Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

géopolitique - Page 869

  • La Corée du Nord et l’atome

    « Nous n’allons pas vivre avec une Corée du Nord nucléaire », vient d’affirmer Christopher Hill, adjoint au Secrétaire d’Etat pour l’Asie du sud-est. En 2003, le président Bush avait déclaré qu’ « il ne tolérerait jamais une Corée du Nord nucléairement armée ». Le président des Etats-Unis a, aussitôt, obtenu téléphoniquement l’assentiment des dirigeants chinois, russes, coréens du sud et japonais, relatif à la condamnation des agissements de la Corée du Nord, tenus « pour inacceptables et exigeant une réponse appropriée immédiate ».

    Pourtant, la Maison-Blanche n’est guère qualifiée pour porter un tel jugement et mobiliser la « communauté internationale » contre le régime de Pyongyang, si déplaisant soit-il.

    En effet, si les Etats-Unis sont à l’origine du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN) ouvert à la signature en 1996, ce sont eux qui, en octobre 1999, ont refusé de ratifier le TICEN, le rendant caduc. Si bien que la Corée du Nord a considéré qu’il était de son intérêt de procéder à une expérimentation atomique, aussi spectaculaire que possible, sans pour autant enfreindre une règle internationale que Washington avait rejetée.

    D’ailleurs Washington, et les autres capitales, aujourd’hui protestataires, s’accommodaient de l’effort d’armement nucléaire de Pyongyang et l’ambiguïté sur l’état de ses réalisations atomico-militaires permettait de ne point s’en inquiéter, du moins officiellement.Washington n’entendait pas exposer son corps expéditionnaire, déployé en Corée du Sud, (37 000 hommes) à l’artillerie et aux engins nord coréens. Figurant sur l’ « axe du mal ». Pyongyang n’en était pas moins à l’abri des foudres du Pentagone.

    Si le dictateur coréen a choisi de révéler, avec éclat, à l’opinion publique mondiale les succès d’une politique poursuivie avec obstination depuis un demi siècle, c’est que les circonstances s’y prêtaient.

    Kim Jong-il

    Visite, le 14 septembre, du président sud-coréen Roh à Washington notamment afin de traiter avec le président George W. Bush de l’armement atomique nord-coréen. Cette rencontre faisant suite aux négociations de Seattle (6 septembre) relatives aux accords de libre échange entre Corée du Sud et Etats-Unis, il devenait urgent de manifester la présence de la Corée du Nord dans les relations américano-sud coréennes. De surcroît, le nouveau Premier ministre nippon allait mettre un terme au refroidissement sino-japonais et la Corée du Sud souhaitait se faire entendre et ménager ses intérêts dans le « réarrangement » en cours.

    Enfin une occasion était offerte de gêner M. Bush à la veille de la consultation électorale de novembre en soulignant la faillite de sa politique de non-prolifération. Ce qui n’était pas pour déplaire à Pékin, comme à Moscou.

    Contrairement aux affirmations des média, l’essai atomique du 9 octobre ne modifie guère le rapport des forces en zone Asie-Pacifique et plus généralement dans le monde. Les gouvernements et les milieux informés n’ignorant pas l’imposante architecture scientifique et technique mise sur pied par Kim Jong-il et son fils. Ils savent qu’il n’est point besoin d’essais pour que soit redoutée une panoplie nucléaire, même modeste.

    Pour les gouvernements, il s’agit de tirer parti au mieux de leurs intérêts respectifs, de l’émotion ainsi artificiellement créée, alors qu’en réalité l’expérimentation du 9 octobre n’a qu’un effet déclaratoire, psychologique.

    Reste à expliquer la consécration d’une politique nucléaire surprenante lorsque l’on sait qu’elle a été pratiquée par un peuple numériquement peu important (22 millions) vivant dans la précarité matérielle et l’obscurantisme politique.

    Missile, Nord-Coréen Taepodong 2

     Il a fallu une extraordinaire volonté politique pour mettre sur pied un appareil scientifique et technique aussi complexe et aussi évolué, cela dans un pareil environnement de pauvreté. L’indépendance politique et stratégique était l’objectif prioritaire. Les événements du passé expliquent le présent, au moins dans une large mesure. D’où le bref historique qui suit :

    A. Rappel historique

    Au nord comme au sud de la péninsule Coréenne on n’a pas oublié que lors de la guerre de Corée (1950-1953) le général Mac Arthur avait envisagé d’en venir au bombardement atomique des forces du nord. Et les Coréens du nord, agresseurs du sud, aidés par la Chine furent contraints de composer après leur défaite militaire, la Corée du Sud, les Etats-Unis et les contingents alliés mobilisés par l’ONU l’emportant sur le terrain et imposant l’armistice de Pan Mun Jom (juillet 1953) qui confirmait la division de la péninsule. Les Etats-Unis déployèrent aussitôt en Corée du sud un corps expéditionnaire équipé d’armes atomiques (canons de 280 millimètres, missiles à moyenne portée et mines atomiques), les Coréens du Nord se croyant menacés par un millier de projectiles nucléaires américains, et cela jusqu’à ce que, en 1992, le président Bush ordonne leur retrait.

    Trois ans seulement après Pan Mun Jom, la dictature nord-coréenne décida de s’engager dans l’aventure atomique. Les événements cités plus haut l’y incitèrent, mais aussi la crise de l’énergie fossile consécutive à l’expédition de Suez et les encouragements soviétiques, Moscou cherchant à stabiliser, en faveur des pays de l’Est, la division de la péninsule coréenne en renforçant l’allié du nord.

    En 1956 et 1959, des accords d’assistance scientifique furent signés par Moscou en faveur Pyongyang, les Soviétiques accueillant des scientifiques nord-coréens pour les initier aux travaux relatifs à la désintégration de la matière. A la fin des années 80 Moscou offrit de construire en Corée du Nord une centrale nucléaire capable de produire de l’énergie électrique, centrale de 1760 Mwe (ou quatre centrales de chacune 440 Mwe). Mais manifestant la même prudence qu’envers l’allié irakien, Moscou exigeait que les Inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique de Vienne aient accès à ces centrales nord-coréennes. De surcroît, Pyongyang devait signer le traité de non-prolifération. En 1962, avec l’assistance des Soviétiques, un Centre d’Etudes atomiques a été créé au sein de l’Académie des Sciences de Yongdong. Mais, avec le démantèlement de l’URSS, la Corée du Nord fut obligée de poursuivre seule son programme et, en particulier, de procéder à la construction de 3 réacteurs de 650 Mw et d’un réacteur de recherche, la science locale se substituant à celle du grand allié alors en quête de nouvelles Institutions. Déjà, en 1965, l’URSS avait fourni un réacteur de recherche de 2 Mw que les Nord-Coréens portèrent à 8 Mw. En 1980, ils avaient été en mesure de concevoir et de commencer à construire, avec des moyens nationaux, un réacteur graphite-gaz de 5 Mwe.

    Centrale de Yongbyon, Corée du Nord

     Toutes ces activités scientifico-techniques étaient surveillées par les Etats-Unis et le Japon, Russie et Chine feignant de les ignorer. Mais, en 1994, les experts de l’Agence de Vienne estimaient que la Corée du Nord avait extrait une quinzaine de kilos de plutonium en traitant du combustible de leurs diverses centrales nucléaires et qu’ils disposaient donc des moyens de construire une ou deux « bombes ».

    La « communauté internationale », et plus particulièrement les Etats-Unis, s’en étaient vivement inquiétés. Aussi, après plus d’un an après les négociations menées à Genève les représentants de Washington et de Pyongyang signaient un accord (le 17 octobre 1994) salué avec lyrisme par le président Clinton : « ce texte permet d’atteindre un objectif longtemps poursuivi et vital pour les Etats-Unis : la fin de la menace de prolifération nucléaire dans la péninsule Coréenne… un pas crucial ramenant la Corée du Nord dans la communauté mondiale ».

    Selon les termes de cet accord, la Corée du Nord stoppait son programme nucléaire fondé sur la production de plutonium et admettait l’inspection de ses installations atomiques par les techniciens de l’Agence Internationale de Vienne. En échange, pour satisfaire ses futurs besoins en énergie, Pyongyang recevrait un réacteur de 2000 Mwe à eau pressurisée au combustible moins utilisable militairement (ou 2 de ces réacteurs, mais de 1000 Mwe chacun), le financement de cette opération étant assuré par la Corée du Sud et le Japon (4 milliards de dollars) tandis que les Etats-Unis s’engageaient à fournir le pétrole nécessaire jusqu’à mise en route de ce réacteur, soit de l’ordre de 500.000 tonnes. La Corée du Nord et les Etats-Unis rétabliraient progressivement leurs relations diplomatiques et commerciales et le traité de non-prolifération serait respecté par les Coréens du Nord.

    L’année suivante, réunissant les représentants d’une vingtaine d’Etats dont les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie, la France… une conférence sur l’énergie et la péninsule coréenne fut organisée à New-York. Elle aboutit à la création de l’Organisation pour le développement de l’énergie de la péninsule coréenne ou, en abrégé anglo-saxon : KEDO. L’ambassadeur des Etats-Unis, Robert Gallucci en présenta les conclusions à la presse : l’accord d’octobre 1994 serait matérialisé et un secrétariat créé à New-York pour gérer l’application des dispositions du traité. Déjà, les Nord-Coréens avaient annoncé qu’ils ne souhaitaient pas recevoir un réacteur nucléaire d’origine sud-coréenne, mais à Séoul on n’entendait pas financer une autre réalisation que sud-coréenne, si bien que les Etats-Unis décidèrent de s’en tenir aux termes du traité de 1994, d’autant que l’Australie et la Nouvelle-Zélande proposèrent de contribuer financièrement à KEDO tel que le présentait l’ambassadeur Gallucci.

    Mais, à la suite des inspections de l’Agence de Vienne en 1993 le Secrétaire à la Défense, William Perry avait annoncé à la presse le 3 mai 1994 que le combustible usé dans les réacteurs nord-coréens contenait assez de plutonium pour assembler 4 ou 5 bombes atomiques. L’accord de 1994 et KEDO stoppaient – officiellement – un programme mais le plutonium était déjà un acquis nord-coréen… ainsi que le savoir scientifique.

    Aussi, estimant que Pyongyang n’avait pas rempli toutes les obligations du traité, Washington usa de la menace d’attaque.

    Le Commandant du Commandement stratégique des Etats-Unis déclara au Congrès (mars 1997) … « De même que les Etats-Unis ont menacé l’Irak, en 1991, d’un châtiment nucléaire, de même un message identique vise la Corée du Nord depuis 1995 ». Et l’Armée de l’Air des Etats-Unis procéda à des simulacres d’attaque de la Corée du Nord. Démarche qui ne pouvait que renforcer les ambitions nucléaires de Pyongyang.

    En 1997, le pakistanais Abdul Q. Khan vint à la rescousse proposant de suivre une autre filière que celle du plutonium à laquelle l’accord de 1994 était censé avoir mis un terme : l’enrichissement de l’uranium par centrifugeuses, selon le procédé utilisé par la Chine. Et le journaliste en vogue, Seymour Hersh révéla la collusion pakistano-nord coréenne. Celle-ci devint officielle lorsque, en octobre 2002, James A. Kelly, adjoint au Secrétaire d’Etat pour l’Asie Orientale et le Pacifique, annonça, sans être démenti, que la Corée du Nord conduisait en secret un programme d’enrichissement de l’uranium. Le traité d’octobre 1994 était caduc et Pyongyang démasqué reprit une totale indépendance :
    -Remise en route du réacteur graphite-gaz de 5 Mw qui avait été stoppé.
    -Construction de deux réacteurs plus puissants (50 et 200 Mwe).
    -Expulsion des inspecteurs de l’AIEA de Vienne et enlèvement de leurs caméras de contrôle.

    Enfin, en janvier 2003, la Corée du Nord se retirait du traité de non-prolifération et récupérait le plutonium produit antérieurement et stocké sous scellés. Pyongyang se libérait ainsi de toute contrainte (au moment où Washington s’engageait à fond en Irak) et exploitait ses mines d’uranium naturel dont les gisements représentaient plus de 20 millions de tonnes.

    Ainsi, la Corée du Nord était créditée d’un stock de 8 à 10 kilos de plutonium provenant de son réacteur de 5 Mwe situé à Yongbyon, près de la frontière chinoise. Une bombe étant réalisable à partir de 2002, mais un an auparavant déjà débutait l’enrichissement par centrifugeuse de l’uranium obtenant probablement 40 à 60 kilos d’uranium enrichi par an.

    Selon la technicité des scientifiques nord-coréens, variable serait la quantité de plutonium incorporé dans le mécanisme de la bombe : probablement 2 à 3 kilos pour une énergie faible, inférieure à 5 kilotonnes et 3 à 5 kilos pour une énergie voisine de celle dégagée par la détonation d’Hiroshima de l’ordre de 13 à 15 kilotonnes. Or, d’après la CIA la construction du réacteur de 50 Mwe et du réacteur de 200 Mwe fournirait plus de 250 kilos de plutonium annuellement.
    Quant à l’uranium enrichi, 40 kilos permettraient de construire une dizaine de bombes de « faible énergie » (gamme basse kilotonique). Kim Jong-il avait bien choisi son heure. Engagée en Irak et en Afghanistan l’Amérique en a été réduite à solliciter l’intervention de Séoul, Pékin, Moscou… Les dirigeants chinois se déclarèrent favorables à un compromis tout en reprochant aux Etats-Unis leur « politique rigide exacerbant les tensions » et invitèrent Washington à traiter la Corée du Nord en Etat souverain. Moscou mit en garde l’unique superpuissance contre son « excessive émotivité ».

    Après tout Pyongyang réclamait de Washington qu’on y cesse de proférer des menaces et que l’on s’engage à ne jamais attaquer la Corée du Nord. Ce à quoi les Etats-Unis refusaient de consentir. Même le Japon – commerçant avantageusement avec la Corée du Nord – ne voulait pas de fortes sanctions, a fortiori, l’usage de la force et l’instabilité régionale qui s’en suivraient. Et comment appliquer des sanctions économiques à un peuple déjà miné par la famine et dépendant, pour son existence, des fournitures de l’extérieur ? A commencer par celles de l’ami chinois. Mais celui-ci entendait maintenir Kim Jong-il au pouvoir.

    Aussi, Washington décida-t-il de composer. A Séoul le Secrétaire d’Etat Colin Powell annonça que les Etats-Unis reprendraient l’aide alimentaire à la Corée du Nord.

    Celle-ci le même jour, fit une nouvelle démonstration de son indépendance en tirant un missile balistique expérimental d’une centaine de kilomètres de portée, qui s’abîma en mer du Japon.

     Mieux encore, quatre avions de chasse nord-coréens– des MIG 21 – tentèrent d’intercepter un appareil de reconnaissance de l’US Air Force évoluant à plus de 200 kilomètres du littoral coréen. D’ailleurs, si le Conseil de Sécurité des Nations Unies, à la demande de Washington avait été invité à sanctionner la Corée du Nord (avril 2003) Moscou et Pékin auraient brandi leur veto.
    Et en janvier 2003 Séoul annonçait que ceux du nord avaient procédé à 70 essais de mise au point des détonateurs de leurs bombes, William Perry ex-Secrétaire à la Défense du gouvernement Clinton affirmait que la Corée du Nord possédait 8 engins atomiques et qu’elle en aurait une douzaine avant la fin de l’année. C’était il y a trois ans, si bien que l’essai du lundi 9 octobre 2006 n’aurait pas dû être la surprise que présentent les média car, à l’époque, les experts américains estimaient à six mois le délai nécessaire pour que les scientifiques nord-coréens réussissent à miniaturiser leurs charges explosives et les installent aux sommets de leurs missiles balistiques.

    Fin août 2003, c’est sans succès que les représentants des Etats-Unis, de la Chine, du Japon et des deux Corée se réunirent à Pékin, le Coréen du nord menaçant – déjà – de procéder, à titre de démonstration, à une explosion expérimentale.

    Le Pentagone ayant sérieusement envisagé de préparer un plan de guerre, avec l’attaque aérienne des principaux centres de recherche et de réalisations atomiques nord-coréennes, Pyongyang a laissé entendre que si les Etats-Unis cessaient de manifester leur hostilité et s’engageaient à ne pas attaquer la Corée du Nord, celle-ci renoncerait à poursuivre l’exécution de son programme nucléaire. Et cela bien que la « République populaire démocratique de Corée eut achevé avec succès le retraitement de quelque 8000 barres de combustible nucléaire », précisait le communiqué de l’Agence de presse nord-coréenne. Kim Jong-il, comme plus tard le président Ahmadinejad iranien, maniait le bâton et la carotte afin de gagner du temps. Engagé en Irak et en Afghanistan, Washington saisit l’occasion pour renoncer à abattre le régime nord-coréen et revenir à la négociation, aidé par Pékin et par Moscou. A quoi Pyongyang répondit en invitant une délégation américaine à visiter le complexe nucléaire de Yongbyon, important Centre de recherche et de réalisations atomiques nord-coréen.

    Au cours de l’année 2004, les représentants des Etats-Unis, de la Chine, de la Corée du Sud, de la Russie et du Japon, collectivement ou séparément s’efforcèrent de concilier les exigences des Etats-Unis – le démantèlement du programme nucléaire nord-coréen et des installations correspondantes – avec les demandes de Pyongyang : une aide économique et énergétique, le renoncement des Etats-Unis à attaquer la Corée du Nord, la reconnaissance de la souveraineté de Pyongyang, Etat indépendant et « respectable »… (bien qu’accusé de divers trafics).

