culture et histoire - Page 1964
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La bataille d'Azincourt - Un vendredi en enfer
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Un ado français remet en cause les théories d'Einstein
Le Point
La galaxie Andromède vue par le télescope spatial infrarouge américain Wise en février 2010. © JPL. Caltech / Sipa PressC'est un lycéen strasbourgeois de 15 ans. Sa découverte lui vaut de faire la une du magazine scientifique britannique "Nature".
Avec son père astrophysicien anglais du CNRS et d'autres chercheurs, il a découvert qu'une grande partie des galaxies naines voisines de la galaxie géante Andromède effectue une rotation autour de cette dernière. Une théorie qui remet en cause "tout un pan de l'astrophysique moderne", a réagi fièrement sur RTL Rodrigo Ibata, père de Neil.
À la fin des vacances d'été, son père a voulu lui apprendre la programmation. "J'ai demandé à mon fils de programmer une modélisation des mouvements de ces galaxies naines et en un week-end, il a découvert qu'elle formait un disque qui tournait !" a expliqué Rodrigo Ibata dans le journal L'Alsace. Rodrigo Ibata et son équipe ont ensuite interprété les résultats pour en conclure que le placement des petites galaxies autour des grosses ne se fait pas de manière aléatoire.
La théorie de la gravité à revoir ?
Neil a avoué sur RTL que la tâche avait été "relativement complexe". "J'ai pu utiliser les notions de vecteur qu'on avait abordés récemment avec mon professeur de mathématiques." Selon ce lycéen en 1re scientifique, ces travaux remettent en cause la théorie de la gravité. En tout cas, "il y a quelque chose qui ne va pas, mais on ne sait pas où."
"Cela faisait plusieurs années que des astronomes prétendaient que les galaxies naines situées dans le voisinage de plus grosses structures comme Andromède ou notre Voie lactée n'étaient pas réparties de façon aléatoire", a déclaré Neil au Figaro. "La physique d'Einstein et de Newton n'est pas exactement correcte", a ajouté son père sur RTL. Neil, qui n'avait pas "bien compris sur le moment les implications que sa découverte pouvait avoir", aimerait travailler la physique théorique plus tard. Il a sans nul doute un bel avenir devant lui. -
La Nuit Pierre Hillard - 6h00 au coeur de la matrice mise en place par le Nouvel Ordre Mondial
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Petit rappel de notre chaotique histoire
A l’heure des crises, l’Europe est plus que jamais un sujet brûlant. Nombreux sont les Européens à se poser des questions : pourquoi cette Europe pour laquelle on ne cesse de voter, ne nous protège-t-elle pas ? Pourquoi est-elle ouverte aux grands vents du libéralisme quand de nombreux pays, dont la Chine et les USA, usent et abusent d’un protectionnisme sélectif ? Pourquoi l’Europe ne protège-t-elle pas mieux ses emplois et pourquoi ne pèse-t-elle pas autant qu’elle le devrait sur l’échiquier géopolitique mondial ? Car, ce sont bien « les autres » qui ont, semble-t-il, plus besoin de nous que nous d’eux. Mais le masochisme qui infeste nos classes dirigeantes et le milieu intellectuel « bobo » qui sert de baromètre moral, imposent aux peuples des réponses qui vont à l’encontre de leurs souhaits et de leurs intérêts. Le drame des peuples est qu’ils sont passifs par essence et ne se révoltent que par intérêt.
Il n’en reste pas moins vrai qu’il faut aussi tenir compte du poids de l’histoire. Les traités de Westphalie, en 1648, inaugurent un nouvel ordre européen qui consacre la division de l’Allemagne et la réorganisation de l’Europe centrale, dont la France tire grand profit. Puis viendra Napoléon qui redessinera à sa manière la géographie européenne.
De cette histoire, que retenir ? Que c’est la guerre – même celles très démocratiques de 1914 et 1940 – qui a fondé l’Europe et l’a contrainte à innover sans cesse. Certes, la Renaissance a initié le processus créatif, pas seulement dans les arts et lettres, mais tout autant dans les sciences et les techniques qui seront au service de la guerre.
C’est bien le conflit qui a consacré une Europe qui existait bien avant 1789. Le conflit est au cœur de l’âme européenne. Raison pour laquelle Bruxelles est aussi un champ de bataille, avec au centre du dispositif, une Allemagne unifiée. Loin de nous l’idée de nous en plaindre. Mais, là encore, l’histoire pèse de tout son poids, car toute la géopolitique des grandes nations européennes a toujours consisté à empêcher l’unification des Allemands par craindre d’une guerre.
Ce n’est donc pas un hasard si l’Allemagne d’aujourd’hui, véritable « heartland » européen, est devenue l’arbitre d’un continent constitué d’Etats aux statuts disparates. La guerre s’est transposée sur le plan économique et cette bataille-là, à l’heure de la mondialisation, nécessite pour la gagner une unité capable de dépasser les égoïsmes nationaux. De convaincre les uns et les autres qu’on a tout à gagner d’un protectionnisme sélectif qui protège nos emplois et plus encore notre génie créatif au sein des centres d’innovation et de recherches. Car nous sommes loin de manquer d’atouts. Et regarder à l’Est, en devenant un partenaire de la Russie dont l’imperium est inscrit dans les gènes. Sauf que tout cela nécessite une vraie mutation génétique des politiques qui nous dirigent. Et là, c’est pas gagné ! Dans cette attente, l’Europe continuera de se nourrir de ses conflits internes. Pour le plus grand bonheur du capitalisme libéral.
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Du partisan au terroriste global (extrait de Carl Schmitt actuel)
A la fin des années 1990, Arbatov, conseiller de Gorbatchev, avait déclaré aux Américains : « Nous allons vous porter le coup le plus terrible : nous allons vous priver d’ennemi ». Parole significative. La disparition de l’« empire du mal » soviétique risquait en effet de supprimer toute légitimation idéologique de l’hégémonie américaine sur ses alliés. Il fallait dès lors aux Américains trouver un ennemi de rechange, dont la menace, réelle ou supposée, mais en tout cas susceptible d’être amplifiée à des fins de propagande, lui permettrait de continuer à imposer cette hégémonie à des partenaires plus que jamais transformés en vassaux. C’est ce qu’ont fait les Etats-Unis en conceptualisant en 2003, deux ans après les attentats du 11 septembre, la notion de guerre globale contre le terrorisme (Global War on Terrorism).
Il est incontestablement « schmittien » de désigner l’ennemi. Et c’est la raison pour laquelle de nombreux auteurs ont entrepris, ces dernières années, d’examiner la situation du monde actuel à la lumière de tel ou tel aspect de l’oeuvre de Carl Schmitt, le plus souvent en référence aux opérations de guerre menées par l’Amérique et aux mesures prises par Washington pour lutter contre l’islamisme ou le terrorisme global (1).
Nous étudierons pour notre part la figure du terroriste « global » par comparaison avec la figure du partisan, telle que Carl Schmitt l’a évoquée dans sa célèbre Théorie du partisan (2).
Mais il est d’abord important de rappeler qu’à l’origine, le mot « terreur » ne désigne nullement l’action du partisan irrégulier. « La Terreur » est le nom générique de la période, s’étendant de septembre 1793 à juillet 1794, durant laquelle le pouvoir révolutionnaire français a mis « la terreur à l’ordre du jour » pour supprimer ses opposants politiques. Au moment où il apparaît sur la scène politique, le « terroriste » n’est donc pas un combattant irrégulier, qui oppose la légitimité de son action à la légalité qu’il combat. C’est au contraire un acteur légal. La « Terreur » de 1793 est un phénomène étatique, qui se confond avec l’un des épisodes de la Révolution française. Elle est exercée au nom de l’Etat et, comme telle, suppose le monopole légal de la violence. Le mot « terrorisme » apparaît lui-même pour la première fois dans la langue française en 1794, pour désigner le régime de « terreur » politique alors au pouvoir. Il fera deux ans plus tard son entrée dans le dictionnaire. « Des milliers de diables de l’enfer appelés terroristes sont lâchés sur le monde », observe alors Edmund Burke. Le mot renvoie donc à l’action d’un Etat ou d’un régime politique, c’est-à-dire à une action légale (qu’on peut déclarer illégitime), non à une action illégale (qu’on peut déclarer légitime). Ce n’est que par la suite, dans le courant du XIXe siècle, que le « terrorisme » sera avant tout perçu comme une forme illégale d’action menée contre un Etat ou un régime politique. Il se chargera alors de connotations négatives et cessera de constituer une autodésignation. (Mais le mot « terreur » continuera d’être employé pour continuer à qualifier certaines mesures adoptées par des régimes totalitaires, comme le régime nazi ou le régime stalinien. On parlera alors de « terreur », mais non de « terrorisme ». A cette date, les deux termes auront donc été dissociés). Cette remarque est importante, car elle permet de comprendre qu’il ait aussi pu exister (et qu’il existe toujours) un terrorisme d’Etat.
Il est intéressant également de constater que l’apparition de la « Terreur » en France va de pair avec la mise en oeuvre par les révolutionnaires français, à partir d’avril 1792, de la première guerre de l’histoire que l’on a pu qualifier de « guerre totale » – expression qui n’a jamais été appliquée, par exemple, aux guerres de religions du XVIe siècle ni à la guerre de Trente Ans, en dépit des nombreuses exactions auxquelles celles-ci ont pu donner lieu (3). La guerre totale se caractérise par l’abolition de fait des distinctions traditionnelles faites auparavant en temps de guerre. En 1792, l’un des éléments moteur de la nouveauté réside dans la première levée en masse de l’histoire, qui crée pour la première fois des régiments entièrement composés de civils fraîchement mobilisés. Le conflit, d’autre part, s’assigne d’emblée des objectifs illimités et s’étend à tous les aspects de la vie en société. Tandis que le « terroriste » révolutionnaire se présente lui-même comme faisant oeuvre de vertu (il « purifie » la société), la guerre révolutionnaire touche aussi bien les combattants que les non combattants.
Ceux qui la mènent parlent eux-mêmes de « guerre à outrance ». Jean-Baptiste-Noël Bouchotte, ministre de la Guerre, affirme la nécessité de « porter chez nos ennemis la terreur » (4). Robespierre appelle à « anéantir, exterminer, détruire définitivement l’ennemi » (5). Le même objectif s’applique aux ennemis de l’intérieur, ce qui signifie que la guerre étrangère et la guerre civile obéissent aux mêmes principes : durant la guerre de Vendée, les troupes républicaines reçoivent explicitement l’ordre de ne pas faire de prisonniers et de massacrer hommes, femmes et enfants sans distinction. La guerre totale, écrit Jean-Yves Guiomar, « est celle qui met en mouvement des masses de combattants jamais vues auparavant animés par la volonté de vaincre jusqu’à la destruction complète de l’ennemi.
C’est donc une guerre sans quartier, qui rejette la négociation visant à éliminer l’affrontement armé et à le faire cesser au plus vite » (6). La rupture avec la « guerre réglée », dont les principes prévalaient avant la Révolution est donc complète (7).
Cette guerre illimitée présente une autre caractéristique remarquable : c’est qu’elle est menée au nom de la « liberté ». Les révolutionnaires qui, en mai 1790, avaient solennellement proclamé leur intention de renoncer « pour toujours » aux guerres de conquête, justifient leur action – et son caractère illimité – par leur intention de « délivrer les peuples soumis », d’abattre tout pouvoir monarchique et de répandre partout dans le monde les principes de la Révolution. S’ils attaquent les pays voisins, c’est pour y « exporter la liberté » ; s’ils massacrent, c’est qu’un but moralement (et idéologiquement) si élevé justifie qu’on mette en oeuvre tous les moyens. Le rapport entre guerre morale et guerre totale, bien mis en lumière par Carl Schmitt, trouve ici une illustration frappante (8).
Chez Carl Schmitt, la figure du partisan est tout à fait essentielle, car elle constitue une parfaite illustration de ce que l’Etat et la politique ne sont pas nécessairement synonymes, mais peuvent au contraire se disjoindre. Le partisan mène en effet une lutte éminemment politique, mais celle-ci s’exerce hors du contrôle de l’Etat, et même généralement contre lui.
L’action des partisans montre qu’il y a des guerres autres que les guerres interétatiques et des ennemis qui ne sont pas des Etats.
