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culture et histoire - Page 1967

  • De l'homophobie à l'hétérocentrisme

    LA HALDE, cette fameuse Haute Autorité contre les discriminations, doit réellement craindre de sombrer dans le désœuvrement. C'est sans doute pourquoi elle multiplie tous azimuts les études charlatanesques sur les injustices de pacotille salissant selon elle la sacro-sainte République. Si elle s'ennuie trop, nous pourrions fournir à la HALDE quelques pistes de recherches telles : « les homos et le camping », « les homos et le football amateur », « l'homophobie sur l'Ile de Ré » ou, pour changer de registre et cette fois plus judicieusement peut-être, « le racisme contre les blondes (et les blonds) », ou encore « la mise à l'écart par leurs camarades des rouquins au sein des écoles maternelles de la République ».
    Le dernier rapport en date, dirigé par Christophe Falcoz et déjà publié par La Documentation Française (qui a décidément du temps et du papier à gaspiller), ne se distingue pas par sa pertinence puisqu'il est consacré à l'un de ces thèmes caricaturaux, l'homophobie dans l'entreprise, qui constitue, comme chacun le sait, une menace terrible, un prélude angoissant à de futurs massacres fascistes ... Mais derrière les mots anxiogènes, derrière les emphases obligatoires du progressisme tout-puissant se cache une réalité sans démons, sans pogroms et sans victimes. C'est certainement la raison pour laquelle le terme d'homophobie, du reste sémantiquement grotesque, n'est utilisé qu'avec parcimonie par l'auteur qui lui préfère les vocables "novateurs" d'hétérocentrisme ou de microdiscrimination (sic), ou l'expression perverse et kafkaïenne d'« homophobie implicite ». Force en effet est de constater que les divers malheurs mis en exergue par l'enquête sont pour le moins subjectifs, semblant relever d'une sensibilité homo excessivement chatouilleuse.
    La conséquence extrême de cette volonté de trouver une violence même symbolique là où elle n'existe pas est l'illogisme de l'argumentation. « Les enquêtes confirment ( ... ) la faible prise en compte de l'orientation sexuelle dans les politiques RH déjà constatée par la HALDE notamment » avance ainsi l'analyste. Ce qui est une information surprenante dans la mesure où l'on pensait jusque-là que c'était l'inverse qui était considéré comme scandaleux. Désormais, apprend-on, les invertis ressentiraient le besoin de « se dévoiler », d'affirmer leur identité via le coming-out, de répandre la bonne nouvelle autour d'une pizza avec leurs collègues au sein de l'entreprise comme ils le firent auparavant avec Tata, pépé et leurs cousins de gauche dans un petit resto coquet. Dans le même temps, ils prétendent étouffer dans cette société hétérocentriste où régnerait en revanche le « tiers-mondisme intellectuel » et où ils doivent « passer entre les gouttes vitriolées de l'homophobie implicite ». Diable ! Quel dilemme! Comment concilier leur sécurité tout en affirmant leur glorieuse identité ?
    La tâche est rude, d'autant plus que les homosexuels (en particulier ceux interrogés dans cette étude, et, en tout cas, ceux-là) considèrent toutes les critiques qui leur sont faites comme des agressions. 32 % des gays se plaignent des remarques concernant leur coiffure ou leurs accessoires. 40 % ont souffert de celles ayant trait à leur tenue vestimentaire et 26 % pensent avoir été moqués en raison de leurs gestes et attitudes corporels ... On appréciera la gravité du fléau ...
    Lisons le témoignage de l'une des victimes interviewées par notre fin analyste : « Quand on ne s'intéresse ni au foot, ni aux voitures ( ... ) on n'est pas dans ce cercle de subjectivité et on est écarté des promotions. ( ... ) Ces managers ne me trouvent pas assez sociable uniquement parce que je ne m'intéresse pas aux mêmes choses qu'eux. C'est une forme sournoise, car pas déclarée, d'homophobie. » Mais quid des hétérosexuels renforcés que le ballon rond ou les performances des bagnoles à la mode laissent de marbre ? Ne sont-ils pas eux aussi discriminés ? Un homosexuel atteint du VIH se dit constamment enquiquiné par son médecin du travail (catholique précise-t-il). « Un médecin homophobe alors que très tolérant avec les alcooliques qui sont pourtant, affirme-t-il sans sourciller, totalement improductifs ». Où l'on peut parler d'une tolérance à géométrie variable ... Enfin, le rapport insiste sur la situation dramatique vécue par les lesbiennes qui cumuleraient les handicaps sociaux : l'homosexualité et leur statut de femme. Nous n'osons imaginer l'enfer dans lequel évoluent selon la HALDE les lesbiennes noires, obèses et naines. Qui défendra ces malheureuses ?
    François-Xavier ROCHETTE. Rivarol du 11 avril 2008

  • « La démocratie peut-elle devenir totalitaire ? » Actes de l'Université d'été de Renaissance catholique

    En décembre 2012, l'association Renaissance catholique a édité les Actes de sa 17e Université d’été tenue en 2008. Le thème en était : « La démocratie totalitaire ». Ce livre de 406 pages est désormais disponible sous le titre : La Démocratie peut-elle devenir totalitaire ?. F.M.

     A eux seuls, les titres retenus résument l'esprit des organisateurs de ces productions. Pourtant, associer démocratie et totalitarisme s'impose a priori comme un oxymore. Mais une légère lecture en diagonale modifie rapidement cette première réaction.

    La première partie du livre est consacrée aux différentes manifestations de la démocratie à travers les siècles. La deuxième partie montre en quoi notre démocratie française contemporaine glisse insidieusement vers le totalitarisme.

    Une brève évocation de l'intervention de chacun des auteurs devrait permettre de saisir l'essence de leurs propos afin de poursuivre par une lecture soigneuse de chaque texte de ce livre.

    Michel de Jaeghere commence ce livre en comparant « Démocratie athénienne et démocratie moderne ». Alors que le début de son intervention rappelle que le totalitarisme se définit par la prétention de l'Etat à tout régenter, il cite Platon en conclusion pour résumer son message. Ainsi, « ce qui perd la démocratie ce n'est rien d'autre que le désir insatiable de liberté qui conduit les individus à lui sacrifier le bien public. L'habitude de l'égalitarisme donnée par l'égalité politique empoisonne les relations sociales, parce que les hiérarchies naturelles n'y sont plus supportées ni comprises ». Le passage de la démocratie à la tyrannie est alors possible.

    Jacques Trémolet de Villers évoque « Les libertés dans l'ancienne France ». Le début de son texte affirme d'emblée que « Il reste encore beaucoup de choses de la France d'avant dans la France d'aujourd'hui. Et si nous voulons qu'il y ait une France demain, il faudra faire renaître et faire revivre ces libertés de la France d'avant qui sont celles de la France de toujours (…). Cela faisait donc, dans la France d'avant, trois régimes de liberté (…). Pulvériser tous ces corps en individus rendait possible la pulvérisation de toutes ces libertés et la mise en place d'un pouvoir d'Etat agissant à coups de lois et de règlements (…). »

    C'est la période allant de 1789 à 1945 qui intéresse Philippe Conrad avec une question à laquelle répond son texte : « Quelles sont les étapes qui ont permis à la démocratie moderne de s'imposer au XXe siècle comme un rigoureux impératif moral ? » La réponse est dans le titre de son article « L'hégémonie démocratique ». Elle « est aujourd'hui étroitement liée à la prépondérance de la puissance américaine, de “l'empire bienveillant” tel qu'il se désigne lui-même selon la formule de Zbigniew Brzezinski ». La conséquence est alors que : « La démocratie applique depuis très longtemps ce principe selon lequel il ne doit pas y avoir de liberté pour les ennemis de la liberté. Cela, pour la plus grande tranquillité des diverses nomenklatura et classes dirigeantes parasitaires et prédatrices que nous connaissons. Ces classes dirigeantes maintiennent leur pouvoir grâce à un contrôle social et idéologique maximal assuré par les médias. »

