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tradition - Page 265

  • Julius Evola : "Les droits supérieurs"

    Le militarisme est, comme on le sait, une des bêtes noires des démocraties modernes, et la lutte contre le militarisme un de leurs mots d’ordre préférés, qui va de paire avec un pacifisme hypocrite et la prétention de légitimer la « guerre juste » sous la seule forme d’une nécessaire opération internationale de police contre un « agresseur ». Durant la période qui englobe la Première et la Seconde Guerre mondiale, le « militarisme prussien » est apparu aux démocraties comme le prototype du phénomène à conjurer. Nous constatons ici une antithèse caractéristique, qui concerne moins les relations entre groupes de nations rivales, que deux conceptions générales de la vie et de l’État, et même deux formes de civilisation et de société distinctes et irréconciliables. D’un point de vue historique et concret, il s’agit, d’une part, de la conception qui s’affirma surtout en Europe Centrale et notamment dans le cadre de la tradition germano-prussienne, d’autre part de celle qui s’affirma d’abord en Angleterre, pour passer ensuite en Amérique, et, d’une façon générale, chez les nations démocratiques, en étroite relation avec la primauté accordée aux valeurs économiques et mercantiles, et avec leur développement marqué dans le sens du capitalisme. Quant au prussianisme, nous avons déjà rappelé qu’il tire son origine d’une organisation ascétique et guerrière, celle de l’ancien Ordre des Chevaliers Teutoniques.

    Essentiellement, l’antithèse réside dans la conception du rapport qui doit exister entre l’élément militaire et l’élément bourgeois, et donc la signification et la fonction qu’on leur reconnaît respectivement dans l’ensemble de la société et de l’État. Pour les démocraties modernes – selon une conception qui, nous l’avons vu, s’est d’abord imposée en Angleterre, mère-patrie du mercantilisme -, l’élément primordial de la société est représenté par le bourgeois et la vie bourgeoise du temps de paix, dominé par des préoccupations de sécurité physique, de bien-être et de prospérité matérielle, le « développement des lettres et des arts » servant de cadre ornemental. Selon cette conception, c’est en principe l’élément « civil » ou, si l’on préfère, « bourgeois » qui doit gouverner l’État. Ses représentants président à la politique et – selon l’expression bien connue de Clausewitz – ce n’est que lorsque la politique, sur le plan international, doit être poursuivie par d’autres moyens, que l’on a recours aux forces armées. Dans ces conditions, l’élément militaire et, en général, guerrier, est réduit au rôle secondaire de simple instrument et ne doit ni s’intégrer ni exercer une influence quelconque dans la vie collective. Même si l’on reconnaît aux « militaires » une éthique propre, on ne juge pas souhaitable de la voir s’appliquer à la vie normale de la nation. Cette conception se relie étroitement, en effet, à la conviction humanitariste et libérale que la civilisation vraie n’a rien à voir avec cette triste nécessité et cette « inutile boucherie » qu’est la guerre ; qu’elle a pour fondement non les vertus guerrières mais les vertus « civiles » et sociales liées aux « immortels principes » ; que la « culture » et la « spiritualité » s’expriment dans le monde de la « pensée », des sciences et des arts, alors que tout ce qui relève de la guerre et du domaine militaire se réduit à la simple force, à quelque chose de matérialiste, dépourvu d’esprit.

     

    Dans cette perspective, plutôt que d’un élément guerrier et militaire, c’est de « soldats » que l’on devrait parler, car le mot « soldat » très proche par le sens de celui de « mercenaire », désignait à l’origine celui qui exerçait le métier des armes pour recevoir une solde. Il s’appliquait aux troupes à gages qu’une cité enrôlait et entretenait pour se défendre ou pour attaquer, puisque les citoyens proprement dits ne faisaient pas la guerre mais vaquaient, en tant que bourgeois, à leurs affaires privées. Aux « soldats » compris dans ce sens s’opposait le guerrier, membre de l’aristocratie féodale qui constituait le noyau central d’une organisation sociale correspondante et n’était pas au service d’une classe bourgeoise ; c’est le bourgeois, au contraire, qui lui était soumis, sa protection impliquant dépendance, et non suprématie par rapport à celui qui avait droit aux armes.

     

    Malgré la conscription obligatoire et la création des armées permanentes, le rôle reconnu au militaire dans les démocraties modernes demeure plus ou moins celui du « soldat ». Pour elles, répétons-le, les vertus militaires sont une chose, les vertus civiles une autre ; on met l’accent sur les secondes, ce sont elles auxquelles on se réfère, essentiellement, pour modeler l’existence. Selon la formulation la plus récente de l’idéologie qui nous occupe, les armées n’auraient d’autre rôle que celui d’une police internationale destinée à défendre la « paix », c’est-à-dire, dans le meilleur des cas, la vie paisible des nations les plus riches. Dans les autres cas, on voit se répéter, derrière la façade, ce qui se passa déjà pour la Compagnie des Indes et des entreprises analogues : les forces armées servent à imposer et à maintenir une hégémonie économique, à s’assurer des marchés et des matières premières et à créer des débouchés aux capitaux en quête de placements et de profits. On ne parle plus de mercenaires, on prononce de belles et nobles paroles, qui font appel aux idées de patrie, de civilisation et de progrès, mais, en fait, la situation n’a guère changé : on retrouve toujours le « soldat » au service du « bourgeois » dans sa fonction spécifique de « marchand », le « marchand », pris dans son acception la plus vaste, étant le type social, la caste qui trône au premier rang de la civilisation capitaliste.

     

    En particulier, la conception démocratique n’admet pas que la classe politique ait un caractère et une structure militaires ; ce serait, à ses yeux, le pire des maux : une manifestation de « militarisme ». Ce sont des bourgeois qui doivent, en tant que politiciens et représentants d’une majorité, gouverner la chose publique, et chacun sait combien souvent cette classe dirigeante, à son tour, se trouve pratiquement au service des intérêts et des groupes économiques, financiers, syndicaux ou industriels.

     

    À tout cela s’oppose la vérité de ceux qui reconnaissent les droits supérieurs d’une conception guerrière de la vie, avec la spiritualité, les valeurs et l’éthique qui lui sont propres. Cette conception s’exprime en particulier, dans tout ce qui concerne la guerre et le métier des armes, mais ne se limite pas à ce cadre ; elle est susceptible de se manifester aussi sous d’autres formes et dans d’autres domaines, au point de donner le ton à un type sui generis d’organisation politico-sociale. Ici les valeurs « militaires » se rapprochent des valeurs proprement guerrières ; on estime souhaitable qu’elle s’unissent aux valeurs éthiques et politiques pour constituer la base solide de l’État. La conception bourgeoise, antipolitique, de l’ « esprit » est ici repoussée, ainsi que l’idéal humanitaire et bourgeois de la « culture » et du « progrès ». On veut au contraire fixer une limite à la bourgeoisie et à l’esprit bourgeois dans les hiérarchies et l’ordre général de l’État. Cela ne signifie pas, bien entendu, que les militaires proprement dits doivent diriger la chose publique – en dehors de cas exceptionnels, un « régime de généraux » serait, dans les conditions actuelles, fâcheux – mais qu’on reconnaît aux vertus, aux exigences et aux sentiments militaires, une dignité supérieure. Il ne s’agit pas non plus d’un « idéal de caserne », d’une « casernisation » de l’existence (ce qui est une des caractéristiques du totalitarisme), synonyme de raideur et de discipline mécanique et sans âme. Le goût de la hiérarchie, des rapports de commandement et d’obéissance, le courage, les sentiments d’honneur et de fidélité, certaines formes d’impersonnalité active pouvant aller jusqu’au sacrifice anonyme, des relations claires et ouvertes d’homme à homme, de camarade à camarade, de chef à subordonné, telles sont les valeurs caractéristiques vivantes de ce que nous avons appelé la « société d’hommes ». Ce qui appartient au seul domaine de l’armée et de la guerre, ne représente, répétons-le, qu’un aspect particulier de ce système de valeurs.

     

    Julius Evola,

     

    Chapitre IX de "Les hommes au milieu des ruines"

     

    Source

    http://la-dissidence.org/2013/09/23/julius-evola-les-droits-superieurs/

  • Puissance et spiritualité dans le traditionalisme intégral

    L'œuvre de René Guénon est indissociable d'un vaste courant phi­losophico-littéraire qui trahit l'inquiétude européenne devant l'essor tech­nique et industriel. Ce courant regroupe, au mépris des frontières natio­nales, idéologiques et confessionnelles, Georges Bernanos et Oswald Spengler, Paul Valéry et Nicolas Berdiaev, Gabriel Marcel et Miguel de Unamuno, Simone Weil et José Ortega y Gasset. Ces penseurs lucides traquent les symptômes de déclin spirituel derrière le fallacieux déploiement de puis­sance économique. À ces courageux prophètes convaincus que l'Occident athée, scientiste et matérialiste n'échappera pas à l'inexorable loi de mor­talité des civilisations, il faut joindre la génération des écrivains éprouvés au feu : les Ernst Jünger, Pierre Drieu la Rochelle et autres Henry Barbusse, dont la douloureuse interrogation sur le sens de la vie est née sous les “orages d'acier” de 1914-1918. C'est à cette génération qu'appartient Julius Évola.

    Au début des années 20, J. Évola exprime à travers des poèmes d'inspiration dadaïste le drame d'une personnalité forgée dans le vacarme des canons. La Guerre, notre mère : tel est aussi le titre d'un livre d'Ernst Jünger. C'est l'époque où R. Guénon rédige l'Introduction générale aux doctrines hindoues, et où G. Marcel fait incarner par les personnages de ses premières pièces les pôles de sa vision de l'existence : l'Être et l'Avoir. Chez l'auteur du Cœur des Autres (1919), le « procès de l'objec­tivation » annonce déjà la critique guénonienne du « règne de la quantité ». En 1927 paraît La Crise du monde moderne. Cette année-là, Emmanuel Berl diagnostique la « mort de la pensée bourgeoise » et G. Bernanos, dans une retentissante conférence prononcée à Bruxelles, dénonce la « reli­gion du progrès » comme « une gigantesque escroquerie à l'espérance ». N. Berdiaev appelle de ses vœux « un mouvement vers ce qui est élevé et profond ». Il croira le trouver quelques années plus tard dans le « per­sonnalisme » d'Emmanuel Mounier.

    De l'aveu même du fondateur de la revue Esprit, les alternatives doctrinales de ceux qu'on a nommés “les non-conformistes des années 30” ne sont toutefois que des slogans philosophiques exempts de toute rigueur, des cris de guerre et de ralliement, de faciles dichotomies aux assises intellectuelles fragiles. Le mot d'ordre “primauté du spirituel”, les évanescentes approximations de la “personne” que l'on oppose à “l'in­dividu” tout cela laisse sur sa faim l'esprit friand de ces références solides sans lesquelles la révolte antimoderne se dissout en une angoisse opaque de type “existentialiste”, un vague malaise néo-romantique, une “difficulté d'être” dépourvue d'horizon lumineux. On peut en dire autant de l'an­tagonisme spenglerien culture-civilisation (repris par N. Berdiaev), de la distinction établie par M. de Unamuno entre la « métaphysique vitale  » et la « métaphysique rationnelle », de l'opposition développée par S. Weil entre la « pesanteur » et la « grâce », et de tous les spiritua­lismes mal définis que le bouillonnement spéculatif de l'entre-deux-guerres fait émerger sur la toile de fond d'un obscur sentiment de décadence.

    Autant l'historien des idées ne peut qu'épingler la solidarité objective qui lie R. Guénon à tous les essayistes confessant leur anxiété devant la suicidaire “fuite en avant” d'un monde d'où « Dieu s'est retiré » (G. Bernanos), autant le regard critique, soucieux de dégager de cette fermen­tation intellectuelle une nette hiérarchie, appréhende obligatoirement la distance qui sépare le “guénonisme” non seulement de ce spiritualisme flou et nébuleux, mais aussi d'un certain passéisme politique et religieux qui, sous prétexte d'endiguer la « rébellion des masses » (O. y Gasset), « l'irruption verticale des barbares » (Rathenau), préconise un retour au monarchisme catholique. C'est notamment pour éviter toute confusion avec le traditionalisme à courte vue de Charles Maurras et d'Action Française que le traditionalisme guénonien se dit volontiers “intégral”, ce dernier adjectif soulignant par ailleurs le caractère supra-historique de la réfé­rence.

    La Tradition dont parle R. Guénon est en effet le dénominateur métaphysique commun à toutes les doctrines, religions et mythologies du passé, le noyau originel dont les croyances et les légendes ne constituent que l'écorce historique, le savoir primordial et universel qui fut révélé à l'homme au début du présent cycle, que l'humanité perdit au fil des âges, qui survécut à travers les vestiges épars des traditions particulières et dont le monde moderne consacre l’ oubli définitif, « pulvérisation de l'acquis » dont Émil Cioran fait à juste titre la caractéristique majeure de la mentalité des derniers temps.

    J. Évola a toujours partagé la conception guénonienne des origines de l'humanité, la certitude de l'existence d'une Tradition primordiale, la conviction que son oubli est à la base du développement de la modernité. L'affirmation commune d'un « dualisme de civilisation » et d'un processus involutif conduisant du monde traditionnel au monde moderne explique l'estime réciproque dont R. Guénon et J. Évola ne cessèrent de se témoigner. Le second nommé écrit :

    « Parmi les rares écrivains qui, en Occident, non par érudition, mais par un savoir effectif sur base initiatique, ont donné une contribution d'orientation et de clarification dans le domaine des sciences ésotériques et de la spiritualité traditionnelle, René Gué­non tient une place de relief » (1).

