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culture et histoire - Page 1962

  • DE LA CONTRE-CULTURE AMÉRICAINE AUX NÉO-CONSERVATEURS

    Sans l'avoir voulu, les néo-conservateurs américains ont une fois de plus les honneurs des gazettes. Mike Jagger s'en prend à eux dans l'une de ses chansons du prochain album des Rolling Stones, groupe dont il est le chanteur depuis plus d'un demi-siècle, tandis que Dennis Hopper, jadis figure hippie emblématique, avec le film Easy Rider, revendique aujourd'hui son amitié d'avec Donald Rumsfeld, boîte à penser néo-conservatrice de George W. Bush, à l'occasion de la sortie du film Land Of The Dead, réalisé par Georges Romero, anarcho-gauchiste toujours vaillant. Chassé croisé.
    Quelques précisions, pour commencer. Les néo-conservateurs ne sont pas de droite. Il s'agit juste « d'anciens gauchistes braqués par la réalité », pour reprendre les propres termes de certains de leurs penseurs, tels Irvin Kristoll ou Karl Rove. Pour être plus précis, les néo-conservateurs ont tous en commun d'avoir été trotskistes. Aux USA, ces derniers ont toujours été choyés par la frange la plus conservatrice - et surtout anticommuniste - du Parti républicain. Etonnant ? Non : logique. Les trotskistes vouaient alors à l'URSS «stalinienne» une haine totale. Il y a ainsi des coups de pics à glace qui ne s'oublient pas. Et surtout pas celui planté dans le corps du grand Léon - Trotski et non point Degrelle - en son exil mexicain, par les agents du KGB d'alors. De leur passé marxiste-léniniste, les néo-conservateurs ont conservé l'esprit de système et le mépris des nuances. Soit l'exact contraire de la droite américaine traditionnelle, celle des Barry Goldwater, des Richard Nixon, des Ronald Reagan ou des Pat Buchanan qui, lucides sur la marche du monde, se sont toujours gardés d'éventuelles tentations messianiques au profit d'une realpolitik intelligente après tout, Reagan a eu la peau de l'URSS, tandis que W. Bush court toujours après celle de l'Irak ... Nonobstant, le monde sans frontières que ces trotskistes à peine repentis appelaient de leurs vœux, la Quatrième internationale ne pouvait le leur offrir. Pragmatiques, tels que le sont souvent les indigènes d'origine anglo-saxonne, ils comprirent bien vite qu'un néocapitalisme mondialisé était le seul système susceptible de leur permettre d'arriver à leurs fins. Trotskistes un jour, trotskistes toujours, ils pratiquèrent donc l'entrisme, avec quelques longueurs d'avance sur leurs homologues d'ici, les Julien Dray, Jean-Christophe Cambadélis et consort qui, au milieu des années 80, prirent d'assaut le vénérable mouvement fondé par le défunt François Mitterrand. Que choisir ? Le Parti démocrate ? Non. La gauche à cheveux longs, hilare et hédoniste, née des happenings littéraires d'un Jack Kerouac, père des beatniks, ou musicaux, lors du festival de Woodstock, ne rêvait que de joints et de partouzes, idéal assez peu compatible avec celui, collectiviste, prôné par ces révolutionnaires de l'espèce austère. Le Parti républicain, alors ? Oui, pourquoi pas.
    Oui, pourquoi pas, car avec ces enragés de Dieu, persuadés que le Christ aurait dû voir le jour au Texas plutôt qu'en Palestine et que quiconque n'est pas avec eux est forcément contre eux, il y avait comme une communauté d'esprit évidente. Soit le «bien» contre le «mal». Manichéisme mal digéré, certes, mais dont l'insigne avantage leur a néanmoins permis, malgré ce changement de veste, de toujours demeurer dans le camp du «bien» et de toujours désigner «l'autre» - soit l'Arabe et le Français, le musulman et le catholique - comme éternelle incarnation du «mal». Pratique, en effet... Dennis Hopper, nous y voilà, quoique acteur hors du commun, est une illustration pour le moins symbolique de ce transfert d'idées. A la fin des années 60, ce dernier conspuait, en un seul bloc, la droite américaine, le président américain de droite Richard Nixon, à l'époque - ainsi que son propre pays. Depuis qu'il a arrêté la came, les putes et la picole, notre homme vomit maintenant sur quiconque en viendrait à contredire sa droite américaine, son président américain de droite et son pays, américain évidemment et de droite, il va sans dire. Conclusion : Dennis Hopper est toujours un acteur aussi exceptionnel, mais il est toujours aussi exceptionnellement nigaud. Il nous faisait déjà rire en «freak» déjanté; il nous donnerait désormais envie de pleurer, une fois la défroque du réactionnaire endossée ...
    Mick Jagger, lui, n'est pas américain; mais anglais. Ce qui fait peut-être toute la différence,sachant que de longue date, l'Anglais a toujours été un brin plus finaud que l'Américain. Si, si : on peut l'affirmer sans trop risquer de sombrer dans le cliché. Déjà, en 1990, lors de la première guerre du Golfe, le leader des Rolling Stones signait, avec Keith Richards, Son flamboyant jumeau, la chanson Highwire (*) illico censurée par la BBC, dans laquelle il fustigeait l'hypocrisie occidentale voulant qu'après avoir été le meilleur allié de l'Occident dans la guerre menée contre l'Iran au chiisme pour le moins envahissant, le président Saddam Hussein ait ensuite été considéré comme tout juste bon à jeter aux chiens. Dans la même veine sarcastique, il récidive désormais avec un titre intitulé Sweet Neo Con, soir Cher néo-conservateur ; chanson qui lui permet de s'en prendre aux pharisiens de la Maison Blanche. Malin, disions-nous, car Mick Jagger n'attaque pas directement George W. Bush, sachant bien que ce n'est pas parce que ce pauvre garçon, un lendemain de cuite, a vu le petit Jésus au fond d'une bouteille de whisky, qu'il faut forcément le tenir pour chrétien de choc ou tête pensante de la révolution néo-conservatrice. Là, en effet, c'est plutôt vers ceux qui réfléchissent à sa place que ses traits sont réservés. A savoir, ceux qui exploitent un légitime sentiment religieux pour le détourner de ses fins. A savoir, les Richard Pearle, les Daniel Wolfowitz, les Donald Rumsfeld : soit l'infernale trilogie des faux prophètes de « l'empire du bien ». De là à voir en Mick Jagger la voix de la majorité silencieuse du peuple anglais, il y a un pas que l'on peut aisément franchir. Sa Très Gracieuse Majesté, la reine d'Angleterre, l'a probablement déjà fait, en anoblissant le principal intéressé, car c'est de «Sir» Mick Jagger qu'il faut désormais parler. En cette occasion, la fille de la défunte «Queen Mom» aura eu plus d'acuité intellectuelle que tous les cerveaux réunis du MlS, du Ml6 et de Scotland Yard réunis ; services qui, il n'y a pas si longtemps, qualifiaient ce chanteur de « raclure», dans des correspondances confidentielles, équivalents locaux des « blancs» de nos Renseignements généraux. « raclure » pour « raclure », qu'il nous soit autorisé de préférer Sir Mick Jagger à « ces tyrans qui sont fauteurs des guerres et ne meurent jamais, car on n'y tue que des innocents ». Cités de mémoire, ces vers sont issus d'une vieille et honorable chanson, La butte rouge, écrite dans les tranchées, à l'occasion de l'historique boucherie de 14-18, dans laquelle étaient déjà stigmatisés les errements des Puissants. D'accord, Mick Jagger, qu'il soit «Sir» ou non, ne sera jamais rien d'autre qu'un bouffon de talent. Mais, de l'ancienne tradition, qu'était-ce qu'un bouffon, si ce n'est celui qui disait la vérité au roi ? En l'occurrence, jamais le titre de «Sir» n'aura été si bien mérité.
    Béatrice PEREIRE National Hebdo du 18 au 24 août 2005
    (*) Uniquement disponible sur l'album Flashpoint, assez difficile à dénicher comme il se doit...