    Dans « Les fondements philosophiques de la démocratie moderne », Maxence Hecquart donne quelques repères sur les assises intellectuelles du monde d'aujourd'hui. L'économie lui apparaît comme la référence absolue car : « Seule la matière, le tangible, peut désormais constituer un bien commun. C'est pourquoi le discours de nos politiques est essentiellement économique. » Sa conclusion découle de ce constat: « La démocratie n'est pas le pouvoir du peuple (…). La démocratie moderne n'est intelligible qu'à travers une métaphysique du devenir qui lui donne sa cohérence (…). Elle nie la stabilité des essences et l'ordre du monde, parce qu'elle rejette en définitive l'existence (…) de Dieu. »

    Cette première partie du livre réunissant cinq articles regroupés dans la partie sur : « D'une démocratie à l'autre » se conclut par le texte de Jean-Pierre Maugendre, président de Renaissance catholique. Celui-ci s'intéresse aux relations de « L'Eglise et la démocratie de Pie VI à Benoît XVI ». Il dissocie d'emblée « la démocratie dite classique, qui est un mode, parmi d'autres, de désignation des gouvernants (…), de la démocratie dite moderne, qui prétend être le seul système légitime de gouvernement et qui est devenue aujourd'hui une véritable religion initiatique avec ses dogmes (…). Ce texte très documenté se termine avec un chapitre sur « Benoît XVI et la démocratie » et la dénonciation du relativisme éthique : « Benoît XVI reste fidèle à l'enseignement de son prédécesseur, dénonçant comme lui le relativisme éthique et affinant sa critique de la démocratie moderne par une dénonciation vigoureuse de la dictature du relativisme (…).

    Les fondements intellectuels de la démocratie moderne étant établis par ces auteurs, les six suivants purent développer dans la deuxième partie pourquoi nous vivons « Le totalitarisme démocratique ».

    Martin Dauch voit dans « L'individualisme totalitaire » la cause de tous les dysfonctionnements. Prolongeant le texte de Jean-Pierre Maugendre, il cite le cardinal Ratzinger, devenu pape sous le nom de Benoît XVI, pour qui « l'on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien de définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs ». Ainsi, « l'idéologie démocratique (…) repose sur le principe que toute légitimité s'est incarnée dans l'individu (…). Il ne s'agit pas seulement d'une forme extrême d'égoïsme (…), mais bien de l'émergence d'une idéologie politique qui fait de l'individu la mesure de toute chose ».

    Michel Sarlon-Malassert voit dans cet individualisme le berceau de « La tyrannie de la consommation » à laquelle il oppose la vision de ce qu'il qualifie Les Décroissants dont Serge Latouche, cité, est une des figures connues. Dans le débat avec le public, retranscrit dans le livre, il avance ce qui apparaît comme sa conclusion : « Après avoir été croissante, la production a commencé peu à peu à patiner (…). Tout a changé (…). La proposition est devenue : il faut développer les besoins pour continuer à faire tourner l'appareil de production. »

    J'avoue avoir été indisposé par la lecture du texte, très complet et très technique, du docteur Xavier Dor sur « Les ravages de la culture de mort ». Il y décrit avec détails les mille et une variantes pour faire avorter les femmes. Madame Françoise Dor a cependant conclu dans le débat qu' « il y a une jeunesse tout à fait remarquable, tout à fait militante et que tous les espoirs sont permis ».

    Dans un registre plus accessible et avec humour, Henry de Lesquen détaille ensuite les différentes manifestations de ce qu'il qualifie de « police de la pensée ». Il introduit son propos par le traitement de l'homophobie, mentionnant au passage un bon mot d'Oscar Wilde pour qui « si Adam avait été homosexuel, nous ne serions pas là pour en parler ». Son propos dérive ensuite sur les discriminations que subissent les Français blancs et catholiques face à la volonté des élites de les « caféauliser ». Finalement, c'est, à terme, un statut d'infériorité qu'on cherche à leur imposer. La fin de son texte est un appel à « prendre conscience de la décadence et refuser le désespoir, car la fatalité n'existe pas ».

    Bruno Gollnisch à la fin de l'ouvrage répond à la question : « Qui gouverne en démocratie ? » Sa réponse est limpide : l'Union européenne. Exposant tout à la fois le cadre formel à l'origine de ce constat, mais aussi des anecdotes sur la vie parlementaire au sein de cette institution supranationale, il montre comment tout un ensemble de « pouvoirs » participe à un détournement de la volonté populaire. Face à ces réseaux, il préconise la création d'autres réseaux, tant sur une base nationale qu'internationale. Par des propos prophétiques, il exhorte les lecteurs à « tremper vos mains dans le cambouis, qu'il s'agisse de la politique politicienne ou de tous les autres domaines d'activité dont la reconquête est nécessaire à la renaissance de notre patrie ».

    Enfin, parmi ces textes s'intercale celui de votre serviteur qui avait participé à cette manifestation à la demande du président-fondateur de Polémia. Il put à cette occasion exposer le contenu du livre La Tyrannie médiatique,  Accessoirement, il s’ouvrit à de nouvelles « grilles de lecture ».

    En guise de conclusion à cette recension, Jean-Pierre Maugendre souligne que « L'intérêt de cet ouvrage collectif est de permettre une réflexion quasiment exhaustive sur ce sujet d'une cruciale actualité. En effet, chaque intervenant apporte l'éclairage de sa spécialité et de ses compétences spécifiques, ce qu'une seule personne serait incapable de faire. La formule ainsi élaborée a largement fait ses preuves depuis 20 ans, cet ouvrage étant le quinzième d'une série qui constitue un ensemble sans équivalent pour ceux qui cherchent à réfléchir aux problématiques de notre temps, au-delà du politiquement correct et de la pensée unique. »

    Frédéric Malaval  http://www.polemia.com
    5/01/2013

    Actes de la 17e Université d’été de Renaissance catholique, La Démocratie peut-elle devenir totalitaire ?, Editions Contretemps, nov. 2012, 406 pages.

    Les ouvrages évoqués sont disponibles sur le site de Renaissance catholique

  • Ungern à Bâmiyân

    Ungern à Bâmiyân
    C’est en assistant, comme toute ma génération presque en temps réel, à la destruction des bouddhas monumentaux de Bâmiyân que j’ai compris – au moment même où la grande majorité de mes contemporains occidentaux décidaient d’en faire définitivement le symbole vivant de l’« obscurantisme » et de la « réaction » – à quel point les talibans sont modernes.
    Balayons d’entrée quelques malentendus :

    Premier malentendu : le moment dont je parle n’est chargé pour moi d’aucune sentimentalité factice. Je ne partage absolument pas l’enthousiasme occidental suspect – unissant bobos « agnostiques » et « zids » « judéo-chrétiens » – pour le bouddhisme, dans lequel je vois, philosophiquement, une variante élégante de l’athéisme, et que je soupçonne fort, en tant que forme culturelle, de valoir bien plus par ce qu’il conserve en lui de tradition indienne ancienne que par l’essence même de son message. En règle générale, j’ai appris de Guénon et de la paysannerie transylvaine que les plus hautes civilisations humaines, si tant est qu’elles prennent seulement la peine d’élever des édifices au dessus du sol nourricier, construisent en bois, en glaise, en paille etc. – bien plus souvent qu’en pierre de taille, l’idée même du monument étant, fondamentalement, moderne. On pouvait donc tout au plus s’attendre de ma part à l’agacement bourgeois par lequel je suis conditionné à réagir à tout vandalisme, même à celui qui s’en prend à des trésors que je n’aurais jamais la curiosité d’aller explorer par moi-même. On ne gâche pas, un point c’est tout : idée chrétienne, pas des plus sublimes, mais effectivement chrétienne.