Schmitt distingue la figure du partisan, tel qu’il apparaît dans les combats de guérilla menés au début du XIXe siècle, en Prusse et en Espagne, contre l’occupation napoléonienne, et le combattant révolutionnaire moderne. L’un et l’autre sont bien sûr des combattants irréguliers, qui agissent en dehors de la légalité du moment et qui opposent à cette légalité une légitimité dont ils se réclament et qu’ils affirment incarner. L’un et l’autre sont des « franc-tireurs » qui se décrivent eux-mêmes comme des « résistants », tandis qu’ils sont pareillement stigmatisés, non seulement comme des combattants « illégaux », mais aussi des combattants « illégitimes », par des pouvoirs publics qui leur dénient tout droit de résistance ou d’insurrection. L’un et l’autre, enfin, font éclater du fait même de leurs actes la distinction traditionnelle entre civils et militaires. A l’origine, cette distinction rejoint en effet celle du combattant et du non-combattant : le civil est censé ne pas prendre part à la guerre, et c’est précisément pour cette raison qu’il jouit d’une particulière protection. Or, les partisans ne sont pas nécessairement des militaires ; ils le sont même rarement. Ce sont le plus souvent des civils qui ont décidé de prendre les armes. Et ces civils s’en prennent eux-mêmes souvent à d’autres civils, qu’ils considèrent comme des complices ou des alliés de leurs ennemis.
Partisan et combattant révolutionnaire n’en diffèrent pas moins profondément l’un de l’autre. Au partisan, outre l’irrégularité et l’intensité de son engagement politique, Carl Schmitt attribue comme critère distinctif la souplesse ou la mobilité dans le combat actif, mais surtout son caractère tellurique (tellurisch). Le partisan a en effet des objectifs généralement limités au territoire qui est le sien. Qu’il veuille mettre un terme à une occupation étrangère ou abattre un régime politique qu’il juge illégitime, son action s’ordonne par rapport à ce territoire. Il relève donc de la logique de la Terre.
Il en va autrement du « combattant de la révolution » ou de l’« activiste révolutionnaire », dont Carl Schmitt fait remonter l’apparition à Lénine (9), et qui s’identifie à « l’agressivité absolue d’une idéologie » ou prétend incarner l’idéal d’une « justice abstraite ». Il peut à l’origine s’agir d’un partisan de type classique, qui s’est trouvé « irrésistiblement attiré dans le champ des forces du progrès technique et industriel ». « Sa mobilité est [alors] renforcée par la motorisation, à tel point qu’il court le risque de n’avoir plus de rien local du tout […] Un partisan motorisé de cette espèce perd son caractère tellurique » (10). La perte de son caractère tellurique vient de ce que le combattant révolutionnaire n’est pas lié de manière intrinsèque à un seul territoire : virtuellement, la Terre entière constitue son champ d’action.
Mais l’illimitation s’opère aussi chez lui sur un autre plan. Le « combattant de la révolution » s’exonère de toutes limites dans le choix des moyens. Convaincu qu’il est de mener une guerre totalement « juste », il se radicalise dans un sens à la fois idéologique et moral. Il désigne immanquablement son ennemi comme un criminel et, en retour, il est lui-même désigné comme tel. Avec le combattant révolutionnaire apparaît l’hostilité absolue. Pour Lénine, écrit Carl Schmitt, « le but est la révolution communiste dans tous les pays du monde ; tout ce qui sert ce but est bon et juste […] Seule la guerre révolutionnaire est une guerre véritable aux yeux de Lénine, parce qu’elle naît de l’hostilité absolue […] Du jour où le Parti prit valeur d’absolu, le partisan devint lui-même absolu et fut promu au rang de représentant d’une hostilité absolue » » (11).
« Là où la guerre est menée de part et d’autre comme une guerre […] non discriminatoire, ajoute Schmitt, le partisan est une figure marginale qui ne fait pas éclater le cadre de la guerre et qui ne modifie pas la structure d’ensemble de ce phénomène politique. Mais si la lutte comporte des criminalisations de l’adversaire dans sa totalité, si la guerre est, par exemple, une guerre civile menée par l’ennemi de classe contre un ennemi de classe, si son objectif principal est de supprimer le gouvernement de l’Etat ennemi, la force explosive révolutionnaire de cette criminalisation de l’ennemi a pour effet de faire du partisan le véritable héros de la guerre. Il est celui qui exécute l’arrêt de mort prononcé contre le criminel ou comme un élément nuisible. Telle est la logique d’une guerre à justa causa qui ne se reconnaît pas de justus hostis » (12). Le terroriste d’aujourd’hui est évidemment l’héritier ou la dernière incarnation en date de cette seconde figure.
Dans quelle mesure ces deux figures du partisan recoupent-elles, respectivement, celle du corsaire et celle du pirate ? Julien Freund écrivait il y a vingt ans que « la guerre des partisans et le terrorisme actuel sont en quelque sorte la reproduction terrienne du corsaire et du pirate […] La figure actuelle du partisan est pour ainsi dire la réplique terrienne du corsaire, celle du terroriste la réplique du pirate. Sans doute y a-t-il une logique jusque dans l’irrégularité, en ce sens qu’il fut parfois délicat de tracer une limite entre le corsaire et le pirate ; il en est de même dans le cas du partisan et du terroriste » (13). Schmitt voit en effet dans la figure du corsaire une préfiguration de celle du partisan. Il parle ici du corsaire qui jouit d’une reconnaissance publique, bien qu’il agisse de manière irrégulière, par opposition au pirate qui, lui, est considéré comme un criminel et n’est reconnu par personne. Cependant, le corsaire agit sur mer, alors que le partisan, pour Schmitt, est essentiellement lié à la terre. Le terroriste moderne excède, quant à lui, toutes ces distinctions. Il est certes un pirate, et non pas un corsaire, mais il agit aussi bien dans l’espace, c’est-à-dire au-delà de la terre et de la mer.
Schmitt réagit contre l’idée que le progrès technique et industriel va rendre obsolète la figure du partisan. Il affirme au contraire, avec une remarquable lucidité, que ce même progrès va lui donner une dimension nouvelle. « Que se passera-t-il, demande-t-il, si un type humain qui, jusqu’à présent, a donné le partisan, réussit à s’adapter à son environnement technique et industriel, à se servir des moyens nouveaux et à développer une espèce nouvelle et adaptée de partisan ? […] Qui saura empêcher l’apparition […] de types d’hostilité nouveaux et inattendus, dont la mise en oeuvre engendrera des incarnations inattendues d’un partisan nouveau ? » (14).
Le « terrorisme » n’est donc pas un phénomène nouveau. Ce qui est nouveau, c’est la place centrale qu’il occupe (ou qui lui est attribuée) aujourd’hui sur la scène internationale. La question est de savoir si cela s’explique ou non par l’émergence d’une forme nouvelle de terrorisme. Or, on est frappé du contraste entre l’omniprésence de la dénonciation du « terrorisme » et le flou sémantique qui s’attache à ce concept, flou qui ne manque évidemment pas de favoriser diverses instrumentalisations de ce terme.
Une des premières questions qui se posent tient à l’idée d’une légitimité de l’action terroriste, légitimité que les terroristes affirment constamment, mais qui leur est bien entendu déniée par leurs adversaires. La problématique du partisan soulève elle-même d’emblée un questionnement sur le couple légalité-légitimité. Précisément parce qu’il est un combattant illégal, le partisan ne peut que se réclamer d’une légitimité supérieure à la loi positive édictée par l’autorité qu’il combat, ce qui revient du même coup à contester que légalité et légitimité puissent jamais se confondre. C’est là un thème schmittien par excellence (15).
Il est indéniable que certaines formes de « terrorisme » ont été reconnues comme légitimes dans un passé récent, d’abord au moment de la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle les résistants étaient invariablement qualifiés de « terroristes » par les forces d’occupation, ensuite au moment de la décolonisation, lorsque de nombreux groupes terroristes se présentèrent comme des « combattants de la liberté » (freedom fighters) désireux d’arracher par la lutte armée leur indépendance aux anciennes puissances coloniales. Les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, par exemple, attribuent aux résistants la plupart des droits et privilèges des combattants réguliers. Après 1945, à l'époque des luttes anticoloniales, d'innombrables minorités armées, mouvements de « libération » ou guérillas, se présentèrent à leur tour comme des organisations de résistance face à des appareils étatiques qui les qualifiaient de groupements « subversifs » et « terroristes ». Lorsque leurs luttes eurent abouti et qu'ils eurent obtenu une reconnaissance internationale, les moyens qu'ils avaient employés apparurent rétrospectivement comme justifiés. L'idée s'accrédita ainsi qu'en certains cas, le terrorisme pouvait être légitime. Bien entendu, on affirmait aussi que le terrorisme ne saurait se justifier là les revendications politiques et sociales peuvent s'exprimer autrement. Mais les avis ne pouvaient que diverger quant aux critères permettant de séparer le « bon » et le « mauvais » terrorisme. L'appréciation du caractère moral ou immoral du terrorisme était ainsi vouée à relever peu à peu de la propagande ou de la simple subjectivité.
La frontière entre « résistants » et « terroristes » est apparue comme d’autant plus poreuse que certains événements ou changements de régime ont porté d’anciens terroristes au pouvoir en en faisant des interlocuteurs valables et des représentants respectés de leur pays. L’Algérie et Israël, pour ne citer que ces deux exemples, doivent en partie leur naissance en tant que pays indépendants à un recours systématique au terrorisme.
Aujourd’hui encore, les « résistants » des uns sont les « terroristes » des autres. L'usage du terme se révèle instable, et même réversible. Les mêmes Talibans qu'on qualifiait de « combattants de la liberté » (freedom fighters) à l'époque de l'invasion de l'Afghanistan par l'Armée rouge sont instantanément devenus des « terroristes » quand ils ont commencé à utiliser les mêmes méthodes contre leurs anciens alliés. Les militants de l'UCK, présentés comme des « résistants » lorsque les forces de l'OTAN bombardaient la Serbie, sont devenus des « terroristes » quand ils s'en sont pris à la Macédoine, alliée de l'OTAN et des Etats-Unis.
On pourrait multiplier les exemples (16).
La question du statut du terrorisme par rapport au binôme légalité-légimité se complique enfin du fait de l’existence d’un terrorisme « légal », en l’occurrence d’un terrorisme d’Etat. Les définitions les plus courantes du terrorisme n’excluent pas le terrorisme d’Etat. Si l’on définit en effet le terrorisme comme une manière de causer le plus de dommages possible au plus grand nombre possible de victimes innocentes, comme une façon de tuer délibérément des innocents pris au hasard afin de démoraliser et semer la peur au sein de la population, ou bien encore de forcer ainsi la main de ses dirigeants politiques et de les obliger à capituler, alors il ne fait pas de doute que les bombardements de terreur sur les populations civiles allemandes ou japonaises de la Deuxième Guerre mondiale entrent dans cette catégorie, puisque, dans tous les cas, ce sont des non-combattants qui ont été pris comme cible.
La question de savoir si l’« hyperterrorisme » ou « terrorisme global » actuel ne change en rien la nature du terrorisme « classique », dont il ne ferait que grossir ou intensifier les éléments constituants, ou s’il marque au contraire l’émergence d’une forme de violence véritablement inédite, reste discutée. On en étudiera brièvement certains aspects.
L’une des premières caractéristiques du terrorisme global est l’illimitation. Le terrorisme est certes une violence, mais sa violence ne suffit pas à le définir. Il faut encore préciser de quel type de violence il relève. Or, c’est d’abord une violence qui se pose comme illimitée : rien ne peut a priori la borner. Le terroriste global s’engage d’emblée dans une lutte à mort.
Les terroristes sont les premiers à considérer comme dénuées de pertinence les distinctions classiques entre belligérants et neutres, civils et militaires, combattants ou non-combattants, cibles légitimes ou illégitimes. C’est en cela que le terrorisme s’apparente à la guerre totale.
Le problème est que la lutte contre le terrorisme risque, en retour, de justifier le recours à n’importe quel moyen. « Il faut opérer en partisan partout où il y a des partisans », disait déjà Napoléon en 1813. Le terrorisme étant posé comme un ennemi absolu, il est tentant de penser que rien ne peut a priori être exclu quant aux moyens d’en venir à bout – surtout si l’on pense que les moyens classiques (ou démocratiques) sont inefficaces devant une telle menace.
L’usage de la torture, par exemple, a maintes fois été légitimé par les nécessités de la lutte antiterroriste (obtenir des renseignements, par exemple, ou encore prévenir un attentat). La tentation est donc grande, au prétexte de l’efficacité, de retourner contre les terroristes des méthodes comparables à celles qu’ils emploient eux-mêmes.