  • De la Croatie par défaut à l’Occident par excès par Georges FELTIN-TRACOL

    Ancien enseignant en sciences politiques aux États-Unis, ex-diplomate croate, maîtrisant parfaitement l’anglais, l’allemand et le français, auteur d’articles remarquables dans Éléments ou Catholica, Tomislav Sunic vient de publier aux Éditions Avatar son premier ouvrage rédigé dans la langue de son cher Céline, La Croatie : un pays par défaut ?. Il faut se réjouir de cette sortie qui, prenant prétexte du cas croate, ausculte avec attention le monde contemporain occidental. Précisons tout de suite que ce livre bénéficie d’une brillante préface de Jure Vujic, responsable par ailleurs d’un exceptionnel article « Vers une nouvelle “ epistémè ” des guerres contemporaines » dans le n° 34 de la revue Krisis sur la guerre.
    La Croatie : un pays par défaut ? est un ouvrage essentiel qui ne se limite pas aux seuls événements historiques liés à l’indépendance croate des années 1990. Avec le regard aigu du sociologue, du linguiste, du philosophe et du géopoliticien, Tomislav Sunic examine l’Occident-monde postmoderniste en se référant à son vécu d’ancien dissident qui a grandi dans la Babel rouge de Joseph Tito. L’auteur a ainsi acquis une expérience inestimable que ne peuvent avoir les chercheurs occidentaux sur le communisme.
    De ce fait et à travers maints détails, il constate que l’Occident ressemble étonnamment au monde communiste en général et à la Yougoslavie en particulier. Il lui paraît d’ailleurs dès lors évident que « l’échec de la Yougoslavie multiculturelle fut également celui de l’architecture internationale édifiée à Versailles en 1919, à Potsdam en 1945 et à Maastricht en 1992 (p. 188) ». C’est la raison fondamentale pour laquelle les grandes puissances occidentales firent le maximum pour que n’éclate pas l’ensemble yougoslave. À la fin de la décennie 1980, les États occidentaux témoignaient d’une sympathie indéniable envers l’U.R.S.S., la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie avec le secret espoir d’empêcher des désintégrations qui risqueraient de perturber durablement les flux marchands mondiaux.
    En ces temps d’amnésie historique, Tomislav Sunic revient sur la tragédie méconnue des Volksdeutsche, des Allemands des Balkans, massacrés en 1944 – 1945 par les partisans titistes au point que « le favori de longue date des Occidentaux, l’ex-dirigeant communiste yougoslave et défunt maréchal Josip Broz, avait un passé bien plus chargé d’épurations ethniques et de meurtres de masse (p. 187) ». Il aurait pu aussi rappeler ce qu’on sait peu et que savait certainement Charles de Gaulle qui n’a jamais apprécié l’imposteur. « Natif d’Odessa où son patronyme était Wais, signale Jean-Gilles Malliarakis, il usurpe l’identité de Josip Broz, révolutionnaire communiste croate et son pseudonyme de résistant correspondait au sigle T.I.T.O. de Tajna Internationalna Terroricka Organizatia en serbe (1). » En note, il précisait qu’« après guerre, la mère de Josip Broz ne reconnaîtra pas Tito (2) ». Ces omissions de première importance démontrent que, loin de l’idéal autogestionnaire de la Deuxième Gauche hexagonale, la « Titoslavie » n’était pas le paradis terrestre en édification, mais un banal système communiste soumis à la terreur diffuse et implacable de la police politique secrète.
    Si on peut déplorer que Tomislav Sunic donne une interprétation banale et convenue de l’œuvre européenne du cardinal Richelieu (3), il insiste, en revanche, sur l’importance géopolitique des Balkans tant en stratégie que dans la mise en place des futurs réseaux de transports d’énergie (oléoducs et gazoducs). Depuis la fin de la Yougoslavie s’est manifesté le « cheval de Troie des États-Unis » avec le soutien total de Washington envers des entités fantoches comme la Bosnie-Herzégovine et le Kossovo, ou mafieuses tel le Monténégro.
    La Yougoslavie, anticipation de l’Occident !
    Pour Tomislav Sunic, cet appui occidental n’est pas seulement utilitariste ou à visée géopolitique, il est aussi et surtout idéologique parce que, pour le Système occidental, la fédération de Tito « à bien des égards, représentait une version miniature de leur propre melting pot (p. 81) ». La comparaison n’est pas anodine, ni fortuite.
    L’auteur discerne dans les sociétés multiraciales post-industrielles d’Occident des facteurs d’explosion similaires aux premiers ferments destructeurs de la Yougoslavie. En effet, « la société multiculturelle moderne, comme l’ex-Yougoslavie l’a bien montré, est profondément fragile et risque d’éclater à tout instant. Ce qui fut le cas en ex-Yougoslavie peut se produire au niveau interethnique et interracial à tout instant, en Europe comme aux États-Unis (pp. 60 – 61) ». De plus, pensé et voulu comme une amitié forcée et fictive entre les peuples, « le multiculturalisme, quoique étant un idéal-cadre de l’Union européenne, peut facilement aboutir à des conflits intra-européens mais également à des conflits entre Européens de souche et allogènes du Tiers-Monde (p. 210) ». Enfin, « l’ex-Yougoslavie fut un pays du simulacre par excellence : ses peuples n’ont-ils pas simulé pendant cinquante ans l’unité et la fraternité ? (p. 206) ». Le projet européen n’est-il pas une nouvelle illusion ?
    L’auteur développe éclaircit ce rapprochement osé : l’Occident serait donc une Yougoslavie planétaire en voie de délitement. Il s’inquiète par exemple de l’incroyable place prise dans les soi-disant « démocraties libérales de marché » des lois liberticides en histoire (conduisant à l’embastillement scandaleux de Vincent Reynouard), du « politiquement correct », de la novlangue cotonneuse et de l’éconolâtrie. Pour lui, ces cas d’entrave patents prouvent que « l’Union se trouve déjà devant un scénario semblable à celui de l’ex-Yougoslavie, où elle est obligée de modifier ses dispositifs juridiques pour donner un semblant de vraisemblance à sa réalité surréaliste (p. 126) ».
    La multiplication des actions contre les opinions hérétiques en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, témoignent de la volonté des oligarchies transnationales et de leurs relais politiques à exiger par la coercition plus ou moins douce une mixité mortifère et ultra-marchande. « Le rouleau compresseur du globalisme triomphant entend détruire les identités substantialistes (nationales, locales, généalogiques) et les identités “ par héritage ” qui font du citoyen le membre d’une communauté définie par l’histoire, par la continuité de l’effort de générations sur le même sol – pour leur substituer le nouveau mythe de la citoyenneté postmoderne, une sorte de bric-à-brac constructiviste, à savoir la citoyenneté “ par scrupules ” qui ne reconnaît le citoyen qu’en tant que simple redevable à la communauté dont il est membre et à laquelle il oppose l’humanité sans frontière des droits de l’homme immanents et sa propre individualité (p. 70) ». Une puissante pression psychologique s’impose à tous, sans la contrainte nécessaire, et « à l’instar de la Yougoslavie défunte, les sociétés multiculturelles ne réussissent jamais à accommoder les identités de tous les groupes ethniques (p. 68) ».
    Naissance archétypale de l’homme occidental soviétique
    En fin observateur, Tomislav Sunic avance aussi que les formules venues d’outre-Atlantique ne conviennent finalement pas aux attentes matérielles (ou matérialistes) des peuples de l’ancien bloc communiste pétris par des années de bolchevisme triomphant. Ces peuples – désemparés de ne pas bénéficier d’un autre culte du Cargo – « vont vite se rendre compte que l’identité de l’homo americanus ne diffère pas beaucoup  de celle de son homologue, l’homo jugoslavensis (p. 114) ». Il relève plus loin que « le mimétisme de l’homo sovieticus a trouvé son double dans le mimétisme de l’homo occidentalis (p. 239) » et considère qu’une « identité paléo-communiste subsiste toujours dans les structures mentales de la population post-yougoslave, partout dans les Balkans (p. 34) ». Le communisme comme le libéralisme a a tué les peuples ! Il en découle chez les Européens de l’Est une immense déception à l’égard des « nouvelles élites […] issues, pour la plupart, de l’ancienne nomenklatura communiste, habilement reconvertie au modèle libéral, directement issue du système de structuration soviétique (p. 53) ». Auraient-ils compris que l’ultra-libéralisme mondialiste serait le stade suprême du communisme ?
    Comme Guy Debord qui, prenant acte de la fin des blocs, annonçait dans ses Commentaires sur la société du spectacle l’émergence d’un spectaculaire intégré dépassant les spectaculaires diffus et concentré, Tomislav Sunic entrevoit un processus de fusion en cours entre les types occidental et communiste afin de créer un homme occidental soviétique. Celui-ci aurait « une existence combinant le charme et le glamour de l’homo americanus, comme dans les films américains, tout en jouissant de la sécurité sociale et psychologique offerte par l’homo jugoslavensis ! (p. 115) ». Ainsi apparaît la figure rêvée de la social-démocratie, du gauchisme et du libéralisme social… Stade final du bourgeois, l’homme occidental soviétique est le Travailleur postmoderniste de l’ère mondialiste. Il s’épanouit dans la fluidité globalitaire marchande. « La globalisation de l’économie n’est nullement une simple extension des échanges commerciaux et financiers, comme le capitalisme l’a connue depuis deux siècles. À la différence de l’internationalisation qui tend à accroître l’ouverture des économies nationales (chacune conservant en principe son autonomie), la globalisation ou mondialisation tend à accroître l’intégration des économies. Elle affecte les marchés, les opérations financières et les processus de production, réduit le rôle de l’État et la référence à l’économie nationale (p. 42). » Les ravages torrentiels de la mondialisation atteignent tous les pays, y compris les États les plus récents. Ainsi, « le folklorisme de masse qui fut l’unique manifestation de l’identité croate à l’époque yougoslave et communiste, fut après l’éclatement de la Yougoslavie, vite suivie par la coca-colisation des esprits au point que la symbolique nationaliste croate est devenue une marchandise – au grand plaisir des classes régnantes en Occident (p. 58) ». Après une période d’exaltation nationale, voire nationaliste, correspondant à la présidence de Franjo Tudjman, les responsables croates actuels ont tout fait pour l’évacuer, l’oublier et accentuer au contraire une occidentalisation/mondialisation qui flatte leur internationalisme d’antan… Pis, « les élites post-néo-communistes croates […] n’ont jamais aspiré à l’indépendance de la Croatie et n’ont jamais eu, il faut le dire clairement, une quelconque vision d’une identité croate matricielle et fondatrice (p. 238) ». On retrouve ce manque de volonté nationale en Ukraine. Les nouvelles oligarchies, croate ou ukrainienne, salue le produit du Mur de Berlin et de Wall Street : l’homme occidental soviétique.
    Victimes, histoire et mémoire
    Tomislav Sunic retrace l’historique de la fin du modèle yougoslave. Avant d’être le père de la Croatie indépendante, Franjo Tudjman fut un compagnon de route de Tito et un responsable communiste. Puis, écarté des cénacles dirigeants, il se passionna pour l’histoire, en particulier pour la Seconde Guerre mondiale, au risque de se faire accuser par certains cénacles mi-officieux et demi-mondains de « révisionniste »… Dans sa belle préface, Jure Vujic considère que l’identité nationale croate « qui à bien des égards, se trouve bousculée par les défis du globalisme, les processus intégrationnistes régionaux et supranationaux, à bien du mal à se stabiliser dans un espace-temps exsangue et à mûrir autour d’un projet politique commun, libéré des réminiscences et du trop-plein d’histoire fratricide hérités de la Deuxième Guerre mondiale (p. 12) ». Bien avant le déchaînement titanesque des violences nationales et étatiques, les antagonismes ne se cachaient pas et s’exposaient plutôt par l’intermédiaire d’une « guerre des mots » et de revendications mémorielles perceptibles lors des compétitions de football. En estimant avec raison que « dans le monde vidéosphérique d’aujourd’hui, l’image de guerre incite fatalement au narcissisme et à l’individualisme extrême (p. 207) », Tomislav Sunic ponte le rôle belligène des médias qui se sont substitués à l’intelligentsia. « De même qu’il n’y a pas de guerre sans morts, il ne peut plus aujourd’hui y avoir de guerre sans mots d’ordre, donc sans communication (p. 197) », d’où la montée en puissance dans les coulisses du pouvoir des spin doctors, ces agents d’influence très grands communicants. Pour parvenir à leurs fins, ils pratiquent « tout d’abord, les actions “ pédagogiques ” à long terme, ensuite le conditionnement des esprits et le modelage des mentalités (p. 198) ». Ils portent ainsi jusqu’à l’incandescence les opinions publiques facilement manipulables.
    Les médias accaparent la thématique victimaire. Dorénavant, toute mémoire, identité ou communauté soucieuse d’acquérir une légitimité se pose avant tout en victime. Or « toute identité victimaire est par définition portée à la négation ou au moins à la trivialisation de la victimologie de l’Autre (p. 213) ». Pourtant, rappelle Tomislav Sunic, « l’esprit victimaire découle directement de l’idéologie des droits de l’homme. Les droits de l’homme et leur pendant, le multiculturalisme, sont les principaux facteurs qui expliquent la résurgence de l’esprit victimaire (p. 219) ». Loin d’être les ultimes exemples d’antagonismes nationalitaires meurtriers propres aux XIXe et XXe siècles, les conflits yougoslaves ont préfiguré les guerres postmodernistes. La Post-Modernité qui met au cœur de sa logique l’identité. Au risque de se mettre à dos tous les néo-kantiens, l’auteur croît que « toute identité, qu’elle soit étatique, idéologique, nationale ou religieuse, est à la fois la victime et le vecteur d’un engrenage qui aboutit souvent à la violence et à la guerre (p. 37) ». L’identité est donc l’inévitable corollaire du politique.
    Il faut néanmoins prendre ici le terme « identité » dans son acception d’identique, de similitude, parce que « souvent, ce sont les ressemblances et non les différences qui provoquent les conflits, surtout lorsque ces conflits prennent la forme d’une rivalité mimétique (p. 70) ». Autrement dit et dans le contexte croate, « peut-on être Croate aujourd’hui sans être antiserbe ? (p. 37) ». La réponse serait affirmative si n’entraient pas en ligne de compte d’autres paramètres. « De l’affirmation d’une identité patriotique fondée sur l’ethnos et le mythos, écrit Jure Vujic, la Croatie d’aujourd’hui est à la recherche d’un “ piémontisme axiologique ” qui n’est autre qu’une identité de valeurs communes (p. 16) ». Et puis, « dans notre postmodernité, poursuit Tomislav Sunic, c’est l’Union européenne et l’Amérique qui décident, dans une large mesure, de l’identité d’État croate et même de l’identité supra-étatique de la Croatie dans un monde futur (p. 74) ». Par ailleurs, « avec et dans l’Union européenne, les valeurs marchandes imposent une hiérarchie des valeurs qui va directement à l’encontre de la survie des petits peuples (p. 57) ». Le postmodernisme multiculturaliste et ultra-individualiste s’apparente à une broyeuse de cultures enracinées. Il détient pourtant en lui ses propres objections.
    Les paradoxes explosifs de la postmodernité multiculturelle
    Oui, la postmodernité (ou plus exactement selon nous, l’ultra-modernité) creuse sa propre tombe en suscitant des contradictions insurmontables. Pour Tomislav Sunic, « le multiculturalisme est […] une constellation de politiques et de pratiques qui cherche à concilier l’identité et la différence, à déconstruire et à relativiser la métaculture des sociétés post-industrielles (p. 47) ». Puisque « le problème de l’identité en tant qu’altérité est devenu essentiel dans l’Occident postmoderne (p. 211) », la seule réponse « politiquement correcte » apte est l’acceptation du fait multiculturel (l’empilement individualiste et chaotique de communautés de nature ou de choix) et le rejet du corps social homogène. « Le pluralisme classificatoire qu’induisent les droits positifs en faveur de populations stigmatisées ou discriminées en fonction de l’âge et du sexe est interprété, notamment en Europe, comme une déstructuration de l’homogénéité sociale et culturelle de la nation et du concept de citoyenneté (pp. 41 – 42). » Il appert que « le choix d’un style de vie individuel, la tribalisation et l’atomisation de la société moderne ainsi que la multiculturalisation de la société européenne, rendent l’analyse de l’identité nationale croate encore plus compliquée. Même les Croates modernes, qui sont bien en retard en matière d’identité d’État, doivent faire face à une multitude de nouvelles identités. Leur identité nationale varie au gré des circonstances internationales, ces changements se juxtaposent quotidiennement et ils remettent en cause leur ancien concept d’identité nationale. On pourrait facilement qualifier ces nouvelles identités juxtaposées d’identités apprises ou acquises, par rapport aux anciennes identités qui relevaient de la naissance et de l’héritage culturel (pp. 49 – 50) ». Dans ces conditions, doit-on vraiment s’étonner qu’« à défaut d’une diplomatie cohérente, les eurocrates préfèrent tabler sur une identité croate consumériste et culinaire, et miser sur une classe politique locale aussi corrompue que criminogène (p. 232) » ? L’identité subit une pseudomorphose : « peu à peu, l’ancienne identité nationale, voire nationaliste, qui sous-entendait l’appartenance à un terroir historique bien délimité, est supplantée par le phénomène du communautarisme sans terroir – surtout dans les pays occidentaux qui ont subi une profonde mutation raciale (p. 38) ».
    Malgré l’affirmation répétitive et incantatoire des valeurs fondatrices de l’actuelle entreprise européenne, à savoir un antifascisme obsessionnel et fantasmatique pitoyable, la multiplication des contentieux mémoriels résultant du fait multiculturaliste renforce une « rivalité des récits victimaires [qui] rend les sociétés multiculturelles extrêmement fragiles. Par essence, tout esprit victimaire est conflictuel et discriminatoire. Le langage victimaire est autrement plus belligène que l’ancienne langue de bois communiste et il mène fatalement à la guerre civile globale (p. 220) ». Extraordinaire paradoxe ou hétérotélie selon les points de vue ! Surtout que « dans une société pluri-ethnique et multiculturelle, l’identité des différents groupes ethniques est incompatible avec l’individualisme du système libéral postmoderne (pp. 37 – 38) ». Tomislav Sunic ajoute que « la schizophrénie du monde postmoderne consiste, d’une part, dans la vénération absolue de l’atomisation individualiste qui met en exergue l’identité individuelle et consumériste, et d’autre part, dans le fait qu’on est tous devenu témoin du repli communautaire et de la solidarité raciale (p. 39) ».
    Certes, si Jure Vujic craint que « la Croatie comme toutes les “  démocraties tardives ”, ainsi qu’aime à le dire la communauté internationale, se doit de transposer de manière paradigmatique le sacro-saint modèle libéral, politique et économique, sans prendre en considération les prédispositions psychologiques, historiques et sociales spécifiques du pays (p. 13) », « pour l’instant, lui répond Sunic, les Croates, comme tous les peuples est-européens, ignorent complètement le danger de la fragmentation communautaire. La société croate, au début du IIIe millénaire, du point de vue racial est parfaitement homogène, n’ayant comme obsession identitaire que le “ mauvais ” Serbe. Pourtant, il ne faut pas nourrir l’illusion que la Croatie va rester éternellement un pays homogène. Le repli communautaire dont témoignent chaque jour la France et l’Amérique, avec le surgissement de myriades de groupes ethniques et raciaux et d’une foule de “ styles de vie ” divers, deviendra vite la réalité, une fois la Croatie devenue membre à part entière du monde globalisé (p. 38) ». La Croatie parviendra-t-elle enfin au Paradis occidental ? Rien n’est certain. En observant les pesanteurs de l’idéologie victimaire sur l’opinion et constatant que « souvent, la perception d’un groupe ira jusqu’à se considérer comme la victime principale d’un autre groupe ethnique (p. 68) », Tomislav Sunic y devine l’amorce de futurs conflits.
    Des guerres communautaires à venir
    « On a beau critiquer le communautarisme et l’identité nationale et en faire des concepts rétrogrades, relève l’auteur, force est de constater que le globalisme apatride n’a fait qu’exacerber la quête d’identité de tous les peuples du monde (p. 61). » Bonne nouvelle ! La vision morbide et totalitaire d’une humanité homogène ne se réalisera jamais. Ses adeptes chercheront quand même à la faire en se servant de cette idéologie moderne par excellence qu’est le nationalisme. « À l’instar des nationalistes classiques, le trait caractéristique des nationalistes croates est la recherche de la légitimité négative, à savoir la justification de soi-même par le rejet de l’autre. Impossible d’être un bon Croate sans être au préalable un bon antiserbe ! Ceux qui en profitent le plus sont les puissances non-européennes : jadis les Turcs, aujourd’hui l’Amérique ploutocratique et ses vassaux européens. Ce genre de nationalisme jacobin, qu’on appelle faussement et par euphémisme, en France, le souverainisme, ne peut mener nulle part, sauf vers davantage de haine et de guerres civiles européennes (p. 53). »
    Un regain ou une résurgence du nationalisme étatique moderne n’empêchera pas la « contagion postmoderniste » de la Croatie, ni d’aucun autre État post-communiste. Bien au contraire ! « Les mêmes stigmates de la décomposition identitaire occidentale sont visibles en Croatie, qui subit les assauts conjugués d’une dénationalisation politique et institutionnelle ainsi qu’un raz-de-marée de réseaux “ identitaires ” relevant de la postmodernité. Université, presse, politique, syndicat, on pourrait poursuivre la liste : administration, clubs, formation, travail social, patronat, Églises, etc., le processus néo-tribal a contaminé l’ensemble des institutions sociales. Et c’est en fonction des goûts sexuels, des solidarités d’écoles, des relations amicales, des préférences philosophiques ou religieuses que vont se mettre en place les nouveaux réseaux d’influence, les copinages et autres formes d’entraide qui constituent le tissu social. “ Réseau des réseaux ”, où l’affect, le sentiment, l’émotion sous leurs diverses modulations jouent le rôle essentiel. Hétérogénéisation, polythéisme des valeurs, structure “ hologrammatique ”, logique “ contradictionnelle ”, organisation fractale (p. 50). »
    On le voit : Tomislav Sunic « dévoile “ au scalpel ” les dispositifs subversifs, psychologiques et sociopolitiques, qui sont actuellement à l’œuvre dans une matrice identitaire croate qui reste très vulnérable face aux processus pathogènes de l’occidentalisation, assène Jure Vujic (p. 21) ». Les Croates ont obtenu un État-nation et une identité politique au moment où ceux-ci se délitent, dévalorisés et concurrencés par un foisonnement d’ensembles potentiellement porteurs d’identités tant continentales que vernaculaires ou locales (4). Le décalage n’en demeure pas moins patent entre l’Ouest et le reste de l’Europe ! « La petite Estonie, la Croatie et la Slovaquie vont bientôt réaliser que dans l’Europe transparente d’aujourd’hui, on ne peut plus se référer aux nationalismes du XXe siècle. Après avoir refusé le jacobinisme des Grands, ils se voient paradoxalement obligés de pratiquer leur propre forme de petit jacobinisme qui se heurte fatalement aux particularismes de leurs nouveaux pays. Sans nul doute, affirme alors Sunic, la phase de l’État-nation est en train de se terminer dans toute l’Europe et elle sera suivie par un régime supranational. Peu importe que ce régime s’appelle l’Union européenne ou le IVe Reich (p. 57). » Et si c’était plutôt l’Alliance occidentale-atlantique ou le califat universel ?
    Dans sa riche préface, Jure Vujic s’élève avec vigueur contre le supposé « retour en Europe » des anciens satellites soviétiques. En appelant à une « réappropriation de l’identité grand-européenne » de la croacité, il appelle à une réflexion majeure sur l’Europe de demain, celle qui surmontera les tempêtes de l’histoire.
    Seule une prise de conscience générale de leur européanité intrinsèque permettra aux peuples autochtones du Vieux Continent de contrer le travail corrosif de l’Occident moderne, du multiculturalisme et du postmodernisme. La transition des sociétés pré-migratoires et migratoires (Croatie et Ukraine par exemple) vers des sociétés post-migratoires (Europe occidentale) risque de provoquer une riposte identitaire virulente de la part de peuples européens (ou de certaines couches sociales) les moins séniles. « Une guerre larvée et intercommunautaire entre des bandes turcophones et arabophones vivant en Allemagne ou en France, et des groupes de jeunes Allemands ou Français de souche ne relèvent plus d’un scénario de science-fiction (p. 125) », avertit Tomislav Sunic. Il tient pour vraisemblable que « le nationalisme inter-européen d’antan, accompagné par la diabolisation de son proche voisin, comme ce fut le cas entre les Croates et les Serbes, peut dans un proche avenir devenir périmé et être supplanté par une guerre menée en commun par les Serbes et les Croates contre les “ intrus ” non-européens (pp. 38 – 39) ». La réalisation effective d’une identité politique et géopolitique européenne s’en trouverait grandement renforcée et annulerait le présent dilemme des populations croates par défaut et occidentalisées par excès. C’est dire, comme le remarque Jure Vujic, que « le livre de Tomislav Sunic […] constitue […] un éclairage politologique et philosophique considérable sur l’actuelle transition de l’identité croate dans la postmodernité (pp. 17 – 18) ». Une lecture indispensable en ces temps incertains et désordonnés.
    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com