    Au début de février 2005 la Corée du Nord se déclara officiellement puissance nucléaire… « Elle a construit des armes atomiques par mesure d’autodéfense face à une politique de moins en moins déguisée, d’isolement et d’étouffement… ces armes resteront, en toutes circonstances, une force de dissuasion…. »… d’où suspension, pour une période indéterminée, de la participation nord-coréenne aux négociations des Six. (Chine, Corée du Nord et du Sud, Etats-Unis, Japon et Russie). En somme Pyongyang se ralliait à la politique de dissuasion telle qu’elle est pratiquée par les cinq puissances nucléaires reconnues.

    D’où, en théorie, une position de force pour la Corée du Nord et un échec pour Washington contraint de s’en remettre à la Corée du Sud, vieil allié, à la toute puissante Chine, du soin de désarmer la Corée du Nord. Ravitaillant celle-ci en produits alimentaires et en énergie, les deux capitales asiatiques ont des atouts que n’a pas Washington mais s’opposent à d’éventuelles sanctions qui seraient décidées par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Pour Séoul il s’agit de réunir, peu à peu, les conditions de la réunification de la péninsule coréenne, d’où des « bons offices » nationalement intéressés.

    Ne pouvant s’en prendre à la politique de dissuasion nucléaire derrière laquelle se retranche Pyongyang, les Etats-Unis ont cherché à mobiliser l’opinion contre les essais d’engins balistiques (sept tirs en juin 2006) et la mise au point d’un engin à longue portée (Taepodong 2 : 7.000 kilomètres) dont le lancement a été un échec. La Corée du Nord en fait commerce et Washington s’en inquiète à juste titre mais sans même concevoir une solution à la crise nord-coréenne tant est complexe la situation de la zone Asie-Pacifique.

    B. Ampleur de l’effort scientifique de la Corée du Nord

    On imagine mal qu’un peuple aussi pauvre (PNB par habitant inférieur à 300 dollars) dépourvu d’infrastructure moderne et surtout victime de nombreuses et sévères famines, ait pu fournir les cadres et les spécialistes d’une entreprise aussi complexe que l’électronucléaire, l’armement atomique, les engins capables de porter la destruction à distance.

    Depuis le début des années 90 on sait l’importance de l’effort scientifique du régime de Kim Song-il I et II. A partir de 1956 et jusqu’à la fin des années 70, le régime a construit une vaste architecture connue sous la désignation de Centres de recherche d’énergie atomique (CREA). A partir du début des années 80, les études et les recherches des scientifiques nord-coréens, aidés par l’URSS, sont passées du laboratoire à l’usine et à la mine.

    Le dictateur était obsédé à la fois par l’électronucléaire, l’énergie à des fins industrielles et par l’armement nucléaire, la présence à la frontière d’un corps expéditionnaire américain équipé atomiquement témoignant de la victoire des forces du général Mac Arthur repoussant l’agression nord-coréenne et chinoise.
    Un ministère de l’Industrie de l’énergie atomique a été créé en 1986, pour contrôler les nouvelles activités majeures du pays, jusque là relevant de l’Académie des sciences. Au ministère de la Sécurité publique de veiller à la construction et à la sûreté des Centres de Recherche, et à celui des Forces armées populaires d’en assurer, éventuellement, la défense.

    Des Centres de recherche avaient été édifiés à Pyongsong, Nanam, Pyongyang, Pakchon, Wonsan et Yongbyon et quatre réacteurs de recherche édifiés à Yongbyon, les réacteurs de puissance ayant été construits à Simpo et à Taechon, l’enrichissement de l’uranium provenant de six mines serait effectué à Pyongsan. La plupart de ces installations se trouvent à l’ouest de la Corée du Nord, proches de la frontière chinoise et de la mer jaune. Des zones interdites ont été constituées et une infrastructure routière et ferroviaire adaptée aux activités de ces Centres. Déjà, en 1994, certaines installations critiques étaient souterraines. Dans un pays aussi privé de ressources, ces réalisations – et les succès techniques enregistrés par la suite – sont surprenants.

    Vue satellite du réacteur de Taechon (Corée du Nord)

     Depuis 2002, et une timide ouverture vers les économies extérieures, le niveau de vie de la population s’est quelque peu amélioré mais l’avènement d’une Corée du Nord puissance nucléaire n’en est pas moins un exploit, un exploit durement payé en dépit de l’aide soviétique, probablement chinoise on le sait maintenant, pakistanaise et indirectement sud-coréenne.

    Sanctionner la Corée du Nord ? Malaisé puisque les Etats-Unis eux-mêmes ont renoncé au traité d’interdiction de toute expérimentation nucléaire. Et puis Pyongyang affiche sa détermination de pratiquer la même politique de dissuasion que celle des puissances atomiques admises par la « communauté internationale » (c’est-à-dire, en fait, par elles-mêmes). De surcroît, Russie et Chine veillent. En l’occurrence les antagonismes de la « guerre froide » ont de solides prolongements. C’est pourquoi l’élaboration d’une Résolution punissant Pyongyang a été laborieuse.

    Un texte qui serait acceptable pour Moscou et pour Pékin limite les sanctions à l’interdiction de fournir à la Corée du Nord des matériels associés au nucléaire militaire et à ses moyens de projection et, souci prioritaire américain, la Corée du Nord doit mettre fin à ses exportations de matériels de combat. Résolution 1718. Mme Condoleeza Rice s’est rendue à Pékin, Séoul, Tokyo pour préciser les conditions d’exécution des clauses de la Résolution. (Dans le cadre du chapitre 7 de la Charte des Nations Unies corrigé par l’article 41 qui exclut spécifiquement l’usage de la force). Mme Rice est venue dans ces capitales y confirmer l’engagement américain afin de conjurer une dérive nucléaire de Tokyo et de Séoul.

    C. Qu’en est-il de la détonation du 9 octobre ?

    L’intention d’abord. A l’évidence prouver la technicité nucléaire de la communauté scientifique nord-coréenne et à l’instar des Etats disposant de l’atome militarisé, bénéficier des privilèges qu’il confère : autorité scientifique, invulnérabilité stratégique, pouvoir d’intimidation, sécurité dans l’indépendance, et à l’intérieur renforcement du pouvoir légitime par le succès technique.

    Pyongyang a judicieusement choisi une expérimentation en cavité souterraine. Il n’y aurait pas de retombées radioactives, la détonation n’ayant pas d’effets hors du territoire national et pas de prélèvements atmosphériques permettant aux scientifiques occidentaux de préciser la nature du matériau fissile utilisé et, en cas d’échec, de le révéler aux observateurs. Une expérimentation aérienne eût également exigé des préparatifs repérés par satellites et imposé, à coup sûr, une réussite.

    Enfin, l’explosion en une cavité dont on ne connaît ni la profondeur ni les dimensions concourt au secret quant au savoir des scientifiques nord-coréens et aux caractéristiques du dispositif explosif. A tel point que, selon les intérêts nationaux, l’énergie dissipée par la détonation est appréciée différemment. Aux Etats-Unis, l’on a même avancé l’hypothèse que la détonation ne serait pas nucléaire mais produite par quelques centaines de tonnes de poudre de TNT.

    L’énergie de l’explosion est minimisée, évaluée à 1 kilotonne, voire moins, en favorisant le raté technique : une mauvaise manipulation qui aurait abouti seulement à un demi succès. En revanche, les amis de la Corée du Nord, les Russes ou les Chinois, laissent entendre que la charge explosive – on ne peut encore parler d’une arme – aurait dégagé une énergie mesurée en dizaines de kilotonnes ou du moins, 10 à 12 kilotonnes, énergie proche de celle de la bombe d’Hiroshima.

    Le ministre de la Défense russe, M. Sergueï Ivanov situe l’explosion entre 5 et 15 kilotonnes, tandis que Washington s’en tient à une énergie inférieure à 1 kilotonne. Ce ne serait qu’un succès partiel a avancé l’ex-directeur des essais nucléaires du Pentagone, tandis qu’un autre expert américain fixait à 4 kilotonnes l’énergie de la détonation du 9 octobre.

    Elle a été détectée par une vingtaine de stations sismographiques, non seulement au voisinage, Chine, Japon, Corée du Sud, mais aussi éloignées que l’Ukraine, l’Australie, les Etats d’outre-Atlantique du Nevada et du Wyoming. Sur l’échelle de Richter, qui compte 9 degrés, l’explosion a déclenché une onde de choc de 4.2 (1)

    Le recours à l’expérimentation en cavité souterraine crée une ambiguïté dont bénéficie la Corée du Nord. Et pas de nuages radioactifs comme ceux produits par les quelque 500 explosions aériennes des puissances atomiques nanties, aujourd’hui accusatrices.

    D. La Corée du Nord devant le Tribunal des « grands »

    1. L’explosion du 9 octobre souligne les contradictions de la politique étrangère des Etats-Unis. Il est difficile de se présenter en champions de la non-prolifération d’armes nucléaires et, dans le même temps, renoncer au traité qui interdit toute expérimentation de ces mêmes armes. Et aussi imposer le respect des clauses du traité de non prolifération en ignorant celle qui invite les puissances nucléairement nanties à réduire jusqu’à disparition leur stock d’engins atomiques… sans établir de calendrier ( Article VI du traité).
    Prudemment, la réaction du président Bush fut de « s’en remettre à la diplomatie pour résoudre la crise, les Etats-Unis gardant toutes les autres options pour défendre leurs alliés et leurs intérêts dans la région face aux menaces provenant de la Corée du Nord ». Toutefois le président américain excluait des négociations directes avec Kim Jong-il II. En somme, une réaction mesurée en dépit des violentes critiques de sa politique par les Démocrates. L’accord de 1994 négocié par Bill Clinton, en 1994, est un échec ripostent les Républicains conduisant leurs adversaires politiques à souligner la faillite de la politique de non prolifération du président Bush. Bref, une empoignade de politique intérieure à la veille des élections de novembre.

    En revanche, dans une certaine mesure, la nucléarisation avouée et prouvée, de la Corée du Nord accroît la tension entre les Etats-Unis et les Etats figurant sur l’ « axe du mal » et justifie l’état d’alerte permanent dans lequel vivent des Américains et les mesures de sécurité prises par l’administration Bush. A commencer par l’édification du bouclier antimissiles en Alaska, Californie et aussi en Europe de l’Est. Mais, hors des Etats-Unis, force est de constater l’impuissance de la superpuissance enregistrant échecs sur échecs : Irak, Afghanistan, Liban et maintenant le « pied de nez » nord-coréen.

    2. La Corée du Sud est dans l’embarras. Elle tient pour indispensable des liens étroits avec les Etats-Unis, et plus généralement avec « la communauté internationale » qu’ils dirigent. Mais Séoul ne peut renoncer à sa « politique ensoleillée » vis-à-vis de Pyongyang et compromettre une réunification qui se fera « lentement et à son heure ». Difficile de participer à la punition de ceux du Nord en sachant qu’ils se rapprocheront de la Chine en se détournant du Sud et de l’unité de la péninsule. La présence du corps expéditionnaire des Etats-Unis se révèle nécessaire pour équilibrer la nouvelle superpuissance du Nord nucléarisé, le Sud ne l’étant pas.

    Mais céder aux pressions de Washington est également dangereux. Accepter comme le souhaite la Maison-Blanche que la Corée du Sud applique « l’Initiative pour la sécurité en dépit de la prolifération» reviendrait à participer au blocus maritime de la Corée du Nord et à semer les germes d’une guerre civile.
    Séoul estime qu’il a un prétexte pour augmenter les forces armées traditionnelles de la Corée du Sud, la Corée du Nord maintenant « sanctuarisée » par l’atome étant incitée à user de la force à l’aide de son armement non atomique… En somme approuver Washington, mais aussi ménager Pyongyang, sanctionner… mais pas trop, la sunshine policy a été une réussite et elle doit être poursuivie.

    3. Le Japon ne partage pas les inhibitions sud-coréennes. On y regarde la Corée du Nord en ennemi, un ennemi qui procéda à l’enlèvement de dizaines de citoyens japonais, dont Tokyo est sans nouvelles pour la plupart d’entre eux. Et puis les Japonais n’ont pas oublié l’essai du missile Taepodong nord-coréen à la trajectoire passant au-dessus de leur territoire. La nucléarisation prouvée de la Corée du Nord fournit des arguments à la droite japonaise qui réclame la modification de la Constitution de 1945, désarmant le Japon, et la création d’une armée nationale libre de toute contrainte diplomatique.

    En venir à l’armement atomique est une option discrètement envisagée en dépit du traumatisme d’Hiroshima et de Nagasaki. Mais ces arrières pensées le cèdent, en façade, à un soutien de la politique des Etats-Unis. Et d’approuver l’attitude de leur nouveau Premier ministre Shinzo Abe qui acceptait de « punir sévèrement » Pyongyang, toutefois en considérant que les deux Corée ne forment, en réalité, qu’un peuple et qu’il faut ménager son avenir car il est un bien proche voisin.

    A la différence de son prédécesseur Junichiro Koizumi le Premier ministre Shinzo Abe a renoncé au pèlerinage « nationaliste » de Yasukuni célébrant le militarisme japonais, lui substituant une repentance (à la française ?) qui a la faveur de Pékin et de Séoul. Autre fait significatif, pour son premier voyage officiel, M. Abe ne s’est pas rendu à Washington mais à Pékin et à Séoul, justement les 8 et 9 octobre, au moment où, après la Chine un autre Etat de la zone Asie-Pacifique prouvait ses capacités nucléaires face au Japon ligoté par sa Constitution. A la différence de Pékin et de Séoul, Tokyo a de bonnes raisons pour isoler et punir la Corée du Nord.

    4. Ce n’est le cas ni de Moscou ni de Pékin. Il faut situer les intérêts des deux capitales dans le cadre du grand affrontement ouest-est qui succède à celui qui opposa économie planifiée et économie de marché, marxisme-léninisme et libéralisme politique. Le nucléaire avait figé cet antagonisme et il est fort probable qu’il jouera le même rôle dans la rivalité politique et économique en cours entre le monde atlantique et monde Asie-Pacifique.

    En ce qui concerne la Russie, elle se sait à l’origine de la formation scientifique et technique des nord-coréens, alliés de la guerre froide et de la guerre chaude lors de la crise de 1950-1953 et elle a intérêt à une certaine dissémination d’un armement qui suscite les indépendances politiques au détriment de l’hégémonie américaine. En revanche, élémentaire double jeu, il est politiquement utile et « convenable » de condamner la prolifération nucléaire horizontale parce qu’elle est redoutée par tous, la population ne voyant dans l’atome qu’une arme d’extermination, de surcroît apanage – jusqu’au 9 octobre dernier – des Etats riches ou autoritaires.

    Le Conseil de Sécurité de l'ONU

    Aussi, aux Nations Unies, le jeu russe est-il complexe. L’ambassadeur des Etats-Unis constatait que les débats relatifs aux événements de Corée du Nord étaient retardés par le silence de la délégation de Moscou attendant des instructions de son gouvernement. Le ministre de la Défense russe, Sergeï Ivanov a sévèrement condamné Pyongyang (concession au « politiquement convenable » occidental) mais totalement exclu le recours à la force tout en soulignant le succès des scientifiques nord-coréens, l’explosion ayant dégagé, selon le ministre une bien plus forte énergie que celle annoncée par les Occidentaux. Ainsi, sous de nouvelles formes, persistent les animosités et les parti pris du temps de la « guerre froide ».

    5. « En venir à une action militaire contre la Corée du nord serait inimaginable », a déclaré, à Pékin, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères. Le président Hu Jintao s’était empressé de téléphoner au président George W. Bush pour lui dire que « toutes les nations impliquées (dans la détonation du 9 octobre) devaient éviter toutes actions qui pourraient conduire à une « escalade » et à perdre le contrôle de la situation ».

    M. G.W. Bush s’est rallié à la Chine, déclarant qu’il avait une « claire préférence pour traiter pacifiquement de la question, bien que le recours à la force ne soit pas exclu ». Avant même d’avoir une arme nucléaire Kim Jong-il est redouté, ce qui est un de ses objectifs. Il est bien placé pour savoir où sont les intérêts à long terme de la Chine, prochaine superpuissance et vieille alliée du combat contre l’Atlantique. Contrairement à tout ce qui a été dit et écrit – unanimement comme si l’ordre en avait été donné – la nucléarisation de la Corée du Nord n’est pas pour déplaire au gouvernement de Pékin.

    Celui-ci afin quasi unanimement condamnée, de poursuivre sa pénétration économique sur tous les continents, est tenu de critiquer une démarche et ainsi de sacrifier au « politiquement convenable » de la majorité. Mais, face à l’actuelle unique superpuissance, et à la direction des affaires du monde qu’elle entend exercer, la multiplication des Etats nucléairement militarisés forme autant d’obstacles à cette politique envahissante. Et d’ailleurs, la Chine contemporaine souscrit discrètement au concept de son vieux maréchal Chen Yi qui déclarait à l’agence Reuters, en 1958, que … « plus serait grand le nombre des Etats nucléaires plus grande serait la zone de paix ».

    La prospective de Pékin, comme celles qu’étudient les gouvernements des Etats confiant dans leur destin comporte, sans doute, divers scénarios. Celui qui suit servirait ses intérêts dans la grande confrontation en cours entre l’Occident et l’Orient. Ses différentes phases sont exposées ci-après :

    -Etat nucléaire reconnu, la Corée du Nord, ayant peu à peu –et avec l’assistance de la Chine et de la Corée du Sud – amélioré le sort de sa population, se rapproche davantage de la Corée du Sud, tirant parti de la politique « ensoleillée » pratiquée à son avantage par Séoul. Ainsi se trouvent réunies les conditions de l’unification de la péninsule, la dictature de Kim
    Jong-il ayant fait son temps et une perestroika nord-coréenne ayant ouvert les voies.

