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géopolitique - Page 965

  • Alain Soral sur les menaces d’intervention militaire en Syrie

    Entretien avec la radio francophone iranienne


    Alain Soral sur les menaces d'intervention... par dm_50929b90066d4

  • Le concept de pause stratégique : l’exemple allemand (1918-1939)

    Fiche au chef d’état-major des armées, juillet 2008
    A la suite du traité de Versailles, l’Allemagne ne dispose plus que de forces armées réduites à leur plus simple expression. La Reichswehr ne doit pas dépasser 100 000 hommes, tous professionnels, et les matériels lourds, jusqu’aux mitrailleuses sur trépieds, lui sont interdits. Toute l’aéronautique a été livrée ou détruite et il est interdit de la reconstituer. La Reichsmarine ne doit pas dépasser 15 000 marins pour servir une flotte dont le tonnage total ne peut pas dépasser 100 000 tonnes, avec des restrictions très précises sur chaque type de navire. Sous-marins et porte-avions sont interdits. Pourtant, à peine plus de vingt ans plus tard, l’Allemagne est parvenue à conquérir la majeure partie de l’Europe continentale.
    Le secret de cette spectaculaire remontée en puissance est à chercher en premier lieu dans la manière dont l’état-major général allemand, avec le général Hans von Seeckt à sa tête (qui cumule les fonctions de CEMA et de ministre de la guerre), est parvenu à placer la Reichswher et la Reichsmarine en situation de « seuil stratégique », c’est-à-dire en capacité de passer en quelques années d’une situation d’extrême faiblesse à celle de première organisation militaire du continent.
    La préservation des savoir-faire militaires
    Le premier axe d’effort a consisté à transformer cette petite armée en armée de cadres. Les engagés sont particulièrement bien choisis (avec un taux de sélection de 10 pour 1) et formés pour non seulement maîtriser leur fonction mais aussi celle des deux échelons supérieurs. Cette armée d’active est en contact étroit avec les organisations paramilitaires (la « Reichswehr noire »), comme les « Casques d’acier », et les aide discrètement à dispenser une formation militaire à leurs membres.
    L’état-major général a également des accords avec la société de transport aérien Lufthansa pour la formation de pilotes et favorise la création d’écoles civiles de pilotage. Les écoles de vol à voile, sport aérien autorisé, se multiplient et la plus grande d’entre elles, la Deutscher Luftsportverband, compte 50 000 membres  en 1930.
    La préservation des compétences industrielles
    Interdites sur le sol allemand, les recherches se développent clandestinement à l’étranger. Des accords secrets sont passés avec l’URSS et des ingénieurs allemands travaillent en collaboration avec les Soviétiques en particulier au camp de Kama, près de Kazan. Entre 1926 et 1932, plusieurs firmes allemandes créent ainsi des prototypes de chars d'assaut baptisés de noms anodins (Grosstraktor et Leichte traktor) et testés sur le sol russe. Des avions sont conçus à Lipetsk, qui sert également de base d’entraînement à de nombreux pilotes et des prototypes de sous-marins sont construits en Espagne, Finlande et Pays-Bas. On s’efforce également de concevoir des équipements « duaux », c’est-à-dire à usage civil au départ mais facilement convertibles pour un usage militaire. C’est le cas du Junkers 52, qui forme les trois quarts de la flotte de la Lufthansa au début des années trente.
    Une troisième possibilité consiste à développer des matériels très performants, tout en respectant les termes du traité de Versailles. C’est le cas des excellentes mitrailleuses légères MG-34 mais surtout des nouveaux bâtiments de la Reichsmarine. Celle-ci fait construire des croiseurs légers à capacité océanique et trois cuirassés dits « de poche » (Deutschland, Admiral Scheer, Admiral Graf Spee) qui respectent (plus ou moins) le tonnage imposé par le traité tout en disposant d’un armement redoutable (6 pièces de 280 mm) et d’une vitesse remarquable.
    Une dernière voie explore des matériels complètement inédits et échappant de ce fait au traité de Versailles. En 1929 est créé le Bureau des engins balistiques spéciaux, confié au capitaine Walter Dornberger, futur directeur de Peenemünde et qui, en 1932, engage un jeune chercheur civil : Wernher von Braun.
    Un laboratoire tactique
    Le troisième axe d’effort pour atteindre la position de « seuil » est la réflexion doctrinale. Pour cela, la Reichswher reprend à son compte l’esprit de l’armée prussienne de Moltke en recréant une structure de science expérimentale. La Première Guerre mondiale est scrupuleusement analysée et il est décidé d’organiser la nouvelle armée sur le modèle des divisions d’assaut de 1918, en leur adjoignant moteurs et moyens de transmission.
    La Reichswehr devient le laboratoire de cette guerre mobile que l’on prône. La cavalerie forme un tiers des  troupes et le reste est doté de bicyclettes, motocyclettes ou, mieux encore, de camions et d’automitrailleuses. Les chars, interdits, sont simulés par les tankattrappen, voitures bâchées de bois et de tissus dont se gaussent les observateurs étrangers.
    La Reichswehr multiplie les exercices les plus réalistes possibles en Russie ou en Allemagne et les exploite comme de véritables expériences scientifiques. Cet esprit expérimental rigoureux est conservé pendant la période hitlérienne avec l’engagement de la Légion condor en Espagne, l’occupation de l’Autriche puis des Sudètes. Chaque opération est toujours suivie d’une étude précise et de corrections. Pendant la drôle de guerre encore, les Allemands s’entraînent durement à partir des enseignements de la campagne de Pologne alors que les Français, qui ont eu pourtant des éléments précis sur les combats, ne font rien ou presque.
    Le réarmement
    Tout ce travail préalable permet à Hitler de dénoncer en 1933 le traité de Versailles et de réarmer massivement, sans réaction militaire de la France et du Royaume-Uni. Hitler fait également voter des lois qui réorganisent l’économie et qui facilitent la reconversion d’une partie de l’industrie allemande dans l’armement. Ce réarmement est aidé par les sociétés Ford et General Motors qui investissent massivement en Allemagne et assurent la majeure partie de la construction de camions militaires et de half-tracks. A la fin de 1938, les Allemands prennent également le contrôle de la filière tchèque de production de chars.
    En 1935, prenant prétexte de l’allongement de la durée de la conscription en France (pour des raisons démographiques), la Reichswehr est dissoute et le service militaire est rétabli. La Luftwaffe est recréée. Une armée de terre de 12 corps d’armée et 36 divisions est mise sur pied. La construction de croiseurs de 26 000 tonnes et de sous-marins est lancée dans le cadre du plan Z. En 1935, un premier sous-marin sort des chantiers navals tandis que la 1ère Panzerdivision fait son apparition. En mars 1936, la Rhénanie démilitarisée est réoccupée sans réaction française autre que verbale. En 1938 au moment de la crise des Sudètes, cinq ans à peine après le début du réarmement, les experts français estiment que le rapport de forces est désormais nettement en faveur des Allemands.
    Les combats de 1939 et 1940 semblent leur donner raison mais pour les Allemands la guerre a commencé trop tôt. Hitler estimait être prêt militairement pour 1942, soit neuf ans après le début du réarmement, et le conflit s’engage alors que les Allemands ont encore des lacunes dans les domaines qui demandent des investissements à long terme comme la flotte océanique ou les bombardiers à long rayon d’action.
    Enseignements
    Par principe, une France placée en situation de « pause » ne pourra réarmer qu’en réaction à une menace et donc avec retard. L’URSS réarme la première en 1928, puis, par « effet domino », l’Allemagne en 1933, la France en 1936, le Royaume-Uni en 1937-38 et les Etats-Unis en 1939-40. Les dictatures (et a priori on voit mal la France s’engager contre un Etat démocratique moderne) ont de plus l’avantage de ne pas avoir à tenir compte de leur opinion publique. Elles peuvent donc réarmer plus facilement et plus massivement. Ce décalage initial peut d’ailleurs inciter la puissance menaçante à agir au plus vite, d’autant plus que, là encore, il lui est plus facile d’initier un conflit que pour une démocratie.
    Inversement, le temps de combler le retard, la France et ses alliés, si elles n’ont pas pris soin de conserver une force d’intervention, même réduite, sont condamnés à une posture défensive le temps de combler leur retard. C’est tout le sens de la stratégie attentiste française de 1939 qui n’aurait pas eu de raison d’être si on avait disposé de la force blindée professionnelle que proposait le colonel de Gaulle en 1934. Ce fer de lance aurait également pu servir de référence à une armée française qui n’a pas su conserver ses compétences de guerre.
    Cet exemple montre en effet l’importance du choix de modèle d’armée qui est fait dans une posture d’attente. Après 1918, les Allemands ont transformé leur armée en école militaire, les Britanniques en ont fait une police impériale et les Français un cadre de mobilisation. Les premiers ont été, et de loin, les mieux préparés à la guerre mondiale face à des Britanniques absorbés par les missions extérieures et des Français englués par les tâches administratives.
    Pour ne pas laisser l’initiative industrielle à un adversaire potentiel, il est indispensable de pouvoir réarmer en un temps très bref, ce qui interdit bien sûr toute improvisation mais impose aussi d’innover. Le réarmement américain pendant la Seconde Guerre mondiale, fondé sur des méthodes modernes de management, est à cet égard un modèle surtout si on le compare à l’inertie du « complexe militaro-industriel » français des années 1930.
    L’exemple allemand témoigne aussi de la nécessité de ne pas couper la petite armée d’active du reste de la société (ce qui est en partie le cas des Britanniques) mais au contraire de tisser une multitude de liens qui seront, le jour venu, autant de sources de régénération.
    Cette politique de long terme, faite d’un suivi rigoureux et d’un cap maintenu fermement, impose une certaine longévité à leurs postes des responsables militaires, surtout si l’environnement politique et économique est instable.
    Les exemples allemands et soviétiques (mais aussi celui du Corps des marines américains à la même  période) prouvent qu’il est possible voire facile d’imaginer des concepts doctrinaux originaux lorsque son armée n’est plus équipée. Inversement, si les démocraties occidentales disposent encore d’un capital matériel hérité de la Grande guerre, celui-ci arrive a obsolescence à la fin des années 1930, tout en ayant, par sa simple existence, fortement orienté jusque là la doctrine. Il faut néanmoins rappeler que cette liberté de pensée doctrinale soviétique et surtout allemande a été payée d’une grande vulnérabilité pendant de longues années. Il y a donc un arbitrage à faire entre liberté et vulnérabilité.

    Outre qu’elle dispose par principe de l’initiative du réarmement, la puissance menaçante, si elle conduite par un régime autoritaire, peut également, et plus facilement qu’en démocratie, imposer des concepts novateurs à un corps militaire par essence plutôt conservateur. C’est le cas de l’Etat nazi qui accélère le développement des corps blindés, des parachutistes, de l’appui air-sol, etc. C’est un nouvel handicap à anticiper pour une démocratie « en réaction ».

    http://lavoiedelepee.blogspot.fr/

  • Syrie : On a retrouvé les armes de destruction massives irakiennes !


    Syrie: On a retrouvé les armes de destruction... par Solidarite_et_Progres

  • Les victimes serbes ignorées par la justice internationale

    Comment ne pas être atterré par les derniers jugements du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ? La stupéfaction le dispute à la consternation.

    Au moment où le TPIY s’apprête à fermer ses portes, il met en péril sa raison d’être en projetant l’image d’une justice sélective, qui fait une croix sur les dizaines de milliers de Serbes, victimes eux aussi du nettoyage ethnique.

    LES GÉNÉRAUX CROATES ANTE GOTOVINA ET MLADEN MARKAC

    Le 16 novembre, la Cour d’appel du TPIY a acquitté les généraux croates Ante Gotovina et Mladen Markac de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, alors qu’ils avaient été condamnés à vingt-quatre ans de prison en première instance.

    La Cour d’appel ne nie pas que des crimes se soient produits contre des Serbes, et que jusqu’à 200 000 civils serbes aient été amenés à fuir les troupes croates en 1995.

    Elle ne nie pas non plus que des civils serbes aient été victimes de crimes lors de cette offensive contre les séparatistes serbes des "Krajina" [entités serbes autoproclamées en Croatie].

    La Cour d’appel se contente de casser le précédent jugement, arguant du seul fait que des bombardements éloignés de plus de 200 mètres de l’objectif militaire ne sont pas indiscriminés, donc illégaux, contrairement à ce qu’avait affirmé le premier jugement.

    Personne ne conteste que ce critère des 200 mètres n’était pas le plus pertinent. Mais il n’était qu’un élément parmi d’autres dans ce premier jugement au terme de deux ans de procès.

    Or la Cour d’appel, par trois juges contre deux, après quelques demi-journées, a fait reposer toute l’accusation sur ce seul critère des 200 mètres pour estimer que les accusés devaient être blanchis.