    Notes
    1 : Jean-Gilles Malliarakis, Yalta et la naissance des blocs, Albatros, 1982, p. 152.
    2 : Idem. Ajoutons en outre qu’on n’a pas de sources exactes quant à la naissance de Tito. Ce dernier parlait d’ailleurs un mauvais serbo-croate avec un accent russe,  loin de sa prétendue région natale au nord de la Croatie. Sa syntaxe était également mauvaise.
    3 : Tomislav Sunic reprend une erreur courante quand il qualifie « le Conseil de l’Europe […de…] corps législatif (p. 137) ». Il confond le Parlement européen et le Conseil de l’Europe qui tous deux siègent à Strasbourg. Le Conseil de l’Europe ne relève pas de l’Union européenne puisque ses membres sont tous les États du continent – sauf le Bélarus qui est un invité spécial -, la Turquie et l’Azerbaïdjan. Sont membres observateurs les États-Unis, le Canada, Israël, le Mexique et le Japon…
    De ce Conseil procède la Convention européenne des droits de l’homme et sa sinistre Cour qui entérine les lois liberticides et encourage la fin des traditions européennes.
    Il ne faut pas mélanger ce conseil avec le Conseil européen qui  réunit les chefs d’État et de gouvernement, ni avec le Conseil de l’Union européenne rassemblant les ministres des États-membres pour des problèmes de leurs compétences.
    4 : Une fois la Croatie membre de l’U.E., il se posera la question de l’adhésion à l’Union européenne des autres États ex-yougoslaves. À la demande expresse de Franjo Tudjman, la Constitution croate, par l’article 141, interdit explicitement toute reconstitution d’une union balkanique. Or l’arrivée de la Serbie, de la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro, etc., dans l’U.E. ne sera-t-elle pas perçue comme la reformation d’un ensemble slave du sud dans le giron eurocratique et atlantiste ? Zagreb ne risquera-t-il pas de poser son veto à l’entrée de Belgrade, de Sarajevo ou de Skopje ?
    • Tomislav Sunic, La Croatie : un pays par défaut ?, préface de Jure Vujic, Éditions Avatar, coll. « Heartland », 2010, 252 p., 26 €.

  • “Un peuple qui n’honore pas ses morts n’a plus d’avenir”

    Bruno Gollnisch évoque magnifiquement, sur son blog, “ce culte de tous les temps et de toutes les civilisations. Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs disait Beaudelaire, dans l’un de ses très beaux poèmes, consacré à la tombe abandonnée d’une “servante au grand coeur” qui avait veillé sur son enfance. Car la France d’aujourd’hui maltraite ses morts. Au nom de la rentabilité, depuis quelques années, on n’a plus le droit de reserver, comme on pouvait le faire autrefois- à grand prix ! – une concession perpetuelle. Les défunts eux-mêmes sont soumis à la précarité. Tout au plus peut-on les héberger 30 ans au maximum. Passé cette date, il faut renouveller ce que j’appellerai, en quelque sorte, le loyer de la concession… si les héritiers y pensent, s’ils le peuvent et s’ils sont toujours là ! Dans un village des Ardennes où j’ai quelques origines familiales, on m’a parlé de la tombe du fils unique de l’ancien forgeron. Il avait forgé lui-même la grille qui entourait l’emplacement où reposait son fils unique, tué à 20 ans à la guerre de 1914-18. C’était, dit-on, une très belle grille, avec un beau crucifix. Le forgeron est mort aussi et sa famille s’est éteinte après lui. Récemment, on a “repris” la tombe ; la grille et la croix sont parties à la décharge”. Et Bruno Gollnisch de poursuivre par cette très belle réflexion, digne de Barrès : Ainsi, rien n’échappe, dans notre société moderne, pas même les morts, à la loi de l’apparente rationalité marchande et la précarité qu’elle engendre. Non pas la précarité inhérente au temps qui passe dans un monde où rien n’est éternel, non pas l’impermanence des choses telle que la conçoit la sensibilité extrême-orientale, mais la rotation forcée, voulue, fruit du matérialisme et de l’impiété de notre génération. “Quelle importance ?” diront beaucoup. “Pourquoi se soucier des restes inertes de ceux qui nous ont précédés, et qui n’éprouvent plus rien ?” Ceux qui pensent ainsi ont tort. Un pays n’est pas seulement la propriété de ceux qui y vivent ; mais aussi de ceux qui y ont vécu. Effacez leur souvenir, et vous déclarez la terre ouverte à tous. Vita mortuorum in mémoria est posita vivorum ; la vie des morts est de survivre dans l’esprit des vivants disait Cicéron et, plus près de nous, Chateaubriand : les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts : les morts, au contraire, instruisent les vivants. Disons-le tout net : un peuple qui n’honore pas ses morts n’a plus d’avenir. D’autres viendront, qui progressivement prendront la place des amnésiques, et ne coloniseront pas que ses cimetières. Car tout se tient.

    Barrès avait bien compris le lien charnel qui existe entre la terre et les morts. C’est que la terre de France n’est pas seulement la propriété des soixante millions de personnes qui y vivent aujourd’hui, et dont on ne sait trop s’il faut les qualifier d’habitants ou de nationaux. Elle appartient aussi au milliard d’êtres humains qui, depuis l’aube des temps historiques y ont vécu, travaillé, souffert, aimé, et qui, si souvent, ont donné leur vie pour elle.

    En honorant nos morts, en respectant la dernière et intangible demeure, à laquelle ils ont droit, nous nous relions à eux, qu’ils fussent riches ou pauvres, glorieux ou humbles : Dona eis, Domine, requiem sempiternam.”

    source: Rivarol

    http://fr.altermedia.info

  • J'accuse François Hollande – par le Général Antoine-Roch Albaladéjo

    J'accuse François Hollande de mensonge. Au poste qu'il occupe aujourd'hui François Hollande a tous les moyens de savoir ce qui s'est réellement passé le 17 Octobre 1961 à Paris.
    Il peut ainsi vérifier que le FLN avait décidé d'organiser une manifestation au cours de laquelle il prévoyait la destruction de quelques installations parisiennes et quelques assassinats ciblés de membres du service d'ordre et du MNA, son adversaire politique.
    Il pourra ainsi vérifier qu'il n'y eut pas 300 morts, mais 7, dont un Français, consécutifs à la violence de quelques meneurs du FLN. Quant aux 2300(!) blessés, on n'en trouve que peu de trace, sinon dans les déclarations mensongères d'anciens FLN.

    Du “VILLAGE CARTON”
    à SAINT-CYR
     
    Antoine-Roch ALBALADEJO est né à Arzew, faubourg “Tourville”, quartier plus connu sous le nom de ”Village Carton” où ses grands-parents familièrement appelés “Tio Antonio” et “Tia Fabiana” exploitaient une épicerie près de l’école. Ses parents demeuraient à Oran (Delmonte) et son père étant employé aux C.F.A. Il fréquenta l’école primaire de ce quartier où excellait un maître du nom de JUAN.
    Après de brillantes études secondaires au collège Ardaillon, il choisit la carrière des armes et entra à l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr Coëtquidan.
    Au sein de la Légion Étrangère il s’imposa pour terminer au grade de Général de Brigade (Promotion du 4.12.1994), ce qui ne l’empêcha pas de s’adonner à l’écriture et d’éditer, entre autres livres, “Vol de pumas sur Caracas”.
    Aujourd’hui à la retraite il se consacre à sa famille et trouve encore le temps de s’engager dans la vie associative puisqu’il préside l’Association des Anciens d’Ardaillon et participe aux réunions annuelles des Delmontois et parfois à celles des Anciens du Cours Complémentaire d’Arzew, en souvenir de sa ville natale.
     
    J'accuse François Hollande de saboter tous les efforts faits par notre pays pour intégrer les immigrés. Comment aimer un pays dont le président fait de telles déclarations ? Chacun peut mesurer le désastre provoqué chez les jeunes maghrébins par de tels mensonges.
    J'accuse François Hollande d'avoir serré dans ses bras des Ben Bella et autre Bouteflika. Des terroristes qui ont provoqué et encouragé les pires atrocités qui n'aient jamais été commises dans le monde. Des gouvernants qui au pire ont encouragé, sinon au moins fermé les yeux sur les crimes et les tortures atroces dont furent victimes des milliers de Harkis. Un individu, Bouteflika, qui s'est acharné à éradiquer notre langue en Algérie et qui aujourd'hui se noie dans ses mensonges sur la présence Française en Algérie, dont il peut mesurer la réussite tous les jours dans son pays (prêt à demander réparations pour les ports, aéroports, hôpitaux, écoles, barrages, pétrole, gaz, etc... qu'on lui a laissés, intacts).
    J'accuse François Hollande de faire semblant d'oublier que 95% des esclaves furent vendus par leurs propres chefs de tribus Africains et que plus de 95% des Français n'avaient rien à voir avec ces crimes au fond de leurs provinces.
    J'accuse François Hollande de toujours donner raison aux ennemis de la France, d'attiser leur haine des Français et d'abaisser ainsi son pays. Ce n'est sûrement pas le rôle d'un Président de la République digne de ce nom.

