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culture et histoire - Page 1960

  • La Corée du Nord et l’atome

    « Nous n’allons pas vivre avec une Corée du Nord nucléaire », vient d’affirmer Christopher Hill, adjoint au Secrétaire d’Etat pour l’Asie du sud-est. En 2003, le président Bush avait déclaré qu’ « il ne tolérerait jamais une Corée du Nord nucléairement armée ». Le président des Etats-Unis a, aussitôt, obtenu téléphoniquement l’assentiment des dirigeants chinois, russes, coréens du sud et japonais, relatif à la condamnation des agissements de la Corée du Nord, tenus « pour inacceptables et exigeant une réponse appropriée immédiate ».

    Pourtant, la Maison-Blanche n’est guère qualifiée pour porter un tel jugement et mobiliser la « communauté internationale » contre le régime de Pyongyang, si déplaisant soit-il.

    En effet, si les Etats-Unis sont à l’origine du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN) ouvert à la signature en 1996, ce sont eux qui, en octobre 1999, ont refusé de ratifier le TICEN, le rendant caduc. Si bien que la Corée du Nord a considéré qu’il était de son intérêt de procéder à une expérimentation atomique, aussi spectaculaire que possible, sans pour autant enfreindre une règle internationale que Washington avait rejetée.

    D’ailleurs Washington, et les autres capitales, aujourd’hui protestataires, s’accommodaient de l’effort d’armement nucléaire de Pyongyang et l’ambiguïté sur l’état de ses réalisations atomico-militaires permettait de ne point s’en inquiéter, du moins officiellement.Washington n’entendait pas exposer son corps expéditionnaire, déployé en Corée du Sud, (37 000 hommes) à l’artillerie et aux engins nord coréens. Figurant sur l’ « axe du mal ». Pyongyang n’en était pas moins à l’abri des foudres du Pentagone.

    Si le dictateur coréen a choisi de révéler, avec éclat, à l’opinion publique mondiale les succès d’une politique poursuivie avec obstination depuis un demi siècle, c’est que les circonstances s’y prêtaient.

    Kim Jong-il

    Visite, le 14 septembre, du président sud-coréen Roh à Washington notamment afin de traiter avec le président George W. Bush de l’armement atomique nord-coréen. Cette rencontre faisant suite aux négociations de Seattle (6 septembre) relatives aux accords de libre échange entre Corée du Sud et Etats-Unis, il devenait urgent de manifester la présence de la Corée du Nord dans les relations américano-sud coréennes. De surcroît, le nouveau Premier ministre nippon allait mettre un terme au refroidissement sino-japonais et la Corée du Sud souhaitait se faire entendre et ménager ses intérêts dans le « réarrangement » en cours.

    Enfin une occasion était offerte de gêner M. Bush à la veille de la consultation électorale de novembre en soulignant la faillite de sa politique de non-prolifération. Ce qui n’était pas pour déplaire à Pékin, comme à Moscou.

    Contrairement aux affirmations des média, l’essai atomique du 9 octobre ne modifie guère le rapport des forces en zone Asie-Pacifique et plus généralement dans le monde. Les gouvernements et les milieux informés n’ignorant pas l’imposante architecture scientifique et technique mise sur pied par Kim Jong-il et son fils. Ils savent qu’il n’est point besoin d’essais pour que soit redoutée une panoplie nucléaire, même modeste.

    Pour les gouvernements, il s’agit de tirer parti au mieux de leurs intérêts respectifs, de l’émotion ainsi artificiellement créée, alors qu’en réalité l’expérimentation du 9 octobre n’a qu’un effet déclaratoire, psychologique.

    Reste à expliquer la consécration d’une politique nucléaire surprenante lorsque l’on sait qu’elle a été pratiquée par un peuple numériquement peu important (22 millions) vivant dans la précarité matérielle et l’obscurantisme politique.

    Missile, Nord-Coréen Taepodong 2

     Il a fallu une extraordinaire volonté politique pour mettre sur pied un appareil scientifique et technique aussi complexe et aussi évolué, cela dans un pareil environnement de pauvreté. L’indépendance politique et stratégique était l’objectif prioritaire. Les événements du passé expliquent le présent, au moins dans une large mesure. D’où le bref historique qui suit :

    A. Rappel historique

    Au nord comme au sud de la péninsule Coréenne on n’a pas oublié que lors de la guerre de Corée (1950-1953) le général Mac Arthur avait envisagé d’en venir au bombardement atomique des forces du nord. Et les Coréens du nord, agresseurs du sud, aidés par la Chine furent contraints de composer après leur défaite militaire, la Corée du Sud, les Etats-Unis et les contingents alliés mobilisés par l’ONU l’emportant sur le terrain et imposant l’armistice de Pan Mun Jom (juillet 1953) qui confirmait la division de la péninsule. Les Etats-Unis déployèrent aussitôt en Corée du sud un corps expéditionnaire équipé d’armes atomiques (canons de 280 millimètres, missiles à moyenne portée et mines atomiques), les Coréens du Nord se croyant menacés par un millier de projectiles nucléaires américains, et cela jusqu’à ce que, en 1992, le président Bush ordonne leur retrait.

    Trois ans seulement après Pan Mun Jom, la dictature nord-coréenne décida de s’engager dans l’aventure atomique. Les événements cités plus haut l’y incitèrent, mais aussi la crise de l’énergie fossile consécutive à l’expédition de Suez et les encouragements soviétiques, Moscou cherchant à stabiliser, en faveur des pays de l’Est, la division de la péninsule coréenne en renforçant l’allié du nord.

    En 1956 et 1959, des accords d’assistance scientifique furent signés par Moscou en faveur Pyongyang, les Soviétiques accueillant des scientifiques nord-coréens pour les initier aux travaux relatifs à la désintégration de la matière. A la fin des années 80 Moscou offrit de construire en Corée du Nord une centrale nucléaire capable de produire de l’énergie électrique, centrale de 1760 Mwe (ou quatre centrales de chacune 440 Mwe). Mais manifestant la même prudence qu’envers l’allié irakien, Moscou exigeait que les Inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique de Vienne aient accès à ces centrales nord-coréennes. De surcroît, Pyongyang devait signer le traité de non-prolifération. En 1962, avec l’assistance des Soviétiques, un Centre d’Etudes atomiques a été créé au sein de l’Académie des Sciences de Yongdong. Mais, avec le démantèlement de l’URSS, la Corée du Nord fut obligée de poursuivre seule son programme et, en particulier, de procéder à la construction de 3 réacteurs de 650 Mw et d’un réacteur de recherche, la science locale se substituant à celle du grand allié alors en quête de nouvelles Institutions. Déjà, en 1965, l’URSS avait fourni un réacteur de recherche de 2 Mw que les Nord-Coréens portèrent à 8 Mw. En 1980, ils avaient été en mesure de concevoir et de commencer à construire, avec des moyens nationaux, un réacteur graphite-gaz de 5 Mwe.

    Centrale de Yongbyon, Corée du Nord

     Toutes ces activités scientifico-techniques étaient surveillées par les Etats-Unis et le Japon, Russie et Chine feignant de les ignorer. Mais, en 1994, les experts de l’Agence de Vienne estimaient que la Corée du Nord avait extrait une quinzaine de kilos de plutonium en traitant du combustible de leurs diverses centrales nucléaires et qu’ils disposaient donc des moyens de construire une ou deux « bombes ».

    La « communauté internationale », et plus particulièrement les Etats-Unis, s’en étaient vivement inquiétés. Aussi, après plus d’un an après les négociations menées à Genève les représentants de Washington et de Pyongyang signaient un accord (le 17 octobre 1994) salué avec lyrisme par le président Clinton : « ce texte permet d’atteindre un objectif longtemps poursuivi et vital pour les Etats-Unis : la fin de la menace de prolifération nucléaire dans la péninsule Coréenne… un pas crucial ramenant la Corée du Nord dans la communauté mondiale ».

    Selon les termes de cet accord, la Corée du Nord stoppait son programme nucléaire fondé sur la production de plutonium et admettait l’inspection de ses installations atomiques par les techniciens de l’Agence Internationale de Vienne. En échange, pour satisfaire ses futurs besoins en énergie, Pyongyang recevrait un réacteur de 2000 Mwe à eau pressurisée au combustible moins utilisable militairement (ou 2 de ces réacteurs, mais de 1000 Mwe chacun), le financement de cette opération étant assuré par la Corée du Sud et le Japon (4 milliards de dollars) tandis que les Etats-Unis s’engageaient à fournir le pétrole nécessaire jusqu’à mise en route de ce réacteur, soit de l’ordre de 500.000 tonnes. La Corée du Nord et les Etats-Unis rétabliraient progressivement leurs relations diplomatiques et commerciales et le traité de non-prolifération serait respecté par les Coréens du Nord.

    L’année suivante, réunissant les représentants d’une vingtaine d’Etats dont les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie, la France… une conférence sur l’énergie et la péninsule coréenne fut organisée à New-York. Elle aboutit à la création de l’Organisation pour le développement de l’énergie de la péninsule coréenne ou, en abrégé anglo-saxon : KEDO. L’ambassadeur des Etats-Unis, Robert Gallucci en présenta les conclusions à la presse : l’accord d’octobre 1994 serait matérialisé et un secrétariat créé à New-York pour gérer l’application des dispositions du traité. Déjà, les Nord-Coréens avaient annoncé qu’ils ne souhaitaient pas recevoir un réacteur nucléaire d’origine sud-coréenne, mais à Séoul on n’entendait pas financer une autre réalisation que sud-coréenne, si bien que les Etats-Unis décidèrent de s’en tenir aux termes du traité de 1994, d’autant que l’Australie et la Nouvelle-Zélande proposèrent de contribuer financièrement à KEDO tel que le présentait l’ambassadeur Gallucci.

    Mais, à la suite des inspections de l’Agence de Vienne en 1993 le Secrétaire à la Défense, William Perry avait annoncé à la presse le 3 mai 1994 que le combustible usé dans les réacteurs nord-coréens contenait assez de plutonium pour assembler 4 ou 5 bombes atomiques. L’accord de 1994 et KEDO stoppaient – officiellement – un programme mais le plutonium était déjà un acquis nord-coréen… ainsi que le savoir scientifique.

    Aussi, estimant que Pyongyang n’avait pas rempli toutes les obligations du traité, Washington usa de la menace d’attaque.

    Le Commandant du Commandement stratégique des Etats-Unis déclara au Congrès (mars 1997) … « De même que les Etats-Unis ont menacé l’Irak, en 1991, d’un châtiment nucléaire, de même un message identique vise la Corée du Nord depuis 1995 ». Et l’Armée de l’Air des Etats-Unis procéda à des simulacres d’attaque de la Corée du Nord. Démarche qui ne pouvait que renforcer les ambitions nucléaires de Pyongyang.

    En 1997, le pakistanais Abdul Q. Khan vint à la rescousse proposant de suivre une autre filière que celle du plutonium à laquelle l’accord de 1994 était censé avoir mis un terme : l’enrichissement de l’uranium par centrifugeuses, selon le procédé utilisé par la Chine. Et le journaliste en vogue, Seymour Hersh révéla la collusion pakistano-nord coréenne. Celle-ci devint officielle lorsque, en octobre 2002, James A. Kelly, adjoint au Secrétaire d’Etat pour l’Asie Orientale et le Pacifique, annonça, sans être démenti, que la Corée du Nord conduisait en secret un programme d’enrichissement de l’uranium. Le traité d’octobre 1994 était caduc et Pyongyang démasqué reprit une totale indépendance :
    -Remise en route du réacteur graphite-gaz de 5 Mw qui avait été stoppé.
    -Construction de deux réacteurs plus puissants (50 et 200 Mwe).
    -Expulsion des inspecteurs de l’AIEA de Vienne et enlèvement de leurs caméras de contrôle.

    Enfin, en janvier 2003, la Corée du Nord se retirait du traité de non-prolifération et récupérait le plutonium produit antérieurement et stocké sous scellés. Pyongyang se libérait ainsi de toute contrainte (au moment où Washington s’engageait à fond en Irak) et exploitait ses mines d’uranium naturel dont les gisements représentaient plus de 20 millions de tonnes.

    Ainsi, la Corée du Nord était créditée d’un stock de 8 à 10 kilos de plutonium provenant de son réacteur de 5 Mwe situé à Yongbyon, près de la frontière chinoise. Une bombe étant réalisable à partir de 2002, mais un an auparavant déjà débutait l’enrichissement par centrifugeuse de l’uranium obtenant probablement 40 à 60 kilos d’uranium enrichi par an.

    Selon la technicité des scientifiques nord-coréens, variable serait la quantité de plutonium incorporé dans le mécanisme de la bombe : probablement 2 à 3 kilos pour une énergie faible, inférieure à 5 kilotonnes et 3 à 5 kilos pour une énergie voisine de celle dégagée par la détonation d’Hiroshima de l’ordre de 13 à 15 kilotonnes. Or, d’après la CIA la construction du réacteur de 50 Mwe et du réacteur de 200 Mwe fournirait plus de 250 kilos de plutonium annuellement.
    Quant à l’uranium enrichi, 40 kilos permettraient de construire une dizaine de bombes de « faible énergie » (gamme basse kilotonique). Kim Jong-il avait bien choisi son heure. Engagée en Irak et en Afghanistan l’Amérique en a été réduite à solliciter l’intervention de Séoul, Pékin, Moscou… Les dirigeants chinois se déclarèrent favorables à un compromis tout en reprochant aux Etats-Unis leur « politique rigide exacerbant les tensions » et invitèrent Washington à traiter la Corée du Nord en Etat souverain. Moscou mit en garde l’unique superpuissance contre son « excessive émotivité ».

    Après tout Pyongyang réclamait de Washington qu’on y cesse de proférer des menaces et que l’on s’engage à ne jamais attaquer la Corée du Nord. Ce à quoi les Etats-Unis refusaient de consentir. Même le Japon – commerçant avantageusement avec la Corée du Nord – ne voulait pas de fortes sanctions, a fortiori, l’usage de la force et l’instabilité régionale qui s’en suivraient. Et comment appliquer des sanctions économiques à un peuple déjà miné par la famine et dépendant, pour son existence, des fournitures de l’extérieur ? A commencer par celles de l’ami chinois. Mais celui-ci entendait maintenir Kim Jong-il au pouvoir.

    Aussi, Washington décida-t-il de composer. A Séoul le Secrétaire d’Etat Colin Powell annonça que les Etats-Unis reprendraient l’aide alimentaire à la Corée du Nord.

    Celle-ci le même jour, fit une nouvelle démonstration de son indépendance en tirant un missile balistique expérimental d’une centaine de kilomètres de portée, qui s’abîma en mer du Japon.

     Mieux encore, quatre avions de chasse nord-coréens– des MIG 21 – tentèrent d’intercepter un appareil de reconnaissance de l’US Air Force évoluant à plus de 200 kilomètres du littoral coréen. D’ailleurs, si le Conseil de Sécurité des Nations Unies, à la demande de Washington avait été invité à sanctionner la Corée du Nord (avril 2003) Moscou et Pékin auraient brandi leur veto.
    Et en janvier 2003 Séoul annonçait que ceux du nord avaient procédé à 70 essais de mise au point des détonateurs de leurs bombes, William Perry ex-Secrétaire à la Défense du gouvernement Clinton affirmait que la Corée du Nord possédait 8 engins atomiques et qu’elle en aurait une douzaine avant la fin de l’année. C’était il y a trois ans, si bien que l’essai du lundi 9 octobre 2006 n’aurait pas dû être la surprise que présentent les média car, à l’époque, les experts américains estimaient à six mois le délai nécessaire pour que les scientifiques nord-coréens réussissent à miniaturiser leurs charges explosives et les installent aux sommets de leurs missiles balistiques.

    Fin août 2003, c’est sans succès que les représentants des Etats-Unis, de la Chine, du Japon et des deux Corée se réunirent à Pékin, le Coréen du nord menaçant – déjà – de procéder, à titre de démonstration, à une explosion expérimentale.

    Le Pentagone ayant sérieusement envisagé de préparer un plan de guerre, avec l’attaque aérienne des principaux centres de recherche et de réalisations atomiques nord-coréennes, Pyongyang a laissé entendre que si les Etats-Unis cessaient de manifester leur hostilité et s’engageaient à ne pas attaquer la Corée du Nord, celle-ci renoncerait à poursuivre l’exécution de son programme nucléaire. Et cela bien que la « République populaire démocratique de Corée eut achevé avec succès le retraitement de quelque 8000 barres de combustible nucléaire », précisait le communiqué de l’Agence de presse nord-coréenne. Kim Jong-il, comme plus tard le président Ahmadinejad iranien, maniait le bâton et la carotte afin de gagner du temps. Engagé en Irak et en Afghanistan, Washington saisit l’occasion pour renoncer à abattre le régime nord-coréen et revenir à la négociation, aidé par Pékin et par Moscou. A quoi Pyongyang répondit en invitant une délégation américaine à visiter le complexe nucléaire de Yongbyon, important Centre de recherche et de réalisations atomiques nord-coréen.

    Au cours de l’année 2004, les représentants des Etats-Unis, de la Chine, de la Corée du Sud, de la Russie et du Japon, collectivement ou séparément s’efforcèrent de concilier les exigences des Etats-Unis – le démantèlement du programme nucléaire nord-coréen et des installations correspondantes – avec les demandes de Pyongyang : une aide économique et énergétique, le renoncement des Etats-Unis à attaquer la Corée du Nord, la reconnaissance de la souveraineté de Pyongyang, Etat indépendant et « respectable »… (bien qu’accusé de divers trafics).

    Au début de février 2005 la Corée du Nord se déclara officiellement puissance nucléaire… « Elle a construit des armes atomiques par mesure d’autodéfense face à une politique de moins en moins déguisée, d’isolement et d’étouffement… ces armes resteront, en toutes circonstances, une force de dissuasion…. »… d’où suspension, pour une période indéterminée, de la participation nord-coréenne aux négociations des Six. (Chine, Corée du Nord et du Sud, Etats-Unis, Japon et Russie). En somme Pyongyang se ralliait à la politique de dissuasion telle qu’elle est pratiquée par les cinq puissances nucléaires reconnues.