    Deuxième malentendu : l’origine de ma surprise n’était pas le moins du monde le manque de respect de ces fous d’Allah pour les « chefs-d’œuvre d’une autre culture », signe de santé ontologique qu’on retrouve dans la quasi-totalité des civilisations conquérantes et bâtisseuses. Les constructeurs des premières églises, comme plus tard ceux des premières mosquées, n’ont eu aucun scrupule à prélever leurs matériaux sur les ruines des temples de l’Antiquité païenne, voire sur ces temples mêmes, et s’en cachaient si peu que personne n’a jamais pris la peine d’en effacer les motifs, encore visibles de nos jours là où aucune érosion naturelle n’a gommé les traces du « larcin ». Après leurs pillages de monastères, vikings, huns et scythes en tous genres fondaient allègrement l’or des croix et des reliquaires pour forger des bijoux reflétant leur propre mythologie. Le chrétien peut s’en affliger, en raison du sens métaphysique de ces objets. Esthétiquement, on ne perdait pas toujours au change.

    Non. Le détail qui tue, l’emprunte digitale de la modernité dans ce happening taliban en mondovision, c’était le fait même que ces guerriers, qui ne manquent pourtant pas d’ennemis internes et externes, gâchent de la munition pour le seul plaisir de détruire spectaculairement des symboles païens. L’homme de la tradition, s’il n’est pas directement attaqué, attendra au bord du fleuve que le courant charrie à sa hauteur le cadavre de son ennemi, car il est l’homme de la rareté, de la parcimonie, l’homme de ce que le bon peuple de France savait encore désigner sans ambages sous le nom « d’économie », avant que le vandalisme conceptuel du monétarisme, du keynésianisme et autres théories de la « destruction créative » n’en fasse un équivalent approximatif de « machin » et de « truc ».

    J’ai alors acquis la preuve culturelle de ce que je soupçonnais depuis quelques temps : derrière la masse des analphabètes manipulés, les cerveaux du mouvement taliban sont à coup sûr des afghans à peu près aussi traditionnels que Ben Laden, Andreas Baader ou les young leaders du gouvernement Hollande. On peut parier sans risque qu’à l’époque du régime laïc, ils ont porté des jeans, vu des films hollywoodiens (dont, probablement, quelques pornos), écouté du rock et mâché du chewing-gum. Exactement comme les young leaders français expriment leur haine de l’humanité sous la forme d’un anticatholicisme rabique en l’absence de tout catholicisme vivace dans l’hexagone déchristianisé, ces gauchistes d’Allah s’acharnaient festivement sur le cadavre d’une religion qui ne compte plus guère d’adhérents dans leur pays, prouvant par la même leur irrévocable appartenance au monde moderne.

    En effet, l’idée d’une guerre symétrique de la modernité versus tradition est elle-même une légende de la modernité, réservée à ceux qui ignorent l’essence de la tradition. En réalité, la modernité ignore la tradition, aussi complètement que le cancer ignore l’organisme qu’il nécrose. Elle est pure négativité. Seule la tradition est – être dont l’ultime dégradation porte, dans la nomenclature clinique de l’analyse, le nom de modernité. Meurtrière des derniers représentants de la tradition, qu’elle écrase littéralement comme des chiens au bord de la route qui la mène, le plus souvent, vers des matières premières, la modernité n’a cependant pas d’intention homicide à leur égard : elle ne les voit pas. Sa frénésie d’annihilation est avant tout suicidaire, auto-contemptrice et masochiste. Pour qui ressent un tant soit peu intuitivement l’esprit traditionnel, la simple idée de progrès (et donc de progressisme) suffit à trahir cette profonde insatisfaction ontologique de la modernité, son caractère intimement malheureux.

    La destruction des bouddhas était, certes, un acte d’intolérance – condamnable pour moi, non en tant que tel, mais en tant que l’intolérance active est un symptôme univoque de modernité. La tradition est tolérante par mépris, parce qu’elle ne se sent pas plus menacée par l’altérité culturelle que le poisson carnassier par l’apparition d’une nouvelle espèce de prédateur terrestre. Elle ne défend aucune valeur, parce que la valeur, concept éminemment moderne, apparaît sur les ruines de l’être. Etrangère à l’idée de prosélytisme, elle mésinterprète systématiquement la propagande des modernes, dans laquelle elle s’obstine longtemps à ne voir qu’une forme de commerce, de potlatch mythologique, et offre des fétiches et autres amulettes en échange des livres saints que lui distribuent les missionnaires. C’est pourquoi la modernité ne l’emporte jamais pacifiquement, mais toujours et uniquement en massacrant, en affamant, en empoisonnant à l’alcool, en décapitant les peuples pour finalement en acculturer les débris étourdis et vérolés, privés de leur dignité guerrière et territoriale, de leurs élites sacerdotales et de leur sol nourricier. Car la modernité est besoin de reconnaissance, elle est essentiellement, constamment hors d’elle – sujet de l’hétéronomie et de la furie.

    En tant que héros de la modernité, les talibans avaient donc littéralement besoin des bouddhas monumentaux de Bâmiyân, de même que les young leaders – en l’absence, à court terme tout du moins (mais ce court terme est l’horizon absolu de la mascarade démocratique) de tout enjeu concret lié à leur projet/blasphème de « mariage pour tous » – ont besoin de l’association Civitas et autres hologrammes du zombie de feu le catholicisme français pour exister. La modernité est une dialectique, une combustion qui s’autoalimente et ne survit qu’à condition de consumer tout ce qui entre en contact avec elle.

    C’est pourquoi la modernité, devenue consciente d’elle-même en tant que postmodernité hégémoniquement incarnée par l’élite mondialiste/sataniste, n’a pas de pire ennemi que les réconciliateurs – que ces figures de l’apaisement, de la stabilisation, du refroidissement des machines, que sont, par exemple, dans leurs contextes respectifs, V. Poutine et M. Ahmadinejad. Il n’y a donc rien de paradoxal dans sa complaisance plus ou moins secrète – et allant bien souvent au-delà de simples ententes tactiques – pour des mouvements et des figures (les talibans et le wahabo-salafisme, Limonov, Breivik) violemment opposés aux symboles de la modernité occidentale, ou du moins, rien de plus paradoxal que l’attirance qu’éprouve le masochiste pour le sadique.

    Autant, en Occident, le grand public lobotomisé tend à dramatiquement méconnaître le degré de cynisme opérationnel des organisateurs de la mondialisation libérale, autant le dissident occidental moyen, souverainiste, socialiste national etc. est porté à sous-estimer – dans un tout autre sens néanmoins – leur degré de sincérité principielle, c’est-à-dire d’adhésion intime au programme de la modernité. Bien sûr que, face à la faiblesse des autocraties arabes pro-sionistes et des partis libéraux de Russie, l’Empire a été amené à considérer d’une part les salafistes, d’autre part les Nasbol de Limonov et autres formes de l’extrême-droite russe comme une alliance de revers contre, respectivement, Assad, Ghaddafi & Co. et Poutine. Mais c’est profondément méconnaître la postmodernité que de s’imaginer les élites satanistes armant et finançant ces alliés de fortune avec une grimace de dégoût, en se pinçant le nez. Bien au contraire : avant même de devenir stratégiquement exploitables sur un plus vaste échiquier, ces guérillas idéologiques étaient leurs alliés ontologiques : des créatures déracinées/déracinantes, malheureuses et narcissiques, d’autant mieux polarisées qu’elles sont vides, enfantées par la dialectique de la modernité et l’enfantant en retour ; des être brûlants.
    Pour qui sait identifier la modernité dans ses détails les plus quotidiens et les moins « philosophiques », ce résultat analytique n’a rien d’une surprise : comme en général l’extrême-droite européenne, les Nasbols crient leur foi sur les rythmes sataniques du hard rock, en pensant sincèrement – c’est l’un de ces aspects vaguement pathétiques de la modernité périphérique, décalée, mimétique – que l’insertion dans ses textes hurlés d’allusions à des fétiches langagiers nationalistes suffit à en modifier le sens (lequel est en réalité tout entier dans l’inhumanité du rythme et de l’instrumentation, c’est-à-dire précisément dans ce que l’esthétique moderne, sous le nom de « style », considère comme une caractéristique formelle), tandis que les « djihadistes » syriens – représentants dans le monde islamique des mêmes catégories sociologiques d’âge, de conditions, de formation etc. – consomment des drogues dures au front – un type de stupéfiant non seulement proscrit in abstracto par l’islam, mais surtout historiquement absent de toutes les cultures alimentaires, islamiques ou non, de leur région (et d’ailleurs de la plupart des grandes aires anthropologiques traditionnelles).

