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culture et histoire - Page 1920

  • Avez-vous lu Douguine ?

    Certains livres viennent à point, comme des fruits de saison.

     

    La question de la temporalité est évidemment cruciale, lorsqu’il s’agit de penser. Il arrive que des œuvres pourrissent en mûrissant. Je relisais dernièrement quelques bouquins d’Alexandre Zinoviev, et je m’étonnais qu’ils fussent si anachroniques, si peu en phase avec ce qu’était devenu le monde depuis 1989, et, faut-il le dire, si illisibles. Les discours sur la réalité, si l’on dissipe les fumets de la mode et des emballements du moment, pâtissent cruellement de la dérive des choses, fût-elle minime. Soudain, c’est une fissure, parfois un abîme, qui les séparent de l’expérience collective ou individuelle, et ils deviennent alors des bavardages, des vapeurs.

     

    Quel est donc le défaut heuristique des écrits de Zinoviev, de tous les dissidents qui s’opposaient à l’empire soviétique, et, plus généralement, de ceux qui étaient plongés dans cette gigantomachie mondiale, mettant en prise les tenants des première et deuxième théories, selon la classification métapolitique d’Alexandre Douguine, c’est-à-dire le libéralisme et le marxisme ? Comment des vérités de l’heure, bien qu’elles ne soient pas devenues pour autant des mensonges, constituent-elles néanmoins des erreurs épistémologiques ?

     

    Il se peut bien que certaines clairvoyances ne se manifestent, ne puissent se manifester, qu’à l’achèvement d’un processus historique. C’est au crépuscule, dit Hegel, que la chouette de Minerve prend son envol. Aussi est-ce lorsque la modernité parvient à son stade terminal, devant notre regard médusé, euthanasiant l’homme, après Dieu, que la conscience vient de ce qu’est la « chose », et qu’elle soit nommable pour tous. Il fallait que la deuxième théorie moderne, le marxisme, après la troisième, le fascisme, qui sont tous deux des tentatives de modernité, mais en même temps des réactions conservatrices au processus dissolvant du libéralisme, pour que la première théorie, le libéralisme, apparût tel qu’en vérité sa nature le fonde, à savoir un destin économique, une « gouvernance » des choses, et un démontage, accompagné d’un bricolage, de la matière humaine.

     

    Or, affirme Douguine avec réalisme, c’est de là qu’il faut partir. De la postmodernité.

     

    Qu’est-ce que peut nous apporter la postmodernité ? D’un point de vue « scientifique » et philosophique, elle est déconstruction théorétique des sociétés. À la suite des penseurs du « soupçon » comme Marx, Nietzsche, Freud, le structuralisme de grands anthropologues tels que Lévi-Strauss ou Foucault, a démontré que la notion de progrès n’était qu’un mythe, à proprement parler une mystification visant à légitimer l’hégémonie universelle de l’Occident, et qu’il n’existait pas, dans l’absolu, de « civilisations » inférieures, ou supérieures. Pire, ou mieux ! ce que l’on appelle « pensée », ou « raison », n’est qu’une construction relative, redevable de la philosophie hellénique, laquelle a « oublié », comme le démontre Heideggger, ce grand penseur capital, auquel se réfère Douguine, l’être, en promulguant la métaphysique occidentale.

     

    Le roi est donc nu. Brutalement, l’usurpation qui laisse croire à sa nature mécanique, irréductible, fatale, place l’entreprise libérale d’arraisonnement idéologique et guerrier du monde comme ce qu’elle est : un mensonge mortel, destructeur des altérités, de la multiplicité de l’être dans le monde.

     

    La première leçon d’Alexandre Douguine apparaît comme une évidence. Le paradigme du flux historique a changé, il faut donc transformer les paramètres, la logique, et le vocabulaire même de notre pensée, si nous voulons non seulement nous opposer à ce qui nous semble inacceptable, mais si nous désirons même avoir accès au monde, et y agir. Il rejoint, par là, l’aventure intellectuelle d’un Alain de Benoist, dont il est proche.

     

    Il va sans dire que toute une panoplie idéologique, comme le projet nationaliste, devient obsolète. Reprenant les analyses de Carl Schmitt, Douguine approfondit le concept de « Grand espace », d’ « Empire », et, particulièrement, d’eurasisme.

     

    Nous, Français, nous sommes nécessairement influencés, lorsque nous abordons la notion d’Empire, par l’épopée napoléonienne, de la même façon d’ailleurs que les Allemands peuvent l’être par le troisième Reich. En Russie, l’équivalent d’un grand ensemble homogène, centralisé, autoritaire et exclusif serait la Russie de Pierre le Grand, lequel ne fit qu’imiter l’Occident. Or, l’empire nationaliste n’est que l’hypertrophie de la nation, donc une manifestation de la modernité, au même titre que l’individu, l’État calculateur, machiavélien et « scientifique », et que la science galiléenne et cartésienne. La preuve est que son expression la plus pure fut la grande révolution de 1789, révolution bourgeoise par excellence.

     

    L’eurasisme, en tant que concept, pour Douguine, ne se cantonne pas à un territoire donné, comme la Russie et ses satellites européens et asiatiques. C’est une « Idée », presque au sens platonicien, générique, qui sert de concept opératoire pour penser les phénomènes postmodernes dans la dimension géopolitique et sociétale. En effet, dans sa course à l’abîme, l’Évangile des temps contemporains, prétendant porter le Bien, mais engendrant misère, désespoir et destruction, rencontre des résistances. Le noyau d’où partit l’expansion moderne, l’Europe, déplacé dans cette terre « purifiée » ethniquement, matrice de la pire utopie de l’histoire, les États-Unis d’Amérique, a été confronté durant deux ou trois siècle à une périphérie, qu’il s’agissait de « civiliser », c’est-à-dire de domestiquer, d’exploiter, d’aliéner, voire de génocider. Cependant, cette « périphérie » n’était rien, aux yeux des « civilisateurs », qu’un terrain vierge de culture, peuplé de sous-hommes, de sauvages ou de barbares.

     

    Or, il était, il est la Terre de plusieurs « civilisations », de « mondes » possédant leur propre manière de voir, de sentir, de raisonner, d’aimer, de haïr, de se confronter avec les aléas du monde. S’inspirant des thèses du penseur américain Huntington, sans faire sienne de manière dogmatique l’idée de « choc », Alexandre Douguine recense un certain nombre de noyaux civilisationnels, comme la Russie, l’Iran, le monde musulman, l’Amérique latine et indienne (l’Amérique bolivarienne et brésilienne), la Chine, l’Inde, peut-être l’Europe (nous y reviendrons). Ces entités enracinées, reposant sur une longue mémoire, présentent des formes disparates. Il n’est pas besoin de s’y attarder ici, il vaut mieux lire l’ouvrage de Douguine, qui analyse parfaitement, avec lucidité et rigueur, le tableau des conflits et des légitimités actuelles. Toutefois, il faut insister sur l’expérience, et l’énergie qui paraissent nous faire espérer un retournement du cours des choses.

     

    Ce qui frappe en effet, c’est que ce qui semblait aller de soi, surtout après la chute du mur de Berlin, devient hautement problématique. D’abord, l’étendue des désastres (économiques, humains, écologiques, culturels, sociaux, etc.). Un autre penseur, Fukuyama, qui, dans son livre La Fin de l’Histoire, proclamait une sorte de paradis consumériste, libéral, comme le fait remarquer Douguine, avec qui il eut des échanges, a reculé avec effroi devant les conséquences d’une machine qui s’emballe, transgresse tout, et ne semble avoir de finalité que le vide, le néant. D’autre part, chacun peut constater que ce qui s’annonçait comme une marche triomphale bute contre des obstacles de plus en plus rudes, aujourd’hui en Syrie, hier en Géorgie, demain dans le Pacifique… ou en Iran… La conquête libérale n’est pas un long fleuve tranquille ! Cela ne signifie pas qu’elle ne puisse réussir. Mais sur quelles ruines ?

     

    Il est aussi un autre aspect du livre de Douguine, outre les éclaircissements théoriques qui nous permettent de mieux appréhender le présent, ce sont toutes les informations qu’il nous livre sur les rapports de forces au sein du pouvoir russe, et des aspirations de l’oligarchie et du peuple russe. Pour ce faire, il lie la longue histoire russe aux événements récents, jusqu’à l’agression provoquée par Saakachvili contre l’Ossétie du Sud. Nous voyons très bien que la Russie, ou l’Eurasie, est à un moment pivot de son histoire, et probablement de celle du monde. Car ce qui se passe là-bas présente un intérêt vital pour nous.

     

    En effet, nous sommes devant un dilemme : être ou ne pas être. En arrimant l’Europe au vaisseau libéral amiral, l’oligarchie européenne a choisi le néant historique, la domesticité ou la complicité, et, pire, la « culture » de la destruction, la « destructivité » néo-libérale. Autrement dit, c’est un suicide, à tous les sens du terme. Il est évident que nous ne sommes pas Russes, bien que les Slaves aient souvent été très proche de notre cœur. Le projet eurasiatique nous met en demeure de réagir, et d’être. C’est une urgence, un devoir, un destin. Être de « bons Européens », comme disait Nietzsche… N’est-il pas trop tard ? Existe-t-il, ce substrat populaire, encore présent en Russie (pour combien de temps, peut-être ?), ce projet politique, autre que celui, vicié à la base, des bureaucrates de Bruxelles, et, surtout, cette spiritualité, cette métaphysique, cette théologie, cette liaison existentielle entre la terre et le ciel, les éléments du territoire, les rêves, les élans, qui se sont manifestés en Iran, qui soudent encore, par l’Orthodoxie, le peuple russe (sans qu’une cœxistence soit impossible avec d’autres spiritualités, d’autres ethnies), ou qui fortifient la foi des musulmans ? Car, s’inspirant du mystique iranien Sohravardî, Douguine nous rappelle que c’est en Orient que le Soleil se lève, et qu’en Occident, il se couche. Échapperons-nous à cette fatalité pour retrouver un destin historial ?

     

    Claude Bourrinet http://www.europemaxima.com/

     

    • Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique. La Russie et les idées politiques du XXe siècle, Éditions Ars Magna (B.P. 60 426, 44004 Nantes C.E.D.E.X. 1), 2012, 336 p. Pour recevoir le livre, écrire à l’éditeur, en accompagnant cette demande d’un chèque de 32 € franco.

     

    • D’abord mis en ligne sur Vox N.-R., le 4 novembre 2012.

  • Quand un sénateur socialiste s’en prend à la Croix du drapeau vendéen !