    C'est pourquoi le directeur du Diorama philosophique, expérience jour­nalistique que Pierre Pascal qualifie d'« unique et inimitable pour son originalité et sa vivacité intellectuelle » (2) convia R. Guénon à y écrire aux côtés d'Othmar Spahn, Edmund Dodsworth et Gonzague de Reynold (3).

    Réciproquement, il suffit de parcourir les ouvrages posthumes où sont recueillis les comptes rendus de R. Guénon pour s'apercevoir que ce dernier a suivi de près les moindres publications de J. Évola, y compris des articles parus dans Vita Italania et jusqu'à la présentation (préface et annotations) de Il mondo magico degli Heroi de Cesare della Riviera (4). À plus forte raison le chroniqueur du Voile d'Isis se pencha-t-il sur Révolte contre le monde moderne avec une sympathie ne l'empêchant pas de noter que « l'auteur a une tendance très marquée à mettre l'accent sur l'aspect royal au détriment de l'aspect sacerdotal » (5). Que J. Évola soit « séduit par l'assimilation de l'hermétisme â la magie » (6), qu'il tende « presque constamment à établir » cette « assimilation » (7), R. Guénon le déplore d'autant plus que la Tradition hermétique lui semble un livre « intéressant à bien des égards ». Il attribue cette fausse assimilation à une perception erronée des « rapports de l'initiation sacerdotale et de l'initiation royale », et à une volonté d'affirmer « l'indépendance de la seconde » (8).

    L'admiration mutuelle des 2 principaux représentants du tradi­tionalisme intégral ne va donc pas sans quelques réserves d'ailleurs bila­térales. Dans l'Arc et la Massue, J. Évola répond à R. Guénon sur la question fondamentale des rapports entre le sacerdoce et la royauté. Il lui reproche d'avoir « affirmé que dans les civilisations traditionnelles normales, on trouve toujours le prêtre au centre et au sommet, comme représentant suprême de l'autorité spirituelle, la royauté étant subordonnée à une caste sacerdotale » (9). Il ajoute que « cela ne se rapporte pas du tout à l'état originel, mais concerne une situation qui n'est déjà plus normale du point de vue traditionnel ».

    Les relations entre l'autorité spirituelle et le pouvoir temporel ont préoccupé R. Guénon à un point tel qu'un passage d'un de ses livres les présente comme le moteur essentiel du devenir global de l'humanité. Évoquant le conflit des brahmanes et des kshatriyas qui secoua dès la plus haute Antiquité le système hindou des castes, il écrit :

    « Il ne serait d'ailleurs que trop facile de constater que la même lutte se poursuit encore de nos jours, quoique, du fait du désordre moderne et du “mélange des castes”, elle se complique d'éléments hétérogènes qui peuvent la dissimuler parfois aux regards d'un observateur superficiel » (10).

    Ces lignes capitales ne sont compréhensibles qu'à condition de donner aux mots brahmane et kshatriya une signification ontologique, une accep­tion dépassant le cadre des castes et des fonctions sociales, un sens s'élevant au niveau d'une véritable typologie spirituelle. À cette hauteur, il ne s'agit plus seulement de “prêtres” et de “guerriers”, mais d'une classification naturelle des êtres humains, d'une bipolarité psychique fondamentale dont Raymond Abellio définit très bien les termes lorsqu'il distingue les « hommes de connaissance » et les « hommes de puissance ».

    Dans le monde de la Tradition, il y a une parfaite correspondance entre d'une part l'exercice du sacerdoce et de la royauté, et d'autre part l’appartenance à l'une ou l'autre de ces catégories ontologiques. C'est l’homme de connaissance qui est dépositaire de l'autorité spirituelle. C'est l'homme de puissance qui détient le pouvoir temporel. Le « mélange des castes » est notamment illustré par l'intrusion des kshatriyas dans l’Église catholique, par l'irruption d'une “volonté de puissance” sacer­dotale qui détermine l'antagonisme médiéval des “Guelfes” et des “Gibe­lins” (la “Querelle des Investitures”, le conflit de la Papauté et de l'Empire). Dans l'opposition ultérieure, sans cesse renouvelée, de l'Église et de l'État, apparaissent les « éléments hétérogènes » notamment véhiculés par l'as­cension des vaishyas. Ceux-ci constituent davantage que la “bourgeoisie marchande”. Pour rester dans la terminologie abellienne, ils forment la classe ontologique des « hommes de gestion ».

    L'envahissement de la sphère politique par la mentalité gestionnaire explique par ex. la vision prospective d'un James Burnham annonçant dans les années 1945-1950 « l'ère des organisateurs », métamorphose déci­sive de la fonction étatique. De cette situation anormale découle le transfert de la “volonté de puissance” dans des domaines autres que la politique (théorie gramsciste de la conquête de pouvoir culturel, objectif commun à la “nouvelle Gauche” et à la “nouvelle Droite”). Parallèlement, les “hommes de connaissance” se réfugient dans des milieux spirituels situés en marge des Églises (d'où la prolifération et le succès des “sectes”). L'ancienne lutte des brahmanes et des kshatriyas se poursuit sur les champs de bataille modernes de la “métapolitique” et de la “nouvelle Gnose”. R. Guénon a raison d'y voir, non seulement un conflit de castes carac­téristique des civilisations traditionnelles, mais aussi l'antagonisme de 2 types humains fondamentaux (2 « classes d'hommes », dirait Jean Thiriart) animant la totalité du devenir historique.

    R. Guénon n'a pas seulement mis de l'ordre dans le fatras ésotériste du début du siècle. C'est dans le champ de toute la pensée spiritualiste contemporaine que s'exerce son influence clarificatrice. Les actuels “révo­lutionnaires” de gauche ou de droite qui prônent une “nouvelle culture” contre la “société de consommation” ou la “civilisation marchande” opèrent une régression intellectuelle vers le stade préguénonien de la critique antimoderne. Leur horizon mental ne dépasse pas celui des spi­ritualistes d'avant-guerre, à qui suffisait la dénonciation polémique du “matérialisme”, alors que s'avère tout aussi importante la distinction des niveaux de spiritualité. Pour R. Guénon, la décadence moderne ne résulte pas d'une « négation pure et simple » du spirituel. Elle provient d'une descente d'un degré supérieur de spiritualité (la connaissance) à un degré inférieur de spiritualité (la puissance). La puissance est donc considérée comme un niveau de conscience spirituelle, ce qui conduit R. Guénon à juger les philosophies vitalistes (Nietzsche, Bergson) infiniment plus dangereuses que le matérialisme grossier qui les précède et contre lequel elles réagissent. La « contre-tradition » est plus redoutable que l'« antitra­dition », la « parodie » de la spiritualité plus menaçante que sa « négation pure et simple » (11).

    On peut citer de nombreux passages de Masques et Visages du spi­ritualisme moderne et de Chevaucher le Tigre (13) illustrant sur ce point l'accord de J. Évola. Dans le dernier ouvrage cité, et récemment réédité, le penseur italien développe une réfutation de la Weltanschauung nietzs­chéenne aussi définitive que la critique du bergsonisme à laquelle le méta­physicien français consacre un chapitre du Règne de la quantité. Ainsi, dans leur testament spirituel respectif, R. Guénon et J. Évola dénon­cent l'essentiel de l'aberration moderniste comme la réduction de l'homme à un “élan vital”, à une “volonté de puissance”. Une divergence les sépare toutefois et, tout en nous efforçant de la cerner, nous tenterons de déter­miner si J. Évola ouvre la voie à une critique post-guénonienne de la civilisation moderne, s'il opère ce nécessaire dépassement du guénonisme que les actuels pseudo-révolutionnaires de tous bords sont incapables de réaliser.

    Préfacier de la récente réédition de Chevaucher le Tigre, “évolien” compétent quoique trop souvent inconditionnel, Philippe Baillet analyse la conception que J. Evola se fait de l'Absolu. Après avoir rappelé que, pour l'auteur du Yoga tantrique, « l'Absolu n'est pas une substance fixe et immobile, mais une potestas qui reste éternellement elle-même dans la forme comme dans le sans-forme », il conclut que J. Évola « adhère à une idée de l'Être comme hiérarchie d'états de puissance » (14).

    Un des fondements du traditionalisme intégral est la “doctrine de l'identité suprême”, dont R. Guénon et J. Evola parlent à maintes reprises. Selon cette doctrine, le degré le plus élevé de spiritualité est atteint par l'identification à l'Absolu. Il en résulte que, dans la perspective évolienne, la puissance peut se situer à un niveau spirituel supérieur à celui de la connaissance. En d'autres termes, cela revient à dire que le kshatriya peut revendiquer une supériorité spirituelle par rapport au brah­mane, à condition que sa “volonté de puissance” ne se confonde pas avec « l'affirmation d'un Moi guidé […] par la convoitise et par l'orgueil » (15), à condition que son “élan vital” soit au contraire animé « par une orien­tation transfigurante » (16). C'est toute la différence que fait J. Évola entre l'individualisme moderne, qu'il condamne aussi violemment que R. Guénon, et l'héroïsme traditionnel pour lequel il réclame, en oppo­sition avec R. Guénon, une spiritualité et une primordialité plus grandes que celles de la connaissance sacerdotale.

    Pour J. Évola, il a existé à l'origine, avant l'âge théocratique des prêtres, un « cycle héroïque » qui constitue la première phase du monde de la Tradition et qui, seul, peut servir de référence et de “mythe mobi­lisateur” dans la critique et l'action révolutionnaire antimodernes. L'ère de la théocratie sacerdotale constitue déjà un stade involutif par rapport à “l'âge d'or” qui la précède et qui est placé sous le signe de la “royauté initiatique”. Les révoltes des kshatriyas qui ébranlent le monde tradi­tionnel dans sa phase ultime rendent possibles le dépassement du point de vue sacerdotal et le retour à la spiritualité primordiale de type héroïque, à condition que la “volonté de puissance” ne dégénère pas en hypertrophie de l'ego, mais se mue au contraire en une expérience initiatique d'iden­tification avec l'Absolu envisagé comme source inépuisable d'énergie.

    De même que l'absence de cette dimension initiatique motive à elle seule les réticences de J. Évola envers le fascisme, ainsi l'auteur de Chevaucher le Tigre donne-t-il parfois l'impression que le vitalisme moderne se justifierait à ses yeux au seul prix d'une orientation intérieure vers ce qu'il nomme l'« impersonnalité active ». Cette ambiguïté pour le moins fâcheuse expose J. Évola à servir de caution spirituelle à ceux qui veulent infléchir la modernité dans le sens d'un élitisme biologique (17).

    Un tel risque de récupération idéologique existait dès 1938, date à partir de laquelle J. Evola développa sa métaphysique de la race. Rendant compte d'un article paru dans Vita Italiana, R. Guénon réfute en ces termes la distinction évolienne des « races de nature » et des « races de tradition » :

    « Il n'existe point de “races de nature”, car toute race a nécessairement une tradition à l'origine, et elle peut seulement l'avoir perdue plus ou moins complètement par dégénérescence, ce qui est le cas des peuples dits “sauvages” » (18).

    N'en déplaise à « ceux qui voudraient tout envisager au point de vue historique », écrit-il ailleurs, la Tradition est « éternelle ». Elle possède le « caractère intemporel » propre à « tout ce qui est métaphysique ». Les doctrines qui la formulent « n'ont pas apparu à un moment quelconque de l'histoire de l'humanité ». Il en résulte qu'« il y a toujours eu des êtres qui ont pu la connaître », transmettre lesdites doctrines, concevoir « réel­lement et totalement » la « vérité métaphysique » qu'elles contiennent (19).

    En conséquence, le substrat humain, dont J. Évola souligne la présence au début du présent cycle, ne constitue nullement une espèce “inférieure” par rapport au “surhomme” primordial d'origine hyper­boréenne. Il ne s'agit pas de « races de nature » auxquelles la Tradition n'aurait jamais été révélée, mais de « races de tradition », en déclin spirituel relativement à un cycle antérieur où elles maîtrisaient « réellement et totalement » la vérité métaphysique. Ces races ne méritent donc absolument pas le mépris qui affleure de temps à autre sous la plume de J. Évola, auquel l'ambiance culturelle des années 30 peut servir de circonstance atténuante dans la mesure où les esprits les plus libres échappent diffici­lement à “l'air du temps”, mais dont il convient de mettre en exergue la parenté de ton avec l'arrogance d'un récent courant de pensée mêlant le social-darwinisme à l'idolâtrie nordique.

    Il est exact que la volonté guénonienne de préserver la théocratie sacerdotale contre les usurpations des kshatriyas est susceptible d'inspirer de regrettables erreurs. Ainsi en est-il de la méprise de R. Guénon lui­-même en ce qui concerne le bouddhisme sur lequel il ne rectifia son jugement qu'en 1947, grâce à l'influence éclairante de Marco Pallis et d'A. K. Coomaraswamy. Mais il est tout aussi évident que l'incompréhen­sion de J. Évola et des évoliens envers le christianisme (20) dérive de l'inaptitude à concevoir l'« identité suprême » autrement que comme ouver­ture initiatique à la pure immanence de l'Absolu.

    Or, ainsi que le montre Georges Vallin dans une remarquable étude d'inspiration guénonienne (21), l'Absolu est aussi pure transcendance, point central du cosmos échappant à tout devenir, Principe imprimant à l'univers son mouvement sans y participer et sans en être affecté. C'est la doctrine aristotélicienne du “moteur immobile”, écho occidental de “l'agir sans agir” (wei-wu-wei) taoïste. Un tel envisagement de l'Absolu implique une conception de l'« identité suprême » qu'exprime notamment cette parole de Jésus : « Je suis dans le Père et le Père est en moi ». Le degré le plus élevé de la réalisation spirituelle est l'acquisition de cette centralité inté­rieure, reflet microcosmique de ce que l'ésotérisme islamique appelle la “station divine”. Telle est, selon R. Guénon, la spiritualité primordiale propre à l'initié détenteur de la « fonction suprême » (22).