    Choqués par le jugement de leurs trois collègues, le juge italien Fausto Pocar et le vice-président du TPIY, Carmel Agius, ont écrit des opinions dissidentes, formulant les critiques les plus cinglantes qui aient jamais été écrites dans les annales de la justice internationale.

    A maintes reprises, ils dénoncent le caractère "erroné" du raisonnement de leurs collègues. Le juge Agius relève que plus de 900 obus sont tombés sur la ville de Knin [ville alors à majorité serbe, reconquise par les forces croates en août 1995] en trente-six heures alors qu’elle ne résistait plus, sans que cela suscite l’intérêt des trois autres juges de la Cour d’appel.

    La suite dans Le Monde.fr

    http://www.actionfrancaise.net

  • Unité du monde et grand espace européen Günther Maschke

    Günther Maschke, ancien militant gauchiste de 1968 à Vienne, acti-viste du SDS révolutionnaire, converti aux thèses de la droite radicale et traditionnelle par une lecture attentive de Carl Schmitt et de Donoso Cor-tés, dont il est le brillant traducteur allemand, a prononcé cette allocution à Rome, à l'occasion du 4ième Symposium de la revue syndicaliste (CISNAL) Pagine Libere.  Thème: ³Wall Street? Non merci!² (4 & 5 juin 1993). Parmi les autres orateurs, signalons Giano Accame (directeur du Secolo d'Italia),  le Prof. Michel Maffesoli (Paris, sociologue spécialiste des dimensions dionysiaques de nos sociétés), le Prof. Francesco Coppel-lotti (traducteur d'Ernst Nolte), le Prof. Carlo Gambescia (spécialiste de l'¦uvre de Pitirim Sorokin), Luca Leonello Rimbotti (collaborateur des re-vues Diorama Letterario  et Trasgressioni   de Florence et spécialiste du fascisme de gauche, du national-bolchévisme, etc.) et, représentant le monde non universitaire et militant, Alain de Benoist, directeur de Krisis.  Nous reproduisons ce texte avec l'aimable autorisation de l'auteur.

    Duo quum faciunt idem, non est idem. Si deux hommes parlent entre eux de l'unité de l'Europe, ils croiront sans doute qu'ils sont du même avis. En réalité, l'un voudra l'unité de l'Europe en tant qu'étape vers l'unité du monde, scellée par une socialisation uniformisante de l'humanité, produite par la technique et l'économie, deux facteurs qui rendront superflue toute politique. L'autre interlocuteur, au contraire, vou-dra l'unité de l'Europe pour mettre un terme à toutes ces tendances universalistes vers l'unité du globe et à la disso-lution de toutes les différences existant entre les nations et les cultures. L'Europe doit s'unir, mais pour se délimiter. Elle devra atteindre une nouvelle intensité politique, trouver une nouvelle identité politique, qui lui permettront rapidement de distinguer l'ami de l'ennemi, sur un mode lui aussi nouveau.

    Celui qui parle aujourd'hui de l'Europe doit dire aussi clairement s'il entend servir l'"universalisme" ou le "grand espace" (1), pour reprendre deux concepts chers à Carl Schmitt. S'il souhaite la dissolution du monde dans une seule et unique unité pacifiée, dans laquelle il n'y aurait plus qu'une politique intérieure mondiale, où la paix serait maintenue à l'aide d'expédients de type policier ou s'il désire une organisation régionale des pouvoirs de ce monde, organisation grâce à laquelle les peuples collaboreraient entre eux, dans la sérénité et dans l'indépendance réciproque. Les grands espaces formés de cette manière "recevraient leur centre et leur contenu non seulement de la technique mais aussi de la substance spiri-tuelle des peuples, de leurs religions et de leur race, de leur culture et de leur langue, sur base des forces vivantes de leur hérédité nationale" (2).

    Ces deux conceptions opposées, nous les retrouvons au départ de toutes les réflexions sur la désirabilité de l'union de notre continent. Dans son texte rédigé entre 1294 et 1318, De monarchia, Dante se faisait l'avocat de l'unité du monde (qui, pour lui, était encore identique à l'Europe connue) sous le gouvernement d'un Empereur qui recevrait du Pape la plénitude de son pouvoir.

    Ce n'est pas un hasard si Hans Kelsen, le juriste-philosophe inventeur d'un concept d'ordre juridique mondial, qui conduirait à la dissolution de toutes les souverainetés des Etats particuliers, commence son ¦uvre par un éloge actualisé de la pensée de Dante (3). Pierre Dubois (alias Petrus de Bosco), au con-traire, explique en 1306, dans De recuperatione Terrae Sanctae,  la nécessité d'une unité de l'Europe et d'une paix durable sous les principes qu'il avait énoncés, dans le but de reconquérir la Terre sainte en lançant une croisade victorieuse. L'unité est nécessaire, ajoutait-il, parce qu'il y a un ennemi (commun) et c'est la présence de cet ennemi qui fait que notre ³nous² se constitue.

    D'un point de vue chrétien, l'unité du monde ne peut exister que dans Adam ou dans le Christ. A la fin des temps seulement   ‹qui adviendra  apocalyptiquement et non pas métaphoriquement comme la ³fin de l'histoire² dont on parle et reparle aujourd'hui‹  nous aurons une unité qui se présentera comme dépassement du politique, comme dépassement de l'opposition ami/ennemi. Mais en entendant ce moment eschatologique, dans le temps présent, nous n'aurons jamais qu'une recherche toujours vaine de l'unité du monde, nécessairement placée sous le signe de l'Antéchrist, dont la devise est notoirement pax et securitas.  Si le dépassement du politique est le dépassement de l'opposition ami/ennemi, et si ce double dépassement est l'objectif que l'on s'assigne, il ne pourra être atteint qu'au bout d'une longue lutte sanguinaire. A la fin de ce combat, le monde s'unira sous le signe de la technique et de l'économie, celle de Henry Ford ou de Vladimir Illitch Lénine.

    Jusqu'il y a peu d'années, notre situation était la suivante: dans la guerre froide, deux modes d'existence luttaient l'un contre l'autre, mais chacun de ces modes était dépourvu de foi et d'idéologie, ne désirait que le profit ou la jouissance sans autre considération; pire, ces modes d'existence étaient réservés aux masses technico-prolétariennes, fanatisées et maintenues dans la pauvreté (4). Mais les deux partis de cette guerre civile planétaire étaient d'accord sur une chose: après leur victoire, le politique allait disparaître. En 1922, Carl Schmitt écrivait à ce propos: "Aujourd'hui, rien n'est plus à la mode que la lutte contre le politique. Les financiers américains, les techniciens industriels, les socialistes marxistes et les révolutionnaires anarcho-syndicalistes sont tous d'accord pour réclamer l'élimination du pouvoir non objectif de la politique qui s'exerce sur l'objectivité de la vie moderne. Il ne doit plus y avoir désormais que des tâches d'ordre technique ou organisationnel et il ne peut plus y avoir de problèmes politiques" (5).

    Les problèmes politiques auraient véritablement disparu mais seulement si le monde tout entier avait été soumis aux mêmes critères économiques et techniques. Seule une véritable et complète unité du monde, seul un ³Etat mondial² et un ³gouvernement mondial² pourraient actualiser la dépolitisation du monde et le stabiliser, croient les adeptes de cette superstition moderne.

    Ce gouvernement mondial n'aurait plus eu besoin que d'une police mondiale  ‹seulement pour une période de transition?‹   qui aurait eu pour tâche d'annihiler les éventuels rebelles par le truchement d'une police bombing.  Ce gouvernement mondial oblitèrerait tous les systèmes juridiques existants dans les Etats particuliers, au sein des peuples, et imposerait son droit international, après avoir stabilisé l'entièreté du monde. Le droit mondial disciplinerait ensuite tout ce qui vit et croît sur la terre. Ecoutons à ce sujet Hans Kelsen: "L'idée de souveraineté doit être radicalement éliminée... la conception de la sou-veraineté de l'Etat lui-même est aujourd'hui un obstacle à tout ceux qui envisagent l'élaboration d'un ordre juridique international, inséré dans une organisation prévoyant la division planétaire du travail; cette idée de souveraineté empêche les organes spéciaux de fonctionner pour que nous débouchions sur le perfection-nement, l'application et l'actualisation du droit international, bloque l'évolution de la communauté interna-tionale en direction d'une... civitas maxima   ‹y compris dans le sens politique et matériel du mot‹ . C'est là une tâche infinie que la constitution de cet Etat mondial dans lequel nous devons, par tous nos efforts, placer l'organisation mondiale" (6). Si l'unité du monde est réalisée un jour de cette manière et si, dans un tel monde, toute forme d'inimitié est éliminée, nous n'aurions plus rien d'autre que l'émanation d'une humanité qui se déifierait elle-même et commettrait, par là, le plus grand de tous les péchés imagi-nables. Car le politique en tant que distinction ami/ennemi est enraciné dans le péché originel. Or de-puis que nous ne pouvons plus être ni justes ni bons, nous sommes contraints de faire la distinction ami/en-nemi. Certes, chaque fois que nous opérons cette distinction, nous péchons. Mais si nous voulons dépas-ser cette distinction à l'aide de nos seules forces, nous nous mettons à la place de Dieu, ce qui est un plus grand péché encore.

    Si nous prenons en considération la situation actuelle depuis l'effondrement de l'Union Soviétique et la Guerre du Golfe, si nous nous rappellons les désirs formulés par Boutros-Ghali, le secrétaire général de l'ONU, nous constatons automatiquement que cette idée d'une unité du monde n'est pas qu'une simple spéculation théologique ou une fantaisie de juriste. Il ne faut pas être particulièrement perspicace pour constater que l'unité du monde proclamée aujourd'hui par l'ONU ne sert pas en fait les "intérêts du monde" mais bien plutôt les intérêts concrets de certains Etats, et plus spécialement, ceux des Etats-Unis.

    Les étapes vers cette unité du monde ont été le Traité de Versailles et la création de la SDN (1919), le Pacte Briand-Kellogg (1928), la Doctrine Stimson (1932) et la création des Nations-Unies (1944). Tous ces efforts ont été entrepris pour contrer les tentatives de construire de grands espaces organisés par un droit et un ordre spécifiques, au-delà de toute forme d'universalisme. L'argument de l'"unité du monde" a toujours été avancé dans l'intérêt des privilégiés de la planète, des beati possidentes  contre les have-nots   qui désiraient se donner un droit taillé à leur mesure, surtout contre l'Allemagne et le Japon, qui, en Europe ou en Asie orientale voulaient constituer de "grands espaces". Ces beati possidentes  sont aujourd'hui les Anglo-Saxons, ou plus précisément, les Américains, qui prétendent représenter seuls la "conscience du monde". Certes, nous pouvons nous permettre aujourd'hui de critiquer, même avec des arguments faciles ou simplistes, le Traité de Versailles, la SDN, le Pacte Briand-Kellogg, etc. Mais il ne sera pas facile de critiquer l'ONU: le type de juriste aujourd'hui dominant n'oserait pas se le permettre!

    Quand on a bombardé l'Irak, il y a deux ans, on l'a fait au nom de la "communauté mondiale" et de la "conscience mondiale". A partir du moment où l'on a estimé que la guerre de l'Irak contre le Koweit avait coûté au maximum 5000 vies humaines, la "conscience mondiale" a décidé de se mobiliser et les forces armées destinées à concrétiser les représailles ont pu agir officiellement au nom de l'ONU: elles ont tué 140.000 Irakiens. Ce n'est pas un hasard si cette action a été déclarée "guerre juste", parce que l'idée que sa propre cause constitue à elle seule la justice absolue justifie l'extermination de l'ennemi, qui n'est plus perçu comme un justus hostis   mais comme un criminel que l'on place derechef hors-la-loi. La notion de "guerre juste", dans les réflexions de Saint Augustin et de Saint Thomas d'Aquin, était pourtant liée à un calcul de proportionalité. A leurs yeux, il était impossible d'éliminer une injustice  ‹la mort de 5000 hommes‹  en commettant une injustice plus grande  ‹la mort de 140.000 hommes‹. Cette prudence de nos deux théologiens, quand ils évoquent la conduite de la "guerre juste", s'explique par la conscience du péché. Le chrétien peut nourir des doutes quant à sa capacité de reconnaître la volonté de Dieu; l'"humanité", en revanche, s'avère incapable de douter d'elle-même. A cela s'ajoute que cette humanité disposait d'interprètes comme le lobbyiste des pétroles texans, George Bush.