    Général Antoine-Roch Albaladéjo

    http://www.francepresseinfos.com/

  • De la "Révolution guillotinière" à la philanthropie eugéniste

    La Révolution de 1789 ne fut pas une simple révolte contre un ordre ancien ; elle fut la déification de la révolte contre toutes les lois de la nature, contre toute transcendance et toute tradition ; il s'agissait essentiellement de refaire la création à l'image et à la ressemblance de l'Homme. Au service d'un tel "projet", les pires crimes devenaient des actes sublimes et, depuis la publication en janvier dernier du Livre noir de la Révolution française, nul ne peut croire que les atrocités de 1793 aient été de simples "bavures" dans le déroulement d'une entreprise valeureuse.
    Le professeur Xavier Martin, historien des idées politiques, l'un des auteurs du Livre noir, s'est déjà montré iconoclaste au sujet des années révolutionnaires, comme de celles du Consulat et de l'Empire. Son abondante érudition – il a lu et décortiqué tous les auteurs des "Lumières", analysé toutes les correspondances des acteurs de ce temps, tous les débats d'assemblées –, jointe à une grande finesse d'analyse, est déjà à la source d'ouvrages fondamentaux : Nature humaine et Révolution française, Sur les droits de l'homme et la Vendée, L'Homme des droits de l'homme et sa compagne, Mythologie du code Napoléon, Voltaire méconnu... dont nous avons rendu compte en leur temps. Voici qu'il "récidive" en s'en prenant à la volonté révolutionnaire de Régénérer l'espèce humaine*. L'ouvrage, sous-titré Utopie médicale et Lumières (1750-1850) montre déjà combien le matérialisme caractérise la pensée des élites de ces années-là.
    L'homme ? Une boue organisée
    Tout part du postulat nominaliste énoncé tout au long du XVIIIe siècle : il n'y a que des individus dans la nature, donc que des atomes sans volonté relationnelle. Le couple, la famille, la société ne sont pas naturels, ce ne sont que des agrégats d'individus juxtaposés par convention (par contrat, mot alors à la mode), mais cette complexité est une « dérive ». Il va falloir, explique l'auteur, « refaire du simple en tous domaines et notamment, quant au social, en déduisant rationnellement le collectif d'une connaissance mieux approfondie de l'individuel ». Or, qu'est-ce que l'homme-individu, considéré hors de toute transcendance et de toute appartenance affective, sinon « de l'organique pur », un « agencement d'organes », une « organisation », « un peu de boue organisée », comme disait La Mettrie, philosophe et médecin lui-même ? L'on voit à quelle déperdition de densité humaine aboutit une "philosophie" qui fait tout dépendre, comme disait Voltaire, des « organes » : le corporel, l'intellectuel, le sentiment, le goût, les opinions...
    Allons plus loin : tout dans la « machine » humaine n'est que « sensations ». On lit chez d'Holbach : « Toute sensation n'est qu'une secousse propagée jusqu'au cerveau ; toute idée est l'image de l'objet à qui la sensation et la perception sont dues. » Helvétius va plus loin : l'homme lui-même est réductible à ses sensations, donc à son aptitude organique à les éprouver... Il va sans dire que chez un homme ainsi considéré comme ne dépendant que de ses nerfs, le libre arbitre n'existe pas, et d'Alembert a clairement expliqué que « l'existence de la liberté n'est qu'une vérité de sentiment » (sic). Voilà le genre d'inspirateurs que la Révolution allait se donner quelques décennies plus tard pour conquérir la "Liberté"...
    Les « législateurs de l'univers »
    Alors, si tout en l'homme n'est que question d'agencement de fibres, les médecins peuvent prétendre être les mieux placés pour mettre cet homme en état d'être un bon citoyen, donc pour jouer un rôle auprès des hommes d'État réformateurs, puisqu'ils ont selon d'Holbach « la clef universelle de l'esprit humain ». À eux doit revenir aussi le soin de veiller à l'éducation des enfants, cette « matière première » dont Le Peletier de Saint-Fargeau devait dire sous la Révolution qu'elle peut être usinée pour les divers besoins sociaux. Xavier Martin voit poindre ici une « pédagogie totalitaire », avec le concours de médecins se croyant une vocation de conseillers anthropologiques auprès des gouvernants, voire de « législateurs de l'univers », comme devait les appeler un jour Joseph Fiévée. Et voici que la Révolution allait ouvrir à de telles prétentions un champ d'action illimité...
    Xavier Martin observe que la médecine fut très présente dans l'atmosphère mentale de la rhétorique révolutionnaire. Les médecins eux-mêmes n'étaient pas en grand nombre dans les assemblées, mais sont restés sinistrement célèbres. Apparaît tout de suite le prétendu médecin Marat, le « symbole de la haine sanguinaire délirante » ; ce passionné d'expériences physiques disait vouloir que l'anatomiste « dévoil[ât] les ressorts secrets qui meuvent l'âme ».
    Un « supplice d'égalité »
    Puis voici le bon Guillotin, si gentiment préoccupé des conditions d'hygiène de la salle des débats. À ce propos, il nous revient que ce brave homme avait déniché le 17 juin 1789 la clef de la célèbre salle du Jeu de Paume à Versailles où les députés s'érigèrent aussitôt, illégalement d’ailleurs, en assemblée nationale jurant de donner une constitution à la France : c'était déjà dresser la nation en un seul corps face au roi qui en avait toujours été la tête au-dessus des divers ordres. On séparait déjà la nation de sa tête... Tout un symbole !
    Mais revenons à M. Martin qui nous présente Guillotin subtilisant à un autre médecin la renommée de l'invention philanthropique qui permettrait désormais « un supplice d'égalité, d'humanité ». Les débats furent toutefois acharnés tout au long de la Révolution sur les bienfaits de la machine : une tête fraîchement coupée ne continue- t-elle pas de sentir ? Et pourquoi, lorsque Charlotte Corday fut décapitée pour avoir poignardé Marat, sa tête tranchée avait-elle rougi d'indignation quand le bourreau l'eut souffletée ?...
    Discours "médical" encore, celui qui se mit à établir entre l'homme et la femme un rapport d'étrangeté absolue. Dix ans plus tard le Code civil en resterait marqué.
    Discours médical aussi, celui sur la nation elle-même, et cela dès avant les États Généraux avec la brochure de Sieyès Qu'est-ce que le Tiers État ? On y lit : « Jamais l'on ne comprendra le mécanisme social si l'on ne prend pas le parti d'analyser la société comme une machine ordinaire. » Le savant Volney, quant à lui, faisait dépendre de la physique les principes de la morale, ce qui revenait à enlever à celle-ci son identité propre. Le comble du matérialisme...
    Il n'est pas jusqu'au calendrier révolutionnaire qui n'ait eu pour mission « d'harmoniser mécanique humaine, mécanique sociale et mécanique cosmique ». Les discours abondent où la société était assimilée à un corps dont les subdivisions seraient comme des « houppes nerveuses » envoyant les sensations au centre commun. Bien sûr, remarque Xavier Martin, cette idée de corps politique ruinait tous les corps intermédiaires représentant les forces vives de la nation. De là le centralisme jacobin...
    Le grand déblaiement
    Rien n'est innocent dans le langage : assimiler la nation à un organisme revient évidemment à parler de ses imperfections comme de maladies qu'il faut neutraliser, voire extraire, afin de ragaillardir le corps, de le "régénérer". Là est le maître-mot de la décennie. « Le terme est porteur, explique M. Martin, d'une forte charge de radicalité, en connexion avec l'aspect fondamental de table rase, donc de fondation, de refondation simplificatrice d'un donné social vétuste et complexe [...] C'est de façon logique que l'esprit fondateur de la Révolution justifie la violence initiale, laquelle techniquement est nécessitée par un besoin fondamental de "déblaiement". » Apparaît l'ombre des Carrier, Westermann, Turreau et autres massacreurs de la Vendée, ces gens dépourvus de tout état d'âme, convaincus d'accomplir une oeuvre philanthropique, de servir le progrès de l'humanité et de créer « un nouveau peuple », comme disait Le Peletier de Saint-Fargeau avant d'aller rejoindre Louis XVI outre-tombe le soir même du 21 janvier 1793.
    Qui dit régénération ne sous-entend évidemment pas médecine douce. Mais la Révolution alla plus loin : c'est « ontologiquement » qu'elle se fit « guillotinière », selon l'expression du conventionnel (et médecin !) Baudot, lequel se déclarait prêt à faire guillotiner le quart de la population alsacienne, dont un bon contingent de juifs... (Ce fut cela aussi, la Révolution !) Saint-Just exprima la "pensée" des régénérateurs avec une remarquable franchise : « Ce qui constitue une une république, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé. » Exterminer devenait une bonne action, il fallait même oser haïr l'homme lui-même, selon le mot du marquis de Sade, tout à fait dans l'air du temps : « L'extinction totale de la race humaine ne serait qu'un service rendu à la nature. » Ainsi se trouva épurée pour son plus grand bien la terre vendéenne transformée en cimetière... Ne l'oublions jamais : le recours aux "purges", "vomitifs", bains de sang et autres moyens d'extermination comme moyens de gouvernement, c'est la Révolution de 1789 qui en a donné l'exemple aux siècles suivants.
    De la Vendée à Auschwitz
    En fait était-il besoin du renfort "médical" pour que les Droits de l'Homme débouchassent sur de telles orgies ? Il nous semble que la Déclaration, en écrasant les hommes concrets sous le joug d'une entité collective (la « volonté générale ») et en imposant le dogme de l'infaillible souveraineté du peuple, a engendré la progression de la haine comme moteur de la vie publique. De même en ne reconnaissant d'autre distinction que celle des « vertus » et des « talents », tout en niant toute référence transcendante pour juger des "vertus" de tel individu ou groupe d'individus, les Droits de l'Homme ont laissé place aux critères utilitaires ou idéologiques pour entreprendre une "régénération".
    Ainsi chacun se trouva-t-il invité à ne plus reconnaître comme mesure de la vertu que sa propre adéquation à l'idéologie dominante laquelle faisait alors de n'importe quel envieux, ou de n'importe quel raté, une sorte de surhomme. Tous les génocides du XXe siècle ont fonctionné ainsi. Nous avons vu plus haut les juifs déjà visés par le système. L'historienne communiste Lilly Marcou n'a-t-elle pas écrit que l'impérialisme culturel des Lumières avait « contribué à une nouvelle forme d'antijudaïsme encore plus dévastateur ayant ses fondements dans un nationalisme laïc et xénophobe » 1 ? Et l'historien juif Israël Eldad n'a-t-il pas remarqué que « la dernière pierre que l'on arracha à la Bastille servit de première pierre aux chambres à gaz d'Auschwitz » 2 ?
    "Refaire l'homme"
    Revenons à Xavier Martin qui nous apprend encore mille choses sur les raisons de l'urgence de "refaire l'homme" à partir de 1789. Les travaux préparatoires au Code civil montrent bien le parallèle insistant entre médecine et politique législative. C'est d'ailleurs ce qui inspira l'introduction du divorce dans les moeurs françaises : étant donné que toute volonté relationnelle était considérée comme contraire à la nature, était-il normal, demandait Bonaparte, de forcer à vivre ensemble des êtres « organisés à part », tels que l'homme et la femme ? Notre actuel spécialiste en familles recomposées, Nicolas Sarkozy, a, en ce qui le concerne, résolu la question...
    L'idée se fit jour, alors, que les lois pouvaient déterminer les comportements (quid de la liberté ?) ; on allait « perfectionner l'espèce » et créer « un monde sans faute », d'abord en modifiant
    l'homme, entreprise jugée possible puisque, selon le docteur Cabanis – un disciple de Rousseau proche de Bonaparte –, « de tous les animaux, l'homme est le plus susceptible de recevoir toutes les empreintes imaginables ». On commencerait bien sûr par la jeunesse que le jacobin Bourdon voulait rendre « libre et docile », ce que M. Martin traduit par librement modelable, afin qu'elle se prête d'elle-même aux pulsions qu'on lui donnerait et qui, d'après d'Holbach ou Condillac, la rendraient forcément heureuse, puisque conditionnée par une passion abstraite, celle – ne riez pas – de la Liberté !.... Voilà donc l'État promu éducateur de la nation dans sa totalité, avec pour mission de régénérer même l'entendement humain. À cette fin fut créée en 1795 l'École normale (l'école qui normalise...) ; elle ferma ses portes au bout de trois mois, mais on sait depuis deux cents ans que l'idée a fait son chemin...
    Des hommes pour la pensée unique
    Vint ensuite le "médecin philosophe", ce Cabanis déjà cité, lequel allait enfin expliquer ce qu'était la perfectibilité de l'homme... L'hygiène et l'éveil des sens, autant que l'éducation et les techniques de manipulation, fêtes civiques et uniformes, devaient rapprocher toujours plus l'homme d'un « type parfait ». Mais cet homme était appelé à s'épanouir au sein de masses, de collections, d'agglomérats donc d'abstractions, seules pouvant exister dans un monde qui condamnait les communautés naturelles comme non naturelles. N'avait-on pas entendu quelques années plus tôt Allarde, l’un des deux destructeurs des corporations, dire qu'il n'y avait plus que des « collections d'individus » ? Vouloir créer un type parfait d'homme (les « hommes supérieurs » rêvés par Helvétius) et en même temps ne parler que d'hommes en troupeaux, cela peut sembler contradictoire. La solution de Cabanis est éclairante sur les futures réformes de l'enseignement en France jusqu'à nos jours. Il s'agissait en fait, explique M. Martin, d'un « parfait type moyen » réunissant en lui la meilleure « intelligibilité » (savoir en somme exceller dans la moyenne, se comporter, selon Cabanis, « de manière optimale » dans la moyenne...) et la meilleure « gouvernabilité », autrement dit la docilité. Il était bien entendu qu'il n'y aurait nulle place pour la fantaisie dans cet univers de remodelage, tout juste bon pour des « robots supérieurement téléguidables » – les hommes aujourd'hui sans visage de la "pensée unique"...
    Ce que les utopistes de la Révolution et du Consulat n'ont pas su créer parce qu'ils finirent par faire peur, les idéologues de notre temps, capables de la manière soft, ne sont-ils pas en train de le réaliser ?
    Le tri des reproducteurs
    Il est d'autres considérations qu'aborde Xavier Martin et qui font froid dans le dos tant elles sont devenues actuelles deux cents ans après. Régénérer l'espèce humaine, cela pour beaucoup viendrait nécessairement du bienfait même des lois nouvelles, car la pensée juste et le corps sain se confondraient et la "Liberté" ne pouvait qu'embellir le sang, ce sang qu'il importait d'épurer en se débarrassant du « mauvais lait », du sang impur (air connu) de ceux qui ne goûtaient pas la Liberté... Plus grave encore : la conception nominaliste, donc réductrice, de l'homme avait tant contaminé le siècle des Lumières qu'on ne croyait plus guère dans le monde révolutionnaire à la réalité d'une nature humaine. L'avortement, déjà !, était dédramatisé, et, à demi-mots, l'eugénisme également. Tandis que Condorcet souhaitait débarrasser la terre des hommes inutiles et mal faits, d'autres voulaient envoyer dans les guerres napoléoniennes des régiments de borgnes et de boiteux pour conserver les hommes beaux et forts. De là à parler de trier les reproducteurs, il n'y avait qu'un pas que d'ailleurs Voltaire avait naguère déjà franchi. De son côté, dans son Contrat social Rousseau avait dit que la vie devait « devenir un don conditionnel de l'État ».
    Certes, le rendez-vous fut plutôt manqué entre les médecins façon Cabanis et Napoléon, trop prudent pour les écouter, il n'en reste pas moins qu'ils ont laissé en France des traces pendant tout le XIXe siècle (l'auteur en cite des exemples stupéfiants). Léon Poliakov, analysant le Mythe aryen voit en Cabanis « le relais entre le scientisme des Lumières et le racisme scientifique et eugéniste du nazisme ». Xavier Martin a ici le courage de dire ce que l'on ne dit jamais, par exemple que la fondatrice du Planning familial, Margaret Sanger, « admirait l'eugénisme hitlérien ». Et cette généalogie des horreurs n'est pas close à l'ère des manipulations génétiques en tous genres...
    Assurément ce livre nous plonge en plein coeur de l'actualité, mais surtout il dérange, parce qu'il montre tout simplement que la Révolution commencée en 1789 n'a jamais été réellement close et qu'elle sévit en douceur sous nos yeux plus que jamais. On n'en sortira qu'en rejetant les idéologies dominantes et en retrouvant la liberté de voir les hommes comme ils sont.
    MICHEL FROMENTOUX L’Action Française 2000 du 20 mars au 2 avril 2008
    * Xavier Martin : Régénérer l'espèce humaine – Utopie médicale et Lumières (1750-1850). Éd. Dominique Martin Morin, 384 pages, 27,50, euros.
    1 Lilly Marcou : Napoléon et les juifs. Éd. Pygmalion, 2006.
    2 Israël Eldad : Essai sur la Révolution juive. Cité par Michel Gurfenkiel dans Le Livre de la mémoire. Éd. Valmonde, 1993.