Une autre caractéristique importante est la déterritorialisation. A l'époque postmoderne, qui est celle de la fin des logiques territoriales, la figure du partisan, à laquelle Carl Schmitt attribuait encore un caractère éminemment « tellurique », se déterritorialise à son tour. La guerre contre le terrorisme n’a plus d’assises territoriales. L’ennemi ne s’identifie pas (ou peu) à un territoire donné. Paul Virilio est allé jusqu’à parler de « fin de la géographie », ce qui est sans doute excessif, car les données de la géopolitique demeurent. Il n’en reste pas moins que la forme privilégiée de l’action terroriste est aujourd’hui le réseau. Ce qu’on appelle « Al-Qaida », par exemple, n’est pas une organisation de type classique, localisable et hiérarchisée, mais un ensemble flou de réseaux enchevêtrés. Ces réseaux terroristes prennent d’autant plus d’importance que l’époque postmoderne est elle-même avant tout une époque de réseaux, une époque où les réseaux transversaux se substituent aux organisations pyramidales.
Et ces réseaux sont dispersés : leurs membres vivent dans une multitude de pays, ce qui accentue leur déterritorialisation. Du reste, si le partisan est de moins en moins « tellurique », c’est que la forme territoriale de domination devient elle-même obsolète. Il est plus rentable de nos jours de coloniser les esprits ou de contrôler des marchés que de conquérir ou d’annexer des territoires.
Le parallèle qui a souvent été fait entre les attentats du 11 septembre 2001 et l’attaque de Pearl Harbor en 1941 est à cet égard profondément trompeur. L’attaque de 1941 était le fait d’un pays, le Japon, clairement situable sur la carte. Celle du 11 septembre, elle, renvoie à un monde de réseaux transnational par nature. Les Etats-Unis ont bien pu faire la guerre à l’Afghanistan, accusé de servir de refuge ou de « sanctuaire » aux groupes d’Al-Qaïda : ces groupes n’y étaient domiciliés ou hébergés qu’en partie, et à titre provisoire. La guerre « globale » lancée par les Etats-Unis contre le terrorisme met donc aux prises, d’un côté des « partisans » sans enracinement territorial précis, essentiellement organisés en réseaux, et de l’autre une puissance qui aspire, non plus à conquérir des territoires, mais à instaurer une nouvel ordre mondial (new world order) perçu comme la condition nécessaire de sa sécurité nationale, ce nouvel ordre mondial impliquant l’ouverture planétaire des marchés, la garantie de l’accès aux ressources énergétiques, la suppression des régulations et des frontières, le contrôle des communications, etc. Dans de telles conditions, ce n’est plus la logique de la Terre qui caractérise l’action des partisans, mais la logique « maritime » de la déterritorialisation-globalisation qui favorise l’émergence d’une nouvelle forme de terrorisme, en même temps qu’elle lui donne de nouveaux moyens d’action (17). Mais ce qu’il faut noter, c’est que les Etats-Unis, tels que les définit Carl Schmitt, représentent eux aussi la puissance de la Mer par excellence. Comme la globalisation obéit elle-même à une logique « maritime », la lutte contre un terrorisme dispersé en réseaux par-delà toutes les frontières terrestres, relève donc entièrement de cette même logique de la Mer.
L’avènement d’un terrorisme déterritorialisé a une autre conséquence. Il entraîne la confusion ou la permutabilité des tâches militaires et des tâches de police. Durant la Deuxième Guerre mondiale, pour lutter contre la Résistance, les troupes d’occupation avaient déjà dû se livrer à des activités policières (recherche, arrestation et interrogatoire des suspects, etc.), tandis que l’on assistait simultanément à une militarisation de la police appelée à collaborer avec elles. De même, lors des guerres anticoloniales, les forces régulières étaient elles aussi amenées à utiliser des méthodes de police, puisqu’il s’agissait d’abord pour elles d’identifier un ennemi qui ne portait pas l’uniforme. A l’époque de la lutte contre le terrorisme global, cette confusion des tâches de la police et de l’armée atteint de telles proportions qu’elle fait éclater la distinction entre les affaires intérieures et les affaires étrangères ou internationales. Face au terrorisme, les policiers sont de plus en plus contraints d’avoir recours à des moyens militaires, tandis que les interventions armées à l’étranger sont présentées désormais comme des « opérations de police internationales » (18).
Le terrorisme, enfin, c’est la guerre en temps de paix, et donc l’un des emblèmes d’une autre indistinction grandissante entre ces deux notions. Mais cette guerre, on vient de le dire, relève avant tout d’un travail de police. Or, un policier ne regarde pas ses adversaires comme un militaire « traditionnel » regarde les siens. Par définition, la police ne se contente pas de combattre le crime. Elle cherche à le faire disparaître. Elle ne saurait composer ou conclure un « traité de paix » avec les criminels. C’est en cela qu’il n’y a rien de politique dans l’activité de la police, du moins quand elle s’en prend à ses adversaires classiques, criminels et malfaiteurs. Il y a en revanche en elle une évidente dimension « morale » : le crime est du côté du mal. Le caractère policier de la guerre engagée contre le terrorisme est de ce point de vue révélateur. Il sous-tend, comme l’écrit Rik Coolsaet, ce « message qu’on a voulu faire passer à partir du XIXe siècle : le terrorisme n’est pas une activité politique légitime. Il appartient à la sphère criminelle » (19). Mais ce message est-il convaincant ? Le terrorisme est-il une nouvelle forme politique de guerre ou une nouvelle forme de criminalité ? (20).
Du côté de ceux qui combattent le terrorisme, les choses sont claires. Dans le discours public qu’ils emploient pour qualifier leur adversaire, les terroristes sont immanquablement décrits comme des criminels. Le phénomène n’est pas nouveau. Sous la Révolution, les insurgés vendéens étaient eux-mêmes officiellement désignés sous le nom de « brigands ».
L’équation : terroristes = criminels, s’appuyant en général sur le caractère violent et imprévisible des actions commises par les terroristes, a tout aussi bien été employée dans le passé pour qualifier les résistants ou les « combattants de la liberté » des luttes anticoloniales.
C’est à partir de cette équation qu’il était possible de les considérer comme des délinquants de droit commun, ce qui justifiait, lorsqu’ils étaient arrêtés par exemple, qu’on leur refuse le statut de prisonniers politiques. Dans le champ sémantique, écrit Pierre Mannoni, le terroriste est régulièrement désigné par des termes « comme “criminel”, “assassin”, “bandit”, le ravalant au rang des violents indésirables, perturbateurs de l’ordre et de la paix sociale, ou comme “barbare”, “sauvage“, “fou sanguinaire”, l’inclinant du côté de l’insanité mentale ou d’un état de nature brutal, non civilisé » (21). Michael Walzer écrit lui-même que « les terroristes évoquent ces tueurs déchaînés qui abattent tout sur leur passage » (22). Les terroristes seraient donc des criminels ou des fous. Ce type de dénonciation du terrorisme fait de ce dernier un ennemi qui ne saurait avoir quoi que ce soit en commun avec ceux qu’il attaque. Le terroriste devient alors un Tout Autre.
« L’image de l’autre est construite comme celle de quelqu’un qui ne pourra jamais “être comme nous” » (23). Le discours politique et médiatique l’affirme en permanence : la cause que prétend défendre le terrorisme est proprement « incompréhensible ». Aux États-Unis, elle est même d’autant moins compréhensible que les Américains, convaincus d’avoir créé la meilleure société possible – voire la seule véritablement acceptable –, ont tout naturellement tendance à trouver inimaginable que l’on rejette le modèle dont ils se veulent les champions.
L’idée si répandue en Amérique que celle-ci est le pays de la liberté (land of the free), qu’elle est le modèle ultime d’organisation des sociétés, la nation élue par la Providence, facilite évidemment la représentation des terroristes comme des malades, des pervers ou des fous : en septembre 2001, comment des gens « normaux » pouvaient-ils de ne pas croire à la sincérité des Américains ? « Comment des gens qui avaient moins de tout ce qui compte pouvaient-ils penser que ceux qui en avaient plus le devaient à autre chose qu’à leur mérite ? » (24). Le seul fait que les « terroristes » « détestent les Etats-Unis et tout ce qu’ils représentent » (25) en fait déjà des êtres à part – et, comme l’Amérique s’identifie au Bien, des incarnations du Mal. Le terrorisme peut dès lors être stigmatisé comme à la fois irrationnel et criminel, dépourvu de toute logique, et au fond sans portée proprement politique.
Cette description du terroriste, soit comme fou, soit comme criminel, soit plus généralement encore comme fou criminel, trouve sans conteste un écho dans l’opinion publique, qui considère souvent les actes terroristes comme à la fois injustifiables et incompréhensibles (« pourquoi font-ils ça ? », « mais qu’est-ce qu’ils veulent ? »). Ces réactions peuvent elles-mêmes parfaitement se comprendre. Toute la question est de savoir si le recours à de tels termes n’empêche pas d’analyser la nature véritable du terrorisme et, plus encore, d’en identifier les causes.
La description du terroriste comme un simple « criminel » s’appuie sur une logique qui proscrit tout rapprochement entre meurtre et légitimité. Cette logique butte cependant sur le fait que dans toute guerre, le meurtre est légitime. La rhétorique du terrorisme va donc consister à tenter d’inclure les actions qui sont les siennes dans la sphère de la légitimité. De fait, tout terroriste considère, comme on l’a vu, d’abord qu’il mène effectivement une guerre, ensuite que son action est éminemment légitime, que la violence de ses actes n’est que la conséquence ou le reflet d’une autre violence « légale », qu’elle est justifiée par l’injustice d’une situation, qu’elle est une réaction somme toute normale à une situation inacceptable.
Face à cette rhétorique, dénoncée comme spécieuse, le terrorisme est au contraire décrit d’emblée, par ceux qui le combattent, comme un criminel dont on n’admet qu’à contre-coeur qu’il puisse avoir des objectifs politiques. On souligne que les méthodes dont il use le disqualifient pour se présenter comme un combattant politique. On argue de ces méthodes pour le rejeter du côté du crime. Mais la négation du caractère politique du terrorisme ne s’explique pas seulement par les réactions émotionnelles de l’opinion. De la part des pouvoirs publics, elle traduit souvent une attitude elle-même éminemment politique, qui fait fond sur ces réactions émotionnelles. « Elle relève [alors] d’une volonté délibérée d’obérer le message politique inhérent à l’acte terroriste, écrit Percy Kemp, comme elle relève d’un déni de vérité entendu comme condition sine qua non de la constitution d’un nouvel ethos. Ainsi, en Israël, le refus des autorités de reconnaître la spécificité politique du terrorisme (et, partant, leur refus de toute négociation) trouve ses fondements dans le déni de la vérité de la spoliation des Palestiniens. Aux Etats-Unis, un tel refus se fonde sur le déni officiel de la réalité des relations incestueuses que des administrations successives avaient entretenues avec la mouvance islamique, et du lâchage subséquent de ces alliés encombrants dès la fin de la guerre froide » (26).
Cependant, on admet très bien en même temps que les terroristes font la guerre aux Etats, et que ceux-ci doivent donc eux-mêmes leur faire la guerre. Or, le recours à ce terme de « guerre » est ambigu. Les guerres traditionnelles se concluent par des traités de paix, qui sont ici exclus. Le modèle de guerre qui est implicitement retenu est donc celui de la guerre totale, où il ne s’agit pas seulement de vaincre, mais de faire disparaître l’ennemi. Carl Schmitt écrit que « les théologiens tendent à définir l’ennemi comme quelque chose qui doit être anéanti » (27). C’est aussi de cette façon que raisonnent les tenants de la guerre morale, de la « guerre juste », et c’est encore ainsi que raisonnent ceux qui font la « guerre au terrorisme » – ce qui permet précisément de justifier qu’on veuille, non seulement combattre le terrorisme, mais le faire disparaître. On voit bien, dès lors, que cette guerre est par nature très différente des guerres traditionnelles, qu’elle relève à la fois de l’action de police et de la guerre absolue.