    -A la Corée du Sud, celle du Nord apporte son savoir scientifique et ses réalisations en matière de militarisation de l’atome. Et voici les 70 millions d’habitants de la péninsule formant un seul peuple, économiquement puissant et assurant lui-même sa sécurité, dans l’indépendance. Corollaire : retrait du corps expéditionnaire américain, dont la présence au sud de la péninsule n’est plus justifiée. Pékin ne peut que s’en réjouir.

    -La zone Asie-Pacifique compte, alors 5 Etats nucléairement nantis… et non des moindres : Chine, Inde, Russie, Pakistan et Corée, soit approximativement la moitié de la population mondiale, celle-ci tenue, par l’atome, de se ménager mutuellement. Certes, les intérêts nationaux seront toujours l’objet de la discorde mais sont alors exclues les guerres d’extermination comme celles qui ravagèrent l’Europe avant de s’étendre au Moyen-Orient et à l’Asie. Le Japon réviserait sa présente Constitution et en dépit des tristes souvenirs d’Hiroshima et de Nagasaki, en viendrait également à l’atome militaire national. Corollaire : retrait des contingents des Etats-Unis stationnés sur l’archipel nippon. Ce qui devrait convenir à la Chine à laquelle reviendrait le contrôle du Pacifique-nord.

    -Enfin, autre conséquence de ce bouleversement stratégique, Taïwan renoncerait à la protection américaine devenue incertaine et rejoindrait la Chine continentale pour en devenir une province insulaire. On le voit, Pékin, peut tirer parti du phénomène de la nucléarisation de la zone Asie-Pacifique, assuré d’y jouer un rôle majeur et de bénéficier de l’état de paix forcée créé par la généralisation de l’intimidation par l’atome militarisé

    -Il est facile de dauber sur la petite taille du dictateur, son penchant pour les belles voitures et les « jolies pépées ». La presse a eu matière à dénigrement et elle l’a généreusement exploitée. Mais le personnage est trop redoutable pour être aussi sommairement caractérisé.

    En ce qui concerne la gestion de ses affaires de défense sa logique est intelligible en Occident :

    -Pendant trois ans, membre du bloc communiste, la Corée du Nord a été en guerre contre les forces de l’ONU, sous commandement américain. A la suite de cette guerre et de l’agression du Sud par le Nord, le régime de Kim Song-il I a dû s’accommoder à la frontière de son Etat, du déploiement d’un corps expéditionnaire abondamment pourvu en armes nucléaires, offensives et défensives. Et négocier en position d’infériorité face à une telle panoplie.

    -Les ressources de la Corée du Nord ne lui permettent pas d’entretenir et de moderniser une armée conventionnelle assez importante pour équilibrer les forces qui sont au sud. Certes, Pyongyang, par un effort démesuré et ruineux, aligne une armée de près d’un million, mettant en œuvre 3000 chars d’assaut, 8000 pièces d’artillerie, 500 avions de combat, auxquels il faut ajouter une marine d’une vingtaine de sous-marins et de 300 bâtiments de guerre. Mais cet appareil militaire disproportionné, ruineux, a vieilli et il n’est pas à la mesure d’un peuple à l’économie exsangue. En revanche, avec le dixième de ce que coûteraient ces forces traditionnelles normalement entretenues, la Corée du Nord pourrait posséder un potentiel d’intimidation nucléaire suffisant pour traiter sur un pied d’égalité. C’est pourquoi la démarche des Kim Song-il ne relève pas de la paranoïa mais plutôt d’une logique économique bien comprise.

    -Les conditions d’appréciation de la Résolution 1718 vont révéler la nature des différents intérêts nationaux dans la zone Asie-Pacifique. En ce qui concerne Washington, favorable à un maximum de sévérité, deux démarches s’imposent :

    -Retarder le plus possible la réunification des deux Corée et renforcer l’engagement des Etats-Unis aux côtés de Séoul et de Tokyo afin que Corée du Sud et Japon s’en tiennent au statu quo, renonçant à toute ambition militaire nucléaire. On notera que Mme Rice ne s’est pas rendue à Taïwan, sans doute afin de ménager Pékin dont tout dépend.

    Pour conclure, citons l’avis d’un spécialiste américain, auteur, en 2004, d’un livre intitulé : «Kim Jong-il, cher leader de la Corée du Nord ».
    « Kim, écrit-il est un homme intelligent qui a poursuivi prudemment l’objectif de détenir des armes nucléaires en se fondant sur le déclin relatif de la Corée du Nord et les dangers, pour son régime, créés par la Corée du Sud et les Etats-Unis… avec lesquels son pays demeure, techniquement, en guerre… il décida, il y a bien des années, que n’ayant pas d’amis, il avait besoin de l’arme nucléaire pour survivre ».

    Pékin estime peut-être que l’essai du 9 octobre était superflu. C’est bien le seul reproche que la Chine peut faire à la Corée du Nord. Non essayé, spectaculairement, l’atome est aussi intimidant qu’après expérimentation. Du moins pour les gouvernements sinon pour les populations.

    Général Pierre-Marie Gallois  le 14 novembre 2006  http://www.lesmanantsduroi.com

    (1) Analysts see a small Korea blast. N.Y. Herald. 11 octobre 2000. p.6

  • L’Europe de Néchin à Nijni-Novgorod

    L’idée est-elle venue de Vladimir Vladimirovitch lui-même, ou d’un conseiller ? On ne le saura sans doute jamais, ou fort tard. Au vu de la virtuosité déjà affichée par Poutine dans l’art du judo moral – dans des conditions qui semblaient impliquer une bonne dose d’improvisation – lors de sa conférence de presse jointe avec Angela Merkel, venue, la pauvre cloche, le sermonner comme un vilain garçon pour l’emprisonnement des trois catins FEMEN pendant que Peter Löscher, patron de Siemens et véritable maître de l’Allemagne, négociait les affaires sérieuses, j’aurais tendance à voir dans ce coup de maître la griffe de celui que les presstitués français, avec ce conformisme phraséologique des véritables attardés mentaux et ce trémolo de peur jouissante dont les homosexuels passifs ont le secret, appellent systématiquement le « Maître du Kremlin ».
    Les élites occidentales n’y ont vu que du feu. Pour ma part, tout comme, il y a un an, pour comprendre la véritable nature du drame qui se jouait entre Budapest et Bruxelles, c’est en observant Daniel Cohn-Bendit – l’un des rares marionnettistes du N.OM. à qui son exceptionnelle perversité permet de servir le mal sans renoncer à une once de son indéniable, démoniaque intelligence – que j’ai saisi toute la génialité du « coup Depardieu », comme on l’appellera probablement dans les manuels de soft power de l’an 2050. Que le personnage soit, pour des raisons cliniques et morales sur lesquelles il serait oiseux de s’attarder ici, profondément hystérique, c’était prévisible, et somme toute commun ; mais pour qu’il entre publiquement en transe et se mette à éructer, bave aux lèvres, devant des caméras, il faut – comme on a pris l’habitude de le dire ces temps-ci – que la quenelle soit épaisse. Et elle l’est, bien plus encore que – même dans la dissidence – ne le pensent en général les spectateurs étourdis de cette comédie bouffe.
    En dix ans de survie politique héroïque contre une conspiration mondiale omniprésente et impitoyable, Poutine a appris que les batailles démocratiques se gagnent au centre, c’est-à-dire – en ce qui concerne l’Occident culturellement pourrissant – le plus souvent sous la ceinture. Son combat contre la déforestation de la Sibérie ? Le succès de la micro-agriculture russe de proximité ? A l’Ouest, ça intéresse une douzaine d’écolos dissidents et vingt survivalistes acquis depuis longtemps à la cause russe. Rentabilité politique : 0. Les dizaines de milliers de chrétiens syriens qui, jour après jour, lui doivent d’échapper à la déportation et/ou à la mort ? Il suffit d’entrer dans une église française un dimanche matin (et donc, la plupart du temps, par effraction) pour comprendre que, comme le dit si poétiquement notre époque, « le thème n’est pas porteur ». En revanche, le succès croissant des thèses libertariennes, les romans de Houellebecq et l’essor du tourisme sexuel (y compris de proximité : on passe beaucoup la frontière belge, ces temps-ci, et pas que pour des raisons fiscales) sont autant de signes univoques indiquant que le mâle hétérosexuel blanc à revenus supérieurs à la moyenne, qui avait plus ou moins applaudi Dany le Rouge en 68, acclamé le jouir sans entraves que papa tardait un peu trop à lui consentir, et même, quoique plus discrètement, approuvé la généralisation du féminisme, qui semblait alors avant tout lui promettre une belle abondance de proies sexuelles faciles, sans prétentions matrimoniales ou exigences de fidélité, et des épouses qui, arrivées à la quarantaine, ne menaceraient plus de se suicider quand, grâce à la normalisation du divorce, il allait les éliminer de sa vie comme n’importe quel produit périmé et remplaçable – que cette vaste cohorte de jouisseurs sans scrupules, après avoir rongé les tous derniers os de la poule aux œufs d’or, est en train de vivre son thermidor de classe : après avoir enterré leur fille morte d’anorexie, renié leur fils militant à Act Up ou au Front de Gauche (pour autant qu’on s’obstine à distinguer ces deux organisations), payé la dernière pension à leur ex-femme remariée à un africain « qui, lui, la respecte », ils se retrouvent seuls, ringards, vieillissants et perplexes devant la marée haute de générations féminines sexuellement avariées par un féminisme tournant progressivement au lesbianisme intégriste, confrontés à une culture entièrement fondée sur la haine du mâle, le rejet du père et le mépris de l’âge. Voilà le client. Voilà un groupe social assez massif, assez fortuné, assez mobile et assez connecté à l’économie globale de l’information pour fournir la matière première d’une expérience éco-politico-culturelle à grande échelle et à fort coefficient démultiplicateur : migration financière, investissement, consommation et tourisme – sans compter les gains collatéraux de PR politique toujours associés à la réussite de ce genre d’opérations.
    Or cette génération, ce sont les fans de Depardieu. Bien que plutôt bien insérée dans l’économie formelle, elle s’est massivement reconnue dans la figure de cette petite frappe – plus ou moins contrebandier, plus ou moins proxénète, animal opportuniste parasitant les relations d’une base de l’OTAN avec son environnement rural français – cooptée par le cinéma de l’époque précisément pour incarner le wet nightmare de la bonne bourgeoise gaulliste : le blouson noir, précurseur du rappeur dans le paradigme du violeur sympathique, du mâle rustaud qui se sert sans manières, dans un contraste tragiquement favorable avec l’effémination suréduquée de la virilité bourgeoise endogène. Dans l’hypocrisie bourgeoise du scandale/réclame, un pacte crapuleux s’était noué entre une génération de femmes occidentales – la dernière – qui avait encore besoin de révérer (c’est-à-dire, appelons un chat une chatte : de craindre) l’homme pour mouiller et son vis-à-vis masculin, encore un peu intimidé par le satanisme affiché d’un Mike Jager – dont les incantations maléfiques s’exprimaient d’ailleurs dans une langue encore inintelligible pour la grande majorité hexagonale –, mais qui ne demandait qu’à s’identifier fantasmagoriquement à l’amoralité somme toute encore digérable, à la violence franchouillarde et bonhomme, presque patoisante, de ce prince des ténèbres pour apprentis-Faust de Châteauroux et environs. Dans une civilisation où l’initiation est devenue une catégorie descriptive de l’ethnologique des pays lointains, où le concept est désormais une affaire d’experts, le behaviourisme, dans toute son indigence épistémologique, devient une théorie adéquate à notre réalité sociale en état de nécrose avancée : dans le mimétisme bestial qui nous tient aujourd’hui lieu de vie spirituelle, il faut bien se faire à cette idée : Gérard Depardieu est un « créateur d’opinion/de trends », l’équivalent fonctionnel – dans sa « fenêtre sectorielle » à lui – d’un guide spirituel.
    Daniel Cohn-Bendit ne s’y est pas trompé : comme il y a peu devant la trahison de l’ex-leader orange Viktor Orbán, ses aboiements de hargne découlaient du sentiment infiniment douloureux, et en l’occurrence parfaitement fondé, de s’être fait, comme disent les commentateurs sportifs, dépossédé à la loyale par Poutine. La désinhibition, les frontières qui tombent, le primat du désir sur les conventions sociales et – bien qu’il n’ait en public développé que plus tard cette facette par ailleurs totalement cohérente de sa personnalité politique – même ce néo-poujadisme du libéralisme antifiscal, c’était son fond de commerce à lui, Dany le Rouge, son parti, son créneau, son deal. Et voici qu’à l’instant même où, en pleine glaciation sexuelle induite par le boomerang féministe de la political correctness, les manifestes pédophiles télévisés de sa jeunesse commencent à le rattraper et à ternir son image publique, un ancien flic russe devenu chef d’Etat, mystérieusement allié à un playboy rabelaisien conservé dans l’alcool, réussit une blitz-OPA hostile sur son territoire ! Je le dis avec mes mots de poète : il a de quoi s’en mordre les couilles, Dany.
    Car enfin, trahissons le secret de polichinelle : entre Néchin et Nijni-Novgorod, il y a un peu plus qu’un écart climatico-fiscal de quelques degrés. La Russie actuelle ne conserve pas uniquement le tigre polaire et l’habitus de la pratique religieuse, mais aussi ce phénomène désormais étrange aux yeux des dernières (des toutes dernières) générations d’Occidentaux : l’hétérosexualité. A l’Est, bien sûr, on construit, on prie, on rêve Europe et Eurasie, on écrit (les plus grands poètes vivants de ma connaissance s’expriment en roumain et en hongrois), on danse et on chante, mais à l’Est, aussi et surtout – il fallait bien que quelqu’un finisse par cracher le morceau, va pour Weiss qui s’y colle : à l’Est, on baise. Bien plus encore que dans nos colonies tchèques, polonaises, hongroises et roumaines, déjà atteintes par le cancer culturel de la métropole, par ses ONG féministes et son obésité précoce, la Russie abrite des effectifs impressionnants de femmes qui n’éprouvent aucune honte à vivre comme valorisant le désir masculin dont elle sont – horribili dictu – l’objet. La natalité russe la plus récente reflète d’ailleurs cette vitalité familiale qui, là-bas, dépasse vite le stade des aspirations théoriques et des déclarations de principe fondées sur telle ou telle encyclique papale. Au risque de choquer presque autant de militants à Civitas qu’à Act Up, je rappelle cette donnée primordiale et honteusement simple de l’existence humaine : tant que la PMA ne sera pas généralisée, « croître et multiplier », ça se passera à grands coups de bite ou ça ne se passera pas. Ne faites donc plus, Madame, semblant de vous demander pourquoi Monsieur rentre toujours si jovial de ses réunions bilatérales à Petersburg, de ces négociation pourtant difficiles avec un partenaire qu’il vous décrit très véridiquement comme dur en affaires. On dit que la bourgeoisie occidentale ne fait plus d’enfants : ça n’est qu’à demi-vrai – vrai en ce qui concerne les occidentales, dont la cartographie mitochondriale de l’an 2500 constatera sans doute avec perplexité la disparition soudaine, en l’espace d’une ou deux générations du début du XXIe siècle. Les marqueurs Y, eux, ne se portent pas si mal, merci, se propagent même, discrètement, sous camouflage onomastique, avec les petits Piotr, Ivan et François-Boris qui garnissent en ce moment même les maternité de Kiev, Kharkov, Irkoutsk et Volgograd.
    Les continentaux sont comme ça : ils laissent peu d’idées neuves parvenir jusqu’à leur conscience lente et monolithique, mais, dans le tchernoziom de l’âme continentale, ces rares semences que le vent a su porter jusqu’à l’intérieur de la Terre Sèche deviennent des arbres majestueux. Exemple : le soft power. Des élections présidentielles russes jusqu’à la mise en scène des Pussy Riot, l’Empire – à travers la CIA, la NED, Soros etc. – a dépensé des sommes colossales dans une campagne anti-Poutine dont les résultats restent particulièrement médiocres : flop intégral en Russie, où l’évidence de l’ingérence a même probablement induit un renforcement du pouvoir de V. Poutine, notamment du côté de ceux qui tendaient auparavant à le déborder sur sa gauche, et dans les milieux religieux (deux secteurs qui, même entre eux, amorcent dans la Russie actuelle un rapprochement inédit depuis la Grande Guerre Patriotique : le premier secrétaire du PCR se rend régulièrement à la messe) ; quant à l’opinion publique occidentale, supra-sollicitée par la vague islamophobe (mauvaise synchronisation des agendas ! qui top embrasse…) – et disons-le : effectivement inquiète, à juste titre, devant les conséquences imprévisibles de l’expérience d’ingénierie sociale inédite et satanique connue sous le nom « d’immigration de masse » –, elle a réagi très mollement au stimulus érodé de la russophobie, que l’on n’ose plus accoupler au vieux stéréotype anticommuniste de la « menace asiatique » que dans des pays intellectuellement arriérés, comme la plantation OTAN connue sous le nom de Roumanie. En regard, arrêtons-nous un instant à tenter de calculer le budget de « l’opération Depardieu » : même si, à titre de pourliche, Vladimir Vladimirovitch a par-dessus le marché fait grâce à son pote Gégé des malheureux 13% d’impôts qu’il aurait encore, le pauvre, à payer s’il déclare ses revenus en Russie, l’opération reste aussi blanche que certaines révolutions ratées ; ajoutons les frais de traduction du slave au berrichon, le protocole et un budget vodka qu’on imagine conséquent : à la louche, quelques milliers de roubles ? Pour un buzz de plusieurs jours, saturant les télévisions et les réseaux sociaux dans la plupart des pays d’Europe et du monde postsoviétique ! Peu habitués à subir le feu de leurs propres armes, les apparatchiks du bolchévisme néolibéral français, ministres de Hollande en tête, sont tombés dans le panneau, rompant le silence prophylactique qui s’impose en de telles circonstances comme moins mauvaise solution pour multiplier les déclarations haineuses, les démentis peu crédibles et toutes sortes de signes de nervosité qui furent autant de mètres cubes d’huile gratuitement jetés sur un feu qui n’en avait plus besoin.
    C’est pourquoi je pense réparer ici une vieille injustice en saluant dans le dernier chef d’Etat légitime de l’Europe, Vladimir Vladimirovitch Poutine, trop souvent présenté (conformément à une image qu’il a, certes, lui-même cultivée : larvatus prodit) comme une brute au grand cœur, un véritable Napoléon du soft power, ceinture noire du judo moral toujours prêt à poursuivre les laquais idéologiques de l’Empire jusque dans les chiottes où leur « pensée » semble avoir durablement élu domicile.

    http://www.voxnr.com

  • De la dialectique géopolitique

    « La dernière heure de la politique anglo-saxonne sonnera, le jour où les Allemands, les Russes et les Français s’uniront », rappelait Karl Haushofer en citant Homer Lea. L’intention de Haushofer était de persuader les puissances continentales de la nécessité de coopérer entre elles et de parvenir à une forme d’union transcontinentale. Dans son plaidoyer, il aimait citer le vieil adage romain : Fas est ab hoste doceri ( = Il est un devoir sacré d’apprendre de l’ennemi). Dans ses écrits, Haushofer a donné de multiples exemples de diversions anglo-saxonnes visant à détruire toute coopération grande-continentale potentielle. Au départ de citations tirées d’ouvrages de géopolitologues et de diplomates anglais ou américains, Haushofer a déduit la nécessité d’asseoir une coopération continentale et souligné le danger qu’une telle coopération signifierait pour les atlantistes. Mais s’il est important d’apprendre de l’ennemi et de le connaître, il est tout aussi important de connaître ses alliés potentiels et toutes les spécificités qui les structurent.

