mais de héros, de chevaliers, afin que le Graal puisse revenir à nouveau sur terre, dans son Temple ? Il est clair qu'ici, encore une fois, il est fait allusion à une autre spiritualité, à quelque chose qui ne se trouve pas dans l'Église et pour laquelle la tradition de cette dernière n'est d'aucune utilité.

    D'autre part, la légende du Graal n'est que l'adaptation chrétienne d'une tradition préchrétienne, païenne. Les 2 objets mystiques de la légende du Graal, la coupe et la lance, se retrouvent, en effet, au nombre de ceux que la race divine des Tuatha Dé Dannan (vraisemblablement les hommes dits de Cro-Magnon, que l'on appelle parfois les “Hellènes du Paléolithique”) aurait emporté avec elle en quittant Avalon pour l'Irlande. Dans l'île d'Avalon, “où la mort n'existe pas”, résiderait d'autre part le roi Arthur, à qui l'on attribue l'institution de l'ordre des Chevaliers du Graal ; et les représentations du château dans lequel il aurait gardé — selon l'antique légende celte — un récipient prodiguant une nourriture sans fin (qui, par la suite, prendra le nom de Graal), coïncident souvent avec celles du siège symbolique du “roi universel”, du palais du Prêtre Jean, de l'Asgard de l'Edda, siège des Ases et des fondateurs des maisons royales nordiques, et avec de nombreuses autres représentations allégoriques du “lieu” de l'autorité spirituelle suprême, maîtresse des 2 pouvoirs.

    Avant d’être la coupe dont se servit Jésus pour la Cène, le Graal, idéalement, est le récipient magique donné par le fils de Llyr, Brân, à Matholwch, récipient qui a le pouvoir de ressusciter les “morts” et de guérir toute blessure, non sans relation avec de nombreux autres vases du même genre connus des légendes celtes, dont parfois il est dit qu'ils refusent le mets mystique non pas aux “pécheurs” mais, de façon plus “aryenne”, au lâche et au parjure. Mais il y a quelque chose d'encore plus “curieux”. Numa aurait reçu du "ciel" à titre de pignus imperii, de garantie de l'éternité de Rome — un bouclier sacré, correspondant à une ancienne vasque destinée à recevoir l'ambroisie, c'est-à-dire la nourriture non terrestre des immortels. Dans la Romanité païenne, le bouclier sacré était gardé par le collège des Salii ; ces derniers, en plus du bouclier, possédaient la lance et ils étaient au nombre de 12, comme les chevaliers du Graal et du roi Arthur qui, eux aussi, avaient en garde un objet inestimable : le Graal, la coupe du breuvage immortel et une lance. Voici qu'à nouveau, par des voies souterraines, réaffleure un symbolisme identique, une même tradition énigmatique liée aux formes d'anciennes civilisations héroïco-païennes.

    Tout cela évoque d'une manière significative les “coulisses” de la chevalerie et de ses mystères — pour employer l'expression d'Aroux. Aroux, et avec lui Rossetti, bien que l'ignorance d'une certaine culture académique ne l'ait qu'à peine entrevu, avaient déjà ouvert la voie à d'autres découvertes ; ils avaient démontré l'existence d'un langage, chiffré et allégorique, dans les textes et les récits de la chevalerie et cela jusqu'à Dante et à ceux qu'on appela les Fidèles d'Amour. Grâce à ce langage, on ne dissimulait pas seulement des enseignements peu orthodoxes qui sortaient des limites imposées par le Christianisme mais également une radicale et parfois vive aversion pour l'Église. Ce n'est pas le lieu ici de développer ce sujet ; d'autant que, de nos jours, le regretté Luigi Valli a fourni à ce propos une remarquable contribution en montrant le double aspect, gibelin et initiatique, d'une littérature uniquement considérée comme "poétique" à l'époque du Stil nuovo. Nous nous limiterons à dire que quiconque penserait que la réaction contre l'Église, dont on trouve trace dans les sectes et les traditions secrètes jusqu'au temps de Dante, était due à la corruption et à la décadence de l'Église elle-même, se tromperait lourdement. Ici, il s'agit — une fois de plus — d'un autre idéal qui, de par sa nature même, s'oppose à celui que l'Église, corrompue ou non en tant qu'organe du Christianisme, c'est-à-dire d'une simple religion, n'a jamais pu représenter. Ici aussi, il y a opposition politique et, simultanément, opposition spirituelle. À cet égard, et avant de conclure, il convient d'évoquer le symbolisme chevaleresque de la Dame.

    Comme chacun sait, le culte de la Dame fut propre à la chevalerie, et il fut poussé si loin que, si on le prenait à la lettre, il pourrait sembler aberrant, comme d'aucuns l'ont pensé. Le fait de se vouer à une Dame, de lui consacrer inconditionnellement sa fidélité, fut l'un des thèmes récurrents des cours chevaleresques. À la Dame on laissait juger de la valeur et de l'honneur des chevaliers et, selon la théologie des châteaux, il n'était pas douteux que le chevalier mort pour sa Dame participât au même destin d'immortalité bienheureuse assuré au Croisé mort pour la libération du Temple. Chose curieuse, voire quelque peu shocking, si l'on considère certains rites, on constate que la Dame du récipiendaire devait le déshabiller pour le conduire au bain afin qu'il puisse se purifier et revêtir ensuite — comme les néophytes des mystères païens — les vêtements immaculés de la Veillée d'armes et recevoir, enfin, l'investiture chevaleresque. Nous voyons, d'autre part, que les héros d'aventures parfois scabreuses dans lesquelles figure la Dame, héros comme Tristan (sir Tristem) et Lancelot, sont simultanément des chevaliers du roi Arthur en quête du Graal, c'est-à-dire des membres du même ordre mystique auquel appartient aussi Parsifal, que Kundry séduit en vain — et des chevaliers célestes, comme l'hyperboréen Chevalier au Cygne que méprise Elsa.

    La vérité, c'est que derrière tout ceci se cachaient des significations plus profondes, destinées ni aux juges de l'Inquisition ni au public grossier, mais intelligibles symboliquement sous le couvert d'usages bizarres et de récits érotiques. Dans la plupart des cas, par Dame de l'ancienne chevalerie il faut entendre ce qui vaut également pour la Dame des Fidèles d'Amour, et relève, d'autre part, d'un symbolisme traditionnel bien précis. La Dame à laquelle on jure une fidélité inconditionnelle, et à qui on se voue en se croisant, la Dame qui conduit à la purification (que le chevalier considère comme sa récompense et qui le rend immortel quand il meurt pour elle), est au fond l'équivalent du Graal lui-même.

    C'est — comme l'a démontré Valli — pour les Fidèles d'Amour, “l’intelligence” au sens transcendantal, la "sainte sagesse", la personnification, donc, d'une spiritualité transfigurante et d'une vie qui ignore la mort ; c'est, pour ainsi dire, un avatar de Hébé, l'éternelle jeunesse qui devient l'épouse du héros Héraclès, le “beau vainqueur”, au sein de l'Olympe, et d'Athéna, née du front divin, qui sert de guide à ce héros ; de la Freyja de l'Edda, déesse de la lumière, constamment convoitée par des êtres telluriques, les Elementarwesen, qui cherchent en vain à la conquérir ; de Sigrdrifa-Brynhilde, que Wotan destine à devenir l'épouse terrestre du héros qui traversera la barrière de feu (et, ici, nous pouvons rappeler le baptême du feu des Templiers) ; de la vierge Sophia, figuration qui, dans tout le cycle mythique traditionnel d'Orient et d'Occident, est en relation avec l'Arbre du Monde et de la Vie, personnifiant la force vitale originelle, la vie de la vie et même la puissance, conformément à la double signification du terme sanskrit çakti, à la fois épouse et puissance.

    Avec l'Arbre, elle est présente non seulement dans les diverses légendes relatives à la conquête de l'immortalité ou de la sagesse par le héros mais aussi, et de manière plus significative encore dans notre cas, dans celles qui se rapportent au pouvoir royal et sacerdotal d'un “vainqueur” (cf. par ex. la légende italique du Rex Nemorensis). Y aurait-il donc une aspiration religieuse derrière toute cette symbolique féminine et érotique ? Nous ne le croyons pas. Dans la mesure où, en parlant de résurrection au sens religieux, on n'encourait évidemment pas, dans le cadre du christianisme, le danger d’être soupçonné d'hérésie, l'emploi d'un tel travestissement par la Chevalerie et les Fidèles d'Amour resterait tout-à-fait incompréhensible si, effectivement, il s'était agi de cela !

    Quelque chose de différent, et d'incompréhensible aux profanes et aux adeptes du christianisme, devait y être caché : une autre aspiration, irréductible aux limites religieuses, tournée vers une plus haute sphère ; quelque chose qui, sans doute, appartenait aux grandes traditions du paganisme aryen, traditions qui ignoraient le pathos du péché et du salut, les terreurs de l'au-delà et le réconfort du Rédempteur ; qui, au lieu de la vérité "démocratique" transformant toute âme mortelle en âme immortelle, reconnaissait la double voie, le double destin, la double possibilité : d'un côté, la voie des ancêtres et des démons de la terre, l'Hadès, le glacial Niflheim, les eaux de la dissolution et de l'oubli, de l'autre, la voie des dieux — dêvayâna — et des héros, la religion olympienne des immortels, le Walhalla, les eaux du réveil, la "vie sans sommeil" de l'Avesta.

    De même qu'au sommet de la société médiévale se trouvait l'idéal de l'Empire qui renouait avec la tradition païenne d'une suprême autorité “solaire” ; de même que le symbole du Temple et du Graal était un travestissement chrétien d'une idée supérieure à la religion ; de même que, dans les prémisses de l'éthique féodale et chevaleresque, on retrouve le type viril et païen de la spiritualité, et, dans les Croisades et dans les “épreuves des armes”, la doctrine antique de la mors triumphalis et de la victoria — de même est-il possible que le symbolisme de la Dame et de la relation entre elle et les chevaliers du Graal ait caché des éléments propres à la doctrine des initiations païennes, à celle de l'éveil et du passage, non pas mystique et sentimental mais réel, d'un mode d’être à un autre mode d’être, accompli selon une voie virile et héroïque, étrangère à toute évasion religieuse et à toute servilité devant le divin. Et que l'on ait voulu maintenir l'attitude solaire selon laquelle l'élément de la sagesse, de la vie spirituelle et de la puissance, auquel on se consacre et dont on est le "fidèle" jusqu'à la mort, doit néanmoins conserver des traits féminins vis-à-vis de la virilité spirituelle de l'initié en tant que valeur centrale. En définitive, la signification exacte de tout ceci, on la trouve, après les Fidèles d'Amour, derrière le symbolisme encore plus impénétrable de la littérature hermético-alchimiste, propre à la tradition qui, fait significatif, prit le nom d'Ars regia, d'art royal, et reprit les thèmes d'initiation de la royauté divine égyptienne elle-même et établit le "mythe" d'une “race immortelle et autonome”, celle des “sans-roi”, “héritiers de la sagesse des siècles”, “époux de la Dame” et “Seigneurs des deux pouvoirs”.