On ne négocie pas avec le terrorisme : c’est ce que répètent tous les pouvoirs publics qui y sont confrontés (même si, dans la réalité, il arrive précisément qu’ils négocient de façon plus ou moins dissimulée, par exemple en versant une rançon pour obtenir la libération d’un otage). Le terrorisme global, lui aussi, semble ne vouloir nullement négocier – ce par quoi il se distinguerait du kidnapping, auquel il ressemble tant par ailleurs –, mais seulement faire le plus de dégâts possibles. Cependant, si l’on admet que sa cible véritable n’est jamais celle visée par les actes terroristes eux-mêmes, mais bien celle qu’il cherche à atteindre par le biais de ces actes (pour la contraindre à telle ou telle attitude, à telle ou telle modification de sa politique, etc.), alors il faut bien admettre qu’il recherche au contraire une « négociation ». Le terrorisme cherche à obtenir quelque chose : que la France cesse d’apporter son appui au régime algérien, que les Etats-Unis changent de politique au Proche-Orient, que la Russie évacue la Tchétchénie, etc. L’affirmation selon laquelle « on ne négocie pas avec le terrorisme » est alors à comprendre comme un simple refus de céder à une exigence. Bien entendu, c’est en référence aux moyens utilisés pour les faire céder, moyens considérés comme d’emblée comme inacceptables parce que frappant des « innocents » ou prenant en « otages » la population civile, que les pouvoirs publics justifient leur refus de céder. Mais il est bien évident aussi qu’ils ne céderaient pas non plus si les mêmes exigences leur étaient présentées de façon plus « raisonnable », et c’est bien pourquoi les terroristes, qui ne l’ignorent pas, ont d’emblée recours aux moyens les plus extrêmes – moyens censés obtenir ce qu’ils n’obtiendraient pas autrement, alors qu’ils vont au contraire être allégués pour justifier le refus de leur céder.
Schmitt distingue le partisan traditionnel du « partisan absolu » qui, animé par sa foi révolutionnaire, s’affranchit de toutes les normes. Mais il ne fait pas de ce partisan absolu un criminel. Il reconnaît au contraire en lui une figure éminemment politique. Il note par exemple que le « caractère politique intensif du partisan est à retenir, ne serait-ce que parce qu’il est nécessaire de le distinguer d’un vulgaire bandit et criminel, dont les motivations sont orientées vers un enrichissement privé » (28). Même lorsqu’il paraît n’avoir d’autre finalité que lui-même, tout acte terroriste est en effet porteur d’un message politique qu’il faut déchiffrer. Pour le terroriste, la terreur est toujours potentiellement « convertible en capital politique » (Percy Kemp). Le terroriste est bien un hostis, un ennemi politique au sens de Carl Schmitt. « Plus les démocraties feront l’impasse sur le message politique véhiculé par le terrorisme, ajoute Percy Kemp, et plus elles encourageront une escalade de la violence en invitant le terroriste à se muer en ange vengeur » (29). Cela ne veut évidemment pas dire que les actes terroristes ne sont pas aussi des crimes. Mais ce sont des crimes politiques, qui ne peuvent être reconnus comme tels sans prise en considération du contexte et des causes qui permettent de les qualifier ainsi. En d’autres termes, un crime politique est politique avant d’être criminel, et c’est pourquoi il ne saurait été assimilé à un crime de droit commun (ce qui ne signifie évidemment pas qu’il devrait être traité avec plus d’indulgence).
Les limites de la thèse selon laquelle le terrorisme ne serait utilisé qu’« en dernier recours », qu’il serait l’« arme des pauvres » et traduirait seulement le « désespoir » de certaines populations ou minorités, ont été sans peine mises en lumière par différents auteurs.
Mais la thèse selon laquelle la violence terroriste serait « illogique », « irrationnelle », « inexplicable », purement « inhumaine », « criminelle » ou « barbare » est encore moins soutenable. Le terrorisme n’a rien d’« irrationnel ». Il n’est pas plus (ou pas moins) irrationnel que la logique du marché, qui a elle aussi ses soubassements religieux, puisqu’elle divise le monde entre « croyants » (à la toute puissance des régulations économiques ou de la « main invisible ») et « incroyants ». Ajoutons qu’il est d’autant plus erroné de qualifier le terrorisme islamique de « nihiliste » que le nihilisme est la bête noire de la pensée islamique. (Ce que les musulmans reprochent le plus à l’Occident est précisément son nihilisme, qui tient au fait qu’il n’a que des valeurs matérielles à proposer en exemple). Rien n’est donc plus éloigné de la réalité que la représentation du terrorisme comme une suite irrationnelle d’actions purement pathologiques ou criminelles. Le terrorisme s’inscrit dans une visée politique, il répond à une logique stratégique. Cette logique et cette visée sont perdues de vue par les condamnations purement morales ou l’indignation des médias. « Même les attentats aveugles, écrit Pierre Mannoni, atteignant des victimes anonymes, sont décidés délibérément et obéissent à une intention précise. Tout y est calculé pour produire un certain type d’effet, car rien n’est moins fantaisiste, vague ou improvisé qu’un attentat, où tout est planifié : acteurs, lieux, modalités et, surtout, retombées médiatiques et politiques » (30). « Toutes les indignations et les condamnations morales, ajoute-t-il, ne font, au bout du compte et malgré elles, que cautionner le terrorisme qu’elles dénoncent en attestant, par leur existence, de sa capacité à ébranler les esprits ».
À l’époque de la guerre froide, l’Union soviétique représentait pour l’Amérique un adversaire « symétrique ». Avec le terrorisme global, c’est à une confrontation asymétrique que celle-ci se trouve confrontée. « La guerre, observe Pierre Mannoni, admet un lien de proportionnalité directe entre une forte extension spatiale, une intensité modérée à forte et une fréquence continue ; le terrorisme est caractérisé par un rapport de proportionnalité inverseentre une extension spatiale faible, une intensité extrême et une fréquence discontinue » (32).
Naguère, on cherchait l’équilibre des forces (ou de la « terreur »). Désormais, la notion-clé est celle d’asymétrie (et non de dissymétrie, qui marque seulement une inégalité d’ordre quantitatif entre les forces en présence). La « guerre contre le terrorisme » est une guerre asymétrique, en raison de la nature même du phénomène : c’est précisément parce que le terroriste ne dispose pas des moyens de confrontation classiques qu’il recourt au terrorisme. Cette asymétrie existait déjà à l’ère du partisan classique, ce qui suscitait la colère de Napoléon. Avec le terrorisme global, cette asymétrie se généralise à tous les niveaux. Asymétrie des acteurs : d’un côté des structures lourdes et des Etats, de l’autre des logiques fluides et des groupes transnationaux. Asymétrie des objectifs : les terroristes savent où et comment ils frapperont, leurs adversaires ne savent pas (ou ne savent qu’imparfaitement) ou et comment leur répondre. Asymétrie des moyens : le 11 septembre 2001, en l’espace de quelques minutes, les navires de guerre, les bombes atomiques, les F-16 et les missiles de croisière sont devenus obsolètes face à quelques dizaines de « fanatiques » munis de couteaux et de cutters. Réalisés avec des moyens dérisoires, les attentats de New York et de Washington ont fait vaciller l’Amérique et causé, directement ou indirectement, des dommages évalués à plus de 60 milliards de dollars (33).
Mais la principale asymétrie est d’ordre psychologique : un immense fossé sépare des hommes pour qui beaucoup de choses sont pires que la mort et un monde dans lequel la vie individuelle, pur fait d’immanence, est regardée comme un bien que rien ne saurait surpasser.
Les Occidentaux vivent aujourd’hui dans un monde « désenchanté » qui considère qu’aucun bien n’est supérieur à la vie. Au cours de l’histoire, ce sentiment a été l’exception plutôt que la règle. Percy Kemp parle ici très justement du « choix anthropocentriste qui fut fait, dès la Renaissance, de placer l’homme plutôt que Dieu au centre de l’univers et de substituer la peur de la mort à celle de l’enfer » (34). D’où l’asymétrie radicale existant entre des terroristes prêts à donner leur vie en supprimant la vie des autres, précisément parce qu’ils n’ont pas « peur de la mort », et ceux pour qui ce comportement est proprement « incompréhensible » car pour eux la vie vaut toujours plus que tout. C’est cette asymétrie qui tend, du côté des victimes, à faire décrire le terrorisme comme relevant d’un « nihilisme absurde » : la rationalité du monde occidental laïcisé le rend incapable de comprendre des motivations relevant d’une logique que ce même monde a pourtant connue dans le passé, à savoir qu’il est des causes, bonnes ou mauvaises bien entendu, qui valent la peine que l’on donne sa vie pour elles. Le refus de sacraliser la vie existante, l’absence de « peur devant la mort » ne peut relever, dans une telle optique, que d’un « fanatisme » assimilable à la folie criminelle. Entre ceux qui pensent à l’autre monde et ceux qui pensent à leur retraite, pas de commune mesure possible. Pour les terroristes, la mort est éventuellement une récompense. Face à ce désir de mort érigé en arme absolue, l’Occident est inévitablement désarmé.
Le terrorisme, enfin, est encore asymétrique en ce sens qu’il obtient un impact formidable sur l’opinion tout en tuant relativement peu de monde – infiniment moins, par exemple, que les meurtres ou les assassinats de type « classique » qui se produisent chaque année dans le monde. Il est de ce point de vue assez comparable à la catastrophe aérienne, rare mais dont parleront tous les médias parce qu’elle aura entraînée la mort simultanée de plusieurs dizaines ou centaines de personnes, par rapport aux accidents de voiture, qui tuent infiniment plus de monde mais dont personne ne parle, car chacun d’eux ne provoque qu’un tout petit nombre de morts. Le terrorisme fait également beaucoup moins de victimes que les massacres ethniques, tel qu’on a pu en voir au Rwanda notamment, mais il suscite des réactions plus fortes parce qu’il est plus spectaculaire. Or, ce caractère spectaculaire est indissociable de l’objectif qu’il s’assigne.
Le terrorisme global vise en effet à la fragilisation des structures et à la déstabilisation des comportements. Evoquant les actions terroristes actuelles, Pierre Mannoni écrit très justement qu’il s’agit moins pour leurs auteurs « de “tirer les masses de leur apathie”, comme à l’époque des révolutionnaires historiques, que de les y plonger et d’inhiber leurs facultés de défense ou d’initiative » (35). De son côté, Jordan Paust observait, dès les années soixante-dix, que le but recherché de l’acte terroriste est « d’utiliser la terreur et l’angoisse ainsi suscitées afin de contraindre la cible principale à adopter une conduite donnée ou à modifier sa politique dans le sens souhaité » (36). Cette définition montre bien que la « cible principale » n’est jamais celle qui est visée d’emblée, mais celle qu’on veut en quelque sorte atteindre par ricochet (c’est en cela que l’acte terroriste s’apparente au kidnapping). Déjà, lors des bombardements de terreur sur les populations civiles allemandes ou japonaises, durant la Deuxième Guerre mondiale, la cible visée au-delà des victimes elles-mêmes était le gouvernement allemand ou japonais. Il en va de même du terrorisme global, dont les actions visent un effet secondaire plus que primaire. Le but recherché, par exemple, n’est pas tant de détruire les Twin Towers de New York que de provoquer dans l’opinion un traumatisme que ne manquera pas de produire le spectacle de leur destruction. C’est une différence importante par rapport au partisan, qui cherche plutôt à détruire des objectifs classiques, l’effet primaire étant alors l’effet recherché.
Dans le monde actuel, cet objectif est atteint principalement par le relais des médias. Il y a en effet un lien évident entre le caractère intrinsèquement spectaculaire des grands attentats terroristes et le retentissement qui leur est donné par les médias. Le terrorisme frappe la vue tout autant qu’il impressionne l’imaginaire. C’est le fait de constituer un spectacle choquant, perturbant, suscitant des bouleversements émotionnels et des réactions viscérales immédiates, qui lui confère sa puissance d’impact : les attentats du 11 septembre en furent la parfaite illustration. L’essor du terrorisme est profondément lié à l’expansion du système médiatique mondial qui, en en rendant compte « en temps zéro », démultiplie son impact. L’effet de choc d’un attentat ne dépend pas tant de son ampleur intrinsèque que de ce qu’on en dira : si l’on n’en dit rien, c’est comme s’il n’avait pas eu lieu. Comme le dit très bien Paul Virilio, « l’arme de communication massive est stratégiquement supérieure à l’arme de destruction massive » (37). Il y a là une sorte de lien pervers, mais organique, entre le terrorisme et les médias, un lien qui n’est pas sans rappeler la façon dont le langage publicitaire tend à s’instaurer en paradigme de tous les langages sociaux (38). « Le terrorisme opère à deux niveaux, écrit de son côté Rüdiger Safransky : le concret et le symbolique. La propagation médiatique de la terreur est aussi importante que les actions elles-mêmes. C’est pourquoi les médias deviennent complices malgré eux. Les uns produisent la terreur dans l’attente que les autres la propagent […] Il est dans l’essence même du terrorisme moderne d’utiliser les médias comme service de messagerie » (39). Le terrorisme constitue ainsi un jeu à quatre, un jeu meurtrier dont les quatre éléments sont indissociables : les terroristes, les victimes, la « cible principale » (les pouvoirs établis) et les médias.