    Lors d’une séance au Sénat dans la nuit du 16 au 17 janvier, le sénateur P.S. Jean-Pierre Michel a attaqué la Vendée et son sénateur, Bruno Retailleau. Dénonçant le drapeau vendéen surmonté de la Croix du Christ, il a souligné qu’il était l’emblème des ennemis de la République, faisant sans doute allusions aux martyrs des 1793 exterminés par les révolutionnaires alors qu’ils défendaient leurs traditions et la Foi de leurs pères. Bruno Retailleau lui a alors répondu, suscitant même le retrait des propos tenus par Jean-Pierre Michel ! Voici quelques extraits de ses propos : » Dans le logo de la Vendée figure effectivement une croix stylisée. Faut-il abattre la croix de Lorraine à Colombey-les-Deux-Églises, débaptiser l’Hôtel-Dieu ? Je suis fier, monsieur Michel, que l’emblème de la Vendée flotte aujourd’hui sur toutes les mers du monde et fasse vibrer le cœur de nombreux passionnés. La Vendée est le reflet de cette double tradition qui tisse la trame française. La Vendée, c’est Clemenceau, qui disait : « C’est au caractère vendéen que je dois le meilleur de mes qualités ». Il a d’ailleurs rendu un hommage vibrant aux Vendéens de 1793. La Vendée, c’est aussi Jean de Lattre de Tassigny, fruit d’un autre héritage, la tradition blanche, qui a signé à Berlin l’acte de capitulation face au maréchal Keitel. Deux enfants de Vendée, deux enfants de France, nés dans le même village, Mouilleron-en-Pareds. Je suis fier de ce qu’ont fait mes aïeux, et jamais je ne rabaisserai cet étendard. L’histoire de France, nous en sommes les héritiers, et j’entends que, ici comme ailleurs, mais surtout au sein de la Haute Assemblée, nous puissions en être fiers « . Nous reconnaissons bien dans la démarche du député socialiste l’anticléricalisme primaire qui a nourri la Révolution, et sous couvert duquel il faudrait supprimer toutes les traces du glorieux passé français, de sa culture millénaire et de la Foi qui a façonné son tissu social. Honneur aux vendéens morts pour leur terre et la Foi catholique !

    http://www.contre-info.com/

  • Le populisme et le souverainisme : des leurres patriotiques (par André Gandillon)

    [Reproduction de l’exposé fait par André Gandillon pour l’Œuvre française (qui présente cet intéressant texte) le 2 mars 2009 à Paris (publié aux Études nationalistes, mars 2009)]
        La 24e université du Club de l'Horloge a été consacrée, en décembre 2008 au populisme. Le populisme est en effet un mouvement qui connaît un certain développement en Europe et il est important d'en analyser la nature. Tel sera l'objet de la présente étude.
        Les mouvements qualifiés de populistes ont pour caractère commun de s'inscrire dans le cadre du système qu'ils sont sensés critiquer et rejeter.
        Certes, ils se révoltent contre le mondialisme niveleur et négateur des peuples et des nations. Certes, ils relatent le sentiment de nombreuses couches de la population qui ressentent un malaise à voir leur cadre de vie bousculé, qui sont indignés du mépris de la part d'un pouvoir qui affiche sa sollicitude envers les étrangers légaux ou illégaux, qui sont victimes d'une société où l'ordre public n'est plus assuré efficacement, la dégradation de leur niveau de vie.
        Ils bénéficient de ce point de vue d'un courant naturel de sympathie de ceux qui refusent le déclin de leur pays. Les solutions proposées, comme le recours à la démocratie directe, à la restauration de l'autorité, à la prise de mesures destinées à protéger l'identité et à affirmer la souveraineté des États ne peuvent, là encore, qu'être bien reçues par nombre de contempteurs des dérives actuelles.
        Pour autant, ces mouvements populistes développent-ils une action politique adaptée à la situation ? Plus profondément, leur programme répond-il de manière appropriée aux défis de l'heure ? Telles sont les questions auxquelles nous devons répondre.

    La signification du « populisme »
        Tout d'abord, quelle est la signification du terme de « populisme » ? Dans populisme, il y a peuple. Or ce mot revêt au moins deux acceptions. Considéré en tant que communauté humaine, le peuple se rapporte à cette communauté de destin dans l'universel, dotée d'une identité spécifique et unique qui la distingue des autres communautés qui l'entourent ; mais il fait aussi référence au peuple, en tant qu'entité sociologique, à savoir la masse, la plèbe par opposition à l'élite.
        Il est clair que, si les populistes se réfèrent à la première acception, les tenants du régime se réfèrent à la seconde. Autant la première définition donne une assise d'essence nationaliste, autant la seconde est péjorative : elle témoigne d'une volonté de mépriser et de disqualifier des mouvements qui s'appuient sur le corps de la population, ce corps étant dépeint comme replié sur lui-même et constitué des éléments inférieurs de la société, de ces petites gens présentées comme incultes et manipulées par quelque démagogue aventurier. La manière dont ont été traités les électeurs et les militants du Front national lors des élections où ce parti a obtenu de substantiels succès comme en 2002 suffit à illustrer cette analyse.
        Suspecte, cette connotation l'est d'autant plus dans la mesure où l'appellation de populisme n'est pas le fait des tenants de ce courant mais celui de ceux qui fabriquent le discours officiel ou officieux, à savoir les analystes et autres journalistes politiques inféodés au système ou en étant les porte-parole. Mais, pour fâcheux que ce soit, cela ne suffit pas à discréditer les mouvements populistes.
        Par ailleurs, ces mouvements revêtent bien des particularités selon les États et les régions du globe où ils sont apparus et se sont développés. Au-delà de la revendication de s'appuyer sur les classes moyennes ou inférieures de la population, quels rapports y a-t-il entre le « populisme » d'un Hugo Chavez ou d'un Evo Morales et le « populisme » d'un Berlusconi et de ses alliés ou du Front national en France, voire le « populisme » de Vladimir Poutine en Russie ?
        Notre propos doit donc être resserré sur ce qui nous concerne directement à savoir les mouvements « populistes » nés dans les États de l'Union européenne, l'U.E..

    Une incohérence fondamentale
        La première caractéristique des mouvements populistes réside dans le fait qu'ils se veulent être des mouvements électoralistes et démocrates. Ils ne visent à rien d'autre que d'être reconnu et surtout acceptés institutionnellement, autrement dit, acceptés et reconnus comme des organisations politiques respectables, au même titre que les organisations régimistes existantes. En définitive, leur aspiration est d'accéder au pouvoir pour appliquer leur politique par le truchement respectueux de la démocratie électorale et de participer ainsi à l'alternance démocratique qui constitue l'essence même du jeu de la démocratie dite représentative.
        Ils contestent seulement les dérives du système, à savoir l'idéologie mondialiste, le droit-de-l'hommisme, tout ou en partie selon les personnes, l’immigration massive qui menace la stabilité de nos sociétés, la logique du libre-échange absolu.
        Mais c'est justement là que le bât blesse. Ils ne se rendent pas compte, ou ne veulent pas se rendre compte que le système démocratique, posé et absolutisé comme principe universel, est devenu indissociable des dérives politiques qu'ils dénoncent. Par conséquent, leur attitude ne peut être que très inconfortable. Il existe en effet une contradiction certaine entre le fait de vouloir être membre actif à part entière du système en bénéficiant de l'honorabilité afférente et développer des critiques sérieuses quant à son fonctionnement et à son évolution alors que ceux-ci lui sont inhérents.
        En fait, cette attitude s'explique par une erreur fondamentale que commettent les populistes : ils se disent et se pensent comme étant sincèrement démocrates, convaincus que, malgré des défauts qu'ils n'hésitent pas  à mettre souvent en valeur, la démocratie est encore le moins mauvais des systèmes politiques et qu'il est possible de l'amender. Plus encore, peut-être, pensent-ils qu'il est illusoire de songer à l'instauration de tout autre système, le monde en place étant là pour très longtemps, en tout cas à longueur d'éternité pour une vie d'homme. Certes, ils peuvent bien envisager qu'il se produise des catastrophes, mais rien qui puisse remettre fondamentalement en cause la marche du monde et son organisation.
        Ce n'est pas tout. En se préoccupant seulement d'électoralisme, les partis populistes oublient ou feignent d'ignorer que le pouvoir démocratique repose, comme l'avait bien analysé Augustin Cochin à propos de la Révolution française, sur des sociétés de pensée discrètes, agissant en arrière-plan de la scène politique mais étant les véritables détentrices du pouvoir. De ce fait, elles ne sont pas atteignables par le système électoral dans la mesure où ce sont elles qui en détiennent les clefs et qui le manipulent. La nature du système démocratique fait que le pouvoir politique institutionnel n'est pas nécessairement le centre réel du pouvoir.
        Le seul moyen de s'emparer du pouvoir est d'en investir les centres effectifs que sont les sociétés de pensée. Or celles-ci sont trop bien organisées pour se laisser subvertir de manière significative. Dès lors, sauf à développer les siennes propres et à conquérir le terrain que celles-ci ont su opiniâtrement occuper au fil de dizaines d'années, avant d'espérer prendre le pouvoir démocratiquement, l'option réformiste devient caduque par impossibilité.

    L'épreuve de l'histoire
        De ce fait, vouloir modifier la politique d'un système en devenant un rouage de celui-ci relève de l'impossibilité. Le système dispose d'un nombre suffisant de pare-feu, de filtres immunitaires pour éviter de se laisser gangrener légalement, pour se laisser investir de l'intérieur.
        Certes, dans l'histoire il y a eu des accrocs, le principal étant l'accession au pouvoir d'Adolf Hitler par les voies légales en 1933. Mais le système a été tellement effrayé de cet événement qu'il a mis en place un puissant appareil de défense allant jusqu'à lobotomiser les intelligences, de telle manière qu'un tel danger de subversion est, à vue d'homme, circonscrit. Certes, des accrocs peuvent se produire mais ne concernent pas un pays d'importance majeure. Le cas du Venezuela d'Hugo Chavez, par exemple, dérange mais Chavez lui-même n'est pas en mesure de subvertir le système et de le mettre à bas dans son propre pays, pour peu qu'il le veuille. Plus encore, certains « populistes » arrivent au pouvoir mais ne conservent qu'un vernis : le cas du Brésilien Lula da Silva est éloquent.
        Observons maintenant ce qui se passe dans les États européens où un parti populiste a obtenu un succès électoral tel qu'il a pu accéder au gouvernement comme en Autriche et au Danemark. Néanmoins, il convient de remarquer qu'il n'y sont parvenus qu'en situation de parti d'appoint au sein d'une coalition, ce qui revient à en émousser fortement la capacité d'agir. Quel est leur bilan ? En Autriche, la ligne directrice du pouvoir n'a pas été modifiée : l'immigration, pièce maîtresse du programme, y est toujours aussi peu maîtrisée après le passage de l'ÖVP de feu Georg Haïder qu'auparavant. Au Danemark, les lois sur l'immigration ont été renforcées ; mais elles ne mettent pas pour autant le Danemark à l'écart de la pression immigrationniste qui assiège le continent européen. Il y a seulement un frein ; mais pour combien de temps, dans la mesure où en démocratie parlementaire, l'alternance politique est le lot des gouvernements.
        En Italie, la Ligue du Nord, préoccupée des seuls problèmes régionalistes de la plaine padane, est présentée comme parti populiste et le gouvernement de Berlusconi n'est pas le plus à gauche des gouvernements dits « de droite ». En fait, rien de substantiel ne change : l'Italie continue à souffrir des mêmes maux économiques, n'a pas enrayé l'immigration incontrôlée ; mieux, le gouvernement laisse le patronat faciliter l'immigration et les régularisations.
        En fait, ces partis populistes parviennent à participer au pouvoir parce qu'au fond, ils partagent pour l'essentiel la même philosophie démocratique que leurs partenaires, ainsi que nous l'avons déjà signalé.