    L'apport guénonien à la critique antimoderne réside pour l'essentiel dans le refus de réduire la modernité au “matérialisme” et de confondre la fin ultime de la civilisation technico-industrielle avec le « règne de la quantité » qui n'en est que la phase préparatoire. C'est ce qui différencie R. Guénon, non seulement des spiritualistes de la première moitié du siècle, mais aussi des “révolutionnaires” d'aujourd'hui, dont le regard myope s'acharne sur le “bourgeoisisme” et la “démonie de l'économie” [affirmation sectaire du nécessaire primat de l'économie].

    Ces dernières expressions sont de J. Évola. Cela ne signifie pas pour autant que la dénonciation évolienne du monde moderne épouse le mouvement régressif du gauchisme et de la “nouvelle Droite” vers un spiritualisme préguénonien. En effet, parmi les « manifestations du démo­nique dans le monde moderne », J. Évola ne cite pas seulement « la civilisation mécanique, l'économie souveraine, la civilisation de la pro­duction ». Il épingle aussi « l'exaltation du devenir et du progrès », la glorification de « l'élan vital illimité » (13). J. Évola est donc d'accord avec R. Guénon pour déceler dans la mentalité moderne une composante vitaliste fondamentale, capable d'infléchir la civilisation technico-indus­trielle vers un néo-élitisme et un néo-spiritualisme douteux, par-delà les phénomènes transitoires de l'égalitarisme et du matérialisme.

    Nous ne pensons pas que les évoliens puissent contester la pertinence de ces lignes prophétiques de R. Guénon :

    « Ce ne sera certes plus le “règne de la quantité”, qui n'était en somme que l'aboutissement de “l'antitradition” ; ce sera au contraire, sous le prétexte d'une fausse “restauration spiri­tuelle”, une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d'une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale » (24).

    R. Guénon ajoute qu'« après l'égalitarisme de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inver­sée, c'est-à-dire proprement une contre-hiérarchie, dont le sommet sera occupé par l'être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des abîmes infernaux » (25).

    La fin dernière du monde moderne n'est pas la victoire du matéria­lisme et de l'égalitarisme, mais le triomphe d'un type de spiritualité fon­dant une nouvelle hiérarchie au sommet de laquelle les “hommes de puissance” auront remplacé les “hommes de connaissance”. Les origines lointaines de la modernité se situent donc dans les révoltes des “guerriers” contre les “prêtres”, dans le conflit des kshatriyas et des brahmanes qui ébranla depuis la plus haute Antiquité les théocraties traditionnelles. Ce qui doit être dépassé au sein même du guénonisme, c'est la tentation de proposer, comme remède à la crise du monde moderne, un prétendu modèle théocratique. En indiquant les limites de l'initiation sacerdotale comme degré de réalisation spirituelle, J. Évola offre aux guénoniens l'occasion d'éviter le piège du passéisme religieux. En préconisant une sorte d'al­chimie spirituelle qui transmute la “volonté de puissance” en initiation héroïque, en faisant de celle-ci le trait dominant d'un cycle plus originel que l'âge théocratique des prêtres, il oblige les guénoniens à remplacer leur référence traditionnelle par une exigence de primordialité.

    On ne peut néanmoins dire que J. Évola ouvre l'accès au stade postguénonien du traditionalisme intégral. L'œuvre de R. Guénon recèle en elle-même les germes de son propre dépassement. J. Évola peut contribuer à transcender le guénonisme en abolissant le facile antagonisme de la puissance et de la spiritualité, en dénonçant la confusion de celle-ci avec la connaissance, en complétant par le haut les degrés de réalisation initiatique, en dotant la “volonté de puissance” d'un niveau spirituel supérieur à celui du point de vue sacerdotal. Mais c'est une plus grande primordialité encore qu'est en droit de revendiquer la conception gué­nonienne de l'« identité suprême » qui fait de l'initié, non un héros épou­sant le flux perpétuel du devenir cosmique (aspect immanent de l'Absolu), mais un sage en quête d'une centralité intérieure reflétant l'unité du monde (aspect transcendant de l'Absolu).

    Il a sans doute existé à l'origine un cycle de civilisation héroïque. Il n'est pas interdit de le situer au sein de cet “âge d'or” dont parlent toutes les traditions. Mais on aurait tort de croire que “l'âge d'or” fut une époque sans histoire. La mythologie universelle nous suggère même le contraire en nous relatant les tragiques batailles qui déchirèrent le monde des origines : combat des Devas contre les Asuras dans la tradition hindoue, lutte des titans contre les dieux dans la légende hellénique, guerre des anges dans l'hébraïsme, Tuatha de Danann contre Fomoire chez les Celtes, etc. Cet archétype de la bataille primordiale peut être symbolique­ment interprété comme un conflit survenu au sein de la spiritualité des origines et opposant les adeptes de l'initiation sapientielle à ceux de l'ini­tiation héroïque.

    Si l'on s'en tient au plan de l'initiation, on peut trancher la question de la primordialité par une sorte de “jugement de Salomon”, en soutenant que les voies sapientielle et héroïque ont une valeur relative à ce que J. Evola nomme « l'équation personnelle ». Par ex., du point de vue strictement initiatique, le choix de la voix héroïque peut paraître légitime pour un une nature biologiquement privilégiée. Encore ne faut-il pas oublier que, selon certaines doctrines, et notamment dans la tradition hindoue, l'immanence cosmique à laquelle s'identifie le héros est considérée comme l'aspect “non suprême” du Principe, l'aspect “suprême” étant la trans­cendance métaphysique à laquelle aspire le sage en quête de son unité intérieure.

    Si l'on passe à présent au plan de la civilisation, il est évident, d'une part que seul un nouveau cycle sapientiel peut résoudre la crise du monde moderne, d'autre part que l'ouverture d'un nouveau cycle héroïque mar­querait, non pas l'aube d'une révolution antimoderne, mais l'actualisation des potentialités les plus profondes du monde technico-industriel. Le tra­ditionalisme intégral ne peut faire l'économie d'une reconsidération des rapports entre la puissance et la spiritualité. C'est en ce sens qu'il doit assumer l'apport de J. Évola. Mais R. Guénon doit demeurer sa référence principale, car loin de n'offrir qu'une exaltation passéiste de la théocratie, loin de ne proposer comme idéal que la connaissance spéculative propre à la fonction sacerdotale, le message guénonien présente la seule alternative valable au culte moderne de la force vitale : la beauté intérieure du sage qui retrouve en lui-même la grande harmonie de l'univers.

    ► Daniel Cologne, Cahiers de l'Herne n°49 consacré à R. Guénon, 1985.

    ◘ Notes :

    • 1. La Doctrine de l'éveil, Milan, Arché, 1976, p. 285.
    • 2. Julius Évola : le Visionnaire foudroyé, Copernic, 1977, p. 17.
    • 3. Le Diorama Filosofico était une page spéciale du quotidien Il Regime Fascista, dont la direction fut confiée à J. Évola et à laquelle, selon Pierre Pascal, « collaborèrent quelques-uns des meilleurs représentants du traditionalisme italien et européen ».
    • 4. R. Guénon juge « dignes d'intérêt » les notes introductives et explicatives de J. Évola, bien qu'elles « appellent parfois des réserves » et recèlent des « interprétations quelque peu tendancieuses ».
    • 5. Comptes rendus, éd. Traditionnelles, 1973, p. 136.
    • 6. Ibid., p. 7.
    • 7. Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, Gal., 1970, p. 123.
    • 8. Ibid., p. 119.
    • 9. Actuellement inédit en français, ce livre sera publié prochainement par les éd. Pardès (trad. de l'italien par Philippe Baillet).
    • 10. Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Paris, Véga, 1976, p. 26.
    • 11. Cf. Le Règne de la quantité et les Signes des temps, Gal., 1946.
    • 12. Montréal, éd. de l'Homme, 1972.
    • 13. Éd. de la Maisnie, 1982.
    • 14. Chevaucher le Tigre, Préface, pp. XIII et XXII.
    • 15. J. Évola, Le Mystère du Graal, éd. Traditionnelles, 1977, p. 107.
    • 16. Ibid., p. 108.
    • 17. Sur le sens ultime de la civilisation moderne tel que nous le concevons, cf. notre livre Cyclologie biblique et Métaphysique de l'histoire, Pardès, coll. L'Âge d'Or, 1982.
    • 18. Comptes rendus, op. cit., p. 147.
    • 19. La Métaphysique orientale, éd. Traditionnelles, 1979, p. 23.
    • 20. Cf. notre ouvrage Julius Evola, René Guénon et le Christianisme, Paris, Éric Vatré, 1978 (diffusé par les éd. Pardès).
    • 21. La Perspective métaphysique, Paris, Dervy-Livres, 1976.
    • 22. Le Roi du Monde, Gal., 1958. C'est la fonction initiatique symbolisée,  chez Saint-Yves d'Alveydre, par le personnage du Brahatma, qui « parle à Dieu face-à-face ». Les 2 autres fonctions suprêmes, mais inférieures à la fonction initiatique, sont symbolisées par le Mahatma, qui « connaît les événements de l'avenir » (fonction sacer­dotale), et le Mahanga, qui « dirige les causes de ces événements » (fonction royale).
    • 23. Révolte contre le monde moderne, Montréal, éd. de l'Homme, 1972, p. 459.
    • 24. Le Règne de la quantité..., op. cit., p. 363.
    • 25. Pour le commentaire détaillé de ce passage, cf. notre livre Cyclologie biblique et Métaphysique de l'histoire, op. cit., p. 19.

    http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/52

  • Nous nous préparons à lancer de nouvelles manifestations (3)

    Voici la troisième et dernière partie de notre entretien avec Ludovine de La Rochère, présidente de La Manif Pour Tous (retrouvez le début ici et la deuxième partie ici) :

    LMPT a fait naître une génération nouvelle qui ne lâchera rien. Vous êtes moralement responsable de ne pas les laisser tomber. Comment concrètement pensez-vous continuer à canaliser et garder mobilisés ces foules qui souhaitent agir ?

    J’assume avec joie l’obligation morale que vous évoquez ! Tout d’abord, nous continuons sans cesse à communiquer. La liberté de conscience des maires, le projet de loi famille du gouvernement, la manipulation du CCNE, la pression en faveur de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux célibataires, les projets de l’Europe sur le Gender et sur la GPA, la déconstruction par étapes successives de la politique familiale, par exemple, sont des informations qui doivent être connues de tous. C’est la première action, à poursuivre sans relâche, pour que le public reste mobilisé et que les Français soient même encore plus nombreux à nous rejoindre quand nous lancerons à nouveau des manifestations.

    Nous avons aussi organisé une première Université d’été les 14 et 15 septembre dernier. Les jeunes comme les plus âgés sont en effet très demandeurs de formations sur les questions de fond comme sur les manières d’intervenir dans la vie de la Cité. Nous devons en effet agir sur un double tempo : celui de l’urgence actuelle, et celui de l’avenir, qu’il faut préparer !

    4Quant aux actions de mobilisation, elles sont de plusieurs ordres : un « plan Vigi-gender » est en cours de déploiement. Nous avons appelé les parents d’élèves à s’organiser en comités de parents partout en France pour veiller en particulier à ce que l'identité sexuelle homme/femme ne soit pas remise en cause auprès de leurs enfants et pour éviter que les orientations sexuelles, c’est-à-dire concrètement les pratiques sexuelles, ne soient évoquées dans le cadre de l'école, soit à un âge bien trop précoce. En invitant les parents à être vigilants et à intervenir si nécessaire, nous les appelons, au fond, à exprimer et à exercer leur rôle de premiers et principaux éducateurs de leurs enfants. Sachant qu’il faut bien-sûr agir le plus possible en concertation avec les enseignants.

    5Nous lançons aussi, mi-octobre à Bordeaux, un Grenelle LMPT de la Famille. L’objectif est de conduire une consultation nationale pour parvenir, en janvier, à la rédaction d’une proposition de loi famille alternative à celle que le gouvernement prépare. Tous nos sympathisants vont être appelés à contribuer, soit en participant aux sessions de débats qui se tiendront partout en France, soit par internet. Les sujets, passionnants, nous concernent tous : le couple, l’enfant et la filiation, l’éducation, la solidarité intergénérationnelle, les conditions de vie (emploi, logement, santé), etc.

    D’autre part, si l’on peut penser que le futur projet de loi famille du gouvernement ne comprendra pas d’emblée la libéralisation de la PMA, nous sommes pour ainsi dire certains que des parlementaires chercheront à faire voter un amendement en ce sens. Nous nous préparons donc d’ores et déjà à lancer, au bon moment, de nouvelles manifestations…

    Les autres actions se poursuivent bien-sûr : accueils de ministres ou du Président en déplacement, journées du sweat LMPT (nous annoncerons une date dans les heures qui viennent), actions politiques et judiciaires déjà évoquées : elles sont très importantes aussi… pour donner le maximum de coups de butoir aux idéologues qui abusent actuellement du pouvoir ! Le rappel à l’ordre de la France par le Conseil de l’Europe ou encore la saisine du Défenseur des droits, par exemple, sont des actions très utiles à notre combat.