    Quel que soit par ailleurs leur sens analytique et leurs origines culturelles, des expressions comme « National-Bolchévisme » ou « Djihad » sont donc, dans un tel contexte, l’équivalent fonctionnel exact de « Death Metal », « Hell Angels », « Sepultura » et autres éléments similaires du folklore linguistique du Woodstock global ininterrompu, dans lequel, des cheiks rivaux des bandes libyennes ou syriennes jusqu’aux menus gourous de l’extrême-droite blanche groupusculaire, tous les leaders (je choisis cet anglicisme fonctionnaliste à dessein, par opposition à l’organicité connotée par « chef ») reproduisent le paradigme Mike Jager de l’individualité prédatrice, de l’intouchable devenu roi sans ascendance ni descendance d’un royaume sans aristocratie, du gourou New Age et mâle alpha de la partouze. De ce point de vue, l’exemple du dandy bisexuel Edouard Limonov est particulièrement précieux, dans la mesure où son exceptionnelle intelligence et le nietzschéisme de bazar dont, face à des interlocuteurs généralement trop mal équipés conceptuellement pour en rire, il couvre ses contradictions lui permettent, par exception, d’exprimer, y compris sous forme d’œuvre littéraire, l’identité culturelle foncière, ici pointée du doigt, du leader terroriste et de la rock-star (tirer sur Sarajevo et sucer des bites de dealers) – beaucoup plus clairement, en tout cas, que ne pourraient par exemple le faire les officiers de l’ASL syrienne, superficiellement empêtrés dans la dogmatique, dont il ne comprennent pas un traître mot, d’une religion momifiée.

    C’est à l’aulne de ces quelques réflexions qu’on pourra à présent mesurer toute l’ambiguïté d’un phénomène comme la récente commémoration internationale, sous l’impulsion de milieux eurasianistes, de la figure du baron Ungern von Sternberg. Dans une perspective moderne, c'est-à-dire en considérant Ungern comme une individualité engagée, portant témoignage en faveur de telle ou telle idéologie opposable à telle autre en vertu de leur interchangeabilité foncière, cette commémoration ne sera jamais qu’un nouveau rite d’extrême-droite, dans la longue série des ritualisations plus ou moins réussies de l’anticommunisme, finalement soluble dans l’antitotalitarisme de la mondialisation libérale. Des indices stylistiques (comme l’usage fréquent du rock dans les fonds sonores) me laissent craindre que beaucoup des acteurs de ces commémorations ne soient pas culturellement en mesure de dépasser cet horizon de perception.

    Sous l’attribut (pour le dire dans un dialecte spinozien) de la tradition, en revanche, la courte et brillante trajectoire terrestre du baron Ungern von Sternberg n’a pratiquement rien en commun avec la dialectique typiquement moderne entourant la querelle, finalement marginale et datée, du bolchévisme. Indépendamment de l’identité, et plus encore de l’idéologie de ses adversaires, ce qui rend unique et anachroniquement stupéfiant le phénomène Ungern, c’est son style – à savoir, pour le dire vite : l’apparition, en plein milieu d’une guerre moderne, c’est-à-dire soldatesque et – en dépit d’une relative arriération technologique par rapport à l’Europe de l’Ouest – technique, d’un chef de guerre capable de conduire, même de façon peu durable – des guerriers (les uns asiates et plus ou moins « vernaculaires », les autres blancs, comme lui transfuges du militarisme moderne) à la victoire, et donc – à la faveur, certes, d’un contexte géographique bien particulier, qui n’est autre que la quintessence de la spécificité eurasienne – d’inverser le temps, de retourner le sablier apparemment inamovible du progrès, et ce, non du fait d’une résistance de la matière inerte, le temps d’une panne périodique du moteur de la modernité (comme en produisent, par exemple, les crises cycliques du capitalisme), mais d’une façon qu’on peut supposer consciente, plaçant ainsi le phénomène Ungern dans le cas rarissime du dépassement autre que post-moderne de la dialectique de la modernité, germe de possibilité d’une autre mondialisation, à savoir grosso modo de ce qu’A. Douguine appelle – par opposition à la mondialisation thalassocratique – la « Géopolitique de la Terre Sèche ».

  • Comme en des creusets brûlants

    Montmirail, 18 juin 1940.
    Journal de Ernst Jünger

      Dans la matinée, une colonne de plus de dix mille prisonniers français traversa la ville. Elle était à peine surveillée. On ne voyait que quelques sentinelles qui les accompagnaient, baïonnette au canon, pareilles à des chiens de berger. On avait l'impression que ces masses harassées et proches de l'épuisement se hâtaient d'elles-mêmes vers un but inconnu. J'étais à l'école, et comme j'y disposais d'une centaine de Français et de Belges pour l'exécution des travaux de déblayage, j'envoyai réquisitionner dans un magasin des caisses remplies de biscuits et de boîtes de viande en conserve et ordonnai de les distribuer. Je fis encore verser du cidre, mais la colonne défilait en rangs si larges qu'à peine un homme sur vingt recevait sa part.

      Je voyais pour la première fois souffrir dans un espace restreint des masses aussi grandes ; on se rend compte qu'on ne peut plus distinguer les individus. On remarque aussi l'allure mécanique et irrésistible qui est propre aux catastrophes. Nous étions debout derrière la grille de la cour de l'école et nous tendions des boîtes de viande et des biscuits, ou les répandions dans le maquis de mains qui s'allongeaient vers nous, à travers les barreaux. Ce détail, surtout, avait quelque chose de troublant. Les suivants poussaient pour avancer, cependant que les hommes qui étaient au premier rang se bousculaient lorsqu'un biscuit tombait à terre. Afin que les plus éloignés dans chaque rangée reçussent aussi leur part, je fis jeter des boîtes de bœuf par-dessus la colonne, mais tout cela n'était qu'une goutte d'eau dans la mer. Plus de douze fois je tentai de lancer une boîte à un vieux soldat qui marchait clopinant — elles lui furent toutes arrachées dans un grouillement de mains, jusqu'à ce qu'enfin je le vis disparaître dans le flot. Un peu plus tard je donnai à la sentinelle l'ordre de faire entrer un très jeune soldat, pour le nourrir — elle en ramena un autre, qui d'ailleurs était lui aussi resté sans manger depuis deux jours. Le vacarme de ce défilé était dominé par la voix d'un crieur que Spinelli avait posté sur le mur et qui réclamait un tailleur, car notre linge avait grand besoin d'être reprisé. Ils passèrent ainsi comme une image du flot sombre de la destinée elle-même, et c'était un spectacle étrangement excitant et instructif que nous observions derrière la protection des grilles. La plupart de ces hommes étaient déjà complètement hébétés et ils ne posaient que deux questions : «Leur donnerait-on à manger?»«La paix était-elle signée?» Je fis répondre que Pétain avait proposé un armistice. Ils me lancèrent alors cette question désespérée : «L'armistice était-il signée?» L'inestimable valeur de la paix apparaissait à l'évidence.