    Dans la littérature géopolitique, nous rencontrons souvent le terme de "grand espace" (Großraum). On l’utilise pour créer une partition, devenue classique, entre l’Europe Centrale (Mitteleuropa), l’Eurasie, l’Europe orientale et d’autres "grands espaces" de mêmes nature et dimensions. Souvent, la Russie est identifiée à l’Eurasie, ce qui nous induit à oublier que la Russie est un Etat complexe, une création politique couvrant des zones très différentes entre elles, si bien qu’on ne peut pas la qualifier uniquement d’eurasienne, ce qui serait un simplisme. Définir l’Europe orientale constitue une autre difficulté terminologique, car elle peut être tantôt considérée comme le prolongement de l’Eurasie tantôt comme un territoire coincé entre l’Eurasie et la Mitteleuropa, donc comme une sorte de périphérie de l’Eurasie. Toutes ces théories oublient que l’Europe de l’Est a connu son propre développement historique. En outre, elle est aussi un complexe géographique dont les assises territoriales reposent sur la plaine est-européenne. Ensuite, elles omettent d’insister sur un fait patent : au cours de l’histoire, l’Europe de l’Est a influencé les destinées de l’Europe toute entière de manière significative, alors qu’elle n’avait aucune relation avec le reste de l’Eurasie. En prenant ces données en considération, nous devons faire une distinction claire entre les termes Europe de l’Est et Eurasie et montrer ce qui les différencie de la Mitteleuropa.

    Europe de l’Est et Mitteleuropa

    Le penseur russe Nicolaï Danilevski, qui fut aussi implicitement un géopolitologue, est essentiellement l’auteur de "La Russie et l’Europe". Dans cet ouvrage, il critiquait les Européens et leur propension à dire que la Russie les "étouffait" et les "étranglait" à cause de sa puissance, de sa masse territoriale et de ses dimensions gigantesques. Au départ de son point de vue, qui est évidemment russe, il accusait les Européens de développer une russophobie qui concourait à envisager la destruction de l’Empire des Tsars. Ce sentiment d’étouffement que ressentaient les Européens du 19ième siècle est à la source de tous les sentiments anti-russes en Europe et de tous les antagonismes visant la Russie.

    Le 20ième siècle, avec sa succession ininterrompue d’événements sanglants et ses conflits intereuropéens, a donné raison à Danilevski. Sur ce plan, il n’y a pas grand chose à ajouter à sa démonstration. La dernière campagne en date menée par l’Occident contre la Russie, à peine sortie des ruines de l’Union Soviétique, est une preuve supplémentaire qu’aucun compromis ne pourra jamais être conclu entre la Russie et l’Occident, même si cette campagne se déroule encore seulement avec des moyens politiques, économiques et diplomatiques; toutefois, les moyens militaires ne doivent pas être exclus de nos spéculations, mêmes celles qui portent sur un avenir proche. La Russie et l’Occident sont donc des ennemis irréductibles et la lutte entre ces deux protagonistes durera jusqu’à l’extermination de l’un ou de l’autre.

    Mais qu’entendons-nous par le terme "Occident"? Sommes-nous en mesure de le définir vraiment? L’Angleterre et les Etats-Unis ont été les alliés de la Russie pendant les deux guerres mondiales et, même aujourd’hui, ils affirment tous qu’ils sont alliés et offrent leur "partenariat" à Moscou. La Russie n’a jamais représenté le moindre danger pour ces deux pays et il me semble impossible qu’ils puissent partager ce sentiment d’étranglement et d’étouffement, dû à un voisin trop puissant, disposant d’un espace démesuré et s’étendant sur un territoire immense. La perspective est pourtant bien différente lorsque nous parlons de l’Europe centrale. L’histoire nous montre quantité d’épisodes où le développement et la prospérité de la Mitteleuropa a été arrêté brusquement, que cet espace a subi les pires catastrophes civilisationnelles à cause d’une poussée venue de l’Est. Il suffit de rappeler les défaites allemandes lors des deux guerres mondiales, les succès russes pendant la Guerre de Sept Ans (1756-1763), les campagnes russes à travers l’Autriche, l’Italie et la Suisse pendant les guerres napoléoniennes ou, plus tard, pendant ces mêmes guerres, à travers la Prusse, après la défaite de Napoléon en Russie en 1812-13, voire les interventions russes contre les révolutionnaires en Autriche et en Hongrie en 1848 : tous ces événements ont contribué à faire naître une méfiance en Europe, vis-à-vis de la Russie. L’Europe de l’Est, avec son vaste espace, surplombe littéralement la Mitteleuropa. Cet espace procure des avantages militaires qui ont été souvent mis à profit au cours de l’histoire; ses détenteurs ont profité de ces avantages et de ces positions géographiques pour créer des conditions intéressantes voire pour assurer une réelle domination sur la Mitteleuropa.

    L’évolution de la Russie

    Dans son histoire, longue de 1200 ans, la Russie a connu de nombreux changements et, aujourd’hui, nous ne pouvons pas simplement parler des prétentions historiques que cultiverait la Russie à l’Est comme à l’Ouest ou de constantes de la politique russe, surtout à l’égard de l’Europe. La Russie de Kiev est un Etat est-européen typique comme la Pologne ou les Etats baltes. De par ses caractéristiques, la Russie de Kiev était tout à la fois un obstacle à toute expension de l’Ouest vers l’Est, un tremplin pour l’expansion russe du Nord vers le Sud, ce qui, dans tous les cas de figure, bloquait tout passage de l’Est à l’Ouest. Dans le même temps, cette Russie de Kiev contrôlait la plaine est-européennes, hinterland naturel de la Mitteleuropa, mieux, elle contrôlait le vaste territoire qui s’inclinait vers l’Europe centrale, inclinaison naturelle qui pouvait, le cas échéant, se transformer en une domination politique effective sur les territoires orientaux de la Mitteleuropa. Ces données géographiques élémentaires constituent de fait la source du long antagonisme entre l’Europe de l’Est et la Mitteleuropa. Au départ d’un territoire situé en Europe de l’Est, les Goths ont pénétré dans l’Empire romain, achevant leur course sur les rives de l’Afrique du Nord. Après les Goths, d’autres peuples barbares ont pénétré en Europe centrale et occidentale. Les Slaves, pour leur part, n’ont jamais résidé dans ces régions à l’époque, du moins avant leurs propres migrations vers l’Ouest et le Sud. Cette région est donc la meilleure place d’armes pour amorcer des raids en profondeur dans le territoire européen. Si nous lançons un regard rétrospectif sur la profondeur de ces raids perpétrés par des peuples ayant choisi la plaine est-européenne comme base pour leurs campagnes guerrières et conquérantes et si nous prenons la peine de réexaminer les conséquences de leurs conquêtes pour le développement historique de l’Europe (y compris la chute de l’Empire romain), alors nous pouvons dire, quasi avec certitude, que l’Europe de l’Est est une menace constante, une épée de Damoclès suspendue au-dessus du reste de l’Europe.

    Si nous prenons acte de ces faits, nous pouvons conclure que le contrôle de la plaine est-européenne est d’une importance cruciale pour le contrôle du reste de l’Europe. La lutte entre Moscou et la Pologne a duré pendant plus de 300 ans et s’est terminé par une victoire russe. A partir de ce moment, l’influence russe sur les affaires européennes commence vraiment. Nous ne devons pas oublier que le Tsar Ivan le Terrible exerçait une influence considérable en Europe. Après une éclipse assez longue, le 18ième siècle peut être considéré aujourd’hui comme l’ère de la plus grande influence russe en Europe (coïncidant avec le triomphe total de la Russie sur la Pologne). Après que la Russie se soit faite la maîtresse de cette "place d’armes" en Europe, on spéculait sur la prochaine marche russe vers l’Ouest et vers la prise de Berlin, capitale de la Prusse, ce qui est arrivé pendant la Guerre de Sept Ans. L’Europe centrale n’avait pas,ne pouvait pas avoir de réponse réelle à ce défi. L’Europe de l’Est a choisi la voie la plus facile, sans amorcer d’innovations originales : elle a préféré devenir un jeu de pions entre les puissances orientales (la Russie) et les puissances occidentalistes et pro-atlantistes (la France), voire directement le jeu de pion au service de l’atlantisme (l’Angleterre). Tous les projets de conquérir définitivement l’Europe de l’Est se sont terminés en cauchemars, en catastrophes totales. Les alliances avec la grande puissance orientale se sont rapidement transformées en une vassalité complète, où cette Europe de l’Est servait à étrangler les initiatives indépendantes de la Mitteleuropa, l’obligeant à ne plus se situer qu’à la périphérie des grands événements mondiaux. L’Europe centrale a répondu à cedéfi en cultivant une hostilité oblique, voire ouverte, contre l’Est, spécialement contre la Russie. Derrière cette hostilité, nous retrouvons cette peur atavique de l’Est, mais aussi, une crainte réelle de voir cette région d’Europe assumer une réelle indépendance, capable de façonner un avenir spécifique.

    Les atlantistes, avec leurs diversions, avec leur présence sur les côtes de l’Europe occidentale, en créant des réseaux de renseignements, des réseaux financiers et diplomatiques sur l’ensemble du continent, ont dévoyé l’essence traditionnelle de l’identité européenne. Mais l’Europe de l’Est, qui, typologiquement parlant, est liée à la civilisation de la Mitteleuropa, a développé une forme d’expansion différente, absorbant une partie de l’espace de la Mitteleuropa pour la simple raison qu’il n’y avait pas d’autre opportunité ou perspective pour développer un avenir avec plus d’indépendance. Cela reste une grande question : y a-t-il encore une réponse sobre et cohérente de la part des puissances centre-européennes face au colosse territoriale qu’est l’Europe de l’Est? Cependant, on a pu constater que la confrontation militaire était la pire des décisions à prendre. La caste guerrière allemande a presque toujours perdu la bataille en Europe de l’Est. Les défaites se sont effectivement succédées : d’Alexandre Nevski aux défaites face à la Pologne. Toutes ces défaites sont des défaites de la Mitteleuropa dans sa tentative de pénétrer l’espace est-européen. Parmi les victoires allemandes à l’Est, il faut cependant compter l’établissement de colonies et de comptoirs sur les côtes orientales de la Baltique, bases de la future Hanse. Dans une perspective continentaliste russe (slave/danilevskienne), on pourrait dire que ces établissements hanséatiques sont en quelque sorte les archétypes des alliances transatlantiques, commerciales et maritime ("carthaginoises") que sont l’Alliance atlantique, l’OTAN et l’UE.

    L’Allemagne (et la Suède) n’ont donc réussi qu’une expansion limitée au pourtour de la Baltique,ne conquérant en fait qu’une mince bande territoriale et littorale. Cette expansion révèle des éléments thalassocratiques. Très rapidement, la Hanse, dès l’époque de sa création, a pris les formes d’une corporation commerciale et maritime, c’est-à-dire les formes d’un pseudo-empire thalassocratique. L’expansion en direction des littoraux de la Baltique orientale n’a toutefois pas exigé de forger les conditions préalables nécessaires à la conquête de l’Europe de l’Est. L’Allemagne avait dès lors une plus vaste base territoriale, une plus grande "place d’armes" pour amorcer son processus d’expansion et n’avait pas d’ennemi puissant. L’expansion vers la Baltique et la Mer du Nord avait commencé longtemps avant toute tentative sérieuse de pénétration à l’Est. Cette expansion a donc été une réussite dans la plupart de ses requisits. Dans un tel contexte, nous devons considérer les expansions en direction des côtes orientales et nord-orientales de la Baltique, vers la Prusse orientale, la Poméranie et les Etats baltes, comme un processus autonome en soi et ne pas le confondre avec une pénétration réelle du territoire de l’Europe de l’Est, dont la nature est fondamentalement continentale. Toute tentative de conquête de cet espace continental s’est soldée par des expériences négatives dramatiques du point de vue allemand. Adolf Hitler a commis cette erreur classique, avec les conséquences les plus tragiques qui soient, dès la rédaction de son ouvrage Mein Kampf, où il voit l’expansion allemande vers le littoral oriental de la Baltique comme un exemple positif pour toute expansion allemande vers l’Est. D’un succès limité dans un espace réduit et particulier, il a voulu tirer une règle générale pour tout l’Est de l’Europe dont l’espace est vaste et non comparable à celui, très réduit, du littoral de l’Est de la Baltique.

    Les Allemands et l’Eurasie

    Il y a donc les expériences négatives de l’Europe centrale dues au sentiment d’étranglement ressenti face à l’Europe de l’Est et dues aussi aux invasions antérieures de peuples venus de l’Est. Mais il est un autre défi venu de l’Est, face auquel les représentants de la Mitteleuropa germanique ont enregistré plus de succès. Ce défi est celui de l’appel de l’Asie centrale. Nous voulons aborder ici la question des raids en direction de ces landes et steppes via lesquelles les peuples de l’Est et de l’Asie centrale sont arrivés en Europe centrale. Le complexe géologique des landes et des steppes constitue la voie d’accès au centre de l’Asie et relie le cœur de l’Asie au cœur de l’Europe. Cette voie est la route historique des migrations utilisée jadis par les peuples asiatiques dans leurs tentatives de pénétrer en Europe. Huns, Magyars et Mongols ont créé tour à tour des empires au centre de l’Eurasie et ont déboulé en Mitteleuropa, où ils ont été arrêté par les Francs, les Bavarois et, à leurs suite, par les empereurs germaniques. C’est sur un mode analogue à celui pratiqué par la Russie de Kiev, dont l’expansion vers le Sud barrait la route à toute expansion européenne vers l’Est que l’on doit percevoir le rôle géopolitique et stratégique de la Mitteleuropa : elle aussi a une orientation "méridienne" et, par sa position sur la carte, a bloqué l’avancée des hordes d’Attila et de Gengis Khan. La Russie de Kiev, dans une moindre mesure, la Mitteleuropa, dans une mesure majeure, sont des goulots d’étranglement. Les empires des peuples turco-mongols sont des empires petits-eurasiens, ne couvrent que le berceau de l’Eurasie, car ils ne tiennent que son centre, le cœur de la masse continentale eurasienne; à partir de ce cœur, ils tentent d’atteindre les océans, accumulent les conquêtes et établissent des empires, avec, à terme, la volonté de créer un unique empire de la Grande Ile du Monde (du Vieux Monde). Aucun de ces empires n’a réussi son projet.

    L’Empire russe, qui a voulu perpétuer les traditions de la Horde d’Or, a voulu poursuivre les efforts de cette armée mongole, a été placé devant un choix : ou dynamiser les atouts de l’Europe de l’Est ou dynamiser les atouts de la perspective eurasienne-gengiskhanide. La Russie était placée devant une alternative géopolitique. La défaite de Novgorod et la victoire de Moscou ont surtout signifié la fin de l’idéologie commerciale de Novgorod, qui avait des aspects thalassocratiques et était assez étroitement liée à la hanse nord-allemande. De plus, la suprématie moscovite a mis un terme à l’idéologie est-européenne de la Russie et a poussée cette dernière dans un système idéologique eurasien. A cette époque, la politique russe a reçu ses premiers éléments eurasiens, s’est orientée vers l’Est, vers les Monts Ourals, vers la Sibérie. Néanmoins, les orientations politiques russes vers l’Ouest sont demeurées quasi identiques à celles de l’option est-européenne de Novgorod, comme le prouve le conflit avec la Pologne pour la domination de cette zone géographique de l’Europe. Les premiers éléments eurasiens de la stratégie générale russe se sont exprimés de manière patente lors de l’intervention des armées du Tsar en Hongrie en 1848, intervention qui constitue une poussée offensive vers l’Ouest. De manière plus claire encore, les mouvements des armées russes et soviétiques lors des deux guerres mondiales, de même que les interventions soviétiques en Europe centrale après 1945, sont des options stratégiques de type eurasien. Mais, même dans ces cas, la géopolitique eurasienne de l’URSS reste au service d’une expansion en Europe de l’Est, voire d’une pénétration en Mitteleuropa. Lors de la seconde guerre mondiale, par exemple, les efforts principaux des armées russes se sont portés en direction de Berlin, de l’Ukraine et de la Hongrie, soit en direction de la plaine de Pannonie et de Vienne, visant très logiquement à restaurer la domination du cœur de l’Eurasie sur les franges du continent, soit une domination de tout le complexe géologique des plaines et des landes.