    Bref, La Manif Pour Tous ne lâche rien et continue de dire à M. Hollande : « François, ta loi, on n’en veut toujours pas ! »

    http://www.lesalonbeige.blogs.com/

  • Un apiculteur landais aurait trouvé l’arme fatale contre les frelons asiatiques

    « Depuis dix ans qu’il est implanté en France, le frelon asiatique fait maintenant partie de la biodiversité malgré tout ce qui a été mis en œuvre pour l’éradiquer. Il a conquis plus de soixante départements et a été signalé en Belgique, en Espagne et au Portugal et n’a pas fini de faire parler de lui. L’intérêt qu’il porte aux abeilles, source abondante de protéines, menace l’apiculture de loisirs. Toutefois, selon Francis Ithurburu, un prédateur peut lui être opposé.

    Ce passionné d’apiculture s’est penché sur le frelon asiatique et l’a étudié de près. Jetant un coup d’œil en arrière, il s’est souvenu que dans la cour de nos grands-pères, les volailles côtoyaient les ruches. Il a donc tenté l’expérience, sachant de plus que le jeune poulet a grand besoin de protéines pour sa croissance. »

    Source et suite

    http://www.contre-info.com/

  • Les différents mouvements de défense de la famille sont complémentaires (2)

    Voici la deuxième partie de notre entretien avec Ludovine de La Rochère, présidente de La Manif Pour Tous (retrouvez le début ici) :

    Certaines figures du mouvement d'opposition à la loi Taubira ont pris des chemins différents dans la poursuite de l'action pour la défense du mariage. Les condamnez-vous ?

    0Certainement pas ! Ce qui compte, c’est la convergence ! Autrement dit, les différents mouvements sont complémentaires les uns des autres. Ils ont chacun leurs spécificités, leur champ d'action, leurs réseaux et, bien entendu, leur rôle à jouer dans la défense du droit de l’enfant et de la famille. Nous avons perdu une bataille, mais pas la guerre ! Toutes les forces vives sont donc nécessaires dans ce combat. Et chaque mouvement a sa stratégie et son positionnement. Cette diversité est très positive car elle permet de répondre aux attentes et aux sensibilités diverses, donc de mobiliser largement sur le but commun. Ce qui signifie aussi qu’il faut accepter les différences !...

    Quoiqu’il arrive, ce que nous devons tous avoir à l’esprit, c’est la nécessité d’agir avec discernement, c’est-à-dire envisager systématiquement les conséquences possibles de nos actions, pour être sûr de faire avancer la cause qui nous mobilise. Je pense aussi que nous devons être cohérents : puisque nous défendons le bien commun, il nous faut nous-mêmes le respecter. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé l’année dernière : l’opposition à la loi Taubira n’a jamais conduit à blesser quiconque ni à casser quoi que ce soit (de notre côté bien-sûr, cela n’a pas été le cas des forces de l’ordre…)

    LMPT est pour le retrait non rétroactif de la loi Taubira. Est-ce bien correct ? Si oui quel est votre plan pour y arriver ?

    1Oui bien-sûr, La Manif Pour Tous ne lâche rien, jamais, jamais, jamais ! Elle a pour objectif l’abrogation de la loi Taubira (sans rétroactivité car cela serait un obstacle majeur) même si nous savons bien que cela ne se fera pas cette année. Aujourd’hui, nous sommes dans  l’urgence pour éviter les conséquences de cette loi, la libéralisation de la PMA et la GPA, mais nos actions visent toutes, aussi, à parvenir à l’abrogation de la loi. Cela implique de trouver les moyens d’inciter les élus et candidats aux prochaines échéances à s’engager véritablement là-dessus. Il est indispensable, aussi, de maintenir le public quotidiennement informé pour qu’il soit prêt à se mobiliser aux moments opportuns, que ce soit par les bulletins de vote, dans la rue, ou autrement. Nous travaillons aussi avec des juristes comme nous soutenons les recours qui ont été déposés au Conseil d'Etat, ceux-ci visant pour le moment à remettre en cause les modalités d’application de cette loi et ce qui va avec. L'un de ces recours a mis à mal la circulaire de Mme Taubira sur la reconnaissance des enfants nés à l'étranger par GPA, et un autre va être examiné le 8 octobre prochain par le Conseil constitutionnel : il concerne la circulaire Valls qui menacent de sanctions très lourdes les maires qui refuseraient, en conscience, de célébrer des « mariages » de personnes de même sexe. C’est un déni gravissime de la liberté de conscience, celle-ci n’ayant pas à être réservée à certaines professions (médecins, journalistes, juristes…), d’autres se la voyant refusée !

    LMPT semble être très soucieuse de son image médiatique. LMPT n'a-t-elle pas moyen de susciter de nouvelles figures médiatiques, notamment parmi les nombreux jeunes qui se mobilisent, et qui auraient l'avantage de casser les codes du politiquement correct ?

    Ce qui motive La Manif Pour Tous, c’est la réussite du combat qu’elle mène et rien d’autre ! Il s’agit de tout faire pour parvenir à l’abrogation de la loi Taubira, à l’arrêt des projets de libéralisation de la PMA et de gestation pour autrui. Plus largement, il s’agit de promouvoir et de consolider la famille dans un contexte où tout est fait pour lui rendre la vie impossible et la désagréger. On va en ce moment tout droit vers une société composée d’individualités sans racines et sans liens, dont les cerveaux seront « disponibles » aux appels consuméristes du secteur marchand comme le reconnaissait le patron d’une chaîne de télévision.

    3Quant à l’image de LMPT, ce n’est évidemment pas une fin en soi. Simplement, il faut bien comprendre que nous ne pouvons nous permettre d’être naïfs : il s’agit aussi bien d’une bataille politique (au sens grec du terme) que d’une bataille de communication. Ainsi, nos choix dans ce domaine ne visent pas notre plaisir ou notre confort, mais le but final !

    En ce qui concerne le porte-parolat de LMPT, nous avons proposé au début de l’été à l’un de nos jeunes de devenir porte-parole. Il a conscience du fait que c’est un rôle difficile, qui demande un travail de fond permanent, et qui expose beaucoup aussi. Il prend le temps de la réflexion et c’est un signe de maturité de sa part. En outre, il cherche actuellement un travail. Mais je suis sereine, sa réponse arrivera quand il faudra...

    Cependant, il y a déjà Albéric Dumont, qui prend régulièrement la parole dans les médias, et avec talent. Il le paye d’ailleurs très cher : de fausses rumeurs courent sans cesse sur lui. Notamment, il aurait prétendument fait un stage à la Préfecture de police de Paris cet été ! Ce propos, totalement faux (il révisait ses examens de droit en Bretagne !), montre à quel point le porte-parolat suppose l’acceptation d’un risque. A la suite de cette rumeur, Albéric a reçu beaucoup de menaces. Leurs auteurs n’ont manifestement pas cherché à vérifier cette information !

    http://www.lesalonbeige.blogs.com/

  • La Manif Pour Tous n'est liée à aucun parti politique (1)

    Votre blog publie en trois parties un entretien exclusif avec Ludovine de La Rochère, présidente de La Manif Pour Tous. Voici le début :

    Un hebdomadaire a accusé LMPT de n'avoir pas soutenu le maire de Bollène, Marie-Claude Bompard, qui est aujourd'hui poursuivie pour avoir refusé de marier deux femmes.

    LComme nous l’avons annoncé dès la promulgation de la loi, nous sommes prêts à aider tous les maires qui ne souhaitent pas célébrer de mariage Taubira et qui sont confrontés à une demande de ce type. Nous avons donc été en contact avec Madame le maire de Bollène et son directeur de cabinet dès le tout début de cette affaire. Nous avions commencé à travailler, avec eux et avec nos avocats, pour l’aider dans une situation qui s’annonçait difficile compte-tenu de la très forte pression des pouvoirs publics sur ce sujet. Mais très vite, dans les heures qui ont suivi, l’un des adjoints au maire a proposé de « marier » les deux femmes. Les préparatifs lancés pour l’aider se sont donc arrêtés là.

    Par ailleurs, le travail en cours, mené avec Maires pour l’Enfance, association du collectif LMPT, pour la reconnaissance de la liberté de conscience des maires par le Conseil constitutionnel et le Parlement se fait avec Mme Bompard comme avec tous les maires qui ont bien voulu se joindre à la pétition et aux actions poursuivant cet objectif.

    On accuse régulièrement LMPT d'être partie liée avec l'UMP, qu'y répondez-vous ?

    Certains médias prétendent en effet – pour décrédibiliser l’opposition à la loi Taubira - que le mouvement a été récupéré. En réalité, il n’en est rien : LMPT est non partisane, c'est-à-dire qu'elle n'est liée à aucun parti politique. Elle est libre, indépendante de tout parti, comme de tout autre organisme. LMPT est donc absolument seule décideur et organisateur de sa stratégie et de ses actions. Et j’ajoute qu’elle n’est financée que par les dons de sympathisants.

    LCertes, il peut arriver, comme l’an dernier dans la phase de débats parlementaires, que nous donnions la parole à des élus au cours d’un événement. Mais c’est nous qui le décidons en fonction du contexte. Cela a été le cas le 24 mars par exemple, mais pas le 26 mai, date à laquelle la loi était déjà votée et promulguée, et donc le débat parlementaire achevé. Quant à l’Université d’été, aucun élu ne s’est exprimé en séance plénière. Quelques-uns sont intervenus, en revanche, dans le cadre d’un atelier sur l’engagement politique. Il y avait d’ailleurs aussi des ateliers sur l’engagement associatif, l’engagement syndical, etc. Dans tous les cas, des représentants politiques, associatifs et syndicaux prenaient la parole puisque, naturellement, ils sont les mieux placés pour témoigner.

    De fait, nous ne pouvons être récupérés par un quelconque parti politique parce que nous sommes nombreux, à La Manif Pour Tous, à ne nous reconnaître dans aucun : force est de constater, en effet, qu’aucun parti n’a été satisfaisant dans le domaine qui nous intéresse. Et de toute façon, La Manif Pour Tous mène un combat qui se situe au-delà des partis.

    C’est pourquoi, si certains militants veulent s'engager dans un parti politique, ils le feront à titre personnel. Et à ce sujet, ce qui nous intéressera, ce ne sera pas de savoir quel parti les uns ou les autres rejoindront : c’est que, dans le contexte qui sera le leur, ils défendent le droit de l’enfant, la famille et le bien commun.

    Quant à La Manif Pour Tous, sa finalité n’est pas de faire de la politique au sens partisan du terme. Elle est, au fond, de promouvoir une civilisation respectueuse de l’Homme, de remettre le sens du bien commun au cœur de la vie de la Cité, et donc de diffuser ces principes et leurs conséquences  dans toute la société et ce, aussi bien en politique que dans la culture, l’éducation, les médias, etc.

    A l'approche des élections municipales et des européennes LMPT soutiendra-t-elle les candidats qui partagent vos positions, quelles que soient leurs étiquettes ?

    NDans les semaines qui viennent, tous les partis et candidats aux municipales seront sollicités par les militants du réseau de La Manif Pour Tous à propos de leurs positions et engagements sur l’altérité sexuelle homme-femme, la filiation père-mère-enfant, les droits de l’enfant, la famille. Il s’agira de connaître les principes qui les guideront, dans leur responsabilité de maires comme dans l’élection à venir des sénateurs (pour rappel, les maires sont grands électeurs aux sénatoriales…). Et nous ferons connaître aux électeurs leurs réponses, comme leur position et, le cas échéant leur vote, sur la loi Taubira.

    Mais si la prise en compte des demandes des citoyens français (dont je rappelle qu’ils étaient, en avril dernier, majoritairement opposés au projet de loi Taubira) n’est pas suffisante, LMPT se réserve la possibilité de présenter ses propres listes aux Européennes (indépendamment de tout parti). En effet, si elle n’est pas supposée traiter ces sujets, on sait, le rôle néfaste et croissant de l’Union européenne sur tout ce qui touche à l’altérité sexuelle, la famille, la dignité humaine.

    http://www.lesalonbeige.blogs.com/

  • Le cheval chez les Indo-Européens

    Le cheval et les Indo-Européens ont par­tie liée, à un double titre au moins. D'une part, la domestication du cheval puis son dressage sont un phénomène majeur des cultures indo-européennes. D'autre part, la place du cheval est considérable dans les mythologies de ces peuples.

    Aspects linguistiques et archéologiques

    equus210.jpg[Ci-contre : couverture de In search of the Indo-Europeans écrit par James P. Mallory, 1989 (tr. fr. : À la recherche des Indo-Européens : Langue, archéologie, mythe, Seuil, 1997)]

    On appelle “Indo-Européens” les ancê­tres de certains peuples de l'Eurasie, par­tageant une langue et une vision du monde communes.

    L'existence des Indo-Européens est une “hypothèse vérifiée”. Au départ, il y a le constat de parentés linguistiques. En 1786, le magistrat britannique William Jones, en poste aux Indes, formule l'hypothèse que le sanscrit, le grec et le latin ont une même origine. En 1813, l'anglais Thomas Young utilise pour la première fois le terme de “langues indo-européennes” pour désigner cette famille d'idiomes, élargie depuis notamment aux langues iraniennes, slaves, celtiques et germaniques. L'allemand Franz Bopp démontre définitivement en 1816 leur parenté. Diverses langues appa­rentées ont été découvertes depuis, notamment le hittite (parlé vers 1500 av. JC), découvert au début du XXe siècle, et le grec mycénien ou linéaire B (parlé vers 1300 av. JC), déchiffré au milieu du XXe siècle. La découverte de ces parentés linguistiques, rattachables à des racines communes, suggérait l'existence d'une langue-mère commune, “l’indo-­européen”, et l'existence d'utilisateurs de cette langue, les “Indo-Européens” en tant que peuple. Si, aux XIXe et XXe siè­cles, les travaux des linguistes et des archéologues ont été utilisés à des fins politiques, le terme “Aryens” servant à l'époque pour désigner tantôt les Indo­-Européens, tantôt les peuples germa­niques contemporains (Aryas étant en réalité le nom que se donnaient les fon­dateurs de la civilisation de l'Iran aves­tique et de l'Inde védique), il demeure aujourd'hui pertinent d'admettre qu'un peuple indo-européen a existé dans les temps préhistoriques, possédant non seu­lement une langue, mais une conception du monde commune. L'existence d'une homogénéité ethnique est probable mais ne peut être démontrée.