    D’où, en théorie, une position de force pour la Corée du Nord et un échec pour Washington contraint de s’en remettre à la Corée du Sud, vieil allié, à la toute puissante Chine, du soin de désarmer la Corée du Nord. Ravitaillant celle-ci en produits alimentaires et en énergie, les deux capitales asiatiques ont des atouts que n’a pas Washington mais s’opposent à d’éventuelles sanctions qui seraient décidées par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Pour Séoul il s’agit de réunir, peu à peu, les conditions de la réunification de la péninsule coréenne, d’où des « bons offices » nationalement intéressés.

    Ne pouvant s’en prendre à la politique de dissuasion nucléaire derrière laquelle se retranche Pyongyang, les Etats-Unis ont cherché à mobiliser l’opinion contre les essais d’engins balistiques (sept tirs en juin 2006) et la mise au point d’un engin à longue portée (Taepodong 2 : 7.000 kilomètres) dont le lancement a été un échec. La Corée du Nord en fait commerce et Washington s’en inquiète à juste titre mais sans même concevoir une solution à la crise nord-coréenne tant est complexe la situation de la zone Asie-Pacifique.

    B. Ampleur de l’effort scientifique de la Corée du Nord

    On imagine mal qu’un peuple aussi pauvre (PNB par habitant inférieur à 300 dollars) dépourvu d’infrastructure moderne et surtout victime de nombreuses et sévères famines, ait pu fournir les cadres et les spécialistes d’une entreprise aussi complexe que l’électronucléaire, l’armement atomique, les engins capables de porter la destruction à distance.

    Depuis le début des années 90 on sait l’importance de l’effort scientifique du régime de Kim Song-il I et II. A partir de 1956 et jusqu’à la fin des années 70, le régime a construit une vaste architecture connue sous la désignation de Centres de recherche d’énergie atomique (CREA). A partir du début des années 80, les études et les recherches des scientifiques nord-coréens, aidés par l’URSS, sont passées du laboratoire à l’usine et à la mine.

    Le dictateur était obsédé à la fois par l’électronucléaire, l’énergie à des fins industrielles et par l’armement nucléaire, la présence à la frontière d’un corps expéditionnaire américain équipé atomiquement témoignant de la victoire des forces du général Mac Arthur repoussant l’agression nord-coréenne et chinoise.
    Un ministère de l’Industrie de l’énergie atomique a été créé en 1986, pour contrôler les nouvelles activités majeures du pays, jusque là relevant de l’Académie des sciences. Au ministère de la Sécurité publique de veiller à la construction et à la sûreté des Centres de Recherche, et à celui des Forces armées populaires d’en assurer, éventuellement, la défense.

    Des Centres de recherche avaient été édifiés à Pyongsong, Nanam, Pyongyang, Pakchon, Wonsan et Yongbyon et quatre réacteurs de recherche édifiés à Yongbyon, les réacteurs de puissance ayant été construits à Simpo et à Taechon, l’enrichissement de l’uranium provenant de six mines serait effectué à Pyongsan. La plupart de ces installations se trouvent à l’ouest de la Corée du Nord, proches de la frontière chinoise et de la mer jaune. Des zones interdites ont été constituées et une infrastructure routière et ferroviaire adaptée aux activités de ces Centres. Déjà, en 1994, certaines installations critiques étaient souterraines. Dans un pays aussi privé de ressources, ces réalisations – et les succès techniques enregistrés par la suite – sont surprenants.

    Vue satellite du réacteur de Taechon (Corée du Nord)

     Depuis 2002, et une timide ouverture vers les économies extérieures, le niveau de vie de la population s’est quelque peu amélioré mais l’avènement d’une Corée du Nord puissance nucléaire n’en est pas moins un exploit, un exploit durement payé en dépit de l’aide soviétique, probablement chinoise on le sait maintenant, pakistanaise et indirectement sud-coréenne.

    Sanctionner la Corée du Nord ? Malaisé puisque les Etats-Unis eux-mêmes ont renoncé au traité d’interdiction de toute expérimentation nucléaire. Et puis Pyongyang affiche sa détermination de pratiquer la même politique de dissuasion que celle des puissances atomiques admises par la « communauté internationale » (c’est-à-dire, en fait, par elles-mêmes). De surcroît, Russie et Chine veillent. En l’occurrence les antagonismes de la « guerre froide » ont de solides prolongements. C’est pourquoi l’élaboration d’une Résolution punissant Pyongyang a été laborieuse.

    Un texte qui serait acceptable pour Moscou et pour Pékin limite les sanctions à l’interdiction de fournir à la Corée du Nord des matériels associés au nucléaire militaire et à ses moyens de projection et, souci prioritaire américain, la Corée du Nord doit mettre fin à ses exportations de matériels de combat. Résolution 1718. Mme Condoleeza Rice s’est rendue à Pékin, Séoul, Tokyo pour préciser les conditions d’exécution des clauses de la Résolution. (Dans le cadre du chapitre 7 de la Charte des Nations Unies corrigé par l’article 41 qui exclut spécifiquement l’usage de la force). Mme Rice est venue dans ces capitales y confirmer l’engagement américain afin de conjurer une dérive nucléaire de Tokyo et de Séoul.

    C. Qu’en est-il de la détonation du 9 octobre ?

    L’intention d’abord. A l’évidence prouver la technicité nucléaire de la communauté scientifique nord-coréenne et à l’instar des Etats disposant de l’atome militarisé, bénéficier des privilèges qu’il confère : autorité scientifique, invulnérabilité stratégique, pouvoir d’intimidation, sécurité dans l’indépendance, et à l’intérieur renforcement du pouvoir légitime par le succès technique.

    Pyongyang a judicieusement choisi une expérimentation en cavité souterraine. Il n’y aurait pas de retombées radioactives, la détonation n’ayant pas d’effets hors du territoire national et pas de prélèvements atmosphériques permettant aux scientifiques occidentaux de préciser la nature du matériau fissile utilisé et, en cas d’échec, de le révéler aux observateurs. Une expérimentation aérienne eût également exigé des préparatifs repérés par satellites et imposé, à coup sûr, une réussite.

    Enfin, l’explosion en une cavité dont on ne connaît ni la profondeur ni les dimensions concourt au secret quant au savoir des scientifiques nord-coréens et aux caractéristiques du dispositif explosif. A tel point que, selon les intérêts nationaux, l’énergie dissipée par la détonation est appréciée différemment. Aux Etats-Unis, l’on a même avancé l’hypothèse que la détonation ne serait pas nucléaire mais produite par quelques centaines de tonnes de poudre de TNT.

    L’énergie de l’explosion est minimisée, évaluée à 1 kilotonne, voire moins, en favorisant le raté technique : une mauvaise manipulation qui aurait abouti seulement à un demi succès. En revanche, les amis de la Corée du Nord, les Russes ou les Chinois, laissent entendre que la charge explosive – on ne peut encore parler d’une arme – aurait dégagé une énergie mesurée en dizaines de kilotonnes ou du moins, 10 à 12 kilotonnes, énergie proche de celle de la bombe d’Hiroshima.

    Le ministre de la Défense russe, M. Sergueï Ivanov situe l’explosion entre 5 et 15 kilotonnes, tandis que Washington s’en tient à une énergie inférieure à 1 kilotonne. Ce ne serait qu’un succès partiel a avancé l’ex-directeur des essais nucléaires du Pentagone, tandis qu’un autre expert américain fixait à 4 kilotonnes l’énergie de la détonation du 9 octobre.

    Elle a été détectée par une vingtaine de stations sismographiques, non seulement au voisinage, Chine, Japon, Corée du Sud, mais aussi éloignées que l’Ukraine, l’Australie, les Etats d’outre-Atlantique du Nevada et du Wyoming. Sur l’échelle de Richter, qui compte 9 degrés, l’explosion a déclenché une onde de choc de 4.2 (1)

    Le recours à l’expérimentation en cavité souterraine crée une ambiguïté dont bénéficie la Corée du Nord. Et pas de nuages radioactifs comme ceux produits par les quelque 500 explosions aériennes des puissances atomiques nanties, aujourd’hui accusatrices.

    D. La Corée du Nord devant le Tribunal des « grands »

    1. L’explosion du 9 octobre souligne les contradictions de la politique étrangère des Etats-Unis. Il est difficile de se présenter en champions de la non-prolifération d’armes nucléaires et, dans le même temps, renoncer au traité qui interdit toute expérimentation de ces mêmes armes. Et aussi imposer le respect des clauses du traité de non prolifération en ignorant celle qui invite les puissances nucléairement nanties à réduire jusqu’à disparition leur stock d’engins atomiques… sans établir de calendrier ( Article VI du traité).
    Prudemment, la réaction du président Bush fut de « s’en remettre à la diplomatie pour résoudre la crise, les Etats-Unis gardant toutes les autres options pour défendre leurs alliés et leurs intérêts dans la région face aux menaces provenant de la Corée du Nord ». Toutefois le président américain excluait des négociations directes avec Kim Jong-il II. En somme, une réaction mesurée en dépit des violentes critiques de sa politique par les Démocrates. L’accord de 1994 négocié par Bill Clinton, en 1994, est un échec ripostent les Républicains conduisant leurs adversaires politiques à souligner la faillite de la politique de non prolifération du président Bush. Bref, une empoignade de politique intérieure à la veille des élections de novembre.

    En revanche, dans une certaine mesure, la nucléarisation avouée et prouvée, de la Corée du Nord accroît la tension entre les Etats-Unis et les Etats figurant sur l’ « axe du mal » et justifie l’état d’alerte permanent dans lequel vivent des Américains et les mesures de sécurité prises par l’administration Bush. A commencer par l’édification du bouclier antimissiles en Alaska, Californie et aussi en Europe de l’Est. Mais, hors des Etats-Unis, force est de constater l’impuissance de la superpuissance enregistrant échecs sur échecs : Irak, Afghanistan, Liban et maintenant le « pied de nez » nord-coréen.

    2. La Corée du Sud est dans l’embarras. Elle tient pour indispensable des liens étroits avec les Etats-Unis, et plus généralement avec « la communauté internationale » qu’ils dirigent. Mais Séoul ne peut renoncer à sa « politique ensoleillée » vis-à-vis de Pyongyang et compromettre une réunification qui se fera « lentement et à son heure ». Difficile de participer à la punition de ceux du Nord en sachant qu’ils se rapprocheront de la Chine en se détournant du Sud et de l’unité de la péninsule. La présence du corps expéditionnaire des Etats-Unis se révèle nécessaire pour équilibrer la nouvelle superpuissance du Nord nucléarisé, le Sud ne l’étant pas.

    Mais céder aux pressions de Washington est également dangereux. Accepter comme le souhaite la Maison-Blanche que la Corée du Sud applique « l’Initiative pour la sécurité en dépit de la prolifération» reviendrait à participer au blocus maritime de la Corée du Nord et à semer les germes d’une guerre civile.
    Séoul estime qu’il a un prétexte pour augmenter les forces armées traditionnelles de la Corée du Sud, la Corée du Nord maintenant « sanctuarisée » par l’atome étant incitée à user de la force à l’aide de son armement non atomique… En somme approuver Washington, mais aussi ménager Pyongyang, sanctionner… mais pas trop, la sunshine policy a été une réussite et elle doit être poursuivie.

    3. Le Japon ne partage pas les inhibitions sud-coréennes. On y regarde la Corée du Nord en ennemi, un ennemi qui procéda à l’enlèvement de dizaines de citoyens japonais, dont Tokyo est sans nouvelles pour la plupart d’entre eux. Et puis les Japonais n’ont pas oublié l’essai du missile Taepodong nord-coréen à la trajectoire passant au-dessus de leur territoire. La nucléarisation prouvée de la Corée du Nord fournit des arguments à la droite japonaise qui réclame la modification de la Constitution de 1945, désarmant le Japon, et la création d’une armée nationale libre de toute contrainte diplomatique.

    En venir à l’armement atomique est une option discrètement envisagée en dépit du traumatisme d’Hiroshima et de Nagasaki. Mais ces arrières pensées le cèdent, en façade, à un soutien de la politique des Etats-Unis. Et d’approuver l’attitude de leur nouveau Premier ministre Shinzo Abe qui acceptait de « punir sévèrement » Pyongyang, toutefois en considérant que les deux Corée ne forment, en réalité, qu’un peuple et qu’il faut ménager son avenir car il est un bien proche voisin.

    A la différence de son prédécesseur Junichiro Koizumi le Premier ministre Shinzo Abe a renoncé au pèlerinage « nationaliste » de Yasukuni célébrant le militarisme japonais, lui substituant une repentance (à la française ?) qui a la faveur de Pékin et de Séoul. Autre fait significatif, pour son premier voyage officiel, M. Abe ne s’est pas rendu à Washington mais à Pékin et à Séoul, justement les 8 et 9 octobre, au moment où, après la Chine un autre Etat de la zone Asie-Pacifique prouvait ses capacités nucléaires face au Japon ligoté par sa Constitution. A la différence de Pékin et de Séoul, Tokyo a de bonnes raisons pour isoler et punir la Corée du Nord.

    4. Ce n’est le cas ni de Moscou ni de Pékin. Il faut situer les intérêts des deux capitales dans le cadre du grand affrontement ouest-est qui succède à celui qui opposa économie planifiée et économie de marché, marxisme-léninisme et libéralisme politique. Le nucléaire avait figé cet antagonisme et il est fort probable qu’il jouera le même rôle dans la rivalité politique et économique en cours entre le monde atlantique et monde Asie-Pacifique.

    En ce qui concerne la Russie, elle se sait à l’origine de la formation scientifique et technique des nord-coréens, alliés de la guerre froide et de la guerre chaude lors de la crise de 1950-1953 et elle a intérêt à une certaine dissémination d’un armement qui suscite les indépendances politiques au détriment de l’hégémonie américaine. En revanche, élémentaire double jeu, il est politiquement utile et « convenable » de condamner la prolifération nucléaire horizontale parce qu’elle est redoutée par tous, la population ne voyant dans l’atome qu’une arme d’extermination, de surcroît apanage – jusqu’au 9 octobre dernier – des Etats riches ou autoritaires.

    Le Conseil de Sécurité de l'ONU

    Aussi, aux Nations Unies, le jeu russe est-il complexe. L’ambassadeur des Etats-Unis constatait que les débats relatifs aux événements de Corée du Nord étaient retardés par le silence de la délégation de Moscou attendant des instructions de son gouvernement. Le ministre de la Défense russe, Sergeï Ivanov a sévèrement condamné Pyongyang (concession au « politiquement convenable » occidental) mais totalement exclu le recours à la force tout en soulignant le succès des scientifiques nord-coréens, l’explosion ayant dégagé, selon le ministre une bien plus forte énergie que celle annoncée par les Occidentaux. Ainsi, sous de nouvelles formes, persistent les animosités et les parti pris du temps de la « guerre froide ».

    5. « En venir à une action militaire contre la Corée du nord serait inimaginable », a déclaré, à Pékin, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères. Le président Hu Jintao s’était empressé de téléphoner au président George W. Bush pour lui dire que « toutes les nations impliquées (dans la détonation du 9 octobre) devaient éviter toutes actions qui pourraient conduire à une « escalade » et à perdre le contrôle de la situation ».

    M. G.W. Bush s’est rallié à la Chine, déclarant qu’il avait une « claire préférence pour traiter pacifiquement de la question, bien que le recours à la force ne soit pas exclu ». Avant même d’avoir une arme nucléaire Kim Jong-il est redouté, ce qui est un de ses objectifs. Il est bien placé pour savoir où sont les intérêts à long terme de la Chine, prochaine superpuissance et vieille alliée du combat contre l’Atlantique. Contrairement à tout ce qui a été dit et écrit – unanimement comme si l’ordre en avait été donné – la nucléarisation de la Corée du Nord n’est pas pour déplaire au gouvernement de Pékin.

    Celui-ci afin quasi unanimement condamnée, de poursuivre sa pénétration économique sur tous les continents, est tenu de critiquer une démarche et ainsi de sacrifier au « politiquement convenable » de la majorité. Mais, face à l’actuelle unique superpuissance, et à la direction des affaires du monde qu’elle entend exercer, la multiplication des Etats nucléairement militarisés forme autant d’obstacles à cette politique envahissante. Et d’ailleurs, la Chine contemporaine souscrit discrètement au concept de son vieux maréchal Chen Yi qui déclarait à l’agence Reuters, en 1958, que … « plus serait grand le nombre des Etats nucléaires plus grande serait la zone de paix ».

    La prospective de Pékin, comme celles qu’étudient les gouvernements des Etats confiant dans leur destin comporte, sans doute, divers scénarios. Celui qui suit servirait ses intérêts dans la grande confrontation en cours entre l’Occident et l’Orient. Ses différentes phases sont exposées ci-après :

    -Etat nucléaire reconnu, la Corée du Nord, ayant peu à peu –et avec l’assistance de la Chine et de la Corée du Sud – amélioré le sort de sa population, se rapproche davantage de la Corée du Sud, tirant parti de la politique « ensoleillée » pratiquée à son avantage par Séoul. Ainsi se trouvent réunies les conditions de l’unification de la péninsule, la dictature de Kim
    Jong-il ayant fait son temps et une perestroika nord-coréenne ayant ouvert les voies.

    -A la Corée du Sud, celle du Nord apporte son savoir scientifique et ses réalisations en matière de militarisation de l’atome. Et voici les 70 millions d’habitants de la péninsule formant un seul peuple, économiquement puissant et assurant lui-même sa sécurité, dans l’indépendance. Corollaire : retrait du corps expéditionnaire américain, dont la présence au sud de la péninsule n’est plus justifiée. Pékin ne peut que s’en réjouir.

    -La zone Asie-Pacifique compte, alors 5 Etats nucléairement nantis… et non des moindres : Chine, Inde, Russie, Pakistan et Corée, soit approximativement la moitié de la population mondiale, celle-ci tenue, par l’atome, de se ménager mutuellement. Certes, les intérêts nationaux seront toujours l’objet de la discorde mais sont alors exclues les guerres d’extermination comme celles qui ravagèrent l’Europe avant de s’étendre au Moyen-Orient et à l’Asie. Le Japon réviserait sa présente Constitution et en dépit des tristes souvenirs d’Hiroshima et de Nagasaki, en viendrait également à l’atome militaire national. Corollaire : retrait des contingents des Etats-Unis stationnés sur l’archipel nippon. Ce qui devrait convenir à la Chine à laquelle reviendrait le contrôle du Pacifique-nord.