    Du bon usage de l'électoralisme
        Pour autant, faut-il rejeter le combat électoral ? Non, mais à condition de ne pas se laisser prendre dans les rets du système, à condition de ne pas être dupe et de n'en faire qu'un outil parmi d'autres pour lutter contre le système. L'utilisation du mécanisme électoral, compte tenu de ce qui a été énoncé précédemment, ne doit pas avoir pour objectif de contribuer au fonctionnement du système ou du régime mais de servir les intérêts des organisations - ou, mieux - de l'organisation qui s'y oppose et le combat. Le parti bolchevique avant 1917 avait su le comprendre.
        Les moyens de ce service sont multiples et dépendent des circonstances. C'est un outil médiatique dans la mesure où les élections permettent de faire connaître des idées, de constituer un courant de masse qui aidera à établir des ramifications dans tout le pays. Ce peut être un moyen d'investir, au hasard des événements, tel ou tel poste d'influence, notamment la conquête de mairies de petites localités, celle de certains postes-clefs ou d'observation dans telle ou telle organisation, comme les prud’hommes qui ne sont pas à proprement parler des institutions politiques ; cela peut constituer des relais toujours utiles. Il ne s'agit pas de vivre coupé du monde, mais dans celui-ci et de savoir en utiliser les outils qu'il nous offre à son corps défendant .Mais il faut toujours prendre garde à ne pas se laisser séduire par les sirènes du système toujours promptes à agir. Seuls, un état d'esprit révolutionnaire -et non pas réformiste - et une bonne formation doctrinale permettent d'éviter ces écueils.
        Il ne faut pas tomber dans les travers de ceux qui, ayant obtenu quelque siège dans une assemblée, se pressent de jouer les forces de proposition inspirées de leur programme populiste pour aider à l'amélioration du système. Car toute aide revient à combattre contre son propre camp dans la mesure où l'on peut contribuer à renforcer l'adversaire et à fourbir ainsi des armes contre soi-même. Et même, si au sein d'assemblées des propositions allaient dans le sens souhaité, il est impossible de les voter dans la mesure où, d'une part, n'étant pas établies par nos propres soins elles sont inévitablement d'une inspiration philosophique différente : en d'autres termes, il s'agit de faux amis. En outre, même dans l'hypothèse d'école où elles seraient pleinement conformes à nos vœux, elles ne pourraient être cautionnées car leur mise en application ne pourrait être que mal conduite dans la mesure où elle le serait par des gens qui ont une vision politique différente de la nôtre.

    L'absence de doctrine
        Une autre caractéristique de ces mouvements est qu'ils n'ont pas de doctrine. Leur être réside avant tout dans une vision électoraliste des problèmes à résoudre. Ils ne disposent pas de doctrine ferme et sûre qui leur permettrait de se fixer des principes politiques non négociables, une ligne d'action qui ne se vicie pas d'accommodements liés aux faiblesses de l'électoralisme. L'absence de doctrine fait que leurs propositions subissent des variations, substantielles ou non, au fil des ans, selon les modes intellectuelles, selon les événements, selon les concessions qu'ils pensent devoir faire pour être mieux compris. Or, s'il faut se garder d'une inutile rugosité, il ne faut jamais transiger sur les principes.
        D'ailleurs, lors de la 24e université du Club de l'Horloge, Didier Maupas, son vice-président, a résumé l'esprit du populisme en le présentant comme étant d'abord « un cri de douleur des peuples européens autochtones ... victimes de la mondialisation et qui lancent ... un cri d'alarme face à l'immigration de peuplement » et « une révolte » contre les élites mondialistes. Ces propos ne sont pas anodins. Ils révèlent que le populisme est une réaction épidermique de gens qui se sentent agressés. Il s'agit avant tout d'un sentiment ; plus encore d'une « douleur » et d'un « cri d'alarme ». Or, si pousser des cris d'alarme est toujours mieux que de rester muet, car cela prouve au moins que les gens s'aperçoivent que quelque chose ne va pas, cela ne constitue pas une pensée réfléchie ni une doctrine. Et les gémissements n'ont jamais rien produit de bénéfique.
        Certes, on rétorquera que des penseurs analysent le mal qui provoque cette douleur et théorisent la réaction populiste : nous sommes en train de voir ce qu'il faut en penser. Mais la remarque de Didier Maupas est révélatrice de l'origine du mouvement populiste : la réaction de gens qui se satisfaisaient très bien du système en place avant que celui-ci ne dévoile une nouvelle étape de son développement, à savoir la volonté d'éradiquer les nations, comme le disait dès 1972 Edmond de Rothschild. Il s'agit de personnes qui n'ont toujours pas compris la nature viciée et perverse du système issu de la révolution de 1789 et conforté après 1945 en Europe. Dès lors, ils ne peuvent que présenter des armes fortement émoussées pour combattre la situation présente. En fait, ils ne représentent pas un réel danger pour celui-ci.
        Économiquement, ils n'ont pas la perception de la nature du système : ils restent fondamentalement libéraux, même avec des nuances. Et s'ils critiquent la mondialisation économique, ils ne défendent pas une doctrine économique et une doctrine financière capables de conduire la politique économique nationale capable de résoudre les maux qu'ils dénoncent.

    La souveraineté
        Quant à leur conception de la souveraineté, elle demeure nominale. Mais qu'est ce que la souveraineté ? Elle se définit par rapport à ce qui est souverain, c'est-à-dire à toute autorité d'où procèdent toutes les autres, au dessus de laquelle il n'y a rien de plus élevé.
        Au point de vue des États, la souveraineté signifie une indépendance absolue en droit d'un État à l'égard de tout autre État ou autorité supérieure étrangère ou supranationale. La souveraineté se rapporte donc à la fonction de pouvoir et, précisément de pouvoir d'État dans le cas présent.
        Le courant souverainiste, qui se rattache à la nébuleuse populiste, justifie son existence par sa volonté de rétablir la souveraineté des États qui est en train de se diluer dans l'Union européenne, l'U.E.. Leur dénonciation de la perte de l'autonomie, de l’indépendance de décision des États au profit de la Commission européenne constitue leur cheval de bataille. La dénonciation est juste ; cependant cela dénote une conception essentiellement juridique de la souveraineté. Ce que les souverainistes ont en vue est avant tout l'indépendance juridique, politique des États membres actuellement d'une U.E. qui les transforme en simples États fédéraux d'une fédération européenne. (1)
        Or l'indépendance ne se mesure pas au seul point de vue du pouvoir politique. Certes, il s'agit d'un pouvoir essentiel, mais il n'est pas seul. De nos jours, il est concurrencé par d'autres pouvoirs, voire en passe - si ce n'est déjà fait - de leur être inféodé, notamment le pouvoir de la finance, le pouvoir économique de sociétés transnationales, voire le pouvoir moral et financier de ces organisations internationales, sinon internationalistes que les sont les Organisations non gouvernementales, les ONG.
        Économiquement, les colossaux montants d'endettements sous toutes leurs formes, étatiques, collectivités locales sont une des formes de destruction de souveraineté. En est une autre l'organisation du travail mondial qui se met en place : elle consiste à ce que plus aucun État ne soit en mesure de maîtriser la totalité de ses chaînes de production, tant pour l'industrie que pour l'agriculture avec les Monsanto qui détiennent le monopole des graines. Que dire des courants d'immigration allogènes qui sont poussés de toutes parts contre le continent européen ? Que dire de la manipulation des esprits fondée sur le réchauffement climatique ? Il y a une logique à l'œuvre dont il faut avoir la conscience la plus claire possible.
        Comment un État peut-il être souverain, disposer d'une défense nationale sûre, lorsque la nation dont il est la colonne vertébrale a perdu la maîtrise de son économie ? Lorsque cet État voit sa souveraineté monétaire battue en brèche par la finance internationale et apatride ? Lorsque cet État se retrouve infiltré, perverti par des groupes de pression, des sociétés de pensée qui ont des ramifications avec l'étranger, à moins que celles-ci ne soient que des ramifications d'organisation étrangères ? (2)
        Les souverainistes déplorent certes bien des travers de la présente situation, comprennent qu'il faut maintenir des industries vitales pour la nation à l'intérieur des frontières nationales mais ne présentent aucun projet capable de restaurer à terme cette souveraineté monétaire, économique, intellectuelle. Au fond, ils demeurent attachés aux principes du libéralisme économique. Les principes d'une économie orientée et d'une finance fondée sur une autre base que la monnaie d'endettement leur sont inconnus sinon étrangers. La souveraineté monétaire n'est qu'une condition préalable ; elle n'est rien sans les techniques financières appropriées.
        En quelque sorte, ils veulent retrouver une organisation économique du même ordre que celle qui existait dans les années 1960, époque mythique à bien des égards pour beaucoup de gens.
        Mais la situation a changé. L'ouvrage est gigantesque : il faudra bientôt reformer une main-d’œuvre qui aura été coupée de toute une tradition de savoir-faire de tours de mains, tout ou presque sera à reconstruire. Cela nécessitera bien autre chose que la simple revendication du rétablissement de la souveraineté nationale ; cela nécessitera de mettre en place une société de corps intermédiaires économiques.
        Pour ce faire, une doctrine et une conception complètes et cohérentes sont nécessaires. Elles existent : ce sont la doctrine et la pensée nationalistes. Il semble utile de rappeler que le nationalisme, doctrine prônant la primauté du spirituel sur le matériel, est un élan vital qui refuse la mort de la nation, envisage et résout chaque problème par rapport à la France ; il est unité de doctrine, de direction et de méthode, ce que n'ont ni les partis populistes et souverainistes.
        Il importe toutefois de préciser qu'il ne s'agit pas d'attaquer les personnes. Il existe parmi les membres des partis populistes et souverainistes un spectre d'opinions allant des réformistes aux opposants plus catégoriques. Il est parmi eux des gens qui prennent conscience des travers présentement dénoncés ou qui, en ayant pris conscience ou le sachant clairement dès l'origine, pensent encore jouer un rôle d'essence révolutionnaire semblable à celui décrit précédemment. II ne s'agit pas de leur jeter d'opprobre. Le moment venu, les positions se clarifieront autour du pôle nationaliste qui constitue la matrice à partir de laquelle une direction nouvelle sera prise effectivement.
    André Gandillon
    (1) Encore, lorsque l'on parle de souveraineté de la France, faut-il se rappeler que par deux fois, les dirigeants de la République ont voulu des abandons de souveraineté : en juin 1940 avec Raynaud et Churchill, en 1956 avec Mollet et Eden lors de l'affaire de Suez ; cela bien avant que l'on brade notre souveraineté juridique avec l'U.E.. N'y a-t-il pas une sorte de penchant malsain dans le monde politique français ?
    (2) Précisons, même si cela paraît casuiste, que cette remarque ne vise pas l'Église dans la mesure où, s'occupant de questions spirituelles, étant universelle, elle n'a pour rôle que d'informer les intelligences de principes formateurs qui sont aussi bien intemporels qu'universels. Les relations entre spirituel et temporel sont régies par l'adage christique « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».