    Par contraction et par convention, on désigne souvent comme “peuples indo-­européens” les peuples historiques parlant une des langues héritées des Indo-­Européens d'avant la dispersion ; dans ce deuxième sens, les Hittites, les Achéens ou les Celtes sont des peuples indo-euro­péens, au sens de peuples d'origine indo-­européenne.

    Qui a domestiqué le cheval des steppes ?

    indoeuropean map[Ci-contre : Hypothèse steppique de diffusion des langues indo-­européennes (d'après Patrice Brun, Le cheval, symbole de pouvoirs dans l'Europe préhistorique, catalogue du musée de Préhistoire de Nemours, p. 54)]

    Un premier indice d'une domestication du cheval dès avant le temps de la migra­tion des Indo-Européens est fourni par la linguistique. En effet, dérivent notam­ment, directement ou indirectement, de la racine indo-européenne *ekuo-s (le cheval domestique), les termes suivants : sanscrit aśva-h aśvamedha, ¤ Aśvin), avestique aspa-, grec (h)ippos, latin equus, vieil irlan­dais ech, gaulois epo- (¤ Épona), anglo­-saxon eoh, norrois ior, vieux saxon ehu-. Une autre racine indo-européenne occi­dentale *marko- se retrouve dans le ger­manique *marh(a) (cf. allemand Mähre, anglais mare), le norrois marr, le vieil irlandais marc, le gallois march, le breton marc'h (¤ Marc). Si les héritiers des Indo­-Européens utilisent des termes dérivés de la même racine pour désigner le cheval domestique, on suppose que la domestica­tion de cet animal était une réalité à l'é­poque de leur unité.

    Un deuxième indice est de nature archéologique et géographique : le terri­toire d'origine des Indo-Européens (ou plus exactement leur foyer d'avant la dispersion) est situé par la plupart des spé­cialistes quelque part dans la vaste steppe comprise entre la région caucasienne et la zone ouralo-altaïque (le territoire de l'ac­tuelle Ukraine, au Nord de la Mer Noire, ou une région plus à l'Est) ; or cette même zone est considérée comme l'espace de la plus ancienne domestication du cheval, peut-être vers le milieu du IVe millénaire avant notre ère.

    Il s'agit là par définition d'hypothèses : en comparant la culture des Indo-­Européens, reconstruite d'après leur voca­bulaire (quels étaient la flore, la faune, les outils et les armes communs ?) et les realia observables sur le terrain (les vestiges des différentes cultures mises au jour par l'ar­chéologie en Eurasie), on ne peut que réunir des indices, mais non établir des faits.

    Fondées respectivement sur la chrono­logie et la géographie des formes linguis­tiques et sur l'interprétation de vestiges archéologiques, ces reconstitutions sont donc fragiles, dans la mesure où elles reposent sur des données difficiles à inter­préter dans les 2 cas. Certains linguis­tes pensent en effet que le foyer d'où sont partis les Indo-Européens se situait plutôt en Anatolie, et que la diffusion de leur langue aurait suivi celle de l'agriculture. De leur côté, certains archéologues font observer que la faiblesse des fouilles et donc des informations archéologiques dans les steppes de la Sibérie ne démontre pas que les Proto-Turcs n'avaient pas domestiqué de façon autonome le cheval dans leurs territoires d'origine, situés plus à l'Est.

    Provisoirement, nous pouvons cepen­dant admettre que le centre de divergence des Indo-Européens correspond plus ou moins au territoire de la “culture des kourganes” (kourgane = tertre funéraire), apparue dans les steppes de la Russie méridionale à partir du Ve millénaire avant notre ère. Si la domestication du cheval est bien attestée dans cette zone, sa date et sa portée sont discutées. Selon David Anthony, le cheval était régulièrement consommé à partir du Ve millénaire av. JC et il était associé à l'homme dans les tombes dès cette époque. Ces 2 don­nées suggèrent une domestication élé­mentaire. Ultérieurement, vers 3500 à 3000 av. JC, le cheval aurait été monté avec l'aide de mors en matière organique, comme des cordes en chanvre ou en crins. Par ailleurs, on observe la présence de chars à 2 roues dans les tombes des steppes à compter de la même période.

    Un des indices du dressage du cheval (pour l'équitation ou l'attelage) a été a été recherché par les archéologues dans la morphologie des dents des chevaux. En effet, l'habitude du mors entraîne chez le cheval une usure caractéristique, en biseau, sur ses prémolaires. Une telle usure a été observée sur le crâne d'un che­val du site néolithique de Dereivka, dans la steppe russe, mais ce cheval avait été inhumé postérieurement et datait seule­ment de l'âge du fer (700 av. JC) ; en revanche des restes équins retrouvés sur le site de Botai, dans la steppe kazakhe, et datant de la fin du néolithique (âge du cui­vre, 3500 av. JC) présentent bien de tel­les caractéristiques.

    Ces éléments archéologiques ont suggé­ré que les différentes vagues d'expansion des Indo-Européens, qui s'étalent de 4000 à 2000 avant notre ère, ont été le fait de guerriers à cheval, voire de conducteurs de chars. Ce schéma serait cohérent avec ce que nous savons de l'expansion des peu­ples indo-européens historiques, apparus ultérieurement, comme les Aryas et les Hittites (¤ Kikkuli), conducteurs de chars, ou les cavaliers ¤ Scythes. Mais il n'est pas prouvé pour leurs ancêtres. Le professeur Bernhard Hänsel résume le problème comme suit : « il n'est pas possi­ble aujourd'hui de mettre en relation l'ex­pansion [initiale] des Indo-Européens avec l'émergence de l'usage du cheval comme animal de transport, mais ce fait n'autorise pas non plus à affirmer le contraire ». Des chevaux domestiques ont certainement accompagné les Indo-­Européens dans leurs premières migra­tions, mais ils étaient sans doute utilisés comme animal de transport montés ou attelés, à côté d'autres animaux, et non pas au combat. Seuls certains de leurs succes­seurs utiliseront intensivement le cheval pour la guerre, plusieurs siècles après la dispersion.

    Aspects mythologiques

    chiron10.jpgUne forme de culture équestre commu­ne aux Indo-Européens explique sans doute les nombreuses correspondances observables dans les mythes et rites entou­rant le cheval chez leurs héritiers. Dès le XIXe siècle et le début de ce qui s'appelait la mythologie comparée, divers parallèles avaient été mis en évidence ; par ex. entre les Dioscures grecs et les Aśvin védiques, ou encore entre les Centaures grecs et les Gandharva védiques.

    Dans ce domaine, les travaux de Georges Dumézil ont cependant repré­senté un tournant. Le grand linguiste et comparatiste a croisé à de nombreuses reprises le cheval dans son enquête visant, par l'établissement de concordances indo-­européennes, à écrire “l’ultra-histoire” des civilisations romaine, indienne, iranienne, etc. Dans un essai de 1929 sur les Centaures [Le problème des Centaures, Geuthner], renié par la suite, Dumézil opérait, dans la tradition de James George Frazer et de son Rameau d'Or, divers rap­prochements non seulement entre les Centaures grecs et les Gandharva védiques, mais avec d'autres rites et mythes plus ou moins équestres ; Dumézil y voyait des masques-chevaux intervenant dans les fêtes de la fin de l'hiver, porteurs de prospérité (¤ Centaures).

    C'est en 1938 qu'il découvre l'axe majeur de ce qu'il appelle “l’idéologie” des Indo-Européens, à savoir une concep­tion du monde organisée en 3 fonc­tions : une première fonction exprimant la souveraineté dans sa double dimension juridique et magique, une deuxième fonc­tion de nature guerrière, une troisième fonction dispensatrice de prospérité (fécondité, richesse). Si dans un premier temps Dumézil privilégie les fonctions sociales, voire l'organisation sociale réelle, comme celle des classes sociales indiennes ou varna des brahmanes-prêtres, des ksa­triya-guerriers et des vaisya-éleveurs-­agriculteurs, il souligne à partir des années 1950 la dimension avant tout idéologique de cette tripartition et son caractère dyna­mique : non seulement la société humaine mais le cosmos tout entier ne peuvent vivre sans la coopération harmonieuse des 3 fonctions, avec la prééminence de la première sur la seconde et de la seconde sur la troisième.

    Après cette découverte, Dumézil voit dans le cheval essentiellement un symbole ou un attribut de la deuxième fonction. Il développe cette thèse à partir du rite romain archaïque du sacrifice du cheval d'octobre, en effet de nature guerrière (¤ October equus). S'appuyant dans une moindre mesure sur le sacrifice védique du cheval, il postule une « identité foncière [...] entre une structure indienne et une structu­re romaine » et considère que « cet accord n'a pas besoin d'être confirmé par le témoi­gnage d'autres peuples indo-européens ».

    Il est cependant possible de nuancer cette vision d'un cheval au symbolisme purement guerrier chez les Indo­-Européens.

    Parmi l'ensemble de leurs mythes et rites équestres, nombreux sont en effet ceux qui se rattachent à la première fonc­tion (¤ souveraineté). Le sacrifice védique du cheval, qui était d'abord un rite de confirmation du pouvoir royal, relève autant de la première, voire de la troisième fonction que de la fonction guerrière (aśvamedha). Relèvent aussi de la sphère juridico-religieuse le sacrifice iranien de chevaux au ¤ Soleil décrit par Xénophon, de même que le rite d'intronisation royal au moyen du hennissement du cheval évo­qué par Hérodote (¤ Darius).

    D'autres mythes ou rites équestres se rattachent à la troisième fonction. Dumézil avait lui-même souligné une dimension de génie de la fécondité chez les Centaures, dont il n'abordera plus le problème après son essai de jeunesse. Plus déterminant encore, le sacrifice du cheval pratiqué par les Scythes et les Germains était principalement un rite de fécondité, ce que Dumézil admettait dès 1954 pour les Scandinaves. Enfin, le rôle principal des jumeaux cavaliers Castor et Pollux comme “protecteurs”, en particulier des marins, des blessés et des femmes encein­tes (¤ Dioscures), et celui de leurs cousins les Aśvin, thaumaturges dispensateurs de santé et de jeunesse, relèvent à l'éviden­ce de la sphère de la fécondité.

    Ces diverses incursions du cheval dans la première et la troisième fonction peu­vent certes être interprétées comme des signes secondaires d'un excès de la force guerrière, qui s'empare naturellement du pouvoir et qui a pour mission de garantir et de protéger la prospérité. Mais il serait tout aussi cohérent d'y voir la manifesta­tion de la nature plurifonctionnelle du cheval dans l'univers indo-européen.

    En résumé, le rôle central du cheval dans la mythologie, les croyances et la pensée des Indo-Européens est un fait éta­bli. En revanche, l'apport exclusif ou déci­sif des Indo-Européens à la première domestication du cheval n'est que proba­ble, et la portée de leur contribution au développement ultérieur de la civilisation du cheval et du char de guerre de l'âge du bronze est discutée.

    ► Marc-André Wagner, Dictionnaire mythologique et historique du cheval, Rocher, 2006.

    • Ressouces bibliographiques :

    • David W Anthony, et Dorcas R. Brown, « Eneolithic horse exploitation in the eurasian steppes : diet, ritual and riding », Antiquity vol. 74, n° 283, mars 2000, pp. 75-86.
    • B. Hänsel, et S. Zimmer (éd.), Die Indogermanen und das Pferd (Actes du colloque de Berlin de 1992), Budapest, 1994.
    • Julius Pokorny, Indogermanisches etymologi­sches Wörterbuch, Munich, 1959.
    • Wilhelm Koppers, « Pferdeopfer und Pferdekult der Indogermanen », Wiener Beiträge zur Kulturgeschichte und Linguistik 4 (1936), pp. 279-411.

    http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/53

  • Annonce de conférence de Philippe Ploncard d’Assac

    Conférence de Philippe Ploncard d’Assac "Les crimes d’États du mondialisme ?"
    Paris, 5 octobre 2013, 15 heures, 78A rues de Sèvres, Métro Duroc (lignes 10 &13). PAF - 10 € ; Étudiants et chômeurs -
    5 €.