    -Enfin, autre conséquence de ce bouleversement stratégique, Taïwan renoncerait à la protection américaine devenue incertaine et rejoindrait la Chine continentale pour en devenir une province insulaire. On le voit, Pékin, peut tirer parti du phénomène de la nucléarisation de la zone Asie-Pacifique, assuré d’y jouer un rôle majeur et de bénéficier de l’état de paix forcée créé par la généralisation de l’intimidation par l’atome militarisé

    -Il est facile de dauber sur la petite taille du dictateur, son penchant pour les belles voitures et les « jolies pépées ». La presse a eu matière à dénigrement et elle l’a généreusement exploitée. Mais le personnage est trop redoutable pour être aussi sommairement caractérisé.

    En ce qui concerne la gestion de ses affaires de défense sa logique est intelligible en Occident :

    -Pendant trois ans, membre du bloc communiste, la Corée du Nord a été en guerre contre les forces de l’ONU, sous commandement américain. A la suite de cette guerre et de l’agression du Sud par le Nord, le régime de Kim Song-il I a dû s’accommoder à la frontière de son Etat, du déploiement d’un corps expéditionnaire abondamment pourvu en armes nucléaires, offensives et défensives. Et négocier en position d’infériorité face à une telle panoplie.

    -Les ressources de la Corée du Nord ne lui permettent pas d’entretenir et de moderniser une armée conventionnelle assez importante pour équilibrer les forces qui sont au sud. Certes, Pyongyang, par un effort démesuré et ruineux, aligne une armée de près d’un million, mettant en œuvre 3000 chars d’assaut, 8000 pièces d’artillerie, 500 avions de combat, auxquels il faut ajouter une marine d’une vingtaine de sous-marins et de 300 bâtiments de guerre. Mais cet appareil militaire disproportionné, ruineux, a vieilli et il n’est pas à la mesure d’un peuple à l’économie exsangue. En revanche, avec le dixième de ce que coûteraient ces forces traditionnelles normalement entretenues, la Corée du Nord pourrait posséder un potentiel d’intimidation nucléaire suffisant pour traiter sur un pied d’égalité. C’est pourquoi la démarche des Kim Song-il ne relève pas de la paranoïa mais plutôt d’une logique économique bien comprise.

    -Les conditions d’appréciation de la Résolution 1718 vont révéler la nature des différents intérêts nationaux dans la zone Asie-Pacifique. En ce qui concerne Washington, favorable à un maximum de sévérité, deux démarches s’imposent :

    -Retarder le plus possible la réunification des deux Corée et renforcer l’engagement des Etats-Unis aux côtés de Séoul et de Tokyo afin que Corée du Sud et Japon s’en tiennent au statu quo, renonçant à toute ambition militaire nucléaire. On notera que Mme Rice ne s’est pas rendue à Taïwan, sans doute afin de ménager Pékin dont tout dépend.

    Pour conclure, citons l’avis d’un spécialiste américain, auteur, en 2004, d’un livre intitulé : «Kim Jong-il, cher leader de la Corée du Nord ».
    « Kim, écrit-il est un homme intelligent qui a poursuivi prudemment l’objectif de détenir des armes nucléaires en se fondant sur le déclin relatif de la Corée du Nord et les dangers, pour son régime, créés par la Corée du Sud et les Etats-Unis… avec lesquels son pays demeure, techniquement, en guerre… il décida, il y a bien des années, que n’ayant pas d’amis, il avait besoin de l’arme nucléaire pour survivre ».

    Pékin estime peut-être que l’essai du 9 octobre était superflu. C’est bien le seul reproche que la Chine peut faire à la Corée du Nord. Non essayé, spectaculairement, l’atome est aussi intimidant qu’après expérimentation. Du moins pour les gouvernements sinon pour les populations.

    Général Pierre-Marie Gallois  le 14 novembre 2006  http://www.lesmanantsduroi.com

    (1) Analysts see a small Korea blast. N.Y. Herald. 11 octobre 2000. p.6

  • Le droit aux armes

     La fusillade de Newton dans le Connecticut aux États-Unis, le 14 décembre 2012, a montré, une nouvelle fois, que les distributeurs patentés de panurgisme hexagonal versent facilement dans l’indignation et l’émotion. Excellents perroquets de leurs confrères yankees, ces médiats-là n’ont pas cessé de critiquer la liberté étatsunienne de porter des armes. Cette garantie due au deuxième amendement de la Constitution mettrait la société en péril. Or nos étincelants folliculaires n’ont pas remarqué qu’une telle interdiction n’empêche pas des meurtres à moins que la ville de Marseille, plus connue maintenant pour son festival sanglant de tir permanent à l’AK47 que pour sa Canebière et sa Bonne Mère, ne soit devenue une city des States

     

    Les médiats veulent faire croire que la possession de fusils d’assaut, voire de canons ou de blindés, ferait de leurs détenteurs de très probables psychopathes – tueurs de masse. Une fois encore, le système médiatique témoigne de son ignorance. Un voisin de la France, la Suisse, permet à ses citoyens de garder chez l’armement nécessaire aux différentes périodes de service national actif. À notre connaissance, la Confédération n’a pas la réputation d’être l’endroit préféré des cinglés de la gâchette… Si l’on suivait le raisonnement médiatique ambiant, le moindre accident mortel de la route exigerait le retrait de tous les véhicules potentiellement meurtriers. Et puis une fourchette peut aussi tuer… Faut-il l’interdire ? « Les armes ne “ créent ” pas de crimes. Les pays dans lesquels circulent le plus d’armes à feu ne présentent pas de taux de criminalité particulièrement élevés, écrit Paul Lycurgues dans un sympathique opuscule intitulé Aux Armes Citoyens ! Plaidoyer pour l’autodéfense et publié par un éditeur proche de Robert Ménard, ce journaliste tombé au champ d’honneur de la liberté d’expression. Plus ennuyeux pour nous autres Français : le contrôle strict des armes à feu ne réduit pas la criminalité, pas plus qu’il n’empêche les criminels et psychopathes violents de se procurer les armes nécessaires à leurs forfaits (p. 20). » Iconoclaste et provocateur, le propos sonne juste.

     

    Les médiats n’expliquent jamais que les fréquentes tueries qui ensanglantent les États-Unis seraient survenues quand bien même la détention de n’importe quelle arme aurait été proscrite. Le problème de ce pays n’est pas le nombre d’armes en circulation, mais leur usage qui témoigne de la profonde névrose de la société. Modèle planétaire de la modernité tardive, les États-Unis pressurent ses habitants au nom d’une quête à la rentabilité effrénée au point que certains voient leur psychisme flanché. La pratique dès le plus jeune âge de jeux vidéos ultra-violents, la sortie de milliers de films parsemés de scènes sanglantes et la consommation de plus en plus répandue de drogues et de produits pharmaceutiques éclairent le passage à l’acte. Entre aussi en ligne de compte la cohabitation toujours plus difficile d’une société en voie de métissage avancé fondée sur le génocide amérindien et les vagues successives d’immigration de peuplement. Enfin, le mode de vie totalitaire doux avec sa technolâtrie, son vide existentiel, son individualisme outrancier et sa compétition féroce de tous contre tous cher au libéralisme perturbe le cerveau de millions d’individus fragiles. Ce qui est arrivé, le 3 janvier 2013, à Daillon en Suisse dans le canton du Valais confirme le diagnostic : le tueur, un assisté social, alcoolique et fumeur de marijuana âgé de 33 ans, était suivi pour des troubles psychiatriques. En tant que société ouverte, la Suisse pâtit, elle aussi, de tels phénomènes qui seraient quasi-inexistants dans une société vraiment fermée.

     

    À rebours du prêt-à-penser médiatique fallacieux, Paul Lycurgues soutient le droit des citoyens français à être armés. « Le peuple français […] doit exercer son droit, et assumer son devoir de peuple libre, à reconquérir les armes qui lui ont été dérobées, et à restaurer en France un ordre naturel fondé sur le respect que se doivent des citoyens libres et armés (p. 9). » Ce que Lycurgues oublie d’ajouter est que cette philia entre citoyens responsables n’est possible que dans un cadre communautaire ethniquement homogène comme le constatait déjà Aristote. L’hétérogénéité ethno-culturelle désordonnée n’engendre que de fortes tensions comme le prouvent les États-Unis (et le Brésil !).

     

    Aux belles âmes hexagonales qui crachent qu’un pareil projet ne correspond pas aux « valeurs républicaines », Paul Lycurgues leur rétorque qu’« en France, les armes furent consubstantielles à la conquête des libertés (p. 10) ». En 1885, la loi Farcy autorisait la libre détention d’une arme, voire de plusieurs, sinon comment Manufrance, premier vendeur de cycles et… d’armes, aurait-il connu une audience nationale, européenne et même internationale ? Rappelons que son catalogue annuel offrait une vaste gamme d’armes de point et de fusils de chasse. On a oublié qu’« au début du XXe siècle, […] tout Français avait le droit de porter des armes apparentes, s’il n’en avait pas été privé par jugement (p. 14) ». C’est par un décret-loi liberticide du 23 octobre 1935 signé par Pierre Laval qui commence le désarmement de la population. Cinq ans plus tard, l’État français et l’occupant allemand généralisent la procédure : posséder une simple arme vaut désormais à son propriétaire la peine capitale ! Depuis cette période, quelque soit le régime en place, de nouvelles lois restreignent cette liberté indispensable. Sous prétexte d’idéologie sécuritaire, les autorités hexagonales aux ordres de l’hyper-classe mondialiste et des banksters, cherchent à ôter leurs  administrés toute envie de résistance. « Infantilisation, dévirilisation, passivité et conformisme : voilà les véritables raisons de la servitude volontaire dans laquelle vivent nos compatriotes (p. 29). » Et gare à l’honnête homme en état de légitime défense ! « Notre système judiciaire applique désormais une véritable présomption de culpabilité à ceux d’entre nous qui osent encore se défendre (p. 24). » La triste affaire en 2010 de « Papy » Galinier incarcéré tel un assassin par des juges qui préfèrent respecter le droit des voyous est encore dans les mémoires.

     

    Paul Lycurgues est pessimiste parce que « les Français se retrouvent pris entre le marteau et l’enclume – c’est-à-dire entre une criminalité brutale et omniprésente et un État d’autant plus répressif qu’il est en situation de quasi-faillite -, [il] apparaît de plus en plus clairement ce risque terrible : n’avoir plus le choix entre le chaos criminel et l’état policier (pp. 8 – 9) ». Les lecteurs attentifs d’Éric Werner objecteront avec raison que ce choix est en fait impossible puisque la société ultra-moderne fracassée est dorénavant et sciemment chaotique et policière.

     

    Cette situation étrange se vérifie par une incroyable inflation législative. Depuis 2002, le Parlement français a voté une quarantaine de lois sécuritaires pour des résultats quasi-nuls, mais qui renforcent le carcan étatique envers nos concitoyens. La République hexagonale ne privilégie pas la sûreté de ses membres, mais leur surveillance, si bien que les spécialistes évoquent sans fard « l’échec, incontestable […], de toutes les politiques publiques de sécurité menées depuis trente ans (p. 5) ». Loin d’être plus sûr, l’Hexagone tricolore l’est moins, en particulier pour les petites gens. En effet, outre les pertes financières considérables, « nos concitoyens en payent aussi le coût caché, celui de l’érosion de leurs libertés fondamentales face à l’appareil judiciaire et policier, ainsi que la systématisation d’une véritable culture de répression (pp. 6 – 7) ». Ainsi, est-il plus facile à une petite frappe des banlieues de l’immigration de vendre son shit ou de racketter des gamins qu’à un militant identitaire d’occuper le toit d’une mosquée en construction ou de réagir à l’agression de pétasses féministes à moitié dénudées…

     

    Aux détracteurs qui citent constamment le contre-exemple d’outre-Atlantique pour maintenir le désarmement généralisé de la population, Paul Lycurgues commente la riche étude du professeur John Jr. Lott. Celui-ci a démontré que la criminalité est plus basse dans les États fédérés qui autorisent le port d’arme que dans les États plus restrictifs. Cette étude serait aussi intéressante à corréler avec l’application de la peine de mort qui démotive la racaille. Lycurgues estime par conséquent que « la sécurité de tous, en France, doit redevenir l’affaire de chacun (p. 30) ». Que veut-il dire ? L’auteur soutient l’autodéfense et la légitime défense. Pour lui, « chaque innocent qui prend les armes fait reculer le crime partout; ce n’est pas tant une balle que craint fondamentalement le criminel, mais plutôt la possibilité d’une balle. Le devoir de fuite imposé par la jurisprudence, quoique légal par définition, n’est donc pas seulement injuste : il est aussi immoral (p. 27) ». C’est sur cet immoralisme que s’appuie le Moloch étatique, broyeur des personnes et des peuples et nullement des malfrats.

     

    Si les Français – et les Européens – ne veulent ni l’anarchie sociale, ni le désordre sécuritaire anxiogène, ils doivent renoncer à la religion délétère des droits de l’homme et accepter de se réarmer, ce qui suppose de leur part de ne plus tout attendre de l’État tutélaire. Le réarmement du peuple implique de manière inévitable la réduction inévitable des effectifs de policiers, de militaires et de magistrats. Ces professions sont pour l’heure gangrenées par l’humanitarisme dévot.

     

    Il faut donc aller plus loin que le modèle helvétique du citoyen-soldat prêt à défendre sa commune, son canton et sa patrie. « Le XXIe siècle sera celui de la fin d’un monde : le consumérisme, le mondialisme économique, la dilapidation des ressources et la gabegie énergétique ne sont plus tenables. […] La perspective de troubles sociaux, politiques et économiques majeurs est devenue crédible, certains diraient même inévitable. Dans un tel contexte, un peuple désarmé sera plus vulnérable face au chaos, à la prédation et à la violence qu’un peuple en armes (pp. 30 – 31). » Déjà, en Corse, dans la Camargue gardoise ou dans certains coins reculés du Velay et de l’Aubrac, les populations locales conservent leurs armes et répliquent avec virilité aux intrus allochtones.

     

    L’existence de milices populaires d’autodéfense locale, communale et régionale, ouvertes aux femmes, redonnerait à la France son sens originel de « Terre des Francs », c’est-à-dire de « pays des hommes libres » parce que nos lointains ancêtres avaient le droit et le devoir de porter l’épée !

     

    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com/

     

    • Paul Lycurgues, Aux Armes Citoyens ! Plaidoyer pour l’autodéfense, Éditions Mordicus, coll. « Coups de colère », Paris, 2012, 32 p., 4,95 €.

  • Réflexions autour d’un petit livre bien fait sur la crise

     

    François Lenglet est un journaliste économique compétent, honnête et de bon sens. Arrêtons-nous pour bien peser, car le phénomène ne court pas les rues : entre les spécialistes (ceux qui savent tout sur l’inessentiel et ramènent tout à leurs marottes), les mercenaires (ceux qui vendent leur salade), les demi-savants (ceux qui en savent un peu plus que les autres, sans tout à fait dominer leur sujet), les idéologues (ceux qui ont la réponse avant la question) et les Guignols de l’Info, la place est mince pour ceux qui se contentent de dire simplement, honnêtement, modestement, des choses de bon sens sur des sujets compliqués. Ceci, en ayant des idées. À ce titre, soit dit en passant, François Lenglet, journaliste économiste, est un peu le frère jumeau de Christian Saint-Étienne, économiste communicant.

     

    François Lenglet vient de commettre un petit livre intitulé Qui va payer la crise ? dans lequel il développe avec des mots simples des idées  fortes, qui peuvent plaire ou ne pas plaire, qu’on peut à loisir étiqueter « de droite » ou « de gauche », mais qui en tout cas méritent réflexion. La thèse centrale du livre est assez simple et peut se résumer comme suit :

     

    — la crise de l’euro met aux prises épargnants et contribuables, dissimulant une opposition entre générations et modèles de société,

     

    — le sauvetage de l’euro s’apparente de plus en plus à un désastre annoncé, les pays du Sud s’épuisant comme des hamsters dans leur cage,

     

    — la solution fédéraliste européenne, à base notamment d’euro-bonds, est surtout une échappatoire pour les politiques et une ruse des financiers et donc de leurs commettants épargnants pour différer le règlement de leurs turpitudes; de toute façon, elle ne marche et ne marchera pas à horizon prévisible,

     

    — les souverainistes de gauche ou de droite s’apparentent à des vendeurs de repas gratuits et ne sont au final que des marchands de sable,

     

    — le plus grand risque pour la zone euro, voire pour les  pays du Sud eux-mêmes, et la France en tout cas, réside dans la sortie de l’Allemagne et de quelques économies fortes et bien gérées qui en ont les moyens (Finlande…),

     

    — il n’existe aucune solution-miracle, mais seulement une panoplie de remèdes techniques (à fortes implications politiques et sociétales, bien sûr) à organiser et mettre en œuvre de façon pragmatique et aussi juste que possible,

     

    — une ébauche de solution pourrait être la suivante : après avoir organisé au mieux l’inévitable sortie de la Grèce de l’euro, prononcer un moratoire temporaire des dettes donnant aux États et à la société le temps de souffler, en mettant à contribution banques, financiers et épargnants trop épargnés jusqu’à présent.

     

    On  peut discuter diagnostic, grille de lecture et esquisses de remèdes, mais on doit reconnaître à cette thèse sa solidité, son honnêteté et sa neutralité idéologique et trans-partisane. Voici quelques réflexions et questions proposées à votre réflexion.

     

    Ce livre vaut d’abord comme dénonciation de l’incompétence technique, des partis-pris idéologiques ou partisans, ou de la simple bêtise des simplificateurs de tous bords : de gauche, bien sûr, puisque c’est souvent leur marque de fabrique, mais de droite dite de conviction aussi : souverainistes et marino-mélenchonnistes gagneraient à s’en inspirer.

     

    Les causes et la genèse de la crise sont décrites à grands traits de façon techniquement solide, mais on aurait aimé en annexe un rappel chronologique détaillé qui aurait ajouté à la solidité de la démonstration.

     

    L’interprétation de la crise comme la résultante d’un conflit de générations entre soixante-huitards, ex-braillards gauchistes devenus rentiers égoïstes forcenés, identifiés de façon paradoxale mais convaincante comme la « génération libérale », et le reste de la société (entrepreneurs et jeunes notamment), est  séduisante, et d’ailleurs pas nouvelle (c’est l’une des marottes de l’auteur du présent article depuis 68 ou presque…).