  • Le leurre droite-gauche

    Le linguiste italien Raffaele Simone vient de publier un essai « Le Monstre doux. L'Occident vire-t-il à droite ? » dans lequel il analyse la faillite de la "gauche" en Europe et les raisons qui font que l'Europe « vire à droite ».
    La thèse de Simone est que la gauche n'est plus porteuse d'un grand projet « à la hauteur de son temps », alors que la droite l'emporte parce qu'elle sait épouser l'esprit de notre époque marquée par l'individualisme, le consumérisme, la médiatisation et l'agitation (le "bougisme") et sait être pragmatique, sans idéologie précise.
    LE PARADIGME DES «LUMIÈRES»
    Nous sommes là en présence d'un livre qui participe à l'édification d'un énorme leurre dans la mesure où il continue de faire accroire qu'il existe bien une droite et une gauche alors qu'en réalité, il s'agit essentiellement de variations d'intensités au sein d'un même spectre à savoir celui issu du courant de pensée des «Lumières» qui constitue le paradigme du monde dit "moderne".
    Celui-ci se fonde sur la thèse anthropocentriste selon laquelle l'homme, doué de sa seule raison, est capable d'organiser et de transformer harmonieusement le monde selon sa volonté. Il en résulte que cette conception s'oppose à la notion d'ordre universel au sein duquel l'homme n'est qu'un élément et aux lois duquel il doit obéir pour vivre harmonieusement. La civilisation européenne, comme toutes les civilisations d'ailleurs, s'est construite selon cette notion d'ordre universel et plus particulièrement selon les principes de l'helléno-christianisme qui constituent la fibre de sa pensée et de son âme. Toute société repose sur une hiérarchie de corps intermédiaires, sur les différences d'aptitudes et de qualité des personnes que, cependant, le christianisme a, en Europe, tempérée et sublimée en établissant que chaque homme, en tant que fils de Dieu, avait une égale dignité.
    Or, depuis 1789, à savoir le déclenchement du séisme révolutionnaire en France, les idées dites « des Lumières » se sont progressivement imposées à toute l'Europe, en sapant et en détruisant les fondements sur lesquels la société européenne s'était construite. Les différences naturelles entre les personnes ont été niées, les corps intermédiaires supprimés pour faire place à une société faite d'individus, dont l'image la plus saisissante est celle de ces écrans faits de milliers de pixels indifférenciés et anonymes. Tout ordre transcendant, supérieur à l'homme, a été nié, laissant celui-ci établir des règles selon son bon vouloir et dont la validité dure aussi longtemps qu'il n'a pas décidé d'en adopter de nouvelles.
    En fait, en moins de deux siècles, la civilisation européenne s'est trouvée amputée de sa composante spirituelle pour se réduire à sa seule composante matérielle, ignorant les règles fondamentales et immuables sans lesquelles aucun homme ne peut se construire et aucune civilisation ne peut survivre durablement. Comme l'écrivait Lionel Groulx (Directives, 1937, Montréal), ce prêtre et nationaliste canadien français, « Tout ordre économique et toute civilisation qui tentent de se constituer contre l'homme sont voués à la destruction violente ». Des phénomènes comme le développement de l'immoralité, de l'immigration extra-européenne inassimilable sont la conséquence de cet état de fait et sont les prodromes de graves crises futures.
    La distinction « droite-gauche » date de la Révolution française et a pour origine le positionnement des factions modérées à droite et des factions révolutionnaires à gauche du président de l'Assemblée constituante dès 1789. Il en résulte que ce classement est lié à la société révolutionnaire : raisonner, se positionner selon cet ordre revient à s'insérer peu ou prou dans les repères d'un monde qui s'est développé sur la destruction de celui issu du fond des âges. Ce monde "moderne" s'est constitué en rupture avec la tradition millénaire sur laquelle se fonde notre civilisation.
    La tradition est d'ailleurs cette grande réalité qu'il convient de dégager de notions confuses. Pour quelques-uns, tradition est synonyme de menues coutumes : familiales, paroissiales, nationales... Traditions si l'on veut, mais fleurs ou fruits d'une tradition plus vraie, plus profonde, où chacun aperçoit l'esprit chrétien d'une famille, l'autorité patriarcale, elles-mêmes rattachées à la grande tradition chrétienne de notre race. Pour d'autres - et c'est le grand nombre - qui dit tradition, dit routine, à tout le moins quelque chose de statique, de figé, une sorte de résidu archéologique cristallisé, il y a des siècles, au fond de l'âme d'une nation.
    La simple étymologie proteste déjà contre pareilles définitions. Tradition veut dire livraison, transmission. Et puisqu'il s'agit ici de la transmission d'un legs moral, et d'une transmission par un organisme vivant, en évolution constante, forcément la réalité s'impose d'un legs moral qu'on peut supposer identique à soi-même en son fond, mais qui, de génération en génération, ne laisse pas de se modifier, de s'enrichir d'éléments nouveaux. À parler net, qui dit tradition, dit continuité, avance constante, enrichissement perpétuel ; et, par cela même, l'on ne saurait concevoir de tradition que la tradition vivante. Au sens le plus général du mot, qu'est-ce autre chose que les caractères, les lignes maîtresses d'une histoire ? On l'a dit justement : ce sont les «constantes» d'un peuple, ses lignes de force. Et le mot évoque la pensée intérieure, le plan architectural selon lequel un peuple bâtit son histoire alors que, fidèle aux impulsions spécifiques de son âme, il vit, crée, évolue mais sans jamais briser ses lignes de fond, restant consubstantiel à son passé, à ses ancêtres, au génie de sa race. Qui ne voit aussi que définir le rôle de la tradition, c'est définir, du même coup, le rôle de l'histoire ? Les "constantes", les lignes de force, qui les découvre dans l'amas et le déroulement emmêlés des faits ? Qui peut les dégager, dans le paysage du passé, aussi nettement que, sur une carte routière, les voies maîtresses ?
    Lorsque l'on tourne le dos au principe de sa vie, on ne peut se sauver que par retour à son principe vital. C'est ce phénomène de rejet de ce que nous sommes, nous autres débiteurs insolvables de nos ancêtres, et des conséquences qui en résultent, dont nous vivons, douloureusement, les manifestations.
    LA DÉMOCRATIE, REGIME DE GAUCHE
    Dans le subconscient commun, la droite est assimilée à ce courant générique de pensée qui se réfère à la tradition, à l'enracinement dans ce qui constitue la fibre de notre être et de notre civilisation. La gauche est considérée comme regroupant tout ce qui fait table rase du passé et dont l'adage emblématique en France est qu'elle est née en 1789, telle une sorte de génération spontanée, faisant fi des « quarante rois qui ont fait la France ».
    Au fil des générations, pourtant, ce schéma est non seulement des plus trompeurs mais il est devenu une des croyances les plus fausses qui soient.
    En effet, cette distinction droite-gauche s'est atténuée, au point de n'être plus qu'une distinction en trompe-l'œil, dans la mesure où la droite s'est gauchisée. Autrement dit, ce que l'on désigne comme étant « la droite » n'est plus rien d'autre qu'un leurre grossier dans la mesure où, au fil des lustres et des ans, elle n'a cessé, par démagogie, par nécessité électoraliste, par intérêt politique immédiat et initialement par manque de conviction, de faire sienne les idées de gauche.
    Ce glissement résulte de ce que le régime dans lequel nous vivons depuis 1789 et qui a gangrené toute l'Europe est un régime de gauche dans la mesure où c'est son système de pensée, celui fondé sur le rejet de l'idée d'un ordre universel aux règles duquel l'homme doit se conformer, qui s'est imposé à elle. Il faut avoir en permanence présent à l'esprit que nous vivons dans un ordre politique, celui de la "démocratie", qui s'est substitué à l'ordre naturel des civilisations et, par suite en contradiction avec la civilisation helléno-chrétienne dont nous sommes les héritiers et les tributaires.
    Par conséquent, pour être admis dans ce système, il faut inévitablement, comme dans tout système, en accepter les présupposés philosophiques et métaphysiques ou, du moins, s'en accommoder et ne pas les rejeter. Sinon c'est le système qui vous rejette et vous vous retrouvez dans la situation d'opposant. Certes, il est possible de jouer à l'intérieur du système dans la mesure où vous êtes contraints de le subir aussi longtemps que vous ne l'avez pas renversé, mais vous aurez le système contre vous et il fera tout pour vous marginaliser, voire vous éliminer, tel un corps étranger.
    LE PIÈGE DE L'ACCOMMODEMENT
    Le piège, en quelque sorte, dans lequel sont tombés les contempteurs de l'ordre démocratique est en effet celui-ci : bien que le rejetant viscéralement à l'origine, ils n'ont jamais su, ou pu le mettre à bas car, en dehors de ceux qui ont vu dans la tradition, non pas un système vivant mais un système figé qu'il fallait conserver coûte que coûte, oubliant les effets de la flèche du temps, ils ont toujours pensé, ou bien qu'il était amendable, ou bien qu'il n'était pas entièrement mauvais.
    L'un des événements les plus tragiques fut la politique de ralliement des catholiques, sous l'impulsion de Léon XIII, à une République française qui, par nature, était anti-catholique et ne cessait de le montrer. L'idée de Léon XIII était que les catholiques, constituant la majorité de la population française, devaient logiquement s'emparer du pouvoir et transformer la république maçonnique en une république chrétienne. Funeste erreur car accepter un régime jusqu'alors vilipendé revenait à le conforter et à lui donner les moyens de se renforcer et de combattre ceux qui, au lieu de continuer à le rejeter, s'en accommodaient. Nous savons la suite : ce furent le ministère Waldeck Rousseau et sa loi sur les Congrégations mise en œuvre par le « Petit Père Combes » qui déboucha sur la séparation de l'Église et de l'État sous l'impulsion des frères du Grand Orient.
    Sous la cinquième de leurs républiques, nous avons pu observer la poursuite de ce processus. Les exemples ne manquent pas. Citons celui de la pilule anticonceptionnelle, promue par les égéries de gauche du style Simone de Beauvoir, rejetée dans un premier temps avec horreur par le pouvoir gaulliste avant qu'il en légalise l'usage avec la loi Neuwirth en 1967. Poursuivons avec l'avortement, dont la dépénalisation fut soutenue par les mêmes gauchistes, au grand scandale des partis de droite alors au pouvoir avec Georges Pompidou, avant qu'en 1974, un autre gouvernement de droite, celui de Giscard d'Estaing-Chirac, ne le dépénalise et, de fait, le légalise sous le nom de « loi Veil », du nom de celle qui l'a rédigée.
    Nous pouvons continuer avec la politique de l'antiracisme et des lois anti-françaises dans la mesure où elles accordent aux immigrés, même illégaux, un traitement de faveur. Adoptées dans les années 1980 à l'initiative des gouvernements socialistes sous la présidence Mitterrand, au grand dam des partis de droite d'alors, RPR et UDF, elles ne furent jamais remises en cause par ces derniers lorsqu'ils revinrent aux affaires et, plus encore, furent aggravées, au point que sous l'actuelle présidence, le pouvoir a adopté comme un dogme la notion de « discrimination positive », autrement dit le principe consistant à favoriser les étrangers d'origine au détriment des naturels français. Nous pourrions continuer cette nomenclature avec d'autres exemples dont l'un des plus aberrants est la question du "mariage" des homosexuels...
    Un processus analogue peut être observé et décrit dans les autres États d'Europe. Lâcheté ? Manque de convictions ? Intérêts personnels à court terme ? Un mélange des trois ? Peu importe : les hommes étant jugés à la somme de leurs actes, nous n'avons pas à sonder l'âme des membres des partis de droite : constater leur glissement continuel vers les idées de gauche, même avec quelque retard, nous suffit pour conclure que, sous des emballages différents, nous avons affaire à des gens qui ne se différencient en rien de fondamental avec les gens de gauche.
    Dès lors, il n'est pas étonnant que celle-ci soit, comme l'écrit Raffaele Simone, en perte de vitesse dans la mesure où son dessein historique se trouve réalisé puisqu'elle a réussi à faire adopter ses idées par ses adversaires et faire quasiment table rase du passé.
    Le phénomène est d'autant plus compréhensible que cette gauche, notamment la gauche marxiste, depuis l'effondrement du régime soviétique, s'est de fait, pour une grande part, ralliée au système d'économie de marché et plus encore de domination de l'économie financière qui s'affranchit de toute règle autre que celle qui lui convient à un moment donné.
    En fait, la différence n'est que dans la présentation, dans la manière de savoir se vendre sur le marché électoral, phénomène bien décrit par Raffaele Simone.
    RÉSISTER À  LA SIRENE DEMOCRATIQUE
    Certes, il n'est pas facile, durant des décennies, d'avoir assez de force de conviction, assez de force de caractère pour refuser un système malsain, destructeur de notre civilisation, pour affirmer sans faiblir les principes éternels, conformes à l'ordre naturel et tels que nous l'enseignent - ou devraient nous l'enseigner - l'expérience et l'histoire, sans lesquels une civilisation ne peut que s'affaiblir sinon mourir ; cela sans pour autant s'enfermer dans un conservatisme obtus comme ce genre de situation tend à le susciter chez certains.
    L'évolution actuelle du Front National, telle qu'elle se dessine avec Marine Le Pen, montre que ce mouvement politique, qui a toujours accepté de fait les présupposés du système démocratique, est comme attiré par les sirènes régimistes et par suite est fortement tenté d'amodier son discours pour pouvoir être admis par la Ve République qui jusqu'alors le tenait à l'écart, en l'utilisant comme force de stérilisation des régnicoles qui rejettent le déclin et la décadence d'une France dirigée par des sicaires au service d'une super classe mondiale apatride. Il suivrait en cela l'évolution d'un Gianfranco Fini qui a depuis longtemps vendu son âme au système pour y faire carrière.
    Il a été montré que la grande faiblesse de Louis XVI fut d'avoir de la sympathie pour les idées des révolutionnaires, lesquelles étaient opposées aux principes qu'il incarnait. Sous la Restauration, les « ultras royalistes » s'accommodèrent déjà du système démocratique, adoptant ainsi une idée des révolutionnaires. Certes, ils l'avaient amodié en le limitant aux classes aisées, mais, ce faisant, ils avaient oublié que l'on ne peut accepter un principe sans en comprendre et en admettre toute la logique qui est ici celle du suffrage universel fondé sur un égalitarisme théorique. D'ailleurs, diverses études historiques ont montré que, si la Restauration avait maintenu le suffrage universel plutôt que d'instaurer le suffrage censitaire, mesure bancale, Charles X aurait conservé son trône car l'immense majorité de la population lui était favorable. En fait, il ne faut jamais oublier que si un système est par nature vicié, il pervertit inévitablement ce qu'il peut contenir d'apparemment valable.
    Au fil du XIXe siècle puis du XXe siècle, l'histoire politique des États d'Europe gagnés par les idées démocratiques, la Grande-Bretagne et la France donnant le ton, peut se résumer en ce que les partis de droite ont toujours adopté, avec plus ou moins de retard, les positions que défendaient les partis de gauche à un moment donné. Autrement dit, les partis de droite ont un simple rôle de frein dans la mesure où ils s'opposent dans un premier temps aux idées proposées par les partis de gauche et retardent ainsi leur mise en application de quelques mois ou de quelques années ; après quoi, lorsque d'aventure ils accèdent au pouvoir à la suite d'une échéance électorale, ils ne remettent pas en cause ce qu'ils rejetaient auparavant, à l'exception parfois de quelques mesures secondaires, électoralisme oblige.
    LA FAUTE DU RALLIEMENT
    Les Français et les Européens - qui, conscients de la nocivité du système démocratique, conscients que l'avenir de notre civilisation, envisageable uniquement par l'insertion de l'avenir dans la filiation de la tradition, est incompatible avec quelque compromission que ce soit -, doivent savoir et faire connaître, argumentaire à l'appui, que l'opposition droite-gauche n'est qu'un leurre, une sorte de jeu de rôles entre membres d'une même classe politique qui ne se distinguent que par des sensibilités, des états d'âme personnels mais qui se rejoignent pour défendre les principes fondateurs du système. Nombre de gens le ressentent confusément mais ne vont pas au-delà. Il s'agit de leur rendre les idées claires. Il s'agit de leur montrer que le nationalisme n'est pas cette idéologie aventuriste et belliqueuse que les media dressent comme un épouvantail mais la doctrine constituant le fondement du régime alternatif au funeste système démocratique qui nous ronge et nous détruit. Le nationalisme est la doctrine qui désigne les principes salvateurs de la politique naturelle, conforme à l'ordre universel et au génie de notre civilisation, qu'il convient de mettre en œuvre par rapport au bien commun de chaque nation considérée dans la totalité de ses composantes, d' ordre spirituel et matériel.
    En ce moment, comme par le passé, il s'est toujours trouvé des hommes qui ont refusé toute compromission avec le système. Généralement, ils n'ont jamais eu accès au pouvoir, ont été marginalisés, dénigrés, calomniés ; s'ils y ont eu accès, ce fut de manière éphémère, l'aléatoire de l'histoire ne leur permettant pas de s'y maintenir. Pourtant, au fil des générations, a toujours existé cette « minorité inaccessible au découragement », comme la désignait José Antonio Primo de Rivera, qui a su transmettre intact, vivant, car adapté aux conditions de chaque époque, le flambeau de notre tradition civilisationnelle, sachant que, si aujourd'hui elle ne connaissait pas la victoire, sa ténacité d'airain était la condition de la victoire de demain. Cette minorité d'élite sait que, tôt ou tard, le cours millénaire de l'histoire corrige les déviances. Face à un système contre nature, perclus de contradictions, elle sait que des occasions salvatrices se présenteront et qu'il lui revient de se préparer en permanence et plus que jamais pour alors les saisir.
    André GANDILLON. RIVAROL 8 OCTOBRE 2010