Peu de temps avant sa mort, Jacques Derrida posait cette question : « La terreur organisée, provoquée, instrumentalisée, en quoi diffère-t-elle de cette peur que toute une tradition, de Hobbes à Schmitt et même à Benjamin, tient pour la condition de l’autorité de la loi et de l’exercice du pouvoir, pour la condition du politique même et de l’Etat ? » (40). Dans sa généralité, le propos était sans doute contestable, mais il avait au moins le mérite de mettre l’accent sur la notion de peur. Dans le terrorisme global, la peur du danger est en effet plus importante encore que le danger. Le terroriste est un ennemi « invisible », donc virtuellement omniprésent, et qui est réputé capable de tout (41). Cette illimitation et cette « invisibilité » le servent dans la mesure où elles contribuent à amplifier l’effet de peur recherché. Ne connaissant ni borne ni mesure, le terrorisme détruit tous les repères, car il relève d’une logique radicalement distincte de la rationalité courante. Son « invisibilité », son imprévisibilité décuplent la peur suscitée par la menace qu’il constitue, en même temps qu’il favorise toutes les représentations fantasmatiques ou conspirationnistes. Dans une société où le risque (omniprésent) a pris la place du danger (identifiable et localisable) (42), il engendre en outre des fantasmes de suspicion généralisée, qui tendent à légitimer n’importe quelle mesure de contrôle ou de restriction des libertés au sein de populations souvent prêtes à sacrifier ces libertés pour se voir garantir plus de sécurité.
On l’a dit plus haut : le terrorisme, c’est la guerre en temps de paix, voire une guerre en tant que paix – et c’est une guerre « globale », c’est-à-dire totale. George W. Bush, s’adressant en 2001 au Congrès, disait qu’elle ne s’achèvera pas « aussi longtemps que tous les groupes terroristes disposant d’une portée globale n’auront pas été découverts, arrêtés et vaincus » (« until every terrorist group of global reach has been found, stopped and defeated ». Autant dire que cette guerre non déclarée est aussi une guerre sans fin. Paul Virilio a écrit qu’« avec le terrorisme, nous sommes entrés dans l’ère de la guerre sans fin, aux deux sens du mot » (43). Il s’agit en effet à la fois d’une guerre qui ne peut se terminer et d’une guerre sans finalité précise ou objectif déterminé. Elle est sans fin des deux côtés, car les terroristes ne peuvent pas sérieusement espérer vaincre leurs adversaires, tandis que ces derniers ne peuvent pas sérieusement espérer faire disparaître le terrorisme. C’est dire que le terrorisme global a encore de beaux jours devant lui.notes
1. Cf. notamment G.L. Negretto et J.A.A. Rivera, « Liberalism and Emergency Powers in Latin America. Reflections on Carl Schmitt and the Theory of Constitutional Dictatorship », in Cardozo Law Review, New York, 2000, 5-6, pp. 1797-1824 ; Thomas Assheuer, « Geistige Wiederbewaffnung. Nach den Terroranschlägen erlebt der Staatsrechtler Carl Schmitt eine Renaissance », in Die Zeit, 15 novembre 2001, p. 14 ; « Carl Schmitt Revival Designed to Justify Emergency Rule », in Executive Intelligence Review, 2001, 3, pp. 69-72 ; Frederik Stjernfelt, « Suverænitetens paradokser: Schmitt og terrorisme », in Weekendavisen, 10 mai 2002 ; Carsten Bagge Lausten, « Fjender til døden: en schmittiansk analyse af 11. September og tiden efter », in Grus, 71, pp. 128-146 ; William Rasch, « Human Rights as Geopolitics. Carl Schmitt and the Legal Form of American Supremacy », in Cultural Critique, 2003, 54, pp. 120-147 ; Nuno Rogeiro, O inimigo público. Carl Schmitt, Bin Laden e o terrorismo pós-moderno, Gradiva, Rio de Janeiro 2003 ; William Rasch, « Carl Schmitt and the New World Order », in South Atlantic Quarterly, 2004, 2, pp. 177-184 ; Peter Stirk, « Carl Schmitt, the Law of Occupation, and the Iraq War », in Constellations, Oxford, 2004, 4, pp. 527-536 (texte repris in Peter Stirk, Carl Schmitt, Crown Jurist of the Third Reich. On Preemptive War, Military Occupation, and World Empire, Edwin Mellen Press, Lewiston 2005, pp. 115-129) ; Fabio Vander, Kant, Schmitt e la guerre preventiva. Diritto e politica nell’epoca del conflitto globale, Manifesto libri, Roma 2004. William Rasch s’est efforcé également de traduire les thèses de Schmitt à propos du conflit dans des termes empruntés à Luhman et Lyotard (« Conflict as a Vocation: Carl Schmitt and the Possibility of Politics », in Theory, Culture and Society, décembre 2000, pp. 1-32). Jacques Derrida s’est prononcé pour une lecture critique de Schmitt en référence à la situation internationale actuelle (« Qu’est-ce que le terrorisme ? », entretien avec Giovanna Borradori, in le Monde diplomatique, Paris, février 2004, p. 16). Georges Corm estime que « les dérives auxquelles nous assistons depuis les graves événements du 11 septembre 2001 et l’énergie guerrière mise par les Etats-Unis à graver dans toutes les consciences la nécessité d’une guerre totale au monstre terroriste » ne font que confirmer les « vues pénétrantes » de Carl Schmitt (Orient-Occident. La fracture imaginaire, 2e éd., Découverte, Paris 2005, p. 194).
2. Theorie des Partisanen. Zwischenbemerkung zum Begriff des Politischen, Duncker u. Humblot, Berlin 1963 (trad. fr. : in La notion de politique – Théorie du partisan, Calmann-Lévy, Paris 1972, 2e éd. : Flammarion, Paris 1992).
3. Cf. par exemple J.F.C. Fuller, La conduite de la guerre de 1789 à nos jours, Payot, Paris 1963, p. 27.
4. Cité par Marcel Reinhard, L’armée et la Révolution pendant la Convention, CDU, Paris 1957, p. 141.
5. Cité par Marcel Reinhard, in Le Grand Carnot, Hachette, Paris 1994, p. 432.
6. Jean-Yves Guiomar, L’invention de la guerre totale, XVIIIe-XXe siècle, Félin, Paris 2004, pp. 13-14.
7. Cf. André Corvisier (éd.), De la guerre réglée à la guerre totale, 2 vol., CTHS, Paris 1997.
8. Jean-Yves Guiomar, dans son livre, souligne lui-même que « l’analyse présentée par Carl Schmitt est d’une grande richesse » (op. cit., p. 313).
9. Dans la Nouvelle Gazette rhénane du 7 novembre 1848, Karl Marx citait déjà le « terrorisme révolutionnaire » comme l’un des moyens à mettre en oeuvre pour obtenir la victoire. Mais c’est Lénine qui fera de la violence le point de départ inéluctable de la conquête du pouvoir par le prolétariat.
10. Théorie du partisan, op. cit., 2e éd., Paris 1992, p. 224.
11. Ibid., pp. 257 et 303.
12. Ibid., p. 235.
13. Postface à Carl Schmitt, Terre et Mer. Un point de vue sur l’histoire mondiale, Labyrinthe, Paris 1985, pp. 108-109.
14. Théorie du partisan, op. cit., 2e éd., pp. 287 et 305.
15. Cf. Carl Schmitt, Legalität und Legitimität, Duncker u. Humblot, München-Leipzig 1932 (trad.fr. : Légalité – légitimité, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris 1936, 2e éd. : « Légalité et légitimité », in Carl Schmitt, Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais, Pardès, Puiseaux 1990, pp. 39-79).
16. Le désaccord entre Américains et Européens au sujet de la qualification applicable à des mouvements comme le Hamas palestinien ou le Hezbollah libanais (deux mouvements qui n’ont jamais porté leur combat hors des frontières de leur territoire) est une autre illustration de la difficulté d’établir une frontière étanche entre « résistance » et « terrorisme ». Selon la loi israélienne, les actions violentes commises par les Palestiniens sont des crimes ou délits, dont les auteurs ne peuvent bénéficier du droit s’appliquant aux prisonniers de guerre. Mais dans le même temps, les actions de représailles menées contre eux sont officiellement qualifiés d’actes de guerre, qui n’entrent donc pas dans le champ d’application des réparations en cas de dommages causés à des tiers, et non d’actes de police qui, en cas de tels dommages, pourraient ouvrir droit à des réparations. Cf. à ce sujet Henry Laurens, « La poudrière proche-orientale entre terrorisme classique et violence graduée du Hezbollah », in Esprit, Paris, mai 2005, pp. 141-149.
17. Sur le lien entre terrorisme et globalisation, et le fossé (gap) que crée cette dernière entre les pays raccordés à un « centre » globalisé et fonctionnant en réseau (functioning core) et les autres, cf. notamment Thomas P.M. Barnett, The Pentagon’s New Map. War and Peace in the Twenty-firstCentury, Putnam, New York 2004.
18. Dès l’an 2000, le « mélange » (blending) des système de sécurité intérieure et des stratégies militaires a été présenté aux Etats-Unis comme le cadre global idéal de la lutte contre les menaces terroristes (cf. Carolyn Pumphrey, ed., Transnational Threats. Blending Law Enforcement and Military Strategies, US Army War College, novembre 2000). Le rapport NSS constate lui-même qu’« aujourd’hui, la distinction entre les affaires intérieures et les affaires internationales diminue » (p.29). Les spécialistes de la lutte contre le terrorisme font de leur côté de plus en plus appels aux conseils des criminologues (cf. Xavier Raufer, « Géopolitique et criminologie. Une féconde alliance face aux dangers du monde », in Défense nationale et sécurité collective, mai 2005). Sur la notion de police internationale (« Globo-Cop »), cf. A. Dal Lago, Polizia globale. Guerra e conflitti dopo l’11 settembre, Ombre corta, Verona 2003.
19. Rik Coolsaet, Le mythe Al-Qaida. Le terrorisme, symptôme d’une société malade, Mols, Bierges 2004, p. 113.
20. Sur ce sujet, cf. Christopher Daase, « Terrorismus und Krieg. Zukunftsszenarien politischer Gewalt nach dem 11. September 2001 », in Rüdiger Voigt (Hrsg.), Krieg – Instrument der Politik ? Bewaffnete Konflikte im Übergang vom 20. Zum 21. Jahrhundert, Nomos, Baden-Baden 2002, pp. 365-389. Cf. aussi Richard Falk, « Thinking About Terrorism », in The Nation, 28 juin 1986 ; Teodoro Klitsche de la Grange, « Osservazioni sul terrorismo post-moderno », in Behemoth, Roma, 30, 2001.
21. Pierre Mannoni, Les logiques du terrorisme, In Press, Paris 2004, p. 41.
22. Michael Walzer, De la guerre et du terrorisme, Bayard, Paris 2004, p. 80.
23. Francesco Ragazzi, « “The National Security Strategy of the USA” ou la rencontre improbable
de Grotius, Carl Schmitt et Philip K. Dick », in Cultures et conflits, 18 mai 2005.
24. Immanuel Wallenstein, Sortir du monde états-unien, Liana Levi, Paris 2004, p. 66.
25. Rapport du NSS, p. 14.
26. Percy Kemp, « Terroristes, ou anges vengeurs », in Esprit, Paris, mai 2004, pp. 21-22.
27. Ex captivitate salus, Greven, Köln 1950, p. 89 (trad. fr. : Ex captivitate salus. Expériences desannées 1945-1947, J. Vrin, Paris 2003.
28. Théorie du partisan, Flammarion, Paris 1992, p. 218.
29. Art. cit., p. 20.
30. Op. cit., p. 8.
31. Ibid., p. 17.
32. Op. cit., p. 29.
33. Sur la notion de guerre asymétrique, cf. Jorge Verstrynge, La guerra periférica y el islam revolucionario. Orígenes, reglas y ética de la guerre asimétrica, El Viejo Topo, Madrid 2005.
34. Art. cit., p. 19.
35. Op. cit., p. 10.
36. « A Definitional Focus », in Y. Alexander et S. Finger (ed.), Terrorism. Interdisciplinary Perspectives, New York 1977, p. 21.
37. « L’état d’urgence permanent », in Le Nouvel Observateur, Paris, 26 février 2004, p. 96.
38. Cf. Pierre Mannoni, Un laboratoire de la peur : terrorisme et médias, Hommes et perspectives, Marseille 1992.
39. Rüdiger Safransky, Quelle dose de mondialisation l’homme peut-il supporter ?, Actes Sud, Arles 2005, p. 84.
40. « Qu’est-ce que le terrorisme ? », entr. cit., p. 16.