    La Guerre du Golfe a pleinement mis en lumière notre problématique, celle de l'"unité du monde" ou de l'"universalisme", d'une part, et celle du "grand espace", d'autre part. Outre l'Irak, qui, à long terme, voulait asseoir son hégémonie sur la péninsule arabique et fonder ainsi un "grand espace", la Guerre du Golfe a connu deux autres perdants: l'Europe occidentale et le Japon. L'Europe occidentale avec son Marché Commun  ‹qui, en un certain sens, mérite d'être qualifié de "grand espace"; nous y reviendrons‹ pourrait un jour devenir dangereuse pour les Etats-Unis. En fait, tant l'Europe occidentale que le Japon ont payé des milliards de dollars pour une guerre à laquelle ils n'avaient aucun intérêt réel. Ils ont payé des milliards aux Etats-Unis qui, d'une part, se trouvent déjà sur la voie du déclin, et qui, d'autre part, préparent déjà avec une redoutable clairvoyance la lutte pour la domination du monde, une lutte qui s'engagera contre l'Europe occidentale et le Japon!

    L'Europe occidentale et le Japon ont facilité par leurs paiements aux Etats-Unis le prolongement de la domination américaine sur eux-mêmes! Comme à une époque déterminée par l'économie, les décisions absurdes doivent être, elles aussi, expliquées par l'économie  ‹pour apparaître ³rationnelles²‹  on a dit que Saddam Hussein, dès qu'il se serait rendu maître des champs pétrolifères koweitiens, ferait flamber les prix du pétrole et précipiterait ainsi les économies nationales occidentales dans une crise terrible. Mais, en fait, le prix du pétrole a augmenté après  l'opération militaire victorieuse contre l'Irak, dans des proportions supérieures à ce que Saddam aurait jamais osé faire. Aujourd'hui, en effet, les Etats-Unis possèdent, grâce aux injections financières des Européens de l'Ouest, de gros intérêts dans le Golfe. En cas de crise, ils pourront très facilement fermer les robinets du pétrole aux Japonais et/ou aux Européens de l'Ouest.

    Dans les années à venir, une telle crise est parfaitement possible, voire probable: l'Europe occidentale et le Japon auront alors financé leur propre étranglement! L'idée d'un "nouvel ordre mondial", dont parlait George Bush avec tant d'éloquence à l'époque de la Guerre du Golfe, ne tient que si elle est régulière, que si elle respecte ses propres règles: ³ordre² signifie aussi ³régularité². En conséquence, l'ONU a puni l'Irak mais devrait également punir Israël ou la Syrie; elle devrait également prendre des mesures contre la Turquie ou contre la Chine; elle devrait intervenir avec la même fermeté au Sri Lanka ou au Pérou, en Colombie ou en Azerbaïdjan; elle devrait étendre ses activités en Yougoslavie et au Cambodge.

    Mais si l'on oublie que l'ONU elle-même repose sur la dualité d'un conseil de sécurité (CS) et d'Etats-clients, lesquels sont les obligés de membres de ce CS et peuvent, en cas de nécessité, être protégés par un veto, la nouvelle doctrine apparaît à l'évidence comme une pure illusion, qui ressasse à l'envi la thèse du one world. Cette nouvelle doctrine a échoué parce que les intérêts politiques des puissances sont divers et contradictoires et que leurs moyens financiers ne sont pas identiques. Et elle échoue aussi parce que les soldats ne sont guère disponibles ni prompts à se faire tuer come Italiens au Pérou, comme Allemands au Tibet, comme Turcs au Sri Lanka, etc. Si une telle doctrine triomphait envers et contre les sentiments des peuples, leurs soldats ne mourraient plus pour leur propres pays mais pour l'une ou l'autre résolution de l'ONU, par exemple celle qui porte le numéro 47.634. Imagine-t-on édifier des monuments aux morts, pour la résolution 47.634, dans un avenir proche ?

    L'idéologie de l'"unité du monde" ne fonctionne pas, tout simplement parce que cette unité n'existe pas dans le concret. Mais l'idée de l'unité du monde est fortement ancrée dans certains esprits influents, qui fomentent du désordre dans le monde en voulant la faire passer de la puissance à l'acte, pour le plus grand profit des Etats-Unis. Tout Etat qui possède des armes modernes et dispose d'une certaine puissance globale vit en fait dangereusement dans le monde actuel. En effet, il se heurte à la résistance des seuls possesseurs du pouvoir en ce monde qui, en outre, peuvent mobiliser contre lui l'idée de la paix mondiale, qu'il menacerait, et amorcer un processus de discrimination à son encontre en le qualifiant de "criminel"; en bout de course, cet Etat pourrait être soumis à un "massacre technologique". La lutte pour le pouvoir planétaire se donne ainsi une caution morale et oblige tous les adversaires réels et potentiels des puissants à envisager une punition cruelle, parce que le vieil adage romain et gaulois Vae victis,   prononcé sous les murs du Capitole par le chef celtique Brennus, est devenu plus actuel que jamais!

    Nous devons dire une bonne fois pour toutes que l'actuel droit international, qui veut contraindre les peuples à la paix mondiale au lieu de vouloir discipliner et limiter la guerre, s'alimente à deux sources particulièrement troubles: les conceptions internationalistes de la révolution française, d'une part, et celles, tout aussi internationalistes, des grandes puissances maritimes et impérialistes qu'étaient jusqu'en 1914 la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Aujourd'hui, la seule thalassocratie qui demeure en course, c'est l'Amérique. Nous ne pouvons que définir brièvement ici ces deux systèmes conceptuels, qui affichent la volonté de stabiliser définitivement le monde. Ainsi, conformément à la dogmatique de la révolution française, toute puissance qui menace la liberté républicaine, c'est-à-dire l'idéologie politique générée par les Lumières, est automatiquement hostis injustus. Parce que l'humanité est unité, parce que les conquêtes de la révolution doivent se réaliser partout dans le monde, l'adversaire de ces principes philosophiques et politiques est ennemi du genre humain tout entier (Robespierre: "Celui qui opprime une nation se déclare ennemi de tous").

    Au départ, le refus de considérer l'adversaire comme justus hostis ne valait que pour les représentants des pouvoirs traditionnels. Mais si un peuple accepte de vivre sur un mode pré-révolutionnaire, non démocratique et anti-républicain, il devient tout entier un "oppresseur", parce qu'il refuse, par son comportement conservateur, d'accepter une raison universellement valable, prescrivant un standard unique en matières de constitution et de droit. L'expansionnisme napoléonien s'est basé sur ce messianisme révolutionnaire et a dès lors transformé la guerre, qui jusqu'alors était une affaire entre Etats, disciplinée et fermée, en une guerre civile s'étendant à toute l'Europe, avec ses discriminations, sa propagande agressive et ses bouleversements dans les structures sociales et administratives des pays occupés (7).

    Le droit international et le droit de la guerre maritime de facture anglo-saxonne ne connait pas, lui non plus, de justus hostis. L'ennemi n'est plus seulement le soldat de l'Etat ennemi, mais aussi chaque civil ressortissant de cet Etat. N'importe quel civil peut ainsi se voir exproprié, interné et traduit devant un tribunal. Pire, l'ennemi, dans cette optique thalassocratique et anglo-saxonne, peut même être le citoyen d'un Etat neutre qui, sous une forme ou une autre, pourrait favoriser l'ennemi, par exemple en étant son partenaire commercial. En conséquence, ses biens en haute mer peuvent être saisis et on peut le contraindre à la collaboration économique et au boycott de son propre partenaire, etc. A cette tendance à amplifier et à aggraver la guerre et à abolir l'institution qu'est la neutralité, correspond une propagande qui "satanise" l'ennemi, criminalise son peuple tout entier et l'assimile à une bande de malfaiteurs. Cet état d'esprit rend toute paix définitive impossible, alors qu'une telle paix était précisément l'objet du droit international classique.

    En fait, dans l'optique universaliste et kelsenienne, il n'y a plus de guerre désormais, mais seulement un commerce libre et pacifique qui ne fait plus qu'un avec l'idéologie des Lumières, le mythe de l'humanité, le culte du progrès, etc. Tous ceux qui feraient mine de former des zones autarciques, de constituer des blocs protégés, menacent directement ce commerce "libre et pacifique", dominé jadis par l'Angleterre et aujourd'hui par les Etats-Unis. Ils sont donc en soi des "ennemis". Au plus tard en 1937, l'Allemagne et l'Italie sont devenus des ennemis pour Washington, le Japon les ayant précédés de quelques années. Les puissances de l'Axe, par leur politique économique, menaçaient la division du marché mondial, imposée par les Etats-Unis. Roosevelt, pour les besoins de sa propagande, a imaginé, hystérique, des ennemis terrifiants et a préparé dès 1937 son pays à la guerre, alors que Hitler croyait encore en 1939 qu'il pourrait limiter sa guerre à une guerre-éclair, sans que les Etats-Unis n'aient le temps d'intervenir (8).

    Quand un "ennemi" de cette option universaliste, "commerciale, libre et pacifique" se pointe à l'horizon, on commence par le mettre sous pression économique, on le soumet ensuite à des embargos ou des blocus et, finalement, on le décrète "ennemi de l'humanité" pour pouvoir déclencher contre lui une guerre totale, envisagée comme "sanction". Il faut, dans cette stratégie, forcer cet "ennemi" à jouer un rôle d'"agresseur", car, selon le droit international contemporain, toute forme d'agression est interdite, ainsi que le libre droit de conduire une guerre (9).

    Fabriquer et provoquer l'agression devient de ce fait l'art décisif de l'homme d'Etat; de ce fait, il faut qu'il évite de déclarer expressément la guerre, puisqu'une déclaration de guerre équivaut à une agression. Face à un "agresseur", tous les coups sont permis: il peut même être puni pendant longtemps, selon le bon vouloir de son vainqueur. Ce fut le cas de l'Allemagne en 1918-19 qui, pendant un an après les combats, fut soumise à un blocus des denrées alimentaires, ce qui a entraîné la mort d'un million de nourrissons et jeunes enfants. Cette pratique de la punition permet également de "légitimer" les carpet bombings,  les expulsions en masse de populations civiles, le procès de Nuremberg ou les atomisations de cités sans défense (Hiroshima, Nagasaki). La "sanction" n'est pas une guerre au sens propre du terme, car elle frappe un "criminel" qui, lui non plus, ne fait pas la guerre mais commet un "crime". Ce type de droit international, voulu essentiellement par les Etats-Unis, ne tient nullement compte des régulations et des limites que la civilisation a imposé à la guerre en Europe. En se basant sur l'utopie de vouloir abolir définitivement la guerre, ce droit international "sanctionneur", cette idéologie de la punition, s'est imposée petit à petit à partir de 1918; aujourd'hui, il tend à devenir absolument dominant, à s'accentuer dans le discours et dans les pratiques.

    Examinons quelques faits historiques. Parmi les exemples de la main-mise progressive de cette idéologie juridique internationale, nous avons l'institution de l'auto-défense, acceptée par le pacte Briand-Kellog (1928), où l'on a interdit la guerre. L'internationaliste américain Philipp Jessup écrivait en 1940: "Les dimensions se sont modifiées et aux intérêts que nous cultivions à propos de Cuba en 1860, correspondent aujourd'hui nos intérêts pour les Iles Hawaï; l'argument de l'auto-défense conduira un jour les Etats-Unis à devoir faire la guerre sur le Yang-Tse, la Volga ou le Congo" (10).

    Ensuite, la Doctrine Stimson (c'est-à-dire la non reconnaissance des changements territoriaux obtenus par la force), forgée en 1932 par celui qui était alors Ministre des Affaires Etrangères des Etats-Unis, produit une aggravation des conflits précisément parce qu'elle donne aux Etats-Unis le droit, sur toute la terre, de juger du droit ou du non-droit des changements territoriaux. "Un acte de guerre n'importe où dans le monde nuit aux intérêts de mon pays", expliquait le Président Hoover pour justifier la doctrine de son Ministre des Affaires Etrangères.

    En conséquence, les changements territoriaux survenus par la forces des armes étaient légaux et légitimes avant 1928, illégaux et illégitimes après 1928; nous sommes en présence ici d'une variante de la "fin de l'histoire". Mais nous y trouvons aussi les racines de l'appui qu'apportent les Etats-Unis aux groupes de résistance, aux partis qui fomentent des guerres civiles, aux juristes qui prétendent défendre les "droits de l'homme", aux "démocrates" auto-proclamés de toutes sortes, etc. Les changements territoriaux réalisés où que ce soit dans le monde ne peuvent être avalisés d'aucune manière. L'ONU a largement repris ce principe de droit international à son compte et contribue ainsi à rendre impossible toute nouvelle mise en ordre des espaces politiques sur la planète et à empêcher le fonctionnement normal des Etats, dans la mesure où ces remaniements territoriaux ou ce fonctionnement se conçoivent comme des rapports réciproques de protection et d'obéissance. En avançant cette conception purement instrumentale des droits de l'homme et en pratiquant cet interventionnisme tous azimuts, les Etats-Unis et l'ONU fragilisent les garanties réelles dont pourraient jouir les hommes sur leur territoire national, car les droits de l'homme, normalement, ne pourraient se concevoir que comme droits de citoyens, ancrés dans une patrie donnée.