  • Les Gaulois savaient écrire

    Nous ne savons pas si les Gaulois avaient une écriture. Aucun alphabet ne nous est parvenu. Le problème a naturellement intéressé un savant dont l'autorité est reconnue internationalement. Ces pages de Paul-Marie Duval rendent sensible le travail de documentation, de comparaison et de déduction - un travail de policier de l'Histoire ? - qui conduit l'historien à une certitude vraisemblable.

    Les plus anciens Gaulois connaissaient-ils ce que nous appelons « l'écriture » ? Oui, puisqu'ils gravaient des inscriptions dans leur langue sur pierre, sur bronze, sur céramique, mais ce n'est là qu'une forme particulière de l'écriture. Alors, c'est plutôt non, si le mot implique l'utilisation répandue,sinon générale, d'un alphabet par tout un peuple et notamment par des écrivains.

    En effet, ce moyen de transmission graphique mis au service de la littérature ne nous est connu en Gaule préromaine ni par l'équivalent d'un manuscrit, ni par une tradition indirecte. En revanche, une enquête menée depuis deux décennies à travers toute la France sur les inscriptions gauloises, c'est-à-dire en langue celtique, dont le nombre s'accroît chaque année et dont l'inventaire devient révélateur, devrait nous permettre, avec le secours de quelques textes anciens, de cerner cette question aujourd'hui mieux qu'hier.

    Les contemporains des Gaulois encore libres, les Grecs ou les Romains, n'ont pas signalé que ces «barbares» n'usaient pas de l'écriture, et cela déjà est significatif, mais de plus, à l'époque de Jules César - c'est lui qui le dit - les druides utilisaient l'alphabet grec pour ce qui n'était pas l'enseignement de leur doctrine et de leur science, les comptes publics et privés par exemple ; et l'évaluation numérique des soldats, des femmes, enfants et vieillards chez les Gaulois de l'Helvétie était notée sur des tablettes « en lettres grecques ».

    César donne encore un curieux témoignage à propos d'une histoire de correspondance. Quintus Cicéron, le frère de l'orateur, était assiégé dans son camp du nord de la Gaule. Il parvient à faire passer au proconsul un message d'alerte, fixé sur le javelot du porteur. César se dirige alors vers le camp et charge un autre messager de porter une lettre secrète à Quintus, par le même procédé. D'après le texte des Commentaires comparé à celui de l'Histoire romaine de Dion Cassius, le secret aurait consisté dans l'emploi, soit de l'alphabet grec ou de la langue grecque, soit d'un code, soit des deux.