    Tout ce qui précède ne constitue que quelques aspects d'un matériel documentaire autrement vaste, qui pourrait faire l'objet de plus amples développements, aptes à conforter notre point de vue. Les civilisations et les grandes époques historiques ont une face visible (une Oberwelt) et une face cachée (une Unterwelt) où gît la signification authentique des formes qui affleurent à la surface, mais qui, dans l'Histoire commune, sont considérées exactement de la même manière que la psychologie d'hier pouvait expliquer les formes de la conscience extérieure sans avoir la moindre idée des coulisses du subconscient et des processus internes dont ces formes ne sont que le résultat. Une méthode historique qui tiendrait compte de ce “sous-sol” de l'Histoire, de cette Unterwelt der Kultur, s'amorce à peine de nos jours, encore tellement encombrés d'ignorance “positive”.

    En l'appliquant au Moyen Âge, il nous a semblé reconnaître dans ce moment de l'Histoire quelque chose de radicalement différent des suppositions de ceux qui n'y voyaient avec nostalgie qu'une sorte d'âge d'or de la tradition catholique, la réalisation la plus achevée de l'idéal de la “Chrétienté”. Il nous a semblé, au contraire, y reconnaître, prédominantes et indomptées, des forces d'une tout autre nature, des forces qui portent la marque des plus radieuses civilisations antiques, et convergent vers le glorieux symbole qui devait faire dire au grand gibelin, à Dante, que « le Christ lui-même fut romain ».

    La race de l’âme

    « … tout ce qui est forme du caractère, sensibilité, inclination naturelle, “style” d’action et de réaction, attitude en face de ses propres expériences » (Julius Evola, Éléments pour une éducation raciale.)

    Pour la chevalerie, les bases de cette race sont un ensemble de normes spécifiques agissant comme autant de forces psychiques et psychologiques qui « obligent », créent une tension interne et donnent forme, parfois sur le plan somatique, à un type humain particulier, le chevalier, lequel, par leur activation au sein d’une « voie », cesse d’être un individu indifférencié pour devenir une personne différenciée par ses qualités, sa nature propre et une série d’attributs s’articulant en fonction de la nature de la “voie” et de ses choix personnels. Ces forces sont l’honneur, la fidélité — la fides —, le courage, l’abnégation, l’amour du combat, valeurs relevant d’un ethos héroïco-viril païen, auxquelles l’Église ajouta la pitié, le désir de paix, l’amour du prochain, la protection d’autrui, la charité, etc… idées envers lesquelles le chevalier n’offrait bien souvent qu’une obéissance formelle. Joint à un mode de vie profane commun à tous les chevaliers, tout cela créa un “style” se caractérisant par des rapports clairs et ouverts d’homme à homme, l’affirmation d’une impersonnalité active allant jusqu’au sacrifice de ses intérêts et de sa vie de façon anonyme, le goût de la hiérarchisation et des rapports de commandement/obéissance, le tout s’organisant dans un ordre organique tissé de multiples liens réciproques s’articulant verticalement. Ces spécificités, admirablement mises en forme au Moyen Age, sont d’ailleurs celles de toute “société d’hommes” à quoi se résume, in fine, la chevalerie. (…)

    S’il est vrai que la totalité des chevaliers se veulent chrétiens, souvent de façon non orthodoxe, il n’en reste pas moins que leurs idéaux de base de leur éthique sont issus de valeurs païennes. Ainsi, en mettant en avant les notions de fidélité, d’honneur, de sacrifice, de respect de la parole donnée, les notions de lâcheté et de honte (plutôt que le péché) qui entachent l’honneur de l’homme et de son lignage, de laver une injustice dans le sang (plutôt que le pardon chrétien), celle de vouloir la paix par la victoire des armes (notion romaine), etc. le chevalier affirme nettement une éthique héroïco-païenne au sein d’un univers superficiellement chrétien.

    ► Bernard Marillier, B.A.-BA Chevalerie, Pardès, 1998.

    http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/46

  • Action Française : [Bordeaux] Les collages reprennent !

    Cette nuit dernière fut courte pour quelques militants royalistes ! En effet, les activités reprennent et la section s’est réappropriée la fac, venant narguer la bien-pensance universitaire !

    La petite équipe commence bien l’année et compte bien, à l’image de cette dernière nuit, faire taire la propagande abjecte de certains chiens du système !

    D’autres photos sur le blog de l’AFE Bordeaux

    http://www.actionfrancaise.net/craf/?Bordeaux-Les-collages-reprennent

  • Rythmes scolaires, gender à l’école : nos enfants ne sont pas des cobayes !

    Communiqué du Printemps Français :

    "Rythmes scolaires, gender à l’école : nos enfants ne sont pas des cobayes !

    CC’est le message affiché cette nuit par le Printemps Français devant les écoles primaires des vingt arrondissements parisiens. Le Printemps Français appelle à résister contre la pénétration de l’idéologie dans les écoles. Vincent Peillon prétend aménager les rythmes scolaires, mais il vise à détruire les rythmes familiaux. Vincent Peillon prétend favoriser la tolérance, mais il veut imposer le gender à l’école. NON, nos enfants ne sont pas de cobayes ! Pas question de nous voir imposer une réforme qui nie les rythmes biologiques des enfants pour en faire des zombies. Pas question de nous voir imposer l’enseignement d’une idéologie qui nie la différence entre garçons et filles, pour créer une société de robots indifférenciés. L’objectif de la réforme Peillon est clair : il s’agit de casser le rythme biologique des enfants pour les épuiser et les rendre malléables à tout endoctrinement, et de les arracher à leur famille en systématisant des activités extra-scolaires encadrées par les syndicalistes de l’Education Nationale. Créer un mouvement de jeunesse obligatoire a toujours été une priorité dans les dictatures. Avec ses changements de rythme, son enseignement de l’idéologie du genre et sa religion laïque à l’école, la réforme Peillon prépare-t-elle le terrain à la « Hollande Jügen » ? Hier, la constitution de la République Française a été mise à l’épreuve d’une tentation dictatoriale : peut-elle interdire une clause de conscience aux officiers d’Etat Civil opposés à la dénaturation du mariage ? Cette question engage notre démocratie. Aujourd’hui, après la circulaire Valls menaçant de prison les maires opposés au mariage unisexe, c’est la réforme Peillon qui s’attaque aux familles. Les apprentis dictateurs avancent leurs pions. Le Printemps Français appelle à leur résister. Tous avec le Printemps Français, pour la Liberté, la Justice et la Vérité ! On ne lâche rien !"

  • Quand l’impôt pousse à la révolte

    Le mécontentement contre l’impôt n’est pas un sentiment nouveau. Par le passé, il a provoqué de nombreuses jacqueries, des mouvements sociaux et même des rébellions ouvertes contre l’État.

    En 2014, le taux de prélèvements obligatoires atteindra 46,1 % du PIB. Pour mémoire, il était de 10 % en 1900, époque où le Parlement retentissait des polémiques opposant partisans et adversaires de l’impôt sur le revenu, qui ne sera voté qu’en 1914 !

    Les Français ont de solides raisons, aujourd’hui, de penser que les impôts sont trop lourds, mal répartis ou mal utilisés. Ce sentiment n’est cependant pas nouveau dans l’histoire. Toute la question est de savoir s’il peut conduire à des attitudes ouvertes de refus de l’impôt, ou même à des révoltes antifiscales comme on a pu en voir dans le passé.

    Après l’effondrement de l’Empire romain, il faut plusieurs siècles pour retrouver une fiscalité d’État. Jusqu’au XIIe siècle, la fiscalité est donc seigneuriale, ecclésiastique et municipale. Les Capétiens, qui règnent sur la France, ne sont d’abord que des seigneurs parmi d’autres seigneurs. En vertu d’un principe du droit féodal, le roi « vit du sien », c’est-à-dire du revenu de son domaine. Mais en étendant son pouvoir, la dynastie, progressivement, entreprend de reconstruire un État central, qui va être conduit par la nécessité à lever des impôts. A la fin du XIIe siècle, la royauté impose les biens du clergé en vue de financer la croisade, mesure qui provoque, sous Saint Louis et plus encore sous Philippe le Bel, un conflit avec la papauté, cette dernière refusant que le clergé soit soumis à l’impôt sans son consentement.

    En 1382, Paris se révolte contre les impôts indirects

    Dans une deuxième phase, à partir du XIIIe siècle, la défense du royaume justifie l’imposition des sujets, cet appel étant conçu comme un rachat du service en armes. Mais au XIVe siècle, le conflit franco-anglais accroît les exigences fiscales. Les Capétiens sollicitent les villes et l’Église afin qu’elles leur cèdent une partie du produit de leurs impôts, et demandent l’aide des grands féodaux pour percevoir de nouveaux impôts. La fiscalité royale est toujours regardée comme une contribution exceptionnelle, qui suppose d’être négociée. Les états provinciaux ou les états généraux, qui réunissent les délégués des barons, de l’Église et des « bonnes villes », mènent les tractations qui conduisent à un accord avec le roi sur le montant exigé.

    En 1380, à un moment où la guerre avec les Anglais s’apaise, Charles V, avant de mourir, décide d’abolir les aides, c’est-à-dire la fiscalité indirecte. Ce geste généreux néglige le fait que l’État royal s’est renforcé et réclame des moyens permanents pour soutenir l’administration et la justice. Les aides sont donc rétablies, ce qui provoque, en 1382, les deux premières révoltes antifiscales importantes de l’histoire de France : la Harelle à Rouen et la révolte des Maillotins à Paris, où des demeures de bourgeois, de changeurs et d’officiers royaux sont brûlées. L’affaire se clôt par la pendaison d’une douzaine d’émeutiers, suivie d’une amnistie générale, mais Philippe le Hardi, régent et oncle du roi mineur, Charles VI, maintient les aides.

    A partir du XVe siècle, la monarchie ne négocie plus que les modalités de l’assiette et de la levée des impôts avec les états. Mais elle négocie. « Sous l’Ancien Régime, explique l’historien Jean-Christian Petitfils, l’impôt direct reste considéré comme anormal. » L’accroissement des besoins de l’État, la guerre, surtout, qui fait bondir le budget royal, amènent une augmentation de la pression fiscale qui se traduit, sous Richelieu, puis sous Mazarin, par de nombreuses révoltes : Croquants du Quercy (1624), Lanturlus de Bourgogne (1630), Nu-pieds de Normandie (1639). Ces mouvements sociaux réunissent parfois le peuple, la petite noblesse et le clergé contre l’État mais ne revêtent jamais un tour antimonarchique : les émeutiers incriminent les « mauvais conseillers » du roi et se contentent de s’en prendre aux collecteurs d’impôts. A partir du règne personnel de Louis XIV, toutefois, les séditions de ce type, telle la révolte des Lustucrus dans le Boulonnais (1662) ou celle du Papier timbré en Bretagne, dite des Bonnets rouges (1675), sont réprimées sans pitié.