      En queue de la colonne dont le passage dura près de deux heures, je vis paraître un groupe d'officiers grisonnants, porteurs de décorations de la grande guerre. Eux aussi avançaient avec peine, traînant les pieds, la tête basse. Leur vue me saisit ; je fis ouvrir la grille et les fis introduire dans la cour. Je les invitai à dîner et à passer la nuit sur place. Après les avoir remis au coiffeur, je ne tardai pas à les revoir, la mine reposée, assis autour d'une longue table dressée dans la cour, auprès de la cuisine. Nous eûmes une soupe excellente, de la viande, du vin en abondance, et surtout nos soldats firent preuve d'un politesse si naturelle que notre réception fût des plus réussies. Ces hommes exténués étaient visiblement dans l'état de dormeurs qui voient un affreux cauchemar prendre tout à coup une tournure favorable. Ils étaient encore étourdis par la défaite. Leur demandant s'ils s'expliquaient les raisons de cet effondrement si subit, j'appris qu'ils l'attribuaient aux attaques des bombardiers en piqué. La liaison, l'arrivée des réserves et la transmission des ordres s'en étaient trouvées empêchées dès le commencement, après quoi les armées avaient été découpées en morceaux par les armes rapides, comme au chalumeau. À leur tour ils me demandèrent si je pouvais définir les causes de notre succès — je répondis que je le regardais comme une victoire du Travailleur, mais il me sembla qu'ils ne comprenaient pas le vrai sens de ma réponse. C'est qu'ils ignoraient les années que nous avons vécues depuis 1918 et les leçons que nous avons recueillies comme en des creusets brûlants.

    http://www.nouveau-reac.org

  • La guerre qui vient: de la contre-insurrection rurale à la contre-insurrection urbaine