    Suivant les instructions reçues, l'homme craignant de ne pouvoir entrer dans le camp, lance le javelot par-dessus la fortification, mais l'arme se fiche dans le mur d'une tour, y reste deux jours avant qu'un soldat ne l'aperçoive et n'apporte la lettre à son destinataire.

    Peu après, celui-là fait porter une réponse à César, lui annonçant la levée du siège.

    La deuxième de ces trois lettres, le message secret, nous apprend au moins que parmi les Nerviens, qui étaient pourtant les Celtes les plus rudes de toute la Gaule, certains pouvaient être considérés par les Romains comme capables de déchiffrer ou faire déchiffrer un texte, c'est-à-dire d'utiliser l'écriture.

    Il y a mieux. Aux funérailles de Gaulois importants, il arrivait, selon Diodore de Sicile, contemporain de César, que les proches du défunt jetassent dans les flammes du bûcher des lettres à l'attention de leur parent. Cette coutume est touchante : c'est l'affection des siens, leur pensée, le souvenir des vivants que ces tablettes évanescentes allaient confirmer pour toujours au disparu en lui apportant dans sa survie un contact humain, avec un peu de lecture et même, qui sait ? quelque surprise, exprimée avec une inégalable discrétion.

    On peut tout imaginer de ces messages : regrets, tendresse, fidélité éternelle, louanges, gratitude, et aussi souvenirs variés de la vie de tous les jours, douces taquineries, réponses différées à de vieilles questions laissées en suspens, révélations, ultimes mises au point ?… Là, en tout cas, nous sommes bien entre gens qui savent lire et écrire.

    Un alphabet national

    Les inscriptions en langue gauloise sont rares, quelques centaines seulement, mais il faut y ajouter la masse des monnaies à légendes et tout un calendrier d'une savante complexité.

    Les textes les plus anciens, les épitaphes, dédicaces aux dieux, graffiti de propriété sur céramique, malédictions en charabia griffonnées sur du plomb, sont en caractères grecs diffusés par Marseille, principalement dans le Midi, à partir du IIIe siècle avant notre ère, mais adaptés pour rendre certains sons du gaulois, si bien que M. Michel Lejeune, à qui l'on doit l'étude approfondie et singulièrement nouvelle de ces documents, a pu parler à leur propos d'un alphabet national.

    Ces inscriptions « gallo-grecques » (langue gauloise et lettres grecques) sont pour nous d'un grand prix, parce que notre connaissance du celtique ancien leur est due pour une part. Et voilà attesté par l'épigraphie un emprunt à la culture hellénique plus important que celui dont César a témoigné.

    Egalement adaptés, quand les Romains eurent créé la « Province », furent les caractères latins des inscriptions « gallo-latines », dont M. Robert Marichal mène à bien l'édition intégrale et l'interprétation. Là aussi, il y a comme un alphabet national, qui devait rester sporadiquement en usage jusqu'à la disparition de la langue sous l'Empire. Il est, d'ailleurs, seul à nous transmettre quelques phrases du langage parlé, tel cet avertissement intéressé du malicieux convive gaulois, lu sur un vase à boire qu'on se passait à la ronde : « Je contiens la boisson des suivants » - autrement dit : « A bon buveur, salut ; vas-y tout de même doucement, s'il te plaît ». C'est aussi à cette écriture cursive latine, comme calligraphiée sur les comptes de potier de l'Aveyron, que nous devons de savoir compter jusqu'à dix en gaulois.

    Les légendes monétaires forment une catégorie particulière. Inscrites en caractères grecs, latins, gallo-grecs, gallo-Iatins, étrusco-italiques, elles n'ont presque rien de commun, sauf la langue, avec les autres inscriptions. Quelques centaines de textes, reproduits à des milliers d'exemplaires, apportent de nombreux noms d'hommes, quelques noms de tribus et de magistratures. Et puis ces pièces répandaient un usage limité de l'écriture à l'intérieur du pays et jusqu'au-dehors, chez d'autres peuples celtiques. Les savants travaux du Dr Colbert de Beaulieu, qui est bien le seul à pouvoir mener à son terme la publication de l'ensemble hétérogène que forment toutes ces légendes monétaires, nous apprennent notamment que l'alphabet gallo-grec se trouvait pour elles utilisé jusque dans le nord de la Gaulle. Plus nombreuses en lettres latines, portant les noms des chefs au pouvoir, elles étaient d'une certaine manière, des « mass média » pour l'univers des Celtes. Et voici la plus longue des inscriptions gauloises, le calendrier trouvé à Coligny, dans l'Ain, à la fin du siècle dernier, et qu'on peut voir au musée de Lyon. D'époque romaine impériale, cette plaque de bronze mesure 1,50 m sur 0,90 m, Les 130 fragments conservés nous révèlent cinq années consécutives d'un calendrier en langue gauloise ; le texte complet comptait plus de 2.000 lignes gravées en lettres latines et disposées en colonnes comme notre calendrier des Postes.

    Ce document étonnant, avec son décompte des jours plus simple que celui des Romains, était en usage en Bourgogne, avant comme encore après la réforme calendaire de Jules César ! Sans cet immense aide-mémoire, comment reconnaître à leur place les changements entraînés par l'intercalation d'un troisième mois tous les deux ans et demi !

    Lunaire à l'origine, en effet trouvé avec les fragments d'une statue du dieu Mars, il était tenu à jour et ajusté périodiquement, tant bien que mal, à l'année solaire par ceux qui en détenait le secret avec le pouvoir d'une autorité religieuse, car ce fut là d'abord et partout le travail des prêtres. Cette inscription remarquable est ainsi le seul témoin concret que nous possédions de la science très ancienne des druides.

    L'élaboration en effet, de cette mesure des siècles suppose des observations astrales inlassablement répétées pendant de longues années et précisées plus lentement encore car rien n'est plus farouchement conservateur que cc régulateur du temps vécu et à vivre, dont dépend le rythme variable. ou monotone des travaux et des jours. Les observations astronomiques remontent sans doute à l'âge du bronze, peut-être même plus loin, à l'origine de l'agriculture, qui ne peut s'en passer.

    Une masse de données avait donc été recueillie par l'élite intellectuelle des Gaulois. Comment a-t-elle pu être transmise ? Notre mémoire est capable de tours de force que bientôt nous n'imaginerons même plus, trop aidés que nous sommes par nos machines, mais les calculs et les ajustements calendaires ne pouvaient être fixés et repérables d'une année à l'autre, d'un lustre à l'autre, d'un cycle à l'autre, que par un système de notations, sous peine de graves erreurs dangereusement et indéfiniment accumulées. Alors, les plus anciens autours du calendrier gaulois disposaient-ils d'un jeu de signes, d'une « écriture », dont nous ne saurions rien ? C'est la question.

    Il y a bien des suites de signes incompréhensibles gravés sur des tessons trouvés en divers points de la Gaule, qui pourraient appartenir à plusieurs systèmes graphiques très anciens : essais balbutiants, tentatives locales avortées, qui auraient cédé la place aux alphabets empruntés. Un succès obtenu dans cette voie aurait pu aider à la fixation et à la transmission d'un calendrier qui, en tout cas, a dû être noté, inscrit ou écrit, de quelque façon, bien avant la romanisation, pour ne pas sombrer dans l'arbitraire d'un fonctionnement purement empirique.

    A l'inverse des inscriptions, les genres littéraires que nous pourrions attribuer aux Gaulois par comparaison avec d'autres peuples étaient de ceux que se transmettaient oralement poètes, chanteurs. récitants et leurs maîtres les professeur : légendes épiques, généalogies princières, éloges et satires à l'adresse des grands, hymnes religieuses et chants de guerre, cosmogonies, prophéties…

    Les disciples des druides apprenaient un nombre considérable de vers et restaient parfois une vingtaine d'années à cette école : quel bagage était le leur ! Comme les plus anciens aèdes homériques et, de nos jours, les bardes yougoslaves, le barde gaulois devait bien se passer d'écriture et garder pour lui les charmes des vieilles histoires et les sortilèges de la poésie.

    Ainsi l'Irlande de l'âge du fer, qui ignorait l'écriture alphabétique, écoutait ses vieilles épopées païennes, de vers et de prose alternés, qui ne furent écrites avec quelques adoucissements qu'au VIe siècle par les moines. Pourquoi en Gaule une littérature orale aussi brillante n'aurait-elle pas existé, à un niveau de développement intellectuel allant de pair avec l'affinement de la sensibilité que nous révèle un art original, merveilleusement subtil, volontiers abstrait, techniquement avancé, qui s'est épanoui pendant la période de l'indépendance celtique ?

    Par la faute des druides

    Mais, d'une telle production littéraire, aucun vestige original ou traduit ne nous a été transmis ; rien non plus, dans les lettres gallo-romaines, ne rappelle une littérature nationale antérieure. Il est donc vraisemblable qu'une transmission orale s'est arrêtée brutalement lors de la conquête romaine et que la réservation des meilleurs alphabets du monde aux inscriptions et à quelques emplois pratiques fut la cause principale d'un naufrage sans retour. Rien n'interdit toutefois de penser que, comme le calendrier, des textes ont pu bénéficier de la connaissance de cette écriture, dans une mesure qu'évidemment nous ignorons encore.

    La vie de l'esprit étant alors le monopole des druides, cette puissante autorité morale et politique devait garder jalousement le privilège de son savoir. Ils étaient versés, dit César, dans les opérations astronomiques, la mesure de la terre, « les choses de la nature ». Puisque deux alphabets étaient connus et utilisés en Gaule, s'ils n'ont pas été employés pour faire fructifier l'enseignement, c'est qu'il y avait prohibition de la diffusion.

    Les druides ont ainsi, par leur exclusivisme traditionnel, privé d'avenir leur production intellectuelle (à l'exception du calendrier, qu'ils étaient bien obligés de noter d'abord pour eux-mêmes) et ils ont grandement contribué à la disparition de la science et de la littérature, puisque rien de ce qui était transmis oralement n'a pu survivre à la suppression du clergé druidique et que, même si quelques écrits ont échappé à cette sorte d'autocensure, les Romains se sont bien gardés de recueillir, de transcrire et de traduire ces créations du génie indigène.

    Ah ! si les Gaulois avaient été admis à utiliser largement et librement leur écriture pour honorer et perpétuer leur propre langue, ou si ce qu'ils ont peut-être écrit n'avait pas dû être détruit pendant une guerre inexpiable de huit ans et ensuite par le manque d'intérêt des Romains, quels trésors ne nous auraient-ils pas transmis !

    Ces guerriers étaient, de l'avis de leurs contemporains, de fort beaux et intarissables parleurs. Parler, inscrire, mais écrire ? Il est incontestable qu'ils en possédaient tous les moyens ; il paraît désormais probable qu'ils s'en soient servis plus, et depuis beaucoup plus longtemps, que nous ne pouvons l'imaginer aujourd'hui. N'est-ce pas déjà beaucoup ?