    « Il faut distinguer la pression fiscale et le ressenti fiscal, commente Jean-Christian Petitfils. Objectivement, le poids de la fiscalité, sous l’Ancien Régime, n’est pas si considérable.

    Des chercheurs britanniques ont montré que la pression fiscale, à la mort de Louis XIV, était deux fois moindre en France qu’en Angleterre. Mais l’injustice dans la répartition de la taille (l’impôt direct), les multiples exemptions dont bénéficiaient certaines catégories de la population allaient provoquer une aspiration à l’égalité devant l’impôt qui ne ferait que s’exacerber, sous Louis XVI, quand la monarchie échouerait à imposer cette réforme. »

    Les vignerons de l’Aude, en 1907, font la grève de l’impôt

    La Révolution réorganise et unifie la fiscalité, créant des taxes dont certaines existent toujours. Napoléon, lui, met en place une administration fiscale dont nous avons hérité. L’impôt moderne n’a plus seulement pour but de financer les entreprises conduites par l’État, à commencer par la guerre : il poursuit un but politique, social, moral. Toutefois rien ne va de soi. Quand la révolution de 1848 crée une contribution « exceptionnelle », les paysans de Cusset, dans l’Allier, mettent le feu à la perception en s’écriant : « En République, on ne doit plus rien payer ! » L’alcool et le vin sont taxés, à la fin du siècle, au nom d’arguments qui mêlent l’impératif économique et les considérations hygiénistes. Mais dans les années 1905-1907, les vignerons du Jura puis de l’Aude, s’estimant surtaxés et insuffisamment soutenus après la crise du phylloxéra, lancent une grève de l’impôt qui dure plus de six mois.

    Entre 1894 et 1914, la Chambre des députés vote plusieurs fois la création de l’impôt sur le revenu, projet qui est repoussé par le Sénat, puis adopté sous forme de compromis, en juillet 1914, et appliqué pour la première fois en 1916. Le principe même de cet impôt sera combattu, pendant l’entre-deux-guerres, par les groupes parlementaires de droite et par diverses ligues des contribuables.

    En 1955, Pierre Poujade, fondateur de l’Union de défense des commerçants et artisans, appelle à la grève de l’impôt. Ses consignes sont peu entendues, mais le poujadisme devient un mouvement politique qui, en 1956, envoie 52 députés au Palais-Bourbon (parmi lesquels le jeune Jean-Marie Le Pen). Quinze ans plus tard, Gérard Nicoud reprend le flambeau de la défense des petits commerçants contre le fisc : après avoir dévalisé une perception à La Tour-du-Pin (Isère), en 1969, il appelle à la grève de l’impôt, en 1970, au cours d’un meeting qui réunit 40 000 manifestants au Parc des Princes.

    Et aujourd’hui, sommes-nous en 1788 ?

    Jean-Christian Petitfils ne le pense pas : « De nos jours, le sentiment révolutionnaire n’existe pas. Nous sommes dans un État de droit, et les institutions de la Ve République stabilisent le système : c’est dans les urnes que s’exprime le mécontentement. Le ras-le-bol n’en est pas moins réel, car il est provoqué par le sentiment que l’État demande aux Français des sacrifices qu’il ne s’impose pas à lui-même, et donc que la pression fiscale ne sert à rien. »

    Nicolas Delalande, un historien qui a étudié les réactions de l’opinion vis-à-vis de l’impôt depuis 1789, observe que le consentement à l’impôt « repose sur un lien de confiance qu’il faut perpétuellement reconstruire » (*). Si certains Français s’exilent aujourd’hui pour des raisons fiscales, c’est parce que ce lien de confiance entre l’État et eux a été rompu. Il ne sera pas rétabli en se contentant de traiter les exilés de mauvais citoyens. Faut-il rappeler que la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, en chassant les élites économiques protestantes, a coûté cher à la France ?

    (*) Les Batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Seuil, 2011.

    Jean Sevillia

  • Éducation : ces professeurs tentés par le Front national

    « Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là en toute beauté et en toute jeunesse le début de la tyrannie. » (Platon, République, VIII, 562b-563e.)
    Un certain « collectif Racine » (le français est, paraît-il, la langue de Racine, mais c’est aussi celle de Céline ou de San-Antonio), composé d’enseignants qui soutiennent Marine Le Pen, me cite volontiers parmi ses centres d’intérêt. Parallèlement, le FN m’emprunte un certain nombre d’arguments dans son programme. Est-ce à dire, comme me l’a demandé jeudi dernier un journaliste de La Croix, que je suis, moi aussi, un gars de la Marine ?
    Et si le FN déclarait demain que la Terre tourne autour du Soleil, faudrait-il supposer que Galilée cotise au parti de Jean-Marie ?
    Des couplets chevènementistes dans les incantations du FN
    Les constats du FN, repris par le « collectif Racine », sont à peu près tous corrects. Et cela chatouille ou gratouille les enseignants qui ont voté Hollande (et quelques autres), navrés de voir Peillon ne rien toucher aux programmes, ni aux méthodes, ni à la mainmise sur l’École des pédagogistes les plus fumeux, recyclés dans les ESPE après avoir sévi dans les IUFM. Navrés aussi de voir des syndicalistes les plus bornés, membres de droit de la future Commission des programmes qui se met aujourd’hui en place afin de réduire encore, si se peut, les savoirs transmis aux élèves (1). Choqués d’apprendre la présence, dans la future Commission des programmes, des spécialistes auto-proclamés les plus fourbus.
    Les profs pleurent sur leurs forums. Mais ils sont bien forcés de constater que le FN énonce quelques vérités premières : oui, l’École va mal ; oui, les parents ne sont pas contents ; oui, c’est l’ignorance que l’on enseigne ; oui, la République a mal à l’École, symptôme fatal de son sentiment de perdition ; et oui, il y a des couplets quasi chevénementistes dans certaines incantations du FN, et ce n’est pas tout à fait un hasard (Florian Philippot, vice-président du FN était chevènementiste, NDLR). Pas un hasard non plus si un vrai républicain comme Nicolas Dupont-Aignan tient aujourd’hui un discours quasi identique.
    Quand le FN cite Platon
    Mais si ce sentiment existe, c’est que la Gauche a abandonné les enseignants en rase campagne, persuadée qu’ils voteront quand même pour elle, en cas de duel Marine / François. Ah oui ? Eh bien s’ils comptent sur un 2002 à l’envers, ils se trompent : combien d’enseignants, malgré les mauvais coups de Chatel, se sont abstenus en 2012…
    Que dit le FN (2) ? Que « l’élitisme républicain, qui repose sur une exigence collective et sur l’effort individuel, est le meilleur levier pour assurer l’égalité des chances » : oui. Que « le laxisme scolaire enferme les plus défavorisés sur le plan culturel et social et permet la reproduction héréditaire des élites » – c’est évident, même si les têtes molles du SGEN et du SE-UNSA, si actives rue de Grenelle, croient toujours que les incantations sur le collège unique « toujours pas accompli » et la carte scolaire « à réactiver de manière rigide » suffiront à améliorer une situation dont ils sont pleinement responsables.
    Et le Front de citer Platon : « Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là en toute beauté et en toute jeunesse le début de la tyrannie. »
    17 % d’élèves en perdition en 6e
    Je n’ai pas à prouver que je ne suis pas un pilier du FN, je me suis déjà expliqué sur ce point avec une clarté dont certains pourraient s’inspirer (3). Je suis fondamentalement irrécupérable…
    Alors, entendons-nous. Je ne ferai pas un faux procès au FN pour savoir si ce parti (qui désormais porterait plainte dès qu’on le qualifie d’extrême droite) pense ou non ce qu’il écrit. Je ne me fie qu’à ce qui se fait effectivement.
    Et que fait le gouvernement socialiste ? Il entérine, sur de nombreux points, ce qui s’est fait sous Sarkozy, à l’Université, par exemple : Fioraso, c’est Pécresse moins l’intellect – lire ici et là. Il se lance dans un projet fumeux d’aménagement des rythmes scolaires sans voir (sans vouloir voir) que ce qui manque aux enfants, aujourd’hui, ce n’est pas une initiation à la bourrée auvergnate ou au chapeau rond des Bretons, ton-ton, mais une vraie maîtrise du français, des maths, de l’histoire, des sciences – bref, une réduction de ce taux aberrant de 17 % (chiffre officiel) d’élèves ne maîtrisant rien, mais alors rien, à l’entrée en sixième. Une demi-journée de plus, oui, mais pour y distiller des savoirs, et non du divertissement démobilisateur.
    Le République trahie
    Retour au programme du FN. « L’école doit être un sanctuaire, mettant à l’abri des modes et des lubies l’exigence de transmission des savoirs, des connaissances et du goût de l’effort. Les méthodes et l’état d’esprit pédagogistes n’y ont plus leur place. » Que Marine Le Pen cite Jean Zay sans le nommer est tout de même signe de quelque chose – de l’abandon, de la trahison des idéaux républicains par la Droite comme par la Gauche.
    Cela étant dit, parler d’UMPS, comme le fait le FN, n’apporte rien si l’on ne condamne pas explicitement le libéralisme, dont les uns et les autres se réclament. Le libéralisme s’accommode fort bien de ce que les imbéciles béats appellent la démocratie, ce qui lui permet d’évacuer la république. Et si le FN est aujourd’hui le seul à adopter un discours républicain, à qui la faute, sinon à ceux qui ont galvaudé les idéaux de 1793 et de 1905 pour faire de la place aux idéologies pédagogiques les plus délétères, au communautarisme, au relativisme des savoirs, noyés dans les « savoirs transversaux » et le « savoir-être” » cette nouvelle tarte à la crème destinée à camoufler les ratés de la transmission ?
    L’extrême se nourrit de désespoir
    Les enseignants font ce qu’ils peuvent pour faire leur boulot – en faisant le gros dos, comme d’habitude, devant les réformateurs de tout poil et les incitations à modifier leurs pratiques. Mais il s’agit là des enseignants en place : quid de ceux que l’on recrute, et que l’on endoctrine d’autant plus facilement que leurs compétences disciplinaires sont de plus en plus faibles ? Aujourd’hui, les moyennes du CAPES sont relevées par les jurys, comme de vulgaires notes du Bac, pour camoufler le niveau stupéfiant de certains étudiants, particulièrement dans les matières scientifiques. Et cela fait longtemps que l’on se contente de hausser les épaules quand les copies des candidats au concours d’enseignement se révèlent truffées de fautes – ils apprendront plus tard l’accord du participe, n’est-ce pas…
    Que le FN surfe tranquillement sur l’actuelle gabegie de l’Éducation nationale, rien d’ahurissant. Que Jean-François Copé, qui a soutenu l’une des pires politiques éducatives jamais lancées en France, ironise sur le chaos né de la réforme des rythmes scolaires, rien d’étonnant non plus : Peillon a donné le bâton pour se faire battre.
    Soit le gouvernement change radicalement de politique, soit les enseignants iront voir ailleurs qu’à gauche – ou à droite. L’extrême se nourrit de désespoir – et le ministère aujourd’hui nourrit ce désespoir. Si désormais le FN est le seul à poser les bonnes questions et à avancer des réponses crédibles, « ce n’est pas ma faute.
    Jean-Paul Brighelli, Le Point.fr, 4/10/2013
    Voir aussi :
    Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin : la mort programmée de l’école,,   Édition : Jean-Claude Gawsewitch, 22 août 2005, 221 pages
    Notes de l’auteur :
    (1) Selon des sources bien informées, le ministre de l’Éducation nationale pourrait nommer au futur Conseil supérieur des programmes (CSP) : Roger-François Gauthier (IGAENR), Denis Paget (prof de lettres, ancien co-secrétaire général du Snes), Agnès Van Zanten (sociologue de l’éducation), Cédric Villani (mathématicien, directeur de l’Institut Henri Poincaré, médaille Fields 2010). On parle aussi de la nomination de Laurence Parisot… Alain Boissinot, ancien recteur de l’académie de Versailles, présidera le Conseil. Vieilles barbes et chevaux de retour. Le seul enseignant dont le nom est cité n’a pas vu un élève depuis des lustres. Bravo à Vincent Peillon.
    (2) Je ne poserai pas la question de la sincérité de Marine Le Pen : elle fait de la politique – comme tous les autres, dont on devrait aussi, de temps en temps, interroger la crédibilité, au vu de leurs réalisations dès qu’ils arrivent au pouvoir.
    (3) J’y disais en particulier sur le FN « il se pare des plumes du paon en se faisant le chantre de l’école républicaine – jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que sous le plumage dont il s’habille, la volaille est déjà plumée, le chèque-éducation en place et le privé confessionnel aux commandes. »
    http://www.polemia.com/education-ces-professeurs-tentes-par-le-front-national/