    «La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens» (Clausewitz). La technologie la plus sophistiquée constitue la modalité contemporaine de la guerre (…). La gauche radicale n’a pas l’habitude de s’intéresser à la politique militaire. Pourtant la guerre est partout. Non seulement sur les champs de bataille. Mais aussi sur les écrans et les consoles de jeux. A tel point qu’on pourrait parler d’un complexe militaro-industriel-ludique. La guerre est devenue un divertissement à part entière. Nos villes s’équipent insidieusement pour la guerre. Une guerre de classe. La mondialisation marchande est une mondialisation armée.
    Par Claude Luchetta (septembre 2012).
    Ce que je voudrais montrer c’est qu’une nouvelle stratégie militaire se met en place à l’ombre des états impérialistes. Stratégie qui construit ses propres cibles et délimite un nouvel espace géographique et mental.
    Pour contrer la baisse  tendancielle du taux de profit, le capital investit massivement dans les  armes de haute technologie.
    Cette réorientation stratégique de l’impérialisme s’inscrit dans un contexte marqué par :
    - La fin de la guerre froide.  L’ effondrement de l’URSS semble dégager l’horizon pour une l’hégémonie américaine. Une hégémonie aujourd’hui fragilisée. Du même coup, l’ancien ennemi s’évapore (le péril rouge). Il faut reconstruire un  ennemi adaptée à la nouvelle donne géostratégique et incarnant le mal absolu.
    - L’approfondissement de la crise provoquée par la financiarisation de l’économie. A noter qu’aux Etats-Unis le taux de profit décline dès septembre 2006. C’est à dire bien avant la crise. Il y a conjonction entre une crise économique mondiale et une crise de la domination américaine.
    - Le développement exponentiel des nouvelles technologies qui permettent de classer, repérer, poursuivre et cibler. Ces nouvelles technologies constituent l’un des vecteurs de la mondialisation libérale.
    - Le déplacement des conflits des zones rurales vers les zones urbanisées ou semi-urbanisées des grandes métropoles en voie d’expansion. Bref du Vietnam on passe à Bagdad, Kaboul, Gaza. Demain: Téhéran ? J’y reviendrai.
    Depuis 2001, La notion de «guerre illimitée au terrorisme» a pour horizon une guerre civile impitoyable et sans fin. La guerre est à elle-même son propre but. La guerre devient permanente et se fragmente en guerres régionales. Guerres régionales qui mettent en oeuvre des forces non-étatiques. La guerre recourt de plus en plus aux troupes mercenaires. Ces dernières représentaient en 2005, la deuxième force d’occupation en Irak.
    Si la guerre devient illimitée dans l’espace et dans le temps, l’ennemi n’est plus qu’un monstre insaisissable. Un monstre qu’il faudra finir par exterminer. Aucune paix n’est possible.
    Le terroriste  échappe à tout statut juridique ou social. Il est un criminel pathologique. Rien ne s’oppose à sa liquidation. La notion de guerre au terrorisme permet d’évacuer toute dimension politique des conflits. La mondialisation libérale suscite d’ailleurs une crise sans précédent du politique.
    Non pas que l’intervention de l’Etat soit devenue inutile. Etat qui serait réduit à son rôle purement régalien. Au contraire. «La concurrence libre et non faussée» ne peut s’exercer qu’à partir de l’intervention de l’appareil d’Etat. Intervention législative, juridique, policière, militaire. L’économie de marché n’est pas une donnée naturelle mais une construction étatique. Dans le cadre du néolibéralisme, le capital financier s’associe à l’Etat afin d’élaborer de nouvelles règles de fonctionnement.
    Dans un premier temps je montrerai comment on est passé du rural à l’urbain. Les cibles militaires de l’impérialisme ne sont plus directement situées dans les rizières, les forêts ou les terres arides mais plutôt dans les villes, les banlieues, les ghettos, bidonvilles et favelas. Puis dans un deuxième temps je montrerai comment la capital financier a structuré un nouvel urbanisme placé en permanence sous contrôle. La guerre robotique met en oeuvre les nouvelles technologies permettant de cibler et de tuer ce nouvel ennemi abrité dans les profondeurs des nouvelles mégalopoles. Enfin, nous verrons justement comment «la stratégie du choc» parfaitement analysée par Naomi Klein permet d’éclairer la nouvelle politique militaire de l’impérialisme.
    2 – Du rural à l’urbain
    Les guerres coloniales se déroulent dans un environnement principalement rural (Indochine, Algérie, Vietnam). L’ennemi est un indigène-partisan (Viêt, guérilléro, fellagha) enraciné dans son milieu. Cet ennemi ne se distingue guère du civil. Il est caché au sein d’une population essentiellement rurale. Il se fait à la fois invisible et omniprésent. Durant la guerre d’Algérie, la DGR (Direction Générale du Renseignement) propose de quadriller le territoire algérien. Quadrillage qui consiste à répertorier l’ensemble des habitants, leurs lieux de vie et leurs mouvements pour les surveiller en permanence. L’objectif est de couper la population du maquis. Lors de la bataille d’Alger en 1957, le Dispositif de protection urbaine (DPU) a pour objectif de rationaliser l’emploi de l’armée en ville en mettant en oeuvre un quadrillage de la ville et, plus particulièrement, des quartiers musulmans. Ce dispositif devait éviter le retour en ville du FLN et favoriser la mobilisation en cas de crise. C’est d’ailleurs ce dispositif qui a constitué un des points d’appui du coup d’Etat du 13 mai 1958.
    Face à la guerre froide, paniquée par la perte de l’Empire et la menace révolutionnaire,
    une partie de la classe dominante est convaincue de la nécessité du contrôle total de la population.
    La guerre coloniale devient le laboratoire de ce projet. Le général Allard déclarait en 1956 : «L’étude de la guerre révolutionnaire n’est pas, ne doit pas être l’apanage des seuls militaires, car la guerre révolutionnaire n’est pas dans son essence une guerre militaire de conquête territoriale, mais une lutte idéologique de conquête des esprits, des âmes.» La propagande devient une arme essentielle dans la contre-révolution.
    Ce qui s’est passé à Paris le 17 octobre 1961 constitue un tournant. La manifestation de la  population musulmane a été gérée comme une véritable émeute armée. La police elle-même était armée. Il y eut planification systématique de la répression. La figure de l’indigène-partisan a été détruite  symboliquement et physiquement. A partir des années 1970, on reconstruit la figure de l’ennemi intérieur sur une base socio-ethnique. Désormais, l’espace urbain sera quadrillé par un dispositif. militaro-policier qui va ouvrir la porte au modèle sécuritaire. A partir de 1990, à la suite des révoltes dans les quartiers populaires (Vaulx-en-Velin, Sartrouville, Mantes-la-Jolie et Meaux) les renseignements généraux se reconvertissent dans la surveillance «des subversions cachés dans les cités».
    La défense opérationnelle du territoire (DOT) planifie la poursuite et l’élimination de l’ennemi intérieur depuis 1962. L’instauration du plan Vigipirate en 1978 accentue le quadrillage et la surveillance du territoire, intensifie les niveaux d’alerte, les patrouilles en armes et la psychose de peur. Il s’agit d’une politique délibérée de mise en condition de l’opinion publique.
    Le colonel Jean-Louis Dufour, spécialiste de la guerre en milieu urbain écrit en 1992 dans la revue Défense nationale:
    «Terroriser et démoraliser l’adversaire et  donc détruire ses cités sont deux exigences de la guerre totale…la ville est l’objectif majeur des guerres civiles.».
    Du 25 au 28 février 2008 se tient au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie  un exercice commun gendarmerie-police-pompiers permettant de tester plusieurs opérations de maintien de l’ordre en milieu périurbain sensible. Sont employés: tireurs d’élite et véhicules blindés. Désormais c’est la vie urbaine qui est progressivement placée sous surveillance et militarisée. Ce phénomène va se développer et s’amplifier dans toutes les grandes métropoles américaines et européennes. Il s’agit maintenant de contrôler et de criminaliser les populations des grandes métropoles.
    Les banlieues françaises sont désormais considérées comme des «colonies intérieures»
    Les années 1990 constituent un tournant. De 1989 à 2000, 23 émeutes dans le monde ont été déclenchées par la mort d’un jeune. La responsabilité des forces de l’ordre a toujours été engagée. On peut citer la France, les Etats-Unis, la Chine. La mondialisation et la hausse des prix alimentaires sont au coeur des émeutes à Kinshasa en décembre 1990. Les grandes villes de la république du Congo en septembre 1991 et janvier 1993, du Venezuela de mars à juin 1992, du Brésil, etc. sont le théâtre,  d’émeutes de la faim. En novembre 1999, le mouvement altermondialiste affronte les forces de police à Seattle. En 2001, c’est la manifestation contre le G8 à Gênes. Manifestation contre laquelle les forces de l’ordre mettent en place une véritable stratégie militaire. En France, c’est l’embrasement des banlieues de novembre 2005, les émeutes de Cergy, Saint-Dizier, Vitry-le-François et le Champ-de-Mars de Juin  2008, d’Asnières le 14 juillet. Entre 2006 et 2008, l’Etat assiège la ville d’Oaxaca au Mexique. Le port marocain de Sidi Ifni a fait l’objet d’un raid militaire à la suite d’un banal conflit sur l’emploi. La ville de Redeyef dans le sud tunisien, à la merci du monopole des mines de phosphate, a connu des émeutes alternant avec des offensives militaires  pendant six mois, de janvier à juin 2008. Silence total des médias.
    Une nouvelle configuration de la révolte  se met en place. L’intervention des forces de l’ordre se militarise.
    «Guerre aux frontières, ennemis à l’intérieur. Ennemis aux frontières, guerre à l’intérieur. La confusion des genres qui ouvre à la militarisation de l’action publique et à la déqualification symbolique de pans entiers de la population peut alors se généraliser. C’est exactement la logique qui a été adoptée par la politique du gouvernement français vis-à-vis des banlieues.»  Alain Bertho.
    3 – Le nouvel urbanisme
    L’espace urbain devient progressivement un point de focalisation déterminant de la lutte politique et de la guerre de classes.