41. George W. Bush, écrit François-Bernard Huyghe, « est le premier à mener son principal combat contre un danger qui ne réside pas dans la puissance de l’empire adverse, mais dans la perversité morale d’un groupe invisible » (« Le terrorisme, le mal et la démocratie », in Le Monde, Paris, 18 février 2005).
42. Cf. Ulrich Beck, La société du risque, Aubier, Paris 2001 (2e éd. : Flammarion, Paris 2003).
43. Art. cit., p. 97. « Le terrorisme global pousse à l’extrême deux aspects, observe de son côté Jürgen Habermas : l’absence de buts réalistes et la capacité à tirer son profit de la vulnérabilité des systèmes complexes » (entretien avec Giovanna Borradori, in le Monde diplomatique, février 2004, p. 17). -
Conférence : « Le nationalisme est-il un péché ? » suivie de la galette des rois!
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Bonne année 2013, Marianne...
Bonne année 2013, Marianne...
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Guerre contre l'Europe : entretien avec Gabriele Adinolfi
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Julien FREUND : Conséquences de la négation de l’ennemi
Il ne faudrait pas jeter la pierre au seul marxisme par exemple, car, par certains côtés, il est un enfant du libéralisme dont l’un des principes essentiels est justement la négation de l’ennemi politique pour ne laisser subsister que les concurrents économiques. Il n’est pas nécessaire de refaire, ici, du point de vue qui nous intéresse la critique de cette doctrine, Carl Schmitt l’ayant faite avec une rare pénétration. (…) Prenons simplement en bloc l’ensemble de la situation internationale telle qu’elle résulte des relations internationales instituées au lendemain de la guerre 1914-1918 (Traité de Versailles, Pacte Briand-Kellog, et SDN) ou au lendemain de la guerre de 1939-1945 (Procès de Nuremberg, ONU, etc.). Pour prévenir tout malentendu, disons tout de suite qu’il est hors de question de fournir ici une quelconque justification, même indirecte, aux atrocités de l’hitlérisme. Il s’agit seulement de saisir les erreurs commises par les rédacteurs des conventions internationales précitées, justement parce qu’elles s’inspirent de la négation de l’ennemi. Ce n’est pas parce que le nazisme est condamnable que la politique de ses vainqueurs est bonne.
Le traité de Versailles a rompu avec la tradition diplomatique normale et seule politiquement logique, en refusant de négocier avec le vaincu et en lui imposant purement et simplement les conditions du vainqueur. L’ennemi était nié puisqu’il perdait sa qualité d’interlocuteur politique pour devenir un coupable du point de vue d’une idéologie morale. Du même coup le traité de paix perdait toute signification, et la paix elle-même, puisqu’elle n’était plus une convention ou un contrat entre le vainqueur et le vaincu, prenait l’allure d’une condamnation prononcée par le procureur. Faute d’ennemi politique, le droit international perdait lui aussi sa signification pour devenir une espèce de droit pénal et criminel. Le pacte Briand-Kellog mettait la guerre hors-la-loi et tendait de ce fait, au moins théoriquement, à la suppression de l’ennemi. Il est vrai, ce traité condamnait seulement la guerre comme moyen de résoudre les différends internationaux et l’interdisait comme instrument de la politique nationale entre les Etats. Par contre, il sauvegardait le droit de légitime défense des Etats signataires et autorisait même l’emploi de la force en dehors de toute déclaration de guerre. N’insistons pas sur l’hypocrisie de cette dernière clause qui permettait à certains juristes de déclarer que l’entrée des troupes japonaises en Mandchourie en 1932 n’était pas un acte de guerre puisque les formes du pacte Briand-Kellog étaient respectées ! Passons aussi les nombreuses lacunes du point de vue de la sécurité collective qu’il prétendait garantir. Retenons seulement le non-sens politique qui résultait de la mise hors-la-loi de l’ennemi politique : un Etat avait la possibilité de menacer l’existence d’un autre Etat en usant de la contrainte économique et de moyens « subversifs » et si ce dernier, sentant que son existence était en jeu, ripostait par ces forces militaires en déclarant la guerre, il avait le désavantage non seulement de la victime de l’agression économique, mais aussi du coupable au regard du traité. A regarder les choses de près, ce pacte contenait en germe la notion de guerre froide puisqu’il aboutissait à l’instauration de relations internationales purement négatives qui n’étaient pas pacifiques, mais non plus reconnues comme belliqueuses. Ainsi, par l’élimination de l’ennemi au sens politique, la paix devenait avec la bénédiction de la conscience mondiale une espèce de guerre larvée. On peut faire des observations analogues à propos de la S.D.N. , surtout en ce qui concerne les tentatives pour définir juridiquement l’agresseur et remarquer que l’on risquait seulement de faire de l’ennemi politique un criminel et par voie de conséquence rendre les guerres plus odieuses.
Les principes de l’O.N.U. sont quelque peu différents de ceux de la S.D.N. D’un côté ils mettent en avant les aspects économiques et sociaux autant que militaires des problèmes internationaux ; de l’autre ils essayent de limiter, au moins en intention, le champ de manœuvre de la politique en se prononçant contre les zones d’influence, les coalitions et l’emploi de la force pour régler les différends internationaux et en donnant le droit d’intervenir dans les affaires intérieures des pays, au cas où la paix internationale se trouverait menacée. Malgré ces dispositions et quelques autres qui pourraient passer pour un progrès par rapport à l’institution de la S.D.N., l’O.N.U. n’a guère réussi dans ses entreprises, car elle est impuissante à honorer les buts en vue desquels elle a été créée. On met trop facilement ses échecs sur le compte de l’adhésion de trop nombreux pays nouvellement indépendants qui n’ont aucune expérience politique internationale et qui réagissent davantage en fonction des intérêts immédiats, du ressentiment contre les Occidentaux, ainsi que de l’agitation politique que du souci de la paix. Ce facteur a indéniablement contribué à l’incohérence de la politique générale de l’O.N.U. La cause principale tient cependant à la philosophie générale de cet organisme, identique à celle qui servait de base à la S.D.N. et au pacte Briand-Kellog, à savoir le juridisme pacifiste qui nie l’ennemi politique. La vocation de réunir tous les Etats du monde dans une même organisation internationale, appelée à préserver la paix, comporte déjà par elle-même cette négation. Il se trouve en outre que la doctrine politique dont se réclame la majorité relative, peut-être bientôt absolue, des membres de l’O.N.U. est le neutralisme conçu comme un refus de l’inimitié qui oppose les deux grandes puissances, l’U.R.S.S. et les U.S.A. Il s’agit pourtant dans ce dernier cas d’une inimitié politique classique : la puissance de l’un des deux grands Etats met par elle-même en question l’existence de l’autre. Pour comble, ces deux ennemis politiques virtuels (car il n’est pas besoin d’une guerre pour qu’il y ait inimitié politique) siègent ensemble et en personne au Conseil de Sécurité. Cette situation permet de camoufler leur inimitié, mais aussi de ne point régler les différends qui les opposent. On pourrait également montrer que la négation de l’ennemi est contenue dans le fait que la charte des Nations-Unies repose en principe sur une curieuse conception du statu quo. Elle demande aux membres de respecter l’intégrité territoriale des Etats : ce qui signifie que nul Etat ne saurait être amputé par la violence ou annexé de force par un autre. Or quel est le but de toute guerre (en dehors de la guerre civile) ? Ou bien la conquête, c’est-à-dire l’annexion territoriale, ou bien l’indépendance, c’est-à-dire la constitution d’un nouvel Etat qui se détache d’un autre. Si l’O.N.U. condamne la conquête, elle soutient par contre la guerre d’indépendance. Ce propos ne cherche pas à donner tort à l’O.N.U. sur ce point, mais à saisir sans ambages le phénomène de la guerre et à comprendre que certaines théories de la paix sont souvent un bellicisme qui s’ignore.
Nous touchons à la lumière de ces exemples, à l’équivoque fondamentale de l’O.N.U. : elle subit pratiquement la réalité de l’ennemi politique tout en le niant théoriquement. Autrement dit, elle reste un haut lieu de la politique, parce qu’elle n’arrive pas et ne peut parvenir à exorciser l’inimitié. Celle-ci demeure à l’arrière-fond de toutes les discussions et les commande, bien qu’on ne veuille pas le reconnaître explicitement. Si nous cherchions des preuves historiques de l’impossibilité d’une politique sans ennemi, nous pourrions entre autres invoquer celle-là. En vérité, une évidence n’a pas besoin de preuves. Ce qui nous paraît déterminant, c’est que la non reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la paix. Avec qui la faire, s’il n’y a plus d’ennemis ? Elle ne s’établit pas d’elle-même par l’adhésion des hommes à l’une ou l’autre doctrine pacifiste, surtout que leur nombre suscite une rivalité qui peut aller jusqu’à l’inimitié, sans compter que les moyens dits pacifiques ne sont pas toujours ni même nécessairement les meilleurs pour préserver une paix existante. On sait aujourd’hui que si les Français et les Anglais avaient eu une autre attitude lors de l’entrée des troupes allemandes dans la zone démilitarisée en 1935, on aurait peut-être réussi à faire tomber Hitler et ainsi empêché la guerre de 1939. Il y a également de fortes chances qu’une action offensive des Alliés les aurait fait passer pour coupables aux yeux de l’opinion mondiale. En général ; on ne connaît qu’après coup l’utilité d’une guerre préventive pour préserver la paix. En tout cas, la notion n’a rien d’absurde, quoi qu’on en dise, car trop souvent on ne voit dans le merveilleux de la fin ultime que les commodités paresseuses du passé.
Se tromper sur son ennemi par étourderie idéologique, par peur ou par refus de le reconnaître à cause de la langueur de l’opinion publique c’est, pour un Etat, s’exposer à voir son existence mise tôt ou tard en péril. Un ennemi non reconnu est toujours plus dangereux qu’un ennemi reconnu. Il peut y avoir de bonnes raisons à ne pas le reconnaître ouvertement, à condition que l’on prenne les mesures indispensables pour parer la menace. En tout cas, même si par un accord tacite les nations s’entendaient pour nier l’ennemi théoriquement, il n’en resterait pas moins présent pratiquement, comme le montre la politique des organisations que nous venons d’analyser. Ce moyen écarte peut-être provisoirement la guerre ; en revanche il contrarie également l’établissement de la paix au sens politique du terme. A dissimuler l’ennemi derrière le rideau de l’idéologie, du juridisme moral, on tisse de par le monde un réseau de relations qui ne sont ni celles de la guerre ni celles de la paix. La guerre froide ou respectivement la paix belliqueuse en sont la conséquence logique, avec tout le cortège des situations chaotiques, instables, irritantes et parfois grotesques. Pour l’instant le trouble qu’engendre le refus de reconnaître l’ennemi, se limite sur la scène internationale à quelques problèmes déterminés ; selon toute vraisemblance leur nombre s’accroîtra d’année en année, jusqu’au moment où la situation sera devenue tellement intolérable que les ennemis réels seront obligés de se reconnaître nettement. A ce moment nous saurons si la satisfaction artificielle que nous éprouvons chaque fois qu’un de ces problèmes s’embourbe dans l’indécision et dans la belligérance larvée aura été lucide ou non. Une chose est certaine : l’inimitié politique subsiste derrière le masque des organisations internationales. Il y aura donc aussi un vaincu de la guerre froide.
A n’en pas douter, les doctrines de la négation de l’ennemi reposent, aux yeux de beaucoup de leurs adeptes, sur des intentions bonnes et louables et ils les défendent avec une entière bonne foi. Il est également possible que dans la conjoncture actuelle, étant donné le nombre des partisans du neutralisme, et du socialisme entendu comme une construction de la société sans ennemi, la voie suivie dans la politique mondiale par les puissances ennemies soit la plus raisonnable et en même temps la plus politique, au regard des objectifs que l’une et l’autre veulent atteindre. Ce n’est pas notre rôle de porter un jugement sur cette attitude, mais d’en examiner les conséquences et de faire les rapprochements logiquement inévitables. Ce que nous contestons par contre, c’est la possibilité d’éliminer effectivement l’ennemi de la politique ; on peut seulement le nier théoriquement ou le voiler. Nous contestons également que cette dissimulation de l’ennemi constitue un progrès du point de vue du droit international ou de la moralité publique ou même qu’elle puisse passer pour une déchéance progressive ou une atténuation de l’inimitié politique. Bellum manet, pugna cessat. Il serait plus exact d’y voir une intensification et une exacerbation, car dès qu’on cherche à nier l’ennemi politique du point de vue du moralisme juridique on le transforme immanquablement en un coupable.