     

    Les remèdes ne sont qu’esquissés (pp. 201 – 202), ce qui est inévitable compte tenu de la complexité du sujet et de la nature de l’ouvrage. Ils tournent tous autour de la notion de moratoire de dettes : prolongation de toutes les échéances de trois ans pour les pays les plus endettés avec suspension des intérêts, rééchelonnement de la dette sur vingt ans, etc. Certaines conséquences sont citées, notamment le rétablissement du contrôle des capitaux et des changes aux frontières de l’Union, mais presque rien n’est dit sur les dépôts bancaires, l’assurance-vie et la veuve de Carpentras. Il est vrai que, sur de tels sujets, on tangente immédiatement l’incitation à la panique bancaire, péché pas du genre de l’auteur, d’ailleurs plus immédiatement nuisible que d’autres incitations pénalement répréhensibles,

     

    In fine, ce livre est un plaidoyer raisonnable pour l’Europe et pour l’euro, expurgé de ses vices de construction les plus rédhibitoires. En tant qu’Européens de destin, dans la lignée des Drieu, des Jünger, voire des Denis de Rougemont, we can live with it.

     

    Jacques Georges http://www.europemaxima.com/

     

    • François Lenglet, Qui va payer la crise ?, Fayard, 2012, 216 p., 11,90 €.

  • Peillon perd les pédales

    Dans un courrier récent déjà fameux notre ministre-maçon de l'Education nationale appelle nos chères têtes blondes à ne plus rire des orientations minoritaires déclarées dans la cour de récréation, en fixant leur regard en classe sur la ligne Azur des Vosges, où ils apprendront la fabrication du gender américain : on n'est pas, on devient.
    Dans le registre des bévues, les bonnes intentions du géant-ministre seraient-elles louables dans un milieu éclairé au gaz de la tolérance par les Fils de la Lumière depuis longtemps, qu'elles vont se fracasser sur la frisétude bouclée des nouvelles générations d'intrants. Mahmoud, Ali, Kémal, Shéhérazade et Aïcha sont le produit de bouillons de culture homophobe à pendre les "déviants", et j'ose avancer que s'il est devenu presque impossible d'expliquer l'Holocauste en classe d'histoire, il sera particulièrement scabreux de vendre la légitimité de la diversité sexuelle en cours de maintien social aux jeunes ressortissants de la Oumma. Et les récréations de se transformer en cage aux folles dix-huitième.

    Croyant sans doute (pardonnez l'injure involontaire Cher M. Peillon) que cette obstruction de la base est absente des classes sous contrat d'association pour cause de leucodermite présumée, le ministre-malin a porté le fer dans ce qu'il est convenu d'appeler l'enseignement catholique, réputé à tort rétif aux avancées sociales, l'enseignement judaïque ou islamique étant sans tache. C'est mal connaître la ressource de l'enseignement privée sous contrat qui puise aussi ses effectifs dans les familles immigrées, horrifiées du laxisme des moeurs républicaines imposées dans les établissements en ZEP. Passer à 8h30 du matin devant le portail d'une école primaire privée vous indiquera qui y met ses gosses.
    Il eut mieux valu tant d'un bord que de l'autre laisser l'école off-limits mais si d'aventure, l'enseignement confessionnel défilait sous une bannière à "Pas de Neveux pour les Tantes", je me demande bien jusqu'où iraient les représailles de l'administration qui s'est immiscée dans les moeurs privées de la population afin de satisfaire les revendications de quelques-uns en relayant des promesses électorales ! La loi n'est pas votée que je sache et n'est donc pas d'application.
    Le "responsable" de l'école libre Labarre qui prend la pose de ligueur et s'est lui-même aventuré dans ce marais-cage a prévenu qu'il n'appelait pas explicitement au grand défilé du 13 courant, même si le Vatican y pousse. Ce que les chrétiens ont parfaitement entendu : les cars se louent. Et de son côté, M. Peillon a raté une occasion de se taire. Mais le Grand Orient indisposé dispose, le ministre se doit-il d'obéir ?
    http://royalartillerie.blogspot.fr

  • Deux autres contrepoisons : la démocratie directe et la tradition religieuse

    Deux autres contrepoisons contre l’idéologie oligarchique du Gestell : La démocratie directe et la tradition religieuse
    La dernière fois, nous avons vu les deux contrepoisons que sont la philosophie existentielle et la tradition nationale.
    Cette fois, nous allons analyser deux autres contrepoisons, la démocratie directe et la tradition religieuse

    1/ La démocratie directe
    Extension géographique
     La démocratie directe qui permet au peuple, et pas seulement à ses représentants élus, d’abroger ou d’adopter des lois, est encore très minoritaire dans le monde. C’est la démocratie représentative pure, où seuls les représentants élus du peuple adoptent formellement les lois, qui demeure encore la règle de droit commun.
     La démocratie directe fonctionne depuis 1848 en Suisse (au niveau fédéral, cantonal et local) et aux Etats-Unis (au niveau de 26 Etats fédérés sur 50 et au niveau local). Le petit Liechtenstein la pratique aussi. Depuis 1970, le référendum d’initiative populaire pour abroger une loi existe en Italie. Depuis la réunification allemande du 3 octobre 1990, la démocratie directe a été progressivement introduite dans les tous les Länder allemands et souvent aussi au niveau communal. Peu à peu, la démocratie directe gagne en extension.
     Outils de la démocratie directe
    Il y a deux outils essentiels, le référendum veto et l’initiative populaire, un frein et un moteur.
    Le référendum veto consiste à permettre au peuple d’annuler une loi votée par le parlement. Il faut une pétition de citoyens, (50 000 en  Suisse, 500 000  en Italie) qui demande l’annulation de la loi. Si le nombre minimum de signatures est atteint, un débat est lancé et le référendum populaire a lieu environ six mois plus tard. Si le non l’emporte, la loi est annulée. Si le « oui » l’emporte, la loi est confirmée. C’est un frein pour s’assurer que les élus ne votent pas une loi que la majorité des citoyens réprouve, ce qui peut arriver compte tenu des puissants lobbies qui font aujourd’hui pression sur le gouvernement ou le parlement. C’est un moyen de redonner la parole aux citoyens non organisés en lobbies, en groupes de pression.
     L’initiative populaire est une pétition pour soumettre au référendum un projet de loi voulu par les citoyens signataires sur un sujet que le gouvernement ou le parlement ignorent ou ont peur d’aborder. En Suisse, le chiffre pour qu’une pétition soit valable a été relevé à 100 000 signatures. Aux Etats-Unis, le chiffre à atteindre est un pourcentage des électeurs, et il varie selon les Etats. Si le nombre de signatures est atteint, un débat est organisé sur les medias et le parlement donne son avis sur le projet en question. Il peut aussi rédiger un contre-projet qui sera soumis le même jour au référendum. Ainsi, le parlement n’est nullement mis à l’écart. La démocratie directe organise plutôt une saine concurrence entre les citoyens et les élus pour faire les lois : personne ne doit être exclu alors que la démocratie représentative pure exclut les citoyens de la fonction législative.
    Pratique
    La pratique varie beaucoup selon les Etats. En Suisse ou au Liechtenstein, tout sujet, y compris fiscal, peut être abordé. Aux Etats-Unis, c’est le cas dans le domaine de compétence de la commune ou de l’Etat fédéré car il n’y a pas de démocratie directe au niveau fédéral à l’inverse de la Suisse. En Italie (au niveau national) ou dans les Länder allemands, les sujets traitant des dépenses publiques ou des impôts sont exclus de la démocratie directe.
    Il y a eu en Suisse des référendums ou des initiatives sur les sujets les plus divers comme le financement de la sécurité sociale, l’adhésion ou non à l’Union Européenne, la construction de minarets, l’adoption de la TVA, les 35 heures, et même la suppression de l’armée (rejetée).
    Aux Etats-Unis, les grands sujets ces dernières années ont été les réductions d’impôts (la fameuse proposition 13 en Californie qui s’est ensuite diffusée dans les autres Etats), la protection de l’environnement, la lutte contre la criminalité, la peine de mort, l’avortement ou l’enseignement. Aux Etats-Unis, le citoyen conserve la possibilité de faire un recours contre le résultat d’un référendum devant la Cour Suprême d’un Etat pour violation des droits de l’homme alors que rien de semblable n’existe en Suisse. En Allemagne, le contrôle de constitutionnalité est préalable à la tenue du référendum pour éviter que le juge casse une décision populaire sortie des urnes.
    En Italie, il y a eu des référendums sur le divorce, l’échelle mobile des salaires (rejetée) notamment. En Allemagne, il y a eu des référendums sur les lois électorales, l’enseignement de la religion à l’école, l’urbanisme (faut-il autoriser la construction de tours en centre ville ?)
    Effets
    Des études universitaires très poussées en Suisse, en Allemagne aux USA  notamment ont montré que les décisions du peuple étaient toujours modérées et raisonnables. Par exemple, les Suisses ont rejeté des mesures démagogiques comme l’adoption des 35H  ou bien la suppression de l’armée.
    Sur le plan des finances publiques, les travaux des professeurs Feld et Kirchgässner ont montré en étudiant les résultats des référendums financiers aux USA  et dans les cantons suisses que là où la démocratie directe existe, les impôts et les dépenses publiques sont un tiers plus bas que dans les pays où la démocratie est purement représentative. L’endettement public est de moitié plus faible. Ce résultat est d’une extrême importance.
    Objections courantes
    Les adversaires à la démocratie directe allèguent la non-maturité et la désinformation des citoyens. Ceci n’est pas du tout avéré par les études empiriques qui portent sur près d’un siècle de pratique référendaire en Suisse et aux Etats-Unis. Le référendum donne l’occasion au citoyen d’exprimer ce qu’il vit tous les jours d’où un degré d’information et de bon sens élevé. Par contre, le citoyen, lors d’une élection, vote souvent par mimétisme et non par expérience personnelle. Hitler est arrivé au pouvoir grâce à des élections parlementaires et non par un référendum. L’élection offre par rapport au référendum moins de garanties de rationalité car le citoyen est plus rationnel pour répondre à une question concrète que pour choisir un homme.
    Circonstances d’adoption
    A chaque fois, l’adoption de la démocratie directe s’est faite pour résoudre une crise : révolte populaire en Suisse dans le canton de St Gall, corruption de la classe politique en Californie,  débat sur le divorce en Italie, suites de la réunification en Allemagne.

    2/ La tradition religieuse
    Heidegger dans le quadriparti qui encadre la vie de l’homme authentique fait une place au sacré. Et il est bien vrai que le sacré semble être propre à l’homme et que ce soit une dimension fermée au monde animal. Historiquement, on constate que le sacré se développe dans les sociétés humaines d’une façon collective et organisée : c’est le phénomène religieux.
    a/ Qu’est ce qu’une religion ?
    Tout historien vous dira qu’il s’agit d’un phénomène collectif, comme le langage. Un juriste ou un homme politique du monde moderne insistera plutôt sur le choix individuel. Il faut admettre que ce n’est qu’une partie de la réalité. C’est comme pour le langage : je peux choisir une autre langue que ma langue maternelle. Mais cela n’enlève rien à la réalité collective de la langue. Il en est de même de la religion et le point de vue laïc et individualiste ne saisit qu’une partie de la réalité.
    De plus, les religions sont des phénomènes hétérogènes. L’Islam n’admet pas la distinction entre le civil et le religieux qui existe dans le christianisme : la parole du Christ est bien connue : rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Dans les cités grecques païennes, la religion était celle de la Cité. Dans le shintoïsme japonais, la religion se confond avec la tradition nationale et dynastique. Dans le bouddhisme, il y a bien religion mais ya t-il un Dieu ? Pas au sens chrétien en tous cas. Dans l’empire romain tardif, la religion chrétienne est devenue celle de l’Etat à un tel point que les autres cultes furent interdit par Théodose. Pour autant, l’intolérance n’est pas propre au religieux. Les athées peuvent être intolérants, témoin Staline, alors que Voltaire affirmait le contraire un peu vite !
    Le sociologue Durckheim définit ainsi la religion : « un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent ». Une définition plus récente est la suivante (Wikipédia) : «  la religion est un socle de convictions sur lesquels se fonde une cohérence sociale et définit des champs de comportements qui sont acceptables ou non dans une société. »
    Dès lors, on sent bien l’utilité d’une religion, qui selon le sociologue Max Weber, est un « besoin social ».
    b/ Importance d’une religion dans la vie sociale
    L’histoire montre l’importance des religions. L’Antiquité montre que toutes les sociétés avaient un fondement religieux. Mieux, elle montre que l’athéisme correspond souvent à des élites et des périodes de décadence comme en Grèce hellénistique ou dans la Rome d’avant le christianisme. Si l’on examine la chrétienté, on voit la morale, l’art, le droit dériver de la religion. Les universités en Europe sont des créations de l’Eglise. Par contre, la technique, la science ont une autre origine. Mais c’est la chrétienté qui nous a transmis le legs de la civilisation gréco-romaine. Aux Etats-Unis, Tocqueville a montré que la religion jouait un rôle énorme dans la cohésion sociale.
    Il y a aussi des relations entre la religion et la démographie. La religion est favorable à la famille et aux enfants. Elle favorise le cerveau affectif contre les empiètements des cerveaux instinctif et rationnel. Cela donne de la cohérence à la personnalité. La religion est fondée surtout sur les besoins du cerveau affectif, besoins qui sont doubles, besoin de combattre et besoin d’agir pour l’amour d’autrui. Dans les églises baroques, on voit souvent su un mur des scènes de charité et sur l’autre des scènes de combat. Ainsi, dans l’Asamkirche de Munich, il y a sur le mur de droite deux scènes de charité : le Christ lavant les pieds d’un vieillard et la vierge Marie berçant l’enfant Jésus. Sur le mur de gauche, il y a deux scènes de combat : Jésus chassant les marchands du Temple et l’archange saint Michel tuant un dragon représentant le mal. Il y a équilibre en la dimension combattante et la dimension charitable. A bien des égards, l’Eglise moderne a perdu la dimension combattante : elle est devenue hémiplégique ! Elle ne peut plus jouer alors pleinement le rôle social qui lui revient : lutter contre le mal et pas seulement administrer la charité, domaine où l’Etat cherche d’ailleurs à la concurrencer maladroitement (bureaucratiquement).
    Le rôle de la religion est le rôle de toute tradition, et il est essentiel. Le prix Nobel Friedrich von Hayek a montré le rôle bénéfique des traditions dans le développement d’une civilisation. Ces traditions n’apparaissent pas nécessairement rationnelles à l’individu mais les sociétés qui les suivent prospèrent plus que les autres. C’est l’expérimentation et non la pensée a priori qui édifie des civilisations viables.
    c/ Pourquoi cette religion là ?
    C’est un peu comme si on se posait la question : pourquoi parler la langue française ?  Tout le monde trouve normal qu’en France on apprenne la grammaire et le vocabulaire français à l’école. C’est, si l’on veut, un choix arbitraire mais sans cela la société française ne pourrait plus fonctionner. Et pourtant, on n’apprend plus la grammaire et le vocabulaire de la tradition religieuse de notre pays. On croit avoir fait là un progrès. Et si ce n’était pas une perte d’héritage ? On n’apprend pas tout ce que le christianisme a apporté en termes de civilisation, et qui est considérable, qu’on ait la foi ou non. On n’apprend pas l’essence du christianisme qui contrairement à une vulgate courante, n’est pas une religion du livre mais une religion du Dieu qui s’incarne, donc une religion existentielle.
    Il y a une coïncidence troublante entre ce que l’on pourrait appeler le quadriparti divin et les quatre causes d’Aristote et le sens de la vie. Dans les Eglises baroques, on voit très souvent des fresques représentant « le couronnement de Marie ». Elles représentent le père et le fils qui couronnent la vierge Marie avec la colombe du saint esprit au dessus. Cela correspond aux quatre causes d’Aristote. La Vierge est le socle maternel, l’héritage qui nous accompagne à la naissance (cause matérielle). La colombe est la cause formelle, la mission qui nous est donnée à partir d’un héritage. Le père symbolise la création et le fils le sacrifice. Création et sacrifice permettent de créer une œuvre (la couronne posée sur la tête de Marie).