  • Succès du déjeuner de l'Agrif

    Environ 480 personnes ont participé au déjeuner du 30e anniversaire de l’AGRIF samedi dernier au palais de la Mutualité à Paris. Inspiré du CRIF ce déjeuner rassemblait des militants de diverses tendances politiques et associatives, ayant tous pour objectif la défense de l'identité chrétienne et française. 

    Dans son discours, Bernard Antony a demandé aux partis politiques de faire connaître leurs positions sur ces grands enjeux :

    • 0Le respect de la vie innocente : voulez-vous conserver la loi Veil ou, comme l’AGRIF, la remplacer par une loi de protection de l’enfant à naître ?
    • La défense de la famille : voulez-vous, comme l’AGRIF, de l’abrogation sans condition de la loi Taubira ? Voulez-vous, comme l’AGRIF, de la liberté scolaire et de l’égalité de financement par le chèque scolaire ?Face au totalitarisme eurocratique, voulez-vous, comme l’AGRIF, affirmer qu’il faut « sortir de cette Europe-là » ?
    • Face au péril de la théocratie totalitaire de l’islam, défendez-vous la liberté de critique, de réfutation, et de refus de l’ordre politico-social musulman ?
    • Face à la subversion-perversion de la loi antiraciste, en voulez-vous la suppression et le retour à la loi réprimant l’injure et la diffamation ?

    JSe sont succédées à la tribune Me Jérôme Triomphe (pour un discours haut en couleurs), Jean-Pierre Maugendre, Alain Escada, Hilaire de Crémiers (Politique-Magazine), les convertis de l’islam Saïd Oujibou et Christophe Bilek, Daniel Hamiche (au titre de l’Observatoire de la chritianophobie), qui a égrené le bilan de 9 mois de christianophobie en France, Guillaume de Thieulloy, le Hersant des médias sur internet,  Béatrice Bourges, Xavier Lemoine, Carl Lang, Me Frédéric Pichon, qui a rappelé, comme ensuite Bruno Gollnisch avec brio, l'effondrement soudain du Mur de Berlin en 1989. Bruno Gollnisch, déjà député européen, a conté son passage à l'Est, quelques minutes avant la chute du Mur, chute que rien ne laissait présager. Façon de dire que notre système peut également s'effondrer d'un moment à l'autre, sans prévenir.

    Enfin, Bernard Antony a honoré du « Prix de l’AGRIF 2013 » le Dr Xavier Dor, récemment condamné pour avoir osé commettre le crime d'offrir des chaussons de bébé à une femme rencontrée dans l'escalier menant au Planning familial.

    Michel Janva

  • Frédéric Lordon : « Impasse Michéa »

    Rien d’étonnant à ce que Jean-Claude Michéa, depuis son Impasse Adam Smith jusqu’à ses Mystères de la gauche, reçoive un accueil des plus bienveillants chez les commentateurs de droite. [...] Que certains à gauche lui trouvent quelque charme est plus surprenant. Frédéric Lordon dissipe ici avec vigueur et humour les malentendus qu’une lecture superficielle des écrits de Michéa peut produire. En jeu: rien de moins que notre rapport à l’histoire et à la situation contemporaine, et la possibilité d’y intervenir.

    Il y a des gens avec qui être en désaccord est une fête. Ce n’est pas le cas s’agissant de Jean-Claude Michéa. L’intransigeance de son anticapitalisme est, en tant que tel, un parti qu’on prend sans hésiter avec lui. Sa démolition de la gauche de droite en ses organes branchés – Libération, Les Inrocks, Canal – est réjouissante, comme l’est toute offense faite à ceux qui universalisent axiologiquement leur mode de vie (de privilégiés) sans aucun souci de l’universaliser pratiquement (c’est-à-dire politiquement) – il est vrai qu’il faudrait pour ce faire mettre en question la machine néolibérale à inégalités généralisées, conclusion sans doute inaccessible à l’esprit hipster, dont la vertu de conséquence en politique n’a jamais été le fort.

    Malheureusement, des détestations communes ne font pas une pensée commune. Ni une politique. On peut facilement partager avec Michéa sa vacherie sarcastique à propos des plus ridicules manifestations de la branchitude mondialisée, mais pas grand-chose de plus. Ne reconnaît-on pas les convergences de rencontre au fait qu’on peut se rendre en leur foyer depuis des directions très différentes ? Voire très opposées.

    C’est le cas ici, car la vision du monde qui soutient les sarcasmes partageables de Michéa n’est pas elle-même facilement partageable. C’est que quand Michéa rompt, il ne fait pas les choses à moitié. Voilà maintenant qu’il rompt avec la gauche (1), quelle qu’en soit la définition, et sans esquisser le moindre effort d’en repenser l’idée au loin du «socialisme» de droite et de ses appareils culturels. Mais, surtout, il rompt avec son temps.

    On ne peut pas dire que cette rupture ait le geste honteux ou emberlificoté: elle est assumée, claironnée et revendiquée, en un mouvement de défi à l’idéologie du temps (progressiste). Michéa s’en va avec la certitude que donne la force des syllogismes : l’époque se gargarise de progrès, or tout ce qu’elle produit est abominable, par conséquent c’est l’idée même du progrès qui est abominable – et je quitte l’époque.

    Le refus du « progressisme », prisonnier qui s’ignore du Progrès

    Mais fustiger le «Progrès» comme mythe pour mieux revaloriser la tradition, c’est encore rester enfermé dans la problématique du Progrès – en inversant simplement le signe des valorisations dont «l’avant» et «l’après» font respectivement l’objet. En ce sens Michéa reste prisonnier de la flèche du temps axiologique, à ceci près qu’il se trouve en désaccord avec ses contemporains quant à son orientation véritable: à tous le cours de l’histoire est également linéaire, mais pour les uns c’est l’aval qui a le monopole du «bien» – et pour Michéa c’est l’amont.

    Autant que le progressisme, l’anti-progressisme, dont Michéa se revendique, appartient, à une simple inversion près, à la problématique du Progrès, dont il faudrait se demander s’il n’y aurait pas quelque avantage à s’en débarrasser comme machine à faux problèmes, plus encombrante qu’autre chose. Non pas que nous renoncerions par là à juger de ce qui nous arrive historiquement, mais que nous pourrions exprimer des préférences sans avoir à les rapporter à un grandiose «cours de l’histoire» qui nous forcerait à l’accepter ou à le rejeter en bloc.

    La logique du «bloc» est d’ailleurs le scrupule, le caillou gênant et récurrent, de la pensée de Michéa qui tout de même voit bien que, de temps en temps, les « valeurs traditionnelles », dont il assume ouvertement l’héritage, emportent, sur le plan des mœurs, quelques conséquences répugnantes, verrues en fait inévitables d’un anti-progressisme de principe qui, même supposément rénové, ne s’est pas donné les moyens conceptuels de discriminer – opération peu dans les cordes de la logique du «bloc».

    C’est sans doute cette logique du bloc, encore, et plus précisément du bloc contre bloc, qui conduit Michéa à produire, pour les besoins de sa cause, un ennemi imaginaire, sous la figure du progressisme universel, monolithique et borné dont, dit-il à peu près, nul représentant ne consentirait jamais, fût-ce au dernier degré du tourment, l’aveu que «ça pouvait avoir été mieux avant» (Les Mystères de la gauche, p.31).

    Michéa ne doit pas beaucoup sortir de chez lui, ou bien disposer d’instruments très sophistiqués pour ne croiser sur son chemin que les «progressistes» qui l’arrangent, faute de quoi il n’aurait pas grand mal à en rencontrer qui se feraient un plaisir de lui accorder tout de go que le capitalisme néolibéral est bien pire que le capitalisme fordien, c’est-à-dire, pour que les choses soient tout à fait claires, que sous le fordisme – avant, donc –, c’était mieux.

    Encore faut-il ne pas se tromper sur ce qu’on peut tirer de cette indiscutable préférence rétrospective. On n’en tire pas, par exemple, que, pour avoir été mieux, le fordisme était bien. C’est sans doute un point que Michéa accorderait sans difficulté, pour cette simple raison que le fordisme c’était le capitalisme, au sein duquel on peut sans doute discerner du «mieux» et du «moins bien», mais pas du «bien» tout court – constat d’où, par parenthèses, il suit que les purs et simples rembobinages de l’histoire ont des propriétés des plus discutables.

    Dans ses usages théoriques les plus appropriés, le fordisme s’offre donc moins comme un modèle auquel simplement retourner que comme l’irréfutable matière d’un contre-exemple à opposer à tous ceux qui soutiennent, contre son évidence historique, que la moindre entorse au modèle néolibéral de la déréglementation internationale généralisée est vouée à engendrer des monstres nord-coréens (feu l’Albanie d’Enver Hodja n’étant malheureusement plus disponible).

    Le fait est qu’on ne se lasse pas de ces élémentaires corrélations historiques qui voient l’« horreur fordienne » coïncider avec trente ans de croissance, de plein-emploi et d’élévation sans précédent du niveau de vie des salariés, et la raison néo-libérale à la tête de trente ans de chômage de masse, d’inégalités sans précédent et de la plus grave crise de l’histoire du capitalisme – bilans dont la simple comparaison terme à terme aurait dû conduire depuis longtemps à passer sans phrase le néolibéralisme aux poubelles de l’histoire.