Non reconnaissance et culpabilité
Arrêtons-nous un instant à ce point. De tout temps les ennemis ont utilisé l’arme de la réputation pour se discréditer l’un l’autre en se qualifiant de perfide, de déloyal ou de parjure. Mais il faut bien comprendre le sens de ces épithètes. Elles ne sont pas spécifiquement morales, mais plutôt paramorales, car elles sont des prétextes ou motifs de l’hostilité visant à justifier du point de vue des intérêts de la collectivité la lutte entreprise ; elles indiquent que l’adversaire ne respecte pas les règles du jeu normal de la collision entre forces rivales ou de la coexistence de collectivités diverses. Non pas que le stratagème soit illicite ou répréhensible dans la guerre ou dans la diplomatie ; au contraire il fait la renommée des grands capitaines et des diplomates qui réussissent par ce moyen à donner une conclusion rapide aux conflits. C’est que, du point de vue politique, la fin de la guerre n’est pas la disparition collective par extermination physique de l’ennemi politique. La mort est donc le risque individuel que comporte l’usage de la violence en cas de guerre. C’est un fait que la violence s’accompagne souvent dans le feu de l’action d’actes de brigandage, de massacres inutiles, d’atrocités et d’horreurs, mais il est à noter que l’esprit politique, en tant qu’il est fondé sur la reconnaissance de l’ennemi, n’admet pas les exterminations massives et arbitraires qu’un vainqueur ordonne après la victoire. Les membres de la collectivité ennemie restent des hommes et ne sont pas, du point de vue strictement politique, l’objet d’une haine personnelle ni des victimes désignées à la vengeance. Une fois que le Dieu des armées a prononcé son jugement et que le traité de paix a reconnu le nouveau rapport des forces, il reste au vainqueur à consolider et à préserver sa puissance, au vaincu à retrouver celle qu’il a perdu ou en cas de conquête totale à se donner les moyens pour recouvrer son indépendance, si telle est la volonté secrète de la collectivité. Politiquement il n’existe pas d’ennemi absolu ou total que l’on pourrait exterminer collectivement parce qu’il serait intrinsèquement coupable. L’ennemi politique est une puissance collective que les autres puissances essayent d’empêcher de dominer exclusivement et qu’elles doivent ruiner le cas échéant s’il met en question leur propre existence politique. Le but de la guerre étant la conquête ou la défense de la patrie, elle perdrait toute signification si elle réduisait à néant l’objet de la conquête ou si elle considérait l’adversaire comme à être à exterminer après la victoire, donc après la guerre.
Voilà comment les choses se présentent du point de vue strictement politique. C’est une vérité d’expérience que d’autres facteurs non politiques, mais moraux, économiques, religieux ou idéologiques entrent également en jeu et modifient l’aspect de l’ennemi. Cependant, tant que l’élément politique reste prédominant, l’ennemi garde en général sa grandeur d’homme parce qu’il est reconnu. Il en va tout autrement lorsque les autres facteurs ou l’un d’entre eux acquièrent la suprématie, par exemple lorsqu’une civilisation conspire à réduire, voire à faire « dépérir » la politique. Alors commence le règne de la démesure et même de la démence, parce que l’ennemi devient absolu ou total. Quand le motif religieux est prédominant – guerre sainte, croisade, guerre de religion – l’ennemi est dégradé en être infâme, infernal et impie : l’incarnation du diable ou du mal. Quand une idéologie raciste prend le dessus, il devient un esclave par nature. Quand une idéologie morale ou humanitaire est souveraine, il devient un être intrinsèquement coupable, de sorte que l’on rend un service à l’humanité en le faisant disparaître – par euphémisme on dit : en l’immolant. Dans tous ces cas on se donne le droit de l’exterminer comme un malfaiteur, un criminel, un pervers ou un être indigne. C’est que toutes ces sortes d’idéologies comportent un élément étranger au politique : l’affirmation de la supériorité intrinsèque, arbitraire et combien dangereuse d’une catégorie d’hommes sur les autres, au nom de la race, de la classe ou de la religion. Le politique par contre ne reconnaît que la supériorité de la puissance. De ce point de vue, le jugement de la force est plus propre, plus juste et plus humain que celui qui se donne un autre critère de justification. Comme quoi il y a parfois de la barbarie et quelque chose d’odieusement sale dans l’éthique. Il n’est pas difficile de saisir la différence qui sépare la puissance proprement politique, telle qu’elle se déploie dans la guerre (y compris les atrocités inutiles dont les soldats se rendent souvent coupables), et celle qu’on exerce au nom d’une idéologie fondée sur la supériorité d’une race, d’une classe ou d’une église. La première est essentiellement spontanée et farouche, sauf la guerre elle-même (c’est pourquoi elle pose un problème particulier que nous étudierons plus loin), alors que l’autre est préméditée, systématique et organisée. L’une est pour ainsi dire sauvage car, lorsque la violence est déchaînée, il est difficile de contrôler les agissements de chaque soldat, l’autre est savante, intellectualisée, recherchée, calculée et d’autant plus implacable, barbare et révoltante qu’elle se donne un alibi grâce à des justifications éthiques ou religieuses préalables. Il y a entre ces deux sortes de violences la même différence qu’entre un crime passionnel et la torture. La non reconnaissance de l’ennemi implique généralement l’intention terroriste, parce que la terreur cherche des justifications ailleurs que dans sa puissance politique, à savoir dans une fin qui la transcenderait.
Il est inutile de se voiler les yeux ; depuis près de deux siècles, exactement depuis la Révolution française, la politique s’exerce au nom d’une conception prétendue plus humaine, dénature l’inimitié et la rend plus cruelle, occupée qu’elle est à découvrir des coupables. De ce point de vue la lecture des écrits de ceux qui passent pour des autorités révolutionnaires est tout à fait significative et instructive. Prenons seulement l’exemple de Robespierre et feuilletons ses discours. Il ne parle presque jamais de l’ennemi sans y ajouter les épithètes de scélérat, criminel, brigand et assassin ou sans le traiter de corrompu, vicieux, immoral, etc. Dans quel but ? Il l’indique lui-même dans son discours Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention dans l’administration intérieure de la République : « Nous voulons, en un mot, remplir les vœux de la nature, accomplir les destins de l’humanité, tenir les promesses de la philosophie, absoudre la providence du long règne du crime et de la tyrannie ». Il ne s’agit plus de combattre l’ennemi simplement parce qu’il est puissant, mais parce qu’il est coupable en vertu de son appartenance à une collectivité, à une classe, à un groupement qui est mauvais en soi. Nous, modernes, devons à la diffusion de cette idéologie révolutionnaire contradictoirement humanitariste et terroriste, de ne plus saisir clairement l’essence du politique. Il est vrai, cette situation est historique et elle peut changer avec le temps. C’est qu’il ne s’agit pas là d’une véritable nouveauté, car l’humanité a connu d’autres périodes de ce genre (les croisades, les guerres de religion, etc.). En tout cas cette moralisation de la politique ne vaut pas mieux que la politisation de la morale : dans les deux cas il s’agit d’une confusion des essences suscitant plus de problèmes qu’elle n’en résout et plus d’horreurs qu’elle n’en fait cesser. Il me semble cependant que les hommes y trouvent leur compte car, à tout prendre, ils ont davantage besoin de croire que de comprendre. C’est pourquoi les machiavéliens, les hobbesiens et autres wébériens n’auront jamais l’audience des prophètes et des inspirés de la politique.
Il est à noter que le développement du droit international moderne contribue à son tour à transformer l’ennemi politique en un coupable, du point de vue éthico-juridique, sous prétexte de le nier.
La tendance est à la multiplication des conférences, rencontres et colloques internationaux avec l’espoir que ces réunions prépareront la constitution d’organismes internationaux capables de résoudre pacifiquement les conflits. Si souhaitables et utiles que soient ces assemblées périodiques dans le cadre des connaissances scientifiques, médicales, techniques et autres, on aurait tort de croire qu’on pourrait résoudre définitivement par cette voie les problèmes politiques. La discussion n’est pas la solution des problèmes de puissance, car elle n’a de sens qu’à la condition que les interlocuteurs admettent les mêmes présuppositions, sinon elle tourne à un dialogue de sourds. Plus exactement, cette procédure se donne pour résolu le problème qui est précisément à résoudre, à savoir celui de l’ennemi politique. Prenant prétexte de ces innovations, le droit international qui régit les organisations politiques internationales actuelles, en adopte aussi l’esprit : partant de l’idée de l’égalité en droit des souverainetés et du refus de l’ennemi politique, il espère résoudre les conflits de puissance par la voie pacifique et juridique de l’arbitrage. Quelque séduisant que soit ce principe, il n’est pas viable pratiquement et surtout ses promesses sont plus illusoires que réelles.
En effet, le droit international moderne se croit en mesure de pouvoir éliminer l’ennemi en prenant modèle sur le droit interne des Etats qui se caractérise justement par la négation de l’ennemi intérieur. La question est de savoir si l’assimilation de ces deux espèces de droit est réalisable et judicieuse. Il est à noter en premier lieu que le droit interne de l’Etat moderne a pour fondement, comme nous le verrons encore, la négation de l’ennemi intérieur (sans pouvoir le vaincre définitivement), mais parallèlement cette négation prend tout son sens par l’affirmation de l’ennemi extérieur. Or, le droit international moderne prétend au contraire éliminer cet ennemi extérieur. Cette différence indique déjà clairement que le rapprochement entre les deux droits est peu solide. En second lieu, l’Etat moderne est une connexion de divers monopoles, celui du pouvoir législatif, de la souveraineté, de la violence physique légitime. Une organisation internationale d’Etats ne possède point ces attributs. L’assemblée générale de l’O.N.U. par exemple prend des résolutions : ce ne sont pas des lois au sens exact du mot. Un groupement d’Etats souverains ne devient pas, en vertu de l’association, une entité souveraine au sens politique du terme. Non seulement il lui manque la base territoriale indispensable, mais encore le pouvoir de contrainte et tous les attributs de Ce que Bodin appelle le « droit gouvernement ». Quand on entre dans les détails le contraste devient plus frappant, surtout en ce qui concerne le problème du pouvoir judiciaire et l’arbitrage. Dans un Etat le juge prononce la sentence au nom d’une loi qui est la même pour tous, c’est-à-dire que devant elle les deux parties en conflit ou en procès sont des sujets et non des personnes souveraines ; de plus le verdict du juge ne constitue pas un acte de souveraineté politique, puisque le pouvoir du juge est réglé et octroyé par le souverain et que, même si le juge décide e toute indépendance, il reste soumis à la loi et à l’autorité transcendante de l’Etat, lequel possède seul les moyens de contrainte nécessaires pour faire exécuter la sentence. Rien de tel dans le droit international régissant une organisation internationale d’Etats. Les parties en conflit peuvent ou non accepter la sentence du juge ou de l’arbitre, car la norme au nom de laquelle celui-ci se prononce n’a point le caractère obligatoire d’une loi interne. Pour un Etat il ne saurait d’ailleurs exister que des lois internes, car une loi externe consacrerait son hétéronomie, lui ferait perdre sa souveraineté et le nierait comme Etat. Quand deux Etats se présentent devant une juridiction internationale, ils ne comparaissent pas en qualité de sujets soumis à une même loi, mais en tant qu’entités politiquement souveraines. Si les Etats n’avaient plus la liberté d’accepter ou de refuser la sentence, la décision du juge deviendrait un acte de souveraineté proprement politique, tout comme l’appel à une éventuelle contrainte pour faire appliquer la sentence. Ce dernier point pose en outre un problème déterminant du point de vue qui nous intéresse ici. Supposons que l’organisation internationale décide d’imposer par la force le verdict de l’arbitrage contre la volonté de l’Etat mis en cause ; il en résulterait un acte d’hostilité que l’arbitrage est justement censé supprimer. Une pareille conduite fera donc surgir l’inimitié que le droit international moderne prétend nier. C’est dire qu’il est absurde de vouloir calquer l’élimination de l’ennemi extérieur par le droit international sur la négation de l’ennemi intérieur par le droit interne des Etats. Il apparaît ainsi que le problème de l’inimitié politique jette le droit international moderne dans une contradiction qu’il ne peut lever, tant qu’il accepte le principe de la souveraineté des Etats. Et s’il nie cette souveraineté, il perd sa qualité de droit international.