    L’œuvre vient enrichir l’héritage.
    Le christianisme correspond à ce que les historiens appellent « une religion savante ». Il incorpore dans ses dogmes l’essentiel de la sagesse qui nous vient de l’antiquité qui a été décrit dans les fresques de Raphaël dans la chambre de la signature au palais du Vatican. C’est pourquoi arracher les racines chrétiennes est périlleux du point de vue de la civilisation indépendamment de la question de la foi individuelle.
    On n’apprend pas tout ce que le christianisme a apporté sur le plan de la civilisation à l’Occident et à l’humanité. Les universités sont nées de décisions du pape où des rois en liaison avec lui. La religion orthodoxe par contre n’a pas secrété d’universités au sens occidental. C’est le tsar Pierre le Grand qui a introduit cette institution en Russie.
    On n’apprend pas grand-chose sur l’origine du christianisme. Si celui-ci est anecdotiquement d’origine juive, au sens des événements historiques, son origine au sens de l’histoire de l’être peut se trouver dans Platon. Le christianisme a repris l’essentiel de la philosophie platonicienne qui avait influencé certains cercles juifs (Philon d’Alexandrie). Les pères de l’Eglise ont estimé que la philosophie grecque était inspirée par Dieu pour préparer la réception de l’enseignement du Christ. Lorsque le personnage d’Antigone, imaginé par Sophocle dit à Créon, « je ne suis pas sur terre pour partager la haine mais pour partager l’amour », on n’est pas loin du message chrétien. Saint-Augustin comme Pascal ont considéré que Platon « préparait » le mieux au christianisme. C’était aussi l’avis de Nietzsche : « le christianisme est un platonisme pour le peuple » écrivait-il. Si le christianisme a dominé l’Occident, c’est parce qu’il était devenu une partie essentielle de la civilisation de l’empire romain.
    Nier les racines chrétiennes et nier les racines de l’antiquité gréco romaine ne peut conduire qu’à une perte d’identité, à un oubli de l’être, lequel est justement développé par le « Gestell », le système de mobilisation des choses et des hommes à des fins purement utilitaires et matérielles.
    d/ Le succès de la critique du christianisme en Occident
    Ce succès est aujourd’hui indéniable et il est lié au triomphe du Gestell où l’homme n’est plus qu’une matière première, avec deux dimensions principales. C’est d’abord celle de l’Erlebnis (le loisir vécu) où domine le cerveau reptilien : c’est la société de consommation. La deuxième dimension est celle du travailleur qui n’est plus que cela mu par la volonté de puissance pour la puissance : c’est le cerveau calculateur qui règne dans cette deuxième dimension.
    La critique du christianisme réussit parce qu’elle coalise les forces du cerveau reptilien et du cerveau rationnel. Le cerveau affectif, limbique est pris en tenaille. La raison sert les instincts qui veulent se libérer de toute contrainte sociale. L’homme calculateur peut aussi se servir du calcul à des fins criminelles s’il est dénué d’affectivité humaine (affectivité propre à notre cerveau « mammifère »). C’est le cerveau affectif qui est le règne du surmoi comme dirait Freud, c’est-à-dire des normes morales.
    Dans le monde moderne dominé par l’oligarchie du Gestell, le cerveau affectif (limbique) est atrophié. C’est pourquoi la délinquance et la violence prennent de l’ampleur car le cerveau reptilien n’est plus suffisamment tenu en bride. Mais ce qui est pire est que le troisième cerveau calculateur est mobilisé au service du cerveau reptilien et il utilise ses ressources à détruire la morale et les traditions affectives. Le marquis de Sade est un bon exemple de cette démarche qui dérive des Lumières (utilisation de la raison pour détruire les traditions, ce qui aboutit à libérer le reptile qui est en nous.
    De plus, notre cerveau affectif ne disparaît certes pas mais il est atteint d’une sorte d’hémiplégie. Le cerveau affectif était considéré par Platon comme irascible et pas seulement charitable. Or, dans son interprétation moderne, le christianisme est devenu hémiplégique (« sentimental » écrit le philosophe Arnold Gehlen). En effet, le cœur du christianisme est un message affectif plus que rationnel. Ce message conduit sur deux pentes : celle de la charité et celle de la lutte contre le mal (Saint George terrassant le dragon). Le christianisme, lorsqu’il est sain, a donc une composante guerrière, ce qui est nié à tort aujourd’hui. Cette composante n’est pas la même qu’en islam mais elle existe néanmoins. Ce n’est pas en vain que le Christ affirme : « je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée » ou encore « je ne suis pas venu apporter la paix mais la division ».
    Dans les fresques baroques, on retrouve cette double vocation, charitable et guerrière, du christianisme. Dans l’Asamkirche à Munich un mur est consacré à représenter l’œuvre de charité : on y voit Marie bercer l’enfant Jésus et le Christ laver les pieds d’un vieillard. Mais sur le mur d’en face, on voit le Christ chasser à coups de fouets les marchands du Temple et on voit la Trinité ordonner à un archange de mettre à mort un dragon. Les circonstances historiques du 20ème siècle ont fait que la dimension guerrière, par ses excès (pratiqués principalement par des régimes athées) a été discréditée. Il ne reste plus que la charité, qui réduite à elle seule, produit une religion « gnan gnan » sans colonne vertébrale. D’une source d’énergie, comme au moyen âge, la religion devient alors une source d’affaiblissement et elle n’oppose qu’une faible résistance au « Gestell » qu’elle ne comprend pas (à part quelques rares prêtres ou théologiens).
    e/ Gestell et tradition religieuse
    A notre avis, la tradition religieuse est un élément utile de résistance au Gestell (Heidegger a sans doute voulu dire cela en déclarant au Spiegel cette phrase énigmatique : seul un Dieu peut nous sauver !) Elle rétablit la cause finale dans son droit (la référence à Dieu empêche l’idolâtrie de l’ego) ainsi que la cause motrice (l’homme que le monde moderne réduit à être un animal calculateur). Elle encourage la méditation qui est l’autre forme de la pensée qui équilibre la seule pensée calculatrice et scientifique (la pensée scientifique est du point de vue métaphysique essentiellement calculatrice : Max Planck a déclaré : est réel ce qui est calculable). Or ce qui fait l’essence de l’homme est sa pensée méditante : l’homme contrairement à l’animal s’interroge sur le sens de sa vie, peut se demander pourquoi le monde existe, autrement dit prend du recul (le « Schritt zurück » de Heidegger). Deux textes de Heidegger dans « Essais et conférences » sont éclairants sur ce point : le texte « science et méditation » et le texte « l’homme habite en poète ».
    Dans le premier, il explique que la science est devenue la philosophie de beaucoup de nos contemporains. Or, explique-t-il, « la science ne pense pas » : il veut dire par là que la science relève de la pensée calculatrice et non de la pensée méditante. Selon lui, la physique ne peut rien nous dire sur l’essence de la physique car elle ne parle que le langage de la physique. La science ne donne pas de sens à la vie et telle n’est pas son objet. C’est la pensée méditante qui peut questionner pour approcher un tel sens. L’homme du Gestell est aliéné au Gestell car il n’est plus capable de poser les questions qui donnent du sens à l’existence. Il vit « le nez dans le guidon » attaché à dominer son monde extérieur par des calculs utilitaires et afin de servir des idoles dont il ne comprend pas que ce sont des idoles : la technique, l’argent, la masse et surtout l’ego. L’homme du Gestell est tout étonné quand des phénomènes comme Al Qaida se produisent car il est incapable de méditer sur le sens de sa vie et reste rivé au matérialisme utilitaire. Pour Heidegger, la pensée méditante et la poésie (poésie chargée de sens, si j’ose dire, pas purement ornementale, comme l’Iliade ou les Evangiles) peuvent permettre à l’homme d’échapper à la servitude face au Gestell. La pensée permet d’ouvrir la conscience au sacré, ce qui est indispensable à la vie sociale et à la liberté elle-même, car la liberté sans aucune considération du sacré peut déboucher facilement sur le crime. C’est le sacré qui met des bornes à la liberté, fut-ce un sacré « laïc ». Mon père était agnostique et officier de marine. Pour lui, la patrie était « sacrée ». Si ce n’avait pas été le cas, aurait-il pu assumer au mieux sa vocation ? On peut en douter.
    De même, la pensée ouvre la question de l’identité, or l’identité est plus importante que l’égalité. Le monde moderne du Gestell ne s’intéresse ni au sacré ni à l’identité. Car le sacré élimine le calcul utilitaire. Quant à l’identité, elle s’oppose à l’interchangeabilité des hommes recherchée par le Gestell pour faire de celui-ci une matière première docile au système. C’est pourquoi le Gestell met en avant la liberté et l’égalité (qui sont d’ailleurs souvent contradictoires) et est conduit à éliminer le sacré et l’identité. Des institutions comme la nation ou la religion sont alors considérées comme néfastes.
    Dans « l’homme habite sur cette terre en poète » Heidegger développe cette question de l’identité et de l’égalité. « l’identité rassemble les différences dans l’unité originelle alors que l’égalité disperse dans l’unité fade de l’uniformité » écrit-il. Son texte est un commentaire d’une poésie de Hölderlin. La poésie dit ceci :
    « Alors que la vie est dure, un homme a-t-il le droit de regarder vers le haut et de dire : voudrais-je être ainsi ? Oui. Aussi longtemps que la bienveillance habite son cœur, l’homme peut se mesurer avec bonheur à la divinité. Dieu est-il inconnu ? Ou se révèle-t-il comme le ciel ? C’est plutôt ce que je crois. Dieu est la mesure de l’homme. Plein de mérite, l’homme habite cependant sur cette terre en poète. L’ombre de la nuit, avec ses étoiles, n’est pas plus pure dès lors que je puis dire que l’homme est une image de la divinité. Y a-t-il une mesure sur la terre ? Il n’y en a pas ».
    Ce texte renoue avec Platon contre Protagoras. Ce dernier disait : l’homme est mesure de toutes choses. Platon rétorquait : la divinité est mesure de toutes choses. La première thèse nous a donné au XXème siècle le stalinisme et l’hitlérisme. Mais elle nous donne aussi la société du Gestell ou toute croyance est étouffée dans la sphère intérieure de l’individu au profit du calcul utilitaire.
    L’homme habite « en poète » lorsqu’il habite sur la terre et sous le ciel et qu’il mesure l’entre deux. Cela veut dire qu’il a un idéal qui lui permet d’avoir une existence et pas seulement une vie (animale). Avant la première guerre mondiale, la majorité de nos concitoyens avaient un tel idéal, laïc à gauche et catholique à droite, mais servant les mêmes valeurs morales autour du culte de la patrie. Puis le marxisme a envahi la gauche et l’a rendu matérialiste. A droite, le retrait du religieux a débouché aussi sur un matérialisme relativiste se prétendant libéral. Notre société crève de ce matérialisme. Celui-ci explique notre crise démographique, notre crise de l’éducation et du civisme, notre crise morale et notre crise spirituelle. C’est pourquoi il est nécessaire de se poser la question : la tradition religieuse est-elle un des contrepoisons pour sortir du matérialisme du Gestell et de l’abaissement de l’homme au niveau de l’animal technicisé, qui en résulte ?
    D’autres pays, sans mettre en cause la liberté religieuse, acceptent d’intégrer dans les normes sociales la dimension du christianisme : c’est le cas dans des pays aussi différents que l’Allemagne ou l’Angleterre. C’est le cas aussi à certains égards de l’Alsace et de la Lorraine en France. Cette intégration est facteur de cohésion sociale, croyons-nous. Les réponses peuvent varier : faut-il un concordat (Alsace) ? Faut-il une religion d’Etat officielle (Angleterre) ? Pour l’instant, en France, on n’ose pas poser ce genre de questions. C’est à tort car comme l’a écrit magnifiquement Heidegger : « le questionnement est la piété de la pensée »[1].
    Yvan Blot  http://www.insoc.fr
    [1] Essais et conférences : la question de la technique. Paris Gallimard. En allemand : « das Fragen ist die Frömmigkeit des Denkens ». (in Heidegger, Vorträge und Aufsätze. Klett-Cotta ; Stuttgart 2009)
    La piété est, par définition, venant du latin « piéta » un sentiment de respect et d’amour qui fait accomplir des devoirs. Elle a donc deux aspects, sentiment et vertu. En grec, elle correspond à « eusebia » (sentiment de respect et d’amour envers ce qui est sacré) et « osiotès » (vertu, discipline)

  • Un ado français remet en cause les théories d'Einstein

    Le Point

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    La galaxie Andromède vue par le télescope spatial infrarouge américain Wise en février 2010. © JPL. Caltech / Sipa Press
     
    C'est un lycéen strasbourgeois de 15 ans. Sa découverte lui vaut de faire la une du magazine scientifique britannique "Nature".

    Avec son père astrophysicien anglais du CNRS et d'autres chercheurs, il a découvert qu'une grande partie des galaxies naines voisines de la galaxie géante Andromède effectue une rotation autour de cette dernière. Une théorie qui remet en cause "tout un pan de l'astrophysique moderne", a réagi fièrement sur RTL Rodrigo Ibata, père de Neil.

    À la fin des vacances d'été, son père a voulu lui apprendre la programmation. "J'ai demandé à mon fils de programmer une modélisation des mouvements de ces galaxies naines et en un week-end, il a découvert qu'elle formait un disque qui tournait !" a expliqué Rodrigo Ibata dans le journal L'Alsace. Rodrigo Ibata et son équipe ont ensuite interprété les résultats pour en conclure que le placement des petites galaxies autour des grosses ne se fait pas de manière aléatoire.

    La théorie de la gravité à revoir ?

    Neil a avoué sur RTL que la tâche avait été "relativement complexe". "J'ai pu utiliser les notions de vecteur qu'on avait abordés récemment avec mon professeur de mathématiques." Selon ce lycéen en 1re scientifique, ces travaux remettent en cause la théorie de la gravité. En tout cas, "il y a quelque chose qui ne va pas, mais on ne sait pas où."

    "Cela faisait plusieurs années que des astronomes prétendaient que les galaxies naines situées dans le voisinage de plus grosses structures comme Andromède ou notre Voie lactée n'étaient pas réparties de façon aléatoire", a déclaré Neil au Figaro. "La physique d'Einstein et de Newton n'est pas exactement correcte", a ajouté son père sur RTL. Neil, qui n'avait pas "bien compris sur le moment les implications que sa découverte pouvait avoir", aimerait travailler la physique théorique plus tard. Il a sans nul doute un bel avenir devant lui.
    http://france.eternelle.over-blog.com/ 
    http://fr.sott.net/article/12348-Un-ado-francais-remet-en-cause-les-theories-d-Einstein
  • La Nuit Pierre Hillard - 6h00 au coeur de la matrice mise en place par le Nouvel Ordre Mondial

    http://france.eternelle.over-blog.com/

  • Petit rappel de notre chaotique histoire

    A l’heure des crises, l’Europe est plus que jamais un sujet brûlant. Nombreux sont les Européens à se poser des questions : pourquoi cette Europe pour laquelle on ne cesse de voter, ne nous protège-t-elle pas ? Pourquoi est-elle ouverte aux grands vents du libéralisme quand de nombreux pays, dont la Chine et les USA, usent et abusent d’un protectionnisme sélectif ? Pourquoi l’Europe ne protège-t-elle pas mieux ses emplois et pourquoi ne pèse-t-elle pas autant qu’elle le devrait sur l’échiquier géopolitique mondial ? Car, ce sont bien « les autres » qui ont, semble-t-il, plus besoin de nous que nous d’eux. Mais le masochisme qui infeste nos classes dirigeantes et le milieu intellectuel « bobo » qui sert de baromètre moral, imposent aux peuples des réponses qui vont à l’encontre de leurs souhaits et de leurs intérêts.  Le drame des peuples est qu’ils sont passifs par essence et ne se révoltent que par intérêt.

    Il n’en reste pas moins vrai qu’il faut aussi tenir compte du poids de l’histoire. Les traités de Westphalie, en 1648, inaugurent un nouvel ordre européen qui consacre la division de l’Allemagne et la réorganisation de l’Europe centrale, dont la France tire grand profit. Puis viendra Napoléon qui redessinera à sa manière la géographie européenne.

    De cette histoire, que retenir ? Que c’est la guerre – même celles très démocratiques de 1914 et 1940 – qui a fondé l’Europe et l’a contrainte à innover sans cesse. Certes, la Renaissance a initié le processus créatif, pas seulement dans les arts et lettres, mais tout autant dans les sciences et les techniques qui seront au service de la guerre.

    C’est bien le conflit qui a consacré une Europe qui existait bien avant 1789. Le conflit est au cœur de l’âme européenne. Raison pour laquelle Bruxelles est aussi un champ de bataille, avec au centre du dispositif, une Allemagne unifiée. Loin de nous l’idée de nous en plaindre. Mais, là encore, l’histoire pèse de tout son poids, car toute la géopolitique des grandes nations européennes a toujours consisté à empêcher l’unification des Allemands par craindre d’une guerre.

    Ce n’est donc pas un hasard si l’Allemagne d’aujourd’hui, véritable « heartland » européen, est devenue l’arbitre d’un continent constitué d’Etats aux statuts disparates. La guerre s’est transposée sur le plan économique et cette bataille-là, à l’heure de la mondialisation, nécessite pour la gagner une unité capable de dépasser les égoïsmes nationaux. De convaincre les uns et les autres qu’on a tout à gagner d’un protectionnisme sélectif qui protège nos emplois et plus encore notre génie créatif au sein des centres d’innovation et de recherches. Car nous sommes loin de manquer d’atouts. Et regarder à l’Est, en devenant un partenaire de la Russie dont l’imperium est inscrit dans les gènes. Sauf que tout cela nécessite une vraie mutation génétique des politiques qui nous dirigent. Et là, c’est pas gagné ! Dans cette attente, l’Europe continuera de se nourrir de ses conflits internes. Pour le plus grand bonheur du capitalisme libéral.

    http://lejournalduchaos.hautetfort.com/

  • Du partisan au terroriste global (extrait de Carl Schmitt actuel)