    Annonce de conférence de Philippe Ploncard d’Assac
  • Redécouvrez les contes de Grimm

        L’Allemagne célèbre cette année le 200ème anniversaire de la naissance de Jacob Grimm : juste hommage envers un homme dont l'oeuvre, indissociable de celle de son frère Wilhelm, a profondément marqué son temps. Car Jacob et Wilhelm Grimm n'ont pas seulement été les conteurs dont plusieurs générations d’enfants ont appris à connaître le nom. Jacob Grimm, qui, en novembre 1830, qualifiait le patriotisme de "sentiment divin" et qui, en 1846, participant à Francfort à un congrès de germanistes réunis sur le thèmeQu'est-ce qu'un peuple ?, disait : "Un peuple est la quintessence (Inbegriff) des hommes qui parlent la même langue", fut aussi, en même temps qu'un savant considéré aujourd'hui comme l'un des pères de la philologie moderne, l'un des auteurs du renouveau de la conscience nationale et populaire en Europe.
    Le 1er fils de Philipp Wilhelm Grimm et Dorothea Zimmer étant mort en bas âge, Jacob et Wilhelm Grimm furent les aînés des 8 enfants de la fratrie subsistante. La famille remonte à un Johannes Grimm, qui fut maître de poste à Hanau vers 1650. C'est dans cette ville que Jacob naît le 4 janvier 1785, 13 mois avant Wilhelm. On est alors à la frontière de 2 mondes. En France, les signes avant-coureurs de la Révolution se multiplient. Le Times est fondé à Londres. En Prusse, fonctionne la 1ère machine à vapeur ; le Grand Frédéric règne à Sanssouci.
    Juriste de son état, le père Grimm est nommé fonctionnaire à Steinau en 1791. La famille déménage avec lui pour s'installer dans la Hesse, région située à la frontière de la plaine du Nord et du fossé rhénan, qui fut occupée dès le VIIIe siècle par les Francs. Cinq ans plus tard, Philipp Wilhelm Grimm disparaît ; sa femme ne lui survivra que quelques années (le fils aîné se retrouvera chef de famille à 23 ans). Jacob et Wilhelm sont envoyés chez leur tante, à Kassel, où ils fréquentent le célèbre Lyceum Friedricianum.
    Au printemps de 1802, Jacob Grimm s'inscrit à l'université de Marburg pour y faire des études de droit. Agé de 17 ans, c'est alors un adolescent grave, mélancolique, au caractère réservé, qui passe déjà pour un travailleur opiniâtre. À Marburg, il se lie rapidement avec le juriste Friedrich Carl von Savigny, le fondateur de l'école du droit historique, et cette relation va exercer sur lui une empreinte déterminante. En 1803, tandis que Savigny lui fait connaître la littérature médiévale, il entre aussi en contact avec Clemens Brentano et lit avec enthousiasme les Minnelieder aus dem schwäbischen Zeitalter de Ludwig Tieck.
    En 1805, c'est l'expérience décisive. De février à septembre, Jacob Grimm accompagne Savigny à Paris - ville qu'il trouve bruyante et fort sale ! Par contre, à la Bibliothèque impériale, il découvre toute une série de manuscrits littéraires allemands du Moyen Age qui lui emplissent le cœur d'une singulière exaltation. À dater de ce jour, sa vocation est faite : il se consacrera à l'étude des monuments culturels du passé national. Tout l'y pousse, et d'abord la triste situation dans laquelle se trouve son pays.
    La Prusse, en effet, depuis la défaite de Valmy (1792), connaît des jours sombres. En 1805, Jacob Grimm s'afflige de voir "l’Allemagne enserrée en des liens indignes, le pays natal bouleversé et son nom même anéanti". L'année suivante, ce sera la catastrophe. Inquiet de la formation de la Confédération du Rhin, Frédéric-Guillaume III s'allie à la Russie. Las ! En quelques mois, la coalition s'effondre. Après les défaites d'Iéna et d'Auerstedt, les troupes napoléoniennes occupent Berlin. En 1807, au traité de Tilsit, la Prusse, dépossédée de la moitié de son territoire, se voit en outre condamnée à payer des indemnités de guerre considérables. Brême, en 18l0, deviendra sous l'occupation française le chef-lieu du département des Bouches-du-Weser ! L'identité allemande, dès lors, est menacée.
    Aussi bien, pour J. Grimm, l'étude de la littérature nationale n'est-elle pas qu’une simple démarche universitaire. C'est un acte de foi politique, qui participe d'une véritable réforme intellectuelle et morale. Celle-ci trouve son point d'appui dans la 1ère réaction romantique, centrée autour de l'école de Heidelberg qui, avec Arnim et Brentano, s'emploie notamment à définir les éléments constitutifs de la nationalité. "Ces écrivains, souligne Jacques Droz, ont admis qu'il ne pouvait pas y avoir de réveil du peuple si celui-ci ne prenait pas conscience qu'il recelait en son sein, s’il ne substituait pas à une culture réservée à une élite une culture véritablement populaire, si l’individu ne cherchait pas à se rattacher spirituellement à la nation tout entière" (Le romantisme politique en Allemagne, 1963, p. 23).
    À l'heure de l’éveil des nationalités, l'entreprise des frères Grimm vise donc à faire prendre conscience aux Allemands de la richesse du patrimoine culturel qui leur est commun et à leur montrer que ce patrimoine, qui représente "l’âme germanique" dans son essence, en même temps que la "conscience nationale courbée sous l'occupation", peut servir aussi de base à leur unité politique.
    Dans ses Souvenirs, Grimm raconte dans quel esprit il entreprit à Paris ces études auxquelles il allait consacrer toute sa vie : "Je remarquai d’abord que presque tous mes efforts ou bien étaient consacrés à l’étude de notre langue ancienne, de notre poésie ancienne, de notre droit ancien, ou bien s’y rapportaient directement. Certains peuvent avoir considéré ou considèrent encore que ces études sont sans aucun profit ; pour moi, elles me sont apparues de tout temps comme une tâche noble, sérieuse, qui se rapporte de façon précise et forte à notre patrie commune et fortifie l’amour qu’on lui porte" (Kleinere Schriften, Berlin, 1864, vol. I, p. 64).
    C’est dans la même intention qu'Achim von Arnim et C. Brentano collectent les vieilles poésies populaires. En septembre 1806, Arnim écrit à Brentano : "Celui qui oublie la détresse de la patrie sera oublié de Dieu en sa détresse". Quelques jours plus tard, à la veille de la bataille d'Iéna, il distribue aux soldats de Blücher des chants guerriers de sa composition. Parallèlement, il jette les bases de la théorie de l'État populaire (Volksstaat). Systématiquement, le groupe de Heidelberg s'emploie ainsi à mettre au jour les relations qui existent entre la culture populaire et les traditions historiques. Influencé par Schelling, Carl von Savigny oppose sa conception historique du droit aux tenants du jusnaturalisme [droit naturel]. Il affirme qu'aucune institution ne peut être imposée du dehors à une nation et que le droit civil est avant tout le produit d’une tradition spécifique mise en forme par la conscience populaire au cours de l'histoire. Le droit, dit-il, est comme la langue : "Il grandit avec le peuple, se développe et meurt avec lui lorsque celui-ci vient à perdre ses particularités profondes" (De la vocation de notre temps pour la législation et la science du droit).
    Avec les romantiques, J. Grimm proteste lui aussi contre le rationalisme des Lumières. Il exalte le peuple contre la culture des "élites". Il célèbre l'excellence des institutions du passé. Revenu à Kassel, où Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, s’installe en 1807 au Château de Wilhelmshöhe (construit au pied d'une colline dominant la ville par le prince-électeur Guillaume Ier), il occupe avec son frère diverses fonctions dans l'administration et à la bibliothèque. À partir de 1808, ils collaborent tous 2 à la Zeitung für Einsiedler, où l'on retrouve les signatures de Brentano, Arnim, Josef Görres, etc. En 1813, ils lanceront leur propre publication, les Altdeutsche Wälder.
    Le 1er livre de J. Grimm, Über den altdeutschen Meistergesang, paraît à Göttingen en 1811. Contestant les rapports établis habituellement entre la poésie raffinée du Moyen Age (Meistergesang) et le chant populaire (Minnegesang), l’auteur y défend l'idée que la "poésie naturelle" (Naturpoesie) est absolument supérieure à la "poésie artistique" (Kunstpoesie), tout comme la source jaillissante de l'âme populaire est supérieure aux œuvres des élites cultivées. La "poésie naturelle", disait déjà Herder, fait comprendre le sens de l'univers ; elle maintient vivant le lien entre l'homme et la nature. Étant l'expression même des croyances instinctives et des sentiments du peuple, elle apparaît dès que les hommes font advenir en eux à la présence ce qui les apparente au monde. La Kunstpoesie, au contraire, si belle qu'elle puisse être, est inévitablement affectée d’individualisme et d'artificialité. Au-delà de ses qualités mêmes, elle traduit une coupure "intellectuelle" qui est un germe de déclin (on retrouve ici l'idée que le raffinement équivaut déjà à une perte de puissance, à un début d'épuisement).
    Contrairement à Görres, J. Grimm va jusqu'à éliminer toute activité particulière ou individuelle dans la production poétique populaire ! Celle-ci, selon lui, se manifestespontanément, de façon divine au sens propre. La vérité légendaire ou mythique, d'essence divine elle aussi, s'oppose de la même façon à la vérité historique humaine. De façon plus générale, tout ce qui se perd dans la nuit des temps, tout ce qui relève de l'ancestralité originelle, est divin. Résumant ses idées sur ce point, J. Grimm déclare vouloir montrer qu'"une grande poésie épique a vécu et régné sur toute la surface de la terre, puis a peu à peu été oubliée et abandonnée par les hommes, ou plutôt, car elle n'a pas été abandonnée tout à fait, comment les hommes s'y alimentent encore". Il ajoute : "De même que le paradis a été perdu, le jardin de l'ancienne poésie nous a été fermé". Et plus loin : "Je ne regarde pas le merveilleux comme une rêverie, une illusion, un mensonge, mais bien comme une vérité parfaitement divine ; si nous nous rapprochons de lui, il ne s'évanouit nullement à la façon d'un brouillard, mais prend toujours un caractère plus sacré et nous contraint à la prière. (...) C'est pourquoi l'épopée n'est pas simplement une histoire humaine, comme celle que nous écrivons maintenant, mais contient aussi une histoire divine, une mythologie". Cette thèse quelque peu extrême ne convainc pas Arnim, pas plus que Schlegel ou Görres, et moins encore Brentano. Des discussions passionnées s'ensuivent...
    Dans les années qui suivent, les frères Grimm vont approfondir leur intuition en se penchant sur de grands textes littéraires. Ils travaillent d'abord sur la Chanson des Nibelungen, puis sur les chansons de geste, les vieux chants populaires écossais, les runes, l'Irminsul. Ils préparent aussi une nouvelle édition du Hildebrandslied et du Reinhard Fuchs, et s'attaquent à la traduction d'une partie de l'Edda. Wilhelm, de son côté, traduit les Altdänische Heldenlieder (Heidelberg, 1811), qu'il n'hésite pas à comparer aux poèmes homériques et qu'il oppose à la littérature des scaldes à la façon dont Jacob oppose Naturpoesie et Kunstpoesie. Les 2 frères, enfin, déploient une intense activité pour recueillir les contes populaires qui vont constituer la matière de leur ouvrage le plus fameux : les Contes de l’enfance et du foyer.
    Le 1er volume de ces Contes (Kinder- und Hausmärchen) est publié à Noël 1812 par la Realschulbuchhandlung de Berlin. Les frères Grimm l'ont dédié à leur "chère Bettina", épouse d'Arnim et sœur de Brentano (la fille de Bettina épousera par la suite le fils de Wilhelm Grimm). Le volume suivant paraîtra en 1815. Un 3ème volume, contenant les variantes et les commentaires, sortira en 1822 à l’instigation du seul Wilhelm Grimm. Dès sa parution, l'ouvrage connaît le plus vif succès. Goethe le recommande à Mme de Stein comme un livre propre à "rendre les enfants heureux". Schlegel, Savigny, Arnim s'en déclarent enchantés. Seul C. Brentano reste réservé.
    C'est en 1806, dès le retour de Jacob de Paris, que les 2 frères Grimm ont commencé leur collecte. La région dans laquelle ils vivent s'avérait d'ailleurs particulièrement propice à la réalisation de leur projet. Sur les chemins de la Hesse et de la Weser, dans le pays de Frau Holle, les "fées"  semblent avoir de tout temps trouvé refuge. Entre Hanau et Brême, Steinau et Fritzlar, Munden et Alsfeld, les légendes se sont cristallisées autour des forêts et des villages, des collines et des vallées. Aujourd'hui encore, dans les bois environnants, près des vieilles maisons à colombage, aux toits de tuile rouge et aux murs recouverts d'écailles de sapins, la trace des frères Grimm est partout (1).
    La plupart des contes réunis par Jacob et Wilhelm Grimm ont été recueillis auprès de gens du peuple : paysans, artisans, servantes. Deux femmes ont à cet égard joué un rôle essentiel. Il s'agit d'abord d'une paysanne de Niederzwehrn, près de Kassel, à laquelle Wilhelm Grimm donne le nom de "Frau Viehmännin" et dont le nom exact était Dorothea Viehmann (2). L'autre femme était Marie Hassenpflug (1788-1856), épouse d'un haut fonctionnaire hessois installé à Kassel ; on estime que les frères Grimm recueillirent une cinquantaine de contes par son intermédiaire. Ces 2 femmes étaient d'origine huguenote. Par sa mère, Marie Hassenpflug descendait d'une famille protestante originaire du Dauphiné. En 1685, la révocation de l'édit de Nantes conduisit en effet quelque 4 000 huguenots français à s'installer en Hesse, dont 2 000 dans la ville de Kassel.