    Contre toutes ces idées et ces pratiques de type internationaliste, visant une hypothétique "unité du monde", ancrées, d'une part, dans l'idéologie révolutionnaire, d'autre part, dans la propension interventionniste mondiale des Anglo-Saxons, on en est arrivé, en Europe, au Japon et aussi en Amérique (EU et Am. lat.), à partir de 1939, à formuler l'idée de "grand espace". De première importance à ce sujet est l'écrit de Carl Schmitt, L'ordre international du grand espace avec interdiction d'intervention pour les puissances extérieures à cet espace  (11).

    Si l'on voulait réduire cet écrit à un slogan simple, nous dirions: "L'Europe aux Européens!" et, pour les tentatives japonaises analogues: "L'Asie aux Asiatiques!". L'Allemagne et l'Italie d'une part, le Japon, d'autre part, imitaient à leur façon et à leur profit la Doctrine de Monroe (1823) qui revendiquait pour les Etats-Unis la domination de tout l'espace occupé par les deux Amériques. Les trois principes fondamentaux de la Doctrine de Monroe étaient au départ, selon Schmitt: 1) L'indépendance de tous les Etats américains par rapport aux puissances extérieures; 2) Le refus de toute forme de colonisation dans cet espace américain; 3) La non-intervention de toutes les puissances extra-américaines dans cet espace. Le nouveau grand espace centre-européen devait empêcher toute intervention américaine en Europe et s'interdisait, en contre-partie de s'immiscer dans les affaires des autres espaces. Cette logique du grand espace aurait imposé des limites à l'interventionnisme américain, qui entendait s'immiscer dans les affaires du monde entier.

    En Europe, cette conception grand-spatiale a été remise sur le tapis, après la victoire des armes allemandes à l'Ouest. Schmitt voyait dans le traité d'amitié entre le Reich et l'Union Soviétique (1939) une solution exemplaire: elle excluait l'immixtion de puissances tierces et garantissait aux peuples du "bloc continental" une "vie pacifique correspondant à leurs particularités". L'Allemagne en tant que puissance-guide de ce nouveau "grand-espace" devait entretenir des rapports de droit public avec chaque pays en particulier, mais à l'extérieur du grand espace  ‹vis-à-vis des autres grands espaces, dont les contours demeuraient flous‹  tous devaient suivre une même politique étrangère.

    On a ainsi imaginé une hégémonie mais non une absorption des Etats plus petits, ce qui constitue un véritable fédéralisme. Concoctés par les diplomates professionnels et traditionnels, ce schéma d'organisation ne pouvait être acceptés par les nationaux-socialistes, parce qu'ils pensaient en termes de race et non d'espace (12). Selon leurs propres conceptions, les petits peuples conservaient beaucoup trop de droits. Mais l'idée de Schmitt a été soumise à d'autres critiques encore, notamment en Italie (13).

    Depuis la seconde guerre mondiale et la montée en puissance des Etats alliés comme les USA et l'URSS, Schmitt ne pouvait plus qu'exprimer l'espoir, en 1962, que les nations et les peuples conservassent la force de rester fidèles à leur culture, leur religion et leur langue (14). Il est vrai que Carl Schmitt considérait que l'idée de nation, d'une organisation purement nationale, était dépassée: par conséquent, le "grand espace" devait servir à détourner l'illusion et le danger américains du one world.  Mais dès que son idée eut pu s'unir à une force réelle pour réaliser vraiment le grand espace, les nations n'auraient plus été que des entités culturelles et non plus politiques.

    L'idée de grand espace n'est pas encore à l'ordre du jour. La CEE d'aujourd'hui prétend être le nouveau grand espace, valable pour tous. Mais si l'idée de Großraum, de "grand espace", est née de la conviction que les Etats étaient devenus trop petits au regard du développement de la technique et de l'économie, les théoriciens de ce grand espace ont également dit que celui-ci ne pouvait pas être ni bâti ni organisé en priorité sur l'économie. La conservation de la multiplicité des cultures est désormais un acte politique. Pour organiser un grand espace comme espace politique, il faut préalablement répondre à trois questions: 1) Qui est l'ennemi?; 2) Quelle est la puissance hégémonique (à l'intérieur du grand espace)?; 3) Existe-t-il une homogénéité qui garantit la durée de la fédération?

    Réponse à la première question.

    L'ennemi du "grand espace" européen ne peut plus être la Russie aujourd'hui. Pour la plupart d'entre nous, l'ennemi est évidemment Washington. Mais cette inimitié, beaucoup d'Européens ne la conçoivent pas encore, ne l'imaginent même pas; par ailleurs, beaucoup d'Européens n'ont pas le courage de l'assumer. Cette ignorance et ce manque de courage ne valent pas seulement pour les Anglais qui sont liés aux Américains par de nombreux liens. De plus, les nations européennes sont trop nettement profilées dans leur identité politique pour songer à harmonier leur politique extérieure. Où se trouve le point commun de la politique extérieure de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Angleterre, de l'Espagne, de la France? L'impossibilité de pratiquer une politique extérieure commune, capable de rendre possible une politique militaire commune (pas de chèque sans provision!) s'aperçoit parfaitement dans la crise yougoslave. La définition de l'ennemi n'est possible que s'il existe une unité. A cela s'ajoute que la majorité des Européens, ou du moins un très grand nombre d'entre eux, comprennent l'unité de l'Europe comme une simple étape intermédiaire vers une "unité du monde" qu'ils ne conçoivent que très confusément.

    Réponse à la seconde question.

    Du temps de Carl Schmitt, il y avait en Europe une puissance hégémonique: l'Allemagne. Mais elle a perdu la guerre. Hitler lui-même refusait l'idée d'Europe et les représentants de l'idée européenne étaient réduits à l'impuissance sous sa férule (15). Quant à l'Allemagne actuelle, il lui manque toutes les caractéristiques de la puissance hégémonique: sa population est réduite et en phase démographique descendante, elle n'a ni volonté d'assumer un rôle hégémonique ni pouvoir réel ni vision. Les Allemands d'aujourd'hui feignent d'être les meilleurs amis de l'Europe. Mais ils ne s'enthousiasment pour l'Europe qu'en croyant qu'ils vont pouvoir se dissoudre en elle. On pourrait épiloguer sans fin sur les névroses allemandes, sur le complexe de culpabilité allemand, etc. Quoi qu'il en soit, l'Europe ne peut pas fonctionner tant que sa nation la plus importante numériquement ne s'accepte pas elle-même pour elle-même (16). Et quand l'Allemagne actuelle aspire à une position meilleure, dans toute l'Europe fusent articles, émissions, pamphlets où s'exprime la peur du "danger allemand", alors que personne ne craint plus ce "danger" que les Allemands eux-mêmes!

    L'Angleterre n'est pas intéressée à voir l'influence américaine se réduire en Europe et la position de la France est ambigüe: son anti-américanisme évolue dans des limites très étroites et reste surtout fort rhétorique. Par le Traité de Maastricht, la France espère lier l'Allemagne à la CEE (qui n'est qu'une demie-Europe, une Europe hémiplégique, sans profondeur stratégique). Paris espère véritable enchaîner l'Allemagne, car cela correspond aux vieux intérêts français, surtout si le fruit du labeur permanent des Allemands, si l'argent allemand financent les déficits de la France et les frais de fonctionnement de la CEE. Mais nos voisins ne se rendent pas compte que nous, les Allemands, sommes devenus le peuple le plus paresseux d'Europe et, surcroît, notre croissance démographique est arrêtée voire en recul. Si à tous ces facteurs négatifs s'ajoute la concrétisation des clauses du Traité de Maastricht, notamment l'introduction d'une monnaie unique, l'ECU, qui sera forcément faible par rapport à ce que le DM était et assorti d'un financement des régions pauvres par les régions riches, nous assisterons en Europe à des convulsions politiques dramatiques, d'une ampleur inconnue jusqu'ici (17). A cause de tout cela, l'idée d'unir plusieurs Etats sans qu'il n'y ait de puissance hégémonique est une impossibilité sociologique. Aucune véritable fédération, au sens propre du terme, ne peut voir le jour sans hegemon.

    Réponse à la troisième question.

    Une fédération n'est pas homogène tout simplement parce qu'on tente de la faire. A cette heure, il n'existe pas en Europe de consensus sur ce qui constitue véritablement la "substance" de la culture européenne. Autre question: quels sont les pays qui appartiennent à l'Europe, quels sont ceux qui n'y appartiennent pas? La Scandinavie en fait-elle partie? Et l'Angleterre? L'Espagne? La Russie? L'Ukraine? Il n'est pas évident que les intérêts d'un Portugais, d'un Allemand et d'un Norvégien soient compatibles. Ces problèmes s'aggraveront si la CEE s'étend, si y adhèrent des pays comme la Hongrie, la République tchèque et la Pologne. Cet accroissement de la Communauté risquerait de la jeter dans une période de stagnation économique gravissime. Les conflits et les divisions, qui existent déjà et s'avèrent fort inquiétants, vont alors s'intensifier. L'absence d'un homogénéité historique, sociale et culturelle rendent quasi insoluble un problème politique majeur: qui décidera, le cas échéant, de l'état d'exception? Dans l'hypothèse où les divisions entre Etats subsisteraient peu ou prou, une majorité rendue possible par des votes hollandais décidera-t-elle de l'état d'exception en Sicile? Et une bureaucratie établie à Bruxelles pourra-t-elle bloquer une décision indispensable ailleurs?

    Toutes les tentatives d'unir l'Europe ont échoué jusqu'ici: celle de Jules César, celle de Charlemagne, celles du Pape Innocent III, de l'absolutisme, de Napoléon et de Hitler. Le problème politique ne peut pas être résolu par Maastricht seul. Ensuite, il n'est pas possible de créer un véritable grand espace européen tant que l'Europe ne sort pas du commerce mondial libre (libéral). Enfin, il faut surtout qu'il y ait un peuple européen. Mais un tel peuple n'existe pas. Si, comme le croient bon nombre d'³Européens² convaincus, le Parlement de Strasbourg se renforce par rapport à la bureaucratie de Bruxelles, cela ne changera rien au fait qu'un Italien ne reconnaîtra jamais son député dans la personne d'un député français. Si les Etats nationaux sont abolis, les nations seront réduites à des "groupes ethniques" mais il ne naîtra pas pour autant une "nation européenne". Pire: un parlement européen véritablement puissant sera toujours pour tous les Européens un parlement dominé par des ³étrangers². Les lois de ce parlement seront encore moins acceptées que les délibérations ou les décisions de la Commission de Bruxelles!

    Tout ce qu'on a pu faire de positif dans le sens de l'idée européenne a déjà été fait. Mais si le projet d'union monétaire et financière entre en vigueur, alors la paralysie de la politique étrangère s'accentuera  ‹on pense à la Yougoslavie‹  et les motifs de conflits politiques augmenteront. Tout progrès de l'unité européenne se muera automatiquement en un progrès de division et de dissensus, où l'Europe se rendra étrangère à elle-même. L'Europe peut être une fédération d'Etat mais non un "Etat fédéral". L'Europe est multiplicité de ses nations, et certainement aussi de ses régions: en dehors de cela, elle n'est rien. L'évolution de l'Europe orientale prouve que la nation demeure la référence politique décisive. Si les nations ne peuvent être conservées, si elles ne peuvent plus défendre leur culture et leurs particularités, on ne pourra pas créer le véritable "grand espace", différent de celui qu'envisage Maastricht et qui n'est qui n'est que la copie miniature de l'"unité du monde" dont rêvent les utopistes mondialistes.

    Etre Européen, cela signifie: connaître et reconnaître la diversité de l'Europe. Seulement quand ce processus de connaissance et de reconnaissance se sera amplifié, aura atteint un certain degré d'opérabilité, l'Europe développera une culture et une identité continentales. Mais l'Europe d'aujourd'hui, qui dit être sur la voie de l'unité, est bien plus éloignée de cette culture continentale que du temps de Nietzsche et de Burckhart, de Karl Vossler et de Benedetto Croce.

    Notes:
    (1) Carl SCHMITT, "Großraum gegen Universalismus" (1939) in Positionen und Begriffe, Duncker und Humblot, Berlin, 1988. Trad; franç.: in Carl SCHMITT, Du politique, "légalité et légitimité" et autres essais, Pardès, Puiseaux, 1990.

    (2) Carl SCHMITT, "El Orden del Mundo despues la Segunda Guerra Mundial", in Revista de Estudios Politicos, Madrid, 1962, pp. 36 et ss.