    A la fin des années 1990, Arbatov, conseiller de Gorbatchev, avait déclaré aux Américains : « Nous allons vous porter le coup le plus terrible : nous allons vous priver d’ennemi ». Parole significative. La disparition de l’« empire du mal » soviétique risquait en effet de supprimer toute légitimation idéologique de l’hégémonie américaine sur ses alliés. Il fallait dès lors aux Américains trouver un ennemi de rechange, dont la menace, réelle ou supposée, mais en tout cas susceptible d’être amplifiée à des fins de propagande, lui permettrait de continuer à imposer cette hégémonie à des partenaires plus que jamais transformés en vassaux. C’est ce qu’ont fait les Etats-Unis en conceptualisant en 2003, deux ans après les attentats du 11 septembre, la notion de guerre globale contre le terrorisme (Global War on Terrorism).
    Il est incontestablement « schmittien » de désigner l’ennemi. Et c’est la raison pour laquelle de nombreux auteurs ont entrepris, ces dernières années, d’examiner la situation du monde actuel à la lumière de tel ou tel aspect de l’oeuvre de Carl Schmitt, le plus souvent en référence aux opérations de guerre menées par l’Amérique et aux mesures prises par Washington pour lutter contre l’islamisme ou le terrorisme global (1).
    Nous étudierons pour notre part la figure du terroriste « global » par comparaison avec la figure du partisan, telle que Carl Schmitt l’a évoquée dans sa célèbre Théorie du partisan (2).
    Mais il est d’abord important de rappeler qu’à l’origine, le mot « terreur » ne désigne nullement l’action du partisan irrégulier. « La Terreur » est le nom générique de la période, s’étendant de septembre 1793 à juillet 1794, durant laquelle le pouvoir révolutionnaire français a mis « la terreur à l’ordre du jour » pour supprimer ses opposants politiques. Au moment où il apparaît sur la scène politique, le « terroriste » n’est donc pas un combattant irrégulier, qui oppose la légitimité de son action à la légalité qu’il combat. C’est au contraire un acteur légal. La « Terreur » de 1793 est un phénomène étatique, qui se confond avec l’un des épisodes de la Révolution française. Elle est exercée au nom de l’Etat et, comme telle, suppose le monopole légal de la violence. Le mot « terrorisme » apparaît lui-même pour la première fois dans la langue française en 1794, pour désigner le régime de « terreur » politique alors au pouvoir. Il fera deux ans plus tard son entrée dans le dictionnaire. « Des milliers de diables de l’enfer appelés terroristes sont lâchés sur le monde », observe alors Edmund Burke. Le mot renvoie donc à l’action d’un Etat ou d’un régime politique, c’est-à-dire à une action légale (qu’on peut déclarer illégitime), non à une action illégale (qu’on peut déclarer légitime). Ce n’est que par la suite, dans le courant du XIXe siècle, que le « terrorisme » sera avant tout perçu comme une forme illégale d’action menée contre un Etat ou un régime politique. Il se chargera alors de connotations négatives et cessera de constituer une autodésignation. (Mais le mot « terreur » continuera d’être employé pour continuer à qualifier certaines mesures adoptées par des régimes totalitaires, comme le régime nazi ou le régime stalinien. On parlera alors de « terreur », mais non de « terrorisme ». A cette date, les deux termes auront donc été dissociés). Cette remarque est importante, car elle permet de comprendre qu’il ait aussi pu exister (et qu’il existe toujours) un terrorisme d’Etat.
    Il est intéressant également de constater que l’apparition de la « Terreur » en France va de pair avec la mise en oeuvre par les révolutionnaires français, à partir d’avril 1792, de la première guerre de l’histoire que l’on a pu qualifier de « guerre totale » – expression qui n’a jamais été appliquée, par exemple, aux guerres de religions du XVIe siècle ni à la guerre de Trente Ans, en dépit des nombreuses exactions auxquelles celles-ci ont pu donner lieu (3). La guerre totale se caractérise par l’abolition de fait des distinctions traditionnelles faites auparavant en temps de guerre. En 1792, l’un des éléments moteur de la nouveauté réside dans la première levée en masse de l’histoire, qui crée pour la première fois des régiments entièrement composés de civils fraîchement mobilisés. Le conflit, d’autre part, s’assigne d’emblée des objectifs illimités et s’étend à tous les aspects de la vie en société. Tandis que le « terroriste » révolutionnaire se présente lui-même comme faisant oeuvre de vertu (il « purifie » la société), la guerre révolutionnaire touche aussi bien les combattants que les non combattants.
    Ceux qui la mènent parlent eux-mêmes de « guerre à outrance ». Jean-Baptiste-Noël Bouchotte, ministre de la Guerre, affirme la nécessité de « porter chez nos ennemis la terreur » (4). Robespierre appelle à « anéantir, exterminer, détruire définitivement l’ennemi » (5). Le même objectif s’applique aux ennemis de l’intérieur, ce qui signifie que la guerre étrangère et la guerre civile obéissent aux mêmes principes : durant la guerre de Vendée, les troupes républicaines reçoivent explicitement l’ordre de ne pas faire de prisonniers et de massacrer hommes, femmes et enfants sans distinction. La guerre totale, écrit Jean-Yves Guiomar, « est celle qui met en mouvement des masses de combattants jamais vues auparavant animés par la volonté de vaincre jusqu’à la destruction complète de l’ennemi.
    C’est donc une guerre sans quartier, qui rejette la négociation visant à éliminer l’affrontement armé et à le faire cesser au plus vite » (6). La rupture avec la « guerre réglée », dont les principes prévalaient avant la Révolution est donc complète (7).
    Cette guerre illimitée présente une autre caractéristique remarquable : c’est qu’elle est menée au nom de la « liberté ». Les révolutionnaires qui, en mai 1790, avaient solennellement proclamé leur intention de renoncer « pour toujours » aux guerres de conquête, justifient leur action – et son caractère illimité – par leur intention de « délivrer les peuples soumis », d’abattre tout pouvoir monarchique et de répandre partout dans le monde les principes de la Révolution. S’ils attaquent les pays voisins, c’est pour y « exporter la liberté » ; s’ils massacrent, c’est qu’un but moralement (et idéologiquement) si élevé justifie qu’on mette en oeuvre tous les moyens. Le rapport entre guerre morale et guerre totale, bien mis en lumière par Carl Schmitt, trouve ici une illustration frappante (8).
    Chez Carl Schmitt, la figure du partisan est tout à fait essentielle, car elle constitue une parfaite illustration de ce que l’Etat et la politique ne sont pas nécessairement synonymes, mais peuvent au contraire se disjoindre. Le partisan mène en effet une lutte éminemment politique, mais celle-ci s’exerce hors du contrôle de l’Etat, et même généralement contre lui.
    L’action des partisans montre qu’il y a des guerres autres que les guerres interétatiques et des ennemis qui ne sont pas des Etats.
    Schmitt distingue la figure du partisan, tel qu’il apparaît dans les combats de guérilla menés au début du XIXe siècle, en Prusse et en Espagne, contre l’occupation napoléonienne, et le combattant révolutionnaire moderne. L’un et l’autre sont bien sûr des combattants irréguliers, qui agissent en dehors de la légalité du moment et qui opposent à cette légalité une légitimité dont ils se réclament et qu’ils affirment incarner. L’un et l’autre sont des « franc-tireurs » qui se décrivent eux-mêmes comme des « résistants », tandis qu’ils sont pareillement stigmatisés, non seulement comme des combattants « illégaux », mais aussi des combattants « illégitimes », par des pouvoirs publics qui leur dénient tout droit de résistance ou d’insurrection. L’un et l’autre, enfin, font éclater du fait même de leurs actes la distinction traditionnelle entre civils et militaires. A l’origine, cette distinction rejoint en effet celle du combattant et du non-combattant : le civil est censé ne pas prendre part à la guerre, et c’est précisément pour cette raison qu’il jouit d’une particulière protection. Or, les partisans ne sont pas nécessairement des militaires ; ils le sont même rarement. Ce sont le plus souvent des civils qui ont décidé de prendre les armes. Et ces civils s’en prennent eux-mêmes souvent à d’autres civils, qu’ils considèrent comme des complices ou des alliés de leurs ennemis.
    Partisan et combattant révolutionnaire n’en diffèrent pas moins profondément l’un de l’autre. Au partisan, outre l’irrégularité et l’intensité de son engagement politique, Carl Schmitt attribue comme critère distinctif la souplesse ou la mobilité dans le combat actif, mais surtout son caractère tellurique (tellurisch). Le partisan a en effet des objectifs généralement limités au territoire qui est le sien. Qu’il veuille mettre un terme à une occupation étrangère ou abattre un régime politique qu’il juge illégitime, son action s’ordonne par rapport à ce territoire. Il relève donc de la logique de la Terre.
    Il en va autrement du « combattant de la révolution » ou de l’« activiste révolutionnaire », dont Carl Schmitt fait remonter l’apparition à Lénine (9), et qui s’identifie à « l’agressivité absolue d’une idéologie » ou prétend incarner l’idéal d’une « justice abstraite ». Il peut à l’origine s’agir d’un partisan de type classique, qui s’est trouvé « irrésistiblement attiré dans le champ des forces du progrès technique et industriel ». « Sa mobilité est [alors] renforcée par la motorisation, à tel point qu’il court le risque de n’avoir plus de rien local du tout […] Un partisan motorisé de cette espèce perd son caractère tellurique » (10). La perte de son caractère tellurique vient de ce que le combattant révolutionnaire n’est pas lié de manière intrinsèque à un seul territoire : virtuellement, la Terre entière constitue son champ d’action.
    Mais l’illimitation s’opère aussi chez lui sur un autre plan. Le « combattant de la révolution » s’exonère de toutes limites dans le choix des moyens. Convaincu qu’il est de mener une guerre totalement « juste », il se radicalise dans un sens à la fois idéologique et moral. Il désigne immanquablement son ennemi comme un criminel et, en retour, il est lui-même désigné comme tel. Avec le combattant révolutionnaire apparaît l’hostilité absolue. Pour Lénine, écrit Carl Schmitt, « le but est la révolution communiste dans tous les pays du monde ; tout ce qui sert ce but est bon et juste […] Seule la guerre révolutionnaire est une guerre véritable aux yeux de Lénine, parce qu’elle naît de l’hostilité absolue […] Du jour où le Parti prit valeur d’absolu, le partisan devint lui-même absolu et fut promu au rang de représentant d’une hostilité absolue » » (11).
    « Là où la guerre est menée de part et d’autre comme une guerre […] non discriminatoire, ajoute Schmitt, le partisan est une figure marginale qui ne fait pas éclater le cadre de la guerre et qui ne modifie pas la structure d’ensemble de ce phénomène politique. Mais si la lutte comporte des criminalisations de l’adversaire dans sa totalité, si la guerre est, par exemple, une guerre civile menée par l’ennemi de classe contre un ennemi de classe, si son objectif principal est de supprimer le gouvernement de l’Etat ennemi, la force explosive révolutionnaire de cette criminalisation de l’ennemi a pour effet de faire du partisan le véritable héros de la guerre. Il est celui qui exécute l’arrêt de mort prononcé contre le criminel ou comme un élément nuisible. Telle est la logique d’une guerre à justa causa qui ne se reconnaît pas de justus hostis » (12). Le terroriste d’aujourd’hui est évidemment l’héritier ou la dernière incarnation en date de cette seconde figure.
    Dans quelle mesure ces deux figures du partisan recoupent-elles, respectivement, celle du corsaire et celle du pirate ? Julien Freund écrivait il y a vingt ans que « la guerre des partisans et le terrorisme actuel sont en quelque sorte la reproduction terrienne du corsaire et du pirate […] La figure actuelle du partisan est pour ainsi dire la réplique terrienne du corsaire, celle du terroriste la réplique du pirate. Sans doute y a-t-il une logique jusque dans l’irrégularité, en ce sens qu’il fut parfois délicat de tracer une limite entre le corsaire et le pirate ; il en est de même dans le cas du partisan et du terroriste » (13). Schmitt voit en effet dans la figure du corsaire une préfiguration de celle du partisan. Il parle ici du corsaire qui jouit d’une reconnaissance publique, bien qu’il agisse de manière irrégulière, par opposition au pirate qui, lui, est considéré comme un criminel et n’est reconnu par personne. Cependant, le corsaire agit sur mer, alors que le partisan, pour Schmitt, est essentiellement lié à la terre. Le terroriste moderne excède, quant à lui, toutes ces distinctions. Il est certes un pirate, et non pas un corsaire, mais il agit aussi bien dans l’espace, c’est-à-dire au-delà de la terre et de la mer.
    Schmitt réagit contre l’idée que le progrès technique et industriel va rendre obsolète la figure du partisan. Il affirme au contraire, avec une remarquable lucidité, que ce même progrès va lui donner une dimension nouvelle. « Que se passera-t-il, demande-t-il, si un type humain qui, jusqu’à présent, a donné le partisan, réussit à s’adapter à son environnement technique et industriel, à se servir des moyens nouveaux et à développer une espèce nouvelle et adaptée de partisan ? […] Qui saura empêcher l’apparition […] de types d’hostilité nouveaux et inattendus, dont la mise en oeuvre engendrera des incarnations inattendues d’un partisan nouveau ? » (14).
    Le « terrorisme » n’est donc pas un phénomène nouveau. Ce qui est nouveau, c’est la place centrale qu’il occupe (ou qui lui est attribuée) aujourd’hui sur la scène internationale. La question est de savoir si cela s’explique ou non par l’émergence d’une forme nouvelle de terrorisme. Or, on est frappé du contraste entre l’omniprésence de la dénonciation du « terrorisme » et le flou sémantique qui s’attache à ce concept, flou qui ne manque évidemment pas de favoriser diverses instrumentalisations de ce terme.
    Une des premières questions qui se posent tient à l’idée d’une légitimité de l’action terroriste, légitimité que les terroristes affirment constamment, mais qui leur est bien entendu déniée par leurs adversaires. La problématique du partisan soulève elle-même d’emblée un questionnement sur le couple légalité-légitimité. Précisément parce qu’il est un combattant illégal, le partisan ne peut que se réclamer d’une légitimité supérieure à la loi positive édictée par l’autorité qu’il combat, ce qui revient du même coup à contester que légalité et légitimité puissent jamais se confondre. C’est là un thème schmittien par excellence (15).
    Il est indéniable que certaines formes de « terrorisme » ont été reconnues comme légitimes dans un passé récent, d’abord au moment de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle les résistants étaient invariablement qualifiés de « terroristes » par les forces d’occupation, ensuite au moment de la décolonisation, lorsque de nombreux groupes terroristes se présentèrent comme des « combattants de la liberté » (freedom fighters) désireux d’arracher par la lutte armée leur indépendance aux anciennes puissances coloniales. Les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, par exemple, attribuent aux résistants la plupart des droits et privilèges des combattants réguliers. Après 1945, à l'époque des luttes anticoloniales, d'innombrables minorités armées, mouvements de « libération » ou guérillas, se présentèrent à leur tour comme des organisations de résistance face à des appareils étatiques qui les qualifiaient de groupements « subversifs » et « terroristes ». Lorsque leurs luttes eurent abouti et qu'ils eurent obtenu une reconnaissance internationale, les moyens qu'ils avaient employés apparurent rétrospectivement comme justifiés. L'idée s'accrédita ainsi qu'en certains cas, le terrorisme pouvait être légitime. Bien entendu, on affirmait aussi que le terrorisme ne saurait se justifier là les revendications politiques et sociales peuvent s'exprimer autrement. Mais les avis ne pouvaient que diverger quant aux critères permettant de séparer le « bon » et le « mauvais » terrorisme. L'appréciation du caractère moral ou immoral du terrorisme était ainsi vouée à relever peu à peu de la propagande ou de la simple subjectivité.
    La frontière entre « résistants » et « terroristes » est apparue comme d’autant plus poreuse que certains événements ou changements de régime ont porté d’anciens terroristes au pouvoir en en faisant des interlocuteurs valables et des représentants respectés de leur pays. L’Algérie et Israël, pour ne citer que ces deux exemples, doivent en partie leur naissance en tant que pays indépendants à un recours systématique au terrorisme.
    Aujourd’hui encore, les « résistants » des uns sont les « terroristes » des autres. L'usage du terme se révèle instable, et même réversible. Les mêmes Talibans qu'on qualifiait de « combattants de la liberté » (freedom fighters) à l'époque de l'invasion de l'Afghanistan par l'Armée rouge sont instantanément devenus des « terroristes » quand ils ont commencé à utiliser les mêmes méthodes contre leurs anciens alliés. Les militants de l'UCK, présentés comme des « résistants » lorsque les forces de l'OTAN bombardaient la Serbie, sont devenus des « terroristes » quand ils s'en sont pris à la Macédoine, alliée de l'OTAN et des Etats-Unis.
    On pourrait multiplier les exemples (16).
    La question du statut du terrorisme par rapport au binôme légalité-légimité se complique enfin du fait de l’existence d’un terrorisme « légal », en l’occurrence d’un terrorisme d’Etat. Les définitions les plus courantes du terrorisme n’excluent pas le terrorisme d’Etat. Si l’on définit en effet le terrorisme comme une manière de causer le plus de dommages possible au plus grand nombre possible de victimes innocentes, comme une façon de tuer délibérément des innocents pris au hasard afin de démoraliser et semer la peur au sein de la population, ou bien encore de forcer ainsi la main de ses dirigeants politiques et de les obliger à capituler, alors il ne fait pas de doute que les bombardements de terreur sur les populations civiles allemandes ou japonaises de la Deuxième Guerre mondiale entrent dans cette catégorie, puisque, dans tous les cas, ce sont des non-combattants qui ont été pris comme cible.
    La question de savoir si l’« hyperterrorisme » ou « terrorisme global » actuel ne change en rien la nature du terrorisme « classique », dont il ne ferait que grossir ou intensifier les éléments constituants, ou s’il marque au contraire l’émergence d’une forme de violence véritablement inédite, reste discutée. On en étudiera brièvement certains aspects.
    L’une des premières caractéristiques du terrorisme global est l’illimitation. Le terrorisme est certes une violence, mais sa violence ne suffit pas à le définir. Il faut encore préciser de quel type de violence il relève. Or, c’est d’abord une violence qui se pose comme illimitée : rien ne peut a priori la borner. Le terroriste global s’engage d’emblée dans une lutte à mort.
    Les terroristes sont les premiers à considérer comme dénuées de pertinence les distinctions classiques entre belligérants et neutres, civils et militaires, combattants ou non-combattants, cibles légitimes ou illégitimes. C’est en cela que le terrorisme s’apparente à la guerre totale.
    Le problème est que la lutte contre le terrorisme risque, en retour, de justifier le recours à n’importe quel moyen. « Il faut opérer en partisan partout où il y a des partisans », disait déjà Napoléon en 1813. Le terrorisme étant posé comme un ennemi absolu, il est tentant de penser que rien ne peut a priori être exclu quant aux moyens d’en venir à bout – surtout si l’on pense que les moyens classiques (ou démocratiques) sont inefficaces devant une telle menace.
    L’usage de la torture, par exemple, a maintes fois été légitimé par les nécessités de la lutte antiterroriste (obtenir des renseignements, par exemple, ou encore prévenir un attentat). La tentation est donc grande, au prétexte de l’efficacité, de retourner contre les terroristes des méthodes comparables à celles qu’ils emploient eux-mêmes.
    Une autre caractéristique importante est la déterritorialisation. A l'époque postmoderne, qui est celle de la fin des logiques territoriales, la figure du partisan, à laquelle Carl Schmitt attribuait encore un caractère éminemment « tellurique », se déterritorialise à son tour. La guerre contre le terrorisme n’a plus d’assises territoriales. L’ennemi ne s’identifie pas (ou peu) à un territoire donné. Paul Virilio est allé jusqu’à parler de « fin de la géographie », ce qui est sans doute excessif, car les données de la géopolitique demeurent. Il n’en reste pas moins que la forme privilégiée de l’action terroriste est aujourd’hui le réseau. Ce qu’on appelle « Al-Qaida », par exemple, n’est pas une organisation de type classique, localisable et hiérarchisée, mais un ensemble flou de réseaux enchevêtrés. Ces réseaux terroristes prennent d’autant plus d’importance que l’époque postmoderne est elle-même avant tout une époque de réseaux, une époque où les réseaux transversaux se substituent aux organisations pyramidales.
    Et ces réseaux sont dispersés : leurs membres vivent dans une multitude de pays, ce qui accentue leur déterritorialisation. Du reste, si le partisan est de moins en moins « tellurique », c’est que la forme territoriale de domination devient elle-même obsolète. Il est plus rentable de nos jours de coloniser les esprits ou de contrôler des marchés que de conquérir ou d’annexer des territoires.
    Le parallèle qui a souvent été fait entre les attentats du 11 septembre 2001 et l’attaque de Pearl Harbor en 1941 est à cet égard profondément trompeur. L’attaque de 1941 était le fait d’un pays, le Japon, clairement situable sur la carte. Celle du 11 septembre, elle, renvoie à un monde de réseaux transnational par nature. Les Etats-Unis ont bien pu faire la guerre à l’Afghanistan, accusé de servir de refuge ou de « sanctuaire » aux groupes d’Al-Qaïda : ces groupes n’y étaient domiciliés ou hébergés qu’en partie, et à titre provisoire. La guerre « globale » lancée par les Etats-Unis contre le terrorisme met donc aux prises, d’un côté des « partisans » sans enracinement territorial précis, essentiellement organisés en réseaux, et de l’autre une puissance qui aspire, non plus à conquérir des territoires, mais à instaurer une nouvel ordre mondial (new world order) perçu comme la condition nécessaire de sa sécurité nationale, ce nouvel ordre mondial impliquant l’ouverture planétaire des marchés, la garantie de l’accès aux ressources énergétiques, la suppression des régulations et des frontières, le contrôle des communications, etc. Dans de telles conditions, ce n’est plus la logique de la Terre qui caractérise l’action des partisans, mais la logique « maritime » de la déterritorialisation-globalisation qui favorise l’émergence d’une nouvelle forme de terrorisme, en même temps qu’elle lui donne de nouveaux moyens d’action (17). Mais ce qu’il faut noter, c’est que les Etats-Unis, tels que les définit Carl Schmitt, représentent eux aussi la puissance de la Mer par excellence. Comme la globalisation obéit elle-même à une logique « maritime », la lutte contre un terrorisme dispersé en réseaux par-delà toutes les frontières terrestres, relève donc entièrement de cette même logique de la Mer.
    L’avènement d’un terrorisme déterritorialisé a une autre conséquence. Il entraîne la confusion ou la permutabilité des tâches militaires et des tâches de police. Durant la Deuxième Guerre mondiale, pour lutter contre la Résistance, les troupes d’occupation avaient déjà dû se livrer à des activités policières (recherche, arrestation et interrogatoire des suspects, etc.), tandis que l’on assistait simultanément à une militarisation de la police appelée à collaborer avec elles. De même, lors des guerres anticoloniales, les forces régulières étaient elles aussi amenées à utiliser des méthodes de police, puisqu’il s’agissait d’abord pour elles d’identifier un ennemi qui ne portait pas l’uniforme. A l’époque de la lutte contre le terrorisme global, cette confusion des tâches de la police et de l’armée atteint de telles proportions qu’elle fait éclater la distinction entre les affaires intérieures et les affaires étrangères ou internationales. Face au terrorisme, les policiers sont de plus en plus contraints d’avoir recours à des moyens militaires, tandis que les interventions armées à l’étranger sont présentées désormais comme des « opérations de police internationales » (18).