    Cette ascendance huguenote des 2 principales "informatrices" des frères Grimm a conduit quelques auteurs modernes à gloser de façon insistante sur les "emprunts français" (Heinz Rölleke) auxquels les 2 frères auraient eu recours. Certains en ont conclu à "l'inauthenticité" des contes de Grimm, qui trouveraient leur véritable origine dans les récits littéraires de Charles Perrault ou de Marie-Catherine d'Aulnoy, beaucoup plus que dans l’authentique "tradition populaire" allemande. Cette thèse, poussée à l’extrême par l'Américain John M. Ellis (One Fairy Story, Too Many. The Brothers Grimm and Their Tales, Univ. of Chicago Press, 1983) qui va jusqu'à parler de "falsification" délibérée, est en fait inacceptable. Il suffit de lire lesContes de Grimm pour s'assurer que l'immense majorité de ceux-ci ne se retrouvent ni chez Perrault ni chez Mme d'Aulnoy. Les rares contes présents chez l'un et chez l'autre auteur (Hänsel et Gretel et le petit Poucet, Aschenputtel et Cendrillon, Dornröschen et la Belle au bois dormant, etc.) ne constituent d'ailleurs pas la preuve d'un "emprunt". Perrault ayant lui-même largement puisé dans le fonds populaire, il y a tout lieu de penser que les frères Grimm ont simplement recueilli une version parallèle d'un thème européen commun. Le fait, enfin, que certains contes de Grimm aient été directement recueillis en dialecte hessois ou bas-allemand et que, de surcroît, la majeure partie d'entre eux renvoient de toute évidence à un héritage religieux germanique, montre que les accusations de John M. Ellis sont parfaitement dénuées de fondement.
    En fait, pour les frères Grimm, le conte populaire fait partie de plein droit de laNationalpoesie. Au même titre que le mythe, l'épopée, le Volkslied (chant populaire), il est une "révélation de Dieu" surgie spontanément dans l'âme humaine. Évoquant les contes, dont il dit que "leur existence seule suffit à les défendre", Wilhelm Grimm écrit : "Une chose qui a, d'une façon si diverse et toujours renouvelée, charmé, instruit, ému les hommes, porte en soi sa raison d’être nécessaire et vient nécessairement de cette source éternelle où baigne toute vie. Ce n'est peut-être qu'une petite goutte de rosée retenue au creux d'une feuille, mais cette goutte étincelle des feux de la première aurore".
    En retranscrivant les contes populaires qu'ils entendent autour d'eux, les 2 frères restent donc rigoureusement fidèles à leur démarche originelle. Leur but est toujours de faire éclore à la conscience allemande les sources de son identité, de redonner vie à l'esprit populaire à l'œuvre dans ces récits que le monde rural s'est retransmis au fil des siècles. Leur démarche est par-là foncièrement différente de celle des auteurs français. Tandis que l'œuvre de ces derniers s'inscrit dans un contexte littéraire et "mondain", la leur entend plonger aux sources mêmes de "l'âme nationale". Elle est un geste de piété en même temps qu'un acte radicalement politique. Certes Jacob et Wilhelm Grimm ont le souci de remettre en forme les contes qu'ils recueillent mais c'est avant tout le respect qui commande leur approche. Mus par un parti pris de fidélité, ils ne s'intéressent ni aux formes littéraires ni au "moralités" qui enchantaient Perrault. Ils ne visent pas tant à amuser les enfants ou à distraire la cour d'un prince ou d'un roi qu'à recueillir à la source, de la façon la plus minutieuse qui soit, les traces encore existantes du patrimoine auquel ils entendent se rattacher. Bref, comme l'écrit Lilyane Mourey, ils entendent travailler "au nom de la patrie allemande" (3). Tonnelat, de même, insiste sur "les rapports qu'ils croyaient apercevoir entre le conte et l'ancienne légende épique des peuples germaniques. Rapports si étroits qu'on ne peut plus, lorsqu'on va au fond des choses, distinguer l'un de l'autre. Le conte n'est qu'une sorte de transcription des grands thèmes épiques en un monde familier tout proche de la simple vie du peuple" (Les frères Grimm. Leur oeuvre de jeunesse, A. Colin, 1912, pp. 214-215).
    L'étude des contes populaires (Märchenforschung), dont J. et W. Grimm ont ainsi été les précurseurs, a donné lieu depuis plus d'un siècle à des travaux aussi érudits que nombreux. La matière, par ailleurs, n'a cessé d’être plus étroitement cernée. En 1910, le folkloriste finlandais Antti Aarne a publié une classification des contes par thèmes et par sujets (The Types of the Folktale, Suomaleinen Tiedeakatemia, Helsinki, 1961) qui, affinée par Stith Thompson (The Folk Tale, Dryden Press, New York, 1946 ; Motif Index of Folk Litterature, 6 vol., Indiana Univ. Press, Bloomington, 1955), est aujourd'hui universellement utilisée. Elle ne rassemble pas moins de 40 000 motifs principaux. Pour le seul domaine d'expression française, on a dénombré plus de 10 000 contes différents (cf. Paul Delarue, Le conte populaire français. Catalogue raisonné des versions de France et des pays de langue française d'outre-mer, Maisonneuve et Larose, 1976), dont un grand nombre trouvent leur origine dans la matière de Bretagne.
    S’il est admis que le conte tel que nous le connaissons apparaît aux alentours du Xe siècle, époque à laquelle il semble prendre le relais du récit héroïque ou épique, se comprend mieux alors que l'étude des filiations, des modes de transmission et des variantes représente un énorme champ de travail. Pour Cendrillon, par ex., on n'a pas dénombré moins de 345 variantes ! Selon l'école finlandaise, la comparaison de ces variantes permet le plus souvent de reconstruire une forme primordiale" (à la façon dont la comparaison des langues européennes a permis aux philologues de "reconstruire" l'indo-européen commun), mais le bien-fondé de cette démarche est contesté par certains. Ainsi que l'avait pressenti J. Grimm, le problème de l'origine des contes renvoie en fait à celui de la formation de la pensée mythique. C'est dire qu'il est impossible de la situer avec précision. Diverses thèses ont néanmoins été avancées. Plusieurs auteurs (P. Saintyves, V.J. Propp, Sergius Golowin, A. Nitzschke) ont recherché cette origine dans de très anciens rituels. Plus généralement, la parenté des contes et des mythes religieux est admise par beaucoup mais les opinions diffèrent quant à savoir si les contes représentent des "résidus" des mythes ou, au contraire, s'ils les précédent. Tout récemment, le professeur August Nitzschke, de l’université de Stuttgart, a affirmé que l'origine de certains contes pourrait remonter jusqu'à la préhistoire de la période post-glaciaire. Après Paul Saintyves (Les contes de Perrault et les récits paralléles, Émile Nourry, 1923), d'autres chercheurs, not. C.W. voit Sydow et Justinus Kerner, ont essayé de démontrer l'existence, effectivement fort probable, d'un répertoire de base indo-européen.
    Dans la préface au 2nd volume de leur recueil, les frères Grimm déclarent, eux aussi, qu'il y a de bonnes raisons de penser que de nombreux contes populaires renvoient à l'ancienne religion germanique et, au-delà de celle-ci, à la mythologie commune des peuples indo-européens. Le 3ème volume propose à cet égard divers rapprochements qui, par la suite, ont été constamment repris et développés. Le thème de Cendrillon (Aschenputtel), par ex., est visiblement apparenté à l'histoire de Gudrun. L'histoire des 2 frères (conte 60) évoque la légende de Sigurd. La Belle au bois dormant (Dornröschen), dont le thème se trouve dès le XIVe siècle dans lePerceforest, est de toute évidence une version populaire de la délivrance de Brünhilde par Siegfried au terme d'une quête "labyrinthique", etc. D'autres contes renvoient probablement à des événements historiques. Il en va ainsi de Gnaste et ses 3 fils (conte 138), qui conserve apparemment le souvenir de la christianisation forcée du peuple saxon et se termine par cette apostrophe : "Bienheureux celui qui peut se soustraire à l'eau bénite !"
    N'a-t-on pas été jusqu'à voir dans l'histoire de Blanche-Neige (Schneewittchen) l'écho d'un vieux conflit entre le droit saxon et le droit romain, où les 7 nains auraient représenté les 7 anciennes provinces maritimes frisonnes ? Et dans l'exclusion de la 13ème fée dans la Belle au bois dormant un souvenir du passage, chez les anciens Germains, de l'année de 13 mois à celle de 12 (Philipp Stauff) ? Certaines de ces hypothèses sont aventurées. Mais derrière les "sages femmes" dont parlent les frères Grimm, il n'est pas difficile d'identifier d’anciennes "sorcières" (Hexe) persécutées (4), tout comme les 3 fileuses incarnent les 3 Nomes, divinités germaniques du destin (5).
    Bien d'autres interprétations ont été avancées, qui font appel à l'ethnologie et à la psychologie aussi bien qu'à l'histoire des religions ou à l'anthropologie : analyses formelles (Vladimir Propp), approches historiques ou structuralistes, recours à l'inconscient collectif du type jungien (Marie-Louise von Franz), études symboliques (Claudio Mutti), aspects thérapeutiques de l'école de Zurich (Verena Kast), exploitations parodiques (Iring Fetscher), etc.
    L'importance qu'ont les relations de parenté dans la plupart des contes populaires a aussi donné lieu, not. chez Bruno Bettelheim (Psychanalyse des contes de fées, Laffont, 1979) et Erich Fromm (Le langage oublié, Payot, 1980), à des interprétations psychanalytiques. Pour Bettelheim, les contes ont essentiellement pour but de permettre aux enfants de se libérer sans dommage de leurs craintes inconscientes : l’heureux dénouement du récit permet au moi de s'affirmer par rapport à la libido. En fait, comme le montre Pierre Péju (La petite fille dans la forêt des contes, Laffont, 1981), cette interprétation n'est acquise qu'au prix d'une réduction qui transforme le conte en "roman familial" par le biais de la "moulinette psychanalytique". Elle laisse "l'histoire" des contes entièrement de côté, avec tous ses arrière-plans mythiques et ses variantes les plus significatives. Bettelheim, finalement, ne s'intéresse pas aux contes en tant que tels ; il n'y voit qu'un mode opératoire à mettre au service d'une théorie préformée sur la personnalité psychique - ce qui ne l'a d'ailleurs pas empêché d'exercer une profonde influence(6).
    Pour Bettelheim, le conte aide l'enfant à devenir adulte. Pour Jacob Grimm, il aiderait plutôt les adultes, en les remettant au contact de l'originel, à redevenir des enfants. Ce n'est en effet qu'à une date relativement récente que les contes ont constitué un genre littéraire "pour les enfants". Le recueil des frères Grimm évoque d'ailleurs dans son titre aussi bien l'enfance que le foyer : si les enfants entendent les contes dans le cercle de famille, ils n'en sont pas pour autant les destinataires privilégiés. Dans une lettre à L.J. Arnim, Jacob Grimm écrit : "Ce n'est pas du tout pour les enfants que j'ai écrit mes contes. Je n'y aurais pas travaillé avec autant de plaisir si je n'avais pas eu la conviction qu'ils puissent avoir de l'importance pour la poésie, la mythologie et l'histoire, aussi bien à mes yeux qu'à ceux de personnes plus âgées et plus sérieuses".
    Produit d'un fond culturel retransmis par voie orale pendant des siècles, sinon des millénaires, le conte populaire est en fait, comme disent les linguistes, un modèle fort qui va bien au-delà du simple divertissement. Les lois du genre en font le véhicule et le témoin privilégié d'un certain nombre de types et de valeurs, grâce auxquels l'auditeur peut à la fois s'appréhender comme l’héritier d'une culture particulière et s'orienter par rapport à son environnement.
    C'est par son caractère intemporel, anhistorique, que le conte s'apparente au mythe. Tandis que le récit biblique dit : in illo tempore, "en ce temps-là" (un temps précis), le conte affirme : "il était une fois", formule qui extrait la temporalité de tout contexte linéaire ou finalisé. Avec ces mots, le conte évoque un "jadis" qui équivaut à un "nulle part" aussi bien qu'à un "toujours".
    "Comme toute utopie, écrit Marthe Robert, le conte nie systématiquement les données immédiates de l'expérience dont le temps et l'espace sont les 1ers fondements mais cette négation n'est pas son véritable but ; il ne s'en sert que pour affirmer un autre temps et un autre espace, dont il révèle, par toutes ses formules, qu'ils sont en réalité un ailleurs et un avant" (Un modèle romanesque : le conte de Grimm in Preuves, juillet 1966, 25). Dans le conte, l'état civil, l'histoire et la géographie sont abolis délibérément. Les situations découlent exclusivement de relations mettant en jeu des personnages-types : le roi, le héros, la fileuse, la marâtre, la fée, le lutin, l'artisan, etc., qui sont autant de figures familières, valables à tout moment. Plus encore que le passé, c'est l'immémorial, et par-là l'éternel, que le conte fait surgir dans le présent pour y faire jaillir la source d'un avenir rénové par l'imaginaire et par la nostalgie : témoignage fondateur, qui implique que "l'antérieur" ne soit jamais clairement situé. Le conte, en d'autres termes, ne se réfère au "passé" que pour inspirer "l'avenir". Il est une métaphore destinée à inspirer tout présent. L'apparente récréation ouvre la voie d'une re-création. Loin que son caractère "merveilleux" l’éloigne de la réalité, c'est par-là au contraire que le contenu du conte est rendu compatible avec toute réalité. Pour Novalis, les contes populaires reflètent la vision supérieure d'un "âge d'or" évanoui. Cet "âge d'or", du fait même qu'il se donne comme émanant d'un temps situé au-delà du temps, peut en réalité s'actualiser aussi à chaque instant. Lorsqu'ils évoquent l'enfance, Jacob et Wilhelm Grimm n'ont pas tant à l'esprit l'âge de leurs jeunes lecteurs que cette "enfance de l'humanité" vers laquelle ils se tournent pour en extraire la source d'un nouveau commencement qui, après des siècles d’histoire "artificielle", renouerait avec l’innocence de la création spontanée.