  • Antoine de Rivarol

    Après Bossuet, qui nous a rappelé les principes immuables d'un bon gouvernement, redécouvrons aujourd'hui le journaliste indomptable dont notre journal s'honore déporter le nom et qui dans la tourmente révolutionnaire qui continue, reste un exemple à suivre...

    Antoine de Rivarol naquit le 26 juin 1753 à Bagnols (aujourd'hui Bagnols-sur-Cèze dans le Gard), où son père, dit-on, d'origine piémontaise, était aubergiste à l'enseigne des Trois Pigeons. Aîné de seize enfants, il montra très tôt de bonnes dispositions pour les études et fut reçu au séminaire de Sainte-Garde d'Avignon, mais sans réelle vocation. En 1777 il "monta" à Paris, fréquenta les salons où son esprit brillant et polémiste fit merveille, mais ne lui attira pas que des amitiés. Il connut Voltaire et collabora au Mercure de France. Sainte-Beuve devait plus tard le décrire ainsi : « Une figure aimable, une tournure élégante, un port de tête assuré, soutenu d'une facilité rare d'élocution, d'une originalité fine et d'une urbanité piquante, lui valurent la faveur des salons [...] Rivarol semblait ne mener qu'une vie frivole, et il était au fond sérieux et appliqué. Il se livrait à la société le jour et travaillait la nuit. Sa facilité de parole et d'improvisation ne l'empêchait pas de creuser solitairement sa pensée, il étudiait les langues, il réfléchissait sur les principes et les instruments de nos connaissances, il visait à la gloire du style. »
    DÉFENSEUR DE LA LANGUE FRANÇAISE
    Oui, il avait de l'ambition et son discours De l'universalité de la langue française fut en 1784 l'occasion d'acquérir une grande notoriété qui lui valut le prix de l'Académie de Berlin fondée par le roi de Prusse Frédéric II. Comparant le français aux autres langues et notre histoire à celle de nos voisins, il montrait que la langue française s'était perfectionnée au rythme de la lutte contre le désordre et le mauvais goût dans toute la société : « Enfin le bon goût ne se développa tout entier que dans la perfection même de la société ; la maturité du langage et celle de la nation arrivèrent ensemble. » Ce fut sous Louis XIV : « Le poids de l'autorité fit rentrer chacun à sa place : on connut mieux ses droits et ses plaisirs ; l'oreille, plus exercée, exigea une prononciation plus douce ; une foule d'objets nouveaux demandèrent des expressions nouvelles : la langue française fournit à tout, et l'ordre s'établit dans l'abondance. »
    C'était en fait exposer à quelques siècles de distance le Politique d'abord de Charles Maurras et énoncer une vérité qui se vérifie tous les jours dans la France d'aujourd'hui : quand le pouvoir politique laisse la société s'émietter, les communautés naturelles s'étioler, l'école se clochardiser, les gens venus d'ailleurs importer leurs sabirs, comment s'étonner que le peuple français passe de la maturité à la débilité, que notre langue même s'abâtardise et qu'elle n'inspire plus le moindre respect dans le monde ? « Le goût qu'on a dans l'Europe pour les Français, écrivait encore Rivarol, est inséparable de celui qu'on a pour leur langue et [...] l'estime dont cette langue jouit est fondée sur celle que l'on sent pour la nation. »
    L'auteur en arrive dans une très belle page au génie propre de notre langue : « Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d'abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l'action et enfin l'objet de cette action ; voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations qui nomment le premier l'objet qui frappe le premier. C'est pourquoi tous les hommes, abandonnant l'ordre direct ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie des mots l'exigeaient ; et l'inversion a prévalu sur la terre parce que l'homme est plus impérieusement gouverné par ses passions que par la raison. » Façon de dire que l'étude du français est une cure de raisonnement sain.
    On sait bien que là où prédominent les parlers anglo-saxons à la syntaxe souvent bizarre, ou l'allemand mettant l'action avant la pensée, on a peut-être de quoi se livrer efficacement aux affaires commerciales ou aux épanchements sentimentaux, mais il manque de quoi approfondir une réflexion. D'où l'urgence aujourd'hui encore de ne pas laisser notre langue se corrompre par le style de tant de plumitifs qui se prennent pour des écrivains. « Une langue, disait Rivarol, vient à se corrompre lorsque confondant les limites qui séparent le style naturel du figuré, on met de l'affectation à outrer les figures et à rétrécir le naturel pour charger d'ornements superflus l'édifice de l'imagination. C'est ce défaut qui perd les écrivains des nations avancées ; ils veulent être neufs et ne sont que bizarres ; ils tourmentent leur langue pour que l'expression leur donne la pensée et c'est pourtant celle-ci qui doit toujours amener l'autre. »
    LE TACITE DE LA RÉVOLUTION
    Cet homme bien de son temps - d'un temps où, comme devait le dire Pierre Gaxotte, « il existait une Europe et elle était française », parlait français et pensait clair -, avait déjà prouvé par son discours De l'universalité de la langue française, qu'il n'était pas qu'un improvisateur spirituel. Mais c'est la Révolution qui devait opérer en lui un changement remarquable, le critique élégant et caustique du Petit almanach de nos grands hommes (1788) devenant alors le défenseur intransigeant de l'ordre social traditionnel, au point d'être salué par Edmund Burke, lui-même contre-révolutionnaire, mais anglais, comme « le Tacite de la Révolution ».
    Changement soudain ? Moins qu'on ne le croie. Nous entretenant il y a quelques années avec Éric Vatré, celui-ci nous disait très justement : « Je crois que le combat de Rivarol résulte d'une pensée politique mûrie avant la Révolution : il sait trop ce que la civilisation française et, partant, sa langue doivent à nos Rois. Lecteur positif de Montesquieu, il défend vigoureusement le principe de la continuité monarchique, ne cesse d'invoquer les nécessaires réformes de l'institution, adjurera le roi de "faire le Roi", le conseillera pertinemment (création de clubs royalistes, visites aux provinces, etc.) Mais en vain. »
    Rivarol, que Voltaire désignait comme « le Français par excellence », ne pouvait évidemment pas assister sans réagir au meurtre et au suicide de son pays. Il se mit à poursuivre de son ironie vengeresse la sottise et prétention révolutionnaires et notammant ce monstre d'ineptie que fut dès août 1789 la déclaration des Droits de l'Homme, « préface criminelle d'un livre impossible ». Dans un article des Actes des Apôtres, para en 1792, il en publia un pastiche qui, sous la dérision, ne manquait pas d'audace et de colère rentrée : «  Article premier : À compter du 14 juillet prochain, les jours seront égaux aux nuits pour toute la surface de la terre, le jour commençant à cinq heures. Article second : Au moment où le jour finira, la lune commencera à luire et elle sera dans son plein jusqu'au lever du soleil.
    Article troisième : Il régnera constamment d'une extrémité du globe à l'autre une température modérée et toujours égale. » On n'a jamais si justement montré la perfidie des révolutionnaires de vouloir recréer le monde d'après leurs principes... Il entreprit alors d'écrire l'histoire de la Révolution au jour le jour dans son Journal politique national (1792) (1) en des formules si fortes qu'elles sont passées en maximes. « Son génie, dit Jean Dutourd, était fait d'ironie, de gaieté dans l'écriture, de plaisanteries, de blâmes implacables cachés sous des louanges ambiguës, toutes choses qui font mal et qu'on ne pardonne pas. » On se souvient de M. de Launay, gouverneur de la Bastille qui, le 14 juillet 1789, « avait perdu la tête avant qu'on la lui coupât »... Façon de montrer que le pauvre homme croyait trop en la bonté naturelle de l'homme conquérant la liberté. Dans ses écrits Rivarol aimait donner la mesure exacte des prétendus grands philosophes du XVIIIe siècle. Jean-Jaçques Rousseau n'est qu'« un maître sophiste, le paradoxe incarné » Voltaire ne méritait pas d'être mieux traité : « Le dictionnaire philosophique de Voltaire, si fastueusement intitulé la Raison par alphabet est un ouvrage de très mince portée philosophique. » « J'aime mieux Racine que Voltaire par la raison que j'aime mieux le jour et les ombres que l'éclat et les taches. » Pourtant, il sut rendre justice même à Jean-Jacques : « Toutes les fois qu'il n'écrit pas sous l'influence despotique d'un paradoxe et qu'il raconte ses sensations ou dépeint ses propres passions, il est aussi éloquent que vrai. »
    Il dénonçait aussi le dogmatisme intolérant de la Révolution : « La philosophie a ses bulles et le Palais Royal est son Vatican », ainsi que son caractère passionnel : « La philosophie moderne n'est rien autre chose que les passions armées de principes » et sa violence intrinsèque : « La Révolution est sortie tout à coup des lumières comme une doctrine armée. »
    La préface du Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution (1792) (2) résume son interprétation des événements de 1789 : « C'est par un accord parfait entre le rebut de la Cour et le rebut de la fortune que nous sommes parvenus à cette misère générale qui atteste seule notre égalité. Quoi de plus injuste en effet que cette inégale distribution des biens qui forçait le pauvre à travailler pour le riche, ce qui donnait à l'argent une circulation mal entendue et à la terre une fertilité dangereuse ! Grâces au ciel, tout est rétabli dans l'état sauvage où vivaient les premiers hommes. Le parti de plus fort s'est trouvé naturellement le plus juste ; et comme tout le monde s'est mis à gouverner, les cris des mécontents ont été étouffés. »
    Dès 1791, Rivarol prévoyait Napoléon Bonaparte : « Ou le roi aura une armée ou l'armée aura un roi. » Observateur lucide et analyste pénétrant, il décrivit plus tard le processus révolutionnaire commencé dans l'euphorie, mais devant aboutir au drame et à la mise à mort du roi : « L'assemblée constituante tua la royauté et par conséquent le roi : la Convention ne tua que l'homme. La première fut régicide et l'autre parricide ». Le roi... il voulut tant l'avertir et l'aider, d'où ces mots cruels : « La sottise mérite toujours ses malheurs » ou « Autrefois les rois avaient leur couronne sur le front, ils l'ont aujourd'hui sur les yeux. »
    Rivarol, eut, comme il le dit lui-même, l'esprit méchant, mais le cœur bon. Il sut transcender sa douleur pour la faire servir à l'instruction de la postérité, et quand il dut se résoudre à l'émigration en Allemagne, il cria que l'injustice de quelques hommes ne le détacherait jamais de sa patrie. Il écrivit alors De l'homme intellectuel et moral (1797) : « Il est dur sans doute de n'avoir que des fautes ou des crimes à raconter et de transmettre à la postérité ce qu'on ne voudrait que reprocher à ses contemporains ; mais comme dit un Ancien, quand on ne peut faire peur aux hommes il faut leur faire honte. » Cet homme que l'on nous présente trop souvent comme léger, n'a-t-il pas écrit ce mot sublime à l'adresse de ceux qui depuis la Révolution tentent d'établir en France le laïcisme : « Tout État, j'ose le dire, est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le Ciel » ? Il devait mourir à Berlin le 4 avril 1801.
    On le voit, les raisons de s'enrichir intellectuellement et spirituellement en relisant Rivarol sont multiples...
    M.F Rivarol du 27 avril 2012
    1) Domaine public. Ed. Flammarion.
    2) Lire aussi Bernard Fay : Rivarol et la Révolution. Perrin 1978.
    Réédité en 1988 aux Ed. Desjonquères.

  • DE L'IMPOSSIBILITE DU SOCIALISME

    Extraits d'un texte important communiqué par François Guillaumat sur Ludwig von Mises