    La ville constitue le lieu de valorisation par excellence du capital  financier et symbolique. La financiarisation libérale colonise l’espace urbain. Au centre ville, on cherche à se retrouver entre soi. C’est le phénomène    de gentrification combiné au développement des banques, bureaux, commerce de luxe, musées et  quartiers réservés. La mégalopole se construit ainsi par l’exclusion. David Harvey montre comment aux Etats-Unis en 2007 «quelques deux millions de personnes, principalement des mères célibataires et leur famille, des Afro-Américains vivant dans les grandes villes  et des populations blanches marginalisées,  de la semi-périphérie urbaine, se sont vus saisir leur maison et se sont retrouvés à la rue. C’est ainsi que de nombreux quartiers des centres-villes et que des communautés périurbaines entières ont été dévastées à cause des prêts consentis par les prédateurs des institutions financières.». Dans les mégalopoles des pays pauvres et émergents, les agences de développement financées par la banque mondiale bâtissent et protègent des «îlots de cyber-modernité au milieu des besoins urbains non  satisfaits et du sous-développement général.» (Mike Davis). La mégalopole monstrueuse devient un lieu de relégation sociale. Elle est perçue comme une obscure menace par les classes dominantes. Désormais, la doctrine de la guerre sans fin renforce la militarisation de la vie urbaine. Les grandes métropole mondiales organisent les flux financiers, façonnent le territoire et le développement géographique. «Avec leurs marchés boursiers, leurs technopoles, leurs salons de l’armement et leurs laboratoires d’Etat dédiés à la recherche sur de nouvelles armes, ces villes sont les cerveaux du processus actuel de mondialisation dans lequel la militarisation joue un rôle majeur.» (Stephen Graham). Les nouvelles techniques militaires urbaines  favorisent un urbanisme de plus en plus prédateur et permettent de mettre en place des infrastructures hypermodernes dédiées à la financiarisation, à la consommation de luxe et au tourisme. Du même coup, «les forces ennemies» se dissimulent dans l’environnement urbain et les zones industrielles. Il faut domestiquer la ville. Cette domestication passe par la mise en place d’une technologie hypersophistiquée. Ces techniques élaborées dans les laboratoires militaires transforment les armées occidentales en forces contre-insurrectionnelles high-tech. Chaque citoyen est une cible potentielle pouvant être identifiée et surveillée en permanence. Les grandes agglomérations mondiales deviennent potentiellement les principaux champs de bataille.
    A noter que dans de nombreux pays occidentaux, les zones rurales et périurbaines sont devenues le coeur du militarisme et du patriotisme le plus archaïque. Stephen Graham remarque que les ruraux sont majoritaires au sein de l’armée américaine. Entre 2003 et 2004, 44,3% des soldats morts au combat au cours des opérations en Irak étaient issus des agglomérations de moins de 20 000 habitants. La culture militaire américaine se caractérise par la haine des villes imaginées comme des lieux de décadence. Mutatis mutandis, on peut rapprocher ce phénomène de l’implantation rurale et périurbaine du vote Front National en France. L’isolement géographique, la fragmentation sociale, la dissolution des rapports de solidarité favorisent la construction des réflexes de peur et des crispations identitaires.
    Le nouvel urbanisme libéral doit tout à la fois valoriser et consolider les grands pôles économiques et financiers tout en contenant dans d’étroites limites les populations considérées comme dangereuses, capables de mobilisation sociales ou de terrorisme infrastructurel. Il faut séparer les grandes villes du nord des multitudes menaçantes situées aux delà des barrières urbaines. Les manifestations, la désobéissance civile, le militantisme syndical sont criminalisés et considérés comme des actes de guerre urbaine nécessitant une réponse militaro-policière adaptée.  D’où la mise en place des projets de guerre high-tech. Une guerre propre et vertueuse !
    4 – Les villes sous contrôle
    La puissance militaire doit se déployer aussi dans l’espace urbain. Pour les experts du Pentagone, il faut pouvoir identifier et suivre les «cibles de guerre non conventionnelles», telles que «les individus et les groupes insurgés ou terroristes qui ont la particularité de se mêler à la société.».
    La surveillance et le renseignement se concentrent désormais sur des techniques d’extraction de données, de pistage et de surveillance. La vidéosurveillance se démultiplie. Par exemple, les anglais sont surveillés par près de 2 millions de caméras. En France, les drones surveillent les Cités depuis plusieurs années. La biométrie, l’iriscopie, l’ADN, la reconnaissance de la voix, du visage, de l’odeur et de la démarche permettent de coder et de pister toute personne suspecte ou tout individu qui passera les frontières. Une agence américaine liée à la défense (Darpa) envisage de mettre au point un programme de détecteurs censés rendre les édifices urbains transparents. D’autres branches de la recherche militaire développent de nouveaux radars intégrés à d’énormes dirigeables qui survoleraient en permanence les villes occupées afin de réaliser des collectes massives de données. Des essaims de micro et nano-capteurs pourraient être lâchés dans les villes pour fournir de l’information aux armes automatisées. Des robots tueurs son déjà à l’oeuvre sur les terrains d’opération. En 2006, les premiers robots armés de mitrailleuses et contrôlés à distance ont été utilisés à Bagdad. En 2007, l’armée israélienne annonce que la frontière entre  Israël et Gaza sera la «première frontière automatisée» au monde avec des snipers robotisés.
    L’armée américaine se concentre désormais sur les techniques de ciblage et de  géo-localisation par satellite. Une guerre appuyée sur les réseaux est envisageable. Cette guerre devient une guerre propre et indolore pour la domination militaire américaine. Bref, on assiste à un tournant high-tech et urbain de la guerre. Les systèmes de surveillance doivent permettre de scruter tous les détails de la vie quotidienne dans les zones urbaines. La première étape est constituée par la surveillance permettant d’alimenter les bases de données. Une deuxième étape est caractérisée par «le développement d’armes terrestres et aériennes robotisées qui, une fois connectées aux systèmes de surveillance et d’identification (…) seront déployées pour (…) détruire sans relâche et de manière automatique.» (Stephen Graham). Les chercheurs de l’armée américaine développent déjà le concept d’insectes robotisés et armés qui reproduiraient le vol des insectes biologiques. On pourrait même envoyer des essaims de micro-robots volants qui pourraient s’attaquer à l’ADN d’un individu et lui injecter des armes biologiques dans le sang. Il est vrai que la mentalité  américaine est fascinée par la littérature science-fictionnelle. Cette fascination est largement exploitée par le complexe militaro-industriel et par l’industrie du divertissement. La guerre robotique est partout. Dans les jeux vidéo, les films et les  romans.
    Cette préparation à la guerre construit également des simulacres urbains destinés à conditionner et entraîner les futures troupes de l’impérialisme dominant. Une centaine de villes en miniature sont en construction autour du globe. La majeure partie se trouve aux Etats-Unis. D’autres sont situées au Koweït, en Israël, en Angleterre, en Allemagne et à Singapour. Elles simulent les villes arabes et les villes du tiers monde.  Ces villes artificielles mobilisent tous les clichés racistes: orientalisme de pacotille, magma labyrinthique, absence de société civile. Les insurgés sont coiffés de keffiehs et armés de kalachnikovs AK47 et de lance-roquettes. Ces villes ne sont que des théâtres opérationnels aptes seulement à recevoir les marchandises produites par les multinationales. En quelque sorte, ce sont des villes poubelles dépourvues de toute humanité. Il existe un simulacre électronique de Jakarta. Une portion de la ville de  vingt kilomètres carrés a été numérisée dans tous ses détails avec une reproduction en trois dimensions. Une ville palestinienne a été reconstituée par des ingénieurs américains dans le désert du Néguev. Des jeux vidéo proposent même une réplique virtuelle de Bagdad. «L’armée américaine considère que jouer aux jeux vidéo est une forme d’entraînement militaire préalable tout à fait efficace.». Les systèmes de contrôle des drones s’inspirent directement des consoles Playstation. D’une certaine façon, la robotisation rend la guerre acceptable et la violence propre. La mort, le sang, la souffrance et les cris s’évaporent au profit du divertissement.
    L’armée américaine s’inspire directement des pratiques israéliennes. La bande de Gaza est devenue un véritable laboratoire. L’armée israélienne y a expérimenté des nouvelles techniques de contrôle et de guerre anti-insurrectionnelle. Cette guerre s’accompagne du déni total des droits accordés aux populations palestiniennes. Le mur de béton érigé en Cisjordanie sert de modèle aux troupes américaines afin de quadriller les quartiers de Bagdad. Israël se pose en exemple planétaire de l’urbanisme militaire contre-insurrectionnel et devient le quatrième plus gros exportateur d’armes et d’équipement de sécurité au monde. A la suite de la guerre au Liban en 2006, Israël a connu l’une de ses meilleures années au plan économique. La bourse de Tel-Aviv a gagné 30 %.
    Il faut noter que cette hyper-sophistication de la guerre se combine avec une accélération de la tendance à la privatisation. La guerre est sous-traitée.
    En Irak, les services de santé, les hébergements, l’approvisionnement et le soutien logistique  sont privatisés. Il y a convergence entre le gouvernement américain obsédé par les nouvelles technologies de l’information et les industries de la sécurité. Naomi Klein considère qu’il s’agit de «a définition même du corporatisme: la grande entreprise et le gouvernement tout puissant combinant leurs formidables puissances respectives pour mieux contrôler les citoyens.»
    5 – Le capitalisme du désastre
    Cette domination médiatico-sécuritaire relève à la fois d’une machine à commander et d’une machine à produire du spectacle.
    Machine à commander parce qu’elle exerce un pouvoir réel d’injonction et de contrôle sur les populations. Machine à spectacle parce qu’elle cherche à mettre en scène les menaces pour susciter peur et résignation. En France, les quartiers populaires sont soumis à une surveillance et à une répression expérimentales liées à la mise en place, à l’échelle mondiale, du capitalisme sécuritaire.
    La guerre qui vient cherche à créer un enfer urbain. C’est à dire à démoderniser, en particulier, les villes et les sociétés du Moyen-Orient. C’est à dire à détruire leurs infrastructures vitales, à rejeter les habitants au-delà du centre ville et à leur dénier tout droit. L’US Air Force  proclamait qu’elle bombarderait l’Afghanistan  jusqu’à ce qu’il «retourne à l’âge de pierre.». A propos de l’Irak, le sous-secrétaire général des Nations-Unis Martti Ahtisaari, faisant état de sa visite en Irak en mars 1991 déclare: «Presque tous les moyens de subsistance de la vie moderne ont été détruits ou  fragilisés. L’Irak a été relégué, pour encore quelques temps, à l’ère préindustrielle, mais avec tous les handicaps liés à une dépendance postindustrielle reposant sur une utilisation intensive d’énergie et de technologie.». La majorité des décès (111 000 personnes) sont attribués aux problèmes de santé de l’après-guerre. L’UNICEF a estimé qu’entre 1991 et 1998 il y avait eu plus de 500 000 morts excédentaires parmi les enfants irakiens de moins de cinq ans.
    L’ultralibéralisme met à contribution crises et désastres naturels pour imposer partout la loi du marché et la barbarie spéculative. C’est ce que Naomi Klein appelle «le capitalisme du désastre». La guerre en Irak est exemplaire de ce point de vue. Elle accouche d’un «modèle de guerre et de reconstruction privatisée». Ce modèle est exportable dans le monde entier. Toute entreprise liée à la haute technologie (biotechnologie, informatique, télécom) peut facilement se présenter comme dédiée à la sécurité et justifier des mesures draconiennes en termes de ciblage et de surveillance. On peut penser que la guerre sans fin finisse par éradiquer la démocratie elle-même. Rien ne peut rester extérieur à la guerre totale.
    Mais la guerre robotisée se heurte à ses propres limites. La crise de l’hégémonie américaine est accentuée par les échecs en Irak et en Afghanistan. Les effets dramatiques de la crise économique amplifient la menace de déstabilisation intérieur. Un ancien officier de l’armée de terre notait en 2008:

    «L’extension massive de la violence à l’intérieur des Etats-Unis contraindrait l’appareil de défense à réorienter ses priorités en urgence afin de défendre l’ordre intérieur fondamental et la sécurité humaine.»

    L’espace urbain virtuel,  numérisé par les laboratoires militaires, ignore la dimension humaine. Il  néglige l’homme dans sa dignité, dans sa capacité de résistance et de solidarité. Il ne prend pas en compte l’opinion publique internationale. De New-York à Athènes et de Madrid au Caire, la vieille Taupe poursuit son travail: Hic Rhodus, hic salta !…
  • D'un humanisme à l'autre

    Au nom de l'humanisme furent promus l'étude des auteurs classiques, mais aussi l'existentialisme, le pédagogisme, les utopies et leurs germes totalitaires. Décryptage d'un courant protéiforme.
    La redécouverte de l'Antiquité, à la Renaissance, est un mouvement que le XIXe siècle a nommé l'humanisme. Celui-ci relève aujourd'hui d'une catégorie historiographique autant que d'une manière d'appréhender la réalité. Préconisant une fréquentation assidue des auteurs classiques, il a perduré, de Voltaire, Diderot ou Kant jusqu'à Marc Fumaroli, Pierre Bourdieu ou Albert Jacquard, en passant par Auguste Comte, Karl Marx ou Pierre-Joseph Proudhon.
    Un caméléon maléable
    L'idée de dignité humaine est primordiale dans l'humanisme de la Renaissance. À la fin du XVe siècle, elle fut énoncée, notamment, par Jean Pic de la Mirandole. Plaçant l'homme au centre de la Création, il en faisait un être à la nature indéterminée, capable de prendre n'importe quelle forme au cours de son existence : « Qui n'admirerait ce caméléon que nous sommes ? » Les traités fleurirent pour déterminer la forme que tout homme devrait prendre. « On ne naît pas homme, on le devient », clamait Érasme. En 1960, Philippe Ariès a souligné que l'enfant était une figure centrale de la Renaissance. Il était appelé à se former aussi bien dans son âme que dans son corps, comme le décrivit Rabelais dans Gargantua. On décèle les germes des théories pédagogistes du XXe siècle : opposition à l'apprentissage par coeur, à la copie, adaptation du maître à l'enfant et non de l'enfant au maître. L'idéal restait néanmoins celui d'une humanisation de l'enfant passant par l'acquisition du langage, la fréquentation des autres, l'amitié et surtout la lecture des auteurs classiques et la méditation de leurs leçons.
    Mais la conception d'un homme sans forme s'avère dangereuse. Diverses utopies se proposèrent, à la Renaissance, d'éduquer un « homme nouveau ». Les dystopies, la Révolution française et les totalitarismes du XXe siècle nous ont montré les apories de cette idéologie, exagérant la pédagogie humaniste en faisant table rase des traditions. Postulant la radicale liberté de l'homme et sa capacité à se créer et à se faire (« l'existence précède l'essence »), l'existentialisme sartrien s'est référé lui aussi à l'humanisme.
    Celui-ci subit un infléchissement majeur au XIXe siècle, devenant exclusif et excessif : ce qui est humain n'a besoin que de lui-même. L'humanisme de la Renaissance prenait sa source dans le christianisme et Dieu restait un principe d'explication et d'organisation essentiel. Mais des penseurs comme Ludwig Feuerbach conçurent l'humanisme comme une négation de la théologie : « L'homme est un dieu pour l'homme. » Proudhon définit l'humanisme comme un athéisme et Prométhée devint pour Marx le premier saint du calendrier philosophique. Pour Ernest Renan et Auguste Comte, l'humanisme apparut comme la philosophie de l'avenir, celle d'un monde sans dieu témoignant de la toute-puissance des hommes. La révolution industrielle réalisait le rêve cartésien d'un homme « maître et possesseur de la nature ». L'hubris s'accentua avec Julian Huxley dans les années 1850. Le frère d'Aldous Huxley pensait que l'homme pouvait se transcender par ses propres moyens : ce fut la naissance du transhumanisme, donnant un pouvoir illimité à la science, garante du progrès dans une vision téléologique de l'histoire.
    Crise de confiance
    Il fallut attendre la Seconde Guerre mondiale pour qu'une réelle opposition à ce courant s'accentue. Une crise de confiance surgit vis-à-vis de la raison, du progrès et de l'homme. Martin Heidegger, par exemple, décentra l'homme par rapport à la position dominante qu'il occupait auparavant. Il s'agissait pour lui d'écouter le monde, et non plus de lui faire violence. Le biologiste Jacques Monos participa également à la critique de l'humanisme : si l'homme est né d'une série de hasards, comment lui donner une dignité ? Dans un article publié en 2004, Francis Fukuyama dénonça quant à lui l'humanisme exclusif comme un spécisme et l'idée la plus dangereuse qui soit. Quel humanisme défendre aujourd'hui ? Faut-il d'ailleurs encore se revendiquer de l'humanisme ? La question qui devrait être posée est celle du rapport au temps. L'humanisme, rappelons-le, est avant tout un mouvement de retour à l'Antiquité et aux textes classiques. Il conviendrait de redécouvrir ce premier humanisme et de s'opposer à celui du XIXe siècle. Rémi Brague, dans une conférence de 2008, propose de substituer à l'homme cartésien un homme plénipotentiaire, responsable devant une instance à laquelle il doit rendre compte. Il réaffirme la piété virgilienne d'Enée envers son père, une admiration devant ce qui précède mêlée de gratitude : l'homme, se sachant dépendant, peut enterrer ses ancêtres sans oublier qu'ils survivent en lui.
    Dans un livre publié en 1992, Europe, la voie romaine, il rappelait la spécificité de l'Europe de la Renaissance, capable de trouver ses systèmes de pensée dans ce qui lui était étranger, dans un rapport d'inclusion ; cela explique le retour aux sources, l'attention donnée aux textes non traduits, les éditions bilingues, la comparaison des documents – ce dont Bernard de Chartres avait rendu compte au XIIe siècle en affirmant que « nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants ». Rémi Brague oppose ce modèle d'induction au modèle de digestion des civilisations arabes, traduisant immédiatement les textes et ne gardant des oeuvres que le contenu. La culture européenne est donc « ex-centrique », telle la culture romaine qui s'appropria la culture grecque ; c'est ce qu'il appelle la « romanité », véritable aqueduc, essence de la pensée et de la civilisation occidentales. Charles Maurras ne disait pas autre chose en 1906 dans Le Dilemme de Marc Sangnier : « Je suis Romain dès que j'abonde en mon être historique, intellectuel et moral. Je suis Romain parce que si je ne l'étais pas je n'aurais à peu près plus rien de français. » Grand humaniste, défenseur des Humanités classiques, il préconisait déjà ce retour à l'humanisme originel contre le transhumanisme moderne. Fervent critique de la modernité sans pour autant être passéiste, il propose une alternative véritablement moderne aux questions de son temps : le nationalisme intégral.
    La tradition critique
    "Moderne", il faut le comprendre ici au sens d'"actuel", car si l'humanisme maurrassien s'appuie sur les oeuvres du passé, c'est bien pour interpréter et penser le présent, dans un mouvement consultatif de va-et-vient avec nos ancêtres. C'est en ce sens qu'il souligna que « la vraie tradition est critique » (Mes Idées politiques), ajoutant très justement que « la tradition n'est pas l'inertie ». Ce que nous apprend Maurras, c'est qu'il y a donc une véritable capacité de résistance de l'oeuvre classique, qui est non seulement actuelle mais surtout intemporelle. C'est cette recomposition du dialogue avec le passé qu'il nous faut entreprendre, afin de « renouer avec la chaîne des temps » qui n'a toujours pas été ressoudée depuis la Révolution française. Cet humanisme est le seul qui soit viable. Thierry Ménissier, dans sa conférence donnée à l'université de tous les savoirs en 2008 sur Hannah Arendt et Léo Strauss, évoquait « les humanités réactionnaires ». À bien des égards, Charles Maurras intègre cette famille à travers sa pensée politique, mais également à travers ses oeuvres poétiques, et c'est celle-ci qu'il nous faudrait rejoindre à notre tour, prônant ce que le Martégal appelait lui-même « une antiquité très vivante » (article paru dans Candide le 3 novembre 1943).
    Dimitri Julien L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 2 au 15 juin 2011