    La plus importante bataille sur le Front de l’Est s’est déroulée à Stalingrad et non pas à Moscou ou à Leningrad. La Russie soviétique a fait usage des dividendes de cette bataille en poursuivant l’avancée de ses armées en Ukraine et jusqu’en Hongrie, ce qui a permis à l’URSS de dominer pleinement l’Europe de l’Est. Du point de vue centre-européen, il me paraît extrêmement important d’observer la continuité de la politique russe qui va d’une démarche géostratégique est-européenne à une démarche eurasienne. Cependant, l’intérêt des puissances centre-européennes n’est pas de voir émerger une Russie pro-atlantiste, à l’idéologie commerçante, au système économique proto-capitaliste, sur le modèle de certaines institutions russesnées dans le sillage des réformes de Pierre le Grand. Ce modèle russe-là est celui que veulent reconstruire les mondialistes russes actuels depuis le début de la perestroïka. Cette politique atlantiste-perestroïkiste va tout à fait à l’encontre des intérêts réels de la Mitteleuropa, exactement comme l’était la politique d’intervention en Europe de l’Est de l’ancienne Russie tsariste et de l’URSS après 1945.

    Une Russie atlantiste serait une Russie qui aurait abandonné l’essence continentaliste traditionnelle de la Russie. Dans un tel cas, et dans un premier laps de temps, nous devrions nous attendre à une réédition des inclinaisons russes vers l’Europe de l’Est (comme au 18ième siècle), simplement parce que seule cette Europe de l’Est dispose de ports dans la Baltique et la Mer de Barendsz, et non pas les plaines et landes de l’Eurasie. Ces ports sont les seules voies navales possibles vers l’Atlantique pour la Russie. L’orientation atlantiste-perestroïkiste éventuelle de la Russie pourrait s’avérer une arme redoutable aux mains des forces atlantistes, comme ce fut le cas lors des deux guerres mondiales, surtout à cause del’ignorance allemande, qui ne comprenait pas l’essence réelle de la géopolitique russe et le rôle des différentes zones géographiques au cours des différentes époques historiques de cet immense pays. Une telle Russie atlantiste pourrait servir à étrangler, d’une manière nouvelle, l’Europe centrale ou contribuer à l’aligner définitivement sur les volontés de la communauté atlantique. Mises à part ces deux orientations, la pro-atlantiste et l’est-européenne, la Russie pourrait opter pour une troisième voie, celle du petit-eurasisme, première étape en direction d’une coopération eurasienne générale, dont l’objectif principal est de conquérir l’Ile du Vieux Monde toute entière, soit la Grande Eurasie, et d’y éliminer définitivement toute emprise atlantiste, de quelque ordre que ce soit. Dans le cas d’une telle perspective eurasienne, l’Allemagne a le pouvoir de résister. En effet, une rétrospective historique nous permet de constater que les âges héroïques, nobles et efficaces de l’histoire allemande de tradition continentale ont toutesété des périodes de rejets des courants eurasistes au cœur de la Mitteleuropa. Les nouveaux Etats de l’Europe centrale sont nés de ce conflit, tout comme l’Etat franc est né de la lutte contre les Huns et tout comme le Saint Empire Romain de la Nation Germanique, dont l’apex fut au 13ième siècle au moment des invasions mongoles.

    L’Europe de l’Est contre l’Eurasie

    La vision de Danilevski — qui voulait créer une grande union panslaviste — ne s’est réalisée que par la fondation du Pacte de Varsovie. Si nous ne tenons pas compte des nuées idéologiques qui ont entouré la création de cette alliance militaire téléguidée depuis Moscou, il apparaît clairement que la ligne directrice de ce Pacte suit les contours généraux suggérés par Danilevski pour son union panslaviste sous tutelle russe. Ce Pacte scelle la victoire de l’Europe de l’Est, mais non pas de l’eurasisme. L’Europe de l’Est, avec l’ensemble de son territoire, a absorbé une bonne part de la Mitteleuropa, transformant le reste de son espace centre-européen en une périphérie de l’Ouest atlantiste. Du point de vue des intérêts de Moscou, la création du Pacte de Varsovie consistait à se donner un titre de propriété sur l’Europe de l’Est. L’option est-européenne de la politique traditionnelle de la Russie l’avait emporté, sanctionnant la pleine domination russe de la région, après une victoire complète sur les puissances centre-européennes. Des victoires similaires avaient eu lieu au cours de l’histoire passée et il m’apparaît donc logique de s’attendre à de nouvelles pénétrations de type géopolitique est-européen en Europe centrale dans le futur. Si nous analysons de ce point de vue les clauses du Traité Ribbentrop-Molotov d’août 1939, nous pouvons dire qu’il s’agit d’une victoire des stratèges d’orientation est-européenne et non pas des stratèges d’orientation eurasienne ou centre-européenne (allemande), parce qu’avec cette victoire, Moscou a rétabli son contrôle sur les Pays Baltes, tandis qu’avec le nouveau partage de la Pologne, qui en a résulté, puis avec la conquête de la Carélie, à la suite de la Guerre soviéto-finlandaise de l’hiver 1939-40, l’URSS de Staline obtenait la domination complète de la zone géostratégique de l’Europe de l’Est, y compris le littoral oriental de la Baltique, gagnant ainsi des têtes de pont pour toute éventuelle expansion future vers l’Ouest. L’une des erreurs les plus patentes du commandement allemand et de la géopolitique allemande face aux problématiques de l’Europe de l’Est et de la Russie, est d’avoir très mal compris les dynamiques et constantes géopolitiques des différentes parties de la Russie et leur signification pour l’Europe centrale.

    En signant ce pacte, les Allemands ont non seulement cédé le contrôle de l’Europe de l’Est à l’URSS, mais aussi les parties du Nord-Est de l’Europe à partir desquelles ils pouvaient, le cas échéant, lancer une offensive efficace contre l’Europe de l’Est, à l’intérieur même de son territoire (même s’il est difficile d’évoquer un succès réel, vu l’immensité territoriale de l’Europe de l’Est). L’histoire nous enseigne, par exemple, que l’Etat polono-lithuanien a pu avancer ses pions très profondément dans le territoire est-européen, en prenant notamment le contrôle de Smolensk et de sa région pendant plusieurs siècles. Cette conquête polono-lithuanienne a été possible parce que cet Etat possédait justement la frange littorale baltique, que Ribbentrop a abandonnée à Staline en août 1939; il s’agit en l’occurrence du territoire des Etats baltes actuels, qui s’étend suffisamment au Nord et à l’Est pour offrir un tremplin adéquat pour pénétrer sur une plus grande profondeur le territoire de l’Europe de l’Est proprement dite. Autre facteur de ce succès polono-lithuanien : l’Europe de l’Est, à l’époque, était fragmentée en un grand nombre de petits Etats. Mise à part, l’occupation allemande de l’Ukraine, après 1918 pendant le chaos de la guerre civile russe, qui ne fut que de courte durée, l’autre grande opération allemande dans la région, amorcée en juin 1941, s’est soldée par un échec : l’Allemagne, principale puissance de la Mitteleuropa, a été incapable de se rendre maîtresse de la grande masse territoriale de l’Europe de l’Est. Les Allemands, comme Napoléon, ont connu l’échec et la catastrophe, parce qu’ils n’ont pas étudié correctement les caractéristiques de cette région ni analysé en profondeur les événements historiques antérieurs. Ils ont succombé à la croyance naïve en l’invincibilité de la technique allemande, qui ne pouvait leur assurer une victoire dans un tel environnement géographique.

    Le pacte Ribbentrop-Molotov a constitué une solution diplomatique positive pour la Russie soviétique (dans la perspective de sa géopolitique est-européenne). Ce fut un succès parce qu’avec ce pacte, elle a réussi à infiltrer complètement la frange extrême-occidentale de l’espace est-européen, ce qui a créé les conditions de la pénétration ultérieure, après 1945. Cependant, si l’on procède à une analyse sur le long terme dans une perspective eurasienne, la vision est-européenne, qui a présidé à ce pacte Ribbentrop-Molotov, est très négative. Pour comprendre cette négativité intrinsèque, il faut opérer une rétrospective historique plus profonde, revenir à l’âge des migrations inter-européennes de la proto-histoire, quand les ancêtres des Hellènes ont pénétré dans la péninsule balkanique, puis réfléchir aux implications géopolitiques de l’entrée des Goths, et ensuite des Slaves, dans cette même péninsule. Nous constatons, en analysant ces événements historiques cruciaux que cette partie de l’Europe de l’Est consiste en un tremplin pour avancer plus à l’Ouest vers l’Europe centrale et occidentale. Les Goths, en partant de l’actuelle Ukraine, ont pu marauder dans l’Europe entière, prendre Rome, puis conquérir les côtes de l’Afrique du Nord, après avoir conquis les côtes septentrionales de la Mer Noire. Pendant ces migrations et ces conquêtes, ils ont abandonné l’Europe de l’Est mais sont devenus un barrage efficace contre les flux migratoires offensifs des autres peuples venus de la steppe eurasienne pour envahir l’Europe. Ce peuple, venu d’Europe de l’Est, et, plus tard, les Slaves, ont conquis l’Europe centrale ou des parties importantes de celle-ci, mais, comme ils n’étaient pas dépendants du ou liés au système géographique/géologique des landes et des steppes de l’Eurasie, ils n’ont pas gardé de liens aveccet espace, ni même avec l’Europe de l’Est, ce qui les a empêché d’élaborer des projets plus vastes. La géopolitique russe du 19ième siècle était orientée vers l’Europe centrale et, pour cette raison, a marginalisé ses dimensions eurasiennes. Cela a induit la géopolitique russe à négliger le courant expansionniste en Asie centrale, de peur de troubler ses relations avec la Turquie (d’inspiration touranienne) et avec les Britanniques, présents en Inde. La Russie a laissé ainsi aux Britanniques les mains libres dans cette région.

    Le Pacte de Varsovie a connu un destin similaire. Ses intérêts étaient trop focalisés sur l’Europe. La Guerre Froide, de plus, a impliqué des immixtions soviétiques en Amérique du Sud et en Afrique, ce qui sacrifiait du même coup toute coopération avec la Chine. Donc, si la Russie actuelle opte à nouveau pour une perspective est-européenne, même sous le manteau d’une intégration euro-russe, nous pouvons nous attendre à un relâchement des intérêts russes pour l’Extrême-Orient, parallèlement à une submersion de la Russie dans les affaires européennes, ce qui aurait pour résultat que la Russie deviendrait très facilement une victime des subversions atlantistes. Celles-ci susciteraient immanquablement un nouvel antagonisme sino-russe, cette fois parce que l’expansion naturelle de la Chine s’étendrait aux régions frontalières de la Russie sibérienne, que le gouvernement central moscovite négligerait, tant il serait occupé à parfaire sa submersion dans les affaires européennes. C’est en tout cas ce que prévoit Brzezinski, qui espère une dissolution de la cohésion en Asie centrale et craint une coopération eurasienne dans cette partie hautement stratégique de l’échiquier mondial. C’est pour ces raisons que la nouvelle Russie post-soviétique doit abandonner sa perspective est-européenne pour adopter une perspective eurasienne.

    Cette nouvelle Russie post-soviétique utilisera ses atouts est-européens comme une option en réserve, purement potentielle, comme alternative éventuelle en cas de changement de donne, mais opposera son eurasisme au continentalisme du panturquisme et de la Chine, utilisé aujourd’hui par les forces thalassocratiques atlantistes pour réaliser des objectifs qui sont strictement atlantistes et anti-continentaux. L’option essentielle de la nouvelle Russie post-soviétique, son orientation et ses objectifs devront être strictement eurasiens. La dynamique eurasienne devra œuvrer tous azimuts, au départ du noyau central de la masse continentale eurasienne pour s’étendre, dans un premier temps, à tout le système des landes et steppes d’Eurasie, pour assurer, dans un deuxième temps, la maîtrise de l’Ile du Vieux Monde tout entière et rejeter définitivement l’influence atlantiste hors du Grand Continent.

    La première direction dans laquelle cette dynamique devra s’ébranler est le Sud. Il convient effectivement d’occuper la partie méridionale du cœur de l’Eurasie, celle que l’on appelle la "Route de la Soie". Il s’agit des territoires actuels de la Turquie, de la Perse (l’Iran) et de l’Asie centrale, bases de tout bond en avant vers les mers du Sud. Sur ce plan, Moscou doit relever un défi majeur : les projets panturcs, actuellement "sponsorisés" par les forces atlantistes. Les projets paniraniens, pour leur part, s’opposent aux efforts britanniques et américains de reconstruction géopolitique de l’Asie du Sud et du Centre. Pour l’Europe en général, pour l’Allemagne en particulier, il est d’une importance cruciale qu’un axe de communication puisse être établi entre cette zone, la Russie et l’Allemagne. Les géopolitologues, politologues, politistes et experts allemands, qui ont potassé les disciplines connexes de la géopolitique, doivent comprendre aujourd’hui la signification primordiale de ces voies de communication en Eurasie et des liens qui doivent les unir à l’Europe. Cette voie a toujours été celle des conquérants, celle des grandes dynamiques de l’histoire : aujourd’hui, dans la perspective eurasienne générale, qui est en train de se dessiner, elle doit devenir la voie de la coopération grande-continentale, car elle est la base d’une identité géopolitique réelle, elle fonde la communauté d’intérêts de toutes les puissances européennes. Cette route passe par les plaines du Sud de l’Ukraine, à partir de la Roumanie et de la Hongrie. Au terme de cette route, nous trouvons l’Autriche, la Bavière et même le Nord de la France, région où s’est achevée dans le désastre l’invasion des Huns d’Attila. Le souvenir de cette invasion hunnique, qui a scellé définitivement le sort de l’Empire romain, fait que les territoires autrichien, hongrois et roumains, qui forment l’espace danubien, sont (ou devraient être) les objets premiers de la géopolitique allemande. Leur organisation géopolitique (civile et militaire) est la condition sine qua non de toute géopolitique allemande et impériale efficace.

    A ce niveau, nous devons souligner toute l’importance de l’orientation traditionnelle d’une partie de la géopolitique allemande vers les pays danubiens (qui recèlent un véritable chaos, préfèrent généralement se remémorer le passé plutôt que d’envisager l’avenir), orientation qui implique une attention accrue pour la plaine hungaro-roumaine qui donne finalement accès au cœur de l’Eurasie. Si l’Allemagne adopte à nouveau, de concert avec l’Autriche et la Hongrie, cette orientation danubienne-eurasienne traditionnelle, cela aura un effet positif sur l’attitude russe en Ukraine et sur le pourtour de la Mer Noire. Dans la même optique, on peut interpréter le passé de manière intéressante : on se souviendra que l’Allemagne, en déployant ses forces selon un axe Nord-Sud, a bloqué toute expansion eurasienne de la Russie soviétique vers l’Ouest, selon une vieille logique européenne. En adoptant une logique danubienne, selon un axe Ouest-Est, l’Allemagne évitera de rééditer son erreur fondamentale; elle transformerait ses énergies, que les Slaves ont toujours trouvé agressives, en une logique de coopération dynamique de longue durée, permettant aussi de dégager définitivement l’Allemagne de l’étau atlantiste dans laquel elle est enserrée depuis près de six décennies. Cette logique danubienne-eurasienne aurait également pour effet de renforcer le véritable esprit traditionnel russe. La Russie, ainsi stimulée, focaliserait ses activités dans la moitié septentrionale du noyau central de l’Eurasie, afin d’investir progressivement sa moitié méridionale, créant de la sorte une véritable coopération avec l’Eurasie méridionale.

    La nouvelle Russie pourrait prendre exemple sur le modèle géopolitique du premier Etat moscovite offensif, c’est-à-dire l’Empire mongol, qui avait pris le contrôle de ce noyau territorial eurasien, pour ensuite investir le Sud, en prenant successivement la Perse en l’Inde. Le modèle mongol indique à la nouvelle Russie la voie à suivre. Rappelons ici également la victoire des Mongols sur les Turcs, victoire de l’Eurasie sur Touran. En déployant sa logique est-européenne, la Russie a maintes fois tenté de vaincre les Turcs sur le sol européen, notamment dans les Balkans. Les armées russes ont enregistré de véritables triomphes dans ces entreprises, mais jamais une victoire totale, car Constantinople et l’Anatolie sont fermement restées entre les mains des Turcs. Les Mongols, pourtant, contrairement aux efforts des Russes dans les Balkans, ont suivi une logique eurasienne et attaqué les Turcs par l’Est, utilisant à leur profit le vaste territoire continental s’étendant derrière le front. C’est ainsi qu’ils ont infligé une défaite catastrophique aux Turcs, représentants de Touran.