    Ainsi le fordisme a-t-il davantage des vertus «logiques» – puisqu’un seul contre-exemple suffit à détruire sans appel une prétention (néolibérale) à la généralité – que politiques, en tout cas au sens de la figuration d’un avenir possible.

    Non pas qu’il n’offre quelques robustes principes directeurs dont on pourrait très bien s’inspirer à nouveau, ceux notamment de l’inhibition de la finance, de la neutralisation de la concurrence et de la relocalisation des activités, mais parce que ses propres tâches aveugles (la dépossession salariale, le dogme de la croissance et l’ignorance absolue de toute préoccupation écologique) appellent moins à le reproduire régressivement qu’à inventer les voies d’une remise en marche de l’histoire, pourquoi pas post-capitaliste ?

    Mais ce mouvement, Michéa lui-même refuserait-il de l’appeler un progrès ? Et s’il accordait le mot, n’accorderait-il pas également que ce progrès-là pourrait être la matière d’un progressisme bien compris, que rien n’oblige à abandonner aux téléologies du marxisme le moins sophistiqué ?

    Misère de la common decency

    Mais Michéa considérera sans doute que cette discussion sur le Progrès (grand P) est passablement scolastique, et que des urgences autrement concrètes menacent. Pour aller enfin au cœur de la discussion, la grande urgence de Michéa est morale. En voilà le cœur, mais en voilà aussi le paradoxe : car, de prémisses qu’on pourrait partager avec lui, quitte d’ailleurs à devoir les formuler à sa place parce qu’il ne les explicite pas lui-même, il ne suit pas du tout qu’on l’accompagne là où il s’efforce de nous emmener.

    La prémisse – anthropologique –, c’est que l’homme est désir, que le désir peut tendre à l’illimité, que rien dans son essence ne le retient a priori d’être antisocial, qu’il est donc une puissance potentiellement violente, et qu’il n’est par conséquent pas de société qui ne survive sans (pour partie) en organiser la contention.

    De ce point de vue on surestimerait difficilement la portée anthropologique du néolibéralisme, ou plutôt de la révolution individualiste dont il est la pointe la plus avancée, et qui, affranchissant les individus des assignations de la tradition, a par le fait même libéré leurs élans désirants – posant incidemment la redoutable question de savoir comment une société « individualiste » peut tenir.

    À n’en pas douter, pour Michéa, elle le peut de moins en moins, et se dirige même sûrement vers la catastrophe terminale si «on» la laisse à ses pentes. Car la pathologie antisociale de l’illimitation a déjà produit ses ravages, et l’on ne voit nulle part la moindre contre-tendance spontanée.

    Ce qu’on voit parfaitement, en revanche, ce sont les effets de la démesure capitaliste dont le principe d’accumulation indéfinie n’emporte aucune modération interne, et dont on peut être sûr qu’il dévastera jusqu’au dernier arpent de la planète avant de s’arrêter. On voit tout aussi bien les effets politiques et moraux ravageurs de l’illimitation financière qui ne connaît plus aucune borne dans l’entassement des fortunes ni dans l’acceptation des inégalités.

    Et de toutes ces choses-là on peut faire sans hésiter le même diagnostic que Michéa, situer à leur principe les mêmes forces du désir individuel libéré de tout, autocentré jusqu’à l’ignorance absolue de ses effets collatéraux, à ce point qui faisait dire à Hume qu’« il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à l’égratignure de mon petit doigt ».

    De ces désastres, cependant, Michéa pense avoir trouvé l’antidote en la common decency d’Orwell. Ah ! Orwell ! Orwell et son délicieux mépris des « intellectuels progressistes », le fait est, si souvent risibles, si souvent dans l’erreur, mais parfois des intellectuels, avant que d’être progressistes, c’est-à-dire des gens qui s’efforcent de travailler un peu rigoureusement – avec des concepts par exemple.

    Évidemment prendre les choses sous cet angle ne jette pas la lumière la plus avantageuse sur la pensée orwellienne, dont la faiblesse conceptuelle n’est nulle part si criante qu’avec la common decency.

    C’est qu’il y a loin entre une intuition, si parlante fut-elle, et une idée claire et distincte (autant qu’elle peut l’être), avec laquelle on sait vraiment de quoi l’on parle – plutôt que de seulement « croire qu’on sait ». Michéa n’est pas sans s’en rendre compte, qui se débarrasse cependant du problème à l’aide d’une méthode, à laquelle il a d’ailleurs fréquemment recours, consistant à faire comme si la mention par anticipation d’une possible objection valait ipso facto dédouanement et résolution.

    Par exemple: «ce concept [de common decency] pourra paraître assez vague (du moins si l’on s’en tient à des critères purement universitaires), mais il offre néanmoins un double avantage politique » (Le Complexe d’Orphée, p. 67). « Vague », en effet, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais, d’une part, on ne sache pas que les avantages politiques susceptibles d’être tirés d’une idée vague offrent en eux-mêmes quelque raison valable d’oublier qu’elle est vague.

    Et, d’autre part, si l’on peut toujours mettre les rieurs de son côté aux dépens des ratiocinations « purement universitaires », tous les procédés élusifs ne changeront rien aux faiblesses de l’intuitionnisme inspiré, qui envoie les grandes idées mais ne se préoccupe guère que l’intendance intellectuelle suive, prérequis pourtant à toute discussion possible – savoir de quoi l’on parle… Pour ne rien dire du fait – qu’on apercevra bientôt – qu’il est des négligences théoriques qui finissent en problèmes politiques.

    Il est vrai que par un argument supplémentaire, toujours aussi étranger à l’ordre de la clarification des idées, Michéa nous invite à considérer que le flou de la pensée est ici entièrement racheté par le fait qu’Orwell forge ses «concepts» à l’épreuve d’une vie politique d’engagement: c’est des horreurs de la guerre d’Espagne qu’Orwell tient son « idée », genèse héroïque valant bien sûr mille fois mieux que la genèse spéculative, de même que «l’expérience de la vie» vaut mille fois mieux que le dessèchement des cabinets d’universitaires.

    Mais, tout ceci mis à part, qu’est-ce que la common decency? On en cherche en vain une définition tant soit peu consistante. Bien sûr tout est fait pour donner le sentiment d’être immédiatement de plain-pied avec une notion qui semble parler d’évidence – manière de disposer au préaccord dont on sait qu’il est peu questionneur. Or questionner, il le faut bien.

    Car sinon voilà à quoi on a à faire: « la common decency est le sentiment intuitif des choses qui ne doivent pas se faire (2). » Mais quelle est cette intuition des « choses qui ne se font pas», d’où sort-elle, et qui l’éprouve? Visiblement, elle n’est pas, ou plus, la chose du monde la mieux partagée, Michéa d’ailleurs ne le déplore-t-il pas à longueur de pages? Mais comment un « penchant naturel au bien (3) » peut-il se laisser effacer par l’histoire – puisqu’il est naturel? Comment la «morale commune » cesse-t-elle d’être commune? Commune à qui au fait?

    Originellement au «peuple», dit-on – qui, s’il est un concept politique à peu près intelligible (et encore, non sans difficultés) est un concept sociologique des plus filandreux –, ou, pour ne rien arranger sous ce rapport, aux «gens ordinaires», «gens de peu», «petites gens» et autres évocations de la sociologie spontanée n’ayant pas d’autre ressource que le «vous voyez bien ce que je veux dire». Eh bien non, précisément, on ne voit pas bien.

    La combinatoire passionnelle – ou l’homme capable de « tout »

    Or, on s’excuse d’y revenir, mais pour mieux voir il faut des concepts – oui, terriblement universitaires. On pourrait prendre ceux de Spinoza, par exemple, qui ne met au jour les mécanismes élémentaires de la vie passionnelle que pour montrer l’infinie variété de leur combinatoire.

    Si donc il y a bien quelque chose comme « une nature humaine, une et commune à tous » (Traité politique, VII, 27), on ne la trouvera certainement pas dans les contenus substantiels de la moralité de tel groupe à telle époque, mais dans ce qu’on pourrait appeler «l’abstraction réelle» des lois de la vie passionnelle.

    «Abstraction» car ces schèmes affectifs dégagés par Spinoza dans les parties III et IV de l’Éthique sont souvent trop fondamentaux, trop élémentaires, pour être observés tels quels.

    Mais «réelle» car ils n’entrent pas moins réellement dans les combinaisons d’affects, parfois extraordinairement complexes, qui produisent les faits observables de la vie passionnelle – un peu à la manière, pour faire image, dont nous n’avons jamais à faire à des électrons et des nucléons séparés, quoiqu’ils soient réellement là, combinés dans les molécules variées qui font notre environnement matériel observable.

    Telle quelle en tout cas, l’«abstraction réelle» de cette nature humaine ne nous dit absolument rien de particulier: elle ne présente que l’ensemble des ressources élémentaires dont les formes historiquement situées de la vie passionnelle collective se chargeront de produire les innombrables combinaisons contingentes.

    Il faut redire l’immense variété possible de cette combinatoire – dont un regard tant soit peu sensible à l’ethnologie et à l’histoire devrait avoir facilement l’intuition: les mœurs, c’est-à-dire les manières passionnelles collectives de sentir et de juger, varient dans le temps et dans l’espace – quelle découverte! –, et avec elles le sens de «ce qui se fait» et de «ce qui ne se fait pas».

    On connaît des sociétés où faire arracher le cœur d’un enfant par un prêtre entrait régulièrement dans le domaine du «ça se fait», d’autres où laisser les femmes prendre l’époux de leur choix dans celui du «ça ne se fait pas», recommandations à chaque fois caparaçonnées d’évidence – en fait de l’«évidence» rien moins que naturelle des prescriptions morales, donc des formations passionnelles collectives de leur lieu et de leur temps.

    Contre la pente dominante des sciences sociales contemporaines, qui y voient le pire des barbarismes intellectuels, Spinoza offre bel et bien les moyens de penser quelque chose comme une « nature humaine », «une et commune à tous», mais il l’envisage à un niveau d’abstraction et de « profondeur » tel qu’on ne saurait lui faire dire quoi que ce soit hors des combinaisons complexes qui lui donnent ses réalisations historiques particulières. En d’autres termes, la «nature humaine» en question est capable de tout ou au moins d’un très grand nombre de choses.

    Spinoza ne cesse de le dire: le fait qu’il y entre sans aucun doute les dispositions affectives à la pitié, à la générosité, à l’entraide et à l’amour, « n’exclut » pour autant « ni les haines, ni la colère, ni les ruses, ni absolument rien de ce que l’appétit conseille» (Traité politique, II, 8). Et Spinoza de conclure avec sa froideur clinique caractéristique: « Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, on ne peut pas dire qu’ils s’accordent par nature » (Éthique, IV, 32). Tu l’as dit, Benoît.

    Il fallait ce détour par l’abstraction pour apercevoir que l’indécence procède de penchants aussi «naturels» que la décence, que l’une exprime autant que l’autre « une nature commune », et qu’on n’est guère avancé tant qu’on ne s’est pas penché de près sur les formes sociales, les structures et les configurations institutionnelles qui déterminent, et où et quand, l’une ou l’autre de ces possibilités de la nature humaine à s’exprimer.