    Par Paul-Marie DUVAL de l'lnstitut - Historia, février 1984

  • La société - La Sociologie

    La Société
    L'homme n'existe que dans une société. L'enfant sauvage n'a jamais pu être socialisé et apprendre un langage évolué car il a connu trop tard la société. Il n'est jamais devenu « homme ». L'homme est intrinsèquement un animal social, Aristote disait un animal politique. Le solitaire vit en société, la seule chose qui le distingue est de mettre une distance plus forte avec les autres.
    Le fait de vivre en société avec d'autres n'est pas propre à l'homme puisque de nombreux animaux vivent en groupes. À la différence des animaux, les sociétés humaines évoluent sans cesse ; elles sont dans un processus historique.
    L'homme est fondamentalement un être-avec (Mit-sein) et même un être-au-monde-ensemble. L'action politique ne consiste qu'à vouloir transformer ou conserver la société. Les hommes éprouvent un besoin de changement ou de non-changement lié à leur position sociale.
    La société est organisée par des institutions qui régissent les habitudes sociales ou des lois.
    « Aussi l'homme est-il un animal civique, plus social que les abeilles et autres animaux qui vivent ensemble » (Aristote, Politique)
    « L'homme est, au sens le plus littéral du terme, un animal politique ; il est non seulement un animal social, mais un animal qui ne peut s'individualiser que dans la société » (Marx)
    La culture
    On oppose la culture à la nature, c'est-à-dire ce qui est inné ou biologique. La culture est transmise par la société. Elle comporte tous les éléments de la vie humaine : langue, religion, art, coutumes, science et technique.
    L'état de nature est une chimère ou une abstraction rousseauiste. On l'oppose à l'état de société qui lui existe. L'état de nature a une fonction méthodologique pour ceux qui étudient les sociétés. Société et culture sont liées. Ce qui sépare l'état de nature et l'état de société est l'existence de règles.
    « Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l'état de la culture » (Lévi-Strauss)
    Le passage de la nature à la culture ou à la société est la prohibition de l'inceste. Ce n'est pas toujours le même parent.
    La société individualise les membres d'une même culture. Chaque « pays » peut donc créer des types d'individus au-delà des différences des personnalités.
    « Ainsi, chaque culture refoule, inhibe, favorise, surdétermine l'actualisation de telle ou telle aptitude, de tel trait psychoaffectif, fait subir des pressions multiformes sur l'ensemble du fonctionnement cérébral, exerce même des effets endoctriniens propres et ainsi intervient pour coorganiser et contrôler l'ensemble de la personnalité » (Edgar Morin)
    La sociologie
    On a affaire à une discipline relativement jeune même si des philosophes avaient déjà analysé la société de leur temps, d'Aristote à Montesquieu. Le mot « sociologie » a été repris par Auguste Comte car il existait déjà.
    Sur le plan universitaire, il n'existe pas d'agrégation de sociologie et la plupart des sociologues connus comme Durkheim, Boudon ou Bourdieu ont passé l'agrégation de philosophie, d'histoire pour Alain Touraine.
    La sociologie est très connotée politiquement. Elle est fatalement remplie de présupposés politiques ou idéologiques. En France particulièrement, la sociologie est marquée à gauche si l'on excepte Raymond Boudon (et quelques autres peu nombreux) que l'on pourrait situer du courant libéral. Soit l'on donne la primauté à l'individu, soit l'on donne de l'importance à tous les facteurs sociaux (classes sociales, pressions sociales diverses, institutions,...)
    La société primerait sur l'individu. En tout cas, pour un sociologue, tout groupe humain ne se réduit pas à la juxtaposition de ses individus.
    Il y avait déjà chez Descartes et Pascal une vision de la société. Descartes écrivait : « Larvatus prodeo » (j'avance masqué). Au-delà de sa doctrine philosophique, il y a le désir d'émancipation vis-à-vis de la tradition et donc de la société au nom de la raison. Dans la tradition, il y a les institutions.
    Pascal, adversaire de Descartes (ce n'est pas pour rien qu'Heidegger avait son portrait dans son bureau) respecte les institutions. Sa vision pourrait se définir comme conservatrice. Mais pour Pascal, les vrais devoirs sont au-delà du monde. Il faut obéir aux devoirs terrestres tout en les méprisant. Pascal prône une émancipation envers la société et la raison. On pourrait dire de Pascal qu'il a été déjà un déconstructeur de la raison.
    Les visions de Descartes et Pascal s'opposent à la vision de Leibniz « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Il y a pour ce dernier une rationalité dans la société.
    On peut dire que la sociologie s'appuie toujours sur une pensée philosophique, même si cela se voit moins dans les analyses parcellaires et quantitatives particulièrement en vogue dans la sociologie américaine. Il a existé de nombreux sociologues qui ont laissé une trace dans les principaux pays (Allemagne, France, Angleterre, États-Unis, ...). En langue espagnole et italienne existe aussi toute une littérature sociologique propre ; nous allons étudier les principaux sociologues allemands et français.
    Le savoir sociologique a été remis en question par certains scientifiques et philosophes. Pour Dilthey, la sociologie n'est qu'une gigantesque chimère.
    Tônnies
    L'Allemand Ferdinand Tônnies a fait la distinction pertinente entre Gemeinschaft et Gesellschaft (communauté et société). Le sociologue distingue aussi deux sortes de volonté Wesenwille et Kürwille : la première est la volonté profondément enfouie, basée sur l'instinct, la seconde est la volonté libre qui vient de la réflexion.
    La wesenwille est à la source de la Gemeinschaft (communauté) liée à un cadre rural. La volonté libre s'exerce dans un cadre urbain. On devine l'utilisation politique de ces concepts. La différence entre la patrie charnelle et une société fondée sur le contrat traverse encore le débat politique actuel. Rappelons que le livre de Tônnies, Gemeinschaft et Gesellschaft date de 1887.
    Max Weber
    Max Weber peut être considéré comme le plus grand sociologue allemand. Dans « Economie et Société », nous avons une définition de la sociologie : « Nous appelons sociologie une science qui se propose de comprendre par interprétation l'activité sociale et par là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets ».
    Les grandes idées de Max Weber sont :
        ⁃    il ne croit pas à l'existence de lois universelles pour le comportement humain, comme il en existe pour la physique ;
        ⁃    nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. La rationalisation du monde est intrinsèque à la civilisation occidentale. Cette rationalité aboutit aussi à un désenchantement du monde ;
        ⁃    son analyse la plus célèbre fut celle sut l'éthique protestante très propice au développement du capitalisme (importance de l'individu, goût de l'effort ou du travail poussé jusqu'à l'ascétisme).
    Max Weber a fait des analyses sur les modes de domination et d'autorité qui sont restées en particulier sur le charisme et la bureaucratie.
    Émile Durkheim
    Pour le sociologue, « Un fait sociologique, c'est toute forme plus ou moins définie de l'action qui possède la faculté d'exercer une contrainte extérieure sur l'individu ». Le fait social est supérieur à l'individu.
    « La supériorité de la société n'est pas seulement physique mais également morale et spirituelle ».
    Un des livres les plus connus de Durkheim fut « Le Suicide ». Le suicide est un fait social. Les données statistiques montrent une tendance au suicide dont « chaque société est collectivement affligée ».
    La grande explication de Durkheim sur le suicide est : « Le suicide varie en fonction inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu ... ». En France par exemple, les ouvriers agricoles sont le plus sujets au suicide.
    Raymond Boudon   
    Le sociologue français donne la primauté à l'individu, ce qui le différencie de Durkheim et Bourdieu, et même de la plupart des sociologues français. Sa démarche s'appelle l'individualisme méthodologique. Il y a une rationalité des comportements. Lorsqu'un individu agit, il a pour Boudon des raisons de le faire.
    Bourdieu et Touraine n'ont selon lui qu'une vision hyper socialisée de l'homme. Chez Bourdieu, l'homme n'est que l'expression de son milieu social. Quant à Touraine, l'homme est soumis aux mouvements sociaux qui créent la dynamique de la société.
    On peut dire que Boudon a été à contre-courant des pensées dominantes en France et est relativement peu connu dans notre pays à la différence de Bourdieu.
    Pierre Bourdieu
    Il a été un sociologue consacré puisqu'il a obtenu la chaire prestigieuse du Collège de France. De formation philosophique, le sociologue se revendiquait comme marxiste.
    Il a particulièrement étudié la reproduction sociale. Pour Bourdieu, les « dons » ne sont que le reflet de l'appartenance à une classe sociale privilégiée. On hérite la culture de son milieu. Le terme « héritage culturel » vient du livre « Les Héritiers ».
    Les concepts devenus traditionnels de Bourdieu sont :
        ⁃    l'habitus : façon d'être, disposition d'esprit chez un individu. Bourdieu parlera d'habitus de classe. Il y a chez lui un fort déterminisme social, puisque globalement les classes sociales se reproduisent par l'école qui légitime les hiérarchies sociales ;
        ⁃    en plus du capital économique, Bourdieu analysera le capital culturel reçu par les « héritiers ». Ce capital culturel est officialisé par un diplôme scolaire qui justifie la domination sociale.
    Le livre le plus connu du sociologue fut : « La Distinction ».
    Conclusion
    La sociologie est un projet scientifique et a même une prétention scientifique. Le terme « science » est pourtant sujet à caution dans les sciences de la nature puisque même un scientifique comme Henri Poincaré ne voyait dans la physique qu'un ensemble de conventions. De plus le sociologue est complètement immergé dans son objet d'étude. Comme en Histoire, les travaux du sociologue sont complètement déterminés par ses propres valeurs. Les contours de la discipline sont aussi très flous puisque l'objet d'étude est quasiment infini. En Sociologie plus qu'ailleurs, les présupposés moraux, religieux, politiques et idéologiques sont omniprésents.
    Patrice GROS-SUAUDEAU

  • LA SCHIZOPHRENIE SOCIALISTE

    Depuis la création de la SFIO en 1905, les socialistes ont toujours été écartelés entre le refus du système capitaliste, rituellement dénoncé comme porteur de tous les maux, et la nécessité de s'adapter aux tristes réalités du pouvoir.
    L'expérience du Front populaire avait permis de préserver la mythologie révolutionnaire, mais aujourd'hui, onze ans après l'élection de François Mitterrand, les socialistes ne savent vraiment plus où ils sont.