     En 1940,  à Genève,  paraissait le Magnum opus  de Mises :  "Nationalökonomie - Theorie des Handelns und Wirtschaftens" ("Economie politique : théorie de l'action et de la gestion")
    Cependant,  dans le chaos de la guerre,  le marché allemand lui étant presque complètement fermé,  le livre sombra sans laisser de traces,  et l'éditeur suisse fit faillite.
    Cette année même,  Mises quitta la Suisse  à la demande de sa femme  et s'enfuit par des chemins  détournés à travers la France,  l'Espagne et le Portugal,  pour s'embarquer vers New York à partir de Lisbonne.
    Tandis que n'importe quel intellectuel de troisième classe s'y trouvait un poste universitaire appréciable pourvu qu'il fût de gauche,  dans les États-Unis supposés capitalistes  Mises,  à près de 60 ans théoricien du capitalisme de renommée internationale,  se vit traiter par le mépris.
    Pendant quelques années,  il vécut sur ses économies,  et de bourses.  Il finit par obtenir un poste de professeur invité à l'Université de New York ; cependant,  son traitement n'était même pas payé par l'université  mais par le William Volker Fund, une petite fondation privée.
    En 1949  est parue Human Action,  la version américaine de son grand oeuvre :  900 pages  d'une prose claire et serrée,  d'une argumentation implacable,  logiquement rigoureuse,  expliquant étape après  étape.  La réaction des pontes de l'université  fut glaciale :  ou bien  ils condamnaient cet ouvrage  comme "réactionnaire",  ou alors ils faisaient comme s'il n'existait pas.
    Néanmoins,  ce fut pour l'ambition qui était la sienne  un succès unique de librairie,  qui fit de Mises une célébrité aux États-Unis.  Le livre est toujours réédité  depuis 1949,  et à ce jour quelque 500.000 exemplaires en ont été vendus.
    Toujours à New York,  Mises organisa un nouveau  séminaire privé,  attirant pendant près de deux décennies  des intellectuels de renom (notamment Murray Rothbard, fondateur du mouvement libertarien américain).
    En 1969,  à l'âge de 87 ans, Mises se retira  de l'enseignement. Il est mort le 10 octobre 1973 à New York.
    Mises est sans nul doute le plus grand économiste du XX° siècle.
    Nous lui devons des découvertes fondamentales  en théorie de la monnaie et de la conjoncture, sur l'impossibilité du calcul économique dans le socialisme et sur les fondements épistémologiques  de l'économie comme une logique axiomatique-déductive de l'action.
    Presque seul parmi les économistes de son temps,  Mises avait prédit tous les événements majeurs du XX° siècle :  la Grande Dépression,  ainsi que les échecs économiques du fascisme, du socialisme national  et particulièrement du communisme soviétique.
    L'effondrement économique de la dernière variante du socialisme,  celle de la démocratie-sociale,  qu'il a également prédit,  se fait encore attendre, mais il y a des signes sans équivoque que nous nous en rapprochons sans cesse.
     que cela,  et avant tout,  Mises est le bâtisseur d'un système.
    Il a intégré  toutes ses idées particulières  dans une présentation générale et systématiquement organisée  de l'ordre social  et propose,  outre une analyse critique,  un programme libéral positif  et engageant (auprès duquel des libéraux en vue comme Milton Friedman et Friedrich Hayek apparaissent -- et à juste titre –  comme de vrais sociaux-démocrates) :
    La propriété privée et l'échange mutuellement avantageux fondé sur la division du travail comme le fondement de la morale et de la prospérité économique ;  un gouvernement dont la fonction unique est de protéger  et d'imposer les droits de propriété privée,  et de l'économie de marché qui s'ensuit – en particulier,  qui s'abstient de toute intervention  « correctrice »  aussi bien dans la répartition du revenu et des richesses  qui résultent des processus du marché,  que dans le système éducatif ; et qui est confronté  à tout moment au Droit absolu de sécession  des plus petites unités  vis-à-vis des plus grosses ; enfin,  le libre échange et un étalon-or international  (et non une monnaie de papier  des hommes de l'état).
     Par rapport à Mises,  Hayek apparaît comme un démocrate-social.
     Le XXe siècle fut l'ère du socialisme - dans toutes ses variantes.  Celui qui pensait comme Mises à propos du socialisme,  devait y demeurer étranger.
    La grande star parmi les économistes  était John Maynard Keynes,  contemporain de Mises, dont il existe  différents avatars  pro-soviétiques,  pro-nazis  et démocrates sociaux,  de sorte qu'il est toujours et partout  demeuré conforme à l'esprit du temps.
    Aujourd'hui, au début du XXIe  siècle, après qu'on a essayé toutes les variantes du socialisme, le système de Keynes est en lambeaux,  et son étoile passée (pour ne pas parler de Marx).
    En revanche,  les positions prédominantes de Mises,  et du système capitaliste libéral qu'il promouvait,  sont de plus en plus apparentes.
    Il y en a d'autant plus lieu d'admirer la force intérieure de Mises,  que ses adversaires lui reprochaient  comme de l'intransigeance,  de l'entêtement,  de l'intolérance et de l'extrémisme.

  • La théorie du complot

    Chaque individu, chaque collectivité vit sur un système de représentations qui structure son univers mental, donne sa cohérence au groupe et forme la base du destin qu’il se donne ou qu’il subit. L’histoire modèle ces systèmes et donne à chaque culture une forme qui lui est propre, avec une adaptabilité plus ou moins grande. La culture d’un peuple constitue son système de référence, d’évaluation et d’explication. Elle est ce par quoi chacun « arraisonne » le monde et tente d’agir sur lui.
    Ce système d’interprétation est amené à évoluer de deux manières :
    par sa logique propre : l’Europe est passée de ce que Heidegger appelle « l’étonnement » face au monde, sa diversité, son imprévisibilité, à une tentative de reconstitution de la réalité par la Raison, débouchant sur des modèles d’explication globale du monde, en général déterministes et réducteurs. C’est ce processus que Max Weber1, puis Marcel Gauchet2 ont décrit sous le nom de « désenchantement » du monde, par les évolutions du réel qui rendent caduques les explications traditionnelles. On pourrait ainsi citer le passage de sociétés relativement stables, divisées en « états » (stande), en ordres, en corporations, avec des relations de socialité bien définies, à une société plus « anomique ».
    Expliquer sans comprendre
    Le refus de penser le bouleversement, de substituer aux modes de représentation traditionnels de nouveaux codes est le corollaire de la peur de l’historialité. Le recodage du monde sans cesse renouvelé n’est possible que si l’on accepte le changement, l’aléa, l’histoire.
    Tout cela ne va pas de soi. Un basculement social, même s’il est précédé de nombreux signes avant-coureurs, perturbe les représentations traditionnelles. La théorie du complot, ou « vision policière de l’Histoire » (Manes Sperber) constitue la réponse d’un système de représentation qui se veut universel et mécaniste aux secousses de l’histoire. À l’instar de la vision providentialiste développée par un Joseph de Maistre, mais sur un mode pessimiste, elle permet de nier le caractère fondamentalement aléatoire et tragique de l’évolution du monde.
    L’Histoire n’y est plus le champ d’affrontement de forces antagonistes. Il existe au contraire un ordre naturel et son bouleversement n’est que l’aboutissement d’un complot méthodique mené par des forces occultes guidées par une conscience démoniaque. Le chef d’orchestre clandestin peut avoir plusieurs visages, qui ont donné lieu à des mythes qui s’entrecroisent au fil des obsessions individuelles. Suivant les besoins de la cause, le démon sera juif, franc-maçon, capitaliste, synarchiste, aristocrate, papiste ou jésuite.
    Avant d’examiner les fondements de cette mentalité paranoïaque – car c’est aussi de cela qu’il s’agit – il n’est peut-être pas inutile de jeter quelques coups de projecteur sur le plus significatif de ces mythes, celui qui a déclenché les plus vives passions. C’est celui où la démence a probablement atteint le plus grand degré de véhémence et de sophistication : le mythe de la conspiration juive.
    La « conspiration juive »
    Ce n’est qu’après la seconde Guerre Mondiale que l’on s’est interrogé en profondeur sur les causes de l’antisémitisme. Certains y ont vu une manifestation des « mauvais penchants de l’homme » ou le sort malheureux d’un peuple toujours persécuté, ce qui permettait d’esquiver la question.
    En fait, c’est dans les milieux chrétiens que naît la condamnation du Juif comme être malfaisant et démoniaque. Le marcionisme oppose la bonté du Christ à la méchanceté de Iahvé. Le christianisme, qui se présente comme le Verus Israël ressent très tôt son illégitimité vis-à-vis du judaïsme. Pour justifier le « détournement » que constitue la transformation de Jahvé, protecteur d’un peuple qu’il a élu, en Dieu universel, il fallait couper le cordon ombilical. D’où les anathèmes antisémites de Saint Jean Chrysostome et de Saint Augustin. D’où la thématique du peuple déicide. En fait, ce n’est pas le meurtre réel du Christ qui est en jeu, mais son meurtre symbolique. Par leur existence, par leur foi, les Juifs témoignaient de ce que « le Christ ne pouvait être qu’un homme mort et que la foi chrétienne pouvait mourir »3. Le Juif devient l’instrument de la volonté implacable de Satan pour détruire l’ordre chrétien. « La démonisation du Juif, note Norman Cohn4, doit son origine à la propagande du clergé chrétien contre une religion rivale, le judaïsme [...] et lorsque le Juif est “démonisé”, il est inconsciemment ressenti comme une cruelle et tyrannique figure paternelle ». D’où « l’idée que le judaïsme est une organisation conspiratrice, placée au service du Mal, cherchant à déjouer le plan divin, complotant sans trêve à la ruine du genre humain ».
    Au Moyen-Âge, c’est le bas-clergé qui propage ces thèmes : assassinats d’enfants chrétiens, profanations d’hosties, empoisonnement des puits qui serait à l’origine de la Grande Peste de 1347. C’est une Providence inversée. À noter qu’au moment de l’affaire Dreyfus, un tiers des abonnés de La Libre Parole, le journal d’Édouard Drumont, sont des ecclésiastiques.
    Ce providentialisme maléfique connaîtra un fort regain à partir de la Révolution Française. « Le mythe de la conspiration juive est en fait, dit Norman Cohn, une expression profondément dégradée et déformée des tensions sociales qui se manifestèrent lorsque, avec la Révolution Française et l’avènement du XIXe siècle, l’Europe entre dans une ère de changements exceptionnellement rapides et profonds [...] D’après ce mythe, il existe un mouvement secret juif qui, grâce à un réseau d’agences et d’organisations, contrôle les partis politiques et les gouvernements, la presse et l’opinion publique, les banques et la vie économique. Le gouvernement secret est censé poursuivre un plan immémorial, afin de s’assurer de la domination universelle, et il est censé être sur le point d’y parvenir ». La domination mondiale du judaïsme, c’est celle de l’Antéchrist, et elle prélude à la fin des temps.
    De son côté, un jésuite, l’abbé Barruel, dans son Mémoire pour servir l’histoire du Jacobinisme, publié en 17975, développe l’idée que la Révolution Française trouve son origine dans une conspiration maçonnique (il versera lui aussi dans l’antisémitisme par la suite). C’est la revue des jésuites italiens, Civilta Cattolica, qui fait la synthèse de toutes ces obsessions en popularisant le thème du complot judéo-maçonnique.
    La révolution industrielle, qui bouleverse les sociétés rurales de l’Europe au cours du XIXe siècle, donne naissance à un terreau fertile pour les représentations du Juif comme instigateur souterrain et démoniaque d’une modernité destructrice des valeurs traditionnelles. Faute de comprendre le jeu des forces nouvelles et d’accepter l’irruption de l’inconnu (de « s’étonner »), la conception monovalente du monde débouche sur une terreur obsidionale. « La théorie du complot est plus satisfaisante pour l’esprit que toute autre ; dans une vision transcendante, elle semble même inévitable comme mode de lecture des souffrances d’ici-bas »6.
    À cette époque naissent d’ailleurs de nombreux écrits tendant à accréditer l’idée d’un complot juif destiné à dominer le monde après l’avoir réduit à la misère par l’usure. À l’encontre des pamphlets de Toussenel (Les Juifs rois de l’époque) et de Drumont (La France juive), ils se présentent comme des documents provenant de réunions ou de contacts entre comploteurs. Citons le Discours du Rabbin, tiré en réalité du roman d’Hermann Gœdsche, Biarritz, ou encore des textes comme la Lettre des Juifs d’Arles et la Réponse des Juifs de Constantine, toutes deux publiées en 1880 dans la Revue des Études Juives. Un autre écrit va connaître un succès plus grand encore.
    À l’origine, un pamphlet dirigé contre l’empereur Napoléon III, Le Dialogue aux Enfers entre Montesquieu et Machiavel, de Maurice Joly, qui paraît en 1864. Dans ce livre7, Machiavel représente le cynisme, l’exaltation de la domination sans scrupules. Un plagiat, reprenant les thèmes développés par le personnage du Florentin, paraît en 1903 dans la revue russe Znamia, proche du groupe réactionnaire et antisémite des Cents-Noirs, sous le titre « Programme Juif de conquête mondiale ». Il comporte des allusions à des événements politiques français aussi bien que russes qui permettent de le dater de 1897 ou 1898, c’est à dire en pleine affaire Dreyfus. Le texte est présenté comme le compte-rendu d’une réunion secrète des chefs du judaïsme mondial qui se serait tenue à Paris. Il avait en fait été fabriqué à l’instigation du chef du bureau parisien de la police politique russe, l’Okhrana. Mais ce n’est qu’en 1905 que commence le succès de l’ouvrage lorsque, remanié par un mystique à demi fou, Sergueï Nilus, il paraît sous le titre de Protocole des Sages de Sion8.
    L’ouvrage se répandra en Europe après la Révolution de 1917 dont les Juifs sont rendus responsables par nombre de Russes blancs. Par ailleurs, les désenchantements de l’après-guerre redonnent vie au mythe du gouvernement clandestin, où le juif-capitaliste est l’alliée du juif-bolchevik : « Juifs de Finance et Juifs de Révolution ont dicté de connivence une paix juive. Les Sémites internationaux ont réglé pas mal de choses au mieux des intérêts de la famille [...] les deux internationales de l’Or et du Sang, la Finance et la Révolution, ont à leur tête une élite de Juifs, l’une et l’autre étendent leurs tentacules à travers le monde entier » écrit G. Batault, chroniqueur au Mercure de France9. Les Juifs sont bien entendu responsables de la Grande Crise : « Maîtres de la vie économique, maîtres de l’argent, maîtres du monde moderne, les Juifs nous ont menés au chaos de la crise mondiale » écrit l’essayiste catholique Léon de Poncins10.
    Ces citations sont révélatrices d’une mentalité : d’une part on nie l’autonomie du monde en expliquant les grands bouleversements par une cause extérieure – c’est le processus de « démonisation » – et d’autre part, il faut qu’à l’instar du Bien, le Mal soit aussi unique. Cela nous mène tout droit aux thèses développées par Adolf Hitler, dont la paranoïa, au terme de cette analyse, semble presque banale, tant on y retrouve des thèmes – des mythèmes devrait-on dire – archi-usés : « [Le Juif] a dans la franc-maçonnerie, qui est complètement tombée entre ses mains, un excellent instrument pour mener une lutte qui lui permette de parvenir astucieusement à ses fins [...] À la franc-maçonnerie s’ajoute la presse comme seconde arme de la juiverie [...] par son intermédiaire, il prend dans ses filets toute la vie publique »11. Et enfin il y a la social-démocratie qui permet de capter le peuple et de parvenir ainsi à la domination. Alors, conclut Hitler, « le Juif démocrate et ami du peuple donne naissance au Juif sanguinaire et tyran des peuples ».
    Un mythe à trois pieds
    Le thème de la conspiration juive constitue ce qu’on pourrait appeler l’« idéal-type » de la théorie du complot. Dans le résumé qu’en donne Léon de Poncins, on trouve pratiquement tous les ingrédients qui composent cette théorie : « Quinze millions d’hommes, hommes intelligents, hommes tenaces, hommes passionnés, unis malgré les divergences intestines, contre le monde des non-juifs par les liens de la race, de la religion et de l’intérêt, mettent au service d’un rêve messianique le plus froid des positivismes et travaillent, consciemment ou inconsciemment, à instaurer une conception du monde antagoniste de celle qui fut pendant deux mille ans l’idéal de la civilisation occidentale ».
    On distingue donc :
    Un centre cohérent, bien désigné, poursuivant un but bien identifié et accepté de tous les « conjurés ». Cette cohésion est accentuée lorsqu’on lui donne un Maître, qui personnifie le Mal. C’est le cas lors des « révélations » de Léo Taxil qui explique, avec l’approbation du pape Léon XIII, que le diable donne ses instructions aux francs-maçons à partir de son antre secrète située sous le rocher de Gibraltar12.
    On a vu Poncins tentant d’expliquer la collusion entre judéo-bolchévisme et judéo-capitalisme. On pourrait pareillement citer le cas de Brasillach lorsque, critiquant l’ouvrage de Beau de Loménie sur Les responsabilités des dynasties bourgeoises, il range dans un même camp les grandes familles juives influentes sous le Second Empire, ignorant les conflits très vifs qui opposèrent par exemple les Pereire, qui soutenaient la politique libre-échangiste de l’Empereur, aux Rothschild, alliés à la bourgeoisie protectionniste. À défaut d’un centre bien identifié, les Juifs sont censés constituer le lien entre les forces du Mal : on parlera alors de judéo-maçonnerie, de judéo-bolchévisme, etc.
    La cohérence suppose en général institutionnalisation, qui se traduit par l’existence de centres de pouvoir et de coordination d’où partent les instructions secrètes : Grand-Orient, Alliance Israélite Universelle, Synarchie. Ces instructions correspondent d’ailleurs à un plan longuement mûri et qu’il s’agit dès lors de révéler : Protocole des Sages de Sion, Monita Secreta des jésuites, Pacte Synarchique, etc. Cette institutionnalisation est bien l’aboutissement de la réduction du Mal à une entité repérable, démarche qui témoigne d’une vision du monde refusant la pluralité.
    Une rationalité implacable : comme l’Esprit hégélien se réalise dans l’Histoire, les forces du Mal réalisent point par point leur programme. Cette force implacable atteint une dimension quasi-inéluctable. Il est d’autant plus facile de tomber dans le déterminisme (qui n’est qu’une version pessimiste de l’idéologie du Progrès) qu’il s’agit en général d’une reconstitution a posteriori, suivant le mécanisme mono-causal du bouc-émissaire : « Elle (la franc-maçonnerie) était derrière la révolution portugaise de 1910 [...] derrière la révolution Jeune turque de 1905. Elle fut mêlée à l’attentat de Sarajevo qui déclencha la guerre mondiale [...] Le grand mouvement révolutionnaire qui balaya l’Europe centrale entre 1918 et 1919 fut dirigé principalement par des Juifs et des francs-maçons » (Léon de Poncins).
    Cette Toute-Puissance, qui tient tant du Dieu-Moteur d’Aristote que de celui de la Bible, se traduit également par un réseau de ramifications omniprésent, puisque le monde d’ici-bas est celui de Satan. C’est l’image de l’araignée qui enserre le globe dans ses pattes, souvent utilisée par la propagande antisémite. On pourrait citer sur le même registre la dénonciation d’imaginaires réseaux jésuites en Angleterre lors de l’hystérie cromwellienne.
    Le mystère constitue la dernière caractéristique de la conjuration maléfique, ce qui est assez logique : sinon, ce ne serait plus une conjuration. D’autant que ce sont toujours implicitement des Puissances de Ténèbres (y compris sous une forme laïcisée) qui constituent « l’invisible gouvernement derrière les gouvernements visibles ». Il faut des images suffisamment impressionnantes pour cacher le flou sur lequel reposent ces thèses, dont la crédibilité ne peut venir que d’un appel à l’irrationnel. Il faut exciter l’imagination et non donner à réfléchir : « Les voies de la révolution dont les masses humaines et les passions qui les soulèvent constituent l’instrument sont moins impénétrables sinon moins ténébreuses que celles de la Finance. Là tout est concentré dans quelques mains insaisissables, tout se trame dans le silence et dans la nuit » (G. Batault).
    Et ce secret est probablement démoniaque : « S’ils ne faisaient pas autant le Mal, ils ne haïraient pas autant la lumière » déclare en 1738 la bulle In Eminenti contre la franc-maçonnerie.
     