    (3) Hans KELSEN, Die Staatslehre des Dante Alighieri, Wien, 1905.

    (4) Ph. DESSAUER, "Die Politik des Antichrist", in Wort und Wahrheit, 1951, pp. 405-415.

    (5) Carl SCHMITT, Politische Theologie, München/Leipzig, 1922, pp. 55 ss. Trad. it. in Le catagorie del politico, Bologna, 1972, pp. 84 ss.

    (6) Hans KELSEN, Das Problem der Souveränität und die Theorie des Völkerrechts, Tübingen, 1928, pp. 320 ss.

    (7) Sur le droit international induit par la Révolution française, cf. R; REDSLOB, in Festschrift für O. Mayer, 1916, pp? 271 ss.; B. MIRKINEGUETZEVITCH, L'influence de la Révolution française sur le développement du droit international dans l'Europe orientale, in Recueil des Cours, 22/1928, pp. 299 ss.

    (8) Sur les précédents économiques de la seconde guerre mondiale, cf. Carlo SCARFOGLIO, Davanti a questa guerra, Milan, 1942; D. JUNKER, Der unteilbare Weltmarkt, Stuttgart, 1975.

    (9) Sur la notion d'"agression", cf. Carl SCHMITT, Der Nomos der Erde, Köln, 1950, 3ième éd., Berlin, 1988.

    (10) Philipp JESSUP, "The Monroe Doctrine", in American Journal of International Law, 1940, pp. 704.

    (11) La traduction italienne est actuellement la seule disponible: Il concetto d'Impero nel diritto internazionale, édité et préfacé par Luigi Vannutelli Rey, avec un appendice de Franco Pierandrei, Rome, 1941. Les articles de Schmitt en Italie paraissaient surtout dans la revue Lo Stato. Ils ont été repris dans une anthologie: Carl SCHMITT, Scritti politico-giuridici 1933-1942, édité par Alessandro CAMPI, Perugia, 1983.

    (12) Typique pour la critique nationale-socialiste: R. HÖHN, Reich - Großraum - Großmacht, Darmstadt, 1942.

    (13) Par exemple, chez Giacomo PERTICONE, "Il problema dello ³spazio vitale² e del ³grande spazio²", in Lo Stato, 1940, pp. 522-531; Cf. également A. MESSINEO, s.j., "Spazio vitale e grande spazio", La Civiltà Cattolica, Rome, 1942.

    (14) cf. note (2).

    (15) Hans Werner NEULEN, Europa und das Dritte Reich, München, 1987. Cf. Recension de Herbert TAEGE in Vouloir n°48/49 (1988), pp. 11-13.

    (16) Sur le problème du ³refoulement du passé² en Allemagne, cf. Armin MOHLER, Der Nasenring, München, 1991. Cf. Willy PIETERS in Vouloir n°40/42 (1987), pp. 12-14 (Il s'agit plus exactement du commentaire d'un essai paru dans un ouvrage collectif qui, amplifié, allait donné le texte de Der Nasenring).

    (17) Cf. R. ÜBELACKER, "Zur Problematik der Verträge von Maastricht", in Festschrift für H.J. Arndt. Politische Lageanalyse, Bruchsal, 1993, pp. 381 ss.  

    [Synergies Européennes, Vouloir, Mai, 1994]

  • Carl Schmitt État, nomos et grands espaces

    La maison d'édition berlinoise Duncker & Humblot, qui publie l'essentiel de l'œuvre de Carl Schmitt, a eu le mérite l'an passé d'avoir publié une anthologie d'articles définitionnels fondamentaux du juriste et polito­logue allemand (CS, Staat, Großraum, Nomos - Arbeiten aus den Jahren 1916-1969), magistralement pré­facés par Günter Maschke. Ce fut sans doute, à nos yeux, le nouveau livre le plus important en philoso­phie politique exposé à la Foire de Francfort en octobre 1995. Mais c'est aussi un livre fondamental pour comprendre dans tous ses rouages le monde d'après la Guerre Froide. G. Maschke, un des plus grands spécialistes allemands de Carl Schmitt, mérite nos éloges pour avoir annoté avec une remar­quable précision tous ces articles et surtout les avoir resitués dans leur vaste contexte. Maschke fournit en effet au lecteur  — à l'étudiant comme à l'érudit —  des commentaires et des analyses très mé­thodiques et très fouillées. Staat, Großraum, Nomos est divisé en quatre parties : 1. Constitution et dicta­ture ; 2. Politique et idée ; 3. Grand-Espace et Droit des gens et 4. Du Nomos de la Terre. À notre avis, l'essentiel pour notre monde en effervescence depuis la chute du Mur réside dans les deux dernières par­ties.
     
    Cette nouvelle anthologie a l'immense mérite de concentrer toute son attention sur un aspect moins connu, mais toutefois déterminant, de la pensée et de l'œuvre de Carl Schmitt : la géopolitique. Notre “Centre de Recherches en Géopolitique” avait jadis déjà mentionné quelques-uns de ces textes fonda­mentaux, mais le vaste ensemble d'articles et d'essais sélectionnés par Maschke permet de jeter, sur cette géopolitique schmittienne, un regard beaucoup plus synoptique.

    Le “Grand-Espace”
     
Notre Centre a publié depuis 1988 un certain nombre de textes de géopolitique ; depuis 1991, nous réflé­chissons intensément sur le nouvel ordre mondial après l'effondrement de l'Union Soviétique. L'ère nou­velle sera très vraisemblablement marquée par la notion de “Grand-Espace”, toutefois dans un sens peut-être différent de celui que lui donnait C. Schmitt. Commençons notre analyse par une citation de Joseph Chamberlain qui illustre bien l'intention des géopolitologues et de Schmitt lui-même : « L'ère des petites na­tions est révolue depuis longtemps. L'ère des empires est advenue » (1904). Mais l'effondrement de l'URSS nous enseigne que l'ère des empires traditionnels est elle aussi révolue, si l'on considère toutefois que le dernier des empires traditionnels a été l'Union Soviétique. À la place des empires, nous avons dé­sormais les “Grands-Espaces”. Dans son essai Raum und Großraum im Völkerrecht, Schmitt définit clai­rement le concept qu'il entend imposer et vulgariser : « Le “Grand-Espace” est l'aire actuellement en ges­tation, fruit de l'accroissement à l'œuvre à notre époque, où s'exercera la planification, l'organisation et l'activité des hommes ; son avènement conduira au dépassement des anciennes constructions juridiques dans les petit-espaces en voie d'isolement et aussi au dépassement des exigences postulées par les systèmes universalistes qui sont liés polairement à ces petits-espaces ».
     
    Schmitt cite Friedrich Ratzel et montre, en s'appuyant sur ces citations, comment, à chaque génération, l'histoire devient de plus en plus déterminée par les facteurs géographiques et territoriaux. C'est d'autant plus vrai aujourd'hui pour notre génération, car la bipolarité d'après 1945 fait place à une multipolarité, dont on ne connaît pas encore exactement le nombre de protagonistes.
     
    Maschke, dans ses commentaires sur l'article intitulé Völkerrechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte, mentionne à juste titre la théorie de Haushofer qui envisa­geait de publier un Grundbuch des Planeten, un livre universel sur l'organisation territoriale de la planète. La géopolitique, selon Haushofer, ne devait pas servir des desseins belliqueux  — contrairement à ce qu'allèguent une quantité de propagandistes malhonnêtes —  mais préparer à une paix durable et éviter les cataclysmes planétaires du genre de la Première Guerre mondiale. Ce Grundbuch haushoférien devait également définir les fondements pour maintenir la vie sur notre planète, c'est-à-dire la fertilité du sol, les ressources minérales, la possibilité de réaliser des récoltes et de pratiquer l'élevage au bénéfice de tous, de conserver “l'habitabilité” de la Terre, etc., afin d'établir une quantité démographique optimale dans cer­tains espaces. Les diverses puissances agissant sur la scène internationale pratiqueraient dès lors des échanges pour éviter les guerres et les chantages économiques. Certes, on peut reprocher à ce Grundbuch de Haushofer, un peu écolo avant la lettre, d'être utopique et irénique, mais force est de cons­tater que ses idées étaient fondamentalement pacifistes et qu'elles ne coïncidaient pas avec les projets agressifs de l'Allemagne nationale-socialiste. Pourtant, Maschke rappelle que Schmitt et Haushofer ne correspondaient apparemment pas et ne s'étaient jamais vus.
     
    Cet article sur le völkerrechtliche Großraumordnung... constituaient une tentative d'introduire en Europe une “doctrine de Monroe” au cours de la Seconde Guerre mondiale. Dans son commentaire, Maschke rap­pelle les thèses d'un géographe américain, Saul Bernard Cohen, qui a eu le mérite de maintenir à flot les idées géopolitiques avant leur retour à l'avant-plan. Le concept cohenien de “région géopolitique”, déve­loppé depuis les années 60 et actualisé aujourd'hui, s'avère pertinent dans le contexte actuel de “fin de millénaire”. Ces idées de “grand-espace” et de “région géopolitique” se retrouvent également chez les deux experts espagnols de droit international, fortement influencés par Schmitt : Camilo Barcia Trelles et Luis Garcia Arias.
     
    L'étude de Schmitt Das Meer gegen das Land (La mer contre la terre) de 1941 contient le noyau essentiel du futur livre de Schmitt Land und Meer. Maschke pense que Schmitt a été influencé par la lecture de Vom Kulturreich des Meeres (1924) de Kurt von Boeckmann, et de Vom Kulturreich des Festlandes (1923) de Leo Frobenius.
     
    Une recension écrite par Schmitt en 1949 garde toute sa pertinence aujourd'hui, souligne Maschke. Elle s'intitule Maritime Weltpolitik. Schmitt y écrit : « La domination de l'espace aérien et la possession de moyens de destruction modernes pourront à elles seules s'assurer la domination sur la terre et sur la mer. [Par ces moyens techniques], notre planète est encore devenue plus petite. En comparaison avec les structures qu'érige la technique moderne sur la planète, la Tour de Babel apparaît comme une entreprise très modeste. La Mer a perdu sa puissance en tant qu'élément et notre Terre est devenue un aérodrome » (p. 479 de l'édition de Maschke).
     
    Quelques années après la seconde guerre mondiale déjà, Schmitt tire la conclusion: dans le futur, le con­trôle de la planète s'exercera par le biais des communications aériennes (et plus tard spatiales) ; la Terre et la Mer perdront de l'importance. Le nouvel espace  — jeu de mot ! —  sera l'espace.
     
    Schmitt mentionne l'œuvre de l'Américain Homer Lea (1876-1913) dans sa recension. Lea avait terminé sa carrière comme conseiller militaire de Sun Yat Sen en Chine. Il avait écrit des livres importants, largement oubliés aujourd'hui : The Day of the Saxon (1912) et The Valor of Ignorance (1909). Le polémologue suisse Jean-Jacques Langendorf, ami et complice de Maschke, avait préfacé une réédition allemande de The Day of the Saxon et prépare actuellement une vaste étude sur le écrits militaires et géopolitiques de Lea.

     
Le Nomos
     
Penchons-nous maintenant sur la quatrième partie de cette anthologie, qui commence par la définition que donne Schmitt du “nomos” : « Il est question d'un Nomos de la Terre. Ce qui signifie : je considère la Terre — ­l'astéroïde sur lequel nous vivons —  comme un Tout, comme un globe et je recherche pour elle un ordre et un partage globaux. Le terme grec “nomos”, que j'utilise pour désigner ce partage et cet ordre fondamental, dérive de la même étymologie que le mot allemand “nehmen” (prendre). Nomos signifie dès lors en première instance, la “prise”. Ensuite, ce terme signifie, le partage et la répartition de la “prise”. Troisièmement, il signifie l'exploitation et l'utilisation de ce que l'on a reçu à la suite du partage, c'est-à-dire la production et la consommation. Prendre, partager, faire paître sont les actes primaires et fonda­mentaux de l'histoire humaine, ce sont les trois actes de la tragédie des origines » (Maschke, p. 518).
     
    Dans une étude datant de 1958 et intitulée Die geschichtliche Struktur des Gegensatzes von Ost und West (La structure historique de l'opposition entre l'Est et l'Ouest), Schmitt mentionne quelques-unes des théories géopolitiques de base énoncées par Sir Halford John Mackinder. Il se réfère au géographe britannique quand il affirme que l'opposition entre puissances continentales et puissances maritimes constitue la réalité globale de la guerre froide. Quand il commente cette étude, Maschke commet la seule erreur que j'ai pu trouver dans son travail par ailleurs exemplaire. “L'Île du monde” selon Mackinder est l'Europe + l'Asie + l'Afrique et non pas “l'hémisphère oriental” comme le dit Maschke (p. 546). Celui-ci af­firme également que Mackinder avait été influencé par le géographe allemand Joseph Partsch. Je ne pré­tends pas être un expert dans l'œuvre de Mackinder, mais c'est bien la première fois que je lis cela...
     