    Dans son anthropologie sélective, Michéa considère que « seul un être immature peut aimer le pouvoir, la richesse ou la “célébrité” » (Le Complexe d’Orphée, p. 343). Hélas pour lui, peut-être pour nous aussi, ce goût effréné fait intégralement partie des possibilités passionnelles de «la nature commune à tous», n’importe qui, «peuple» ou autre, convenablement «mis en situation» y cèdera, et ça n’est pas de le déclarer pathologique qui viendra à bout de ses tendances les plus dangereuses – mais d’en faire l’analyse réaliste et d’imaginer en conséquence les barrières institutionnelles à lui opposer.

    Faute de ces prudences élémentaires, on en vient comme Michéa à déclarer, dans un parfait salmigondis de catégories, que la « common decency » (on ne sait pas ce que c’est) a son lieu naturel dans le «peuple des gens ordinaires» (on ne sait pas qui c’est). Michéa, qui se moque beaucoup de Toni Negri (avec lequel Dieu sait qu’il est possible d’avoir de rudes désaccords!) ne s’aperçoit même pas qu’il a en partage avec lui cette même tendance à magnifier un «peuple» idéalisé, plus fantasmé (et d’un fantasme d’intellectuel) que réel.

    Car, sans vouloir contrarier Michéa, il faut lui faire observer qu’il arrive au peuple des gens ordinaires de ratonner – oui, parfois encouragé par le racisme d’État –, de faire des virées pour casser du gay – le cas échéant aidé des campagnes homophobes de certaines « élites » –, de voler, de tricher, et « de ne rien exclure de ce que l’appétit conseille ».

    Toni Negri qui, pour des raisons ici secondaires, ne veut pas entendre parler de «peuple» mais seulement de «multitude», rêve, lui aussi, qu’elle soit univoquement bonne, comme il sied aux «sujets de l’histoire» –, mais n’est-il pas notoire que la multitude peut être émue quand elle pleure Lady Di, hideuse quand elle lève le bras à Nuremberg, bonne quand elle abat pour un instant toutes les divisons sociales et jette dans les bras les uns des autres jeunes des cités et bourgeois des beaux quartiers si la France gagne une coupe du monde – mais d’une bonté… chauvine.

    « Peuple », « gens ordinaires » et « multitude » sont capables de tout, ce « tout » étant à comprendre le plus littéralement possible – et aussi au sens usuel de l’expression, le sens de l’échelle ouverte de l’abomination, comme l’atteste, par exemple, ce fait qu’on n’a pas trop vu les «gens ordinaires» manifester de «décence commune » dans l’Allemagne des années 1930 et 1940, plutôt le contraire.

    Voilà donc où conduit la négligence conceptuelle, en l’occurrence à l’essentialisation du peuple bon, dépositaire naturel et éternel de la common decency. Opérant dans l’ensemble des possibilités de la vie passionnelles la soustraction injustifiée qui lui permet de ne garder que ce qui nourrit son idéalisation du peuple, Michéa s’interdit de voir que le peuple ne doit qu’à des conditions sociales extérieures (et pas du tout à son «essence» de «peuple») de ne pas choir dans l’indecency – et ceci exactement de la même manière que n’importe quelle catégorie sociale ne doit qu’à ses propres déterminations sociales de faire ce qu’elle fait (4).

    Le «peuple» n’est pas moins disposé que les grands à la démesure et aux obscénités de la grandeur quand elle devient affranchie de tout. Simplement, peuple, il n’en a pas la possibilité.

    Cette absence de possibilité n’a rien d’une vertu intrinsèque – qu’on nommerait common decency –, elle doit tout à une certaine condition, c’est-à-dire à une certaine position dans l’espace social, et à l’ensemble des déterminations que cette position emporte. C’est en effet le propre des sociétés traditionnelles, pour lesquelles Michéa a tant de tendresse, sociétés d’ordres et de places, que de river les mineurs à leurs ordres et à leurs places, toutes les assignations de la tradition travaillant à rendre impossible d’en sortir jamais.

    C’est l’ensemble du système traditionnel qui se charge de la contention des désirs en faisant de l’idée même de s’extraire de sa condition, c’est-à-dire d’aspirer à davantage, une chose rigoureusement impensable. Il ne peut pas venir à l’idée du charpentier ou du paysan du XIXe siècle de vouloir autre chose que la condition charpentière ou paysanne, et c’est le système même de ces impensables qui, fixant irrévocablement chacun à sa place, offre la meilleure garantie de la contention des désirs, ou de l’inhibition immédiate de tout désir en excès du désir autorisé – le désir présent de la condition assignée.

    Évidemment tous les désirs ne sont pas justiciables des mêmes fixations: aux grands d’une société formellement hiérarchique, rien de ce qui augmente la grandeur n’est interdit de poursuite.

    On n’a donc pas attendu la modernité libérale pour découvrir les pathologies de la démesure – les Grecs les connaissaient déjà, à ceci près que l’hubris, folie du désir de s’égaler aux dieux, n’était le «privilège» réservé qu’aux aristoi, supposément les « meilleurs », en tout cas aux oligoi, les peu nombreux. Pour tous les autres, interdits d’aspirer: les travaux et les jours… C’est-à-dire la décence ordinaire.

    Il est exact cependant que la révolution anthropologique de l’individualisme change considérablement la donne puisqu’elle annonce à tous la fin des ordres, l’affranchissement des places, la cessation des assignations et la liberté rendue à chacun de faire son chemin comme il l’entend.

    Que de haut en bas de la société, il en résulte, toutes choses égales par ailleurs, de formidables relances du désir – pour le meilleur ou pour le pire –, la chose n’est pas douteuse. Accompagnées par conséquent d’une interrogation inédite: comment faire tenir ensemble une société d’individus, en d’autres termes : comment, sachant les potentialités antisociales du désir libéré, produire une communauté de désirs compatibles lorsqu’on a perdu tous les dispositifs traditionnels de leur contention?

    Répondre à la question exige toutefois, sinon de déplorer ce qu’on a perdu, au moins de savoir préalablement ce que vaut «l’annonce faite à tous» de la fin des ordres et, plus précisément, qui est le «tous» concerné par «l’annonce». La réponse ne va pas de soi car si la société formellement traditionnelle est réellement hiérarchique, celle qui déclare formellement l’affranchissement individualiste n’en demeure pas moins réellement stratifiée !

    On pourrait dire (par métonymie) que c’est la «sociologie» qui prend le relais de la tradition pour recréer des inhibitions différentielles. Inégalités est le nom que prennent les différences quand, n’étant plus statutaires, elles sont le produit d’une société qui a formellement déclaré les individus affranchis. La sociologie (science) commence maintenant à être assez au clair sur la production des différences-inégalités par la sociologie (mécanisme).

    Et l’on sait notamment à quel point «l’annonce» de l’affranchissement aura été mensongère, qui promet aux individus la liberté formelle de faire leur chemin comme ils l’entendent, en omettant de poser la question des conditions réelles offertes à ces divers cheminements.

    Car on ne fait pas son chemin sans rien, ni à partir de rien, aussi la question des cheminements reconduit-elle systématiquement à celle des diverses «dotations» qui rendent possible de cheminer – alias les espèces de capital (économique, scolaire, social, culturel…) dont Bourdieu a montré et l’inégale distribution et le pouvoir de détermination sociale.

    La société traditionnelle se contentait de river sans phrase les mineurs à leur position de minorité, dans une configuration idéologique et morale où la possibilité de l’échappement n’appartenait même pas au domaine du pensable ; la société moderne offre aux « individus », mais en paroles seulement, le droit de s’affranchir à volonté – à ceci près que la volonté entre pour peu de chose dans ces affranchissements, qui doivent tout ou presque à des conditions sociales extrinsèques.

    C’est alors le travail silencieux de forces sociales impersonnelles et systémiques (la «sociologie-mécanisme ») qui se charge d’exécuter le mensonge libéral de l’autonomie et de maintenir les perdants à des places qu’on les a pourtant gracieusement autorisés à quitter – le poids moral de l’insuffisance et de l’échec «individuels» s’ajoutant alors parfois à celui de la fatalité sociale.

    Et parfois pas! Car, comme Bourdieu l’a abondamment montré, le comble de la domination, c’est-à-dire de la fixation de fait à certaines places, n’est jamais si bien atteint que lorsque les «fixés» sont déterminés, non seulement à s’accommoder de leurs fixations, mais à les trouver bonnes.

    On n’a encore rien trouvé de mieux, à l’époque individualiste, que les assujettissements heureux pour enfermer les désirs dans les domaines étroits de la division du travail, par exemple, ou de la division des honneurs et de la reconnaissance, ceci, en apparence, à la satisfaction même des enfermés qui déclarent « librement » ne pas désirer davantage, voire, non seulement «ne pas désirer», mais «désirer ne pas», à l’image de ces fils d’ouvriers qui disent leur préférence positive pour la carrière ouvrière et leur répugnance pour les études universitaires (quand elles leur sont accessibles) (5).

    Impossibilités invisibles, fixations silencieuses, contentions « consenties », hors toute assignation formelle, voilà aussi ce qui tient la partie du corps social que Michéa nomme «peuple» à la mesure et à la retenue – à la décence: désirs bien modérés parce qu’il leur a été ôté tous les moyens de l’intempérance.

    La common decency… ou la nécessité faite vertu

    Il n’est pas sûr que la pensée politique, pour ne rien dire de la pensée tout court, fasse de très grands progrès à céder trop vite aux enchantements et aux essentialisations idéalisantes, c’est-à-dire à ne pas vouloir s’interroger, sans doute par peur du désenchantement, sur les déterminations sociales qui produisent les comportements idéalisés.

    On finirait presque par se demander si Michéa ne développe pas cette forme invertie du racisme social qui porte à magnifier le peuple, là où la version princeps porte à le mépriser, opérations symétriques également fausses, en tout cas d’un point de vue analytique, puisque le «peuple», comme n’importe quelle autre catégorie sociale, participe de cette «nature humaine une et commune à tous», et qu’il n’est d’intelligibilité de ses comportements particuliers que par l’analyse des déterminations sociales particulières dont il est l’objet.

    De la même manière que l’obscénité des possédants à l’époque néolibérale ne s’explique que par les transformations de structures (au sens large : on y inclut tout ce qu’elles ont charrié de réélaborations idéologiques) qui ont totalement désinhibé des comportements encore retenus il y a peu, la décence ordinaire n’est pas causa sui, mais le produit de tous les mécanismes sociaux qui déterminent les dominés à subjectivement ne pas désirer au-delà des possibilités de déplacement réelles qui leur sont objectivement faites. On va le dire un peu plus rudement, quitte à faire de la peine à Michéa : à la fin des fins, la common decency ne fait pas autre chose que de nécessité vertu.