    Un essai de généalogie
    On peut dès lors se demander à quel système global une telle théorie renvoie en priorité, si elle n’est que la conséquence d’un système de pensée bien défini ou si elle est un assemblage plus diffus amalgamant autour d’un noyau central des sédiments idéologiques épars. Dans son essai intitulé La causalité diabolique13, Léon Poliakov tente une explication, appuyée sur les travaux de Piaget et de Lévy-Bruhl qui, sans être inintéressante, n’est guère convaincante ; il emprunte à Piaget le concept d’« hypertrophie égocentrique », caractéristique de l’enfant : lorsque l’enfant se blesse, il tend à attribuer à l’objet qui l’a blessé une intention mauvaise. Il en fait un individu doté d’une conscience et d’une intentionnalité, en l’occurrence mauvaise, en se projetant dans l’objet incriminé. Lévy-Bruhl, de son côté, avait tenté une distinction, aujourd’hui fort contestée, entre la mentalité primitive, pré-logique, et la mentalité logique, qui serait le propre du civilisé. Le « primitif » attribue selon lui les aléas de la vie à la volonté des esprits au lieu d’en chercher les causes. En fait, le sacré ne procède pas, comme dans les religions monothéistes, d’une coupure nette (« une radicale altérité » dirait Levinas) entre le monde des Dieux et celui des hommes. Dans les religions païennes d’Europe, les « esprits » (trolls, kobolds, nixes), y compris ceux considérés comme malfaisants, sont intégrés au monde, ils font partie de la nature14 et n’obéissent pas à une volonté unique, toute puissante, qui tirerait les ficelles dans l’ombre, comme c’est le cas dans la théorie du complot. On ne peut donc réduire le complot comme vue-du-monde à une simple vision prélogique ou infantile. Il convient d’en faire la généalogie, d’en dégager les soubassements psychologiques, sociologiques et philosophiques.
    On constate d’abord qu’une idéologie de ce type relève d’une certaine forme de paranoïa. Le sociologue Peter Merkl, dans une enquête réalisée sur le groupe d’Altkämpfer du NSDAP15, a constaté que 70% des membres présentaient des syndromes paranoïdes16. La peur du complot est d’autant plus forte au sein d’un groupe qui se sent assiégé, incapable d’assumer les évolutions du réel et les vicissitudes de l’existence. D’où la tentation de se réfugier dans un arrière-monde plus satisfaisant intellectuellement. C’est une forme de complexe de persécution.
    Mais le succès de théories de ce genre au sein de l’Occident chrétien et leur regain après la Révolution Française (cf. le « complot des aristocrates », obsession des conventionnels), laissent deviner, derrière leurs manifestations psychologiques, une vision du monde relativement structurée dont la théorie du complot ne serait que l’aboutissement, une sorte de vulgate.
    Ce qui frappe en premier lieu, c’est l’opposition entre les forces du Bien et celles du Mal, les forces de la Lumière et celles des Ténèbres. Léon Poliakov parle d’ailleurs d’une « causalité diabolique », Zinoviev de la « diabolectique », Norman Cohn de « démonisation ». Entre un paganisme pluriel où la lutte et le hasard sont les moteurs de l’Histoire et où l’avenir reste toujours ouvert, et un monothéisme réduisant le devenir humain à la soumission aux commandements du Dieu jaloux ou au pacte avec Satan, l’on devine où se trouve le terrain le plus fertile à cette vision policière. Pour rétablir l’ordre voulu par Dieu et menacé par les forces du Mal dotées d’une toute-puissance démoniaque, il importe de retrouver une « causalité bénéfique ». On évolue dans un univers où se combattent des arrière-mondes, où le tragique et le génie créateur de l’homme n’ont pas leur place.
    Cette vision déterministe trouve son complément dans le rationalisme historique. Déjà, Aristote parlait d’un moteur premier, mouvant les causes secondes, qui fera les beaux jours de la scolastique médiévale. À son tour, Hobbes essayera de penser le politique more geometrico. Son Traité sur les Principes Premiers (Short Tract on First Principles), qui exprime une conception strictement mécanique d’un univers réduit à un enchaînement rigoureux de causalités, prélude au Léviathan, qui jette les fondements de l’État Total, destiné à annihiler toute forme d’aléa, aléa représenté par le libre jeu de la société civile. Il y a bien une logique qui va du refus de l’aléa et du tragique au totalitarisme.
    Cette prétention à enfermer l’Histoire dans la Raison, débouche au XVIIIe siècle sur ce que Talmont appellera la « démocratie totalitaire », dont les Conventionnels de 1793-1794 fournissent le modèle. « La Révolution inaugure un monde où tout changement social est imputable à des forces connues, répertoriées, vivantes », note François Furet17. De son côté, Tocqueville a su montrer que la logique démocratique obéit à un double mouvement de décomposition et de recomposition d’un corps social. Si l’on privilégie ce dernier moment, on aboutit à une conception élitaire de la démocratie, telle qu’elle s’exprime chez Pareto, Michels ou Sartori. La démarche inverse, comme chez Rousseau, se traduit par une exigence égalitaire et une volonté de transparence du corps social. La « démocratie jacobine » repose sur le fantasme d’une société homogène, transparente, où toute différence est suspecte. L’existence ou le surgissement d’un quelconque sous-groupe distinct du Tout entraîne le soupçon de vouloir confisquer à son profit les attributs du Tout. C’est, dit Furet, « un système de croyances [...] selon lequel le “peuple”, pour instaurer la liberté et l’égalité [...] doit briser la résistance de ses ennemis ». C’est ce qui explique le développement de la notion de complot sous la Convention et de « sabotage » en Union Soviétique.
     
    La vie n’est pas un complot, mais un combat
    L’idéologie du complot, c’est l’opium des vaincus. Les vaincus de l’Histoire expliquent pourquoi ils ont perdu, comment l’« Ordre Naturel » a été remplacé par la domination du Mal. C’est une idéologie du ressentiment. C’est aussi ce par quoi les perdants compensent leur amertume : ils sont malgré tout des « initiés » ; ils savent, eux. La formation d’une contre-conspiration d’initiés les valorise. Valorisation illusoire, qui ne change rien à la situation, mais qui leur met du baume au cœur. Que les nostalgiques du stalinisme dénoncent les complots de la Nouvelle Droite, cela ne rétablira pas le Mur de Berlin ni n’effacera les catastrophes et les massacres engendrés par le « socialisme réel ».
    L’idéologie du complot, c’est le refus du tragique, le rêve d’un monde définitivement pacifié, d’une « solution finale » au problème de l’Histoire. À la figure transcendante du Mal, essence intemporelle dont les maçons, les juifs et les sorciers ne sont que les visages contingents, doit s’opposer celle tout aussi transcendante du Bien. Le Bien, ce sera le retour à l’Ordre, la Morale, l’Égalité. Cette eschatologie qui ne dit pas non nom doit s’imposer (pas question de libre choix), sans être trop regardante sur les moyens, qu’il s’agisse des bûchers ou des camps de concentration. Le Mal agit dans l’ombre, de manière déloyale ; le Bien a donc tous les droits : « Pas de liberté pour les ennemis de la Liberté ». On ne combat pas l’ennemi, on l’extermine. Si tout conflit est moral, alors il faut terrasser définitivement les suppôts de Satan, ceux qui s’opposent au déploiement de l’ordre naturel comme fin de l’Histoire et triomphe du Bien. Le Mal doit être éliminé pour faire place au Bien (le Reich de Mille Ans, la société communiste, le Nouvel Ordre Mondial). Il ne s’agit rien de moins que de légitimer un « contre-complot » autoritaire.
    L’idéologie du complot repose en Occident sur une vision du monde bien précise, celle véhiculée par un christianisme oublieux de son héritage européen, païen et plurivocal, et fasciné par la tentation d’une transcendance absolue, incarnée par un dieu unique, tout-puissant et hors du monde. Dans cette vision, comme dans la caverne de Platon, le monde n’a pas de consistance. Il n’est que le théâtre de l’affrontement du Bien et du Mal. Dès lors, il ne s’agit pas de s’ouvrir au monde, de le comprendre. Il faut au contraire en déceler le sens caché, qui est donné a priori. On ne cherche jamais ce que l’on sait déjà. Il faut trouver les traces, les indices du complot. Il s’agit bien d’une vision à la fois policière et morale du monde, où la pensée est bel et bien abolie, où les coupables sont désignés par avance. Il n’y a plus qu’à les démasquer. Derrière le monde, il faut dénicher l’arrière-monde, où se tient la vérité. La vie n’est plus une quête, une écoute, un étonnement. L’oubli de l’Être laisse la place aux hallucinés des arrière-mondes. L’idéologie du complot, c’est le degré zéro de l’intelligence.
    À cette tentation de l’Absolu Moral, à cette paranoïa toujours à la recherche des traces de soufre laissées par la présence du Mal, à ce refus de comprendre, il faut opposer un retour au Tragique. Le Tragique, c’est l’approbation du monde, c’est l’idée que la vie est un combat, qu’à la nuit succède l’Aurore, que l’Histoire n’a pas de fin. Il n’y a pas de Main Cachée, ni de chef d’orchestre clandestin. Il y a des volontés qui s’unissent ou qui s’opposent. Il y a la vie. « L’avenir, dit un des personnages de Montherlant18, est dans les volontés, non dans les prophéties ». Il en sera toujours ainsi.
    Un monde sans complot ?
    On a vu que c’est précisément du fantasme d’une société égalitaire et transparente que s’est nourrie à l’époque moderne la théorie du complot. Dès lors se pose la question : l’aspiration, dans les sociétés contemporaines, à une transparence des relations sociales et à l’égalité politique rendrait-elle impossible l’existence de ce type d’organisation occulte ou conspirative ? Pour répondre à cette question, il convient d’abandonner la démarche qui, de Rousseau à Habermas, occulte la question essentielle, à savoir celle du pouvoir.
    Dans une société très hiérarchisée, le pouvoir est bien identifié. Dans une société plus complexe, plus anomique, le pouvoir se donne moins à voir ; sa nature plus informelle le rend moins perceptible. Ses sources peuvent être multiples et passent en grand partie par des réseaux qui s’entrecroisent et jettent ainsi un voile d’opacité qui s’oppose à la lisibilité immédiate des relations sociales.
    Certains réseaux peuvent être très anodins. L’adhésion au Rotary Club permettra au notable de Romorantin ou de Perpignan d’obtenir pour son fils un emploi à la Chambre de Commerce locale ; il serait pourtant abusif de considérer cette association comme une vaste conspiration aspirant à la domination mondiale. La démultiplication des instances de pouvoir favorise l’émergence de groupes d’intérêts ou de pression qui peuvent s’avérer extrêmement efficaces. Aux États-Unis, le poids des « lobbies » et des caucuses au service d’intérêts particuliers constitue une sérieuse remise en cause de la souveraineté du peuple affirmée dans la Constitution. Mais plus on est loin de ces réseaux, plus grande est la tentation de les imaginer comme un tout cohérent, mystérieux et doté d’une force irrésistible. Le problème devient plus aigu encore lorsqu’il ne s’agit plus de faire valoir des intérêts catégoriels, mais de faire main-basse sur le politique. Par son influence sur une grande partie de la classe politique française pendant plus d’un siècle, le Grand-Orient, principale obédience maçonnique française, a fait couler beaucoup d’encre, en particulier dans les milieux catholiques (cf. la fameuse « affaire des fiches »). Plus encore que par sa dimension fermée (le secret des loges), cette société de pensée a dû son influence à sa proximité avec le Parti Radical, partenaire obligé de presque toute configuration ministérielle durant cette période, mais aussi au fait qu’elle personnifiait les aspirations idéologiques d’une petite bourgeoisie que Gustave Flaubert a raillé sous les traits de Monsieur Homais.
    Créée à l’initiative de John Rockfeller, ancien président de la Chase Manhattan, la Commission Trilatérale connut son heure de gloire dans les années 70, surtout après que deux de ses membres, l’américain Jimmy Carter et le français Raymond Barre, fussent propulsés sur le devant de la scène politique, qu’ils quittèrent d’ailleurs quelques années après à la suite de revers électoraux retentissants. Rassemblant hommes politiques et dirigeants des grandes firmes américains, européens et asiatiques, la Trilatérale fit couler beaucoup d’encre chez ses adversaires, qu’il s’agisse de la droite radicale ou de la gauche marxiste. Prônant un saint-simonisme new-look (la fin du politique, l’avènement des gestionnaires), la Trilatérale n’est pas une officine clandestine dont les membres se réunissent dans les caves. La plupart de ses rapports font l’objet de publications officielles. Il est néanmoins vrai que le plus controversé d’entre eux, prudemment intitulé Crisis of Democracy19, contenait des thèses reflétant l’aversion de cette bourgeoisie qui se veut transnationale pour la souveraineté des peuples et donc pour la démocratie. Mais dénoncer les thèses mondialistes20 et leur penchant pour un libéralisme à la Pinochet est une chose, fantasmer sur l’existence d’un gouvernement mondial secret, nouveau pacte synarchique aux ordres du Big Business en est une autre. Pourtant, le démantèlement récent par la justice italienne de la loge P2 et de l’organisation de tête de la mafia (la fameuse « coupole ») a permis de démontrer que la déliquescence des structures politiques peut permettre à des organisations de type conspiratif, fondées sur la manipulation et le secret, de prendre une ampleur considérable, de noyauter massivement et durablement les institutions d’un pays et de lui imposer ses volontés. Il n’est pas exagéré dans ce cas de parler de complot. À l’inverse, le succès – au moins apparent – de l’opération mani pulite (« mains propres ») tendrait à prouver que cette hégémonie peut être combattue victorieusement.
     