En dehors de la dissolution pure et simple comme il a été de la S.D.N., il n’y a pour une organisation internationale d’Etats souverains que deux possibilités. Ou bien elle évolue vers un Etat mondial unique confisquant à son profit toute la souveraineté politique – ce qui signifie selon toute vraisemblance la domination impérialiste d’une puissance particulière. Cette constitution de l’organisation mondiale en une unité politique unique impliquerait, en même temps que la disparition de toute souveraineté concurrente, la suppression de tout ennemi extérieur ainsi que de tout droit international. La démonstration serait alors faite de la corrélation entre pluralité de souverainetés, inimitié extérieure et droit international. Néanmoins cet Etat mondial continuerait à agir en tant qu’entité politique aussi longtemps que subsisterait le risque d’inimitié intérieure. Ou bien l’organisation mondiale reste ce qu’elle est : un trait d’union commode entre unités politiques souveraines, qui peuvent discuter dans son cadre des différends internationaux et contribuer à la recherche d’une solution qui ne sera jamais viable que si les Etats en cause l’acceptent librement. En ce cas le risque d’inimitié extérieure est insurmontable et l’arbitrage ne sera jamais qu’un palliatif précaire et incertain. En effet, on ne peut à la fois respecter l’égalité juridique des souverainetés et imposer à l’une d’entre elles, de l’extérieur, un arbitrage qui la nie. Qu’on le veuille ou non, le principe de la possibilité d’intervenir dans les affaires intérieures d’un pays en cas de menace pour la paix internationale comporte de toute évidence, si le pays en cause la refuse, le risque d’inimitié que l’arbitrage voudrait éliminer. Encore faut-il s’entendre sur la notion de « l’égalité des souverainetés ». Elle n’est politiquement qu’un subterfuge juridique si l’on croit qu’elle pourrait égaliser les puissances politiques respectives des membres. Il s’en faut de beaucoup que les souverainetés soient politiquement équivalentes. Pensons seulement à ce qui pourrait arriver (cette éventualité n’est pas absurde) si la puissance politique d’un membre de l’organisation mondiale était supérieure aux puissances réunies de tous les autres membres et si elle pouvait exercer dans des limites tolérable son hégémonie. Cette possibilité montre mieux que n’importe qu’elle démonstration logique que la souveraineté est essentiellement un concept politique et non juridique. En tout état de cause, la faiblesse des souverainetés et leur inégalité politique fondée sur la puissance que chacune représente. Toutes les illusions qu’engendre la paix par le seul arbitrage viennent de la négligence du facteur politique.
Cela dit, il n’est pas question de nier l’utilité et même la nécessité des rencontres internationales ou même de négliger leur rôle parfois essentiel. Une telle attitude serait contraire à la méthode phénoménologique. Au surplus, il y a toujours eu au cours de l’histoire des entretiens et des dialogues entre les Etats, du fait que la diplomatie et la négociation ont toujours été des moyens politiques de régler les différends politiques, voire même d’accroître la puissance d’une unité politique. Malgré tout, si la diplomatie nie l’ennemie elle ne peut aboutir à une solution proprement politique. La nécessité de reconnaître l’ennemi est encore plus indispensable pour elle que pour la lutte armée. On peut s’en rendre compte en analysant les raisons des échecs des rencontres internationales durant la période dite de guerre froide. Il serait trop long d’entrer ici dans le détail pour illustrer à l’aide d’exemples l’inévitable carence de la diplomatie dans ce cas. Le fait est que les relations internationales sont très souvent fondées de nos jours sur la négation ou la non reconnaissance de l’ennemi. Du point de vue auquel nous nous plaçons ici, nous ne pouvons qu’enregistrer cette situation comme une des manières dont l’activité politique s’accommode. En effet, nous n’avons à justifier ou à déprécier quoi que soit, mais uniquement à comprendre, du point de vue politique, les conséquences de la négation et de la non reconnaissance de l’ennemi, à savoir le développement de la notion de culpabilité collective et la dénaturation de la lutte proprement politique en des conflits qui déprécient l’être humain, du fait qu’il appartient à une autre nation, une autre race ou une autre classe ou simplement du fait qu’il se réclame d’une autre conception du monde. De ce point de vue il semble que le principe de la reconnaissance de l’ennemi du droit international classique devient un élément politiquement déterminant, il est vain d’espérer que l’arbitrage puisse devenir un moyen efficace de régler les différends internationaux, surtout que, de toute manière, il ne saurait jamais être l’équivalent d’une décision politique. L’arbitre international ne peut tout au plus qu’être un souverain occasionnel dans un litige déterminé et limité, à la condition que les parties reconnaissent son autorité ; il ne peut l’être dans la durée, ainsi que l’exige le concept politique de souveraineté dans le cas de la division du monde en de multiples Etats indépendants. Rien de peut remplacer une décision politique qu’une autre décision du même genre. Un juge applique des normes existantes, il n’est pas le créateur de nouvelles normes à l’instar du politique. Une sentence n’est pas une décision car celle-ci n’est pas liée à une procédure.
L’obstacle de la souveraineté est un autre prétexte pour transformer l’ennemi politique en coupable. Puisqu’aucune organisation mondiale ne saurait subsister comme telle sans respecter la souveraineté des Etats-Membres, à l’exception de l’Etat unique universel, il va de soi qu’un Etat aura toujours raison juridiquement même s’il fait une politique qui déplait à la majorité ou au groupe le plus influent de l’organisation et même lorsqu’il contrevient dans ses affaires intérieures à l’esprit de l’organisation. A quel moment, en effet, la politique intérieure d’un Etat constitue-t-il une menace pour la paix internationale ? A défaut de critères vraiment positifs, c’est l’appréciation discrétionnaire et subjective des divers membres de l’organisation qui devient déterminante, sans pouvoir pour autant prétendre à l’efficacité. Il est clair que, dans ces conditions, ce droit de regard est davantage un exutoire des passions politiques qu’une disposition réellement applicable. Ou plutôt elle est surtout un moyen de pression politique au nom de la conscience mondiale, laquelle correspond moins en général à l’esprit universaliste de l’organisation qu’elle n’est un travestissement idéologique des intérêts du plus grands nombre ou du groupe d’Etats le plus influent. Il en résulte que, faute de pouvoir agir juridiquement contre le ou les membres récalcitrants, on les condamne moralement au nom de cette prétendue conscience mondiale dont le contenu varie avec les hasards de la politique et les alliances momentanées, en même temps qu’elle exprime les inimitiés latentes entre membres et groupe de membres. Cette pseudo-justice dispose d’ailleurs de tout un arsenal de concepts qui passent pour diffamatoires suivant que l’on appartient à un camp ou à l’autre : colonialisme, impérialisme, capitalisme, communisme, totalitarisme, despotisme, etc. En réalité, ce vocabulaire permet surtout de parler de l’ennemi par prétérition, étant donné qu’à l’intérieur de l’organisation mondiale il ne convient pas que les groupes opposés se reconnaissent tout haut et individuellement comme ennemis politiques.
Il n’y a pas de doute que ce semblant de morale sociale s’avère assez souvent politiquement payant. Aucun pays, à moins qu’il n’élève l’arrogance au niveau d’une méthode de politique internationale, n’aime passer pour coupable, fût-ce par simple manœuvre, car cette mise en accusation publique constitue une perte de puissance. Ainsi l’Allemagne a perdu pendant la guerre de 1914-1918 un grand nombre d’atouts parce que les Alliés avaient réussi à la discréditer au nom de la morale internationale. Depuis lors, ce procédé est entré dans les mœurs internationales et sert parfois de moyen pour mettre en question l’existence politique d’une collectivité. C’est pourquoi l’appel à la conscience appartient davantage au domaine de la ruse politique qu’à celui de la morale proprement dite. Avec le développement et la prospérité des polémiques idéologiques cette méthode s’est encore renforcée. En effet, le mot d’ordre n’est plus seulement d’instaurer la paix, mais encore la justice internationale. Ce qui fait que certains groupes de nations ont tendance à s’ériger en juges des autres, à trouver des coupables dans chaque conflit que d’essayer de le régler, car là où il y a des juges il faut aussi des coupables. A coup sûr, la polémique gagne à ce jeu, non la paix et la justice. D’ailleurs l’association de ces deux derniers concepts ne va pas sans difficultés. Les moyens les plus pacifiques ne sont pas nécessairement les plus appropriés pour faire régner la justice et il arrive parfois que pour établir la paix politique il faille transiger avec les exigences de la justice. Ici aussi il faut savoir ce que l’on veut, car la guerre peut avoir pour origine un conflit entre la paix et la justice. Il est en effet bien rare que les nations, quelles qu’elles soient, qui distribuent à discrétion la culpabilité, ne tombent pas elles-mêmes sous les mêmes chefs d’accusation dont elles accablent les autres, non seulement au regard de leur histoire passée, mais aussi présente. On peut même se demander si les nations n’ont pas besoin de vilipender les autres pour dissimuler leurs propres tares. Les crimes nazis sont inqualifiables et il faut avoir soi-même l’âme criminelle pour leur trouver un soupçon d’excuse. Mais que dire des Etats-Juges du procès de Nuremberg qui ont à leur actif le massacre de Katyn et celui de populations entières du Caucase ou la bombe d’Hiroshima ? Bien d’autres pays, y compris les partisans du neutralisme actif, pourraient tomber sous les mêmes chefs d’accusation. Ces propos n’ont rien de démagogique, tant il est vrai que la démagogie consiste à flatter certaines passions au détriment de la lucidité. En aucun cas en effet, le meurtre par égoïsme n’excuse le meurtre par intérêt ou par idéologie. Il y a de l’imposture dans cette justice politique qui fait de tous les hommes, suivant qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre catégorie sociale, ou bien des innocents ou bien des coupables. Non seulement « aucun politique ne peut se flatter d’être innocent » (Merleau-Ponty), mais aucun pays ne peut en remontrer aux autres sur le chapitre de ce qu’on appelle la morale collective ou sociale. Il est donc bien vrai que la culpabilité est surtout une arme politique servant à dégrader l’homme dans l’ennemi.
Si la morale et la religion peuvent servir à humaniser l’action politique, elles peuvent aussi avoir l’effet inverse, lorsqu’elles suppriment ce qu’il y a de noble dans l’ennemi en salissant l’homme. C’est pourquoi les guerres de religion ou celles menées au nom de l’humanité ou d’une idéologie (de race, de classe ou autre) sont généralement les plus affreuses. Il ne suffit pas de condamner les abus au nom de la morale car il y a aussi des abus de la morale. Des auteurs comme De Maistre ou Proudhon qui ont reconnu ce qu’il y a de divin dans l’épreuve de force, dans la puissance, et qui ont vu « l’affinité entre guerre et justice » sont souvent beaucoup plus humains que les idéologues de la justice qui ne réussissent le plus souvent qu’à caricaturer l’ennemi politique. Cela apparaît avec le plus d’évidence lorsqu’on pousse aux conséquences extrêmes la notion de culpabilité appliquée unilatéralement à l’ennemi politique. On aboutit, en effet, au paradoxe qu’il serait permis d’exterminer un groupe ou une classe sociale au nom de l’humanité, puisque l’on ne tue pas pas un ennemi mais un coupable. Finalement – et nous rencontrons déjà des indices de cette évolution – le soldat n’aura plus une fonction militaire, mais celle de policier et de bourreau. Telle est la logique : une société sans ennemi qui voudrait faire régner la paix par la justice, c’est-à-dire par le droit et la morale, se transformerait en un royaume de juges et de coupables. Loin que la justice tiendrait lieu de politique, on assisterait à une parodie de la justice et de la politique. Ne médisons donc pas trop du passé. Nos grands-pères et arrière-grands-pères étaient certainement aussi intelligents que nous. D’être nés au XXe siècle n’est pas un exploit qui nous est imputable. Rien ne nous assure que nous ferons mieux que nos ancêtres avec nos idées politiques. Le plus grand génie en mathématiques doit commencer par apprendre la table de multiplication et l’on voudrait nous faire croire que le progrès politique dépend d’une rupture totale avec le passé ! Il est insensé de faire de l’humanisme contre l’homme.
L’explication de la notion d’ennemi politique comme une collectivité qui met en question l’existence politique d’une autre collectivité nous a permis de mettre en évidence un élément essentiel : dès que la morale ou l’idéologie prennent le pas sur la puissance, le diplomate ou le guerrier disparaissent derrière le justicier. Cela signifie, comme nous l’avons vu, que la tentation de faire de l’autre un ennemi absolu est la conséquence de l’intervention de la morale, de la religion ou de l’idéologie dans l’activité politique, car du point de vue strictement politique il n’y a point d’ennemi absolu ou total. Il ne saurait pas y en avoir, puisqu’il n’y a pas non plus d’amitié politique ou d’alliance absolue.
Julien FREUND http://www.theatrum-belli.com -
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