    Si la Russie abandonne ses priorités est-européennes pour s’orienter à fond dans la perspective eurasienne, le touranisme turc ne pourra plus menacer ni l’Europe ni la Russie. Le modèle de la Russie moscovite (qui a pris le relais de la Russie de Kiev et de Novgorod) a donc été l’Empire mongol, qui contrôlait le territoire central de l’Eurasie, ce qui lui a permis d’en contrôler plus tard les franges méridionales à proximité de l’Océan Indien. La victoire des Mongols eurasiens sur les Turcs touraniens est une expérience positive et doit servir de modèle et de guide dans l’avenir aux nouveaux Russes post-soviétiques. Quand la Russie pratiquait une géopolitique est-européenne, elle a surtout tenté de vaincre les Turcs sur le champ de bataille balkanique, afin de prendre Constantinople et de s’installer sur le territoire anatolien. En 1877-78, les armées russes ont failli emporter le morceau, mais, finalement, avec l’appui de l’Angleterre, les Turcs ont conservé tous leurs atouts géostratégiques (Constantinople et les détroits, le tremplin anatolien vers l’Egée et la Mésopotamie, etc.). Les expéditions russes dans les Balkansont été la mise en œuvre d’une géopolitique est-européenne, amorcée dès l’ère de la Russie de Kiev, pour se perpétuer jusqu’à la seconde guerre mondiale (les exigences de Molotov en novembre 1940 à Berlin l’attestent de manière éloquente). Il semble effectivement impossible, pour la Russie, de battre les Turcs dans les Balkans et en Thrace; en revanche, en les prenant à revers par l’Est, comme le firent les Mongols au cours de notre moyen âge, la victoire est quasi assurée, comme celle de Tamerlan (Timour Leng) à Angora (Ankara) en 1402. Cette victoire mongole a donné du répit à l’Europe et obligé les Turcs à reconquérir l’Anatolie et le Kurdistan, avant de se retourner contre l’Europe après la prise de Constantinople en 1453. Si la Russie adopte demain une perspective eurasienne dans sa géopolitique, elle renouera avec cette perspective de Tamerlan, au grand profit de l’Europe tout entière. Cela laissera les mains libres à l’Allemagne, pour réamorcer sa politique de coopération avec la Turquie, qui cessera alors de fait d’être atlantiste, et pour étendre la sphère d’influence européenne à la Mésopotamie (ce que les Américains veulent empêcher en occupant l’Irak) et lui donner une fenêtre sur le Golfe Persique et l’Océan Indien.

    Sans un partage des tâches, et sans l’appui russe sous la forme d’une réorientation géopolitique de type eurasien, rien ne sera possible, ni pour l’Allemagne, ni pour une autre puissance européenne. A l’inverse, sans un appui allemand, la Russie ne pourra pas réanimer ses dynamiques eurasiennes en sommeil. L’Europe n’aura pas de fenêtre sur l’Océan Indien, son vieux rêve depuis Rome et les Croisades, et la Russie n’aura pas d’accès à l’Océan Indien sans une véritable coopération germano-russe, cette fois sans les ambiguïtés néfastes du pacte Ribbentrop-Molotov. Mais pour arriver à ce double résultat, il faut entamer, au plus vite, un travail sérieux de guerre cognitive, apprendre à bien connaître l’histoire, la géographie et les besoins de nos futurs partenaires. Si les partenaires ne se connaissent pas, de graves dangers nous guettent, comme cela s’est passé maintes fois au cours de l’histoire, car alors les projets de partenariat, même portés au départ par les meilleurs intentions du monde, finissent par sombrer dans l’horreur de nouveaux conflits entre puissances terrestres, ce qui ne peut se dérouler qu’au seul bénéfice du pseudo-empire thalassocratique d’Outre-Atlantique.

    Sacha PAPOVIC,(Belgrade, août 2003). http://www.voxnr.com

  • De Rospatriotism, des Cosaques et de l’interdiction de MTV

    De Rospatriotism, des Cosaques et de l’interdiction de MTV Le 5 décembre dernier, je tentais de tracer les grands traits du modèle de société que la Russie allait vraisemblablement tenter de développer, en accentuant la tendance en cours: transformer un pays sans idéologie en héraut mondial du conservatisme. Je citais quatre piliers qui devraient vraisemblablement être les piliers de la Russie de demain: Patriotisme, Eurasisme, Etat et Religion.

    Le discours annuel du président de la fédération de Russie en date du 12 décembre a confirmé la piste Eurasiatique puisqu’en plus de l’avancée de l’union eurasiatique, Vladimir Poutine a confirmé l'orientation de la Russie vers la zone Asie-pacifique durant ce siècle en affirmant: "Au 21ième siècle le vecteur de développement de la Russie devra être le développement de l’Est du pays, de la Sibérie et de l’extrême orient qui représentent un énorme potentiel".  Un cap à l’est que les lecteurs de RIA-Novosti avaient pu entrevoir dès le mois d’octobre 2011.

    Mais le modèle de société semble la préoccupation centrale de la politique intérieure de la Fédération de Russie pour  ces prochaines années. Le modèle multiculturel de la Russie est soumis à deux tendances contradictoires. Une première tendance pourrait le faire évoluer vers un modèle multinational, qui mettrait en cause même les fondements de l’unité russe en faisant apparaitre le risque séparatiste: c’est le risque de l’émergence d’une nation Tatare ou Tchétchène sur le modèle des nations-régions européennes, que l’on pense à la nation corse, bretonne ou Basque. Une sorte de réalisation au 21ième siècle du rêve prométhéen, qui verrait Moscou se détacher d'abord du Caucase, et pourquoi pas ensuite de l’extrême orient puis de la Sibérie et finalement de l’Oural. Une seconde tendance tend à maintenir l’autorité de l’état sur la Russie en transformant la fédération de Russie en une "nation russe" d’un nouveau genre: une "nation pluriethnique" selon les propres mots du président.

    C’est en Russie l’état qui semble prendre en main la construction ce de nouveau modèle russe, qui apparait comme de plus en plus éloigné du modèle occidental, et est majoritairement destiné à la jeunesse de Russie. A ce titre, une agence d’état appelée Rospatriotism a été créée et va commencer à opérer en 2013 avec l’objectif clair d’inciter les jeunes à défendre et aimer leur patrie. La première des tâches de cette structure sera l’établissement d’un authentique système éducatif patriotique via principalement l’instauration de jeux patriotiques à l’école, mais aussi d’envoyer les jeunes lycéens et collégiens quelques jours à l’armée pour les habituer à une forme de vie militaire et les habituer au contact des armes. Dans un second temps seront crées des centres militaro-patriotiques dans lesquels les enfants seront envoyés durant les vacances d’été. Dès le début 2013 des structures de Rospatriotism seront ouvertes à Moscou, Novossibirsk, mais aussi à Kaliningrad ou dans l’extrême orient russe à Khabarovsk. P
    our Nadejda Korneeva, vice présidente de l’association, le but de Rospatriotism est de "favoriser l’unité de la société russe en vue de la création d’une grande Russie".

    Ce retour aux valeurs patriotiques dès le plus jeune âge est une mesure fondamentale qui est à mettre en parallèle à une autre mesure fondamentale toute récente : la reconstitution d’un ordre cosaque de 400.000 hommes, avec les mêmes droits et fonctions qu'à l'époque de l'armée impériale Russe. Cette mesure fait suite à l’apparition de patrouilles de cosaques dans certaines grandes villes de Russie afin de contribuer à faire respecter l’ordre public en épaulant les forces de police. De nombreux commentateurs qui ont critiqué cette mesure (les cosaques étant avant tout des troupes sanguinaires) n’ont sans doute pas bien interprété la portée symbolique et mystique d’une telle évolution.

    Cette évidente remilitarisation de la société russe s’est accompagnée d’une surprenante nouvelle, venue de la Douma, puisque des députés ont proposé que le service militaire soit de nouveau possible dès 18 ans pour les jeunes femmes qui le souhaitent. Le projet ne fait pas l’unanimité à ce jour, mais est un indicateur de l’orientation que prend la société russe, qui se rapproche des modèles de société conservateurs et militaristes, sur le modèle chinois, bien plus que sur le modèle social-démocrate européen.

    Autre indice de friction entre le modèle culturel occidental et la Russie, la chaine MTV va cesser ses émissions en Russie en juin 2013, son contrat de diffusion n’étant pas renouvelé. Cette fermeture ne fait pas seulement suite au scandale politique datant de février dernier lors de la diffusion d’une émission politique controversée intitulée Gosdep et animée par Ksénia Sobchak, l’une des égéries de l’embryonnaire tentative de révolution de couleur de décembre dernier en Russie. La fermeture de la chaine semble plutôt due à une audience en baisse et aux demandes répétées de certains hommes politiques (notamment le député de l'Assemblée législative de Saint-Pétersbourg Vitaly Milonov) souhaitant la fermeture de la chaine pour des raisons morales et de respect des téléspectateurs. Nombreuses sont les mères de familles qui se sentiront sans doute soulagées par de la fermeture de MTV, d’autant plus qu’existe déjà Muz-TV, un équivalent russe.  C'est bien la morale qui apparait de plus en plus comme l’un des points essentiels de discorde entre la Russie et l’Occident.

    Alors que l’année 2013 commence, la Russie semble donc de plus en plus décidée à développer un nouveau modèle de société, différentié du modèle civilisationnel occidental. Un nouveau modèle en pleine élaboration.