    Le terrorisme, enfin, c’est la guerre en temps de paix, et donc l’un des emblèmes d’une autre indistinction grandissante entre ces deux notions. Mais cette guerre, on vient de le dire, relève avant tout d’un travail de police. Or, un policier ne regarde pas ses adversaires comme un militaire « traditionnel » regarde les siens. Par définition, la police ne se contente pas de combattre le crime. Elle cherche à le faire disparaître. Elle ne saurait composer ou conclure un « traité de paix » avec les criminels. C’est en cela qu’il n’y a rien de politique dans l’activité de la police, du moins quand elle s’en prend à ses adversaires classiques, criminels et malfaiteurs. Il y a en revanche en elle une évidente dimension « morale » : le crime est du côté du mal. Le caractère policier de la guerre engagée contre le terrorisme est de ce point de vue révélateur. Il sous-tend, comme l’écrit Rik Coolsaet, ce « message qu’on a voulu faire passer à partir du XIXe siècle : le terrorisme n’est pas une activité politique légitime. Il appartient à la sphère criminelle » (19). Mais ce message est-il convaincant ? Le terrorisme est-il une nouvelle forme politique de guerre ou une nouvelle forme de criminalité ? (20).
    Du côté de ceux qui combattent le terrorisme, les choses sont claires. Dans le discours public qu’ils emploient pour qualifier leur adversaire, les terroristes sont immanquablement décrits comme des criminels. Le phénomène n’est pas nouveau. Sous la Révolution, les insurgés vendéens étaient eux-mêmes officiellement désignés sous le nom de « brigands ».
    L’équation : terroristes = criminels, s’appuyant en général sur le caractère violent et imprévisible des actions commises par les terroristes, a tout aussi bien été employée dans le passé pour qualifier les résistants ou les « combattants de la liberté » des luttes anticoloniales.
    C’est à partir de cette équation qu’il était possible de les considérer comme des délinquants de droit commun, ce qui justifiait, lorsqu’ils étaient arrêtés par exemple, qu’on leur refuse le statut de prisonniers politiques. Dans le champ sémantique, écrit Pierre Mannoni, le terroriste est régulièrement désigné par des termes « comme “criminel”, “assassin”, “bandit”, le ravalant au rang des violents indésirables, perturbateurs de l’ordre et de la paix sociale, ou comme “barbare”, “sauvage“, “fou sanguinaire”, l’inclinant du côté de l’insanité mentale ou d’un état de nature brutal, non civilisé » (21). Michael Walzer écrit lui-même que « les terroristes évoquent ces tueurs déchaînés qui abattent tout sur leur passage » (22). Les terroristes seraient donc des criminels ou des fous. Ce type de dénonciation du terrorisme fait de ce dernier un ennemi qui ne saurait avoir quoi que ce soit en commun avec ceux qu’il attaque. Le terroriste devient alors un Tout Autre.
    « L’image de l’autre est construite comme celle de quelqu’un qui ne pourra jamais “être comme nous” » (23). Le discours politique et médiatique l’affirme en permanence : la cause que prétend défendre le terrorisme est proprement « incompréhensible ». Aux États-Unis, elle est même d’autant moins compréhensible que les Américains, convaincus d’avoir créé la meilleure société possible – voire la seule véritablement acceptable –, ont tout naturellement tendance à trouver inimaginable que l’on rejette le modèle dont ils se veulent les champions.
    L’idée si répandue en Amérique que celle-ci est le pays de la liberté (land of the free), qu’elle est le modèle ultime d’organisation des sociétés, la nation élue par la Providence, facilite évidemment la représentation des terroristes comme des malades, des pervers ou des fous : en septembre 2001, comment des gens « normaux » pouvaient-ils de ne pas croire à la sincérité des Américains ? « Comment des gens qui avaient moins de tout ce qui compte pouvaient-ils penser que ceux qui en avaient plus le devaient à autre chose qu’à leur mérite ? » (24). Le seul fait que les « terroristes » « détestent les Etats-Unis et tout ce qu’ils représentent » (25) en fait déjà des êtres à part – et, comme l’Amérique s’identifie au Bien, des incarnations du Mal. Le terrorisme peut dès lors être stigmatisé comme à la fois irrationnel et criminel, dépourvu de toute logique, et au fond sans portée proprement politique.
    Cette description du terroriste, soit comme fou, soit comme criminel, soit plus généralement encore comme fou criminel, trouve sans conteste un écho dans l’opinion publique, qui considère souvent les actes terroristes comme à la fois injustifiables et incompréhensibles (« pourquoi font-ils ça ? », « mais qu’est-ce qu’ils veulent ? »). Ces réactions peuvent elles-mêmes parfaitement se comprendre. Toute la question est de savoir si le recours à de tels termes n’empêche pas d’analyser la nature véritable du terrorisme et, plus encore, d’en identifier les causes.
    La description du terroriste comme un simple « criminel » s’appuie sur une logique qui proscrit tout rapprochement entre meurtre et légitimité. Cette logique butte cependant sur le fait que dans toute guerre, le meurtre est légitime. La rhétorique du terrorisme va donc consister à tenter d’inclure les actions qui sont les siennes dans la sphère de la légitimité. De fait, tout terroriste considère, comme on l’a vu, d’abord qu’il mène effectivement une guerre, ensuite que son action est éminemment légitime, que la violence de ses actes n’est que la conséquence ou le reflet d’une autre violence « légale », qu’elle est justifiée par l’injustice d’une situation, qu’elle est une réaction somme toute normale à une situation inacceptable.
    Face à cette rhétorique, dénoncée comme spécieuse, le terrorisme est au contraire décrit d’emblée, par ceux qui le combattent, comme un criminel dont on n’admet qu’à contre-coeur qu’il puisse avoir des objectifs politiques. On souligne que les méthodes dont il use le disqualifient pour se présenter comme un combattant politique. On argue de ces méthodes pour le rejeter du côté du crime. Mais la négation du caractère politique du terrorisme ne s’explique pas seulement par les réactions émotionnelles de l’opinion. De la part des pouvoirs publics, elle traduit souvent une attitude elle-même éminemment politique, qui fait fond sur ces réactions émotionnelles. « Elle relève [alors] d’une volonté délibérée d’obérer le message politique inhérent à l’acte terroriste, écrit Percy Kemp, comme elle relève d’un déni de vérité entendu comme condition sine qua non de la constitution d’un nouvel ethos. Ainsi, en Israël, le refus des autorités de reconnaître la spécificité politique du terrorisme (et, partant, leur refus de toute négociation) trouve ses fondements dans le déni de la vérité de la spoliation des Palestiniens. Aux Etats-Unis, un tel refus se fonde sur le déni officiel de la réalité des relations incestueuses que des administrations successives avaient entretenues avec la mouvance islamique, et du lâchage subséquent de ces alliés encombrants dès la fin de la guerre froide » (26).
    Cependant, on admet très bien en même temps que les terroristes font la guerre aux Etats, et que ceux-ci doivent donc eux-mêmes leur faire la guerre. Or, le recours à ce terme de « guerre » est ambigu. Les guerres traditionnelles se concluent par des traités de paix, qui sont ici exclus. Le modèle de guerre qui est implicitement retenu est donc celui de la guerre totale, où il ne s’agit pas seulement de vaincre, mais de faire disparaître l’ennemi. Carl Schmitt écrit que « les théologiens tendent à définir l’ennemi comme quelque chose qui doit être anéanti » (27). C’est aussi de cette façon que raisonnent les tenants de la guerre morale, de la « guerre juste », et c’est encore ainsi que raisonnent ceux qui font la « guerre au terrorisme » – ce qui permet précisément de justifier qu’on veuille, non seulement combattre le terrorisme, mais le faire disparaître. On voit bien, dès lors, que cette guerre est par nature très différente des guerres traditionnelles, qu’elle relève à la fois de l’action de police et de la guerre absolue.
    On ne négocie pas avec le terrorisme : c’est ce que répètent tous les pouvoirs publics qui y sont confrontés (même si, dans la réalité, il arrive précisément qu’ils négocient de façon plus ou moins dissimulée, par exemple en versant une rançon pour obtenir la libération d’un otage). Le terrorisme global, lui aussi, semble ne vouloir nullement négocier – ce par quoi il se distinguerait du kidnapping, auquel il ressemble tant par ailleurs –, mais seulement faire le plus de dégâts possibles. Cependant, si l’on admet que sa cible véritable n’est jamais celle visée par les actes terroristes eux-mêmes, mais bien celle qu’il cherche à atteindre par le biais de ces actes (pour la contraindre à telle ou telle attitude, à telle ou telle modification de sa politique, etc.), alors il faut bien admettre qu’il recherche au contraire une « négociation ». Le terrorisme cherche à obtenir quelque chose : que la France cesse d’apporter son appui au régime algérien, que les Etats-Unis changent de politique au Proche-Orient, que la Russie évacue la Tchétchénie, etc. L’affirmation selon laquelle « on ne négocie pas avec le terrorisme » est alors à comprendre comme un simple refus de céder à une exigence. Bien entendu, c’est en référence aux moyens utilisés pour les faire céder, moyens considérés comme d’emblée comme inacceptables parce que frappant des « innocents » ou prenant en « otages » la population civile, que les pouvoirs publics justifient leur refus de céder. Mais il est bien évident aussi qu’ils ne céderaient pas non plus si les mêmes exigences leur étaient présentées de façon plus « raisonnable », et c’est bien pourquoi les terroristes, qui ne l’ignorent pas, ont d’emblée recours aux moyens les plus extrêmes – moyens censés obtenir ce qu’ils n’obtiendraient pas autrement, alors qu’ils vont au contraire être allégués pour justifier le refus de leur céder.
    Schmitt distingue le partisan traditionnel du « partisan absolu » qui, animé par sa foi révolutionnaire, s’affranchit de toutes les normes. Mais il ne fait pas de ce partisan absolu un criminel. Il reconnaît au contraire en lui une figure éminemment politique. Il note par exemple que le « caractère politique intensif du partisan est à retenir, ne serait-ce que parce qu’il est nécessaire de le distinguer d’un vulgaire bandit et criminel, dont les motivations sont orientées vers un enrichissement privé » (28). Même lorsqu’il paraît n’avoir d’autre finalité que lui-même, tout acte terroriste est en effet porteur d’un message politique qu’il faut déchiffrer. Pour le terroriste, la terreur est toujours potentiellement « convertible en capital politique » (Percy Kemp). Le terroriste est bien un hostis, un ennemi politique au sens de Carl Schmitt. « Plus les démocraties feront l’impasse sur le message politique véhiculé par le terrorisme, ajoute Percy Kemp, et plus elles encourageront une escalade de la violence en invitant le terroriste à se muer en ange vengeur » (29). Cela ne veut évidemment pas dire que les actes terroristes ne sont pas aussi des crimes. Mais ce sont des crimes politiques, qui ne peuvent être reconnus comme tels sans prise en considération du contexte et des causes qui permettent de les qualifier ainsi. En d’autres termes, un crime politique est politique avant d’être criminel, et c’est pourquoi il ne saurait été assimilé à un crime de droit commun (ce qui ne signifie évidemment pas qu’il devrait être traité avec plus d’indulgence).
    Les limites de la thèse selon laquelle le terrorisme ne serait utilisé qu’« en dernier recours », qu’il serait l’« arme des pauvres » et traduirait seulement le « désespoir » de certaines populations ou minorités, ont été sans peine mises en lumière par différents auteurs.
    Mais la thèse selon laquelle la violence terroriste serait « illogique », « irrationnelle », « inexplicable », purement « inhumaine », « criminelle » ou « barbare » est encore moins soutenable. Le terrorisme n’a rien d’« irrationnel ». Il n’est pas plus (ou pas moins) irrationnel que la logique du marché, qui a elle aussi ses soubassements religieux, puisqu’elle divise le monde entre « croyants » (à la toute puissance des régulations économiques ou de la « main invisible ») et « incroyants ». Ajoutons qu’il est d’autant plus erroné de qualifier le terrorisme islamique de « nihiliste » que le nihilisme est la bête noire de la pensée islamique. (Ce que les musulmans reprochent le plus à l’Occident est précisément son nihilisme, qui tient au fait qu’il n’a que des valeurs matérielles à proposer en exemple). Rien n’est donc plus éloigné de la réalité que la représentation du terrorisme comme une suite irrationnelle d’actions purement pathologiques ou criminelles. Le terrorisme s’inscrit dans une visée politique, il répond à une logique stratégique. Cette logique et cette visée sont perdues de vue par les condamnations purement morales ou l’indignation des médias. « Même les attentats aveugles, écrit Pierre Mannoni, atteignant des victimes anonymes, sont décidés délibérément et obéissent à une intention précise. Tout y est calculé pour produire un certain type d’effet, car rien n’est moins fantaisiste, vague ou improvisé qu’un attentat, où tout est planifié : acteurs, lieux, modalités et, surtout, retombées médiatiques et politiques » (30). « Toutes les indignations et les condamnations morales, ajoute-t-il, ne font, au bout du compte et malgré elles, que cautionner le terrorisme qu’elles dénoncent en attestant, par leur existence, de sa capacité à ébranler les esprits ».
    À l’époque de la guerre froide, l’Union soviétique représentait pour l’Amérique un adversaire « symétrique ». Avec le terrorisme global, c’est à une confrontation asymétrique que celle-ci se trouve confrontée. « La guerre, observe Pierre Mannoni, admet un lien de proportionnalité directe entre une forte extension spatiale, une intensité modérée à forte et une fréquence continue ; le terrorisme est caractérisé par un rapport de proportionnalité inverseentre une extension spatiale faible, une intensité extrême et une fréquence discontinue » (32).
    Naguère, on cherchait l’équilibre des forces (ou de la « terreur »). Désormais, la notion-clé est celle d’asymétrie (et non de dissymétrie, qui marque seulement une inégalité d’ordre quantitatif entre les forces en présence). La « guerre contre le terrorisme » est une guerre asymétrique, en raison de la nature même du phénomène : c’est précisément parce que le terroriste ne dispose pas des moyens de confrontation classiques qu’il recourt au terrorisme. Cette asymétrie existait déjà à l’ère du partisan classique, ce qui suscitait la colère de Napoléon. Avec le terrorisme global, cette asymétrie se généralise à tous les niveaux. Asymétrie des acteurs : d’un côté des structures lourdes et des Etats, de l’autre des logiques fluides et des groupes transnationaux. Asymétrie des objectifs : les terroristes savent où et comment ils frapperont, leurs adversaires ne savent pas (ou ne savent qu’imparfaitement) ou et comment leur répondre. Asymétrie des moyens : le 11 septembre 2001, en l’espace de quelques minutes, les navires de guerre, les bombes atomiques, les F-16 et les missiles de croisière sont devenus obsolètes face à quelques dizaines de « fanatiques » munis de couteaux et de cutters. Réalisés avec des moyens dérisoires, les attentats de New York et de Washington ont fait vaciller l’Amérique et causé, directement ou indirectement, des dommages évalués à plus de 60 milliards de dollars (33).
    Mais la principale asymétrie est d’ordre psychologique : un immense fossé sépare des hommes pour qui beaucoup de choses sont pires que la mort et un monde dans lequel la vie individuelle, pur fait d’immanence, est regardée comme un bien que rien ne saurait surpasser.
    Les Occidentaux vivent aujourd’hui dans un monde « désenchanté » qui considère qu’aucun bien n’est supérieur à la vie. Au cours de l’histoire, ce sentiment a été l’exception plutôt que la règle. Percy Kemp parle ici très justement du « choix anthropocentriste qui fut fait, dès la Renaissance, de placer l’homme plutôt que Dieu au centre de l’univers et de substituer la peur de la mort à celle de l’enfer » (34). D’où l’asymétrie radicale existant entre des terroristes prêts à donner leur vie en supprimant la vie des autres, précisément parce qu’ils n’ont pas « peur de la mort », et ceux pour qui ce comportement est proprement « incompréhensible » car pour eux la vie vaut toujours plus que tout. C’est cette asymétrie qui tend, du côté des victimes, à faire décrire le terrorisme comme relevant d’un « nihilisme absurde » : la rationalité du monde occidental laïcisé le rend incapable de comprendre des motivations relevant d’une logique que ce même monde a pourtant connue dans le passé, à savoir qu’il est des causes, bonnes ou mauvaises bien entendu, qui valent la peine que l’on donne sa vie pour elles. Le refus de sacraliser la vie existante, l’absence de « peur devant la mort » ne peut relever, dans une telle optique, que d’un « fanatisme » assimilable à la folie criminelle. Entre ceux qui pensent à l’autre monde et ceux qui pensent à leur retraite, pas de commune mesure possible. Pour les terroristes, la mort est éventuellement une récompense. Face à ce désir de mort érigé en arme absolue, l’Occident est inévitablement désarmé.
    Le terrorisme, enfin, est encore asymétrique en ce sens qu’il obtient un impact formidable sur l’opinion tout en tuant relativement peu de monde – infiniment moins, par exemple, que les meurtres ou les assassinats de type « classique » qui se produisent chaque année dans le monde. Il est de ce point de vue assez comparable à la catastrophe aérienne, rare mais dont parleront tous les médias parce qu’elle aura entraînée la mort simultanée de plusieurs dizaines ou centaines de personnes, par rapport aux accidents de voiture, qui tuent infiniment plus de monde mais dont personne ne parle, car chacun d’eux ne provoque qu’un tout petit nombre de morts. Le terrorisme fait également beaucoup moins de victimes que les massacres ethniques, tel qu’on a pu en voir au Rwanda notamment, mais il suscite des réactions plus fortes parce qu’il est plus spectaculaire. Or, ce caractère spectaculaire est indissociable de l’objectif qu’il s’assigne.
    Le terrorisme global vise en effet à la fragilisation des structures et à la déstabilisation des comportements. Evoquant les actions terroristes actuelles, Pierre Mannoni écrit très justement qu’il s’agit moins pour leurs auteurs « de “tirer les masses de leur apathie”, comme à l’époque des révolutionnaires historiques, que de les y plonger et d’inhiber leurs facultés de défense ou d’initiative » (35). De son côté, Jordan Paust observait, dès les années soixante-dix, que le but recherché de l’acte terroriste est « d’utiliser la terreur et l’angoisse ainsi suscitées afin de contraindre la cible principale à adopter une conduite donnée ou à modifier sa politique dans le sens souhaité » (36). Cette définition montre bien que la « cible principale » n’est jamais celle qui est visée d’emblée, mais celle qu’on veut en quelque sorte atteindre par ricochet (c’est en cela que l’acte terroriste s’apparente au kidnapping). Déjà, lors des bombardements de terreur sur les populations civiles allemandes ou japonaises, durant la Deuxième Guerre mondiale, la cible visée au-delà des victimes elles-mêmes était le gouvernement allemand ou japonais. Il en va de même du terrorisme global, dont les actions visent un effet secondaire plus que primaire. Le but recherché, par exemple, n’est pas tant de détruire les Twin Towers de New York que de provoquer dans l’opinion un traumatisme que ne manquera pas de produire le spectacle de leur destruction. C’est une différence importante par rapport au partisan, qui cherche plutôt à détruire des objectifs classiques, l’effet primaire étant alors l’effet recherché.
    Dans le monde actuel, cet objectif est atteint principalement par le relais des médias. Il y a en effet un lien évident entre le caractère intrinsèquement spectaculaire des grands attentats terroristes et le retentissement qui leur est donné par les médias. Le terrorisme frappe la vue tout autant qu’il impressionne l’imaginaire. C’est le fait de constituer un spectacle choquant, perturbant, suscitant des bouleversements émotionnels et des réactions viscérales immédiates, qui lui confère sa puissance d’impact : les attentats du 11 septembre en furent la parfaite illustration. L’essor du terrorisme est profondément lié à l’expansion du système médiatique mondial qui, en en rendant compte « en temps zéro », démultiplie son impact. L’effet de choc d’un attentat ne dépend pas tant de son ampleur intrinsèque que de ce qu’on en dira : si l’on n’en dit rien, c’est comme s’il n’avait pas eu lieu. Comme le dit très bien Paul Virilio, « l’arme de communication massive est stratégiquement supérieure à l’arme de destruction massive » (37). Il y a là une sorte de lien pervers, mais organique, entre le terrorisme et les médias, un lien qui n’est pas sans rappeler la façon dont le langage publicitaire tend à s’instaurer en paradigme de tous les langages sociaux (38). « Le terrorisme opère à deux niveaux, écrit de son côté Rüdiger Safransky : le concret et le symbolique. La propagation médiatique de la terreur est aussi importante que les actions elles-mêmes. C’est pourquoi les médias deviennent complices malgré eux. Les uns produisent la terreur dans l’attente que les autres la propagent […] Il est dans l’essence même du terrorisme moderne d’utiliser les médias comme service de messagerie » (39). Le terrorisme constitue ainsi un jeu à quatre, un jeu meurtrier dont les quatre éléments sont indissociables : les terroristes, les victimes, la « cible principale » (les pouvoirs établis) et les médias.
    Peu de temps avant sa mort, Jacques Derrida posait cette question : « La terreur organisée, provoquée, instrumentalisée, en quoi diffère-t-elle de cette peur que toute une tradition, de Hobbes à Schmitt et même à Benjamin, tient pour la condition de l’autorité de la loi et de l’exercice du pouvoir, pour la condition du politique même et de l’Etat ? » (40). Dans sa généralité, le propos était sans doute contestable, mais il avait au moins le mérite de mettre l’accent sur la notion de peur. Dans le terrorisme global, la peur du danger est en effet plus importante encore que le danger. Le terroriste est un ennemi « invisible », donc virtuellement omniprésent, et qui est réputé capable de tout (41). Cette illimitation et cette « invisibilité » le servent dans la mesure où elles contribuent à amplifier l’effet de peur recherché. Ne connaissant ni borne ni mesure, le terrorisme détruit tous les repères, car il relève d’une logique radicalement distincte de la rationalité courante. Son « invisibilité », son imprévisibilité décuplent la peur suscitée par la menace qu’il constitue, en même temps qu’il favorise toutes les représentations fantasmatiques ou conspirationnistes. Dans une société où le risque (omniprésent) a pris la place du danger (identifiable et localisable) (42), il engendre en outre des fantasmes de suspicion généralisée, qui tendent à légitimer n’importe quelle mesure de contrôle ou de restriction des libertés au sein de populations souvent prêtes à sacrifier ces libertés pour se voir garantir plus de sécurité.
    On l’a dit plus haut : le terrorisme, c’est la guerre en temps de paix, voire une guerre en tant que paix – et c’est une guerre « globale », c’est-à-dire totale. George W. Bush, s’adressant en 2001 au Congrès, disait qu’elle ne s’achèvera pas « aussi longtemps que tous les groupes terroristes disposant d’une portée globale n’auront pas été découverts, arrêtés et vaincus » (« until every terrorist group of global reach has been found, stopped and defeated ». Autant dire que cette guerre non déclarée est aussi une guerre sans fin. Paul Virilio a écrit qu’« avec le terrorisme, nous sommes entrés dans l’ère de la guerre sans fin, aux deux sens du mot » (43). Il s’agit en effet à la fois d’une guerre qui ne peut se terminer et d’une guerre sans finalité précise ou objectif déterminé. Elle est sans fin des deux côtés, car les terroristes ne peuvent pas sérieusement espérer vaincre leurs adversaires, tandis que ces derniers ne peuvent pas sérieusement espérer faire disparaître le terrorisme. C’est dire que le terrorisme global a encore de beaux jours devant lui.