    Un vestige du passé ?
    Si l’on fait exception des fantasmes auxquels donnèrent lieu il y a quelques années les réunions de la Commission Trilatérale ou du Groupe de Bilderberg21, ou de la résurgence du « conspirationnisme judéo-maçonnique » à propos de la loge Bnaï-Brith, le discours complotiste semble, à première vue, en nette régression.
    À cela, on peut avancer deux causes :
    Le mouvement de sécularisation de la pensée a touché très fortement le christianisme (et en particulier le catholicisme) qui avait, on l’a vu, constitué le socle principal de cette vision du monde. Régression quantitative d’abord : les valeurs chrétiennes ne sont plus aussi « hégémoniques » (au sens gramscien) qu’elles ont pu l’être dans le passé sur les sociétés européennes. Évolution qualitative également, dans la foulée du concile Vatican II (1959-1962) qui tend à relativiser la dichotomie Bien-Mal et à revaloriser la vie terrestre. Les groupes dits « intégristes »22, héritiers de Pie X et du Syllabus, tels que la Fraternité Pie X (dont nombre d’adeptes se sont ralliés à l’église officielle après le décès de son fondateur Marcel Lefebvre) en Europe, ou le mouvement Tradition-Famille-Propriété (qui subit la concurrence de Causa, émanation de la secte Moon) en Amérique Latine, sont en régression. Il n’est pas certain en revanche qu’il en soit de même aux États-Unis, où l’imprégnation des esprits par la mentalité biblique est encore – et souvent sous des aspects aberrants – très vivace. Au pays des sorcières de Salem et du sénateur McCarthy, le désir de normalisation, exacerbé par le caractère de plus en plus hétérogène de la société, constitue toujours un terrain fertile pour les discours de type conspirationniste. On estime que les sectes satanistes, rendues célèbres par l’affaire Charles Manson23, compteraient environ deux millions d’adeptes, soit environ 1% de la population du pays. Diverses sectes contribuent à la production d’une abondante littérature complotiste, dénonçant bien souvent une secte rivale24. Depuis Docteur Folamour, où Stanley Kubrick met en scène un colonel fou obsédé par un complot communiste visant à empoisonner les réseaux d’eau potable de New York, jusqu’à Coup Double, où Arnold Schwarzenegger incarne un policier soviétique qui, allié à un collègue américain, s’attaque à une conspiration visant à saboter la Détente, le thème du complot est très présent dans le cinéma américain. Plus récemment, une abondante littérature anti-japonaise25 utilise également la thématique du complot. L’ouvrage du colonel Ardant, Le Péril Jaune, paru au début du siècle en France, deviendra-t-il un best seller aux États-Unis ? Un groupuscule dissident du Parti Démocrate, fondé par un certain Lyndon La Rouche diffuse en Europe, sous le nom fallacieux de « Parti Ouvrier Européen », une littérature fortement marquée par la thématique complotiste. Son journal, Nouvelle Solidarité, démontre notamment comment les services secrets britanniques et les écologistes, manipulés dans l’ombre par les jésuites, utilisent le FMI pour imposer un nouveau type de fascisme.
    L’autre facteur explicatif serait une déliquescence du rationalisme classique fonctionnant suivant un enchaînement strict de causalités, au profit d’une vision plus systémique : la société est perçue comme un ensemble de relations complexes et d’interactions où le chef d’orchestre clandestin et tout puissant n’a plus sa place. Cette tendance, amorcée dans les années 50 par la sociologie fonctionnaliste américaine (T. Parsons) s’est vue renforcée récemment par la pensée « post-moderne », incarnée par des auteurs tels que Jean-François Lyotard ou Giovanni Vatimo. Paradoxalement, cette perception que « le monde est compliqué », amplifiée par la surabondance d’informations dont il est difficile de faire la synthèse, peut être l’occasion d’une réapparition, sous des formes renouvelées, de discours faisant appel à une version laïcisée de la « causalité diabolique ».
    Si la théorie du complot a pu dans le passé être considérée, non sans raison, comme une « forme droitière de la paranoïa »26, elle n’a jamais été, tant s’en faut, l’apanage de la droite chrétienne. À la France Juive de Drumont répond Les Juifs, rois de l’époque, du socialiste Toussenel. La Russie soviétique fera également un usage immodéré de la théorie du complot pour justifier les vagues d’épurations successives décidées par Staline : au « complot des ingénieurs » succèderont ceux des droitiers-boukharinistes, des zinovievistes, des militaires, etc. Le thème du complot juif connaîtra un vif regain à l’occasion de l’affaire Slansky ou du « complot des blouses blanches » en 1952. Quelques années plus tard, la Chine maoïste fonctionnera de la même manière. Il faut néanmoins noter que l’optimisme révolutionnaire (ou, pour les plus modérés, la volonté de « changer la vie ») de la gauche européenne, s’appuie sur une culture politique qui se veut analytique et agonale, peu compatible avec la théorie du complot. Mais la chute du communisme en Europe de l’Est et les désillusions consécutives à l’enlisement gestionnaire de la gauche française (où à l’enlisement mafieux de la gauche italienne) laissent un grand vide. L’énergie déployée jusque là dans la lutte des classes va s’investir dans la course à la réussite individuelle ou l’engagement humanitaire. Parallèlement va (res)surgir avec une force renouvelée le mythe de la conspiration fasciste.
    L’antifascisme a longtemps été un thème porteur – et rassembleur – à gauche. En 1934, il permet aux partis communistes européens de se réconcilier avec une social-démocratie jusque là qualifiée de « sociale-fasciste ». Le fascisme français, ce sera pour le Front Populaire les anciens combattants regroupés autour du colonel de la Roque (que la presse collaborationniste appellera quelques années plus tard « Casimir l’enjuivé » et qui mourra en déportation). Pendant les 25 années qui suivirent la fin de la seconde Guerre Mondiale, la gauche (qui se retrouve pour dénoncer le « danger fasciste » incarné par de Gaulle en 1958) est relativement divisée, jusqu’à la signature du Programme Commun en 1972. À l’exception des militants anti-nucléaires qui dénoncent la montée de l’« électro-fascisme », la bête immonde semble définitivement enterrée. Quand Jean Ferrat chante « Ne me dites pas qu’en France nous sommes à l’abri / Des Pinochet en puissance qui travaillent aussi du képi », c’est surtout pour mettre un peu de piquant dans les merguez de la fête de l’Huma. On pense surtout à préparer les lendemains qui chantent. Mais deux ans après l’élection de F. Mitterrand, c’est la douche froide. Entre la défense des grands équilibres à la Bérégovoy, le culte du fric à la Tapie et le moralisme à la Kouchner, les « barbus » se sentent orphelins. Dans le même temps, les revendications identitaires, occultées par des années d’hégémonie marxiste ou progressiste, refont surface tant en Europe que dans le Tiers-Monde. Comme jadis les émigrés de Coblence, les militants déboussolés retrouvent chez les successeurs de l’abbé Barruel des raisons de se battre. Mais cette fois-ci le combat est défensif. Le ventre fécond a donné naissance quasi simultanément à Le Pen, Saddam Hussein et Milosevic. La France ne demanderait qu’à devenir un vaste melting pot, les ex-Yougoslaves ne demandent qu’à s’embrasser et les Arabes se soumettraient volontiers au Nouvel Ordre Mondial si à chaque fois des diablotins nationalistes n’agissaient dans l’ombre pour faire obstacle à l’Ordre Naturel. Peu importe que Le Pen ne soit que modérément arabophile, que les islamistes soutiennent les musulmans bosniaques ou que des nationalistes français ou allemands se battent contre les Serbes sous l’uniforme croate, les « vigilants » vont s’acharner à démontrer la cohérence du Mal, comme hier Léon de Poncins décrivait l’alliance du juif-bolchevik et du juif-capitaliste. Si Drumont tentait de démasquer le « Juif vague », ses successeurs s’inquiètent de la « banalisation du fascisme », qu’il s’agit de traquer partout27.
    Le complot des « rouges-bruns », c’est à dire l’alliance d’une extrême-gauche néo-stalinienne et une extrême-droite fascisante, fit au cours de l’été 1993 la une de certains journaux de gauche français (Le Monde et Le Canard Enchaîné en particulier). Une analyse de ces textes fait ressortir une étrange ressemblance avec ceux de Poncins. On y retrouve la même dialectique acrobatique visant à unifier en un tout cohérent (toujours la cohérence du Mal) des idéologies opposées, mais qui se réconcilient soudain pour mener à bien leurs noirs desseins. Les arguments qui justifiaient le rapprochement des juifs capitalistes et des juifs bolcheviks au sein d’une même conspiration, sont réutilisés presque à l’identique pour « expliquer » le rapprochement de fantomatiques staliniens et fascistes, surgis mystérieusement des décombres de l’Histoire ; là encore, la thématique complotiste sert à justifier l’injustifiable, qualifié cette fois-ci de « vigilance ». Au printemps 1994, un universitaire allemand sera violemment attaqué et roué de coups sur le campus de l’université de Nanterre. Le groupuscule responsable de cette agression tentera de se justifier en affirmant détenir un « dossier » sur la victime. Mais, contrairement à son prédécesseur, ce « protocole » ne sera pas dévoilé.
    On retrouve bien, sous des formes renouvelées, des structures mentales caractéristiques de la paranoïa complotiste, et en premier lieu le refus de comprendre le monde dans lequel on vit.
    Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bêtise immonde.
    Points de vue n°11, 1994  Michel Carlier http://grece-fr.com
    1. Max Weber, Le savant et le politique, UGE 10-18, 1971.
    2. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985.
    3. G. Langmuir, Ni Juif ni Grec.
    4. Norman Cohn, Histoire d’un mythe, 1967.
    5. Augustin Barruel, Mémoire pour servir l’histoire du jacobinisme, Éditions de Chiré, 1973.
    6. Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, t.4.
    7. Le Dialogue aux Enfers entre Montesquieu et Machiavel, Paris, 1864.
    8. cf. Les Protocoles des Sages de Sion, (sous la direction de Pierre-André Taguieff) Berg International, 1993.
    9. G. Batault, Le problème juif.
    10. Léon de Poncins, L’internationale du sang et l’internationale de l’or.
    11. Adolf Hitler, Mein Kampf, NEL, 1934.
    12. cf. L’Histoire, avril 1991.
    13. Léon Poliakoff, La causalité diabolique, Calman Levy.
    14. cf. H. Heine, De l’Allemagne, réed. Poche Pluriel.
    15. Peter H. Merkl, Political violence under the Swastika : 581 Early Nazis, Princeton University Press, 1975.
    16. Sur les rapports entre théorie du complot et paranoïa, cf. B. Schiavetta « Conspirationnisme et délire », in « Le complot », Politica Hermetica, n°6, 1992.
    17. François Furet, Penser la Révolution Française, Gallimard.
    18. Montherlant, La guerre civile, NRF, 1938.
    19. M. Crozier, S. Huntington, T Watanuki, Crisis of democracy, New York, 1975.
    20. cf. Charles Levinson, Vodka Cola, Seuil.
    21. Fondé à l’initiative du prince Bernhard des Pays-Bas, le Bilderberg Group a subi le contrecoup de l’implication de son fondateur dans le scandale Lockheed.
    22. Il existe d’ailleurs toute une littérature intégriste sur Vatican II comme aboutissement d’un complot « moderniste ».
    23. À la tête de ses disciples, Charles Manson, leader d’une secte sataniste, avait assassiné l’actrice Sharon Tate, épouse du metteur en scène Roman Polanski.
    24. cf. Masimo Introvigne « Quand le diable se fait Mormon », in « Le complot », Politica Hermetica, n°6, 1992.
    25. cf. notamment Agents of Influence ou The Coming War with Japan.
    26. Xavier Rihoit, « La théorie du complot, forme droitière de la paranoïa », in Le Choc du Mois, n°31, juillet 1990, p. 27.
    27. Y compris au fond de nous-mêmes, comme nous y invitent André Glucksman ou Tzvetan Todorov.