    Alexandre Latsa http://www.voxnr.com

    in http://fr.rian.ru/tribune/20130102/197117606.html

  • De la Croatie par défaut à l’Occident par excès par Georges FELTIN-TRACOL

    Ancien enseignant en sciences politiques aux États-Unis, ex-diplomate croate, maîtrisant parfaitement l’anglais, l’allemand et le français, auteur d’articles remarquables dans Éléments ou Catholica, Tomislav Sunic vient de publier aux Éditions Avatar son premier ouvrage rédigé dans la langue de son cher Céline, La Croatie : un pays par défaut ?. Il faut se réjouir de cette sortie qui, prenant prétexte du cas croate, ausculte avec attention le monde contemporain occidental. Précisons tout de suite que ce livre bénéficie d’une brillante préface de Jure Vujic, responsable par ailleurs d’un exceptionnel article « Vers une nouvelle “ epistémè ” des guerres contemporaines » dans le n° 34 de la revue Krisis sur la guerre.
    La Croatie : un pays par défaut ? est un ouvrage essentiel qui ne se limite pas aux seuls événements historiques liés à l’indépendance croate des années 1990. Avec le regard aigu du sociologue, du linguiste, du philosophe et du géopoliticien, Tomislav Sunic examine l’Occident-monde postmoderniste en se référant à son vécu d’ancien dissident qui a grandi dans la Babel rouge de Joseph Tito. L’auteur a ainsi acquis une expérience inestimable que ne peuvent avoir les chercheurs occidentaux sur le communisme.
    De ce fait et à travers maints détails, il constate que l’Occident ressemble étonnamment au monde communiste en général et à la Yougoslavie en particulier. Il lui paraît d’ailleurs dès lors évident que « l’échec de la Yougoslavie multiculturelle fut également celui de l’architecture internationale édifiée à Versailles en 1919, à Potsdam en 1945 et à Maastricht en 1992 (p. 188) ». C’est la raison fondamentale pour laquelle les grandes puissances occidentales firent le maximum pour que n’éclate pas l’ensemble yougoslave. À la fin de la décennie 1980, les États occidentaux témoignaient d’une sympathie indéniable envers l’U.R.S.S., la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie avec le secret espoir d’empêcher des désintégrations qui risqueraient de perturber durablement les flux marchands mondiaux.
    En ces temps d’amnésie historique, Tomislav Sunic revient sur la tragédie méconnue des Volksdeutsche, des Allemands des Balkans, massacrés en 1944 – 1945 par les partisans titistes au point que « le favori de longue date des Occidentaux, l’ex-dirigeant communiste yougoslave et défunt maréchal Josip Broz, avait un passé bien plus chargé d’épurations ethniques et de meurtres de masse (p. 187) ». Il aurait pu aussi rappeler ce qu’on sait peu et que savait certainement Charles de Gaulle qui n’a jamais apprécié l’imposteur. « Natif d’Odessa où son patronyme était Wais, signale Jean-Gilles Malliarakis, il usurpe l’identité de Josip Broz, révolutionnaire communiste croate et son pseudonyme de résistant correspondait au sigle T.I.T.O. de Tajna Internationalna Terroricka Organizatia en serbe (1). » En note, il précisait qu’« après guerre, la mère de Josip Broz ne reconnaîtra pas Tito (2) ». Ces omissions de première importance démontrent que, loin de l’idéal autogestionnaire de la Deuxième Gauche hexagonale, la « Titoslavie » n’était pas le paradis terrestre en édification, mais un banal système communiste soumis à la terreur diffuse et implacable de la police politique secrète.
    Si on peut déplorer que Tomislav Sunic donne une interprétation banale et convenue de l’œuvre européenne du cardinal Richelieu (3), il insiste, en revanche, sur l’importance géopolitique des Balkans tant en stratégie que dans la mise en place des futurs réseaux de transports d’énergie (oléoducs et gazoducs). Depuis la fin de la Yougoslavie s’est manifesté le « cheval de Troie des États-Unis » avec le soutien total de Washington envers des entités fantoches comme la Bosnie-Herzégovine et le Kossovo, ou mafieuses tel le Monténégro.
    La Yougoslavie, anticipation de l’Occident !
    Pour Tomislav Sunic, cet appui occidental n’est pas seulement utilitariste ou à visée géopolitique, il est aussi et surtout idéologique parce que, pour le Système occidental, la fédération de Tito « à bien des égards, représentait une version miniature de leur propre melting pot (p. 81) ». La comparaison n’est pas anodine, ni fortuite.
    L’auteur discerne dans les sociétés multiraciales post-industrielles d’Occident des facteurs d’explosion similaires aux premiers ferments destructeurs de la Yougoslavie. En effet, « la société multiculturelle moderne, comme l’ex-Yougoslavie l’a bien montré, est profondément fragile et risque d’éclater à tout instant. Ce qui fut le cas en ex-Yougoslavie peut se produire au niveau interethnique et interracial à tout instant, en Europe comme aux États-Unis (pp. 60 – 61) ». De plus, pensé et voulu comme une amitié forcée et fictive entre les peuples, « le multiculturalisme, quoique étant un idéal-cadre de l’Union européenne, peut facilement aboutir à des conflits intra-européens mais également à des conflits entre Européens de souche et allogènes du Tiers-Monde (p. 210) ». Enfin, « l’ex-Yougoslavie fut un pays du simulacre par excellence : ses peuples n’ont-ils pas simulé pendant cinquante ans l’unité et la fraternité ? (p. 206) ». Le projet européen n’est-il pas une nouvelle illusion ?
    L’auteur développe éclaircit ce rapprochement osé : l’Occident serait donc une Yougoslavie planétaire en voie de délitement. Il s’inquiète par exemple de l’incroyable place prise dans les soi-disant « démocraties libérales de marché » des lois liberticides en histoire (conduisant à l’embastillement scandaleux de Vincent Reynouard), du « politiquement correct », de la novlangue cotonneuse et de l’éconolâtrie. Pour lui, ces cas d’entrave patents prouvent que « l’Union se trouve déjà devant un scénario semblable à celui de l’ex-Yougoslavie, où elle est obligée de modifier ses dispositifs juridiques pour donner un semblant de vraisemblance à sa réalité surréaliste (p. 126) ».
    La multiplication des actions contre les opinions hérétiques en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, témoignent de la volonté des oligarchies transnationales et de leurs relais politiques à exiger par la coercition plus ou moins douce une mixité mortifère et ultra-marchande. « Le rouleau compresseur du globalisme triomphant entend détruire les identités substantialistes (nationales, locales, généalogiques) et les identités “ par héritage ” qui font du citoyen le membre d’une communauté définie par l’histoire, par la continuité de l’effort de générations sur le même sol – pour leur substituer le nouveau mythe de la citoyenneté postmoderne, une sorte de bric-à-brac constructiviste, à savoir la citoyenneté “ par scrupules ” qui ne reconnaît le citoyen qu’en tant que simple redevable à la communauté dont il est membre et à laquelle il oppose l’humanité sans frontière des droits de l’homme immanents et sa propre individualité (p. 70) ». Une puissante pression psychologique s’impose à tous, sans la contrainte nécessaire, et « à l’instar de la Yougoslavie défunte, les sociétés multiculturelles ne réussissent jamais à accommoder les identités de tous les groupes ethniques (p. 68) ».
    Naissance archétypale de l’homme occidental soviétique
    En fin observateur, Tomislav Sunic avance aussi que les formules venues d’outre-Atlantique ne conviennent finalement pas aux attentes matérielles (ou matérialistes) des peuples de l’ancien bloc communiste pétris par des années de bolchevisme triomphant. Ces peuples – désemparés de ne pas bénéficier d’un autre culte du Cargo – « vont vite se rendre compte que l’identité de l’homo americanus ne diffère pas beaucoup  de celle de son homologue, l’homo jugoslavensis (p. 114) ». Il relève plus loin que « le mimétisme de l’homo sovieticus a trouvé son double dans le mimétisme de l’homo occidentalis (p. 239) » et considère qu’une « identité paléo-communiste subsiste toujours dans les structures mentales de la population post-yougoslave, partout dans les Balkans (p. 34) ». Le communisme comme le libéralisme a a tué les peuples ! Il en découle chez les Européens de l’Est une immense déception à l’égard des « nouvelles élites […] issues, pour la plupart, de l’ancienne nomenklatura communiste, habilement reconvertie au modèle libéral, directement issue du système de structuration soviétique (p. 53) ». Auraient-ils compris que l’ultra-libéralisme mondialiste serait le stade suprême du communisme ?
    Comme Guy Debord qui, prenant acte de la fin des blocs, annonçait dans ses Commentaires sur la société du spectacle l’émergence d’un spectaculaire intégré dépassant les spectaculaires diffus et concentré, Tomislav Sunic entrevoit un processus de fusion en cours entre les types occidental et communiste afin de créer un homme occidental soviétique. Celui-ci aurait « une existence combinant le charme et le glamour de l’homo americanus, comme dans les films américains, tout en jouissant de la sécurité sociale et psychologique offerte par l’homo jugoslavensis ! (p. 115) ». Ainsi apparaît la figure rêvée de la social-démocratie, du gauchisme et du libéralisme social… Stade final du bourgeois, l’homme occidental soviétique est le Travailleur postmoderniste de l’ère mondialiste. Il s’épanouit dans la fluidité globalitaire marchande. « La globalisation de l’économie n’est nullement une simple extension des échanges commerciaux et financiers, comme le capitalisme l’a connue depuis deux siècles. À la différence de l’internationalisation qui tend à accroître l’ouverture des économies nationales (chacune conservant en principe son autonomie), la globalisation ou mondialisation tend à accroître l’intégration des économies. Elle affecte les marchés, les opérations financières et les processus de production, réduit le rôle de l’État et la référence à l’économie nationale (p. 42). » Les ravages torrentiels de la mondialisation atteignent tous les pays, y compris les États les plus récents. Ainsi, « le folklorisme de masse qui fut l’unique manifestation de l’identité croate à l’époque yougoslave et communiste, fut après l’éclatement de la Yougoslavie, vite suivie par la coca-colisation des esprits au point que la symbolique nationaliste croate est devenue une marchandise – au grand plaisir des classes régnantes en Occident (p. 58) ». Après une période d’exaltation nationale, voire nationaliste, correspondant à la présidence de Franjo Tudjman, les responsables croates actuels ont tout fait pour l’évacuer, l’oublier et accentuer au contraire une occidentalisation/mondialisation qui flatte leur internationalisme d’antan… Pis, « les élites post-néo-communistes croates […] n’ont jamais aspiré à l’indépendance de la Croatie et n’ont jamais eu, il faut le dire clairement, une quelconque vision d’une identité croate matricielle et fondatrice (p. 238) ». On retrouve ce manque de volonté nationale en Ukraine. Les nouvelles oligarchies, croate ou ukrainienne, salue le produit du Mur de Berlin et de Wall Street : l’homme occidental soviétique.
    Victimes, histoire et mémoire
    Tomislav Sunic retrace l’historique de la fin du modèle yougoslave. Avant d’être le père de la Croatie indépendante, Franjo Tudjman fut un compagnon de route de Tito et un responsable communiste. Puis, écarté des cénacles dirigeants, il se passionna pour l’histoire, en particulier pour la Seconde Guerre mondiale, au risque de se faire accuser par certains cénacles mi-officieux et demi-mondains de « révisionniste »… Dans sa belle préface, Jure Vujic considère que l’identité nationale croate « qui à bien des égards, se trouve bousculée par les défis du globalisme, les processus intégrationnistes régionaux et supranationaux, à bien du mal à se stabiliser dans un espace-temps exsangue et à mûrir autour d’un projet politique commun, libéré des réminiscences et du trop-plein d’histoire fratricide hérités de la Deuxième Guerre mondiale (p. 12) ». Bien avant le déchaînement titanesque des violences nationales et étatiques, les antagonismes ne se cachaient pas et s’exposaient plutôt par l’intermédiaire d’une « guerre des mots » et de revendications mémorielles perceptibles lors des compétitions de football. En estimant avec raison que « dans le monde vidéosphérique d’aujourd’hui, l’image de guerre incite fatalement au narcissisme et à l’individualisme extrême (p. 207) », Tomislav Sunic ponte le rôle belligène des médias qui se sont substitués à l’intelligentsia. « De même qu’il n’y a pas de guerre sans morts, il ne peut plus aujourd’hui y avoir de guerre sans mots d’ordre, donc sans communication (p. 197) », d’où la montée en puissance dans les coulisses du pouvoir des spin doctors, ces agents d’influence très grands communicants. Pour parvenir à leurs fins, ils pratiquent « tout d’abord, les actions “ pédagogiques ” à long terme, ensuite le conditionnement des esprits et le modelage des mentalités (p. 198) ». Ils portent ainsi jusqu’à l’incandescence les opinions publiques facilement manipulables.
    Les médias accaparent la thématique victimaire. Dorénavant, toute mémoire, identité ou communauté soucieuse d’acquérir une légitimité se pose avant tout en victime. Or « toute identité victimaire est par définition portée à la négation ou au moins à la trivialisation de la victimologie de l’Autre (p. 213) ». Pourtant, rappelle Tomislav Sunic, « l’esprit victimaire découle directement de l’idéologie des droits de l’homme. Les droits de l’homme et leur pendant, le multiculturalisme, sont les principaux facteurs qui expliquent la résurgence de l’esprit victimaire (p. 219) ». Loin d’être les ultimes exemples d’antagonismes nationalitaires meurtriers propres aux XIXe et XXe siècles, les conflits yougoslaves ont préfiguré les guerres postmodernistes. La Post-Modernité qui met au cœur de sa logique l’identité. Au risque de se mettre à dos tous les néo-kantiens, l’auteur croît que « toute identité, qu’elle soit étatique, idéologique, nationale ou religieuse, est à la fois la victime et le vecteur d’un engrenage qui aboutit souvent à la violence et à la guerre (p. 37) ». L’identité est donc l’inévitable corollaire du politique.
    Il faut néanmoins prendre ici le terme « identité » dans son acception d’identique, de similitude, parce que « souvent, ce sont les ressemblances et non les différences qui provoquent les conflits, surtout lorsque ces conflits prennent la forme d’une rivalité mimétique (p. 70) ». Autrement dit et dans le contexte croate, « peut-on être Croate aujourd’hui sans être antiserbe ? (p. 37) ». La réponse serait affirmative si n’entraient pas en ligne de compte d’autres paramètres. « De l’affirmation d’une identité patriotique fondée sur l’ethnos et le mythos, écrit Jure Vujic, la Croatie d’aujourd’hui est à la recherche d’un “ piémontisme axiologique ” qui n’est autre qu’une identité de valeurs communes (p. 16) ». Et puis, « dans notre postmodernité, poursuit Tomislav Sunic, c’est l’Union européenne et l’Amérique qui décident, dans une large mesure, de l’identité d’État croate et même de l’identité supra-étatique de la Croatie dans un monde futur (p. 74) ». Par ailleurs, « avec et dans l’Union européenne, les valeurs marchandes imposent une hiérarchie des valeurs qui va directement à l’encontre de la survie des petits peuples (p. 57) ». Le postmodernisme multiculturaliste et ultra-individualiste s’apparente à une broyeuse de cultures enracinées. Il détient pourtant en lui ses propres objections.
    Les paradoxes explosifs de la postmodernité multiculturelle
    Oui, la postmodernité (ou plus exactement selon nous, l’ultra-modernité) creuse sa propre tombe en suscitant des contradictions insurmontables. Pour Tomislav Sunic, « le multiculturalisme est […] une constellation de politiques et de pratiques qui cherche à concilier l’identité et la différence, à déconstruire et à relativiser la métaculture des sociétés post-industrielles (p. 47) ». Puisque « le problème de l’identité en tant qu’altérité est devenu essentiel dans l’Occident postmoderne (p. 211) », la seule réponse « politiquement correcte » apte est l’acceptation du fait multiculturel (l’empilement individualiste et chaotique de communautés de nature ou de choix) et le rejet du corps social homogène. « Le pluralisme classificatoire qu’induisent les droits positifs en faveur de populations stigmatisées ou discriminées en fonction de l’âge et du sexe est interprété, notamment en Europe, comme une déstructuration de l’homogénéité sociale et culturelle de la nation et du concept de citoyenneté (pp. 41 – 42). » Il appert que « le choix d’un style de vie individuel, la tribalisation et l’atomisation de la société moderne ainsi que la multiculturalisation de la société européenne, rendent l’analyse de l’identité nationale croate encore plus compliquée. Même les Croates modernes, qui sont bien en retard en matière d’identité d’État, doivent faire face à une multitude de nouvelles identités. Leur identité nationale varie au gré des circonstances internationales, ces changements se juxtaposent quotidiennement et ils remettent en cause leur ancien concept d’identité nationale. On pourrait facilement qualifier ces nouvelles identités juxtaposées d’identités apprises ou acquises, par rapport aux anciennes identités qui relevaient de la naissance et de l’héritage culturel (pp. 49 – 50) ». Dans ces conditions, doit-on vraiment s’étonner qu’« à défaut d’une diplomatie cohérente, les eurocrates préfèrent tabler sur une identité croate consumériste et culinaire, et miser sur une classe politique locale aussi corrompue que criminogène (p. 232) » ? L’identité subit une pseudomorphose : « peu à peu, l’ancienne identité nationale, voire nationaliste, qui sous-entendait l’appartenance à un terroir historique bien délimité, est supplantée par le phénomène du communautarisme sans terroir – surtout dans les pays occidentaux qui ont subi une profonde mutation raciale (p. 38) ».
    Malgré l’affirmation répétitive et incantatoire des valeurs fondatrices de l’actuelle entreprise européenne, à savoir un antifascisme obsessionnel et fantasmatique pitoyable, la multiplication des contentieux mémoriels résultant du fait multiculturaliste renforce une « rivalité des récits victimaires [qui] rend les sociétés multiculturelles extrêmement fragiles. Par essence, tout esprit victimaire est conflictuel et discriminatoire. Le langage victimaire est autrement plus belligène que l’ancienne langue de bois communiste et il mène fatalement à la guerre civile globale (p. 220) ». Extraordinaire paradoxe ou hétérotélie selon les points de vue ! Surtout que « dans une société pluri-ethnique et multiculturelle, l’identité des différents groupes ethniques est incompatible avec l’individualisme du système libéral postmoderne (pp. 37 – 38) ». Tomislav Sunic ajoute que « la schizophrénie du monde postmoderne consiste, d’une part, dans la vénération absolue de l’atomisation individualiste qui met en exergue l’identité individuelle et consumériste, et d’autre part, dans le fait qu’on est tous devenu témoin du repli communautaire et de la solidarité raciale (p. 39) ».
    Certes, si Jure Vujic craint que « la Croatie comme toutes les “  démocraties tardives ”, ainsi qu’aime à le dire la communauté internationale, se doit de transposer de manière paradigmatique le sacro-saint modèle libéral, politique et économique, sans prendre en considération les prédispositions psychologiques, historiques et sociales spécifiques du pays (p. 13) », « pour l’instant, lui répond Sunic, les Croates, comme tous les peuples est-européens, ignorent complètement le danger de la fragmentation communautaire. La société croate, au début du IIIe millénaire, du point de vue racial est parfaitement homogène, n’ayant comme obsession identitaire que le “ mauvais ” Serbe. Pourtant, il ne faut pas nourrir l’illusion que la Croatie va rester éternellement un pays homogène. Le repli communautaire dont témoignent chaque jour la France et l’Amérique, avec le surgissement de myriades de groupes ethniques et raciaux et d’une foule de “ styles de vie ” divers, deviendra vite la réalité, une fois la Croatie devenue membre à part entière du monde globalisé (p. 38) ». La Croatie parviendra-t-elle enfin au Paradis occidental ? Rien n’est certain. En observant les pesanteurs de l’idéologie victimaire sur l’opinion et constatant que « souvent, la perception d’un groupe ira jusqu’à se considérer comme la victime principale d’un autre groupe ethnique (p. 68) », Tomislav Sunic y devine l’amorce de futurs conflits.
    Des guerres communautaires à venir
    « On a beau critiquer le communautarisme et l’identité nationale et en faire des concepts rétrogrades, relève l’auteur, force est de constater que le globalisme apatride n’a fait qu’exacerber la quête d’identité de tous les peuples du monde (p. 61). » Bonne nouvelle ! La vision morbide et totalitaire d’une humanité homogène ne se réalisera jamais. Ses adeptes chercheront quand même à la faire en se servant de cette idéologie moderne par excellence qu’est le nationalisme. « À l’instar des nationalistes classiques, le trait caractéristique des nationalistes croates est la recherche de la légitimité négative, à savoir la justification de soi-même par le rejet de l’autre. Impossible d’être un bon Croate sans être au préalable un bon antiserbe ! Ceux qui en profitent le plus sont les puissances non-européennes : jadis les Turcs, aujourd’hui l’Amérique ploutocratique et ses vassaux européens. Ce genre de nationalisme jacobin, qu’on appelle faussement et par euphémisme, en France, le souverainisme, ne peut mener nulle part, sauf vers davantage de haine et de guerres civiles européennes (p. 53). »
    Un regain ou une résurgence du nationalisme étatique moderne n’empêchera pas la « contagion postmoderniste » de la Croatie, ni d’aucun autre État post-communiste. Bien au contraire ! « Les mêmes stigmates de la décomposition identitaire occidentale sont visibles en Croatie, qui subit les assauts conjugués d’une dénationalisation politique et institutionnelle ainsi qu’un raz-de-marée de réseaux “ identitaires ” relevant de la postmodernité. Université, presse, politique, syndicat, on pourrait poursuivre la liste : administration, clubs, formation, travail social, patronat, Églises, etc., le processus néo-tribal a contaminé l’ensemble des institutions sociales. Et c’est en fonction des goûts sexuels, des solidarités d’écoles, des relations amicales, des préférences philosophiques ou religieuses que vont se mettre en place les nouveaux réseaux d’influence, les copinages et autres formes d’entraide qui constituent le tissu social. “ Réseau des réseaux ”, où l’affect, le sentiment, l’émotion sous leurs diverses modulations jouent le rôle essentiel. Hétérogénéisation, polythéisme des valeurs, structure “ hologrammatique ”, logique “ contradictionnelle ”, organisation fractale (p. 50). »
    On le voit : Tomislav Sunic « dévoile “ au scalpel ” les dispositifs subversifs, psychologiques et sociopolitiques, qui sont actuellement à l’œuvre dans une matrice identitaire croate qui reste très vulnérable face aux processus pathogènes de l’occidentalisation, assène Jure Vujic (p. 21) ». Les Croates ont obtenu un État-nation et une identité politique au moment où ceux-ci se délitent, dévalorisés et concurrencés par un foisonnement d’ensembles potentiellement porteurs d’identités tant continentales que vernaculaires ou locales (4). Le décalage n’en demeure pas moins patent entre l’Ouest et le reste de l’Europe ! « La petite Estonie, la Croatie et la Slovaquie vont bientôt réaliser que dans l’Europe transparente d’aujourd’hui, on ne peut plus se référer aux nationalismes du XXe siècle. Après avoir refusé le jacobinisme des Grands, ils se voient paradoxalement obligés de pratiquer leur propre forme de petit jacobinisme qui se heurte fatalement aux particularismes de leurs nouveaux pays. Sans nul doute, affirme alors Sunic, la phase de l’État-nation est en train de se terminer dans toute l’Europe et elle sera suivie par un régime supranational. Peu importe que ce régime s’appelle l’Union européenne ou le IVe Reich (p. 57). » Et si c’était plutôt l’Alliance occidentale-atlantique ou le califat universel ?
    Dans sa riche préface, Jure Vujic s’élève avec vigueur contre le supposé « retour en Europe » des anciens satellites soviétiques. En appelant à une « réappropriation de l’identité grand-européenne » de la croacité, il appelle à une réflexion majeure sur l’Europe de demain, celle qui surmontera les tempêtes de l’histoire.
    Seule une prise de conscience générale de leur européanité intrinsèque permettra aux peuples autochtones du Vieux Continent de contrer le travail corrosif de l’Occident moderne, du multiculturalisme et du postmodernisme. La transition des sociétés pré-migratoires et migratoires (Croatie et Ukraine par exemple) vers des sociétés post-migratoires (Europe occidentale) risque de provoquer une riposte identitaire virulente de la part de peuples européens (ou de certaines couches sociales) les moins séniles. « Une guerre larvée et intercommunautaire entre des bandes turcophones et arabophones vivant en Allemagne ou en France, et des groupes de jeunes Allemands ou Français de souche ne relèvent plus d’un scénario de science-fiction (p. 125) », avertit Tomislav Sunic. Il tient pour vraisemblable que « le nationalisme inter-européen d’antan, accompagné par la diabolisation de son proche voisin, comme ce fut le cas entre les Croates et les Serbes, peut dans un proche avenir devenir périmé et être supplanté par une guerre menée en commun par les Serbes et les Croates contre les “ intrus ” non-européens (pp. 38 – 39) ». La réalisation effective d’une identité politique et géopolitique européenne s’en trouverait grandement renforcée et annulerait le présent dilemme des populations croates par défaut et occidentalisées par excès. C’est dire, comme le remarque Jure Vujic, que « le livre de Tomislav Sunic […] constitue […] un éclairage politologique et philosophique considérable sur l’actuelle transition de l’identité croate dans la postmodernité (pp. 17 – 18) ». Une lecture indispensable en ces temps incertains et désordonnés.
    Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com

    Notes
    1 : Jean-Gilles Malliarakis, Yalta et la naissance des blocs, Albatros, 1982, p. 152.
    2 : Idem. Ajoutons en outre qu’on n’a pas de sources exactes quant à la naissance de Tito. Ce dernier parlait d’ailleurs un mauvais serbo-croate avec un accent russe,  loin de sa prétendue région natale au nord de la Croatie. Sa syntaxe était également mauvaise.
    3 : Tomislav Sunic reprend une erreur courante quand il qualifie « le Conseil de l’Europe […de…] corps législatif (p. 137) ». Il confond le Parlement européen et le Conseil de l’Europe qui tous deux siègent à Strasbourg. Le Conseil de l’Europe ne relève pas de l’Union européenne puisque ses membres sont tous les États du continent – sauf le Bélarus qui est un invité spécial -, la Turquie et l’Azerbaïdjan. Sont membres observateurs les États-Unis, le Canada, Israël, le Mexique et le Japon…
    De ce Conseil procède la Convention européenne des droits de l’homme et sa sinistre Cour qui entérine les lois liberticides et encourage la fin des traditions européennes.
    Il ne faut pas mélanger ce conseil avec le Conseil européen qui  réunit les chefs d’État et de gouvernement, ni avec le Conseil de l’Union européenne rassemblant les ministres des États-membres pour des problèmes de leurs compétences.
    4 : Une fois la Croatie membre de l’U.E., il se posera la question de l’adhésion à l’Union européenne des autres États ex-yougoslaves. À la demande expresse de Franjo Tudjman, la Constitution croate, par l’article 141, interdit explicitement toute reconstitution d’une union balkanique. Or l’arrivée de la Serbie, de la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro, etc., dans l’U.E. ne sera-t-elle pas perçue comme la reformation d’un ensemble slave du sud dans le giron eurocratique et atlantiste ? Zagreb ne risquera-t-il pas de poser son veto à l’entrée de Belgrade, de Sarajevo ou de Skopje ?
    • Tomislav Sunic, La Croatie : un pays par défaut ?, préface de Jure Vujic, Éditions Avatar, coll. « Heartland », 2010, 252 p., 26 €.