    En fait il n’y a pas lieu de s’attrister de cette manière de voir. Car, d’abord, elle est tout à fait générale et parfaitement symétrique: de même que, selon l’état des structures où ils sont plongés, les «gens ordinaires» font de nécessité vertu, les dominants font de nécessité obscénité!

    Ensuite, désessentialisant des comportements autrement soustraits à toute intelligibilité et abandonnés au seul jugement moral, elle permet de poser la question des structures qui les déterminent, c’est-à-dire aussi d’entrevoir des possibilités de refaire les structures pour «refaire» les comportements (en tout cas ceux qu’on veut modifier – et qui ne bougeront pas autrement). Enfin, par là même, elle invite à s’interroger sur les divers agencements structurels de la régulation des désirs, et à ne pas les trouver tous bons au seul motif qu’ils «régulent».

    Si la common decency est non pas la manifestation de l’essence éternelle d’un peuple imaginaire, mais l’effet, réservé à certains, des assignations d’ordres et de places des sociétés traditionnelles (ou bien des mécanismes sociaux de domination et d’impuissantisation des sociétés individualistes), alors Jean-Claude Michéa peut plaider autant qu’il veut la cause des valeurs traditionnelles et faire « l’éloge du rétroviseur (6) », ce sera non!

    Si Michéa veut la restauration de la common decency au prix d’un retour traditionnel aux places, ou du maintien de la violence symbolique qui tient les dominés à leurs désirs bien circonscrits par l’ordre social moderne, qu’au moins il le dise clairement.

    Mobilité et atomisation

    Mais la fixation des désirs, et des individus, est la grande obsession de Michéa, à qui la mobilité est nécessairement l’antichambre de la décomposition. Ne vomit-il pas l’automobile, moins pour elle-même que pour y voir l’idéologie libérale de la mobilité faite chose (Les Mystères de la gauche, p.59) – ce qui est sans doute exact. Ce qu’il ne voit pas cependant, c’est que la mobilité, qui peut assurément dégénérer en agitation intransitive quasi-hystérique tout autant qu’en idéologie de privilégiés de la mondialisation, la mobilité, donc, a d’abord été la possibilité de se barrer!

    Cette idée-là, dont l’automobile, objet fâcheux à de nombreux égards, est un grossier symbole, les individus n’y renonceront pas de sitôt. Car se barrer, même lorsqu’on sait combien la promesse est fréquemment mensongère, c’est le résumé générique de l’affranchissement de la tradition.

    Mais la voiture, comme métonymie du « se barrer », n’a, en effet, vraiment plus que des inconvénients lorsqu’on en est, comme Michéa, à l’éloge des communautés familiales et villageoises (7) – pour un peu d’ailleurs il nous ferait sa Françoise Dolto, avec ses fulminations contre la télévision («plus personne ne se parle») et ses apologies des veillées familiales à trois générations réunies autour de l’âtre («grand-mère raconte une histoire et on est bien tous ensemble»).

    Partir, quitter: voilà ce qu’a autorisé la modernité individualiste. Si « retourner » est le mot d’ordre michéen, il est à craindre que sa déploration reste sans suite. Non pas que retourner ne soit pas parfois une chose belle et bonne ; souvent, d’ailleurs, les gens rentrent – Ulysse, déjà, paraît-il. C’est juste qu’il faudrait leur foutre la paix et les laisser rentrer s’ils veulent. Et aussi tranquilliser les inquiétudes michéennes en lui disant que partir n’est pas nécessairement devenir atome. Or, après l’effacement de la décence, l’atomisation du monde est, à n’en pas douter, la deuxième grande angoisse de Michéa. Et tout comme la première, on peut la partager avec lui. Quiconque a fait l’expérience de passer en vitesse et le regard fuyant devant un clochard effondré dans la rue, sait de connaissance intuitive ce qu’atomisation du monde veut dire. Nul ne contestera qu’il y a aussi ça dans la forme contemporaine de la modernité individualiste et ses « départs ». Mais pas que ça. Les déliaisons qui tourmentent Michéa sont souvent le prélude à d’autres reliaisons : la « télévision qui sépare», par exemple, n’est-elle pas notoirement une affection commune, peut-être la plus puissante des sociétés contemporaines, et n’offre-t-elle pas une inépuisable matière à conversation. Hors de la maison familiale ? Et après ? Plus souvent pour le pire que pour le meilleur? C’est très possible, mais c’est une autre question. Quitter la communauté originelle n’emmène-t-il pas quelque part, où d’autres choses se noueront qui viendront remplacer celles qui se sont dénouées (d’ailleurs pas forcément définitivement)? Même un parent moyennement perspicace ne sait-il pas que laisser les enfants partir est le meilleur moyen de les voir revenir?

    On peut donc sur tous ces sujets avoir accords et désaccords avec Michéa, et ce ne serait pas forcément une motion de synthèse mollassonne que de lui dire qu’il a raison d’être inquiet… mais tort de l’être autant. Tort parce que, obnubilé par les formes traditionnelles de la socialité, il méconnaît systématiquement ce dont les formes contemporaines sont capables. De ces formes-là, comme des autres d’ailleurs, il méconnaît notamment le ressort passionnel le plus puissant, qu’on peut nommer sans mièvrerie aucune: l’amour et la quête d’amour. Bien sûr, pour désarmer immédiatement tout soupçon d’effusion lyrique, il faut en revenir à la sobriété clinique des définitions de Spinoza: « l’amour n’est rien d’autre qu’une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ». Analytiquement parlant, le chocolat ou le jeu de belote sont donc des objets d’amour tout autant que les passions érotiques… ou les échanges d’affects joyeux qui sont la matière même de la socialité: car on ne noue jamais desrelations « désintéressées » avec les autres que pour s’en faire aimer – elles ne sont donc pas si « désintéressées » – et, paraphrasant (Éthique, III, 30), on agit avec eux d’une manière dont on imagine qu’elle les affecte de joie, afin de se trouver affecté d’une joie causée par l’idée de soi-même comme cause (de leur joie). C’est là un ressort passionnel dont Michéa sous-estime la force, il lui suffirait d’ailleurs d’ouvrir les yeux pour observer que s’il y a indiscutablement du commun détruit par les rapports marchands, il s’en reconstitue sans cesse ailleurs, sous des formes souvent inattendues et inventives. Les refabrications de commun n’ont pas de garantie plus puissante que ce mouvement par lequel les hommes sont irrésistiblement portés à se retrouver et à se regrouper pour éprouver la joie d’être affectés et d’affecter les autres joyeusement, c’est-à-dire de se faire aimer d’eux, ceci par exemple (mais pas seulement) du simple fait d’avoir des objets de désir commun et de se réjouir mutuellement en s’y confortant mutuellement – soit les «transactions passionnelles» élémentaires de la vie sociale. C’est ce ressort encore qu’il faudrait aller chercher – un peu plus analytiquement – derrière les évocations, aussi peu précautionneuses qu’hélas prévisibles, du «sentiment naturel d’appartenance » (Les Mystère de la gauche, p. 51), évocations telles quelles doublement fautives puisque, outre donner pour «naturel» (en un sens pas du tout spinoziste!) le produit de mécanismes socioaffectifs, elles conduisent par là même à donner pour «naturelles» les seules appartenances présentes – en fait, passées –, au mépris de toutes les appartenances futures possibles.

    Comme à propos des formes de régulation du désir cependant, toutes les recréations de commun ne sont pas bonnes à prendre. Nul sans doute n’a mieux souligné ce point que Polanyi, sensible comme Michéa à la puissance dissolvante des rapports de marché, mais aussi aux productions réactionnelles de commun que le corps social oppose à sa propre décomposition – le cas échéant sous des formes monstrueuses. Ce ne serait pas une conjecture trop audacieuse de voir en la montée des extrêmes droites en Europe une manifestation typique de cette recréation tératologique de collectif en réaction à la fois aux décompositions individualistes de la société de marché – à l’image exacte de ce dont Polanyi faisait déjà le diagnostic à propos des années 1930 –, et aux dépossessions de souveraineté qu’y auront ajouté le néolibéralisme de la mondialisation et de la construction européenne. Dans cet ordre d’idées, on demanderait volontiers à un ethnologue de la société états-unienne si l’intense religiosité qui y règne n’entre pas elle aussi, au moins pour partie, dans ce registre de la recréation de commun – à peine moins tératologique – par laquelle un corps collectif s’efforce de persévérer dans son être, contre les forces de la décomposition ultra-individualiste. C’est bien pourquoi, en effet, on peut ne pas avoir une confiance absolue en les mécanismes de reconstruction réactionnelle de commun dont les formes ne sont pas toutes également sympathiques.

    Impasse d’une (non) politique de la vertu

    Mais, sympathiques, les formes proposées par Michéa le sont-elles? Pas plus en leur fond qu’elles ne dessinent en leur forme quelque politique possible. Car la politique de Michéa n’a finalement pas d’autre consistance qu’un fantasme de ré-enchantement. En réalité, faute de la rapporter explicitement aux agencements structurels contingents capables de la produire, la common decency ne peut plus être qu’objet de célébration et matière à sermon. «Il faut être à nouveau décent », voilà l’unique proposition en laquelle s’épuise la politique michéenne de la common decency. Mais l’on n’a jamais fait une politique avec des appels à la vertu, fût-elle supposément « commune ». Et l’on en fait d’autant moins dans le cas présent que, déclarant explicitement son projet de rembobiner, Michéa est bien incapable de dire jusqu’où exactement. C’est que le monde des désirs libérés lui est si hostile en bloc et en principe qu’il ne dispose plus du moindre critère pour y faire un tri. Dans ces conditions, Michéa est voué à rencontrer régulièrement dans l’époque des choses qu’il lui est plus que malaisé de récuser, alors même qu’en principe elles tombent typiquement sous le coup de ses dénonciations du désir «indécent», entendre par là: du désir qui ne sait plus se tenir à sa place. Choses difficiles à récuser en effet parce qu’elles sont désormais incorporées dans les normes communes – il faudrait dire dans les nouvelles normes communes, car les normes changent! –, c’est-à-dire incorporées dans les nouvelles manières collectives de sentir, partagées y compris par Michéa lui-même qui ne saurait échapper complètement à son temps, quoi qu’il en ait.

    Malaise et vasouillage, par exemple, quand il s’agit de l’homosexualité – qu’un homme aime un homme, ou une femme une femme, quand un homme est supposé tenir son désir érotique à une femme, et l’inverse, n’est-ce pas typiquement un échappement du désir qui ne veut plus rester à sa place ? Or Michéa sent bien, et d’un sentir qui n’est pas autre chose que notre nouvelle manière de sentir, qu’on ne rembobinera pas les pratiques homosexuelles. Aussi le malaise est-il moins moral – Michéa tient évidemment la possibilité de l’homosexualité pour un acquis sur lequel il est impensable de revenir – qu’intellectuel puisqu’il ne dispose d’aucun argument pour justifier que ce désir échappé-là soit recevable mais pas d’autres. Et si l’on sait bien ce que pense le Michéa d’aujourd’hui à ce sujet, on ne peut retenir l’expérience de pensée qui tente d’imaginer ce qu’il en aurait dit au xixe siècle, ou de l’idée de souveraineté du peuple au xve, ou de l’hypothèse de la possession d’une âme par les femmes au xiiie… et c’est son schème le plus général de pensée qui s’en trouve rudement atteint.