    Nous avions déjà eu l'occasion de recenser un ouvrage important de Schmitt, Gespräch über den neuen Raum (Conversation sur le nouvel espace). C'est l'une des contributions les plus pertinentes de Schmitt à la géopolitique depuis 1945. Le message de Schmitt dans ce travail (et dans d'autres), c'est un appel à la constitution de différents “Grands-Espaces”, ce qui semble advenir aujourd'hui, surtout depuis la Guerre du Golfe. La théorie du pluralisme des Grands-Espaces, Schmitt l'a bien exprimée dans un autre texte figurant dans l'anthologie de Maschke : Die Ordnung der Welt nach dem Zweiten Weltkrieg (L'Ordre du monde après la Seconde Guerre mondiale). Schmitt y écrivait : « De quelle manière se résoudra la con­tradiction entre le dualisme de la Guerre Froide et le pluralisme des Grands-Espaces...? Le dualisme de la Guerre Froide s'accentuera-t-il ou bien assistera-t-on à la formation d'une série de Grands-Espaces, qui généreront un équilibre dans le monde et, par là même, créeront les conditions premières d'un ordre paci­fique stable ? » (Maschke, p. 607).
     
    En 1995, nous connaissons la réponse à la question que posait Schmitt en 1962. Le dualisme n'est plus et nous pouvons assister à l'émergence (timide) de Grands-Espaces, qui pointent à l'horizon. Nous ne pouvons toujours pas deviner quelle sera l'issue de ce processus. Des changements surviendront indubi­tablement dans le cours des choses mais nous pouvons d'ores et déjà penser que l'ALENA et l'UE seront deux de ces Grands-Espaces, et ils coopéreront sans doute avec le Japon. Le Lieutenant-Général William E. Odom de l'US Army, aujourd'hui à la retraite, a lancé quelques éléments dans le débat visant à structurer le système qui prendra le relais de celui de la Guerre Froide dans son ouvrage How to Create a True World Order (Comment créer un véritable Ordre Mondial ?, Orbis, Philadelphia, 1995). La Russie, la Chine, l'Inde, le Sud-Est asiatique et le monde musulman pourraient bien devenir des Grands-Espaces autonomes. L'Afrique continuera à végéter dans la misère, sauf peut-être le Nigéria et l'Afrique du Sud. L'attitude agressive croissante de la Chine aura sans doute pour résultat d'avertir les petites puissances d'Asie ; elles prépareront dès lors leur défense contre l'impérialisme chinois à venir.
     
    Dans la quatrième partie de l'anthologie de Maschke, nous trouvons encore un texte fondamental, Gespräch über den Partisanen (Conversation sur la figure du partisan) (1). Au départ, il s'agissait d'un dé­bat radiodiffusé en 1960 entre Schmitt et un maoïste allemand, Joachim Schickel. ce débat était bien en­tendu marqué par la grande question de cette époque : l'insurrection croissante au Vietnam. Il n'en de­meure pas moins vrai que la question de la guerilla (ou du Partisan) demeure. Le Law Intensity Warfare (guerre à basse intensité) continuera à faire rage sur la surface du monde et influencera les processus politiques. Résultat : le terme de “Guerre civile mondiale” acquerra sans cesse de l'importance (2).
     
    Carl Schmitt n'était pas en première instance un géopolitologue. Il était un expert en droit constitutionnel et international. Toutefois, au moment où nous allons aborder le nouveau millénaire, il est temps, me semble-t-il, de remettre sur le métier les approches schmittiennes en matières géopolitiques et géostra­tégiques globales. Même si Schmitt reste une personnalité controversée (à cause des opinions qu'il a émises au début des années 30), il est devenu impossible de l'ignorer quand on élabore aujourd'hui des scénarii pour l'avenir du monde.
     
    Theo HARTMAN (« State, Nomos and Greater Space. Carl Schmitt on Land, Sea and Space », in Center for Research on Geopolitics (CRG), Special Report n°4, Helsingborg/Sweden, 1996. Adresse : CRG, P.O.Box 1412, S-251.14 Helsingborg/Suède ; tr. fr. R. Steuckers).
    Références du livre de Maschke : Carl SCHMITT, Staat, Großraum, Nomos. Arbeiten aus den Jahren 1916-1969. herausgegeben, mit einem Vorwort und mit Anmerkungen verse­hen von Günter Maschke, Duncker & Humblot, Berlin, 1995.
     http://vouloir.hautetfort.com
    Notes :
    (1) Tr. fr. : Conversation sur le partisan (1969) in La guerre civile mondiale, essais 1943-1978 (éd. Ère, nov. 2007).
    (2) Pour une analyse complète de na notion de “Guerre civile mondiale”, cf. le manuscrit impublié de Bertil Haggman, directeur du CRG suédois, intitulé Global Civil War - A Terminological and Geopolitical Study, 1995).

  • Syrie… de la révolution à la guerre totale

    Le titre de cet article est repris d’une dépêche de l’Agence France Presse datée du 11 décembre 2012. Le même jour le président Obama annonçait sur la chaîne américaine ABC que les États-Unis, après la France, le Royaume-Uni, la Turquie et le Conseil de coopération du Golfe, tous pays ligués pour abattre le régime laïc de Damas, reconnaissaient la nouvelle Coalition syrienne en tant que « représentante légitime des Syriens ». Par une contradiction schizophrénique, le Département d’État inscrivait au même moment les rebelles du Front Al-Nosra sur sa liste noire des organisations terroristes. Ce sont ces mêmes insurgés, fer de lance de la rébellion, que la CIA arme et finance par le truchement du Qatar, de la Turquie et de la Jordanie. Une formation salafiste responsable à quelques heures de là d’un attentat au centre du pays ayant causé la mort de quelque 150 alaouites, communauté hérétique aux yeux des sunnites fanatiques instrumentés par Washington, Londres et Paris.

    Après vingt mois de révolte durement réprimée – le soulèvement d’une fraction, mais non de la totalité de la population syrienne - la rébellion apparaît clairement et définitivement au grand jour pour ce qu’elle est : une armée constituée pour l’essentiel d’islamistes radicaux en guerre totale contre la Syrie. Des combattants dont une majorité sont étrangers au pays où ils portent le fer et le feu ; qui plus est, sont financés, armés et entraînés par les puissances atlantiques sous couvert de la Turquie, de la Jordanie, du Qatar et de l’Arabie saoudite avec la complicité tacite des Frères musulmans au pouvoir en Égypte et en Tunisie. Un état de fait que nul aujourd’hui n’oserait encore nier, ni même y songerait. Pas même la presse psittaciste tant ces bandes terroristes composées de salafistes aguerris sont maintenant omniprésents sur tous les fronts. Groupes et katibas dont les commanditaires s’inquiètent cependant en ce qu’ils les voient progressivement échapper à leur contrôle.

    Le spectre de la guerre chimique.

    Une inquiétude croissante notamment en raison “d’armes chimiques“ présentes en territoire syrien et dont les djihadistes pourraient éventuellement s’emparer pour en faire un usage impolitiquement correct. Notons en outre, à titre de comparaison, que face à l’afflux sur le sol syrien de (dizaines de) milliers ces “brigadistes internationaux“, l’Armée syrienne libre, en principe seule représentante habilitée de l’opposition armée, commence à faire bien pâle figure… et même à s’effacer devant la détermination et l’organisation des islamistes ultra. Il faut dire - puisque la vérité peu à peu s’impose - que seulement quinze cents déserteurs composerait cette ASL dont nos médias nous rebattent les oreilles… sachant que les forces syriennes sont une armée de conscription, l’ASL ne joue donc qu’un rôle marginal sur le terrain, n’ayant d’utilité et d’existence qu’en fonction des besoins de la propagande de guerre… cela même en soulignant a contrario que les officiers transfuges, traîtres à l’État, comptent double en apportant à l’insurrection leur savoir-faire technique et tactique ainsi que leurs capacités d’encadrement.

    À ce sujet, observons que l’emploi systématique du mot “révolution“ relève de l’abus de langage et qu’il faut inverser la présentation des dépêches d’agence… selon lesquelles « le mouvement pacifique et populaire contre le régime de Bachar al-Assad s’est peu à peu transformé en une guerre sanglante, en réaction à la brutalité des forces gouvernementales » [AFP 11 déc 12]. Le mouvement n’a en effet jamais été pacifique : dès le premier jour des tireurs embusqués ont “allumé“ les forces de sécurité pour provoquer l’escalade d’une répression dont le niveau de violence n’a fait qu’accompagner la montée en puissance d’une guerre subversive, terroriste et maintenant de plus en plus ouvertement confessionnelle. Salafisme et takfirisme obligent.

    Malgré les communiqués triomphalistes la guerre perdure

    « La rébellion a fait tache d’huile dans l’est désertique » [ibidem] ! Une sorte d’antiphrase car n’eut-il pas fallu écrire que les rebelles “occupent“ les espaces désertiques de l’est, ce qui du point stratégique est à l’évidence d’un maigre profit ? « Les forces gouvernementales pilonnent villages et quartiers rebelles, indifférentes au sort des civils martyrisés » [ibid]. Généralement les civils fuient les zones de combat et le journaliste oublie ici, désespérément, les individus de tous âges et conditions, déchiquetés aveuglément par les engins infernaux et autres véhicules piégés des “bons“ insurgés. « Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), infatigable vigie du conflit, 42.000 personnes, en majorité des civils » [ibid]. Même la presse la plus conformiste ne se fait plus d’illusion sur ce fameux “OSDH“, tout aussi partial que l’Agence ici mentionnée, en principe tenue par des obligations “de sérieux et de rigueur“ liées à des fonctions de service publique… En quoi, vous demanderez-vous, cette émanation de l’opposition en exil - l’OSDH - est-elle « infatigable » ? Quant aux 42 000 morts il conviendrait de préciser qu’un tiers environ appartient à l’armée nationale regroupant des appelés de toutes obédiences religieuse, ou aux forces de sécurité syriennes. Qu’enfin tous les civils victimes des combats ne sont ni obligatoirement des innocents ni nécessairement des dissidents.

    D’ailleurs, à lire attentivement la dépêche citée, celle-ci confirme nos pires craintes à savoir que la soi-disant rébellion n’est en réalité qu’un mouvement sectaire, djihadiste venu de l’étranger et soutenu par lui… ce qui devrait, en toute logique, conduire la coalition islamo-atlantiste à intervenir tôt ou tard pour brider son Golem destructeur… « Le 10 décembre, des jidahistes d’Al-Nosra et de groupes qui lui sont liés ont pris la totalité de la base de Cheikh Souleimane, dernière place forte de l’armée à l’ouest d’Alep… Les combattants d’Al-Nosra, disciplinés et combatifs, font l’admiration de nombreux Syriens, contrastant avec le rejet qu’inspirent désormais des bataillons de l’ASL jugés “corrompus“. Majoritairement syrien, le Front al-Nosra a attiré les éléments radicaux de la rébellion, dont des jihadistes étrangers. Leur haine des “mécréants“, conjuguée au jusqu’au-boutisme du régime qui instrumentalise les fractures confessionnelles, fait planer sur la Syrie, autrefois riche de ses multiples communautés, le spectre d’une libanisation du conflit. » [ibid].

    La bannière noire flotte sur la marmite du diable

    Peu de remarques à faire sur une citation qui parle d’elle-même : marginalisation de l’ASL dont les médias se gargarisaient, prédominance de troupes djihadistes animés par la “haine des mécréants“, ce qui traduit en langue vulgaire, signifie une volonté bien arrêtée d’éradiquer les Chrétiens, les Druzes et les Alaouites, mais également les Musulmans sunnites dont le zèle religieux ne serait pas pleinement éprouvé. Nous sommes ici en présence d’un takfirisme très analogue à celui pratiqué naguère par les « brutes sanguinaires » du GIA [Groupe islamiste armé] puis du GSPC [Groupe salafiste pour la prédication et le combat] actifs a en Algérie au cours des années Quatre-vingt-dix, avant de muer - janvier 2007 - en Al-Qaïda au Maghreb islamique - AQMI. Des groupes, quelle que soit leur étiquette, qui devraient en principe refaire parler d’eux, l’Algérie devant possiblement prendre la suite de la Syrie dans la chaîne ganglionnaire des abcès de fixation/déstabilisation programmés dans la foulée des “Printemps arabes“.