    Les socialistes sont malheureux. On peut les comprendre, après leur cuisant échec électoral. Mais, si l'on en croit un livre tout récent (1), leur vague à l'âme a des causes beaucoup plus profondes, qui plongent dans l'histoire même du parti socialiste, et ceci depuis 1905.
    Au départ de cette étude, un constat : « Le Parti socialiste ne va pas bien », en raison d'une « crise morale », d'une « interrogation angoissée des socialistes sur l'identité actuelle de leur parti et sur le sens de leur action » ; car « en proie à l'incertitude, le Parti socialiste paraît démobilisé, voire frileux, recroquevillé sur lui-même » et en son sein règne « un malaise diffus ». Ce diagnostic peut paraître paradoxal, onze ans après le triomphalisme qui régnait lors de l'entrée à l'Elysée de François Mitterrand. Et, pourtant, en se penchant sur la longue histoire de leur parti, on comprend mieux pourquoi les socialistes ne savent plus très bien, aujourd'hui, où ils habitent.
    Leur rapport au pouvoir a toujours eu, en effet, quelque chose de maladif : fidèles à une mythologie révolutionnaire quasi obsessionnelle, les socialistes n'ont jamais fait la révolution. Qui pis est, alors même qu'il leur fallait, sous Mitterrand, s'adapter aux tristes réalités du pouvoir, ils ont réaffirmé - plus pour convaincre les autres - qu'ils restaient purs de toute compromission avec un système capitaliste rituellement dénoncé comme porteur de tous les maux. Bref, écartelés entre les impératifs du réel et une utopie congénitale, les socialistes sont schizophrènes. Cette schizophrénie étant d'autant plus tenace qu'elle est ancienne. Simplement elle se manifeste aujourd'hui de façon spectaculaire parce que la fidélité, proclamée, aux origines, est en discordance aiguë avec le vécu de onze ans de pouvoir. Un pouvoir qui porte en lui, par essence, le mal, le pêché - puisque, consciemment ou non, le socialisme perpétue, à sa manière, le vieux dualisme chrétien.
    JAURÈS ET L'AMBIGUÏTÉ FONDATRICE
    Au commencement était Jaurès. C'est lui, en effet, qui a appris aux socialistes français à affronter et à surmonter la contradiction fondamentale qui nourrissait les débats à l'intérieur du mouvement socialiste : comment participer aux institutions démocratiques, en jouant le jeu du suffrage universel, tout en sauvegardant le principe d'une action, d'une nécessité révolutionnaires ? Comment être, pour un député socialiste, à la fois le représentant d'un parti de classe, purement ouvrier, faisant de la lutte des classes le moteur de toute action politique, et le porte-parole d'un électorat forcément plus hétérogène, l'idéal socialiste touchant les électeurs bien au-delà des frontières du prolétariat ? Se faire élire au Parlement, est-ce simplement rechercher une tribune pour prêcher la lutte des classes, la guerre socialiste, ou est-ce se préparer à assumer, un jour, le pouvoir - dans une société restant pluraliste, «bourgeoise» (pour utiliser le vocabulaire de rigueur dans les milieux socialistes) ?
    Cette question, qui se posait dès les dernières décennies du XIXe siècle aux socialistes de tous pays, prenait une intensité particulière, dans une France marquée par la ligne de clivage séparant partisans et adversaires de la République. Autrement dit, dès les années 1880, la référence républicaine était perçue différemment selon les tendances existant chez les socialistes français : pour les uns, «possibilitistes» (2) ou « socialistes indépendants », la défense du régime républicain était prioritaire et justifiait toutes les alliances nécessaires avec des républicains non socialistes (comme les députés radicaux), y compris pour assumer les responsabilités gouvernementales ; pour les autres, socialistes guesdistes (3) et allemanistes (4), la République n'était pas, en soi, une solution satisfaisante et seule comptait la transformation du régime de propriété, que le prolétariat devrait imposer à la bourgeoisie par la Révolution.
    Jaurès réussit à surmonter cet antagonisme. La création de la SFIO (Section Française de l'Internationale Ouvrière), en 1905, permit de créer un cadre organisationnel où pouvaient cohabiter les diverses tendances. Mais au prix de nombreuses ambiguïtés. Ainsi, Jaurès prétendait concilier république et socialisme, nation et internationalisme. En jouant d'un véritable équilibrisme intellectuel: par exemple, selon lui, le mot de Marx « les prolétaires n'ont pas de patrie » ne devait pas être pris au pied de la lettre, puisque ce n'était qu'une « boutade passionnée, une réplique toute paradoxale et d'ailleurs malencontreuse »... 
    En fait, Jaurès put mener à bien l'unification des socialistes en leur faisant admettre qu'étaient conciliables l'accord de tous sur les fins - la fondation d'une société socialiste - et des divergences portant sur la tactique nécessaire pour atteindre ces fins. Intransigeance doctrinale et empirisme dans l'action, donc avec un garde-fou : l'optique militante devra toujours l'emporter sur les préoccupations électoralistes et parlementaires. C'est sur la base de cette cohabitation entre un pôle militant et un pôle parlementaire avec prime, théoriquement, au premier - que devait fonctionner la SFIO. Une cohabitation risquant, à tout moment, de devenir antagonisme... Car Jaurès, en prétendant unir utopie (la doctrine) et réalisme (la pratique politique), ne pouvait faire ainsi le grand écart qu'en polarisant l'attention des socialistes sur la conquête du pouvoir, et non sur l'exercice de ce pouvoir. « L'unité de 1905, écrivent Bergounioux et Grunberg, n'avait été fondamentalement rendue possible que par le refus de l'exercice du pouvoir ». Et le maintien de cette si fragile unité exigeait que fût perpétué un tel refus. Or les bouleversements de l'Histoire allaient condamner les socialistes à devoir choisir entre une pureté doctrinale confortable, car coupée des réalités, et les risques d'une participation à un pouvoir «corrupteur».
    DE BLUM A MlTTERAND
    1914, en révélant la force du patriotisme chez les ouvriers comme chez tous les Français, a montré le caractère factice de l'internationalisme. Et 1917 a provoqué, chez les socialistes français, une crise d'identité dont devait sortir la rupture du congrès de Tours, la majorité des socialistes choisissant l'alignement sur la mythologie bolchevique et donc, la création d'un parti communiste en France, tandis que les minoritaires allaient s'efforcer, avec Blum, de faire survivre cette « vieille maison» qu'était la SFIO ébranlée sur ses bases. Non sans complexe, d'ailleurs, puisque Blum concédait à ses adversaires la nécessité d'une dictature exercée par un parti unique de la classe ouvrière ; ni sans illusion, puisque Blum terminait sa péroraison de Tours en adjurant ainsi les ralliés à Moscou : « Les uns et les autres, même séparés, restons des frères qu'aura séparés une querelle cruelle mais une querelle de famille et qu'un foyer commun pourra encore réunir ».
    Nostalgie de l'unité perdue - et qu'il faudra bien, un jour, retrouver... Nécessité, pour la SFIO, de ne pas laisser au nouveau parti communiste le monopole de la référence révolutionnaire, d'une pureté ouvriériste permettant de prétendre incarner la gauche...
    Ce double phénomène explique que les socialistes aient pratiqué, longtemps, l'évitement du pouvoir. D'autant que, comme le parti de Jaurès, la SFIO de Blum fut, en fait, une coalition de courants, dont l'existence fut rythmée par le conflit des tendances. Avec des phrases de rupture : départ de néosocialistes, conduits par Marcel Déat, en 1933, exclusion de la Gauche prolétarienne en 1938.
    Mais il fallut bien, un jour, qu'ait lieu l'épreuve de vérité qu'était l'accession des socialistes au pouvoir. Bien que retardée le plus possible par Blum, cette épreuve fut rendue inévitable par la victoire, en mai 1936, du Front populaire. Les communistes soutenant Blum comme la corde soutient le pendu, la première expérience du pouvoir fut pour la SFIO une épreuve douloureuse, traumatisante. Dès janvier 1937, l'annonce de la «pause» dans la politique gouvernementale, d'ailleurs plus réformiste que révolutionnaire, était un aveu d'échec. Le malaise chez les militants était profond : au congrès de juillet 1937, Pierre Brossolette exprime un sentiment très majoritaire dans les rangs socialistes : « Le parti a donné l'impression d'être comme les autres, de tomber comme les autres et de pratiquer comme les autres le petit jeu parlementaire »,
    Révolution sociale ou Révolution nationale ? C'est le choix auquel furent condamnés les socialistes devant les malheurs de la patrie, en 1940. Beaucoup purent être, plutôt que des partisans, des patriotes : si 36 parlementaires de la SFIO refusèrent, le 11 juillet 1940, de voter les pouvoirs constituants au maréchal Pétain, 90 acceptèrent (deux socialistes étaient dans le gouvernement formé par le maréchal le 17 juin). Et nombre de socialistes s'engagèrent résolument en 1940-1944, derrière Pétain, voire dans la collaboration. D'où la sévère auto-épuration que s'imposa la SFIO en 1945.
    Une SFIO qui devint vite le pilier central de la IVe République, entre le MRP et le PC. Auriol, premier président de la IVe; Ramadier, premier président du Conseil ; puis Mollet, reprenant à son compte le vieil équilibrisme de Jaurès et de Blum en assurant que la SFIO était, tout à la fois, un « parti de réformes » et « un parti de révolution sociale »... Art de jouer sur les mots. Art poussé à sa perfection par François Mitterrand, qui sut à Epinay, en 1971, prendre le contrôle du nouveau Parti socialiste, après enterrement d'une SFIO discréditée, aux yeux des purs, par son jeu pour le moins fluctuant au sein de la Ve République. A Epinay, Mitterand tint le langage de la rupture avec la société capitaliste, de l'union avec le PC, du refus de toute alliance à droite. Les rites fondateurs étaient respectés ... Alors même que le seul souci de Mitterrand était d'accéder au pouvoir, en utilisant les rouages institutionnels de la Ve République.
    Il apparut en effet, au fil des ans, que cet homme, plus fin joueur, sans doute, que tous ceux qui l'avaient précédé à la tête des socialistes, avait en fait du parti une conception qui apparentait fortement celui-ci à un kleenex ... D'où cette « destruction de l'identité socialiste » que Bergounioux et Grunberg analysent longuement. En concluant que « l'identité socialiste traditionnelle s'est brisée d'elle-même contre les réalités du pouvoir ». Une conclusion en fin de compte rassurante : l'utopie ne peut survivre lorsqu'elle est confrontée au réel.
    ✍ Pierre Vial le Choc du Mois • Avril 1992
    (1) Alain Bergounioux, Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir, Fayard (collection « L'espace du politique »), 554 p
    (2) Fraction modérée, formée au congrès de Saint-Etienne (1882) sous la direction de Paul Brousse.
    (3) Jules Guesde (1845-1992) se veut le représentant, en France, d'un marxisme pur et dur.
    (4) Jean Allemane (1843-1935), ancien communard, entend attribuer aux ouvriers manuels une prépondérance exclusive dans l'organisation socialiste et préconise la grève générale.