    Et le divorce, par exemple? Que penser du divorce? – non pas pour le plaisir des listes interminables, mais parce qu’il offre un cas particulièrement riche. Ne s’offre-t-il pas davantage encore comme le canon de la défixation du désir et du refus des assignations? Quitter le conjoint assigné par la société pour la vie, c’est-à-dire – là encore – se barrer, et aller désirer ailleurs, n’est-ce pas le type même du refus des places? Et le désir d’aimer, en effet, ne veut plus des limites où la tradition tente de le tenir enfermé. C’est bien dans ces termes que Durkheim en formule le problème jusqu’à y voir d’ailleurs l’origine d’un effet d’anomie repérable dans la fréquence accrue des suicides corrélatifs de divorces dans les sociétés qui les autorisent. Comme si le désir qui n’est plus au clair quant à sa place était voué à tomber dans la déréliction. Ce que Durkheim ne peut pas voir, et que Michéa ne peut pas (ou ne veut pas) penser – mais Durkheim a l’excuse de sa situation historique et Michéa ne l’a pas –, c’est que l’anomie suicidogène qui se constitue autour de la possibilité du divorce n’est la marque que d’une période transitionnelle, où une nouvelle norme fraye son chemin, contre l’hystérésis ou inertie de la précédente. C’est donc moins la nouvelle norme en elle-même, que le conflit du nouveau et de l’ancien rémanent, qui traverse les individus et les jette dans le déséquilibre: l’exercice d’une possibilité nouvelle mais dont la norme n’est encore qu’incomplètement installée dans la société. Mais la grammaire de la « tradition », du « rétroviseur» et du progrès à rebours est, par construction, incapable de penser le travail inchoatif de l’habitude, travail donc de l’habituation, de l’incorporation et de l’intégration dans l’ensemble des manières de sentir – le travail historique du changement des normes et de la métabolisation du nouveau.

    On veut bien suivre Michéa dans la position générale du problème anthropologique du désir et de la limite, mais pourvu qu’il consente au minimum de finesse qu’appellent simplement les enseignements d’une histoire morale ayant montré que toutes les libérations ne sont pas des désastres civilisationnels. Et ceci sans pourtant manquer à voir, symétriquement, que «libération générale!» est un mot d’ordre adolescent dont la réalisation à grande échelle risque de mal tourner. On peut donc sans nul paradoxe être sensible, comme Michéa, et au scandale du désir déboutonné des dominants, et aux vertus de la « vertu ordinaire », y voir les manifestations (opposées) d’un problème très général de la régulation des désirs, et de la rupture qu’a produite sous ce rapport la mutation anthropologique de l’individualisme, mais sans vouloir ni de l’une ni de l’autre solution de régulation (disons « traditionnelle » et « moderne ») explorées jusqu’ici par l’histoire, ni de la politique michéenne de la vertu – car la politique du sermon rembobineur est une impasse, et si le projet de sortir de l’impasse Adam Smith nous précipite aussitôt dans l’impasse Jean-Claude Michéa, alors nous ne sommes pas très avancés. Par conséquent il y a à penser. On pourrait même estimer que c’est l’un des chantiers intellectuels les plus décisifs de la gauche critique, à savoir : comment imaginer des solutions non régressives de régulation des désirs dans une société individualiste (8) ? Comment élaborer d’une manière adéquate au temps présent cette vérité-truisme que l’individu a besoin, pour lui-même et pour la société, de limites ? Faute de s’y atteler, la gauche critique risque fort de se laisser enfermer dans l’indigente alternative « limite » vs. « pas de limite» dont le résultat est couru d’avance: au nom d’un «réalisme anthropologique» (mal compris), la position réactionnaire se fait l’apôtre de «la limite», la gauche se retrouvant, par défaut et par réflexe antinomique, à endosser le «pas de limite». On ne sort de cette impasse (une de plus) qu’en reproblématisant l’idée de limite sous la perspective de ses régimes historiques: il y a des modes, historiquement situés, d’organisation de la limite. Pour ne pas accéder à cette historicisation de la limite, la position réactionnaire ne peut la concevoir qu’à l’image du régime «traditionnel», c’est-à-dire de manière parfaitement inadéquate à la condition anthropologique individualiste qui fait notre temps – en quoi d’ailleurs elle est réactionnaire. Comment penser un nouveau régime historique de la limite, propre à notre époque, c’est peut-être la seule manière de poser la question qui nous fasse échapper à l’alternative du michéisme et du libéralisme-libertaire.

    Dans tous les cas il va falloir abandonner le confort intellectuel du bloc pour aller faire des découpages au milieu. On peut sans la moindre difficulté accorder à Michéa qu’au terme de ce tri rien n’interdit de refaire des choses du passé – si un jour les néolibéraux détruisent complètement la sécurité sociale, je n’aurais, pour ma part, aucune réticence à prendre la ligne «passéiste» de sa reconstruction. Mais surtout, il n’est pas difficile non plus d’apercevoir que, «au milieu», il y a au moins un gros bout, facile à identifier, et dont l’ablation s’impose comme une évidence: le bout de la cupidité capitaliste. En réalité l’indécence a essentiellement à voir, et a toujours eu historiquement à voir, avec l’excès de la richesse – contre quoi on sait très bien que faire ! En l’occurrence: fermer le cirque des marchés financiers, ou bien le ramener à sa plus simple expression, c’est-à-dire désosser la machine à plus-values, limiter légalement les amplitudes salariales, plafonner les revenus, manier vigoureusement la fiscalité, le cas échéant la rendre décapitatoire (100% au-delà de certains seuils), et plus généralement détruire méthodiquement les structures néolibérales de la déréglementation de tous les marchés telles qu’elles ont libéré (oui!) les élans du capital et détruit ce qu’il restait de rapport de force du côté du travail. Où l’on reparle de structures donc. Car on ne fait pas de la politique avec des décrets de ré-enchantement, et la common decency n’existe pas, et ne prospère pas, sponte sua: comme toute chose sociale, elle a besoin de son biotope d’institutions.

    Il est bien certain qu’à soi seule, cette ablation-là ne règle pas tous les problèmes que Michéa a en tête. à défaut alors de lui proposer des solutions toutes faites – dont on n’a pas la première idée, puisqu’on s’est interdit les fausses solutions de l’exhortation au «retour» –, on voudrait au moins l’inciter à redevenir sensible aux charmes, même sommaires, de la dialectique, pour voir qu’il y a bien quelque chose comme un dépassement, qui ne veut pas nécessairement dire «progrès», dans le mouvement de l’histoire. Un dépassement qui prend simplement acte de l’impossibilité soulignée par Gramsci d’une restauration in toto (9), et qui dit la part irréversible de création de l’histoire – c’est-à-dire d’invention. On se demande d’ailleurs comment l’on peut oublier pareille évidence: les sociétés modernes ont pour caractéristique de ne pas cesser de travailler sur elles-mêmes. Elles changent et elles se changent, elles n’en finissent pas de différer, de cesser d’être les mêmes et, pour méconnaître la puissance de la multitude, c’est-àdire sa puissance d’auto-affection, donc de mise en mouvement, les fantasmes politiques d’immobilisation sont voués à mal finir. Curieusement, Michéa, qui lit de près les Marx et Engels du Manifeste, n’en retient que l’analyse – particulièrement puissante – de la destruction des formes traditionnelles de la socialité par le capitalisme, mais ne dit pas mot des formes à venir qui s’y trouvent tout autant esquissées, pas moins décoiffantes, celles des communautés productives (démocratiques), de la propriété, de la famille et du mariage (abolis!), bref de la société d’après, et qui ne se proposent pas exactement de reconstituer « les frissons sacrés de la piété exaltée » ou «l’enthousiasme chevaleresque». Si Michéa s’inspire autant – à raison! – des analyses du Manifeste, il faudrait lui dire de prêter davantage attention au mouvement de pensée, au geste intellectuel dont elles procèdent, un geste qui ne commet pas l’erreur de catégorie confondant «mouvement de l’histoire» et «progrès», c’est-à-dire qui prend acte de ce que l’histoire avance nécessairement, mais peut voir que certains de ses avancements ne sont pas des avancées, et n’en tire pas pour autant la conclusion qu’il n’y a qu’à revenir – plutôt celle qu’il faut dépasser, c’est-àdire avancer plus, en inventant autre chose. Disons les choses moins abstraitement: si Michéa rêve d’un retour aux communautés familiales et villageoises, il faut lui dire tout de suite que ceci ne se produira pas. Et l’inviter juste après à considérer que cette impossibilité ne voue nullement à n’avoir plus pour solution que de contempler passivement la décomposition libérale du monde.

    NOTES

    1. Jean-Claude Michéa, Les Mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Paris, Flammarion, coll. «Climats», 2013.

    2. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Paris, Flammarion, collection «Champs», 2006 (2002).

    3. Bruce Bégout, De la décence ordinaire, Paris, Allia, 2008, p. 16-17.

    4. Et comme toujours sous la clause «en moyenne», c’est-à-dire compte non tenu des variations idiosyncratiques possibles.

    5. Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 2010 (2009).

    6. Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée, Paris, Flammarion, coll. «Climats», 2011, préface.

    7. « L’espace libre, la sphère autonome de la communauté familiale et villageoise, que de façon remarquablement universelle les anciennes formes de domination étatique ont toujours laissé subsister et que seul l’État occidental s’est employé à détruire…» Ici Michéa cite Miguel Abensour et Marcel Gauchet (Introduction au Discours sur la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976), mais avec toutes les marques de l’approbation pleine et entière (Les Mystères de la gauche, p.88.)

    8. Et si Geoffroy de Lagasnerie pose en termes très semblables le problème de son dernier ouvrage (La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Fayard, 2012), il n’est pas du tout certain qu’embrasser sans restriction les «possibilités» du néolibéralisme, comme il le propose, y apporte une réponse satisfaisante. Voir Serge Halimi, «Le lais-ser-faire est-il libertaire?», Le Monde Diplomatique, juin 2013.

    9. Antonio Gramsci, Cahiers de prison, p.13, § 27, cité in George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci, Paris, La Découverte, coll. «Repères», 2013.

    L’auteur de l’article:

    Frédéric Lordon est directeur de recherche au CNRS et chercheur au Centre de sociologie européenne. Il est membre du collectif «Les Économistes atterrés». Il a récemment publié Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (2010), D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière (2011) et L’Intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique (2011).

    Quelques livres de Jean-Claude Michéa:

    - L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 2010 (2007), 208 p., 8,20 €

    - Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, Flammarion, coll. «Climats», 2011, 360 p., 20,30 €

    - Les Mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Paris, Flammarion, coll. «Climats», 2013, 136 p., 14 €.

    Revue de Livres,  n° 12, juillet-août 2013

    http://fortune.fdesouche.com/327189-frederic-lordon-impasse-michea#more-327189