    Damas tombée, il faudra envoyer ces combattants ingérables tuer et se faire tuer sur d’autres fronts d’intervention occidentalistes… Un orage sec couve au Mali qui ne demande qu’à dévêler les dunes vers la plaine de la Mitidja. Il s’agit de faire d’une pierre deux coups : fixer sur un théâtre d’opération les éléments les plus virulents et, sous couvert de guerre sainte – djihad – les mettre au service d’un vaste dessein toujours d’actualité, celui du projet “Grand Orient“ – Initiative greater Middle East - lancé par GW Bush en février 2003, lequel vise au remodelage géographique et politique - au final vis la normalisation exhaustive - de l’aire arabo-islamique, de l’Atlantique à l’Indus. Une terminologie qui s’est effacée des écrans mais que l’on voit parfaitement à l’œuvre en Syrie, après la Libye et avant l’Iran.

    La Syrie recycle les djihadistes libyens, tchétchènes, somaliens

    Retour au front syrien. « L’étendard des jihadistes, le drapeau noir frappé du sceau du prophète, flotte sur la base cheikh Souleimane… Un grand nombre de combattants sont des étrangers, arabes ou originaires du Caucase » [AFP 9 déc 12], entendez des Tchéchènes, naguère soutenus en sous-mains par la CIA contre la Fédération de Russie. Ils combattent ici en compagnie de Daguestanais et d’asiatiques « s’exprimant en russe ». La dépêche suivante du 10 déc. nous apprend que le chef de la brigade islamiste Al-Nosra auquel revient cette victoire est un Ouzbek ! Décidemment Il faut de tout pour faire une “révolution syrienne“ !

    Pourquoi insister ici sur cet ultime épisode ultime de la prise de cheikh Souleimane « dernière garnison gouvernementale d’importance à l’ouest d’Alep » [ibid] et bien parce que s’y trouve un complexe “scientifique“ pouvant abriter des armes chimiques ? Le 8 déc. le gouvernement syrien dans deux missives adressées conjointement au Conseil de Sécurité et à M. Ban Ki-moon mettait « en garde contre l’utilisation par les groupes terroristes d’armes chimiques contre le peuple syrien, déplorant l’inaction de la Communauté internationale après la prise de contrôle par un groupe terroriste d’une usine privée fabriquant du chlore toxique à l’est d’Alep » [AFP]. Le groupe mentionné était cette fois encore Al-Nosra, omniprésent sur tous les points chauds du champ de bataille. Même topo pour la base la base de cheikh Souleimane où les salafistes se sont bien gardé de bombarder le « centre de recherche », non pour épargner la vie des 140 soldats loyalistes qui s’y trouvaient retranchés, mais dans la crainte d’atteindre un magasin d’armes chimiques. Des djihadistes bien informés, disciplinés, organisés et dociles.

    Des armes de destruction massives parfaitement opportunes.

    Simultanément le Département d’État américain laissait filtrer l’information selon laquelle l’armée syrienne aurait armé au gaz sarin 1 des bombes destinées à être larguées depuis les airs ! Dans tous les cas de figure ces armes - réelles sans aucun doute, puisque Damas n’a pas nié leur existence, jurant de ne point s’en servir contre sa propre population - seront le prétexte idoine pour une intervention directe. Que ce soit pour empêcher qu’elles ne tombent entre les mains des salafistes, parce que l’armée bassiste aurait la velléité d’y recourir ou parce que Tel-Aviv l’exigera…

    L’affaire vient de loin. Le procès de la Syrie à ce motif commence avec la destruction de l’Irak baasiste en 2003. Dès cette époque et jusqu’à l’été dernier, les armes chimiques et bactériologiques ( !) syriennes sont associées dans le cadre d’un même hideux tableau, celui d’un État voyou promoteur du terrorisme anti-démocraties. Une rhétorique équivalente à celle qui a permis de conditionner les opinions publiques occidentales pour leur faire accepter - et même souhaiter - l’intervention manu militari en Mésopotamie 2.

    Le 23 août dernier MM. Obama, Cameron et Hollande s’acoquinent dans ce but au sein d’un “ Front Commun“ afin de coordonner leurs actions « en cas d’utilisation ou la menace d’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien  ». Le 27 août, le président Hollande précisait que «  l’emploi d’armes chimiques par le régime syrien serait une cause légitime d’intervention directe de la communauté internationale ». Le 31 août, M. Fabius se déclare à nouveau prêt à une « réponse immédiate et fulgurante », le ministre rappelant que “l’utilisation d’armes bactériologiques et chimiques par Damas constituerait une ligne rouge [à ne pas franchir] et entraînerait une réaction internationale ». Quant au prédécesseur de M. Fabius au Quai, M. Juppé, celui-ci n’est jamais en reste, envisageant pour sa part une intervention sans feu vert préalable des Nations Unies [NouvObs 2 sept 12]. On ne saurait mieux dire. Saluons au passage la belle unanimité réunissant majorité et opposition unie dans et par de belles perspectives d’idylle belliciste.

    In fine

    Par le biais de deux lettres identiques - déjà mentionnées - adressées au président du Conseil de sécurité et au Secrétaire général des Nations Unies, le ministère syrien des Affaires Étrangères signalait que le journal turc Yurt avait récemment publié des informations relatives à la fabrication d’armes chimiques près de la ville méridionale de Gaziantep, par des militants d’al-Qaïda, lesquels entendraient les utiliser contre des civils syriens ! À ce propos des séquences de vidéos diffusées sur la Toile donneraient à voir les moyens d’acquérir en Turquie des substances entrant dans la composition de gaz de combat et leurs méthodes de production. Si c’est effectivement le cas, attendons la suite des événements. Celle-ci ne devrait pas trop tarder.

    camus  http://www.agoravox.fr

    Notes

    (1) Gaz volatile et corrosif, le sarin est un composé hautement instable d’acide chlorhydrique, d’isopropanol, de fluorure d’hydrogène, de trichlorure de phosphore et du difluor. Dans les années soixante l’armée américaine a mis au point un projectile divisé en deux parties chacune contenant l’un des composant de ce gaz hautement létal. L’une accueillait du difluor, la seconde un composé d’isopropanol assorti d’un catalyseur chimique appelé isopropylamine. L’envoi du projectile de type obus entrainait la rupture de la membrane de séparation entre les deux substances chimiques qui se mélangeaient ensuite au cours de sa trajectoire. Le M 687 armé de gaz sarin a été testé avec succès en 1969.

    (2) En mars 2003, le Secrétaire américain à la Défense, M. Donald Rumsfeld, accuse la Syrie et l’Iran de fournir des aides à l’armée irakienne. Puis la responsable du Conseil national de sécurité, Mme Condoleezza Rice, renouvelle ces accusations et ces avertissements, mais, cette fois, en les adressant seulement à la Syrie. Le 3 mai, le secrétaire d’État Colin Powell venait en personne à Damas exposer les griefs américains et tancer d’importance les autorités politiques syriennes. À cette époque l’analyse des dirigeants syriens est déjà très négative et n’exclut pas une future confrontation avec les États-Unis, rappelant qu’après le 11 Septembre Washington avait maintenu - contre toute évidence - la Syrie sur la liste des États complices d’activités terroristes. Le 22 juillet 2003, le New York Times, titrait sur le développement effectif d’armes chimiques et biologiques par Damas. M. John Bolton responsable au Département d’État des questions de désarmement – c’est lui qui en 2002 fait passer à la trappe le protocole de vérification de la Convention sur les armes biologiques, un comble ! - présente un rapport dans lequel il accuse la Syrie de ne pas donner les bonnes réponses, constituant ainsi une source latente d’aide au terrorisme international, une menace réelle pour l’indépendance du Liban et un danger potentiel pour la région en poursuivant ses programmes d’armes de destruction massive. En conséquence, le 11 novembre 2003 le Congrès vote le “Syria Accountability Act“ autorisant le président des États-Unis à promulguer toutes sanctions nécessaires à l’encontre de la Syrie.

  • Une historienne éclaire l’absurdité du Prix Nobel de la paix attribué à l’UE

    Annie Lacroix-Riz, historienne, est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Paris-VII – Denis Diderot. Auteur de nombreux ouvrages, elle a notamment étudié les origines et les parrains de la Communauté européenne (lire en particulier : L'intégration européenne de la France : la tutelle de l'Allemagne et des États-Unis, Paris, Le Temps des Cerises, 2007). Lorsque jury Nobel de la paix a annoncé le 12 octobre que son choix se portait cette année sur l’Union européenne, BRN a souhaité recueillir sa réaction et son éclairage.

    Interview publiée dans le mensuel Bastille-République-Nations daté du 29/10/12
    Informations et abonnements : www.brn-presse.fr

    BRN – L’Union européenne s’est vu décerner cette année le Prix Nobel de la paix. Quelle a été votre première réaction à l’annonce du jury d’Oslo ?

    ALR – L’information pouvait d’abord être prise pour un canular. Mais dans notre univers de l’absurde, une telle distinction est dans la droite ligne des choix du jury Nobel dans la dernière période. Cette décision n’en bat pas moins des records de ridicule, tant au regard des pratiques actuelles que des origines de l’UE.

    BRN – Des pratiques actuelles que vous jugez bellicistes…

    ALR – Pour l’heure, elle joue le rôle de petit soldat de l’OTAN, comme elle l’a fait dès sa naissance. L’UE en tant que telle ou nombre de ses membres sont impliqués dans quasiment toutes les guerres dites périphériques depuis vingt ans.

    BRN – Cependant, en tant qu’historienne, vous insistez plus particulièrement sur les origines tout sauf pacifiques de l’UE. Pourriez-vous préciser cette analyse ?

    ALR – Les archives, sources par excellence de la recherche historique, permettent seules de décortiquer ses véritables origines et objectifs, qui excluent la thèse d’une prétendue « dérive » récente de l’UE, dont on nous rebat les oreilles.

    BRN – Vous évoquez en particulier la « déclaration Schuman », du 9 mai 1950, souvent décrite comme l’acte fondateur de l’« aventure européenne »…

    ALR – Oui, et ses circonstances précises méritent examen. Le lendemain même – le 10 mai 1950, donc – devait avoir lieu à Londres une très importante réunion de la jeune OTAN (organisation de l’Alliance atlantique, elle-même fondée un an plus tôt). A l’ordre du jour figurait le feu vert officiel au réarmement de la République fédérale d’Allemagne (RFA), que Washington réclamait bruyamment depuis deux ans (1948). Les structures et officiers de la Wehrmacht avaient été maintenus dans diverses associations de façade. Mais quatre ans après l’écrasement du nazisme, un tel feu vert atlantique était quasi impossible à faire avaler aux populations, en France notamment. La création de la Communauté du charbon et de l’acier (CECA) annoncée par le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman a ainsi permis d’esquiver ou de retarder l’annonce officielle, requise par les dirigeants américains, du réarmement en cours.

    BRN – Qu’est-ce qui motivait cette stratégie américaine ?

    ALR – Dès mars 1947, dans son célèbre « discours au Congrès », le président Truman demanda des crédits pour sauver la Grèce et la Turquie « attaquées », forcément par l’URSS (dont le nom n’était pas prononcé). Ce faisant, il entamait en grand l’encerclement politico-militaire de cette dernière. De fait, c’est entre 1942 et 1945 que Washington avait préparé l’affrontement futur contre ce pays, pour l’heure allié militaire crucial pour vaincre l’Allemagne (1). Une pièce majeure de cet affrontement était la constitution d’une Europe occidentale intégrée.

    BRN – Ce sont donc les dirigeants américains qui ont poussé à l’intégration européenne ?

    ALR – Oui. Washington entendait imposer une Europe unifiée sous tutelle de la RFA, pays dont les structures capitalistiques étaient les plus concentrées, les plus modernes, les plus liées aux Etats-Unis (qui y avaient investi des milliards de dollars dans l’entre-deux-guerres) et les moins détruites (80% du potentiel industriel était intact en 1945). Cette Europe serait dépourvue de toute protection à l’égard des exportations et des capitaux américains : les motivations des dirigeants d’outre-Atlantique étaient non seulement géostratégiques mais aussi économiques.

    BRN – Comment ces derniers s’y sont-ils pris ?

    ALR – Ils ont harcelé leurs alliés ouest-européens, pas vraiment enthousiastes à l’idée d’être aussi vite réunis avec l’ennemi d’hier. Et ils ont sans répit usé de l’arme financière, en conditionnant l’octroi des crédits du « Plan Marshall » à la formation d’une « entité » européenne intégrée, condition clairement formulée par le discours de Harvard du 5 juin 1947.

    BRN – Mais quel était l’état d’esprit des dirigeants ouest-allemands ?

    ALR – De 1945 à 1948, avant même la création officielle de la RFA, ils n’ont eu de cesse de se poser en « meilleurs élèves de l’Europe », suivant une stratégie mûrement calculée : toute avancée de l’intégration européenne équivalait à un effacement progressif de la défaite, et constituait un gage de récupération de la puissance perdue. Ainsi ressurgissait le thème de l’« égalité des droits » de l’après-guerre précédent.