    notes
    1. Cf. notamment G.L. Negretto et J.A.A. Rivera, « Liberalism and Emergency Powers in Latin America. Reflections on Carl Schmitt and the Theory of Constitutional Dictatorship », in Cardozo Law Review, New York, 2000, 5-6, pp. 1797-1824 ; Thomas Assheuer, « Geistige Wiederbewaffnung. Nach den Terroranschlägen erlebt der Staatsrechtler Carl Schmitt eine Renaissance », in Die Zeit, 15 novembre 2001, p. 14 ; « Carl Schmitt Revival Designed to Justify Emergency Rule », in Executive Intelligence Review, 2001, 3, pp. 69-72 ; Frederik Stjernfelt, « Suverænitetens paradokser: Schmitt og terrorisme », in Weekendavisen, 10 mai 2002 ; Carsten Bagge Lausten, « Fjender til døden: en schmittiansk analyse af 11. September og tiden efter », in Grus, 71, pp. 128-146 ; William Rasch, « Human Rights as Geopolitics. Carl Schmitt and the Legal Form of American Supremacy », in Cultural Critique, 2003, 54, pp. 120-147 ; Nuno Rogeiro, O inimigo público. Carl Schmitt, Bin Laden e o terrorismo pós-moderno, Gradiva, Rio de Janeiro 2003 ; William Rasch, « Carl Schmitt and the New World Order », in South Atlantic Quarterly, 2004, 2, pp. 177-184 ; Peter Stirk, « Carl Schmitt, the Law of Occupation, and the Iraq War », in Constellations, Oxford, 2004, 4, pp. 527-536 (texte repris in Peter Stirk, Carl Schmitt, Crown Jurist of the Third Reich. On Preemptive War, Military Occupation, and World Empire, Edwin Mellen Press, Lewiston 2005, pp. 115-129) ; Fabio Vander, Kant, Schmitt e la guerre preventiva. Diritto e politica nell’epoca del conflitto globale, Manifesto libri, Roma 2004. William Rasch s’est efforcé également de traduire les thèses de Schmitt à propos du conflit dans des termes empruntés à Luhman et Lyotard (« Conflict as a Vocation: Carl Schmitt and the Possibility of Politics », in Theory, Culture and Society, décembre 2000, pp. 1-32). Jacques Derrida s’est prononcé pour une lecture critique de Schmitt en référence à la situation internationale actuelle (« Qu’est-ce que le terrorisme ? », entretien avec Giovanna Borradori, in le Monde diplomatique, Paris, février 2004, p. 16). Georges Corm estime que « les dérives auxquelles nous assistons depuis les graves événements du 11 septembre 2001 et l’énergie guerrière mise par les Etats-Unis à graver dans toutes les consciences la nécessité d’une guerre totale au monstre terroriste » ne font que confirmer les « vues pénétrantes » de Carl Schmitt (Orient-Occident. La fracture imaginaire, 2e éd., Découverte, Paris 2005, p. 194).
    2. Theorie des Partisanen. Zwischenbemerkung zum Begriff des Politischen, Duncker u. Humblot, Berlin 1963 (trad. fr. : in La notion de politique – Théorie du partisan, Calmann-Lévy, Paris 1972, 2e éd. : Flammarion, Paris 1992).
    3. Cf. par exemple J.F.C. Fuller, La conduite de la guerre de 1789 à nos jours, Payot, Paris 1963, p. 27.
    4. Cité par Marcel Reinhard, L’armée et la Révolution pendant la Convention, CDU, Paris 1957, p. 141.
    5. Cité par Marcel Reinhard, in Le Grand Carnot, Hachette, Paris 1994, p. 432.
    6. Jean-Yves Guiomar, L’invention de la guerre totale, XVIIIe-XXe siècle, Félin, Paris 2004, pp. 13-14.
    7. Cf. André Corvisier (éd.), De la guerre réglée à la guerre totale, 2 vol., CTHS, Paris 1997.
    8. Jean-Yves Guiomar, dans son livre, souligne lui-même que « l’analyse présentée par Carl Schmitt est d’une grande richesse » (op. cit., p. 313).
    9. Dans la Nouvelle Gazette rhénane du 7 novembre 1848, Karl Marx citait déjà le « terrorisme révolutionnaire » comme l’un des moyens à mettre en oeuvre pour obtenir la victoire. Mais c’est Lénine qui fera de la violence le point de départ inéluctable de la conquête du pouvoir par le prolétariat.
    10. Théorie du partisan, op. cit., 2e éd., Paris 1992, p. 224.
    11. Ibid., pp. 257 et 303.
    12. Ibid., p. 235.
    13. Postface à Carl Schmitt, Terre et Mer. Un point de vue sur l’histoire mondiale, Labyrinthe, Paris 1985, pp. 108-109.
    14. Théorie du partisan, op. cit., 2e éd., pp. 287 et 305.
    15. Cf. Carl Schmitt, Legalität und Legitimität, Duncker u. Humblot, München-Leipzig 1932 (trad.fr. : Légalité – légitimité, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris 1936, 2e éd. : « Légalité et légitimité », in Carl Schmitt, Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais, Pardès, Puiseaux 1990, pp. 39-79).
    16. Le désaccord entre Américains et Européens au sujet de la qualification applicable à des mouvements comme le Hamas palestinien ou le Hezbollah libanais (deux mouvements qui n’ont jamais porté leur combat hors des frontières de leur territoire) est une autre illustration de la difficulté d’établir une frontière étanche entre « résistance » et « terrorisme ». Selon la loi israélienne, les actions violentes commises par les Palestiniens sont des crimes ou délits, dont les auteurs ne peuvent bénéficier du droit s’appliquant aux prisonniers de guerre. Mais dans le même temps, les actions de représailles menées contre eux sont officiellement qualifiés d’actes de guerre, qui n’entrent donc pas dans le champ d’application des réparations en cas de dommages causés à des tiers, et non d’actes de police qui, en cas de tels dommages, pourraient ouvrir droit à des réparations. Cf. à ce sujet Henry Laurens, « La poudrière proche-orientale entre terrorisme classique et violence graduée du Hezbollah », in Esprit, Paris, mai 2005, pp. 141-149.
    17. Sur le lien entre terrorisme et globalisation, et le fossé (gap) que crée cette dernière entre les pays raccordés à un « centre » globalisé et fonctionnant en réseau (functioning core) et les autres, cf. notamment Thomas P.M. Barnett, The Pentagon’s New Map. War and Peace in the Twenty-firstCentury, Putnam, New York 2004.
    18. Dès l’an 2000, le « mélange » (blending) des système de sécurité intérieure et des stratégies militaires a été présenté aux Etats-Unis comme le cadre global idéal de la lutte contre les menaces terroristes (cf. Carolyn Pumphrey, ed., Transnational Threats. Blending Law Enforcement and Military Strategies, US Army War College, novembre 2000). Le rapport NSS constate lui-même qu’« aujourd’hui, la distinction entre les affaires intérieures et les affaires internationales diminue » (p.29). Les spécialistes de la lutte contre le terrorisme font de leur côté de plus en plus appels aux conseils des criminologues (cf. Xavier Raufer, « Géopolitique et criminologie. Une féconde alliance face aux dangers du monde », in Défense nationale et sécurité collective, mai 2005). Sur la notion de police internationale (« Globo-Cop »), cf. A. Dal Lago, Polizia globale. Guerra e conflitti dopo l’11 settembre, Ombre corta, Verona 2003.
    19. Rik Coolsaet, Le mythe Al-Qaida. Le terrorisme, symptôme d’une société malade, Mols, Bierges 2004, p. 113.
    20. Sur ce sujet, cf. Christopher Daase, « Terrorismus und Krieg. Zukunftsszenarien politischer Gewalt nach dem 11. September 2001 », in Rüdiger Voigt (Hrsg.), Krieg – Instrument der Politik ? Bewaffnete Konflikte im Übergang vom 20. Zum 21. Jahrhundert, Nomos, Baden-Baden 2002, pp. 365-389. Cf. aussi Richard Falk, « Thinking About Terrorism », in The Nation, 28 juin 1986 ; Teodoro Klitsche de la Grange, « Osservazioni sul terrorismo post-moderno », in Behemoth, Roma, 30, 2001.
    21. Pierre Mannoni, Les logiques du terrorisme, In Press, Paris 2004, p. 41.
    22. Michael Walzer, De la guerre et du terrorisme, Bayard, Paris 2004, p. 80.
    23. Francesco Ragazzi, « “The National Security Strategy of the USA” ou la rencontre improbable
    de Grotius, Carl Schmitt et Philip K. Dick », in Cultures et conflits, 18 mai 2005.
    24. Immanuel Wallenstein, Sortir du monde états-unien, Liana Levi, Paris 2004, p. 66.
    25. Rapport du NSS, p. 14.
    26. Percy Kemp, « Terroristes, ou anges vengeurs », in Esprit, Paris, mai 2004, pp. 21-22.
    27. Ex captivitate salus, Greven, Köln 1950, p. 89 (trad. fr. : Ex captivitate salus. Expériences desannées 1945-1947, J. Vrin, Paris 2003.
    28. Théorie du partisan, Flammarion, Paris 1992, p. 218.
    29. Art. cit., p. 20.
    30. Op. cit., p. 8.
    31. Ibid., p. 17.
    32. Op. cit., p. 29.
    33. Sur la notion de guerre asymétrique, cf. Jorge Verstrynge, La guerra periférica y el islam revolucionario. Orígenes, reglas y ética de la guerre asimétrica, El Viejo Topo, Madrid 2005.
    34. Art. cit., p. 19.
    35. Op. cit., p. 10.
    36. « A Definitional Focus », in Y. Alexander et S. Finger (ed.), Terrorism. Interdisciplinary Perspectives, New York 1977, p. 21.
    37. « L’état d’urgence permanent », in Le Nouvel Observateur, Paris, 26 février 2004, p. 96.
    38. Cf. Pierre Mannoni, Un laboratoire de la peur : terrorisme et médias, Hommes et perspectives, Marseille 1992.
    39. Rüdiger Safransky, Quelle dose de mondialisation l’homme peut-il supporter ?, Actes Sud, Arles 2005, p. 84.
    40. « Qu’est-ce que le terrorisme ? », entr. cit., p. 16.
    41. George W. Bush, écrit François-Bernard Huyghe, « est le premier à mener son principal combat contre un danger qui ne réside pas dans la puissance de l’empire adverse, mais dans la perversité morale d’un groupe invisible » (« Le terrorisme, le mal et la démocratie », in Le Monde, Paris, 18 février 2005).
    42. Cf. Ulrich Beck, La société du risque, Aubier, Paris 2001 (2e éd. : Flammarion, Paris 2003).
    43. Art. cit., p. 97. « Le terrorisme global pousse à l’extrême deux aspects, observe de son côté Jürgen Habermas : l’absence de buts réalistes et la capacité à tirer son profit de la vulnérabilité des systèmes complexes » (entretien avec Giovanna Borradori, in le Monde diplomatique, février 2004, p. 17).