    Le conte, par ailleurs, témoigne de la parenté de tout ce qui compose le monde. Il est par-là à l'opposé de tout le dualisme propre aux religions révélées. Les frères Grimm remarquent eux-mêmes que dans les contes populaires, la nature est toujours "animée". "Le soleil, la lune et les étoiles fréquentent les hommes, leur font des cadeaux, écrit Wilhelm Grimm. (...) Les oiseaux, les plantes, les pierres parlent, savent exprimer leur compassion ; le sang lui-même crie et parle, et c'est ainsi que cette poésie exerce déjà des droits que la poésie ultérieure ne cherche à mettre en œuvre que dans les métaphores". Dans la dimension mythique qui est propre au conte, toutes les frontières nées de la dissociation inaugurale s'effacent. Le héros comprend le langage des oiseaux les bêtes communiquent avec les humains : la nature porte présage. Toutes les dimensions de visible et d'invisible se confondent, comme au temps où les dieux et les hommes vivaient ensemble dans une présence amicale. Sorte d'épopée familière liée à la "poésie naturelle", le conte traduit ici un paganisme implicite, que les frères Grimm ne se soucient pas de cerner en tant que tel, mais qu'ils fondent, toutes croyances confondues, dans l'exaltation du Divin.
    On comprend mieux, dès lors, que le conte populaire n'ait cessé, à l'époque moderne, de faire l'objet des critiques les plus vives. Au XVIIIe siècle, les pédagogues des Lumières y voyaient déjà un ramassis de superstitions détestables. Par la suite, les libéraux en ont dénoncé le caractère "irrationnel" aussi bien que la violence "subversive" tandis que les socialistes y voyaient des "histoires à dormir debout" propres à désamorcer les nécessaires révoltes, en détournant les enfants des travailleurs des réalités sociales. Plus récemment, les contes ont été considérés comme "traumatisants" ou ont été attaqués pour des raisons moralo-pédagogiques ridicules (7).
    Si, au XIXe siècle, le conte devient progressivement un outil pédagogique bourgeois, coupé du milieu populaire, et dont le contenu est réorienté dans un sens moralisateur censé servir de "leçon" aux enfants, son rôle n'en reste pas moins profondément ambigu. Certains auteurs ont observé que la vogue des contes est d'autant plus grande que l'état social est perçu comme menacé. Le merveilleux, porteur d'un ailleurs absolu, joue alors un rôle de compensation, en même temps qu'il constitue une sorte de recours. Les auteurs marxistes ont beau jeu de dénoncer la montée de "l'irrationnel" dans les périodes de crise ; le conte, fondamentalement duplice, va en fait bien au-delà. Loin d’être purement régressive, la "nostalgie" peut être aussi la source d'un élan. Les frères Grimm, on l'a vu, en collectant la matière de leurs Contes, voulaient d'abord lutter contre l'état d'abaissement dans lequel se trouvait leur pays. La vogue actuelle du merveilleux, désormais relayée par le cinéma et la bande dessinée, est peut-être à situer dans une perspective voisine. Que l'on pense au succès, outre-Rhin, de L'Histoire sans finde Michael Ende...
    Les contes, finalement, sont beaucoup plus utiles à l'humanité que les vitamines aux enfants ! Pièces maîtresses de cette "nourriture psychique" indispensable à l'imaginaire symbolique dans lequel se déploie l'âme des peuples, ils renaissent tout naturellement lorsque l'on a besoin d'eux. Par-là, ils révèlent toute la complexité de leur nature. Modèles profonds, sources d'inspiration, ils s'adressent à tout moment à des hommes "au cœur préparé". Car, comme le constate Mircea Eliade, si le conte, trop souvent, "constitue un amusement ou une évasion, c'est uniquement pour la conscience banalisée et notamment pour la conscience de l'homme moderne ; dans la psyché profonde, les scénarios initiatiques conservent toute leur gravité et continuent à transmettre leur message, à opérer des mutations" (Aspects du mythe, Gal., 1963).
    En 1816-1818, Jacob et Wilhelm Grimm (qui travaillent tous 2 désormais à la bibliothèque de Kassel) publient les Deutsche Sagen. Ce recueil de légendes a été composé selon le même principe que les Contes de l'enfance et du foyer. Une fois de plus, la légende, assimilée à la "poésie naturelle", est opposée à l'histoire. Sur son exemplaire personnel, Wilhelm Grimm écrit ce vers d’Homère : "Je ne sais rien de plus doux que de reconnaître sa patrie" (Odyssée IX, 28). À cette date, la Prusse a précisément recouvré sa liberté. Le 18 juin 1815, la bataille de Waterloo a sonné le glas des espérances napoléoniennes en Europe. Jacob Grimm, en 1814-1815, a lui-même été Legationsrat au Congrès de Vienne. Les Deutsche Sagen sont accueillies avec faveur par Goethe, qui saisit cette occasion pour attirer sur leurs auteurs l'attention des dirigeants de Berlin.
    À partir de 1820-1825, les frères Grimm consacrent chacun la majeure partie de leur temps à des œuvres personnelles. Après les Irische Elfenmärchen (Leipzig, 1826), seul le Deutsches Wörterbuch sera publié sous leur double-signature. Leur champ d'études reste néanmoins le même. Wilhelm continue à travailler sur la légende héroïque médiévale (Die deutsche Heldensage, 1829), la Chanson de Roland, l'épopée danoise, etc. En 1821, se penchant sur la question de l'origine des runes (Über deutsche Runen), il affirme que l'ancienne écriture germanique découle d'un alphabet européen primitif, au même titre que les écritures grecque et latine, et ne résulte donc pas d'un emprunt. La thèse sera très contestée. Par contre, Wilhelm Grimm ne se trompe pas quand il déclare que les Germains continentaux ont dû connaître l'usage des runes au même titre que les Scandinaves et les Anglo-Saxons : l'archéologie lui a depuis donné raison.
    Jacob, lui, se plonge dans un énorme travail de philologie et d'étude de la religion germanique. Les livres qu'il publie se succèdent rapidement. À côté de monuments comme la Deutsche Grammatik, la Deutsche Mythologie, la Geschichte der deutschen Sprache, on trouve des essais sur Tacite, la poésie latine des Xe et Xle siècles, l'histoire de la rime poétique, et quantité de textes et d'articles qui seront réunis dans les 8 volumes des Kleinere Schriften, publiés à Berlin à partir de 1864.
    Le 1er volume de la Deutsche Grammatik paraît en 1819. Dans cet ouvrage dédié a Savigny, Jacob Grimm s'efforce de jeter les bases historiques de la grammaire allemande en transposant dans l'étude des formes linguistiques les principes appliqués par Savigny à l'étude du droit. Les règles qu'il énonce en philologie comparée le haussent d'emblée au niveau de Wilhelm von Humboldt, Franz Bopp, Rask, etc. "Aucun peuple sur terre, écrit-il dans la préface, n'a pour sa langue une histoire comparable à celle des Allemands". S'appuyant sur la longue durée, il démontre la "supériorité" des formes linguistiques anciennes. La perfection d'une déclinaison, assure-t-il, est fonction du nombre de ses flexions - c'est pourquoi l'anglais et le danois doivent être regardés comme des langues particulièrement pauvres...
    À peine ce 1er volume a-t-il paru que Jacob procède à sa refonte. La nouvelle version sort en 1822 (les 3 volumes suivants seront publiés entre 1826 et 1837). Tenant compte des travaux récents qui commencent à se multiplier sur les langues indo-européennes, Jacob Grimm énonce, en matière de phonétique, une loi restée célèbre sur la façon dont les lettres de même classe tendent à se substituer les unes aux autres, ce qui lui permet de restituer les mutations consonantiques avec une grande rigueur. De l'avis général, c'est de la publication de ce texte que datent les débuts de la germanistique moderne.
    Peu après, dans les Deutsche Rechtsaltertümer (Göttingen, 1828), Jacob Grimm défend, dans l'esprit des travaux de Savigny, l'identité "naturelle" du droit et de la poésie. Étudiant les textes juridiques anciens, il s'applique à démontrer la précellence du droit germanique sur le droit romain, de la tradition orale sur la tradition écrite, du droit coutumier sur celui des "élites". Les institutions juridiques les plus durables, dit-il, sont-elles aussi d'origine "divine" et spontanée (selbstgewachsen). Il n'existe pas plus de créateurs de lois que d'auteurs d'épopées : le peuple seul en est la source.
    En 1835, ce sont les 2 gros volumes de la Deutsche Mythologie (rééditée en 1968 par l'Akademische Verlagsanstalt de Graz). Là encore, pour son temps, Jacob Grimm fait œuvre d'érudition au plus haut degré. Parallèlement, il réaffirme son credo : comme le langage, comme la poésie populaire, les mythes sont d'origine divine ; les peuples sont des incarnations de Dieu. Son frère Wilhelm le proclame en ces termes : "La mythologie est quelque chose d'organique, que la puissance de Dieu a créé et qui est fondé en lui. Il n'y a pas d'homme dont l'art parvienne à la construire et à l'inventer ; l'homme ne peut que la connaître et la sentir".
    À leur grand déchirement, les 2 frères ont dû en 1829 abandonner Kassel pour Göttingen. Ils y professent de 1830 à 1837, date à laquelle ils sont brutalement destitués pour avoir protesté avec 5 de leurs collègues contre une violation de constitution dont le roi de Hanovre s'est rendu coupable ; c'est l'affaire des "Sept de Göttingen" (Göttingen Sieben). Ils reviennent alors à Kassel, où ils consacrent l'essentiel de leur temps à leurs travaux. Wilhelm publie son Ruolandes liet (1838) et son Wernher von Niederrhein (1839). Jacob fait paraître son histoire de la langue allemande (Geschichte der deutsche Sprache, 2 vol., 1848). Après quoi, avec son frère, il se plonge dans la rédaction d'un monumental dictionnaire en 33 volumes (Deutsches Wörterbuch), qui commencera à paraître à Leipzig en 1854. L'ouvrage, équivalent du Littré pour les Français, fait encore aujourd'hui autorité.
    Les frères Grimm sont alors au sommet de leur carrière. En 1840, le roi Frédéric-Guillaume IV leur propose une chaire à l'université de Berlin et les nomme membres de l'Académie des sciences. Couverts d'honneurs, ils n'occupent toutefois leur chaire que pendant quelques années, afin de pouvoir retourner à leurs études d'histoire littéraire et de philologie. Après la révolution de mars 1848, Jacob siège au Parlement de Francfort. Durant cette période finale, il mobilise toute son énergie pour la rédaction de son dictionnaire. Wilhelm meurt le 16 décembre 1859. Son frère s'éteint 4 ans plus tard, le 20 septembre 1863.
    Jacob et Wilhelm ont vécu et travaillé ensemble de leur naissance jusqu'à leur mort, sans jamais abandonner leur but : la résurrection du passé national allemand. Objectif qu'ils servirent avec un savoir et un désintéressement que tous leurs contemporains leur ont reconnu. Des 2 frères, Jacob était sans doute à la fois le plus doué, le plus savant et le plus conscient de la mission à laquelle il s'était voué. Wilhelm, d'un naturel moins "ascétique", était à la fois plus artiste et plus sociable. Tonnelat écrit : "En Jacob il y a du héros. Wilhelm fut assurément très inférieur à son frère ; mais peut-être son infériorité fut-elle la rançon de son bonheur". Telle qu'elle nous est parvenue, leur œuvre a ceci de remarquable qu'elle associe une force de conviction peu commune, touchant parfois au mysticisme, avec une méticulosité et une rigueur scientifique remarquables. Les frères Grimm comptent assurément parmi les grands savants du siècle dernier. Mais en même temps, ils n’abandonnèrent jamais l'idée qu'une nation n'est grande que lorsqu'elle conserve présente à elle-même la source toujours jaillissante de l'âme populaire, et que celle-ci, au fur et à mesure qu'elle perd sa pureté originelle, s'éloigne aussi de Dieu. "Jusqu'à leur mort, écrit Tonnelat, ils ont conservé leur foi romantique dans la sainteté et la supériorité des âges anciens". Attitude que les temps actuels semblent discréditer, mais qui apparaît pourtant fort logique dès lors que l'on comprend que le "passé" et "l'avenir" ne sont jamais que des dimensions du présent - qu'ils ne sont vivables que dans le présent -, en sorte que ce qui fut "une fois" peut être appelé aussi à revenir toujours.
    Notes :
      1   À Steinau, on visite la maison où ils vécurent, et un petit musée évoque leur existence.
      2  Un portrait de Dorothea Viehmann, dû à un autre frère Grimm, Ludwig Emil, figure comme frontispice à la 2nde édition des Contes, publiée en 1819-1822 (qui est aussi la 1ère édition illustrée).
      3  On ne saurait dire si ce nationalisme des frères Grimm explique que, début janvier 1985, le Board of Deputies, organisme représentatif de la communauté juive de Grande-Bretagne, se soit donné le ridicule de demander la saisie pour "antisémitisme" d'une édition des Contes de Grimm non expurgée du conte intituléLe Juif dans les épines (Der Jude im Dorn, conte 110, p. 638-643 de l'édition Flammarion).
     4   Dans sa Deutsche Mythologie (1835, p. 586), Jacob Grimm signale lui-même que le mot allemand Hexe (sorcière) correspond à un ancien Hagalfrau (femme sage, avisée) (vieil-ht.all. hagazussa, moyen-ht.all. hexse). Ce terme renvoie au norroishgr qui a le même sens que le latin sagus (sage, avisé). Le mot anglais witch(sorcière) est de même à rapprocher de wise (sage).
      5  À noter aussi que l'étymologie la plus probable pour le mot fée renvoie au latinfata, ancien nom des Parques (cf. L. Harf-Lancner, Les fées au Moyen Age. Morgane et Mélusine, la naissance des fées, Honoré Champion,, 1984).
     6   Signalons, pour ne citer qu'un exemple, que le réalisateur du film L'Empire contre-attaque (2nd volet de La guerre des étoiles), Irvin Kershner, a explicitement déclaré s’être inspiré des thèses de Bettelheim pour la mise au point de son scénario.
      7  "Après les crématoires d'Auschwitz, est-il encore possible de raconter comment Hänsel et Gretel poussent la sorcière dans le feu pour la brûler ?" demande très sérieusement Manfred Jahnke dans la Stuttgarter Zeitung du 29 août 1984.
    http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/45