    BRN – Voilà une affirmation audacieuse…

    ALR – C’était l’analyse des diplomates français d’alors, en poste en général depuis l’avant-guerre et lucides sur ce qu’ils ressentaient comme un péril, comme le montrent leurs notes et mises en garde officieuses. Car, officiellement, le discours était de saluer l’horizon européen radieux.

    BRN – Pouvez-vous préciser cet « effacement progressif de la défaite » attendu par les élites de Bonn ?

    ALR – Celles-ci ont vite obtenu l’abandon des limitations de production imposées par les accords de Yalta et de Potsdam : en fait, dès 1945 dans les zones occidentales ; en droit, dès le lancement publicitaire du Plan Marshall, à l’été 1947. Les dirigeants ouest-allemands ont repris le discours d’entre-deux-guerres de Gustav Stresemann (ministre des Affaires étrangères de 1923 à 1929) et du maire de Cologne Adenauer : les « accords de Locarno » (1925) garantirent – sur le papier – les frontières occidentales de l’Allemagne (pas les orientales), motivant l’attribution à Stresemann, en 1926, et à son collègue français Briand… du Prix Nobel de la paix. Berlin entonna le refrain du rapprochement européen avec pour condition expresse l’égalité des droits (« Gleichberechtigung »). C’est à dire l’abandon des clauses territoriales et militaires du traité de Versailles : récupération des territoires perdus en 1918 (et Anschluss prétendument « européen » de l’Autriche), et levée de l’interdiction des industries de guerre.

    BRN – Peut-on pour autant établir le parallèle avec la RFA d’après la seconde guerre mondiale ?

    ALR – Le diplomate français Armand Bérard câble à Schuman en février 1952 que Konrad Adenauer (premier chancelier de la RFA, de 1949 à 1963) pourra, en s’appuyant sur la « force supérieure (mise…) en ligne  » par les Américains contre l’URSS, contraindre celle-ci « à un règlement dans lequel elle abandonnera les territoires d’Europe centrale et orientale qu’elle domine actuellement » (RDA et Autriche incluses). Extraordinaire prévision de ce qui se réalisa près de quatre décennies plus tard…

    BRN – Si l’on reprend votre analyse, l’Union européenne a donc été lancée sur injonction américaine, et soutenue avec détermination par les dirigeants ouest-allemands pour leurs objectifs propres…

    ALR – Oui, ce qui nous place à des années-lumière des contes à l’eau de rose en vogue sur les « pères de l’Europe » taraudés par le « plus jamais ça » et exclusivement soucieux de construire l’« espace de paix » que les jurés Nobel ont cru bon d’honorer. A cet égard, il faut prendre en compte d’autres acteurs, au rôle déterminant dans l’intégration européenne.

    BRN – Le Vatican ?

    ALR – On évoque peu son rôle géopolitique dans la « construction européenne » du XXe siècle, mais après la seconde guerre mondiale, les dirigeants américains l’ont, encore plus qu’après la première, considéré comme un auxiliaire crucial. En outre, depuis la fin du XIXe siècle, et plus que jamais depuis la Première Guerre mondiale avec Benoît XV (pape de 1914 à 1922), les liens entre Reich et Vatican ont façonné le continent (Est compris), comme je l’ai montré dans l’ouvrage Le Vatican, l'Europe et le Reich. Globalement avec l’aval des Etats-Unis – sauf quand les rivalités (économiques) germano-américaines devenaient trop fortes. De fait, les relations du trio se compliquent quand les intérêts des dirigeants d’Outre-Atlantique et d’Outre-Rhin divergent trop. Dans ce cas, la préférence du Vatican va toujours à l’Allemagne. Le maximum de tension a donc été atteint au cours des deux guerres mondiales.

    BRN – Précisément, vous décrivez une Europe voulue par Washington et Bonn (puis Berlin). Mais ces deux puissances n’ont pas nécessairement des intérêts qui coïncident…

    ALR – Absolument. Et ces contradictions, perceptibles dans les guerres des Balkans de 1992 à 1999 (Michel Collon l’a écrit dans son ouvrage de 1997, Le grand échiquier), s’intensifient avec l’aggravation de la crise. Raison supplémentaire pour douter des effets « pacifiques » de l’intégration européenne.

    BRN – Celle-ci est également promue par des dirigeants d’autres pays, comme la France.

    ALR – François Bloch-Lainé, haut fonctionnaire des Finances devenu grand banquier, fustigeait en 1976 la grande bourgeoisie toujours prompte à « exploiter les malheurs de la patrie ». Du Congrès de Vienne (1815) à la Collaboration, en passant par les Versaillais s’alliant avec le chancelier prussien Bismarck contre la Commune, du modèle allemand d’avant-guerre au modèle américain d’après-guerre, cette classe dirigeante cherche à l’étranger un « bouclier socio-politique » contre son peuple.

    BRN – Ce serait également une fonction de l’Union européenne ?

    ALR – Essentielle, et d'origine. Lors de la mise en œuvre en 1954 de la CECA, un haut fonctionnaire français se félicitait ainsi que « l’Europe » eût enfin permis au ministère des finances de liquider des subventions qui réduisaient le prix des produits de première nécessité. La citation précise mérite d’être rappelée : « la différence essentielle réside dans le fait que la politique européenne s’appuie sur l’alibi que constitue, vis à vis des intérêts particuliers, l’existence d’un organe “supranational”, alors que la politique traditionnelle implique que les gouvernements s’imposent, et imposent à ces mêmes intérêts, la discipline indispensable. Cela n’a été possible que parce que le ministre a pu en rejeter la responsabilité sur un organe supranational jouissant d’une certaine indépendance par rapport au gouvernement  ». Près de 60 ans plus tard, l’Europe offre « l’alibi » de ses institutions « indépendantes » – comme la Banque centrale européenne – pour soustraire des décisions de chaque fraction nationale du grand capital au contrôle et à la colère de son peuple. Remarquable continuité, qui n’incite pas à l’optimisme sur la garantie « européenne » de la paix…

    http://www.michelcollon.info

    (1) Sherry Michael, Preparation for the next war, American Plans for postwar defense, 1941-1945, New Haven, Yale University Press, 1977 ; The rise of American Air Power : the creation of Armageddon, New Haven, Yale University Press, 1987 ; In the shadow of war : the US since the 1930’s, New Haven, Yale University Press, 1995.

  • La bataille pour l’Eurasie va-t-elle s’accélérer ?

     

    La bataille pour l’Eurasie va-t-elle s’accélérer ?
    "Les Etats-Unis s’opposeront à des processus d'intégration dans l'espace postsoviétique". Hillary Clinton - 2012

    Les récentes déclarations de la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton sur l'intention de Washington de s'opposer aux processus d'intégration dans l'espace postsoviétique lors d’une conférence tenue à Dublin le 6 décembre 2012 ont au moins un mérite, celui de démontrer que l’Union Douanière, et donc la future Union Eurasiatique sont considérés par l’administration américaine comme le mal absolu. Hillary Clinton n’a pas pris de gants, pour elle, l’union eurasiatique n’est ni plus ni moins que la réincarnation de l’Union Soviétique, et traduit donc la volonté de la Russie de vouloir reprendre le contrôle du cœur de l’Eurasie, que Russie et Occident, via l’Angleterre puis l’Amérique, se disputent depuis prés de 150 ans.

    Un retour en arrière s’impose pour comprendre ce que signifie la bataille pour le contrôle de l’Eurasie, qui est tout sauf un fantasme ou une légende. Il s’agit au contraire d’une réalité géopolitique qui constitue un volet important de la politique étrangère américaine et occidentale depuis la chute du mur de Berlin.

    Durant la guerre froide, la puissance américaine ne luttait pas seulement pour la victoire contre son adversaire Soviétique, elle luttait aussi pour le contrôle du monde. Ce faisant, les stratèges américains restaient fidèles à la ligne tracée par les maitres de la géopolitique anglo-saxonne, particulièrement Halford Mackinder et Nicholas Spykman. Pour ces derniers, la maitrise du monde ne pouvait passer que par le contrôle de la zone ou devait se concentrer dans l’avenir tant le gros des habitants, que le gros des ressources énergétiques de la planète: l’Eurasie, encore appelée l'Ile Monde ou Heartland.

    " Qui contrôle le Heartland, contrôle le monde ". Halford John Mackinder – 1919

    En ce sens, la mise sous tutelle après 1945 de l’Europe de l’ouest par l’Otan n’a été rien de plus qu’une mise en application des principes de Nicholas Spykman qui jugeait lui essentiel de maitriser l’anneau périphérique (Rimland) de cette Ile monde, de ce Heartland continental. L’Europe de l’ouest représente la partie occidentale sous contrôle de cet anneau. Comme on peut le voir ici, la zone qui s’étend du pourtour de la caspienne jusqu'à l’Asie centrale constitue sa partie orientale et c’est précisément cette zone qui est visée par les propos d’Hillary Clinton.

    " Qui contrôle le Rimland contrôle l’Eurasie. Qui dirige l’Eurasie contrôle la destinée du monde". Nicholas J. Spykman - 1942

    Les tentatives avortées du GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie) puis la tentative de prise de contrôle de ces mêmes états (membres de cet anneau périphérique) par les révolutions de couleurs planifiées aux USA doivent être comprises et vues dans ce sens: comme une étape nouvelle du containment russe, préalable essentiel au bouclage du Rimland. D’ailleurs, dans sa déclaration Hillary Clinton a insisté sur la déception profonde que représentait l’Ukraine pour le département d’état Américain, tout un symbole lorsqu’on sait l’énergie et les moyens mis en œuvre par l’administration américaine pour faire de l’Ukraine un pion essentiel de l’Otan. Un projet ancien qui prévoyait la constitution d’un axe Allemagne-Pologne-Ukraine dont Zbigniew Brezinski rêvait déjà en 1997 et qui selon lui devait servir à repousser l’influence russe le plus à l’est possible, et renforcer l’Otan au cœur de l’Europe de l’est.

    "Il est impératif qu'aucune puissance eurasienne concurrente capable de dominer l'Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l'Amérique". Zbigniew Brezinski - 1997

    Bien sur les déclarations d’Hillary Clinton ont provoqué les regrets de Leonid Sloutski, chef de la commission de la Douma pour les Affaires de la CEI. Celui-ci constatait que le potentiel croissant de regroupement géopolitique en Eurasie pourrait faire de cette région l'un des acteurs majeurs du monde. Une situation bien différente de celle qu’impliquait le monde unipolaire de 1991, qui ne laissait aucune place à la Russie.

    Beaucoup de pays occidentaux appréciaient Eltsine surtout parce qu'il était le symbole d’une Russie faible, et le symbole de leur victoire sur l’URSS. 20 ans plus tard, alors que le centre de gravité du monde se déplace vers l’Asie et la Chine, l’Occident américano-centré traverse une crise économique qui l’a considérablement affaibli sur la scène internationale. Pendant ce temps, à mi chemin entre l’Occident et l’Asie, la Russie s’est redressée pour redevenir aujourd’hui la puissance principale d’Eurasie.

    Le monde multipolaire qui prend forme devrait vraisemblablement prendre l'aspect d'un monde d’alliances. Les grands états de ce monde sont tous dans des logiques de regroupements économiques, politiques et militaires, que ce soit au cœur de l’Europe, par dessus l’Atlantique, en Amérique du sud ou encore en Asie. Ces alliances pourraient rapidement voir l’émergence de blocs souverains tant sur le plan militaire, qu’économique ou politique, et la fragmentation du monde en zones d’influences souveraines.

    Pourquoi les nations d’Eurasie n’auraient elle dès lors pas le droit de procéder à une intégration régionale approfondie? Les menaces américaines contre une alliance volontaire de pays souverains semblent éloigner considérablement les possibilités d’un réel reset russo-américain. Le désaccord sur l’Affaire Syrienne, pays que l’Union Douanière envisageait du reste d’intégrer à une zone de libre échange il y a encore quelques mois, accentue encore le malaise.

    Voila donc des propos belliqueux en provenance d'Amérique et prononcés à Dublin, alors même que le chef de l’état russe a pourtant récemment rappelé que la Russie devait trouver sa place géopolitique dans le monde de façon pacifique et que l’intégration eurasiatique devait elle se faire dans le respect de la souveraineté des états. Un principe de souveraineté nationale bien mis à mal durant l’époque unipolaire mais qui constitue tant le point névralgique du développement des BRICs (lire cette analyse a ce sujet) que le cœur de la politique internationale russe, notamment en Syrie.

    Souveraineté VS interventionnisme, Unilatéralisme VS Multilatéralisme. Ces deux conceptions du monde diamétralement opposées vont-elles relancer la bataille pour l’Eurasie ?

    Alexandre Latsa http://www.voxnr.com