  • 2003-2013 : les dures leçons de la guerre d’Irak

     

    Par Jean-Dominique Merchet pour RIA Novosti

     L’Irak d’aujourd’hui ressemble-t-il à l’Allemagne de 1955 ? Dix ans après la guerre américaine contre l’Irak, déclenchée le 20 mars 2003, cette question semble insensée. Et pourtant ! C’était bien là le projet officiellement affiché par les cercles néoconservateurs de Washington.

    Comme après la seconde guerre mondiale, ils voulaient imposer la démocratie, la paix et le développement par la force, une sorte de « wilsonisme botté », en référence au président Woodrow Wilson (1913-21).

    Leur projet a sombré corps et âmes, au royaume tragique des plans démiurgiques. Comparons avec l’Allemagne : dix ans après l’invasion alliée en 1945, la République fédérale était un Etat démocratique et libéral, dont l’économie était entrée dans une longue phase d’expansion et qui, se réconciliant avec ses voisins, posait les bases d’une union avec eux. Un immense succès – que l’on vit se reproduire au Japon.

    Le contraste avec l’Irak d’après Saddam Hussein est terrible. Force est de constater que ce qu’on appela le « camp de la paix » (France, Allemagne et Russie), l’axe Chirac-Schroeder-Poutine, avait alors raison de crier casse-cou !

    L’armée américaine a quitté l’Irak en 2011 : elle y a perdu 4486 des siens (plus 318 morts d’autres nationalités, essentiellement britanniques), sans compter les milliers de blessés, physiquement ou psychologiquement. 4.486 morts américains, des dizaines de milliers de vies brisées, pour quoi ?

    Cette guerre a couté au minimum 770 milliards de dollars, selon les chiffres du Pentagone. Des économistes avancent des chiffres encore plus considérables. Tant d’argent dépenser pour quel résultat ?

  • USA-Russie, de pire en pire, – et “démocratiquement”…

    Ex: http://www.dedefensa.org/

    Le 4 juillet 2009, nous citions longuement le professeur Stephen F. Cohen, de l’université de New York, sans aucun doute l’un des meilleurs spécialistes aux USA des relations entre son pays et la Russie. A cette époque (dans le texte cité), Cohen était très nettement pessimiste à propos de ces relations, mettant tous ses espoirs dans le comportement d’un Obama, selon la fameuse hypothèse de ce président devenant une sorte d’“American Gorbatchev”… («Cohen situe la seule chance d’un déblocage des relations USA-Russie dans le seul Obama, en l'appréciant comme un éventuel “hérétique” du système et en le comparant, bien entendu, à Gorbatchev. D’une façon très significative, et délibérée certes, il en appelle à une “nouvelle pensée” à Washington vis-à-vis de la Russie, en une référence évidente à l’expression employée par Gorbatchev durant la période des réformes en URSS.») Quatre plus tard ou presque, l’orientation des choses n’a certes pas changé et les choses ont très certainement empiré ; notamment, et bien qu’on l’ait longtemps attendu et espéré comme pour Godot, l’“American Gorbatchev” n’est pas venu.

    Cohen estime que les relations entre les deux pays sont au plus bas depuis la fin de l’URSS, notamment après l’échange entre les deux parlements du vote de deux lois dirigées contre des citoyens des deux autres pays respectifs, selon des circonstances particulières. («The reality is that the partnership we need between Washington and Moscow to make the world safer for all of us has not existed since the Soviet Union ended. And we may be farther from it today as a result partially of this orphan act than we have been in 20 years.»)

    (Les déclarations de Cohen sont recueillies par Russia Today, le 29 décembre 2012. La station de TV russe fait des efforts considérables au niveau du travail d’investigation de toutes les facettes de la crise du Système (crise américaniste), comme on peut le voir avec cette interview suivant celle d’ Oliver Stone et de Peter Kuznik, du 29 décembre 2012.)

    En plus de situer l’actuel niveau des relations USA-Russie au plus bas, Cohen n’hésite pas à faire porter l’essentiel de la responsabilité de cette situation au côté US. C’est un point important, qui prolonge son analyse déjà citée, et qu’il avance même avec une certaine brutalité pour caractériser la période où l’on assista à une tentative de “relance”, ou reset, des relations. («When Obama and then President Medvedev entered into the reset, Moscow wanted certain things from Washington and Washington wanted certain things from Moscow. Without going into the detail Washington got everything from Moscow it wanted and Moscow got nothing.») Il s’ensuit sans véritable surprise que les relations sont effectivement, et jugées d’un point de vue objectif et sans mettre en cause la bonne volonté des deux présidents, absolument exécrables.

    Russia Today: «After the US Senate passed the controversial [Magnitsky] bill, Russia accused Washington of engaging in ‘Cold War tactics’. Now that Moscow has retaliated, how would you describe the two countries' relations?»

    Stephen Cohen: «Increasingly we are plunging into a new Cold War. But it’s not a surprise. The story of the orphans doesn’t begin with the Magnitsky Bill. Number of us in the United States have been warning since the 1990s – nearly 20 years – that unless Washington changed its policy, its kind of winner-take-all policy after the Cold War policy toward Moscow, that we would drift toward Cold War, not toward the partnership we all hoped for 20 years ago. […]

    »A real honest, analytical approach by an American patriot – as I am – is that Washington bears a large part of responsibly because of the policies it pursued toward Moscow. And what we saw in the Russian Duma and in the Russian Higher House – the Federal Assembly – when virtually every deputy voted in favor of the ban on American adoption, which was just signed by Putin, is an outburst of pent-up of anti-American feeling in Moscow which has been caused not only, but in large measure by American policy.»

    Il est intéressant d’apprendre que les spécialistes US de la Russie, y compris Cohen, ne s’attendaient pas à cette riposte (la loi sur les orphelins russes) de la Russie, après la loi votée par le Congrès. Ils s’attendaient à des mesures plus politiques et plus actives, prises par l’exécutif. Il s’agit là, on le remarquera, d’un réflexe de la Guerre froide (dont même Cohen est victime), où, face à la “démocratique” Amérique, l’URSS disposait d’un régime strict, où les assemblées n’avaient aucun rôle et ne représentaient rien, simples chambres d’enregistrement (quand on les consultait, ce qui était extrêmement rare), ce qui laissait toutes les décisions politiques (surtout politique extérieur) à la seule direction politique. On doit sans aucun doute désigner ce phénomène comme le point essentiel du tournant actuellement pris par les relations entre les USA et la Russie, et un tournant qui devrait satisfaire ceux qui réclament la “démocratisation” de la Russie, – qu'ils obtiendront, c'est absolument assuré, au prix d'un durcissement anti-bloc BAO de la Russie … Bien entendu, et avec juste raison, Cohen ne croit pas du tout au caractère accessoire, par rapport à d'éventuelles mesures plus politiques, de la mesure prise par les Russes à l'initiative de la seule Douma, et se trouve plutôt inquiet à cet égard ; il juge justement qu’il s’agit d’un enchaînement extrêmement inquiétant, entre deux Parlements qui seront évidemment très difficiles à convaincre et à regrouper, et qui auront absolument tendance à la surenchère et au patriotisme sans concession.

    Russia Today: «How much is this dispute actually just political saber-rattling and how will it actually impact the children?»

    Stephen Cohen: «There is an old Russian saying – “Words are also deeds.” A lot of people in Moscow and in Washington- when they passed the Magnitsky Act and now the ban on adoption in Moscow – may have though that they were just talking, showing off, playing grandstanding. But these words have consequences. They have backed, they have fueled this new Cold War atmosphere which is enveloping the relationship between our two countries. Each going to affect American relations with Russia regarding Afghanistan, regarding missile defense, regarding Syria, regarding Iran – these are very serious matters. The angrier people get, the more resentment people have on both sides, the worse is the situation.»

    »For example, anti-Putin feeling in America is irrational, completely irrational. There has been a kind of demonization of Putin in America. Some of us tried to counter it by beginning a rational discourse about Putin as a leader. We are not pro-Putin, we just see him as a national leader who needs to be understood. But these events – the Magnitsky and the orphan act are going to make it impossible to have a discourse in America about Putin’s leadership in a way that would lead to any cooperation between Obama and Putin.»

    Russia Today: «With the US and Russia exchanging tit-for-tat actions, what possible further moves can we expect?»

    Stephen Cohen: «There was some surprise in America because our legislature does not think about the consequences of what it does. Many people thought that the Russian reaction to the Magnitsky Bill would be for Moscow to start selling its dollars, for example, and try to harm the American economy or perhaps that Moscow would reduce its cooperation with the United States in supplying NATO troops fighting in Afghanistan. So many people were surprised that the orphan issue became the retaliation.

    »But there are two issues here that are interesting: In the beginning President Putin did not seem to favor the ban on American adoptions, but he signed the bill after it turned out that almost every member of this parliament favored it. It is also said that President Obama did not favor the Magnitsky Bill, but he signed it when it turned out that almost every member of Congress favored it. So it may be that we are exaggerating the power both of Putin and Obama.»

    On retiendra deux champs généraux de remarques des déclarations de Cohen. Cela permet de mieux situer les éléments fondamentaux du débat, et d’envisager l’orientation que ce débat, que cet affrontement peut prendre.

    • Cohen confirme le caractère irrationnel, complètement hors de tout contrôle de la raison, de l’attitude anti-russe, et surtout anti-Poutine du Congrès. C’est une de ces attitudes du Congrès (comme, par exemple, celles qui concernent Israël) qui est absolument incontrôlable et qui conduit à des législations catastrophiques par leurs effets. Ces effets ne sont aucunement envisagés par les législateurs, qui ne répondent dans ce cas, pour l’essentiel, qu’à leurs pulsions. (En effet, nous rejetons la thèse du rôle majeur sinon exclusif des lobbies. Les lobbies ont bien sûr leur rôle rationnel de pourvoyeur d’argent et de pression, mais ce rôle n’est nullement exclusif de comportements psychologiques personnels ou collectifs des parlementaires relevant de la pulsion en général paranoïaques et paroxystiques, que les lobbies justement alimentent indirectement et sans le chercher précisément (ils ne travaillent pas, eux, dans la finesse psychologique). Il s’agit alors, pour les parlementaires, pour dissimuler à leurs propres yeux le rôle vénal des lobbies ou au moins de le réduire, de donner à leur propre comportement une apparence d’engagement personnel répondant à une situation politique donnée. Bien entendu, ces “situations politiques données” étant en général du type paranoïaque et hystérique, la psychologie est à mesure ; du point de vue des relations avec la Russie, ex-URSS, les législateurs US ont été gâtés pour cette sorte de manœuvres et d’attitudes depuis les débuts de la guerre froide, avec les diverses campagnes paroxystiques, le Maccarthysme, la terreur d’une attaque nucléaire unilatérale soviétique, la subversion communiste, etc.) Bien entendu, l’intérêt de la remarque de Cohen est dans ceci qu’il admet implicitement que la Douma elle-même, réagissant face au Congrès, pourrait à son tour, et cette fois sans l’aide de lobbies mais simplement très fortement aiguillonnée par le comportement du Congrès et par son propre sentiment patriotique, adopter le même comportement que ce Congrès.

    • Cohen confirme l’importance du Congrès (par rapport à Obama) mais aussi nous fait découvrir, ou confirmer, celle de la Douma par rapport à Poutine. Ce dernier point n’a en effet sans doute pas assez été mis en évidence, notamment parce qu’on a l’habitude de céder aux clichés sur un “régime dictatorial” au Kremlin . Ce n’est pas le cas. La Douma a un poids de plus en plus important et un poids qu’elle entend manifester de façon autonome, comme cela se fait dans les grandes démocraties majeures où le système législatif a une place de choix. A cet égard, elle fonctionne effectivement comme le Congrès et les deux systèmes tendant à se rejoindre, d’une façon étonnamment paradoxale pour ceux qui opposent les USA et la Russie comme on oppose l’archétype de la démocratie à celui de la dictature. (Ajoutons, comme cerise sur le gâteau qu'au niveau des pratiques électorales, on sait que les USA sont beaucoup plus suspects et beaucoup plus corrompus que la Russie.)

    Ces divers points ont un probable effet politique. (Cet effet politique n’est pas nécessairement général mais concerne certainement les relations USA-Russie, domaine où la Douma s’est effectivement impliquée fortement et où le Congrès a l’attitude qu’on voit). Nous allons vers de plus en plus d’intransigeance de deux côtés, notamment parce que les matières impliquées sont extraordinairement émotionnelles (des Pussy Riot aux OGN russes subventionnées par les USA, nous sommes à l’heure du triomphe du système de la communication) ; notamment parce que le pouvoir est fragmenté et que les Parlements jouent un rôle grandissant (cas russe, surtout, comme nouveauté) ; notamment parce que le système de la communication qui est si puissant aujourd’hui joue un rôle fondamental dans ces occurrences-là de fonctionnement et d’affirmation de pouvoir. La situation des rapports des deux puissances risque donc de devenir encore plus délicate, encore plus fragile et vulnérable qu’elle n’était au temps de la Guerre froide. C’est bien entendu notre analyse.

    http://euro-synergies.hautetfort.com/

  • Centrafrique : pays chrétien en 2012, islamique en 2013 ?

    L'actuel président Bozizé et ses partisans
    Ce qu'il se passe en ce moment en République Centrafricaine est effarant. Ce pays de 4,5 millions d’âmes, a obtenu son indépendance de la France en 1960, gardant une forte imprégnation de notre culture, gardant le français comme langue officielle, à côté du sango, langue véhiculaire.
    Sur le plan religieux, 80% des centrafricains se disent chrétiens, 10% animistes et 10%... musulmans.
    Pourtant, ce qui est en train de se passer dans ce pays dépasse en vitesse tous les processus d'islamisation forcée qu'ont connu dans le passé les 57 pays maintenant 100% musulmans.
    Profitant de l'élan des « révolutions » arabes, une « rébellion », sous la forme de bandes armées musulmanes locales soutenues par des puissances islamiques étrangères, comme le Tchad, le Soudan, la Libye, infiltre le pays désarmé afin de semer le chaos... et la charia (loi islamique).
     
    LE DILEMME
     
    Face à la dégradation de la situation (attaque de l’ambassade de France, menaces éventuelles sur un millier de ressortissants européens, dont des binationaux), Paris a décidé de renforcer son dispositif militaire, qui est aujourd’hui de 600 hommes.
    Pour quoi faire ? C’est tout le problème. Car, en Centrafrique, la France n’a le choix qu’entre deux mauvaises solutions.
    Sauver le régime Bozizé, largement discrédité, en « tapant » sur les rebelles du mouvement Seleka ou laisser les choses suivre leur cours sans intervenir. La seconde hypothèse semble avoir la préférence de l’Élysée.

    Les centrafricains appellent la France au secours. Mais la France n'entend rien. La France, comme ces dernières années, prend le parti de l'islamisation d'un pays, par son inaction, voire par sa participation active comme ce fut le cas en Libye, en Côte d'Ivoire lorsqu'elle a renversé le président chrétien pour placer un président musulman (rappelez-vous : pour Sarkozy, « soutenir un musulman » au pouvoir est un « signe d'ouverture »).
    L'alliance rebelle Séléka, constituée de quelques nationaux mais aussi de beaucoup de Toro Boro, rebelles soudanais du Darfour, est clairement inspirée par le wahhabisme, l'islam « originel » venu d'Arabie saoudite.
    Le ministre de l'Administration territoriale Josué Binoua signale que « M. Dhaffane et M. Nourredine, qui sont les deux principaux responsables de cette rébellion, ont étudié en Arabie Saoudite et au Qatar. Ils prônent le wahhabisme à qui veut l'entendre. Ils le prêchent. » On apprend également que M. Nourredine, « fils d'un imam » d'un quartier de Bangui, est un « ancien étudiant de l'Université islamique de Médine ».
    Un pasteur de 42 ans, témoigne : « La France doit intervenir ne serait-ce que pour protéger les institutions du pays ! […] Nous vivons dans l’angoisse. Nous vivons la conquête de l’islam en Centrafrique !».
    La RCA est la preuve que l'islamisation d'un pays peut être un processus foudroyant, éclair, et non sournois comme ce fut le cas au Liban, où il a fallu atteindre un seuil critique de 40% de musulmans pour que tout bascule.
    Les médias français sont muets sur cet aspect, pourtant crucial, de cette « rébellion ».
    Sources :